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Mémoires du sergent Bourgogne

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Il était neuf heures du matin lorsque nous nous mîmes en route. C'était le 24 novembre. Toute la famille polonaise resta longtemps sur le point le plus élevé, nous suivant des yeux et nous faisant des signes d'adieu avec leurs mains.

Notre guide marchait devant, tenant notre cheval par la bride. Picart parlait seul, s'arrêtant quelquefois, faisant le maniement d'armes. Tout à coup, je ne l'entends plus marcher. Je me retourne, je le vois immobile et au port d'armes, marchant au pas ordinaire, comme à la parade. Ensuite il se met à crier d'une voix de tonnerre: «Vive l'Empereur!» Aussitôt je m'approche de lui, je le prends vivement par le bras, en lui disant: «Eh bien, Picart, qu'avez-vous donc?» Je craignais qu'il ne fût devenu fou: «Quoi? me répondit-il comme un homme qui se réveille, ne passons-nous pas la revue de l'Empereur?» Je fus saisi en l'entendant parler de la sorte. Je lui répondis que ce n'était pas aujourd'hui, mais demain, et, le prenant par le bras, je lui fis allonger le pas, afin de rattraper le juif. Je vis de grosses larmes couler le long de ses joues: «Eh quoi! lui dis-je, un vieux soldat qui pleure!—Laissez-moi pleurer, me dit-il, cela me fait du bien! Je suis triste, et si, demain, je ne suis pas au régiment, c'est fini!—Soyez tranquille, nous y serons aujourd'hui, j'espère, ou demain matin au plus tard. Comment, mon vieux, voilà que vous vous affectez comme une femme!—C'est vrai, me répondit-il, je ne sais pas comment cela est venu. Je dormais ou je rêvais, mais cela va mieux.—À la bonne heure, mon vieux! Ce n'est rien. La même chose m'est arrivée plusieurs fois, et le soir même que je vous ai rencontré. Mais j'ai le coeur plein d'espérance depuis que je suis avec vous!»

Tout en causant, je voyais mon guide qui s'arrêtait souvent comme pour écouter.

Tout à coup, je vois Picart se jeter de tout son long dans la neige, et nous commander d'une voix brusque: «Silence!» «Pour le coup, dis-je en moi-même, c'est fini! Mon vieux camarade est fou! Que vais-je devenir?» Je le regardais, saisi d'étonnement; il se lève et se met à crier, mais d'une voix moins forte que la première fois: «Vive l'Empereur! Le canon! Écoutez! Nous sommes sauvés!—Comment? lui dis-je.—Oui, continua-t-il, écoutez!» Effectivement, le bruit du canon se faisait entendre: «Ah! je respire, dit-il, l'Empereur n'est pas prisonnier, comme le coquin d'émigré le disait hier. N'est-il pas vrai, mon pays? Cela m'avait tellement brouillé la cervelle, que j'en serais mort de rage et de chagrin. Mais, à présent, marchons dans cette direction: c'est un guide certain.» L'enfant d'Israël nous assurait que c'était dans la direction de la Bérézina que l'on entendait le canon. Enfin mon vieux compagnon était tellement content qu'il se mit à chanter:

Air du Curé de Pomponne.

  Les Autrichiens disaient tout bas:
  Les Français vont vite en besogne,
  Prenons, tandis qu'ils n'y sont pas,
  L'Alsace et la Bourgogne.
  Ah! tu t'en souviendras, la-ri-ra,
  Du départ de Boulogne (bis).[46]

[Note 46: Cette chanson avait été faite en partant du camp de Boulogne en 1805, pour aller en Autriche, pour la bataille d'Austerlitz. (Note de l'auteur.)]

Une demi-heure après, notre marche devint tellement embarrassante, qu'il était impossible de voyager plus longtemps. Notre guide croyait s'être trompé. C'est pourquoi, rencontrant un espace assez élevé pour y marcher plus à l'aise, nous n'hésitâmes pas un instant à nous y jeter, espérant y rencontrer un chemin où nous puissions marcher avec plus de facilité. Nous entendions toujours le bruit du canon, mais plus distinctement, depuis que nous avions pris cette nouvelle direction; il pouvait être alors midi. Tout à coup, le canon cessa de se faire entendre, le vent recommença et la neige le suivit de près, mais en si grande quantité que nous ne pouvions plus nous voir, de sorte que le pauvre enfant d'Israël finit par renoncer à conduire le cheval. Nous lui conseillâmes de monter dessus. C'est ce qu'il fit. Je commençais à être extrêmement fatigué et inquiet. Je ne disais rien, mais Picart jurait comme un enragé après le canon qu'il n'entendait plus, et après le vent, disait-il, qui en était la cause. Nous arrivâmes de la sorte dans un endroit où nous ne pouvions plus avancer, tant les arbres étaient serrés les uns contre les autres. À chaque instant, nous étions arrêtés par d'autres obstacles, nous allions mesurer la terre de tout notre long et nous enterrer dans la neige. Enfin, après une marche pénible, nous eûmes le chagrin de nous retrouver au point où nous étions partis, une heure avant.

Voyant cela, nous arrêtâmes un instant; nous bûmes un coup de mauvais genièvre que le juif nous avait donné, ensuite nous délibérâmes. Il fut décidé que nous irions joindre la grand'route. Je demandai à notre guide si, dans le cas où nous ne pourrions pas gagner la route, il pourrait nous reconduire où nous avions couché. Il m'assura que oui, mais qu'il faudrait faire des remarques où nous passions. Picart se chargea de cela en coupant, de distance en distance, des jeunes arbres, bouleaux ou sapins, que nous laissions derrière nous.

Nous pouvions avoir fait une demi-lieue, dans ce nouveau chemin, lorsque nous rencontrâmes une cabane. Il était presque temps, car les forces commençaient à me manquer. Il fut décidé que nous y ferions une halte d'une demi-heure pour y faire manger le cheval, ainsi que nous. Le bonheur voulut qu'en y entrant, nous trouvâmes beaucoup de bois sec à brûler, deux bancs formés de deux grosses pièces de bois brut et trois peaux de mouton, qu'il fut décidé que l'on emporterait pour nous en servir si nous étions obligés de passer la nuit dans la forêt.

Nous nous chauffâmes en mangeant un morceau de viande de cheval. Notre guide n'en voulut pas toucher, mais il tira de dessous sa capote de peau de mouton une mauvaise galette de farine d'orge, avec autant de paille, que nous nous empressâmes de partager avec lui. Il nous jura par Abraham qu'il n'avait que cela et quelques noix. Nous en fîmes quatre parts. Il en eut deux, et nous chacun une. Nous bûmes chacun un petit verre de mauvais genièvre. Je lui en présentai un qu'il refusa, et cela pour ne pas boire dans le même vase que nous. Mais il nous avança le creux de sa main, et nous lui en versâmes, qu'il avala.

Il nous dit alors que, pour arriver à une autre cabane, il fallait encore une bonne heure de marche. Aussi, dans la crainte que la nuit ne vienne nous surprendre, nous résolûmes de nous remettre en route. C'est ce que nous fîmes avec une peine incroyable, tant le chemin était devenu étroit, ou plutôt l'on aurait dit qu'il n'y en avait plus. Cependant Samuel, notre guide, qui avait vraiment du courage, nous rassura en nous disant que, bientôt, nous le retrouverions plus large.

Pour comble de malheur, la neige recommença à tomber avec tant de force, que nous ne sûmes plus où nous diriger. Cet état de choses dura jusqu'au moment où notre guide se mit à pleurer, en nous disant qu'il ne savait plus où nous étions.

Nous voulûmes retourner sur nos pas, mais ce fut bien pis, à cause de la neige qui nous tombait en pleine figure; nous n'eûmes rien de mieux à faire que de nous mettre contre un massif de gros sapins, en attendant qu'il plût à Dieu de faire cesser le mauvais temps. Cela dura encore plus d'une demi-heure. Nous commencions à être transis de froid. Picart jurait par moments; quelquefois il fredonnait:

  Ah! tu t'en souviendras, la-ri-ra,
  Du départ de Boulogne!

Le juif ne faisait que répéter: «Mon Dieu! mon Dieu!» Tant qu'à moi, je ne disais rien, mais je faisais des réflexions bien sinistres. Sans ma peau d'ours et le bonnet du rabbin que je portais sous mon schako, je pense que j'aurais succombé de froid.

Lorsque le temps fut devenu meilleur, nous cherchâmes à nous orienter de nouveau, mais à la tempête avait succédé un grand calme, de manière à ne plus savoir distinguer le nord avec le midi. Nous étions tout à fait désorientés. Nous marchions toujours au hasard, et je m'apercevais que nous tournions toujours sur nous-mêmes, revenant continuellement à la même place.

Picart continuait à jurer, mais c'était contre le juif.

Cependant, après avoir marché encore quelque temps, nous nous trouvâmes dans un espace d'environ quatre cents mètres de circonférence, qui nous donna l'espoir de trouver un chemin. Mais, après en avoir fait plusieurs fois le tour, nous ne découvrîmes rien. Nous nous regardions, car chacun de nous attendait un avis de son camarade. Tout à coup, je vis mon vieux grognard poser son fusil contre un arbre, et, regardant de tous côtés comme s'il cherchait quelque chose, tirer son sabre du fourreau. À peine avait-il fait ce mouvement, que le pauvre juif, croyant que c'était pour le tuer, se mit à jeter des cris épouvantables et à abandonner le cheval pour fuir. Mais, les forces lui manquant, il tomba a genoux d'un air suppliant, pour implorer la miséricorde de Dieu et de celui qui ne lui voulait pas de mal, car Picart n'avait tiré son sabre que pour couper un bouleau gros comme mon bras et le consulter sur la direction que nous avions à prendre. Il coupa l'arbre par le milieu et, ayant examiné la partie qui restait attachée au sol, me dit d'un grand sang-froid: «Voilà la direction que nous devons prendre! L'écorce de l'arbre, de ce côté, qui est celui du nord, est un peu rousse et gâtée, tandis que, de l'autre côté, qui est celui du midi, elle est blanche et bien conservée. Marchons au midi!»

Nous n'avions plus de temps à perdre, car notre plus grande crainte était que la nuit nous surprît. Nous cherchâmes à nous frayer un chemin, ayant toujours soin de ne pas perdre de vue la direction de notre point de départ.

Dans ce moment, le juif, qui marchait derrière nous, jeta un cri. Nous le vîmes étendu de son long. Il était tombé en tirant le cheval qu'il voulait faire passer entre deux arbres trop serrés l'un contre l'autre, de manière que le pauvre cognia ne savait plus ni avancer, ni reculer. Nous fûmes obligés de débarrasser et l'homme et le cheval, dont la charge ainsi que le harnachement étaient tombés sur les jambes de derrière.

J'enrageais aussi de voir que nous perdions un temps aussi précieux; j'aurais volontiers abandonné le cheval, et il aurait fallu en venir là si, au bout d'une demi-heure d'efforts, nous ne fussions tombés dans un chemin assez large, que le juif reconnut pour être la continuation de celui dont nous avions perdu la direction; pour preuve, il nous montra plusieurs gros arbres qu'il reconnaissait, parce qu'ils contenaient des ruches qu'il nous fit voir et qui, malheureusement, étaient perchées trop haut pour notre bec.[47]

[Note 47: En Pologne, en Lithuanie, et dans une partie de la Russie, on choisit, dans les forêts, les arbres les plus gros et à une hauteur de dix à douze pieds, l'on creuse dans le corps de l'arbre un trou de la profondeur d'un pied, sur autant de largeur et trois de hauteur, et c'est là que les mouches déposent leur miel, que souvent les ours, qui sont très friands et en grande quantité dans ces forêts, vont souvent dénicher. Aussi c'est souvent un piège pour les prendre. (Note de l'auteur.)]

Picart, ayant regardé à sa montre, vit qu'il était près de quatre heures. Nous n'avions pas de temps à perdre. Nous nous trouvâmes en face d'un lac gelé que notre guide reconnut. Nous le traversâmes sans difficulté, et, tournant un peu à gauche, nous reprîmes notre chemin.

À peine y étions-nous entrés, que nous vîmes venir à nous quatre individus qui s'arrêtèrent en nous voyant. De notre côté, nous nous mîmes en mesure de nous défendre. Mais nous vîmes qu'ils avaient plus peur que nous, car ils se consultaient afin de voir s'ils devaient avancer ou reculer en se jetant dans le bois. Ils vinrent à nous en nous souhaitant le bonjour. C'étaient quatre juifs que notre guide connaissait. Ils venaient d'un village situé sur la grand'route. Ce village étant occupé par l'armée française, il leur était impossible d'y rester sans mourir de faim et de froid, car, pour des vivres, il n'y en avait plus, et il ne restait pas une maison pour se mettre à l'abri, pas même pour l'Empereur. Nous apprîmes avec plaisir que nous n'étions plus qu'à deux lieues de l'armée française, mais que nous ferions bien de ne pas aller plus loin aujourd'hui, parce que nous pourrions nous tromper de chemin. Ils nous conseillaient de passer la nuit dans la première baraque, qui n'était plus bien loin. Ils nous quittèrent en nous souhaitant le bonsoir. Nous continuâmes à marcher, et l'on n'y voyait déjà plus, lorsque, heureusement, nous arrivâmes à l'endroit où nous devions passer la nuit.

Nous y trouvâmes de la paille et du bois en quantité. Nous allumâmes de suite un bon feu au poêle en terre qui s'y trouvait, et, comme il aurait fallu trop de temps pour faire la soupe, nous nous contentâmes d'un morceau de viande rôtie, et, pour notre sûreté, nous résolûmes de veiller chacun notre tour, toutes les deux heures, avec nos armes chargées à côté de nous.

Je ne saurais dire combien il y avait de temps que je dormais, lorsque je fus réveillé par le bruit que faisait le cheval, causé par les hurlements des loups qui entouraient la baraque. Picart prit une perche, et, ayant attaché, au bout, un gros bouchon de paille et plusieurs morceaux de bois résineux qu'il alluma, il courut sur ces animaux, tenant la perche enflammée d'une main et son sabre de l'autre, de sorte qu'il s'en débarrassa pour le moment. Il rentra un instant après, tout fier de sa victoire. Mais à peine était-il étendu sur sa paille, qu'ils revinrent avec plus de furie. Alors, prenant un gros morceau de bois allumé, il le jeta à une douzaine de pas et commanda au juif de porter beaucoup de bois sec pour entretenir le feu. Après cet exploit, nous n'entendîmes presque plus les hurlements.

Il n'était pas plus de quatre heures, lorsque Picart me réveilla en me surprenant agréablement. Il avait, sans m'en rien dire, fait de la soupe avec du gruau et de la farine qui lui restaient. Il avait fait rôtir ce qu'il appelait du soigné, un bon morceau de cheval. Nous mangeâmes l'un et l'autre d'assez bon appétit. Picart avait fait la part du juif. Nous eûmes, aussi, soin de notre cheval: comme il se trouvait plusieurs grands bacs en bois, nous les avions remplis de neige que la chaleur fit fondre. Pour la purifier, nous y avions mis beaucoup de charbon allumé. Elle nous servit de boisson et pour faire la soupe, et aussi pour donner à boire à notre cheval qui n'avait pas bu depuis la veille. Après avoir bien arrangé notre chaussure, je pris un charbon, et, me faisant éclairer par le juif, j'écrivis sur une planche, en grands caractères, l'inscription suivante:

DEUX GRENADIERS DE LA GARDE DE L'EMPEREUR NAPOLÉON, ÉGARÉS DANS CETTE FORÊT, ONT PASSÉ LA NUIT DU 24 AU 25 NOVEMBRE 1812, DANS CETTE CABANE. LA VEILLE, ILS ONT DU L'HOSPITALITÉ À UNE BRAVE FAMILLE POLONAISE.

Et je signai.

À peine avions-nous fait cinquante pas, que notre cheval ne voulut plus marcher. Notre guide nous dit qu'il voyait quelque chose sur le chemin. Il reconnut que c'étaient deux loups assis sur le derrière. Aussitôt Picart lâche son coup de fusil. Les individus disparaissent, et nous continuons. Au bout d'une demi-heure, nous étions sauvés.

La première rencontre que nous fîmes fut le bivac de douze hommes que nous reconnûmes pour des soldats allemands faisant partie de notre armée. Nous nous arrêtâmes près de leur feu, pour leur demander des nouvelles. Ils nous regardèrent sans nous répondre, mais parlèrent ensemble pour se consulter. Ils étaient dans la plus grande des misères. Nous remarquâmes qu'il y en avait trois de morts. Comme notre guide avait rempli ses conditions, nous lui donnâmes ce que nous lui avions promis, et, après lui avoir recommandé de remercier encore de notre part la brave famille polonaise, nous lui dîmes adieu en lui souhaitant un bon voyage. Il disparut à grands pas.

Nous nous disposions à gagner la grand'route, qui n'était éloignée que de dix minutes de marche, lorsque nous fûmes entourés par cinq de ces Allemands qui nous sommèrent de leur laisser notre cheval pour le tuer et dirent que nous en aurions notre part. Deux le prirent par la bride, mais Picart, qui n'entendait pas de cette oreille, leur dit en mauvais allemand que, s'ils ne lâchaient la bride, il leur coupait la figure d'un coup de sabre. Il le tira du fourreau. Les Allemands n'en firent rien. Il le leur dit encore une fois. Pas plus de réponse. Alors il appliqua, aux deux qui tenaient la bride, un vigoureux coup de poing qui leur fit lâcher prise et les étendit sur la neige. Il me donna le cheval à tenir et dit aux deux autres: «Avancez, si vous avez de l'âme!» Mais voyant que plus un ne bougeait, il tira de la marmite, qui était sur le cheval, trois morceaux de viande qu'il leur donna. Aussitôt, ceux qui étaient à terre se relevèrent pour avoir leur part. Comme je voyais qu'ils mouraient de faim, pour les dédommager d'avoir été maltraités, je leur donnai un morceau de plus de trois livres, qui avait été cuit au bivac, devant le lac. Ils se jetèrent dessus comme des affamés. Nous continuâmes à marcher.

Un peu plus loin, nous rencontrâmes encore deux feux presque éteints, autour desquels étaient plusieurs hommes sans vigueur. Deux seulement nous parlèrent; un nous demanda s'il était vrai que l'on allait prendre des cantonnements, et un autre nous cria: «Camarades, allez-vous tuer le cheval? Je ne demande qu'un peu de sang!» À tout cela, nous ne répondîmes pas. Nous étions encore à une portée de fusil de la grand'route, et nous n'apercevions encore aucun mouvement de départ. Lorsque nous fûmes sur le chemin, je dis assez haut à Picart: «Nous sommes sauvés!» Un individu qui se trouvait près de nous, enveloppé dans un manteau à moitié brûlé, répéta, en élevant la voix: «Pas encore!» Il se retira en me regardant et en levant les épaules. Il en savait plus que moi sur ce qui se passait.

Un instant après, nous vîmes un détachement d'environ trente hommes, composé de sapeurs du génie et pontonniers. Je les reconnus pour ceux que nous avions pris à Orcha, où ils étaient en garnison[48]. Ce détachement, commandé par trois officiers, et qui n'était avec nous que depuis quatre jours, n'avait pas souffert. Aussi paraissaient-ils vigoureux. Ils marchaient dans la direction de la Bérézina. Je m'adressai à un officier pour savoir où était le quartier impérial. Il me répondit qu'il était encore en arrière, mais que le mouvement allait commencer et que nous allions, dans un instant, voir la tête de la colonne. Il nous dit aussi de prendre garde à notre cheval; que l'ordre de l'Empereur était de s'emparer de tous ceux que l'on trouverait, pour servir à l'artillerie et à la conduite des blessés. En attendant la colonne, nous le cachâmes à l'entrée du bois.

[Note 48: Ce sont les pontonniers et les sapeurs du génie qui nous sauvèrent, car c'est à eux à qui nous devons la construction des ponts sur lesquels nous passâmes la Bérézina. (Note de l'auteur.)]

Je ne saurais dépeindre toutes les peines, les misères et les scènes de désolation que j'ai vues et auxquelles j'ai pris part, ainsi que celles que j'étais condamné à voir et à endurer encore, et qui m'ont laissé d'ineffaçables et terribles souvenirs.

C'était le 25 novembre: il pouvait être sept heures du matin; il ne faisait pas encore grand jour. J'étais dans mes réflexions, lorsque j'aperçus la tête de la colonne. Je la fis remarquer à Picart. Les premiers que nous vîmes paraître étaient des généraux, dont quelques-uns étaient encore à cheval, mais la plus grande partie à pied, ainsi que beaucoup d'autres officiers supérieurs, débris de l'Escadron et du Bataillon sacrés, que l'on avait formés le 22, et qui, au bout de trois jours, n'existaient pour ainsi dire plus. Ceux qui étaient à pied se traînaient péniblement, ayant, presque tous, les pieds gelés et enveloppés de chiffons ou de morceaux de peaux de mouton, et mourant de faim. L'on voyait, après, quelques débris de la cavalerie de la Garde. L'Empereur venait ensuite, à pied et un bâton à la main. Il était enveloppé d'une grande capote doublée de fourrure, ayant sur la tête un bonnet de velours couleur amarante, avec un tour de peau de renard noir. À sa droite, marchait également à pied le roi Murat; à sa gauche, le prince Eugène, vice-roi d'Italie; ensuite les maréchaux Berthier, prince de Neufchâtel; Ney, Mortier, Lefebvre, ainsi que d'autres maréchaux et généraux dont les corps étaient en partie anéantis.

À peine l'Empereur nous avait-il dépassés, qu'il monta à cheval, ainsi qu'une partie de ceux qui l'accompagnaient; les trois quarts des généraux n'avaient plus de chevaux. Tout cela était suivi de sept à huit cents officiers, sous-officiers, marchant en ordre et portant, dans le plus grand silence, les aigles des régiments auxquels ils avaient appartenu et qui les avaient tant de fois conduits à la victoire. C'étaient les débris de plus de soixante mille hommes. Venait ensuite la Garde impériale à pied, marchant toujours en ordre. Les premiers étaient les chasseurs à pied. Mon pauvre Picart, qui n'avait pas vu l'armée depuis un mois, regardait tout cela sans rien dire, mais ses mouvements convulsifs ne faisaient que trop voir ce qu'il éprouvait. Plusieurs fois, il frappa la crosse de son fusil contre la terre, et de son poing sa poitrine et son front. Je voyais de grosses larmes couler sur ses joues et retomber sur ses moustaches où pendaient des glaçons. Alors, se retournant de mon côté: «En vérité, mon pays, je ne sais pas si je dors ou si je veille. Je pleure d'avoir vu notre Empereur marcher à pied, un bâton à la main, lui si grand, lui qui nous fait si fiers!» En disant ces paroles, Picart releva la tête et frappa sur son fusil. Il semblait vouloir, par ce mouvement, donner plus d'expression à ses paroles.

Il continua: «Avez-vous remarqué comme il nous a regardés?» Effectivement, en passant, l'Empereur avait tourné la tête de notre côté. Il nous avait regardés comme il regardait toujours les soldats de sa Garde, lorsqu'il les rencontrait marchant isolément, et surtout dans ce moment de malheur, où il semblait, par son regard, vous inspirer de la confiance et du courage. Picart prétendait que l'Empereur l'avait reconnu, chose bien possible.

Mon vieux camarade, dans la crainte de paraître ridicule, avait ôté son manteau blanc qu'il tenait sous son bras gauche. Il avait aussi, quoique souffrant de la tête, remis son bonnet à poil, ne voulant pas paraître avec celui en peau de mouton que le Polonais lui avait donné. Le pauvre Picart oubliait sa triste position pour ne plus penser qu'à celle de l'Empereur et de ses camarades qu'il lui tardait de voir.

Enfin parurent les vieux grenadiers. C'était le premier régiment. Picart était du second. Nous ne tardâmes pas à le voir, car la colonne du premier n'était pas longue. Suivant moi, il en manquait au moins la moitié. Lorsqu'il fut devant le bataillon dont il faisait partie, il avança pour joindre sa compagnie.

Aussitôt l'on entendit: «Tiens, l'on dirait Picart!—Oui, répond Picart, c'est moi, mes amis, me voilà et je ne vous quitte plus qu'à la mort!» Aussitôt la compagnie s'empara de lui (pour le cheval, bien entendu). Je l'accompagnai encore quelque temps pour avoir un morceau de l'animal, si on le tuait, mais un cri, partant de la droite de la compagnie, se fit entendre: «Le cheval appartient à la compagnie, puisque l'homme en fait partie!—C'est vrai, dit Picart, que j'appartiens à la compagnie, mais le sergent qui en demande sa part a descendu le cavalier qui le montait.—Alors, dit un sergent qui me connaissait, il en aura!» Ce sergent faisait les fonctions du sergent-major, mort la veille.

La colonne étant arrêtée, un officier demanda à Picart d'où il venait et comment il se trouvait en avant, vu que ceux qui, comme lui, escortaient le convoi, étaient rentrés depuis trois jours. La halte dura assez longtemps. Il conta son affaire, s'interrompant à chaque instant pour demander après plusieurs de ses camarades qu'il ne voyait plus dans les rangs: ils avaient succombé. Il n'osait demander après son camarade de lit, qui était en même temps son pays. À la fin, il le demanda: «Et Rougeau, où est-il?—À Krasnoé, répondit un tambour.—Ah! je comprends!—Oui, continua le tambour; mort d'un coup de boulet qui lui coupa les deux jambes. Avant de nous quitter, il t'a fait son exécuteur testamentaire; il m'a chargé de te remettre sa croix, sa montre et un petit sac de cuir renfermant de l'argent et différents objets. En me les remettant, il m'a chargé de te dire que tu les remettes à sa mère, et si, comme lui, tu avais le malheur de ne pas revoir la France, de vouloir bien en charger un autre.»

Aussitôt, devant la compagnie, le tambour, qui se nommait Patrice, tira de son sac tous les objets, en disant à Picart: «Je le les remets, mon vieux, tels que je les ai reçus de sa main; c'est lui qui les tira de son sac, que nous remîmes ensuite sous sa tête; il est mort un instant après.—C'est bien, dit Picart, si j'ai le bonheur de retourner en Picardie, je m'acquitterai des dernières volontés de mon camarade.» On recommença à marcher. Je dis adieu à mon vieux camarade, en lui promettant de le revoir, le soir au bivac.

J'attendis, sur le côté du chemin, que notre régiment passât, car l'on m'avait dit qu'il faisait l'arrière-garde.

Après les grenadiers, suivaient plus de trente mille hommes, ayant presque tous les pieds et les mains gelés, en partie sans armes, car ils n'auraient pu en faire usage. Beaucoup marchaient appuyés sur des bâtons. Généraux, colonels, officiers, soldats, cavaliers, fantassins de toutes les nations qui formaient notre armée, marchaient confondus, couverts de manteaux et de pelisses brûlées et trouées, enveloppés dans des morceaux de drap, des peaux de mouton, enfin tout ce que l'on pouvait se procurer pour se préserver du froid. Ils marchaient sans se plaindre, s'apprêtant encore, comme ils le pouvaient, pour la lutte, si l'ennemi s'opposait à notre passage. L'Empereur, au milieu de nous, nous inspirait de la confiance et trouva encore des ressources pour nous tirer de ce mauvais pas. C'était toujours le grand génie et, tout malheureux que l'on était, partout, avec lui, on était sûr de vaincre.

Cette masse d'hommes laissait, en marchant, toujours après elle, des morts et des mourants. Il me fallut attendre plus d'une heure, avant que cette colonne fût passée. Après, il y eut encore une longue traînée des plus misérables qui suivaient machinalement à de grands intervalles. Ceux là étaient arrivés au dernier degré de la misère et ne devaient pas même passer la Bérézina dont nous étions si près. J'aperçus, un instant après, le reste de la Jeune Garde, tirailleurs, flanqueurs et quelques voltigeurs qui avaient échappé à Krasnoé, lorsque le régiment, commandé par le colonel Luron, fut, devant nous, écrasé par la mitraille et sabré par les cuirassiers russes. Ces régiments, confondus, marchaient toujours en ordre. Derrière eux suivaient l'artillerie et quelques fourgons. Le reste du grand parc, commandé par le général Nègre, était déjà en avant. Un instant après parut la droite des fusiliers-chasseurs, avec lesquels notre régiment formait une brigade. Le nombre en était encore beaucoup diminué. Notre régiment était encore séparé par de l'artillerie que les chevaux ne savaient plus traîner. Un instant après, j'aperçus la droite marchant sur deux rangs, à droite et à gauche de la route, afin de rejoindre la gauche des fusiliers-chasseurs. L'adjudant-major Roustan, le premier qui m'aperçut, me dit: «Eh bien! pauvre Bourgogne, c'est donc vous! L'on vous croit mort en arrière, et vous voilà vivant en avant! Allons, tant mieux! N'avez-vous pas rencontré, en arrière, des hommes du régiment?» Je lui répondis que, depuis trois jours, je voyageais dans les bois avec un second, pour éviter d'être pris par les Russes. M. Serraris dit au colonel qu'il savait que, depuis le 22, j'étais resté en arrière, étant malade, et que s'il était surpris d'une chose, c'était de me revoir. Enfin arriva la compagnie, et j'avais repris mon rang à la droite, que mes amis ne m'avaient pas encore aperçu[49]. Aussitôt qu'ils surent que j'étais là, ils vinrent auprès de moi me faire des questions auxquelles je n'avais pas la force de répondre, tant j'étais ému en me retrouvant au milieu d'eux, comme si j'eusse été dans ma famille. Ils me disaient qu'ils ne concevaient pas comment j'avais été séparé d'eux, et que cela ne serait pas arrivé, s'ils se fussent aperçus que j'étais malade à ne pouvoir suivre. En jetant un coup d'oeil sur la compagnie, je vis qu'elle était encore beaucoup diminuée. Le capitaine manquait; tous les doigts de pieds lui étaient tombés. Pour le moment, l'on ne savait pas où il était, quoique marchant avec un mauvais cheval qu'on lui avait procuré.

[Note 49: Ils marchaient tous la tête baissée, les yeux fixés vers la terre, n'y voyaient presque plus, tant la gelée et la fumée du bivac leur avaient abîmé la vue. (Note de l'auteur.)]

Deux de mes amis[50], voyant que je marchais avec peine, me prirent sous les bras.

[Note 50: C'était avec Grangier et Leboude que nous marchions de la sorte. (Note de l'auteur.)]

Nous rejoignîmes les fusiliers-chasseurs. Je ne me rappelle pas, à aucune époque de ma vie, avoir jamais eu autant envie de dormir, et cependant il fallait suivre. Mes amis me prirent encore sous les bras en me recommandant de dormir, chose que nous fûmes obligés de faire chacun notre tour, car le sommeil s'empara aussi d'eux. Il nous est arrivé plusieurs fois de nous trouver arrêtés et endormis tous les trois. Heureusement que le froid, ce jour-là, avait beaucoup diminué, car le sommeil nous aurait infailliblement conduits à la mort.

Nous arrivâmes, au milieu de la nuit, dans les environs de Borisow. L'Empereur se logea dans un château situé à droite de la route, et toute la Garde bivaqua autour. Le général Roguet, qui nous commandait, s'empara de la serre du château pour y passer la nuit. Mes amis et moi nous nous établîmes derrière. Pendant la nuit, le froid augmenta considérablement. Le lendemain 26, dans la journée, nous allâmes prendre position sur les bords de la Bérézina. L'Empereur était, depuis le matin, à Studianka, petit village situé sur une hauteur et en face.

En arrivant, nous vîmes les braves pontonniers travaillant à la construction des ponts, pour notre passage. Ils avaient passé toute la nuit, travaillant dans l'eau jusqu'aux épaules, au milieu des glaçons, et encouragés par leur général[51]. Ils sacrifiaient leur vie pour sauver l'armée. Un de mes amis m'a assuré avoir vu l'Empereur leur présentant du vin.

[Note 51: Le général Éblé.]

À deux heures de l'après-midi, le premier pont fut fait. La construction fut pénible et difficile, car les chevalets s'enfonçaient toujours dans la vase. Aussitôt, le corps du maréchal Oudinot le traversa pour attaquer les Russes qui auraient voulu s'opposer à notre passage. Déjà, avant que le pont fût fini, de la cavalerie du deuxième corps avait passé le fleuve à la nage; chaque cavalier portait en croupe un fantassin. Le second pont, pour l'artillerie et la cavalerie, fut terminé à quatre heures[52].

[Note 52: Ce second pont croula quelque temps après qu'il fut terminé, et au moment où l'artillerie commençait à passer. Il y périt du monde. (Note de l'auteur.)].

Un instant après notre arrivée sur le bord de la Bérézina, je m'étais couché, enveloppé dans ma peau d'ours et, aussitôt, je tremblai de la fièvre. Je fus longtemps dans le délire; je croyais être chez mon père, mangeant des pommes de terre et une tartine à la flamande, et buvant de la bière. Je ne sais combien de temps je fus dans cette situation, mais je me rappelle que mes amis m'apportèrent, dans une gamelle, du bouillon de cheval très chaud que je pris avec plaisir et qui, malgré le froid, me fit transpirer, car, indépendamment de la peau d'ours qui m'enveloppait, mes amis, pendant que je tremblais, m'avaient couvert avec une grande toile cirée qu'ils avaient arrachée d'un dessus de caisson de l'état-major, sans chevaux. Je passai le reste de la journée et de la nuit sans bouger.

Le lendemain 27, j'étais un peu mieux, mais extraordinairement faible. Ce jour-là, l'Empereur passa la Bérézina avec une partie de la Garde et environ mille hommes appartenant au corps du maréchal Ney. C'était une partie du reste de son corps d'armée. Notre régiment resta sur le bord. Je m'entendis appeler par mon nom: je levai la tête et je reconnus M. Péniaux, directeur des postes et des relais de l'Empereur, qui, en voyant le régiment où il savait que j'étais, s'était informé de moi. On lui avait dit que j'étais malade. Il venait, non pour me donner des secours, puisqu'il n'avait rien pour lui-même, mais pour m'encourager. Je le remerciai de l'intérêt qu'il me témoignait, en ajoutant que je pensais que je ne passerais pas la Bérézina, que je ne reverrais plus la France, mais que lui, si, plus heureux que moi, il avait le bonheur de retourner au pays, je le priais de dire à mes parents dans quelle triste situation il m'avait vu. Il m'offrit de l'argent, je le remerciai, car j'avais la valeur de huit cents francs que j'aurais volontiers donnés pour la tartine, les pommes de terre que j'avais cru manger chez moi.

Avant de me quitter, il me montra de la main la maison où l'Empereur avait logé, en me disant qu'il avait joué de malheur, car cette maison était un magasin de farine, mais que les Russes avaient tout emporté, de sorte qu'il n'avait rien à m'offrir. Il me donna une poignée de main, et me quitta pour passer le pont.

Lorsqu'il fut parti, je me rappelai qu'il m'avait parlé d'un magasin de farine dans la maison où avait logé l'Empereur. Aussitôt je me lève, et, quoique bien faible, je me traîne de ce côté. Il n'y avait pas longtemps que l'Empereur en était sorti, et déjà l'on y avait enlevé toutes les portes. En y entrant, j'aperçus plusieurs chambres que je parcourus: dans toutes il était facile de voir qu'il y avait eu de la farine. J'entrai dans une où je remarquai que les planches étaient mal jointes; il y avait plus d'un pouce d'intervalle. Je m'assis et, avec la lame de mon sabre, je fis sortir autant de terre que de farine, que je mettais précieusement dans un mouchoir. Après un travail de plus d'une heure, j'en ramassai peut-être la valeur de deux livres, où se trouvait un huitième de terre, de paille et de petits morceaux de bois. N'importe! Dans ce moment je n'y fis pas attention. Je sortis heureux et content. Comme je prenais la direction de notre bivac, j'aperçus un feu où plusieurs soldats de la Garde se chauffaient. Parmi eux était un musicien de notre régiment qui avait sur son sac une gamelle de fer-blanc. Je lui fis signe de venir me parler, mais, comme il ne se souciait pas beaucoup de quitter sa place, ne sachant pas pourquoi je l'appelais, je lui montrai mon paquet en lui faisant comprendre qu'il y avait quelque chose dedans. Il se leva, quoique avec peine, et, lorsqu'il fut près de moi, je lui dis, de manière que les autres ne puissent l'entendre, que, s'il voulait me prêter sa gamelle, nous ferions des galettes que nous partagerions. Il consentit de suite à ma proposition. Comme il y avait beaucoup de feux abandonnés, nous en cherchâmes un à l'écart. Je fis ma pâte et quatre galettes; j'en donnai la moitié à mon musicien que je ramenai avec moi au régiment, toujours sur le bord de la Bérézina. En arrivant, je partageai avec ceux qui m'avaient conduit sous les bras et, comme elles étaient encore chaudes, ils les trouvèrent bonnes. Après avoir bu un peu d'eau bourbeuse de la Bérézina, nous nous chauffâmes en attendant l'ordre de passer les ponts.

Auprès de notre feu était un soldat de la compagnie qui se mettait en grande tenue: je lui en demandai la raison. Sans me répondre, il se mit à rire en me regardant. Cet homme était malade; son rire était le rire de la mort, car il succomba pendant la nuit.

Un peu plus loin, c'était un vieux soldat ayant deux chevrons ou, si l'on veut, quinze ans de service. Sa femme était cantinière; ils avaient tout perdu: voitures, chevaux, bagages, ainsi que deux enfants morts dans la neige. Il ne restait plus, à cette pauvre femme, que le désespoir et son mari mourant. Cette malheureuse, jeune encore, était assise sur la neige, tenant sur ses genoux la tête de son mari mourant et sans connaissance. Elle ne pleurait pas, car, chez elle, la douleur était trop grande. Derrière elle et appuyée sur son épaule, était une jeune fille de treize à quatorze ans, belle comme un ange, seule enfant qui leur restait. Cette pauvre enfant pleurait en sanglotant. Ses larmes tombaient et allaient se geler sur la figure froide de son père. Elle avait, pour tout vêtement, une capote de soldat sur une mauvaise robe, et une peau de mouton sur les épaules, pour la préserver du froid[53]. Plus personne du régiment auquel ils appartenaient n'était là pour les consoler. Le régiment n'existait plus. Nous fîmes tout ce qui était possible en pareille circonstance; je n'ai pu savoir si cette malheureuse famille avait été secourue. De quelque côté que l'on se tournât, c'était tableaux semblables.

[Note 53: Cette jeune personne était coiffée, ainsi que sa mère, d'un bonnet de peau de mouton d'Astrakan. (Note d» l'auteur.)]

Les voitures et les caissons abandonnés nous fournissaient du bon bois sec pour nous chauffer; aussi, nous en profitâmes.

Mes amis me demandèrent comment j'avais passé mes trois jours d'absence. Ils me contèrent à leur tour que, le 23, lorsqu'ils étaient en marche sur la route qui traverse la forêt, ils aperçurent le 9e corps rangé en bataille sur la route et qui criait: «Vive l'Empereur!» qu'ils n'avaient pas vu depuis cinq mois. Ce corps d'armée, qui n'avait presque pas souffert et qui n'avait jamais manqué de vivres, fut saisi en nous voyant si malheureux, de même que nous, nous le fûmes en les voyant si bien. Ils ne pouvaient pas croire que c'était là l'armée de Moscou, cette armée qu'ils avaient vue si belle, si nombreuse, aujourd'hui misérable et réduite à si peu de monde.

Le 2e corps d'armée, commandé par le maréchal Oudinot, ainsi que le 9e, commandé par le maréchal Victor, duc de Bellune, et les Polonais par le général Dombrowski, n'avaient pas été à Moscou; ils étaient restés en Lithuanie, dans des cantonnements, mais, depuis quelques jours, ils se battaient contre les Russes, les avaient repoussés et leur avaient pris une quantité considérable de bagages qui nous embarrassaient; mais, en se retirant, les Russes avaient brûlé le pont, le seul qui existait sur la Bérézina, ce qui arrêtait notre marche et nous tenait bloqués au milieu d'un marais, entre deux forêts, tous réunis en masse, Français, Italiens, Espagnols, Portugais, Croates, Allemands, Polonais, Romains, Napolitains, et même des Prussiens.

Les cantiniers, avec leurs femmes et leurs enfants au désespoir, pleuraient. On a remarqué que les hommes avaient plus souffert que les femmes, moralement et physiquement. J'ai vu les femmes supporter avec un courage admirable toutes les peines et les privations auxquelles elles étaient assujetties. Il y en a même qui faisaient honte à certains hommes, qui ne savaient pas supporter l'adversité avec courage et résignation. Bien peu de ces femmes succombèrent, moins celles qui tombèrent dans la Bérézina en passant le pont, ou qui furent étouffées.

À l'entrée de la nuit, nous fûmes assez tranquilles. Chacun s'était retiré dans ses bivacs et, chose étonnante, plus personne ne se présentait pour passer le pont; pendant toute la nuit du 27 au 28, il fut libre. Comme nous avions du bon feu, je m'endormis, mais, au milieu de la nuit, la fièvre me reprit, et j'étais encore dans le délire, lorsqu'un coup de canon me réveilla. Il faisait jour. Il pouvait être 7 heures. Je me levai, je pris mes armes, et, sans rien dire ni prévenir personne, je me présentai à la tête du pont et je traversai absolument seul. Je n'y rencontrai personne que des pontonniers qui bivaquaient sur les deux rives pour y remédier lorsqu'il y arrivait quelque accident.

Lorsque je fus de l'autre côté, j'aperçus, sur ma droite, une grande baraque en planches. C'était là où l'Empereur avait couché et où il était encore. Comme j'avais froid à cause de ma fièvre, je me présentai à un feu où étaient plusieurs officiers occupés à regarder sur une carte, mais je fus si mal reçu, que je dus me retirer. Pendant ce temps; un soldat du régiment, qui m'avait aperçu, vint me dire que le régiment venait de traverser le pont et qu'il était allé se mettre en bataille en seconde ligne, derrière le corps du maréchal Oudinot, qui se battait sur notre gauche. Comme le canon grondait et que les boulets arrivaient jusqu'à l'endroit où j'étais, je me disposai à rejoindre le régiment, me disant qu'il valait mieux mourir d'un coup de boulet que de froid ou de faim: j'avançai dans le bois. Chemin faisant, je rencontrai un caporal de la compagnie qui se traînait avec peine. Nous arrivâmes au régiment en nous tenant par le bras, pour nous soutenir mutuellement. À quelques pas de la compagnie, il y avait un feu: comme il tremblait beaucoup de la fièvre, je le conduisis auprès. À peine y étions-nous qu'un boulet de quatre atteint mon pauvre camarade à la poitrine et l'étend raide mort au milieu de nous. Le boulet n'avait pas traversé, il était resté dans son corps. Lorsque je le vis mort, je ne pus m'empêcher de dire assez haut: «Pauvre Marcelin! Tu es bien heureux!» Au même instant, le bruit courut que le maréchal Oudinot venait d'être blessé.

En voyant tomber cet homme du régiment, le colonel était accouru près du feu et, voyant que j'étais fort malade, il m'ordonna de retourner près de la tête du pont, d'y attendre tous les hommes qui se trouvaient en arrière et de les réunir pour rejoindre le régiment. Lorsque j'y arrivai, le plus grand désordre y régnait déjà. Les hommes qui n'avaient pas voulu profiter de la nuit ou d'une partie de la matinée venaient, depuis qu'ils entendaient le canon, se jeter en foule sur les bords de la Bérézina, afin de traverser les ponts.

J'y étais arrivé, lorsqu'un caporal de la compagnie, nommé Gros-Jean, qui était de Paris et dont je connaissais la famille, vint à moi, tout en pleurant, me demander si je n'avais pas vu son frère. Je lui répondis que non. Alors il me conta que, depuis la bataille de Krasnoé, il ne l'avait pas quitté, à cause qu'il était malade de la fièvre, mais que, ce matin, au moment de passer le pont, par une fatalité dont il ne pouvait se rendre compte, il en avait été séparé; que, le croyant en avant, il avait été de tous côtés pour le retrouver, le demandant à ses camarades; que, ne le trouvant pas à la position où était le régiment, il allait repasser le pont, et qu'il fallait qu'il le retrouve ou qu'il périsse.

Voulant le détourner d'une résolution aussi funeste, je l'engage à rester près de moi à la tête du pont où, probablement, nous verrions son frère lorsqu'il se présenterait. Mais ce brave garçon se débarrasse de ses armes et de son sac en me disant que, puisque j'avais perdu le mien, il me faisait cadeau du sien, s'il ne revenait pas; que, pour des armes, il n'en manquait pas de l'autre côté. Alors il va pour s'élancer à la tête du pont: je l'arrête; je lui montre les morts et les mourants dont le pont est déjà encombré et qui empêchent les autres de traverser en les attrapant par les jambes, roulant ensemble dans la Bérézina, pour reparaître ensuite au milieu des glaçons, et disparaître aussitôt pour faire place à d'autres. Gros-Jean ne m'entendait pas. Les yeux fixés sur cette scène d'horreur, il croit apercevoir son frère sur le pont, qui se débat au milieu de la foule pour se frayer un chemin. Alors, n'écoutant que son désespoir, il monte sur les cadavres d'hommes et de chevaux qui obstruaient la sortie du pont[54], et s'élance. Les premiers le repoussent, en trouvant un nouvel obstacle à leur passage. Il ne se rebute pas; Gros-Jean était fort et robuste; il est repoussé jusqu'à trois fois. À la fin, il atteint le malheureux qu'il croyait son frère, mais ce n'est pas lui; je voyais tous ses mouvements, je le suivais des yeux. Alors, voyant sa méprise, il n'en est que plus ardent à vouloir atteindre l'autre bord, mais il est renversé sur le dos, sur le bord du pont, et prêt à être précipité en bas. On lui marche sur le ventre, sur la tête; rien ne peut l'abattre. Il retrouve de nouvelles forces et se relève en saisissant par une jambe un cuirassier qui, à son tour, pour se retenir, saisit un autre soldat par un bras; mais le cuirassier, qui avait un manteau sur les épaules, s'embarrasse dedans, chancelle, tombe et roule dans la Bérézina, entraînant avec lui Gros-Jean et celui qui le tenait par le bras. Ils vont grossir le nombre des cadavres qu'il y avait au-dessous, et des deux côtés du pont.

[Note 54: À la sortie du pont était un marais, endroit fangeux où beaucoup de chevaux s'enfonçaient, s'abattaient et ne pouvaient plus se relever. Beaucoup d'hommes aussi arrivaient, traînés par la masse jusqu'à la sortie du pont, mais, étouffés au moment où ils n'étaient plus soutenus, ils tombaient, et ceux qui les suivaient marchaient dessus. (Note de l'auteur.)]

Le cuirassier et l'autre avaient disparu sous les glaçons, mais Gros-Jean, plus heureux, avait saisi un chevalet où il se tenait cramponné et contre lequel se trouvait, en travers, un cheval sur lequel il se mit à genoux. Il implorait le secours de ceux qui ne l'écoutaient pas. Mais des sapeurs du génie et des pontonniers qui avaient fait les ponts, lui jetèrent une corde qu'il eut assez d'adresse pour saisir et de force pour tenir, et se l'attacha autour du corps. Ensuite, de chevalet en chevalet, sur les cadavres qui étaient dans l'eau et sur les glaçons, les pontonniers le retirèrent à l'autre bord. Mais je ne le revis plus; j'ai su, le lendemain, qu'il avait retrouvé son frère à une demi-lieue de là, mais expirant, et que lui-même était dans un état désespéré. Ainsi périrent ces deux bons frères et un troisième qui était dans le 2e lanciers. À mon retour à Paris, j'ai revu leur famille qui est venue me demander des nouvelles de ses enfants. Je n'ai pu que lui laisser une lueur d'espérance, en lui disant qu'ils étaient prisonniers, mais j'étais certain qu'ils n'existaient plus.

Pendant ce désastre, des grenadiers de la Garde parcouraient les bivacs. Ils étaient accompagnés d'un officier; ils demandaient du bois sec pour chauffer l'Empereur. Chacun s'empressait de donner ce qu'il avait de meilleur; même des hommes mourants levaient encore la tête pour dire: «Prenez pour l'Empereur!»

Il pouvait être dix heures; le second pont, désigné pour la cavalerie et l'artillerie, venait de s'abîmer sous le poids de l'artillerie, au moment où il y avait beaucoup d'hommes dessus, dont une grande partie périt. Alors le désordre redoubla car, tous se jetant sur le premier pont, il n'y avait plus possibilité de se frayer un passage. Hommes, chevaux, voitures, cantiniers avec leurs femmes et leurs enfants, tout était confondu et écrasé, et, malgré les cris du maréchal Lefebvre placé à l'entrée du pont pour maintenir l'ordre autant que possible, il lui fut impossible de rester. Il fut emporté par le torrent et obligé, avec tous ceux qui l'accompagnaient, pour éviter d'être écrasé ou étouffé, de traverser le pont.

J'avais déjà réuni cinq hommes du régiment, dont trois avaient perdu leurs armes dans la bagarre. Je leur avais fait faire du feu. J'avais toujours les yeux fixés sur le pont; j'en vis sortir un homme enveloppé d'un manteau blanc: poussé par ceux qui le suivaient, il alla tomber sur un cheval abattu, sur la gauche du pont. Il se releva avec beaucoup de peine, fit encore quelques pas, tomba de nouveau, se releva de même, pour venir ensuite retomber près de notre feu. Il resta un instant dans cette position; pensant qu'il était mort, nous allions le mettre à l'écart et prendre son manteau, mais il leva la tête en me regardant. Alors il se mit sur les genoux, il me reconnut. C'était l'armurier du régiment; il se mit à se lamenter en me disant: «Ah! mon sergent! quel malheur! J'ai tout perdu, chevaux, voitures, lingots, fourrures! Il me restait encore un mulet que j'avais amené d'Espagne. Je viens d'être obligé de l'abandonner. Il était encore chargé de mes lingots et de mes fourrures! J'ai passé le pont sans toucher les planches, car j'ai été porté, mais j'ai manqué de mourir!» Je lui dis qu'il était encore très heureux et qu'il devait remercier la Providence s'il arrivait en France, pauvre, mais avec la vie.

Le nombre d'hommes qui arrivaient autour de notre feu nous força de l'abandonner et d'en recommencer un autre, quelques pas en arrière. Le désordre allait toujours croissant, mais ce fut bien pis, un instant après, lorsque le maréchal Victor fut attaqué par les Russes et que les boulets et les obus commençaient à tomber dans la foule. Pour comble de malheur, la neige recommença avec force, accompagnée d'un vent froid. Le désordre continua toute la journée et toute la nuit et, pendant ce temps, la Bérézina charriait, avec les glaçons, les cadavres d'hommes et de chevaux, et des voitures chargées de blessés qui obstruaient le pont et roulaient en bas. Le désordre devint plus grand encore lorsque, entre huit et neuf heures du soir, le maréchal Victor commença sa retraite. Ce fut sur un mont de cadavres qu'il put, avec sa troupe, traverser le pont. Une arrière-garde faisant partie du 9e corps était encore restée de l'autre côté et ne devait quitter qu'au dernier moment. La nuit du 28 au 29 offrait encore à tous ces malheureux, sur la rive opposée, la possibilité de gagner l'autre bord; mais, engourdis par le froid, ils restèrent à se chauffer avec les voitures que l'on avait abandonnées et brûlées exprès pour les en faire partir.

Je m'étais retiré en arrière avec dix-sept hommes du régiment et un sergent nommé Rossière. Un soldat du régiment le conduisait. Il était devenu, pour ainsi dire, aveugle, et il avait la fièvre[55]. Par pitié, je lui prêtai ma peau d'ours pour se couvrir, mais il tomba beaucoup de neige pendant la nuit, elle se fondait sur la peau d'ours par suite de la chaleur du grand feu et, par la même raison, se séchait. Le matin, lorsque je fus pour la reprendre, elle était devenue tellement dure, qu'il me fut impossible de m'en servir: je dus l'abandonner. Mais, voulant qu'elle fût encore utile, j'en couvris un homme mourant.

[Note 55: J'ai su, depuis, que le sergent avait eu le bonheur de revenir en France. Comme il avait beaucoup d'argent, il trouva un juif qui le conduisit à Koenigsberg; mais en France, étant devenu fou, il se brûla la cervelle. (Note de l'auteur.)]

Nous avions passé une mauvaise nuit. Beaucoup d'hommes de la Garde impériale avaient succombé: il pouvait être sept heures du matin. C'était le 29 novembre. J'allai encore auprès du pont, afin de voir si je rencontrerais des hommes du régiment. Ces malheureux, qui n'avaient pas voulu profiter de la nuit pour se sauver, venaient, depuis qu'il faisait jour, mais trop tard, se jeter en masse sur le pont. Déjà l'on préparait tout ce qu'il fallait pour le brûler. J'en vis plusieurs qui se jetèrent dans la Bérézina, espérant la passer à la nage sur les glaçons, mais aucun ne put aborder. On les voyait dans l'eau jusqu'aux épaules, et là, saisis par le froid, la figure rouge, ils périssaient misérablement. J'aperçus, sur le pont, un cantinier portant un enfant sur sa tête. Sa femme était devant lui, jetant des cris de désespoir. Je ne pus en voir davantage; c'était au-dessus de mes forces. Au moment où je me retirais, une voiture dans laquelle était un officier blessé, tomba en bas du pont avec le cheval qui la conduisait, ainsi que plusieurs hommes qui accompagnaient[56]. Enfin, je me retirai. On mit le feu au pont; c'est alors, dit-on, que des scènes impossibles à peindre se sont passées. Les détails que je viens de raconter ne sont que l'esquisse de l'horrible tableau.

[Note 56: C'est ainsi que périt M. Legrand, frère du docteur Legrand, de Valenciennes. Il avait été blessé à Krasnoé. Il était arrivé jusqu'à la Bérézina. Un instant après la scène que je viens de tracer, et au moment où les Russes tiraient sur le pont, l'on m'a assuré qu'il avait encore reçu une blessure avant d'être précipité, lui et sa voiture. (Note de l'auteur.)]

Je venais d'être prévenu que le régiment allait passer; il venait de quitter la position de la veille. Je fis prendre les armes aux hommes, réunis au nombre de 23, sans compter notre armurier. Lorsque le régiment passa, chacun rentra dans sa compagnie.

Nous étions en marche: il pouvait être neuf heures. Nous traversâmes un terrain boisé et coupé par des marais que nous passâmes sur des ponts construits en bois de sapin résineux de deux mille pieds de longueur, que les Russes n'avaient pas eu, heureusement pour nous, le bonheur de brûler. L'on s'arrêta pour attendre ceux qui étaient encore derrière. Il faisait un peu de soleil. Je m'assis sur le sac de Gros-Jean et je m'endormis, mais un officier, M. Favin, s'en étant aperçu, vint me tirer par les oreilles, par les cheveux; d'autres me donnaient des coups de pied dans le derrière, sans pouvoir m'éveiller. Enfin il fallut que plusieurs prennent le parti de me lever, car c'en était fait: mon sommeil était celui de la mort et, cependant, j'étais fâché que l'on m'eût réveillé.

Beaucoup d'hommes, que l'on croyait perdus, arrivaient encore des bords de la Bérézina. Il y en avait qui s'embrassaient, se félicitaient, comme si l'on venait de passer le Rhin, dont nous étions encore éloignés de quatre cents lieues! On se croyait tellement sauvés que, revenus à des sentiments moins indifférents, on plaignait, on regrettait ceux qui avaient eu le malheur de rester en arrière. Pour ne plus m'endormir, on me conseilla de marcher un peu en avant. C'est ce que je fis.

IX

De la Bérézina à Wilna.—Les juifs.

Il n'y avait pas une demi-heure que je marchais en avant du régiment, lorsque je rencontrai un sergent des fusiliers-chasseurs que je connaissais. Comme je lui voyais l'air assez content (chose excessivement rare), je lui demandai s'il avait quelque chose à manger: «J'ai, me dit-il, trouvé quelques pommes de terre dans le village où nous sommes». Alors je levai la tête et m'aperçus que nous étions, effectivement, dans un village. Je ne l'avais pas encore remarqué, marchant toujours absorbé, et la tête baissée.

Au nom de pommes de terre, je l'arrêtai pour lui demander dans quelle maison du village il les avait trouvées. Je m'empressai d'y courir, autant que mes jambes me le permettaient, et j'eus le bonheur, après bien des recherches et du mal, de trouver, sous un four, trois petites pommes de terre, un peu plus grosses que des noix, que je fis cuire à moitié dans un feu abandonné et un peu écarté de la route, dans la crainte d'être vu. Lorsqu'elles furent cuites assez, je les mangeai avec un morceau de cheval, mais sans goût, car la fièvre que j'avais depuis plusieurs jours m'avait cassé l'appétit; aussi je jugeais que, si cela devait durer encore quelques jours, j'étais perdu.

Le régiment venant à passer, je repris mon rang, et nous marchâmes jusqu'à Ziembin, où l'Empereur était déjà arrivé avec une partie de la Garde. Nous le vîmes qui regardait du côté de la route de Borisow, sur notre gauche, où l'on disait que les Russes venaient. Quelques cavaliers de la Garde s'étaient portés en avant, mais les Russes ne se montrèrent pas, ce jour-là. L'Empereur alla coucher à Kamen, avec la moitié de la Garde, et nous, les fusiliers-grenadiers et chasseurs, nous couchâmes en arrière de cet endroit.

Le 30, le quartier impérial coucha à Plechnitzié, et nous, nous bivouaquâmes en arrière. Le lendemain, lorsque nous y arrivâmes, nous apprîmes que, le 29, le maréchal Oudinot, qui s'était retiré dans cet endroit après avoir été blessé, le 28, à la Bérézina, avait failli être pris; que les Russes, au nombre de deux mille, avec deux pièces de canon, y étaient entrés, mais que le maréchal, quoique blessé, s'était défendu avec vingt-cinq hommes, tant officiers que soldats, malheureux et blessés, dans une maison où ils s'étaient retranchés; que les Russes, étonnés des dispositions de défense que faisait le maréchal, avec le peu d'hommes qui l'accompagnaient, s'étaient retirés sur une hauteur qui domine l'endroit, et que, de là, ils firent le siège de la maison, jusqu'au moment où de la troupe de la Confédération du Rhin, et une partie de la Garde, arriva avec l'Empereur. Nous remarquâmes la baraque, en passant: elle était percée de plusieurs coups de boulets; mais nous ne pûmes comprendre comment deux mille Cosaques n'avaient pas eu assez de courage pour prendre d'assaut une baraque en bois, où vingt-cinq hommes s'étaient retirés pour se défendre, il est vrai, jusqu'à la mort.

Le lendemain 1er décembre, nous partîmes de grand matin. Après une heure de marche, nous arrivâmes dans un village où les fusiliers-chasseurs avaient couché; ils nous attendaient, afin de partir avec nous. En y arrivant, je m'informai si l'on n'y trouvait rien à acheter: un sergent-major des chasseurs me dit que, chez le juif où il avait logé, se trouvait du genièvre. Je le priai de m'y conduire. Étant dans la maison, j'aperçus le juif avec une longue, barbe, et, m'adressant à lui fort poliment en allemand, je lui demandai s'il avait du genièvre à me vendre. Il me répondit d'un ton brusque: «Je n'en ai plus, les Français me l'ont pris!» À cela je n'avais rien à répondre, mais, comme je connaissais cette race d'hommes, je n'ajoutai pas foi aux paroles qu'il me disait, car ce n'était que la crainte de ne pas être payé qui lui faisait dire qu'il n'en avait plus. Tout à coup, une jeune fille de quatorze à quinze ans descendit d'un grand poêle en terre, sur lequel elle était assise, et s'approchant de moi, me dit: «Si tu veux me donner le galon que tu as là, je te donnerai un verre d'eau-de-vie!» Je consentis à ce qu'elle voulait; aussitôt, elle détacha le large galon en argent qui soutenait la carnassière que je portais au côté, d'une valeur de plus de trente francs, et que j'apportais de Moscou. Lorsqu'il fut en sa possession, elle le cacha dans son sein; ensuite elle le remplaça par une mauvaise corde. Si je l'avais laissée faire, elle m'aurait pris la giberne du docteur que j'avais enlevée au Cosaque; elle s'était aperçue qu'elle était garnie en argent. Un instant après, elle m'apporta un mauvais verre de genièvre que j'avalai avec peine, tant j'avais l'estomac resserré.

La jeune juive me donna encore un petit fromage d'une forme ovale, gros comme un oeuf de poule, et qui avait l'odeur de l'anis. Je le mis précieusement dans ma carnassière, et je sortis.

À peine avais-je pris l'air, que le malheureux verre de genièvre, au lieu de descendre dans l'estomac, me monta à la tête. Il fallait passer sur un corps d'arbre qui servait de pont, sur un large et profond fossé rempli de neige. Je le passai en dansant, sans tomber, et je courus jusqu'au milieu du régiment, en faisant la même chose. Je fis mieux, j'allai prendre de mes camarades par les bras, en chantant et en voulant les faire danser. Plusieurs de mes amis, et même des officiers, se réunirent autour de moi, en me demandant ce que j'avais: pour toute réponse je dansais, et je chantais. D'autres me regardaient avec indifférence. Le sergent-major de la compagnie, me conduisant à quelques pas du régiment, me demanda d'où je venais. Je lui dis que j'avais bu la goutte: «Et où?—Viens avec moi», lui dis-je. Il me suivit, nous passâmes sur l'arbre, en nous tenant par la main. À peine étions-nous de l'autre côté, que je me sentis saisir par un bras: c'était un de mes amis un Liégeois[57], sergent-major, qui venait savoir ce que j'avais.

[Note 57: Leboude. (Note de l'auteur.)]

Lorsque nous fûmes chez le juif, je leur dis que, s'ils avaient des galons d'or ou d'argent, ils auraient du genièvre: «Si ce n'est que cela, dit le Liégeois, en voilà!» Il avait un joli bonnet en peau d'Astrakan, dont le tour était garni d'un large galon en or; il le donna. Ce fut encore la jeune juive qui fit l'affaire, qui le décousit. On nous donna du genièvre; ensuite nous sortîmes, mais à peine étions-nous hors de la maison, que la folie me reprit encore plus fort, ainsi qu'au Liégeois, de sorte que je recommence à danser, et le Liégeois aussi. Le sergent-major regardait en nous engageant de marcher pour rejoindre le régiment. Pour toute réponse, nous le prenons chacun par un bras et nous nous dirigeons du côté du fossé, sur l'arbre qui sert de pont, toujours en dansant. Arrivé là, le Liégeois glisse, tombe, et entraîne le sergent-major ainsi que moi dans le fossé et dans la neige qui recouvrait plus de deux cents cadavres, que l'on y avait jetés depuis deux jours[58]. À cette chute inattendue, le sergent-major jette un cri de terreur et de colère, sans cependant s'être fait mal, ni nous non plus. Ensuite il se met à jurer après nous et le Liégeois à chanter; me prenant par les mains, il voulait me faire danser.

[Note 58: Ces cadavres provenaient des malheureux qui, les premiers, avaient passé la Bérézina et qui, ayant continuellement cheminé, s'étaient arrêtés dans le village, où les juifs leur avaient vendu des mauvaises liqueurs, qu'ils n'étaient plus habitués de prendre et qui les avaient fait mourir. (Note de l'auteur.)]

Il fallait sortir, mais nous n'en avions ni la force, ni la possibilité. Partout il se trouvait des glaçons sous la neige, de sorte que, lorsque nous avions dépassé l'endroit où il n'y avait plus de cadavres, il nous était impossible de marcher. En définitive, si une compagnie de Westphaliens n'eût passé dans le moment, nous y serions restés. L'on avança une corde, mais, avec nos mains gelées, nous ne pûmes la tenir. On finit par nous descendre le côté d'une voiture qui nous servit d'échelle; des Westphaliens nous aidèrent à remonter. Cette descente avait rendu le Liégeois et moi un peu plus calmes. Nous rejoignîmes le régiment qui s'était arrêté près d'un bois; on se remit en marche; une lieue plus loin, nous rencontrâmes le prince Eugène, vice-roi d'Italie, marchant à la tête d'un petit nombre d'officiers et de quelques grenadiers de la Garde royale, groupés autour de leurs drapeaux. Ils étaient exténués de fatigue. Ce jour-là, nous fîmes une forte journée; aussi nous laissâmes encore beaucoup d'hommes en arrière, et nous allâmes coucher dans un village abandonné où nous trouvâmes de la paille pour nous coucher. La viande de cheval ne nous manquait pas, mais nous n'avions plus de marmite pour la faire cuire et faire du bouillon qui nous aurait soutenus un peu. Nous fûmes encore réduits, comme les jours précédents, à manger un morceau de viande rôtie, mais nous couchâmes dans des maisons où nous pûmes faire du feu. Pendant la nuit, je fus obligé de sortir plusieurs fois de la maison où j'étais couché, car la chaleur, à laquelle je n'étais plus habitué, m'incommodait.

Le lendemain, nous partîmes de grand matin. C'était le 2 décembre; la fièvre me reprit, j'éprouvais de grandes lassitudes dans les cuisses, de sorte qu'au bout d'une heure de marche, je me trouvais encore en arrière du régiment. Quelque temps après, je traversai un petit village où se trouvaient beaucoup de traîneurs, mais je le passai sans m'arrêter. Un peu plus loin, j'en rencontrai plusieurs milliers, arrêtés autour de quelques maisons, occupés à rôtir du cheval. Le général Maison passa, s'arrêta un instant pour engager tout le monde à suivre, si l'on ne voulait pas être pris par la cavalerie russe, qui n'était pas loin; mais la grande partie de ces hommes démoralisés et affamés n'écoutait plus rien. Ils ne voulaient quitter leurs feux qu'après avoir mangé, et beaucoup se préparaient à défendre, contre l'ennemi, le morceau de cheval qu'ils faisaient cuire. Je continuai à marcher. Plus avant, je rencontrai plusieurs soldats de la compagnie, que je priai de ne pas me quitter. Ils me le promirent, en disant qu'ils me suivraient partout, que tout leur était indifférent; ils ne tinrent que trop leur parole.

Le soir, nous arrêtâmes près d'un bois pour y passer la nuit. Déjà beaucoup d'hommes de différents corps y étaient arrêtés, surtout de l'armée d'Italie, et quelques grenadiers du 1er régiment de la Garde, à qui je demandai des nouvelles de Picart. On me répondit qu'on l'avait vu la veille, mais que l'on pensait qu'il avait le cerveau attaqué, qu'il avait l'air d'un fou.

Depuis le moment où, près du pont de la Bérézina, le pauvre Gros-Jean m'avait laissé son sac, je n'avais pas encore pensé de l'ouvrir, afin de voir ce qu'il pouvait contenir. Comme j'étais certain qu'il ne reviendrait plus, au moins de si tôt, j'en fis la visite en présence des deux hommes de la compagnie qui étaient avec moi et qui, précisément, étaient de son escouade. Je ne trouvai rien d'extraordinaire: seulement un mouchoir renfermant un peu de gruau mélangé avec du seigle. Un des hommes avait le couvercle d'une marmite; nous le fîmes cuire. Je trouvai encore une mauvaise paire de souliers, mais pas de chemise, chose dont j'avais tant besoin; le reste m'était tout à fait inutile.

Heureusement, dans l'endroit où nous étions arrêtés, se trouvait beaucoup de bois coupé; nous fîmes grand feu. La nuit, le froid fut supportable, mais, le matin au point du jour (journée du 3), un vent du nord s'éleva, qui nous amena un froid de vingt degrés. Il fallut se mettre en marche, car la position n'était pas tenable. Après avoir mangé un morceau de cheval, nous partîmes, suivant machinalement ceux qui marchaient devant nous, et qui, pas plus que nous, ne savaient où ils étaient, ni où ils allaient. Le froid cessa un peu dans la journée, le soleil fut brillant, aussi nous fîmes beaucoup de chemin, nous arrêtant dans des maisons isolées ou à des feux de bivac abandonnés. Autant que je puis me le rappeler, nous couchâmes dans une maison de poste.

Le soleil, qui s'était montré la veille, n'était que l'avant-coureur d'une gelée extraordinaire. Je ne dirai rien de cette journée, car, en vérité, je n'ai jamais su comment je la passai. Je fus absorbé tellement que, lorsque mes deux soldats m'adressaient la parole, je leur répondais d'une manière à leur faire penser que j'étais fou. Le froid fut intolérable. Beaucoup prirent les premiers chemins qu'ils rencontrèrent, dans l'espoir de trouver des habitations; enfin nous finîmes, comme beaucoup, par nous perdre, en suivant des Polonais qui prenaient un chemin pour aller sur Varsovie, par Olita. Un Polonais qui parlait français m'assura que nous étions à plus d'une lieue de la route de Wilna. Nous voulûmes revenir sur nos pas; nous nous perdîmes de nouveau, nous rencontrâmes trois officiers suivis par plus de cent malheureux de différents corps et de différentes nations, mourant de froid et de misère. Lorsqu'ils surent par nous qu'ils étaient égarés, plusieurs pleurèrent comme des enfants.

Comme nous nous trouvions près d'un bois de sapins, nous nous décidâmes à y établir notre bivac, avec ceux que nous venions de rencontrer. Ils avaient, avec eux, un cheval. On le tua, et une distribution en fut faite; deux feux furent allumés, et chacun fit sa cuisine au bout de son sabre ou d'un bâton. Le repas achevé, nous nous formâmes en cercle autour de plusieurs feux, et il fut convenu qu'un quart veillerait, car l'on craignait à chaque instant d'être pris par les Russes qui suivaient l'armée, presque toujours sur les côtés de la route. Une heure après, la neige nous arriva, avec un grand vent qui nous força de nous mettre sous les abris que nous avions eu la précaution de faire. Un peu plus tard, le vent devint tellement furieux, que la neige y entrait et nous empêchait de prendre un peu de repos, malgré que le sommeil nous accablait. Cependant je m'endormis sur mon sac, sur lequel j'étais assis; pour me préserver de la neige, j'avais mis sur ma tête mon collet doublé en peau d'hermine. Combien de fois, dans cette triste nuit, je regrettai ma peau d'ours!

Mon sommeil ne fut pas de longue durée, car un coup de vent emporta l'abri sous lequel j'étais avec mes deux soldats. Nous fûmes alors obligés de nous tenir toujours en mouvement, pour ne pas geler. Enfin le jour parut, nous nous mîmes en marche, en laissant dans le bivac sept hommes, dont trois étaient déjà morts, et quatre sans connaissance, qu'il fallut abandonner.

Il pouvait être huit heures, lorsque nous eûmes rejoint la grand'route, et, après bien des peines, nous arrivâmes, sur les trois heures après midi, à Molodetschno, au milieu d'une cohue d'hommes de tous les corps, surtout de l'armée d'Italie. En arrivant dans le village, où l'Empereur avait couché la veille, nous cherchâmes à nous introduire pour passer la nuit dans une grange ou dans une écurie, mais nous étions arrivés trop tard. Nous fûmes obligés de nous établir au milieu d'une maison brûlée, sans toit, et où les trois quarts des places étaient déjà prises, mais nous nous regardâmes encore comme très heureux de pouvoir nous mettre un peu à l'abri d'un froid excessif qui alla toujours en augmentant, jusqu'à notre arrivée à Wilna.

J'appris plus tard, à mon arrivée en Pologne, que ce fut de ce village, Molodetschno, que l'Empereur traça son vingt-neuvième bulletin, qui annonçait la destruction de notre armée, et qui fit tant de sensation en France.

Le 5, il faisait grand jour lorsque nous partîmes. Nous suivîmes machinalement plus de dix mille hommes qui marchaient confusément et sans savoir où ils allaient. Nous traversâmes beaucoup d'endroits marécageux, où nous eussions probablement tous péri, sans les fortes gelées qui consolidaient le mauvais terrain sur lequel nous marchions. Celui qui était obligé de s'arrêter n'était pas en peine de retrouver son chemin, car la quantité d'hommes qui tombaient pour ne plus se relever pouvait servir de guide. Nous arrivâmes, lorsqu'il faisait encore jour, à Brénitza, où l'Empereur avait couché; il en était parti dans la matinée. Nous fûmes plus heureux que le jour précédent: je trouvai un peu de farine à acheter; nous fîmes de la bouillie, mais nous n'eûmes pas le bonheur de trouver une maison sans toit; nous fûmes forcés de coucher dans la rue. Après avoir encore passé cette mauvaise nuit sans dormir, tant il faisait froid, nous partîmes pour nous rendre à Smorgony. En suivant la route, nous la vîmes couverte d'officiers supérieurs des différents corps, ainsi que des nobles débris de l'Escadron et du Bataillon sacrés, couverts de mauvaises fourrures, de manteaux brûlés, même d'autres qui n'en avaient pas la moitié, l'ayant partagé avec un ami, peut-être avec un frère. Une grande partie marchait appuyée sur un bâton de sapin; ils avaient la barbe et les cheveux couverts de glaçons; on en voyait qui, ne pouvant plus marcher, regardaient, parmi les malheureux qui couvraient la route, s'il ne s'en trouvait pas des régiments qu'ils commandaient quinze jours avant, afin d'en obtenir un secours, en leur donnant le bras ou autrement: celui qui n'avait pas la force de marcher était un homme perdu.

Il en était des routes comme des bivacs, ressemblant à un champ de bataille, tant il y avait de cadavres; mais comme, presque toujours, il tombait beaucoup de neige, le tableau était moins sinistre à voir; d'ailleurs on était devenu sans pitié; on était devenu insensible pour soi-même, à plus forte raison pour les autres; l'homme qui tombait et implorait une main secourable n'était pas écouté. C'est de cette manière que nous arrivâmes à Smorgony; c'était le 6.

En entrant dans cette ville, nous apprîmes que l'Empereur en était parti la veille, à dix heures du soir, pour la France, laissant le commandement de l'armée au roi Murat. Beaucoup d'étrangers profitèrent de cette occasion pour jeter de la défaveur sur l'Empereur à propos d'une démarche qui n'était que naturelle, car, après la conspiration de Malet, sa présence devenait nécessaire en France, non seulement pour la partie administrative, mais pour y organiser une nouvelle armée. On voyait, au milieu des groupes d'hommes à demi morts qui arrivaient, d'autres individus qui paraissaient tout à fait étrangers et à part des malheureux, car ils étaient bien vêtus et vigoureux; ils criaient contre la démarche de l'Empereur. Depuis, j'ai toujours pensé que ces hommes étaient des agents de l'Angleterre qui arrivaient au-devant de l'armée pour y prêcher la défection.

Au milieu de cette multitude, je perdis un des hommes qui m'accompagnaient, mais, pressé de trouver un gîte pour passer la nuit, je ne pouvais pas le chercher. Voyant passer un officier badois faisant partie de la garnison de la ville, je le suivis avec l'autre homme qui me restait, pensant bien qu'il avait un logement où nous pourrions peut-être nous introduire. Effectivement, il entra chez un juif où il était logé, et, s'apercevant que nous le suivions, nous en facilita l'entrée. Lorsque nous y fûmes, nous nous installâmes près d'un poêle bien chaud. Il faut avoir été souffrant et malheureux comme nous l'étions, pour apprécier le bonheur d'avoir une habitation chaude, où l'on puisse passer une bonne nuit.

Dans la même chambre était un jeune officier d'état-major, malade de la fièvre et couché sur un mauvais canapé. Il me conta qu'il était malade depuis Orcha, mais que, ne pouvant aller plus loin, il allait probablement finir sa carrière, car il serait pris par les Russes: «Et Dieu sait, continua-t-il, ce qu'il en adviendra! Pauvre mère, que dira-t-elle lorsqu'elle le saura?»

L'officier badois, qui était présent et qui parlait le français, chercha à le consoler en lui disant qu'il lui procurerait un cheval pour son traîneau, puisque celui qui l'avait conduit était mort. À nous, il nous promit de la soupe et de la viande, mais, pendant la nuit, il partit avec tous ceux des siens qui étaient là en garnison. Quant au pauvre officier, la fièvre augmenta pendant la nuit, il fut continuellement dans le délire, et nous, nous n'eûmes pas la soupe ni la viande sur lesquels nous avions tant compté. Nous n'eûmes que quelques oignons et quelques noisettes que le juif nous vendit bien cher, mais ce n'était pas trop payer la nuit que nous avions passée à couvert.

Le 7 au matin, comme nous étions assez bien reposés, nous partîmes de bonne heure et en faisant le moins de bruit possible, afin que le jeune officier ne pût nous entendre, vu l'impossibilité où nous étions de lui rendre aucun service. Peu d'hommes étaient sur le chemin. Lorsque nous eûmes fait une lieue, nous nous reposâmes près d'une grange incendiée; au bout d'une demi-heure, nous vîmes arriver la colonne de la Garde impériale; les débris de notre régiment étaient là, marchant toujours en ordre autant que possible; je rentrai dans les rangs. Lorsqu'on fit halte, on me demanda sans intérêt si, depuis quatre jours que l'on ne m'avait vu, j'avais trouvé des vivres. Sur ma réponse que je n'avais rien, on me tourna le dos en jurant et en frappant la terre avec la crosse du fusil.

On se remit en route, et nous arrivâmes très tard à Joupranouï: presque toutes les maisons étaient brûlées, les autres abandonnées, sans toits et sans portes. Nous nous mîmes comme nous pûmes, les uns sur les autres. Le cheval ne manquant pas, j'en fis cuire pour le lendemain.

Le lendemain 8, il faisait grand jour lorsque nous partîmes, mais le froid était tellement rigoureux, que les soldats mettaient le feu aux maisons pour se chauffer. Dans toutes maisons, il y avait des malheureux soldats: beaucoup périrent dans les flammes, n'ayant pas la force de se sauver.

Dans le milieu de la journée, nous arrivâmes dans une petite ville dont je ne me rappelle plus le nom. On disait que l'on devait y faire des distributions, mais nous apprîmes que les partisans avaient pillé les magasins avant notre arrivée, et que ceux qui étaient chargés des distributions, ainsi que les commissaires des guerres, s'étaient sauvés.

Nous continuâmes notre route, enjambant sur les morts et les mourants. Lorsque nous fîmes halte près d'un bois où un soldat de la compagnie aperçut un cheval abandonné, nous nous réunîmes à plusieurs pour le tuer et en prendre chacun un morceau, mais comme personne n'avait plus de hache ni de forces pour en couper, nous le tuâmes pour en avoir le sang, que nous recueillîmes dans une marmite enlevée à une cantinière allemande et, comme nous trouvions toujours des feux abandonnés, nous le fîmes cuire en mettant dedans de la poudre pour assaisonnement: mais, à peine était-il à moitié cuit, nous aperçûmes une légion de Cosaques. Nous eûmes, cependant, le temps de le manger tel qu'il était et à pleines mains, de manière que nos figures et nos vêtements étaient barbouillés de sang. Nous étions épouvantables à voir, et nous faisions pitié.

Cette halte, causée par un embarras occasionné par l'artillerie, que des chevaux à demi morts traînaient encore, avait réuni plus de trente mille hommes de toutes armes et de toutes les nations, qui offraient un tableau impossible à décrire. Enfin, nous continuâmes à marcher, et nous arrivâmes dans un grand village à trois ou quatre-lieues de Wilna.

Comme j'allais me disposer à passer la nuit dans une écurie où toute la compagnie était logée, l'on me commanda de garde de police. Je partis avec les hommes que l'on put ramasser et qui vinrent de bon coeur, espérant être mieux, mais l'on me désigna, pour corps de garde, une espèce de baraque qui se trouvait au milieu de la place, sur une élévation, et où le vent vient de tous côtés; malgré le grand feu que nous avions fait, il nous fut impossible de reposer un seul instant.

Je reconnus ce village pour celui où nous avions logé, cinq mois avant, en partant de Wilna pour aller à Moscou, et où j'avais perdu un trophée, c'est-à-dire une petite boîte dans laquelle il y avait des bagues, des colliers en cheveux et des portraits provenant des maîtresses que j'avais eues dans tous les pays où j'avais été. J'ai beaucoup regretté ma petite collection.

Le matin 9, nous partîmes pour Wilna, par un froid de vingt-huit degrés[59]. De deux divisions, fortes encore de plus de dix mille hommes, Français et Napolitains, qui, depuis deux jours, s'étaient joints à nous, ainsi que d'autres qui nous attendaient, échelonnés sur la route, à peine, deux mille arrivèrent à Wilna. Le reste fut décimé dans cette terrible journée. Et cependant ces hommes étaient bien vêtus, et rien ne leur avait manqué en fait que de nourriture, car ils n'avaient quitté les bons cantonnements où ils étaient, en Poméranie et en Lithuanie, que depuis quelques jours. Lorsque nous les rencontrâmes, nous leur fîmes pitié, mais, deux jours après, ils étaient plus malheureux que nous.

[Note 59: Beaucoup ont affirmé 30 ou 32 degrés. (Note de l'auteur)]

Moins démoralisés que nous, on les voyait se secourir les uns les autres; mais lorsqu'ils virent qu'ils étaient aussi les victimes de leur dévouement, ils devinrent aussi égoïstes que les autres, les officiers supérieurs comme les simples soldats.

L'espoir d'arriver, dans quelques heures, à Wilna, où nous devions avoir des vivres en abondance, m'avait rendu des forces, ou plutôt, comme beaucoup de mes camarades, je faisais, pour arriver, des efforts surnaturels. Le froid de vingt-huit degrés était au-dessus de tout ce que l'on pouvait faire. Je me sentais défaillir, il semblait que nous marchions au milieu d'une atmosphère de glace. Combien de fois, dans cette triste journée, je regrettai ma peau d'ours qui déjà, dans des froids semblables, m'avait sauvé la vie! Je n'avais plus de respiration, des glaces s'étaient formées dans mon nez; mes lèvres se collaient; mes yeux, éblouis par la neige et par la faiblesse, pleuraient, les larmes se gelaient et je n'y voyais plus. Alors j'étais forcé de m'arrêter et de me couvrir la figure avec la peau d'hermine de mon collet, pour en faire fondre la glace. C'est de cette manière que j'arrivai près d'une grange à laquelle on avait mis le feu pour se chauffer. Alors je pus respirer un peu: il en était de même de presque toutes les habitations que l'on rencontrait. Dans presque toutes, il y avait des malheureux soldats qui, ne pouvant aller plus loin, s'y étaient retirés pour mourir.

Nous aperçûmes les clochers de Wilna: je voulus presser le pas afin d'arriver des premiers, mais les vieux chasseurs de la Garde que je rencontrai m'en empêchèrent. Ils marchaient en colonne et sur deux rangs, de manière à barrer la route, afin que personne ne passât sans marcher en ordre. On voyait des vieux guerriers ayant des glaçons qui leur pendaient à la barbe et aux moustaches, comprimant leurs souffrances pour marcher en ordre, mais cet ordre que l'on voulait maintenir fut impossible. On se jeta en confusion dans le faubourg: en y entrant, j'aperçus à la porte d'une maison un de mes amis, vélite et officier aux grenadiers, étendu mort; les grenadiers étaient arrivés une heure avant nous. Beaucoup d'autres tombèrent, en arrivant, d'épuisement et de froid; le faubourg était déjà parsemé de cadavres. On désigna une maison pour notre bataillon et, quoique déjà il s'y trouvait des Badois qui faisaient partie de la garnison, le logement ne fut pas trop petit. Il est vrai qu'un instant après, ils évacuèrent la maison, tant ils avaient peur d'être dévorés par nous.

On nous fit une distribution de viande de boeuf: nous ne fûmes pas assez raisonnables de la réunir pour en faire une soupe. On tombait dessus comme des affamés que nous étions, chacun la fit cuire ou chauffer comme il put, quelques-uns la mangèrent crue. Un de mes amis nommé Poton, gentilhomme breton, vélite et sergent de la même compagnie que moi, attendait avec une impatience marquée qu'on lui donnât son morceau, qui pouvait être d'une demi-livre. Comme il était séparé d'environ deux pas de celui qui coupait, on le lui jeta. Il l'attrapa au vol de ses deux mains, comme un chat aurait fait de ses pattes, le porta à sa bouche et le dévora avec des mouvements convulsifs, malgré tout ce que nous pûmes faire pour l'en empêcher: il ne voyait plus rien que le morceau qu'il dévorait.

Il pouvait être midi lorsque nous arrivâmes. Une heure après, j'entrais en ville afin de voir si je ne trouverais pas de pain et d'eau-de-vie à acheter. Mais, presque partout, les portes étaient fermées; les habitants, quoique nos amis, avaient été épouvantés en voyant cinquante à soixante mille dévorants, comme nous étions, dont une partie avait l'air fou et imbécile; et d'autres, comme des enragés, couraient en frappant à toutes les portes et aux magasins, où l'on ne voulait rien leur donner ni distribuer, parce que les fournisseurs voulaient que tout se fît en ordre, chose impossible, puisque l'ordre n'existait plus.

Comme je voyais qu'il n'était pas possible de se procurer ce dont j'avais besoin, je me décidais à revenir au faubourg, lorsque je m'entendis appeler par mon nom; je me retourne et, à ma grande surprise, j'aperçois Picart qui me saute au cou et m'embrasse en pleurant de plaisir. Depuis le passage de la Bérézina, deux fois il avait rencontré le régiment, mais on lui avait assuré que j'étais mort ou prisonnier. Il me dit qu'il avait de la farine et qu'il allait la partager avec moi; que, pour de l'eau-de-vie, il me conduirait chez son juif, où il se faisait fort de m'en avoir, et probablement du pain. Je le priai de m'y conduire en attendant que l'on distribuât des vivres dont j'avais la certitude que l'on aurait, puisque les magasins étaient remplis.

Je n'oublierai jamais le singulier effet que produisit sur moi la vue d'une maison habitée; il me semblait qu'il y avait des années que je n'en avais vu. Picart me fit prendre un peu d'eau-de-vie, que j'eus bien de la peine à avaler: ensuite, j'en achetai une bouteille pour vingt francs, que je mis précieusement dans ma carnassière. Mais, pour du pain, il fallait attendre jusqu'au soir; il y avait cinquante jours que je n'en avais mangé, il me semblait que j'aurais oublié toutes mes misères, si j'en avais eu.

Le juif me conta que les premiers qui étaient arrivés le matin avaient tout dévoré; il nous conseilla de ne pas sortir de chez lui, d'attendre et d'y coucher, qu'il se chargeait de nous procurer tout ce dont nous aurions besoin, et d'empêcher que d'autres n'entrent chez lui. D'après son avis, je me décidai à me reposer sur un banc contre le poêle.

Je demandai à Picart comment il se faisait qu'il était si bien avec cette famille juive, car je voyais qu'on le traitait comme un enfant de la maison. Il me répondit qu'il s'était fait passer pour le fils d'une juive; qu'il avait, pendant les quinze jours que nous avions resté dans cette ville, au mois de juillet, toujours été avec eux à la synagogue, parce qu'à la suite de cela, il y avait toujours quelques coups de schnapps [60] à boire, et des noisettes à croquer.

[Note 60: Schnapps, eau-de-vie.]

Il y avait longtemps que je n'avais ri, mais je ne pus m'empêcher d'éclater, au point que le sang ruissela de mes lèvres.

Picart allait continuer à me conter ces fariboles, quand, tout à coup, nous entendons le bruit du canon et nous voyons arriver notre hôte: il avait l'air tout effaré, ne sachant plus parler. Il finit par nous dire qu'il venait de voir arriver des soldats bavarois suivis par des Cosaques, justement par la porte où nous étions arrivés.

Effectivement, la garnison de la ville battait la générale. À ce bruit, Picart saisit ses armes et, s'avançant près de moi qui n'étais pas très disposé à bouger: «Allons, mon pays! me dit-il en me frappant sur l'épaule, nous sommes de la Garde impériale, il faut être les premiers à courir aux armes! Ensuite, il ne faut pas souffrir que ces sauvages viennent manger le pain qu'on nous a promis pour ce soir! Si vous avez la force, suivez-moi, et allons nous réunir à ceux qui vont charger cette canaille, chose qui ne sera pas difficile!»

Je suivis Picart. Quelques hommes couraient pour se réunir sans savoir où, mais un plus grand nombre se retirait du côté opposé où l'on devait se battre, et un plus grand nombre encore, insouciants de tout, ne faisaient pas attention à ce qui se passait.

Lorsque nous fûmes près de la porte qui conduisait au faubourg, nous rencontrâmes un détachement de grenadiers et chasseurs de la Garde. Picart me quitta pour prendre son rang parmi les siens, et comme, à la gauche, il s'en trouvait quelques-uns de chez nous et une vingtaine d'officiers qui avaient des fusils, je les suivis en marchant comme eux, sans savoir qui nous commandait et où nous allions. L'on gravit la montagne sans ordre, chacun comme il put; plusieurs tombèrent et restèrent en arrière. Nous étions arrivés aux deux tiers de la montagne, que je m'étonnais d'avoir pu aller jusque-là, lorsque je tombai à mon tour et, quoique aidé par un paysan lithuanien, j'eus bien de la peine à me relever. Je priai ce brave homme de ne pas m'abandonner, et, pour l'engager à rester avec moi, je lui donnai environ la valeur de quatre francs en monnaie russe, et un verre d'eau-de-vie, dans le petit vase que je possédais encore. Mon paysan fut tellement content qu'il m'aurait, si j'avais voulu, porté sur son dos. Nous continuâmes à marcher dans un endroit parsemé d'hommes et de chevaux morts qui, le matin, avaient, comme l'on dit, péri au port. Beaucoup d'armes se trouvaient à terre; mon paysan ramassa une carabine et des cartouches en me disant qu'il voulait se battre contre les Russes.

Après bien du mal, nous arrivâmes sur le haut de la montagne où les Prussiens étaient déjà en bataille. Deux cents hommes, dont les trois quarts étaient de la Garde, se trouvaient en face d'ennemis qui consistaient en cavalerie dont une partie était en éclaireurs, et, comme les Bavarois avaient, en battant en retraite, laissé quelques hommes sur le haut de la montagne, avec deux pièces de canon, deux coups chargés à mitraille suffirent pour les faire disparaître. Comme la position n'était pas tenable, à cause du froid, nous fîmes demi-tour pour revenir en ville, où le désordre était à son comble. La terreur s'était emparée de la garnison, composée presque entièrement d'étrangers; les uns se mettaient en disposition de quitter la ville, en chargeant des voitures, des traîneaux, des chevaux. En même temps, l'on entendait crier: «Qui a vu mon cheval? Où est ma voiture? Arrêtez donc celui qui se sauve avec mon traîneau!» Ce désordre était particulièrement causé par les bandes de voleurs qui s'étaient organisées au commencement de la retraite, dont j'ai signalé plus haut l'existence, et qui, voyant une bonne occasion, en profitaient pour enlever voitures, chevaux et traîneaux chargés de vivres, d'or et d'argent, car, en grande partie, toutes ces dispositions de départ étaient faites par des commissaires des guerres, des fournisseurs et d'autres employés de l'armée, qui durent, dès ce moment, faire cause commune avec nous, tandis que les voleurs filaient sur la route de Kowno, certains de ne pas être suivis.

En passant dans le faubourg, je ne voulus pas entrer dans la maison où s'étaient logés les débris de notre bataillon; je voulais entrer en ville pour deux choses, d'abord pour du pain dont j'étais certain d'avoir avec Picart, et aussi pour que l'on puisse dire que je venais de faire partie de la petite expédition qui venait de chasser les Russes. Mais nous, n'étions pas encore sur la place que l'on rompit les rangs, et chacun s'en alla, persuadé que nous ne serions pas longtemps tranquilles. Je courus à la droite pour retrouver Picart, mais, à ma grande surprise, l'on me dit qu'il avait pris la première à gauche avec dix autres grenadiers et chasseurs commandés par un officier, pour être de garde chez le roi Murat, qui venait de quitter la ville pour aller se loger dans le faubourg, sur la route de Kowno.

Je pris le parti de le chercher au logement du roi Murat. Chemin faisant, je passai devant la maison où était logé le maréchal Ney: devant la porte, plusieurs grenadiers de la ligne, de garde, se chauffaient à un bon feu qui me donna une envie de m'approcher pour y prendre part. Voyant comme j'étais malheureux, ils s'empressèrent de me faire place. Plusieurs étaient vigoureux et bien habillés.

Comme je leur en témoignais ma surprise, ils me dirent qu'ils n'avaient pas été jusqu'à Moscou; qu'ayant été blessés au siège de Smolensk, on les avait évacués sur Wilna, où ils avaient resté jusqu'à présent; qu'ils étaient guéris et prêts à se battre. Je leur demandai s'ils ne pouvaient me procurer du pain. Ils me dirent, comme le juif, que, si je voulais revenir le soir, ou rester avec eux, ils étaient certains que j'en aurais, mais, comme il fallait que je retourne au faubourg où était le bataillon, je promis à ces grenadiers que je reviendrais le soir, et que chaque pain de munition leur serait payé cinq francs. Avant de les quitter, ils me contèrent qu'un instant avant que je n'arrive près d'eux, un peu après que les Russes s'étaient montrés près de la ville, un général allemand était venu chez le Maréchal, en lui conseillant de partir, s'il ne voulait pas être surpris par les Russes; mais le Maréchal lui avait répondu, en lui montrant une centaine de grenadiers qui se chauffaient dans la cour, qu'avec cela il se moquait de tous les Cosaques de la Russie, et qu'il coucherait dans la ville.

Je leur demandai combien ils étaient pour la garde du Maréchal: «Environ soixante, me répondit un tambour assis sur sa caisse, et autant que nous avons trouvés ici bien portants. Depuis le passage du Dniéper, je suis avec le Maréchal et, avec lui, nous savons comment l'on arrange ces chiens de Cosaques. Coquin de Dieu! continua-t-il, s'il ne faisait pas si froid et si je n'avais pas une patte gelée, je voudrais battre la charge demain, toute la journée!»

Je retournai au faubourg; en entrant dans la maison où nous étions logés, je trouvai tous mes camarades couchés sur le plancher; l'on avait fait du bon feu, il faisait chaud; j'étais plus que fatigué, je fis comme eux: je me couchai.

Il pouvait être deux heures du matin lorsque je m'éveillai et, comme j'avais manqué le rendez-vous donné aux grenadiers de la garde du Maréchal, j'annonçai à mes camarades que j'allais entrer en ville pour y chercher du pain, que c'était le bon moment, parce que toute la troupe était couchée et que, d'ailleurs, j'avais des billets de banque russes. On m'avait assuré que, plus loin, l'on n'en voudrait plus, et qu'à l'heure qu'il était, je trouverais facilement des juifs ne demandant pas mieux que de faire des échanges. Plusieurs tâchèrent de se lever pour venir avec moi, mais ne le purent. Un seulement, Bailly, sergent vélite, se leva, et les autres nous chargèrent de leurs billets, comptant d'en avoir cinquante francs. Nous les avions reçus, à Moscou, pour cent, qui était leur valeur: cent roubles.

Il faisait un beau clair de lune, mais, lorsque nous fûmes sur la rue, il ne s'en fallut pas de beaucoup que nous ne rentrâmes dans la maison, tant le froid était excessif.

Jusqu'à la porte de la ville, nous ne rencontrâmes personne. Arrivés à la porte, nous ne vîmes personne pour la garder, pas une sentinelle: les Russes pouvaient y entrer aussi facilement que nous. Lorsque nous fûmes en face de la première maison sur notre gauche, j'aperçus de la lumière par le soupirail de la cave et, me baissant, je vis que c'était une boulangerie, et que l'on venait d'y cuire du pain. Depuis que nous nous étions approchés de la maison, l'odeur nous en montait fortement au nez. Mon camarade frappa; aussitôt l'on vint demander ce que nous voulions. Nous répondîmes: «Ouvrez, nous sommes des généraux!» De suite l'on ouvrit, et nous entrâmes. On nous fit passer dans une grande chambre où nous vîmes beaucoup d'officiers supérieurs étendus à terre. On ne s'inquiéta pas de savoir si nous étions ce que nous nous étions annoncés, car depuis longtemps, l'on avait peine à reconnaître un officier supérieur d'avec un soldat.

Une grosse femme se tenait debout contre la porte de la cave; nous lui demandâmes si elle avait du pain à nous vendre. Elle nous répondit que non, qu'il n'y en avait pas de cuit, et, en même temps, elle nous offrit de descendre dans la cave, qui était la boulangerie, afin de nous en assurer. Un officier, qui était couché sur une botte de paille et enveloppé dans une grande pelisse, se leva et descendit avec nous. Nous vîmes deux garçons boulangers qui dormaient. Nous regardâmes de tous côtés, nous ne vîmes rien, et nous commencions à croire que cette femme ne nous avait pas trompés, quand, tout à coup, en me baissant, j'aperçus, sous le pétrin, un grand panier que je tirai à moi. À notre grande surprise, nous vîmes qu'il contenait sept grands pains blancs, de trois à quatre livres, aussi beaux que ceux qu'on fait à Paris. Quel bonheur! Quelle trouvaille pour des hommes qui n'en avaient pas mangé depuis cinquante jours! Je commençai par m'emparer de deux, que je mis sous mes bras et sous mon collet, mon camarade en fit autant, et l'officier prit les trois autres: cet officier était Fouché, grenadier vélite, alors adjudant-major dans un régiment de la Jeune Garde, actuellement maréchal de camp. Nous sortîmes de la cave: la femme était encore debout à la porte; nous lui dîmes que nous reviendrions le matin, lorsqu'il y aurait du pain de cuit. Pour être débarrassée de nous, ne s'apercevant pas de ce que nous emportions, elle nous ouvrit la porte, et nous fûmes dans la rue[61].

[Note 61: Depuis ce temps, j'ai revu M. le général Fouché, et lui rappelant cet épisode de Wilna, il me dit qu'après notre sortie de la maison, il manqua d'être assassiné par ceux qui étaient dans la même maison et par les personnes de la maison qui voulaient lui faire payer celui que nous avions emporté. (Note de l'auteur.)]

Une fois libres, laissant tomber nos fusils dans la neige, nous nous mîmes à mordre dans nos pains comme des voraces, mais, comme j'avais les lèvres toutes fendues, je ne pouvais ouvrir la bouche pour mordre comme je l'aurais voulu.

Dans ce moment, nous aperçûmes deux individus qui nous demandèrent si nous n'avions rien à vendre ou à changer: nous reconnûmes des juifs. Je commençai par leur dire que nous avions des billets de banque russes, qu'ils étaient de cent roubles, et combien ils voulaient en donner: «Cinquante!» nous dit le premier en allemand. «Cinquante-cinq!» dit l'autre. «Soixante!» reprend le premier. Enfin il finit par nous en offrir soixante-dix-sept, et je mis encore pour condition qu'il nous payerait du café au lait. Il y consentit. Le second vint derrière moi, en me disant: «Quatre-vingts!» Mais le marché était arrêté et, comme on nous avait promis du café au lait, nous n'aurions pas voulu, pour vingt francs de plus au billet, faire marché avec d'autres.

Le juif avec qui nous venions de faire affaire nous conduisit chez un banquier, car lui n'était qu'un agent d'affaires. Le banquier était aussi juif. Lorsque nous y fûmes, on nous demanda nos billets; nous en avions neuf. Pour mon compte, j'en avais trois. Après les avoir donnés, on les regarda minutieusement comme les juifs regardent. Ensuite, ils passèrent dans une autre chambre, et nous, en attendant nous nous assîmes sur un banc où nous pûmes, provisoirement, caresser notre pain. Le juif qui nous avait conduits était resté avec nous, mais, un instant après, on le fit passer dans une chambre où était le banquier. Alors nous pensâmes que c'était pour nous remettre notre argent, et nous attendîmes tranquillement.

L'envie que nous avions de boire du café nous fit perdre patience; nous appelâmes le patron, mais personne ne parut. L'idée que l'on voulait nous voler me vint de suite; j'en fis part à mon camarade, qui pensa comme moi. Alors, pour mieux se faire entendre, il donna un grand coup de crosse de fusil contre une espèce de comptoir. Comme personne ne paraissait encore, il redoubla contre une cloison en planches de sapin qui faisait séparation avec la chambre où étaient nos fripons. Nous les vîmes qui avaient l'air de se concerter. Ayant demandé notre argent, on nous dit d'attendre; mais mon camarade chargea son arme en présence de toute la bande, et moi je sautai au cou de celui qui nous avait conduits, en lui demandant nos billets. Lorsqu'ils virent que nous étions déterminés à faire quelque scène qui n'aurait pas tourné à leur avantage, ils s'empressèrent de nous compter notre argent dont les deux tiers en or. Prenant celui qui nous avait conduits, nous le fîmes sortir avec nous; lorsque nous fûmes dans la rue, il protesta que tout ce qui venait de se passer n'était pas de sa faute. Nous voulûmes bien le croire, en considération du café qu'il nous avait promis. Il nous conduisit chez lui, où il tint parole.

Lorsque nous eûmes mangé, mon camarade voulut retourner au faubourg, mais, tant qu'à moi, me trouvant trop fatigué et même malade, je me décidai d'attendre le jour où j'étais, et, comme il s'y trouvait deux cavaliers bavarois, je me crus en sûreté; j'avais mis mon argent dans ma ceinture et mon pain dans mon sac. Je me couchai sur un canapé: il pouvait être quatre heures du matin.

Il n'y avait pas une demi-heure que je reposais, lorsque des coliques insupportables me prirent, je fus forcé de me lever; après, suivirent des maux de coeur, et je rendis tout ce que j'avais dans le corps; ensuite j'eus un dérangement qui ne me donna pas un moment de repos, de sorte que je pensais que le juif m'avait empoisonné. Je me crus perdu, car j'étais tellement faible, que je ne pus prendre la bouteille à l'eau-de-vie que j'avais dans mon sac. Je priai un des cavaliers bavarois de m'en donner à boire. Après en avoir pris un peu, je me trouvai mieux; alors je me remis sur le canapé, où je m'assoupis. Je ne sais combien de temps je restai dans cette position, mais, lorsque je m'éveillai, je trouvai que l'on m'avait enlevé mon pain dans mon sac. Il ne m'en restait plus qu'un morceau, que j'avais mis dans ma carnassière, avec ma bouteille d'eau-de-vie qui, fort heureusement, était pendue à mon côté. Mon bonnet de rabbin, que je mettais sous mon schako, avait aussi disparu, ainsi que les cavaliers bavarois. Ce n'était pas cela qui m'inquiétait le plus, mais bien ma position, qui était véritablement critique: indépendamment de mon dérangement de corps, mon pied droit était gelé et ma plaie s'était ouverte. La première phalange du doigt du milieu de la main droite était prête à tomber; la journée de la veille, avec le froid de vingt-huit degrés, avait tellement envenimé mon pied, qu'il me fut impossible de remettre ma botte. Je me vis forcé de l'envelopper de chiffons, après l'avoir graissé avec la pommade que l'on m'avait donnée chez le Polonais, et par-dessus tout, une peau de mouton que j'attachai avec des cordes. J'en fis autant à la main droite.

Je me disposais à sortir, lorsque le juif m'engagea à rester. Il me dit qu'il y avait du riz à me vendre: je lui en achetai une portion, pensant que cela me serait bon pour arrêter le mal. Je le priai de me procurer un vase pour le faire cuire; il alla me chercher une petite bouilloire en cuivre rouge que j'attachai sur mon sac avec ma botte, ensuite je sortis de la maison après lui avoir donné dix francs.

Lorsque je fus dans la rue, j'entendis des cris de désespoir: j'aperçus une femme pleurant sur un cadavre à la porte d'une maison. Cette femme m'arrêta pour me dire de la secourir, de lui faire rendre tout ce qu'on lui avait pris: «Depuis hier, me dit-elle, je suis logée dans la maison que vous voyez, chez des scélérats de juifs. Mon mari était fort malade: pendant la nuit, ils nous ont pris tout ce que nous avions, et ce matin, je suis sortie pour aller me plaindre. Voyant que je ne pouvais avoir de secours de personne, je suis revenue pour soigner mon pauvre mari; mais lorsque je suis arrivée ici, jugez de mon effroi en voyant, à la porte de la maison, un cadavre! Ces scélérats avaient profité de ce que j'étais sortie pour l'assassiner! Monsieur, continua-t-elle, ne m'abandonnez pas! Venez avec moi!» Je lui répondis qu'il m'était impossible, mais que ce qu'elle pouvait faire de mieux était de se réunir à ceux qui partaient. Elle me fit signe de la main que c'était impossible, et comme, depuis un moment, j'entendais des coups de fusil, je laissai cette malheureuse et me dirigeai du côté de Kowno, où j'arrivai au milieu de dix mille hommes de toutes armes, femmes, enfants se pressant, se poussant afin de passer les premiers.

Le hasard me fit rencontrer un capitaine de la Jeune Garde qui était mon pays[62]. Il était avec son lieutenant, son domestique et un mauvais cheval. Le capitaine n'avait plus de compagnie, le régiment n'existait plus. Je lui contai mes peines, il me donna un peu de thé et un morceau de sucre, mais, un instant après, une autre masse de monde arriva derrière nous, qui nous sépara. À la tête de la première cohue, un tambour battait la marche de retraite, probablement à la tête d'un détachement de la garnison que je n'ai pu voir. Nous marchâmes pendant plus d'une demi-heure; nous arrivâmes à l'extrémité du faubourg. Alors on commença à respirer, et chacun marcha comme il put. Lorsque je fus hors de la ville, je ne pus m'empêcher de faire des réflexions en pensant à notre armée qui, cinq mois avant, était entrée, dans cette capitale de la Lithuanie, nombreuse et fière, et qui en sortait misérable et fugitive.

[Note 62: M. Débonnez, de Condé, tué à Waterloo, chef de bataillon. (Note de l'auteur).]

X

De Wilna à Kowno.—Le chien du régiment.—Le maréchal Ney.—Le trésor de l'armée.—Je suis empoisonné.—La «graisse de voleur».—Le vieux grenadier.—Faloppa.—Le général Roguet.—De Kowno à Elbing.—Deux cantinières.—Aventures d'un sergent.—Je retrouve Picart.—Le traîneau et les juifs.—Une mégère.—Eylau.—Arrivée à Elbing.

Nous n'étions encore qu'à un quart de lieue de la ville quand nous aperçûmes les Cosaques à notre gauche, sur les hauteurs et dans la plaine, à notre droite. Cependant ils n'osaient se hasarder de venir à notre portée. Après avoir marché quelque temps, je rencontrai le cheval d'un officier du train d'artillerie, tombé et abandonné. Il avait, sur le dos, une schabraque en peau de mouton: c'était précisément ce qu'il fallait pour couvrir mes pauvres oreilles, car il m'eût été impossible d'aller bien loin sans m'exposer à les perdre. J'avais, dans ma carnassière, des ciseaux provenant de la trousse du docteur, trouvée sur le Cosaque que j'avais tué le 23 novembre. Je voulus me mettre à l'ouvrage pour en couper et faire ce que nous appelions des oreillères, afin de remplacer le bonnet de rabbin, mais ayant la main droite gelée et l'autre fortement engourdie, je ne pus parvenir à mon but. Déjà je me désespérais, lorsqu'un second arriva, plus fort et plus vigoureux que moi; il était de la garnison de Wilna. Il coupa avec un couteau la sangle qui retenait la schabraque, ensuite il m'en donna la moitié. En attendant que je pusse l'arranger convenablement, je la mis sur la tête et continuai à marcher.

Deux coups de canon se firent entendre, ensuite la fusillade: c'était le maréchal Ney qui sortait de la ville en faisant l'arrière-garde, et qui était aux prises avec les Russes. Ceux qui ne pouvaient plus combattre doublèrent le pas autant qu'il leur était possible; je voulus faire comme eux, mais mon pied gelé et ma mauvaise chaussure m'en empêchaient, puis les coliques qui me prenaient à chaque instant et qui me forçaient de m'arrêter, faisaient que je me trouvais toujours des derniers. J'entendis derrière moi un bruit confus: je fus heurté par plusieurs soldats de la Confédération du Rhin qui fuyaient. Je tombai de tout mon long dans la neige et, aussitôt, d'autres me passèrent sur le corps. Ce fut avec beaucoup de peine que je me relevai, car j'étais abîmé de douleurs, mais comme j'étais habitué aux souffrances, je ne dis rien. J'aperçus, pas loin de moi, l'arrière-garde; je me crus perdu si, malheureusement, elle venait à me dépasser, mais le contraire arriva, car le maréchal la fit arrêter sur une petite éminence, afin de donner le temps à d'autres hommes que l'on apercevait de sortir encore de la ville pour nous rejoindre. Le maréchal avait avec lui, pour contenir l'ennemi, environ trois cents hommes.

J'aperçus devant moi un individu que je reconnus, à sa capote, pour être un homme du régiment. Il marchait fortement courbé, en paraissant accablé sous le poids d'un fardeau qu'il portait sur son sac et sur ses épaules. Faisant un effort pour me rapprocher de lui, je fus à même de voir que le fardeau était un chien et que l'homme était un vieux sergent du régiment nommé Daubenton[63]; le chien qu'il portait était le chien du régiment, que je ne reconnaissais pas.

[Note 63: Le sergent Daubenton était un vieux brave qui avait fait les campagnes d'Italie. (Note de l'auteur).]

Je lui témoignai ma surprise de le voir chargé d'un chien, puisque lui-même avait de la peine à se traîner, et, sans lui donner le temps de me répondre, je lui demandai si c'était pour le manger; que, dans ce cas, le cheval était préférable: «Hélas! non, me répondit-il, j'aimerais mieux manger du Cosaque; tu ne reconnais donc pas Mouton, qui a les pattes gelées et qui ne peut plus marcher?—C'est vrai, lui dis-je, mais qu'en veux-tu faire?» Tout en marchant, Mouton, à qui j'avais passé la main droite emmaillotée sur le dos, leva la tête pour me regarder et sembla me reconnaître. Daubenton m'assura que, depuis sept heures du matin, et même avant, les Russes étaient dans les premières maisons du faubourg où nous avions logé: que tout ce qui restait de la Garde en était parti à six, et qu'il était certain que plus de douze mille hommes de l'armée, officiers et soldats, qui ne pouvaient plus marcher, étaient restés au pouvoir de l'ennemi. Pour lui, il avait failli subir le même sort par dévouement pour son chien; il voyait bien qu'il serait obligé de l'abandonner sur la route, dans la neige: la veille du jour où nous étions arrivés à Wilna, par vingt-huit degrés, il avait eu les pattes gelées et, ce matin, voyant qu'il ne pouvait plus marcher, il avait résolu de l'abandonner sans qu'il s'en aperçoive; mais ce pauvre Mouton se doutait qu'il voulait partir sans lui, car il se mit tellement à hurler qu'à la fin il se décida à le laisser suivre. Mais à peine avait-il fait dix pas dans la rue, il s'aperçut que son malheureux chien tombait à chaque instant sur le nez: alors il se l'était fait attacher sur les épaules et sur son sac, et c'était de cette manière qu'il avait rejoint le maréchal Ney, qui faisait l'arrière-garde avec une poignée d'hommes.

Tout en marchant, nous nous trouvâmes arrêtés par un caisson renversé qui barrait une partie du chemin: il était ouvert, il contenait des sacs de toile, mais vides. Ce caisson était probablement parti de Wilna la veille, ou le matin, et avait été pillé en route, car il avait été chargé de biscuits et de farine. Je proposai à Daubenton de nous arrêter un instant, car une forte colique venait de me prendre; il y consentit volontiers, d'autant plus qu'il voulait décidément se débarrasser de Mouton d'une manière ou d'une autre.

À peine nous disposions-nous à nous mettre à notre aise, que nous aperçûmes, derrière un ravin, un peloton d'une trentaine de jeunes Hessois qui avaient fait partie de la garnison de Wilna et en étaient partis depuis le point du jour. Ils attendaient le maréchal Ney. Ils étaient à trente pas de nous et en avant sur la droite de la route. Au même instant, nous vîmes, sur notre gauche, un autre peloton de cavaliers, au nombre de vingt, environ; un officier les commandait. De suite nous les reconnûmes pour des Russes; c'étaient des cuirassiers à cuirasses noires sur habits blancs; ils étaient accompagnés de plusieurs Cosaques épars çà et là; ils marchaient de manière à couper la retraite aux Hessois, ainsi qu'à nous et à une infinité d'autres malheureux qui venaient de les apercevoir et qui rétrogradaient pour rejoindre l'arrière-garde en criant: «Gare aux Cosaques!»

Les Hessois, commandés par deux officiers, et qui, probablement, avaient aperçu les Russes avant nous, s'étaient mis en mesure de se défendre. Pour leur faire face, ils firent une demi-conversion à gauche, en conservant pour point d'appui la petite butte qui les couvrait derrière.

Dans ce moment, nous vîmes un grenadier de la ligne, bien portant et bien décidé, passer près de nous et aller en courant prendre rang parmi les Hessois. Nous nous disposions à faire de même, mais, pour le moment, ma position ne me le permettait pas. D'un autre côté, Daubenton, que Mouton embarrassait, voulait, avant tout, le mettre dans le caisson, mais nous n'en eûmes pas le temps, car les cavaliers vinrent au galop du côté des Hessois: là, ils s'arrêtèrent en leur signifiant de mettre bas les armes. Un coup de fusil fut la réponse; c'était celui du grenadier français, qui fut, en même temps, suivi d'une décharge générale des Hessois.

À cette détonation, nous pensions voir tomber la moitié des cavaliers, mais, chose étonnante, pas un ne tomba, et l'officier, qui était en avant et qui aurait dû être pulvérisé, ne parut rien avoir. Son cheval fit seulement un saut de côté. Se remettant aussitôt et se tournant vers les siens, ils fondirent sur les Hessois et, en moins de deux minutes, ils furent culbutés et sabrés. Plusieurs se sauvèrent; alors les cavaliers se mirent à les poursuivre.

Au même instant, Daubenton, voulant se débarrasser de Mouton, me cria de l'aider, mais trois cavaliers passèrent auprès de lui, à la poursuite des Hessois. Aussitôt, pour être plus à même de se défendre, il voulut se retirer sous le caisson où j'étais dans une triste position, souffrant de coliques et de froid, mais il n'en eut pas le temps, car un des trois cavaliers venait de faire un demi-tour et de le charger. Il fut assez heureux pour le voir à temps et se mettre en défense, mais non aussi avantageusement qu'il l'aurait voulu, car Mouton, qui aboyait comme un bon chien après le cavalier, le gênait dans ses mouvements. S'il n'avait pas été attaché aux courroies de son sac, il aurait pu s'en décharger par ce que nous appelions un coup sac, mais, pour le faire, il aurait fallu qu'il se débarrassât de son sac auquel il était attaché, et le cavalier, qui tournait autour de lui, ne lui en laissait pas la facilité. Pendant ce temps, quoique mourant de froid, je m'étais rajusté un peu et j'avais arrangé ma main droite de manière à pouvoir m'en servir pour faire usage de mon arme le mieux possible, n'ayant pour ainsi dire plus la force de me soutenir.

Le cavalier tournait toujours autour de Daubenton, mais à une certaine distance, craignant le coup de fusil. Voyant que pas un de nous n'en faisait usage, il pensa peut-être que nous étions sans poudre, car il avança sur Daubenton et lui allongea un coup de sabre que celui-ci para avec le canon de son fusil. Aussitôt, il passa sur la droite et lui en porta un second coup sur l'épaule gauche, qui atteignit Mouton à la tête. Le pauvre chien changea de ton; il n'aboyait plus, il hurlait d'une manière à fendre le coeur. Quoique blessé et ayant les pattes gelées, il sauta en bas du dos de son maître pour courir après le cavalier, mais comme il était attaché à la courroie du sac, il fit tomber son porteur sur le côté. Je crus Daubenton perdu.

Je me traînai sur mes genoux, environ deux pas en avant, et j'ajustai mon cavalier; mais l'amorce de mon fusil ne brûla pas; alors le cavalier, jetant un cri sauvage, s'élance sur moi,… mais j'avais eu le temps de rentrer sous le caisson, qui était renversé sur le côté gauche, en lui présentant la baïonnette.

Voyant qu'il ne pouvait rien contre moi, il retourna sur Daubenton qui n'avait pu encore se relever à cause de Mouton qui le tirait de côté en hurlant et aboyant après le cavalier. Daubenton s'était traîné contre les brancards du caisson, de sorte que son adversaire ne pouvait plus, avec son cheval, l'approcher autant. Il s'était placé en face, le sabre levé, comme pour le fendre en deux, et ayant l'air de se moquer de lui.

Daubenton, quoiqu'à demi mort de froid et de misère, et malgré sa figure maigre, pâle et noircie par le feu des bivouacs, paraissait encore plein d'énergie, mais d'un aspect étrange et en même temps comique, à cause du diable de chien qui le tirait toujours de côté en aboyant. Ses yeux étaient brillants, sa bouche écumait de rage en se voyant à la merci d'un adversaire qui, dans toute autre circonstance, n'aurait pas osé tenir une minute devant lui. Pour apaiser la soif qui le dévore, je le vois prendre plein la main de neige, la porter à sa bouche et, aussitôt, ressaisir son arme en la faisant résonner comme à l'exercice: c'est lui qui, à son tour, menace son ennemi.

Aux cris et aux gestes du cavalier, il était facile de voir qu'il n'était pas en sang-froid et, comme l'eau-de-vie ne leur manquait pas, ils paraissaient en avoir bu beaucoup; on les voyait passer et repasser, en jetant des cris, auprès de quelques hommes qui n'avaient pu se replier du côté où devait venir l'arrière-garde, les jeter dans la neige et les fouler aux pieds de leurs chevaux, car presque tous étaient sans arme, blessés ou ayant les pieds et les mains gelés. D'autres, plus valides, ainsi que quelques Hessois échappés à la première charge, s'étaient mis dans des positions à pouvoir un instant leur résister, mais cela ne pouvait se prolonger, il fallait du secours ou succomber.

Le cavalier auquel mon vieux camarade avait affaire venait de passer à gauche, toujours le sabre levé, lorsque Daubenton me cria d'une voix forte: «N'aie pas peur, ne bouge pas, je vais en finir!» À peine avait-il dit ces paroles que son coup de fusil partit; il fut plus heureux que moi. Le cuirassier est atteint d'une balle qui lui entre sous l'aisselle droite et va ressortir du côté gauche. Il jette un cri sauvage, fait un mouvement convulsif et, au même instant, son sabre retombe en même temps que le bras qui le tenait. Ensuite, jetant des flots de sang par la bouche, il pencha le corps en avant sur la tête de son cheval qui n'avait pas bougé, et resta dans cette position, comme mort.

À peine Daubenton s'était-il délivré de son adversaire et débarrassé de Mouton pour s'emparer du cheval, que nous entendîmes, derrière nous, un grand bruit, ensuite des cris: «En avant! À la baïonnette!» Aussitôt, je sors de mon caisson, je regarde du côté d'où viennent les cris, et j'aperçois le maréchal Ney, un fusil à la main, qui accourait à la tête d'une partie de l'arrière-garde.

Les Russes, en le voyant, se mettent à fuir dans toutes les directions; ceux qui se jettent à droite, du côté de la plaine, trouvent un large fossé rempli de glace et de neige qui les empêche de traverser; plusieurs s'y enfoncent avec leurs chevaux, d'autres restent au milieu de la route, ne sachant plus où aller. L'arrière-garde s'empara de plusieurs chevaux et fit marcher les cavaliers à pied au milieu d'eux pour, ensuite, les abandonner, car que pouvait-on en faire? On ne pouvait déjà pas se conduire soi-même.

Je n'oublierai jamais l'air imposant qu'avait le Maréchal dans cette circonstance, son attitude menaçante en regardant l'ennemi, et la confiance qu'il inspirait aux malheureux malades et blessés qui l'entouraient. Il était, dans ce moment, tel que l'on dépeint les héros de l'antiquité. L'on peut dire qu'il fut, dans les derniers jours de cette désastreuse retraite, le sauveur des débris de l'armée.

Tout ce que je viens de dire se passa en moins de dix minutes. Daubenton se débarrassait de Mouton, pour s'emparer du cheval de celui qu'il venait de mettre hors de combat, lorsqu'un individu, sortant de derrière un massif de petits sapins, s'avance, fait tomber le cuirassier, saisit la monture par la bride, et s'éloigne. Daubenton lui crie: «Arrêtez, coquin! C'est mon cheval! C'est moi qui ai descendu le cavalier!» Mais l'autre, que je venais de reconnaître pour le grenadier qui, le premier, avait tiré sur les Russes, se sauve avec le cheval, au milieu de la cohue d'hommes qui se pressent d'avancer. Alors Daubenton me crie: «Garde Mouton! Je cours après le cheval; il faut qu'il me le rende ou il aura affaire à moi!» Il n'avait pas achevé le dernier mot, que plus de 4000 traîneurs de toutes les nations arrivent comme un torrent, me séparant de lui et de Mouton, que je n'ai plus jamais revu. Ces hommes, que le Maréchal faisait marcher devant lui, étaient après moi sortis de Wilna.

Puisque l'occasion s'est présentée de parler du chien du régiment, il faut que je fasse sa biographie:

Mouton était avec nous depuis 1808; nous l'avions trouvé en Espagne, près de Benavente, sur le bord d'une rivière dont les Anglais avaient coupé le pont. Il était venu avec nous en Allemagne; en 1809, il avait assisté aux batailles d'Essling et de Wagram, ensuite il était encore retourné en Espagne en 1810 et 1811. C'est de là qu'il partit avec le régiment, pour faire la campagne de Russie, mais, en Saxe, il fut perdu ou volé, car Mouton était un beau caniche: dix jours après notre arrivée à Moscou, nous fûmes on ne peut plus surpris de le revoir; un détachement composé de quinze hommes, parti de Paris quelques jours après notre départ, pour rejoindre le régiment, étant passé dans l'endroit où il était disparu, le chien avait reconnu l'uniforme du régiment et suivi le détachement.

En marchant au milieu d'hommes, de femmes et même de quelques enfants, je regardais toujours si je ne voyais pas Daubenton, dont je regrettais d'être séparé; mais en arrière, je n'aperçus que le maréchal Ney avec son arrière-garde, qui prenait position sur la petite butte où les Hessois avaient été attaqués.

Après cette échauffourée, je fus encore forcé de m'arrêter, tant je souffrais de mes coliques. Devant moi, je voyais la montagne de Ponari, depuis le pied jusqu'au sommet. La route, située aux trois quarts du versant gauche, se dessinait par la quantité de caissons portant plus de sept millions d'or et d'argent, ainsi que d'autres bagages, dans des voitures conduites par des chevaux dont les forces étaient épuisées, de sorte que l'on se voyait forcé de les abandonner.

Un quart d'heure après, j'arrivai au pied de la montagne où on avait bivouaqué pendant la nuit; l'on y voyait encore l'emplacement de feux, dont une partie encore allumée; et autour desquels plusieurs hommes se chauffaient pour se reposer avant de la monter. C'est là que j'appris que les voitures, parties la veille, à minuit, du faubourg de Wilna, et arrivées à un défilé, n'avaient pu aller plus avant. Un des premiers caissons s'étant ouvert en se renversant, l'argent en avait été pris par ceux qui étaient près de là. Les autres voitures furent obligées d'arrêter depuis le haut jusqu'au bas. Beaucoup de chevaux s'étaient abattus pour ne plus se relever.

Pendant que l'on me contait cela, on entendait la fusillade de l'arrière-garde du maréchal Ney et, sur notre gauche, on apercevait les Cosaques que la vue du butin attirait, mais qui n'avançaient qu'avec circonspection, attendant que l'arrière-garde fût passée afin de moissonner sans danger.

Je me remis à marcher, mais, au lieu de prendre la route où étaient les caissons, je tournai la montagne par la droite, où plusieurs voitures avaient essayé de passer, mais presque toutes avaient été renversées dans le fossé, au bord du chemin que l'on voulait se frayer. Il y avait un caisson dans lequel il restait encore beaucoup de portemanteaux. J'aurais bien voulu en attraper un, mais, dans l'état de faiblesse où j'étais, je n'osais pas risquer cette entreprise, dans la crainte de ne pouvoir plus remonter le fossé, si je descendais dedans. Heureusement, un infirmier de la garnison de Wilna, voyant mon embarras, fut assez complaisant pour y descendre, et m'en jeta un dans lequel je trouvai quatre belles chemises de toile fine dont j'avais le plus besoin, et une culotte courte de drap de coton: c'était le portemanteau d'un commissaire des guerres, l'adresse me l'indiquait.

Content d'avoir trouvé du linge, moi qui n'avais pas, depuis le 5 novembre, changé de chemise, dont les pauvres lambeaux étaient remplis de vermine, je mis le tout dans mon sac.

Un peu plus loin, je ramassai un carton dans lequel il y avait deux superbes chapeaux à claque. Comme c'était fort léger, je le mis sous mon bras, je ne sais en vérité pourquoi, probablement pour changer contre autre chose, si l'occasion s'en présentait.

Le chemin que je suivais tournait à gauche, à travers les broussailles, pour, de là, rejoindre la grand'route. Ce chemin avait été tracé par les premiers hommes qui, à la pointe du jour, avaient franchi la montagne. Après une demi-heure de marche pénible, j'entendis une forte fusillade accompagnée de grands cris qui partaient du côté de la route où étaient les caissons; c'était le maréchal Ney qui, voyant que l'on ne pouvait sauver le trésor, le faisait distribuer aux soldats, et, en même temps, faisait faire, contre les Cosaques, une distribution de coups de fusil pour les empêcher d'avancer.

De mon côté, sur la droite, je les voyais qui avançaient insensiblement, car il n'y avait, pour les arrêter, que quelques hommes comme moi, dispersés ça et là sur la montagne, et qui cherchaient à gagner la route. Tout à coup, je fus forcé de m'arrêter, je n'avais plus de jambes; je bus un bon coup de mon eau-de-vie et j'avançai; j'arrivai sur un point de la montagne qui n'était pas éloigné de la route, et, comme je regardais la direction que je devais prendre, la neige croula sous moi et je m'enfonçai à plus de cinq pieds de profondeur. J'en avais jusqu'aux yeux; je faillis étouffer, et c'est avec bien de la peine que je m'en tirai, tout transi de froid.

Un peu plus loin, j'aperçus une baraque et, comme je voyais qu'il y avait du monde, je m'y arrêtai; c'était une vingtaine de militaires, presque tous de la Garde, ayant tous des sacs de pièces de cinq francs.

Plusieurs, en me voyant, se mirent à crier: «Qui veut cent francs pour une pièce de vingt francs en or?» Mais, comme il ne se trouvait pas de changeurs, ils étaient très embarrassés, et finissaient par en offrir à ceux qui n'en avaient pas. Dans le moment, je tenais plus à mon existence qu'à l'argent: je refusai, car j'avais environ huit cents francs en or, et plus de cent francs en pièces de cinq francs.

Je restai dans cette baraque le temps d'arranger la peau de mouton sur ma tête, afin de préserver mes oreilles du froid, mais je ne pus changer de chemise, le temps pressant. Je sortis en suivant des musiciens chargés d'argent, mais qui, dans cette position, ne pouvaient aller bien loin.

Les coups de fusil, qui n'avaient pas cessé de se faire entendre, s'approchaient, de sorte que nous fûmes obligés de doubler le pas. Ceux qui étaient chargés d'argent ne pouvant le faire facilement, diminuaient leur charge en secouant leurs sacs pour en faire tomber les pièces de cinq francs, en disant qu'il aurait mieux valu les laisser dans les caissons, d'autant plus qu'il y avait de l'or à prendre, mais qu'ils n'avaient pas eu le temps d'enfoncer les caisses; que, cependant, il y en avait beaucoup qui avaient des sacs de doubles napoléons.

Un peu plus avant, j'en vis encore plusieurs venant de la direction où étaient les caissons, portant dans leurs mains des sacs d'argent: étant sans force et ayant les doigts gelés ou engourdis, ils appelaient ceux qui n'en avaient pas pour leur en donner une partie, mais il est arrivé que celui qui en avait porté une partie du chemin et qui voulait en donner à d'autres, n'en avait plus; il est même certain que, plus avant, des hommes qui n'en avaient pas ont forcé ceux qui en portaient à partager avec eux, et que le pauvre diable qui le portait depuis longtemps se voyait arracher son sac et était très heureux si, en voulant défendre ce qu'il avait, il se relevait, car il était toujours le moins fort.

J'avais gagné la route, et, comme je n'avais pas très froid, je m'arrêtai pour me reposer. Je voyais arriver d'autres hommes encore chargés d'argent et qui, par moments, s'arrêtaient pour tirer des coups de fusil aux Cosaques. Plus haut, l'arrière-garde était arrêtée pour laisser encore passer quelques hommes, ainsi que plusieurs traîneaux portant des blessés, et sur lesquels on avait mis, autant que l'on avait pu, des barils d'argent. Cela n'empêchait pas que des hommes, attirés par l'appât du butin, étaient encore restés en arrière, et, le soir, étant au bivouac, l'on m'assura que beaucoup avaient puisé dans les caissons avec les Cosaques.

Je continuai à marcher péniblement. Je vis venir à moi un officier de la Jeune Garde très bien habillé, bien portant, que je reconnus de suite. Il se nommait Prinier; c'était un de mes amis, passé officier depuis huit mois. Surpris de le voir aller du côté d'où nous venions, je lui demandai, en l'appelant par son nom, où il allait: il me demanda à son tour qui j'étais. À cette sortie inattendue faite par un camarade avec lequel j'avais été dans le même régiment pendant cinq ans, et sous-officier comme lui, je ne pus m'empêcher de pleurer, en voyant que c'était parce que j'étais changé et misérable qu'il ne me reconnaissait pas. Mais, un instant après: «Comment, mon cher ami, c'est toi! Comme te voilà malheureux!» En disant cela, il me présenta une gourde pendue à son côté, dans laquelle il y avait du vin, en me disant: «Bois un coup!» et, comme je n'avais qu'une main de libre, le brave Prinier me soutenait de la main gauche et, de l'autre, me versait le vin dans la bouche.

Je lui demandai s'il n'avait pas rencontré les débris de l'armée; il me dit que non, qu'ayant été logé, la nuit dernière, dans un moulin éloigné de la route d'un quart de lieue, il était très probable que la colonne était passée pendant ce temps, mais qu'il en avait vu de tristes traces par quelques cadavres aperçus sur son chemin; que ce n'était que depuis hier qu'il savait, mais d'une manière encore bien vague, les désastres que nous avions éprouvés; qu'il allait rejoindre l'armée, comme il en avait l'ordre: «Mais il n'y en a plus d'armée!—Et les coups de feu que j'entends?—Ce sont ceux de l'arrière-garde, commandée par le maréchal Ney.—Dans ce cas, me répondit-il, je vais rejoindre l'arrière-garde.»

En disant cela, il m'embrasse pour me quitter, mais, en faisant ce mouvement, il s'aperçoit que j'avais un carton sous le bras; il me demande ce qu'il contenait. Lui ayant dit que c'étaient des chapeaux, et me les demandant, je les lui donnai avec bien du plaisir. C'était précisément ce qui lui manquait, car il avait encore, sur la tête, son schako de sous-officier.

Le vin qu'il m'avait fait boire m'avait réchauffé l'estomac: je me proposai de marcher jusqu'au premier bivouac; une heure après avoir quitté Prinier, j'aperçus des feux.

C'étaient des chasseurs à pied. Je m'approchai comme un suppliant. On me dit, sans me regarder: «Faites comme nous, allez chercher du bois et faites du feu!» Je m'attendais à cette réponse; c'était toujours ce que l'on répondait à ceux qui se trouvaient isolés. Ils étaient six, leur feu n'était pas brillant; ils n'avaient pas non plus d'abri pour se garantir du vent et de la neige, s'il venait à en tomber.

Je restai longtemps debout derrière, portant quelquefois le corps en avant, ainsi que les mains, pour sentir un peu de chaleur. À la fin, accablé de sommeil, je pensai à ma bouteille d'eau-de-vie. Je l'offris, on l'accepta, et j'eus une place. Nous vidâmes la bouteille à la ronde, et, lorsque nous eûmes fini, je m'endormis assis sur mon sac, la tête dans mes deux mains. Je dormis peut-être deux heures, souvent interrompu par le froid et par les douleurs. Lorsque je m'éveillai, je profitai du peu de feu qu'il y avait encore, pour faire cuire un peu de riz dans la bouilloire que le juif m'avait vendue. Je commençai par prendre de la neige autour de moi, je la fis fondre et j'y mis du riz qui finit par cuire à demi. Comme je ne pouvais pas bien le prendre avec la cuiller, et qu'un chasseur, à ma droite, mangeait avec moi, je le renversai sur le cul de mon schako qui était creux: c'est de cette manière que nous le mangeâmes. Ensuite, reprenant ma position première, et comme le froid, cette nuit-là, n'était pas très rigoureux, je me rendormis.

11 décembre.—Lorsque je me réveillai, il n'était pas près encore d'être jour. Après avoir arrangé mon pied, je me levai pour me remettre en marche, car il fallait bien, si je ne voulais pas m'exposer à mourir de misère comme tant d'autres, rejoindre mes camarades. Je marchai seul jusqu'au jour, m'arrêtant quelquefois à un feu abandonné, où je trouvais des hommes morts ou mourants. Lorsqu'il fit jour, je rencontrai quelques soldats du régiment, qui me dirent qu'ils avaient couché avec l'État-major.

Un peu plus avant, j'aperçus un individu ayant sur les épaules une peau de mouton et marchant péniblement, appuyé sur son fusil. Lorsque je fus près de lui, je le reconnus pour le fourrier de notre compagnie. En me voyant, il jeta un cri de surprise et de joie, car on lui avait assuré que j'étais resté prisonnier à Wilna. Le pauvre Rossi, c'était son nom, avait les deux pieds gelés et enveloppés dans des morceaux de peau de mouton. Il me conta qu'il s'était séparé des débris du régiment, ne pouvant marcher aussi vite que les autres, et que nos amis étaient fort inquiets sur mon compte. Deux grosses larmes coulaient le long de ses joues, et comme je lui en demandais la cause, il se mit à pleurer en s'écriant: «Pauvre mère, si tu pouvais savoir comme je suis! C'est fini, je ne reverrai plus jamais Montauban!»—c'était le nom de son endroit. Je cherchai à le consoler en lui faisant voir que ma position était encore plus triste que la sienne. Nous marchâmes ensemble une partie de la journée; souvent j'étais obligé de m'arrêter pour mon dérangement de corps et, quoique je n'eusse pas besoin de défaire mes pantalons pour satisfaire à mes besoins, je n'en perdais pas moins du temps, car, depuis Wilna, ne pouvant, à cause de mes doigts gelés ou engourdis, remettre mes bretelles, j'avais décousu mon pantalon depuis le devant jusqu'au derrière; je le faisais tenir par le moyen d'un vieux cachemire qui me serrait le ventre; de cette manière, lorsque j'avais besoin, je m'arrêtais, et, debout, je satisfaisais à tout à la fois. Lorsque je prenais quelque chose, j'étais certain qu'un instant après, je le laissais aller.

Il pouvait être midi lorsque je proposai de nous arrêter dans un village que nous apercevions devant nous. Nous entrâmes dans une maison veuve de ses habitants; nous y trouvâmes trois malheureux soldats qui nous dirent que, ne pouvant aller plus loin, ils avaient résolu d'y mourir. Nous leur fîmes des observations sur le sort qui les attendait, lorsqu'ils seraient au pouvoir des Russes. Pour toute réponse, ils nous montrèrent leurs pieds; rien de plus effrayant à voir: plus de la moitié des doigts leur manquaient, et le reste était près de tomber. La couleur de leurs pieds était bleue et, pour ainsi dire, en putréfaction. Ils appartenaient au corps du maréchal Ney. Peut-être, lorsqu'il aura passé, quelque temps après, les aura-t-il sauvés.

Nous nous arrêtâmes assez de temps pour faire cuire un peu de riz, que nous mangeâmes. Nous fîmes aussi rôtir un peu de cheval, pour manger au besoin; ensuite nous partîmes en nous promettant de ne point nous séparer, mais la grande cohue de traînards arriva, nous entraîna, et, malgré tous nos efforts, nous fûmes séparés, sans pouvoir nous rejoindre.

J'arrivai sur un moulin à eau: là, je vis un soldat qui, ayant voulu passer sur la glace de la petite rivière du moulin, s'était enfoncé. Quoique n'ayant de l'eau que jusqu'à la ceinture, au milieu des glaçons, on ne put le retirer. Des officiers d'artillerie qui avaient trouvé, dans le moulin, des cordes, les lui jetèrent, mais il n'eut pas la force d'en saisir un bout; quoique vivant encore, il était gelé et sans mouvement.

Un peu plus loin, j'appris que le régiment, si toutefois l'on pouvait encore l'appeler de ce nom, devait aller coucher à Zismorg; pour y arriver, il me restait encore cinq lieues à faire. Je résolus, quand je devrais me traîner sur les genoux, de les faire; mais que de peine il m'en coûta! Je tombais d'épuisement sur la neige, croyant ne plus me relever; heureusement, depuis que je m'étais séparé de Rossi, le froid avait beaucoup diminué. Après des efforts surnaturels, j'entrai dans le village; il était temps, car j'avais fait tout ce qu'un homme peut faire pour échapper aux griffes de la mort.

La première chose que j'aperçus, en entrant, fut un grand feu à droite, contre le pignon d'une maison brûlée. Ne pouvant aller plus loin, je m'y traînai, mais quelle ne fut pas ma surprise en reconnaissant mes camarades! Lorsque je fus près d'eux, je tombai presque sans connaissance.

Grangier me reconnut, s'empressa, avec d'autres de mes amis, de me secourir; l'on me coucha sur de la paille: c'était la quatrième fois que nous en trouvions depuis que nous étions partis de Moscou. M. Serraris, lieutenant de la compagnie, qui avait de l'eau-de-vie, m'en fit prendre un peu; ensuite l'on me donna du bouillon de cheval que je trouvai bon, car, cette fois, il était salé avec du sel, tandis que, jusqu'alors, nous mangions tout salé avec la poudre.

Mes coliques me reprirent plus fort que jamais; j'appelai Grangier, je lui dis que je pensais que j'étais empoisonné. Aussitôt il fit fondre de la neige dans la petite bouilloire, pour me faire du thé qu'il apportait de Moscou; j'en bus beaucoup; ça me fit du bien.

Le pauvre Rossi arriva, aussi malheureux que moi; il était accompagné du sergent Bailly, qu'il avait rencontré un instant après avoir été séparé de moi. Ce sergent était celui avec lequel j'avais été changer les billets de banque à Wilna, et avec lequel j'avais pris du café chez le juif. Il était aussi fortement indisposé que moi; en me voyant, il me, demanda comment je me portais et, lorsque je lui eus dit comme j'avais été malade après avoir pris le café, il ne douta plus qu'on ait voulu nous empoisonner, ou, au moins, nous mettre dans un état à pouvoir nous dévaliser.

Couché sur de la paille et près d'un grand feu, je m'arrangeais de mon mieux, quand, tout à coup, je ressentis dans les jambes et dans les cuisses, des douleurs tellement violentes que, pendant une partie de la nuit, je ne fis qu'un cri. Aussi j'entendais dire: «Demain, il ne pourra pas partir!» Je le pensais aussi; je me disposai à faire, comme beaucoup avaient déjà fait, mon testament. J'appelai mon intime ami Grangier; je lui dis que je voyais bien que tout était fini. Je le priai de se charger de quelques petits objets pour remettre à ma famille, si, plus heureux que moi, il avait le bonheur de revoir la France. Ces objets étaient: une montre, une croix en or et en argent, un petit vase en porcelaine de Chine: ces deux derniers objets, je les possède encore. Je voulais aussi me défaire de tout l'argent que j'avais, à la réserve de quelques pièces d'or que je voulais cacher dans la peau de mouton qui m'enveloppait le pied, espérant que les Russes, en me prenant, n'iraient pas chercher dans les chiffons.

Grangier, qui m'avait écouté sans m'interrompre, me demanda si j'avais la fièvre ou si je rêvais: je lui répondis que tant qu'à la fièvre, effectivement je l'avais, mais que je n'étais pas dans le délire. Il se mit à me faire de la morale, en me rappelant mon courage dans des situations plus terribles que celles où nous nous trouvions: «Oui, lui dis-je, mais alors j'avais plus de force qu'à présent!» Il m'assura que j'en avais dit autant au passage de la Bérézina, où j'étais pour le moins aussi malade et que, cependant, depuis, j'avais fait quatre-vingts lieues; que, pour quinze qu'il restait pour arriver à Kowno, et que l'on ferait en deux jours, il n'y avait pas de doute qu'avec le secours de mes amis, je pourrais fort bien les faire; que demain l'on ne faisait que quatre lieues: «Ainsi, me dit-il, tâche de te reposer, mais, avant tout, renferme les objets, je prendrai seulement ta bouilloire, que je porterai.—Et moi, dit un autre, cette seconde giberne (la giberne du docteur) qui doit te gêner!»

Pendant ce temps, Rossi, qui était couché près de moi, me dit: «Mon cher ami, vous ne resterez pas seul, demain matin; je partagerai votre sort, car je suis, pour le moins, aussi malade que vous; la journée d'aujourd'hui m'a tellement épuisé, que je ne saurais aller plus loin. Cependant, me dit-il, si, lorsque l'arrière-garde passera, nous pouvons marcher avec elle, nous le ferons, car nous aurons quelques heures de repos de plus. Si nous ne nous sentons pas assez de force pour la suivre, nous nous éloignerons sur la droite. Le premier village, le premier château que nous trouverons, nous irons nous mettre à la disposition du baron ou seigneur: peut-être aura-t-on pitié de nous—je sais peindre un peu—jusqu'au moment où, bien portants, nous pourrons gagner la Prusse ou la Pologne, car il est probable que les Russes n'iront pas plus loin que Kowno.» Je lui dis que je ferais comme il voudrait.

M. Serraris, à qui Grangier venait de faire part de mon dessein, s'approcha de moi pour me consoler; il me dit que, tant qu'à mes douleurs, ce n'était rien, qu'elles ne provenaient que de la fatigue d'hier; il me fit coucher devant le feu et comme, fort heureusement, le bois ne manquait pas, l'on en fit un bon, à me rôtir. Ce feu me fit tant de bien, que je sentais mes douleurs diminuer et un bien-être qui me fit dormir quelques heures. Il en fut de même pour le pauvre Rossi.

* * * * *

En 1830, je fus nommé officier d'état-major à Brest; le jour de mon arrivée, étant à table avec ma femme et mes enfants, à l'hôtel de Provence où j'étais logé, il y avait, en face de moi, un individu ayant une fort belle tenue et qui me regardait souvent. À chaque instant, il cessait de manger et, le bras droit appuyé sur la table pour reposer sa tête, semblait réfléchir, ou plutôt se rappeler quelques souvenirs. Ensuite il causait avec le maître de la maison. Ma femme, qui était auprès de moi, me le fit remarquer: «Effectivement, lui dis-je, cet homme commence à m'intriguer, et, si cela continue, je lui demanderai ce qu'il me veut!» Au même moment, il se lève, jette sa serviette à terre, et passe dans un bureau où était le registre des voyageurs. Il rentre dans la salle en s'écriant à haute voix: «C'est lui! Je ne me trompais pas! (en m'appelant par mon nom). C'est bien mon ami!»

Je le reconnais à sa voix, et nous sommes dans les bras l'un de l'autre. C'était Rossi, que je n'avais pas revu depuis 1813, depuis dix-sept ans! Il me croyait mort, et moi je pensais de même de lui, car j'avais appris, à ma rentrée des prisons, qu'il avait été blessé sous les murs de Paris. Cette reconnaissance intéressa toutes les personnes qui se trouvaient présentes, au nombre de plus de vingt; il fallut conter nos aventures de la campagne de Russie. Nous le fîmes de bon coeur; aussi, à minuit, nous étions encore à table, à boire le champagne, à la mémoire de Napoléon.

Il n'est pas étonnant que, d'abord, je n'aie pas reconnu mon camarade, car, de délicat qu'il était, je le retrouvais fort et puissant, les cheveux presque gris: il était de Montauban, et riche négociant.

* * * * *

Quand le moment du départ arriva, je ne pensais plus à rester, mais il me fut impossible de marcher seul; Grangier et Leboude me soutinrent sous les bras; l'on en fit autant à Rossi. Au bout d'une demi-heure de marche, j'étais beaucoup mieux, mais il fallut, pendant toute la route, le secours d'un bras, et souvent de deux. De cette manière, nous arrivâmes de bonne heure au petit village où nous devions coucher; il s'y trouvait fort peu d'habitations, et, quoique nous fussions arrivés des premiers, nous fûmes obligés de coucher dans une cour. Le hasard nous procura beaucoup de paille; nous nous en servions pour nous couvrir, mais comme le malheur nous poursuivait toujours, le feu prit à la paille. Chacun se sauva comme il put; plusieurs eurent leur capote brûlée. Un fourrier de Vélites nommé de Couchère fut plus malheureux que les autres; le feu prit à sa giberne, dans laquelle il y avait des cartouches; il eut toute la figure brûlée, et, tant qu'à moi, sans le secours des camarades, j'aurais peut-être rôti, vu l'impossibilité de me mouvoir, si l'on ne m'avait pris par les épaules et par les jambes, et traîné contre la baraque où était logé le général Roguet avec d'autres officiers supérieurs qui se sauvèrent en voyant les flammes, pensant que c'était l'habitation qui brûlait.

Après cette mésaventure, un vent du nord arriva qui souffla avec force et, comme nous étions sans abri, nous entrâmes dans la maison du général, composée de deux chambres. Nous en prîmes une malgré lui; nous nous entassâmes les uns à côté des autres; plus de la moitié fut obligée de rester debout toute la nuit, mais c'était toujours mieux que de rester exposés à un mauvais temps qui eût infailliblement fait périr les trois quarts de nous (13 décembre). La journée de marche que nous devions faire pour arriver à Kowno était au moins de dix lieues; aussi le général Roguet nous fit partir avant le jour.

Il était tombé des grains de pluie grêlée qui formaient, sur la route, une glace à nous empêcher de marcher. Si je n'avais pas eu, comme la veille, le secours de mes amis, j'aurais probablement, comme beaucoup d'autres, terminé mon grand voyage le dernier jour où nous sortions de la Russie.

À peine le jour commençait-il à paraître, que nous arrivâmes au pied d'une montagne qui n'était qu'une glace: que de peine nous eûmes pour la franchir! Il fallut se mettre par groupes serrés fortement les uns contre les autres, afin de se soutenir mutuellement. J'ai pu remarquer que, dans cette marche, l'on était plus disposé à se secourir les uns les autres. C'est probablement parce que l'on pensait pouvoir arriver au terme de son voyage. Je me souviens que, lorsqu'un homme tombait, l'on entendait les cris: «Arrêtez! Il y a un homme de tombé!» J'ai vu un sergent-major de notre bataillon s'écrier: «Arrêtez donc! Je jure que l'on n'ira pas plus avant, tant que l'on n'aura pas relevé et ramené les deux hommes que l'on a laissés derrière!» C'est par sa fermeté qu'ils furent sauvés.

Arrivés au haut de la montagne, il faisait assez jour pour y voir, mais la pente était tellement rapide et la glace si luisante, que l'on n'osait se hasarder. Le général Roguet, quelques officiers et plusieurs sapeurs qui marchaient les premiers, étaient tombés. Quelques-uns se relevèrent, et ceux qui étaient assez forts pour se conduire se laissèrent aller sur le derrière, se gouvernant avec les mains; d'autres, moins forts, se laissèrent aller à la grâce de Dieu. C'est dire qu'ils roulèrent comme des tonneaux. Je fus du nombre de ces derniers, et je serais probablement allé me jeter dans un ravin et me perdre dans la neige, sans Grangier qui, plein de courage et encore fort, se portait toujours devant moi en reculant et s'arrêtant dans la direction où je devais m'arrêter en roulant. Alors il enfonçait la baïonnette de son fusil dans la glace pour se tenir, et lorsque j'étais arrivé, il s'éloignait encore en glissant et faisait de même. J'arrivai en bas meurtri, abîmé, et la main gauche ensanglantée.

Le général avait fait faire halte pour s'assurer si tout le monde était arrivé et comme la veille on s'était assuré du nombre d'hommes présents, on vit avec plaisir qu'il ne manquait personne. Le grand jour était venu: alors on s'aperçut avec surprise que l'on aurait pu éviter cette montagne en la tournant par la droite, où il n'y avait que de la neige. Ceux des autres corps qui marchaient après nous arrivaient de ce côté sans accident. Cette traversée m'avait fatigué, à ne pouvoir marcher que fort lentement et, comme je ne voulais pas abuser de la complaisance de mes amis, je les priai de suivre la colonne. Cependant un soldat de la compagnie resta avec moi: c'était un Piémontais, il se nommait Faloppa; il y avait plusieurs jours que je ne l'avais vu.

Ceux qui ont toujours été assez heureux pour conserver leur santé, n'avoir pas les pieds gelés et marcher toujours à la tête de la colonne, n'ont pas vu les désastres comme ceux qui, comme moi, étaient malades ou estropiés, car les premiers ne voyaient que ceux qui tombaient autour d'eux, tandis que les derniers passaient sur la longue traînée des morts et des mourants que tous les corps laissaient après eux. Ils avaient encore le désavantage d'être talonnés par l'ennemi.

Faloppa, ce soldat de la compagnie que l'on avait laissé avec moi, ne paraissait pas être dans une position meilleure que la mienne; nous marchions ensemble depuis un quart d'heure, lorsqu'il se tourna de mon côté en me disant: «Eh bien, mon sergent! si nous avions ici les petits pots de graisse que vous m'avez fait jeter lorsque nous étions en Espagne, vous seriez bien content et nous pourrions faire une bonne soupe!» Ce n'était pas la première fois qu'il disait ça, et en voici la raison; c'est un épisode assez drôle:

Un jour que nous venions de faire une longue course dans les montagnes des Asturies, nous vînmes loger à Saint-Hiliaume, petite ville dans la Castille, sur le bord de la mer. Je fus logé, avec ma subdivision, dans une grande maison qui formait l'aile droite de la Maison de Ville[64]. Cette partie, très vaste, était habitée par un vieux garçon absolument seul. En arrivant chez lui, nous lui demandâmes si, avec de l'argent, nous ne pourrions pas nous procurer du beurre ou de la graisse, afin de pouvoir faire la soupe et accommoder des haricots. L'individu nous répondit que, pour de l'or, on n'en trouverait pas dans toute la ville. Un instant après, nous fûmes à l'appel. Je laissai Faloppa faire la cuisine et je chargeai un autre homme de chercher, dans la ville, du beurre ou de la graisse, mais on n'en trouva pas. Lorsque nous rentrâmes, la première chose que Faloppa nous dit, en rentrant, fut que le bourgeois était un coquin: «Comment cela? lui dis-je.—Comment cela? nous répondit-il, voyez!…»

[Note 64: Cette habitation était un château gothique comme il s'en trouve beaucoup en Espagne. (Note de l'auteur.)]

Il me montra trois petits pots en grès contenant de la belle graisse que nous reconnûmes pour de la graisse d'oie. Alors chacun se récria: «Voyez-vous le gueux d'Espagnol! Voyez-vous le coquin!» Notre cuisinier avait fait une bonne soupe et, dans le dessus de la marmite, il avait accommodé des haricots. Nous nous mîmes à manger sous une grande cheminée qui ressemblait à une porte cochère, lorsque l'Espagnol rentra, enveloppé dans son manteau brun et, nous voyant manger, nous souhaita bon appétit. Je lui demandai pourquoi il n'avait pas voulu nous donner de la graisse en payant, puisqu'il en avait. Il me répondit: «Non, Señor, je n'en avais pas; si j'en avais eu, je vous en aurais donné avec plaisir, et pour rien!» Alors Faloppa, prenant un des petits pots, le lui montra: «Et cela, ce n'est pas de la graisse, dis, coquin d'Espagnol?» En regardant le petit pot, il change de couleur et reste interdit. Pressé de répondre, il nous dit que c'était vrai, que c'était de la graisse, mais de la manteca de ladron (de la graisse de voleur); que lui était le bourreau de la ville, et que ce que nous avions trouvé et avec quoi nous avions fait de la soupe, était de la graisse de pendus, qu'il vendait à ceux qui avaient des douleurs, pour se frictionner.

À peine avait-il achevé, que toutes les cuillers lui volèrent par la tête; il n'eut que le temps de se sauver, et aucun de nous, quoiqu'ayant très faim, ne voulut plus manger des haricots, car la soupe était presque toute mangée. Il n'y avait que Faloppa qui continuait toujours, en disant que l'Espagnol avait menti: «Et quand cela serait? dit-il, la soupe était bonne et les haricots encore meilleurs!» En disant cela, il m'en offrait pour en goûter, mais un mal de coeur m'avait pris, et je rendis tout ce que j'avais dans l'estomac. J'allai chez un marchand d'eau-de-vie, vis-à-vis de notre logement; je lui demandai quel était l'individu chez qui nous étions logés; il fit le signe de la croix en répétant à plusieurs reprises: Ave, Maria purissima, sin peccado concebida! Il me dit que c'était la maison du bourreau. Je fus, pendant quelque temps, malade de dégoût, mais Faloppa, en partant, avait emporté le restant de la graisse, avec laquelle il prétendait nous faire encore de la soupe. Je fus obligé de le lui faire jeter, et c'est pour cela qu'en Russie, lorsque nous n'avions rien à manger, il me disait toujours ce que j'ai rapporté.

Depuis une demi-heure nous n'avions pas perdu la colonne de vue, preuve que nous avions assez bien marché. Il est vrai de dire que le chemin se trouvait meilleur, mais, un instant après, il devint raboteux et aussi glissant que le matin. Le froid était très vif, et déjà nous avions rencontré quelques individus qui se mouraient sur la route, quoique vêtus d'épaisses fourrures. Il faut dire aussi que l'épuisement y était pour quelque chose. Faloppa tomba plusieurs fois, et je pense que, si je n'avais pas été avec lui pour l'aider à se relever, il serait resté sur la route.

Le chemin devint meilleur: nous pouvions apercevoir la longue traînée de la colonne qui marchait devant nous. Nous redoublâmes d'efforts pour la rejoindre, mais ne pûmes y parvenir. Nous trouvâmes, sur notre passage, un hameau de cinq à six maisons dont la moitié étaient en feu; nous nous y arrêtâmes. Autour étaient plusieurs hommes dont une partie semblait ne pouvoir aller plus avant, et plusieurs chevaux tombés mourants, qui se débattaient sur la neige. Faloppa se dépêcha de couper un morceau à la cuisse de l'un d'eux, que nous fîmes cuire au bout de nos sabres, au feu de l'incendie des maisons.

Pendant que nous étions occupés à cette besogne, plusieurs coups de canon se firent entendre dans la direction d'où nous venions. Regardant aussitôt de ce côté, j'aperçus une masse de plus de dix mille traîneurs de toutes armes, en désordre sur toute la largeur de la route. Derrière eux marchait l'arrière-garde. Depuis, j'ai pensé que le maréchal Ney faisait quelquefois tirer le canon afin de faire croire à tous ces malheureux que les Russes étaient près de nous et, par ce moyen, leur faire accélérer le pas, pour, le même jour, gagner Kowno. C'était une partie des débris de la Grande Armée.

Notre viande n'était pas encore à moitié cuite, que nous jugeâmes prudent de décamper au plus vite pour ne pas être entraînés par ce nouveau torrent.

Nous avions encore six lieues à faire pour arriver à Kowno; et déjà nous étions exténués de fatigue; il pouvait être onze heures; Faloppa me disait: «Mon sergent, nous n'arriverons jamais aujourd'hui; le ruban de queue est trop long[65]. Nous ne pourrons jamais sortir de ce pays du diable, c'est fini; je ne verrai plus ma belle Italie!» Pauvre garçon, il disait vrai!

[Note 65: Ruban de queue, expression du troupier pour désigner une longue route. (Note de l'auteur.)]

Il y avait bien une heure que nous marchions, depuis la dernière fois que nous nous étions reposés, lorsque nous rencontrâmes plusieurs groupes d'hommes de quarante, de cinquante, plus ou moins, composés d'officiers, de sous-officiers et de quelques soldats, portant au milieu d'eux l'aigle de leur régiment. Ces hommes, tout malheureux qu'ils étaient, paraissaient fiers d'avoir pu, jusqu'alors, conserver et garder ce dépôt sacré. L'on voyait qu'ils évitaient de se mêler, en marchant, aux grandes masses qui couvraient la route, car ils n'auraient pu aller ensemble et en ordre.

Nous marchâmes tant que nous pûmes, avec ces petits détachements; nous faisions tout ce que nous pouvions pour les suivre, mais le canon et la fusillade venant de nouveau à se faire entendre, ils s'arrêtèrent au commandement d'un personnage dont on n'aurait jamais pu dire, aux guenilles qui le couvraient, ce qu'il pouvait être; je n'oublierai jamais le ton de son commandement: «Allons, enfants de la France, encore une fois halte! Il ne faut pas qu'il soit dit que nous ayons doublé le pas au bruit du canon! Face en arrière!» Et, aussitôt, ils se mirent en ordre sans parler et se tournèrent du côté d'où venait le bruit. Tant qu'à nous, qui n'avions pas de drapeau à défendre, puisqu'il était à plus d'une lieue devant, nous continuâmes à nous traîner. Nous fûmes bien heureux, ce jour-là, que le froid n'était pas rigoureux, car plus de dix fois nous tombâmes sur la neige, de lassitude, et certainement, s'il avait gelé comme le jour précédent, nous y serions restés.

Après avoir marché, pendant un certain temps, au milieu d'hommes isolés comme nous, nous aperçûmes, devant nous, une ligne mouvante; nous reconnûmes que c'était une colonne paraissant fort serrée, qui, par moments, marchait, ensuite s'arrêtait pour se mouvoir encore. Nous pûmes reconnaître qu'en cet endroit se trouvait un défilé. La route se trouve resserrée, à droite, sur une longueur de 5 à 600 mètres, par un monticule dans lequel elle a été coupée, et, à gauche, par un fleuve très large que je pense être le Niémen. Là, les hommes, forcés de se réunir en attendant que quelques caissons qui venaient de Wilna aient pu passer, se pressaient, se poussaient en désordre: c'était à qui passerait le premier. Beaucoup descendaient sur le fleuve couvert de glace pour gagner la droite de la colonne ou la fin du défilé. Plusieurs, qui se trouvaient tout à fait sur le bord, furent jetés en bas de la digue qui était perpendiculaire et qui, en cet endroit, avait au moins cinq pieds de haut; quelques-uns furent tués.

Lorsque nous fûmes arrivés à la gauche de cette colonne, il fallut faire comme ceux qui nous précédaient, il fallut attendre. Je rencontrai un sergent des Vélites de notre régiment, nommé Poumo, qui me proposa de traverser le fleuve avec lui, en me disant que, de l'autre côté, nous trouverions des habitations où nous pourrions passer la nuit, et qu'ensuite, le lendemain au matin, étant bien reposés, nous pourrions facilement gagner Kowno, car il n'y avait plus, disait-il, que deux lieues au plus. Je consentis d'autant plus à sa proposition, que je ne me sentais plus la force d'aller loin, et puis l'espoir de passer la nuit dans une maison, avec du feu! Je dis à Faloppa de nous suivre. Poumo descendit le premier; je le suivis en me laissant glisser sur le derrière, mais, lorsque j'eus fait quelques pas sur la neige qui recouvrait le fleuve par gros tas, je vis l'impossibilité d'aller plus loin. Alors je fis signe à Faloppa, qui n'était pas encore descendu, de rester, car je venais de reconnaître que, sous la neige, ce n'était que des amas de glace en pointe, placés les uns sur les autres, formant, par intervalles, des tas raboteux et d'autres sous lesquels il y avait des excavations. Ce bouleversement du fleuve était probablement survenu à la suite d'un dégel, ensuite d'une débâcle suivie d'une forte gelée qui les surprit et les arrêta dans leur course.

Cependant, Poumo, qui marchait devant moi de quelques pas, s'était arrêté et voyant que je ne le suivais pas, n'en effectua pas moins son passage, avec trois vieux grenadiers de la Garde, mais c'est avec beaucoup de peine qu'ils arrivèrent à l'autre bord.

Je me rapprochai de Faloppa dont j'étais séparé seulement par la hauteur de la digue, pour lui dire de suivre la gauche de la colonne; que, tant qu'à moi, puisque j'étais descendu sur la glace, j'allais suivre de cette manière jusqu'à la fin du défilé et que, là, j'attendrais. Aussitôt, je me mis à marcher au-dessous de cette masse d'hommes qui avançaient lentement et qui, ensuite, s'arrêtaient en criant et en jurant, car ceux qui étaient sur le bord craignaient de tomber au bas de la digue et sur la glace, comme c'était déjà arrivé à plusieurs que l'on voyait blessés, que l'on ne pensait pas à relever et qui, peut-être, ne le furent jamais.

J'avais déjà parcouru les trois quarts de la longueur du défilé, lorsque je m'aperçus que le fleuve tournait brusquement à gauche, tandis que la route, tout en s'élargissant, allait tout droit. Il me fallut revenir presque au milieu du défilé, à l'endroit où la digue me parut moins haute, et là, faisant de vains efforts, faible comme j'étais et n'ayant qu'une main dont je pusse me servir, je ne pus jamais y parvenir.

Je montai sur un tas de glace afin que l'on pût, sans se baisser beaucoup, me donner une main secourable: je m'appuyais, de la main gauche, sur mon fusil, et je tendais l'autre à ceux qui, à portée de moi, pouvaient, par un petit effort, me tirer de là. Mais j'avais beau prier, personne ne me répondait; l'on n'avait seulement pas l'air de faire attention à ce que je disais.

Enfin Dieu eut encore pitié de moi. Dans un moment où cette masse d'hommes était arrêtée, je levai la tête et, voyant un vieux grenadier à cheval de la Garde impériale, à pied, dans ce moment, les moustaches et la barbe couvertes de glaçons et enveloppé dans son grand manteau blanc, je lui dis, toujours sur le même ton: «Camarade, je vous en prie, puisque vous êtes, comme moi, de la Garde impériale, secourez-moi; en me donnant une main, vous me sauvez la vie!—Comment voulez-vous, me dit-il, que je vous donne une main? Je n'en ai plus!» À cette réponse, je faillis tomber en bas du tas de glace. «Mais, reprit-il, si vous pouvez vous saisir du pan de mon manteau, je tâcherais de vous tirer de là!» Alors il se baissa, j'empoignai le pan du manteau. Je le saisis de même avec les dents et j'arrivai sur le chemin. Heureusement que, dans ce moment, l'on ne marchait pas, car j'aurais pu être foulé aux pieds, sans, peut-être, pouvoir jamais me relever. Lorsque je fus bien assuré, le vieux grenadier me dit de me tenir fortement à lui, afin de ne pas en être séparé, ce que je fis, mais avec bien de la peine, car l'effort que je venais de faire m'avait beaucoup affaibli.

Un instant après, l'on commença à marcher. Nous passâmes près de trois chevaux abattus, dont le caisson était renversé dans le fleuve. C'est ce qui occasionnait le retard dans la marche; enfin, nous arrivâmes au point où le défilé s'élargissait et où chacun pouvait marcher plus à l'aise.

À peine avions-nous fait cinquante pas au delà, que le vieux brigadier me dit: «Arrêtons-nous un peu pour respirer!» Je ne demandais pas mieux. Alors il me dit: «Je viens de vous rendre un service.—Oui, un bien grand, vous m'avez sauvé la vie.—Ne parlons plus de cela, continua-t-il; je vous ai dit que je n'avais plus de mains, c'est de doigts que j'ai voulu dire; ils sont tous tombés, ainsi c'est tout comme. Il faut qu'à votre tour vous me rendiez un autre service. J'ai, depuis quelque temps, envie de satisfaire un besoin naturel que je n'ai pu faire, faute d'un second.—Je vous comprends, mon vieux, heureux de pouvoir m'acquitter envers vous!» Aussitôt, nous nous mîmes à quelques pas, sur le côté de la route, et de la main que j'avais encore bonne, je parvins, non sans peine, à défaire ses pantalons. Une fois la besogne finie, je voulus lui refaire, mais la chose me fut impossible et, sans un second qui se trouvait près de nous et qui eut pitié de notre embarras en achevant ce que j'avais commencé, je n'aurais jamais pu en sortir.

Dans ce moment, Faloppa, que j'avais laissé à l'entrée du défilé, arriva en pleurant et jurant en italien, disant qu'il ne pourrait jamais aller plus loin. Le vieux grenadier me demanda quel était cet animal qui pleurait comme une femme. Je lui dis que c'était un barbet, un Piémontais: «Ce n'est pas lui, répondit-il, qui ira revoir les marmottes et les ours de ses montagnes!» J'encourageai le pauvre Faloppa à marcher, je lui donnai le bras, et nous continuâmes à suivre la colonne.

Il pouvait être cinq heures; nous avions encore plus de deux lieues à faire pour arriver à Kowno. Le vieux grenadier me conta qu'il avait eu les doigts gelés avant d'arriver à Smolensk, et qu'après avoir souffert des douleurs atroces jusqu'après le passage de la Bérézina, en arrivant à Ziembin, il avait trouvé une maison où il avait passé la nuit; que, pendant cette nuit, tous les doigts lui étaient tombés les uns après les autres; mais que, depuis, il ne souffrait plus autant à beaucoup près; que son camarade, qui ne l'avait jamais quitté, avait voulu tirer à la montagne, près de Wilna, monter à la roue[66] pour avoir de l'argent, et que, depuis ce jour, il ne l'avait plus revu.

[Note 66: Monter à la roue, expression des vieux grognards pour désigner ceux qui avaient pris de l'argent dans les caissons abandonnés sur la montagne de Ponari. (Note de fauteur.)]

Après avoir marché encore une demi-heure, nous arrivâmes dans un petit village, où nous nous arrêtâmes dans une des dernières maisons pour nous y reposer et nous y chauffer un peu, mais nous ne pûmes y trouver place, car depuis l'entrée de la maison jusqu'au fond, ce n'était que des hommes étendus sur de la mauvaise paille qui ressemblait à du fumier, et qui poussaient des cris déchirants accompagnés de jurements, lorsqu'on avait le malheur de les toucher: presque tous avaient les pieds et les mains gelés. Nous fûmes obligés de nous retirer dans une écurie, où nous rencontrâmes un grenadier à cheval de la Garde, du même régiment et du même escadron que notre vieux. Il avait encore son cheval et, dans l'espérance de trouver un hôpital à Kowno, se chargea de son camarade.

Nous avions encore une lieue et demie à faire et, depuis un moment, le froid était considérablement augmenté. Dans la crainte qu'il ne devînt plus violent, je dis à Faloppa qu'il nous fallait partir, mais le pauvre diable, qui s'était couché sur le fumier, ne pouvait plus se relever. Ce n'est qu'en priant et en jurant que je parvins, avec le secours du grenadier à cheval, à le remettre sur ses jambes et à le pousser hors de l'écurie; lorsqu'il fut sur la route, je lui donnai le bras. Quand il fut un peu réchauffé, il marcha encore assez bien, mais sans parler, pendant l'espace d'une petite lieue.

Pendant le temps que nous étions arrêtés au village, la grande partie des traîneurs de l'armée—ceux qui marchaient en masse—nous avait dépassés; l'on ne voyait plus en avant, comme en arrière, que des malheureux comme nous, enfin ceux dont les forces étaient anéanties. Plusieurs étendus sur la neige, signe de leur fin prochaine.

Faloppa, que j'avais toujours amusé, jusque-là, en lui disant: «Nous y voilà! Encore un peu de courage!» s'affaissa sur les genoux, ensuite sur les mains; je le crus mort et je tombai à ses côtés, accablé de fatigue. Le froid qui commençait à me saisir me fit faire un effort pour me relever, ou, pour dire la vérité, ce fut plutôt un accès de rage, car c'est en jurant que je me mis sur les genoux. Ensuite, saisissant Faloppa par les cheveux, je le fis asseoir. Alors il sembla me regarder comme un hébété. Voyant qu'il n'était pas mort, je lui dis: «Du courage, mon ami! Nous ne sommes plus loin de Kowno, car j'aperçois le couvent qui est sur notre gauche; ne le vois-tu pas comme moi[67]?—Non, mon sergent, me répondit-il; je ne vois que de la neige qui tourne autour de moi; où sommes-nous?» Je lui dis que nous étions près de l'endroit où nous devions coucher et trouver du pain et de l'eau-de-vie.

[Note 67: C'était le couvent que j'avais visité le 20 juin, lors de notre passage du Niémen. (Note de l'auteur.)]

Dans ce moment, le hasard amena près de nous cinq paysans qui traversaient la route sur laquelle nous étions. Je proposai à deux de ces hommes, moyennant chacun une pièce de cinq francs, de conduire Faloppa jusqu'à Kowno; mais, sous prétexte qu'il était tard et qu'ils avaient froid, ils firent quelques difficultés. Comprenant aussitôt que c'était plutôt la crainte de ne pas être payés, car ils parlaient la langue allemande et je devinais, par quelques mots, de quoi il était question, je pris deux pièces de cinq francs dans ma carnassière, et j'en donnai une, en promettant l'autre en arrivant. Ils furent contents; ensuite, je dis aux trois autres de se diriger en arrière, où était le chasseur près duquel nous étions passés, et qu'ils auraient de l'argent pour le conduire à la ville; ils y furent de suite.

Deux paysans avaient relevé Faloppa; mais le pauvre diable n'avait plus de jambes; ils parurent embarrassés. Alors je leur indiquai un moyen, c'était de l'asseoir sur un fusil, en le maintenant derrière, chacun avec un bras. Mais, de cette manière, nous n'allâmes pas loin. Ils se décidèrent à le porter sur leur dos, chacun à son tour, tandis que l'autre portait son sac et son fusil et me prenait sous le bras, car je ne pouvais plus lever les jambes. Pendant le trajet pour arriver à la ville, qui n'était que d'une demi-lieue, nous fûmes obligés de nous arrêter cinq ou six fois pour nous reposer et changer Faloppa de dos: s'il nous eût fallu marcher un quart d'heure de plus, nous ne fussions jamais arrivés.

Pendant ce temps, des masses de traîneurs nous avaient dépassés, mais beaucoup d'autres, ainsi que l'arrière-garde, étaient encore derrière nous. On entendait encore, par intervalles, quelques coups de canon qui semblaient nous annoncer le dernier soupir de notre armée. Enfin nous arrivâmes à Kowno par un petit chemin que nos paysans connaissaient et que la colonne ne suivait pas: le premier endroit qui s'offrit à notre vue fut une écurie. Nous y entrâmes; les paysans nous y déposèrent; mais avant de leur donner la dernière pièce de cinq francs, je les suppliai de nous chercher un peu de paille et de bois. Ils nous apportèrent un peu de l'un et de l'autre, et nous firent même du feu, car, quant à moi, il m'eût été impossible de me bouger, et pour Faloppa, je le regardais comme mort: il était assis dans l'encoignure de la muraille, ne disant rien, mais faisant, par moments, des grimaces, ensuite portant les mains à sa bouche, comme pour les manger. Le feu, allumé devant lui, parut lui rendre quelque vigueur. Enfin, je payai mes paysans; avant de nous quitter, ils nous apportèrent encore du bois, ensuite ils partirent en me faisant comprendre qu'ils reviendraient. Confiant dans leurs promesses, je leur donnai cinq francs, en les priant de me rapporter n'importe quoi, du pain, de l'eau-de-vie ou autre chose; ils me le promirent, mais ne revinrent plus.

Pendant que nous étions dans l'écurie, il se passait, dans la ville, des choses bien tristes: les débris de corps arrivés avant nous, et même la veille, n'ayant pu se loger, bivouaquaient dans les rues; ils avaient pillé les magasins de farine et d'eau-de-vie; beaucoup s'enivrèrent et s'endormirent sur la neige pour ne plus se réveiller. Le lendemain, on m'assura que plus de quinze cents étaient morts de cette manière.

Après le départ des paysans, cinq hommes, dont deux de notre régiment, vinrent prendre place dans l'écurie, mais comme, en arrivant, ils avaient rencontré des soldats qui revenaient de l'intérieur de la ville et qui leur avaient dit qu'il y avait de la farine et de l'eau-de-vie, deux se détachèrent pour tâcher d'en avoir. Ils nous laissèrent leurs sacs et leurs armes, mais ne revinrent plus. Pour comble de malheur, je n'avais rien pour faire cuire du riz, car Grangier avait ma bouilloire, et personne des trois hommes restés avec nous n'avait rien dont nous puissions nous servir, et pas un ne voulut se bouger pour aller chercher un pot. Pendant ce temps, le canon grondait toujours, mais probablement à plus d'une lieue de distance. On entendait aussi le gémissement du vent, et, au milieu de ce bruit terrible, il me semblait entendre les cris des hommes mourants sur la neige, qui n'avaient pu gagner la ville.

Quoique, dans cette journée, le froid ne fût pas excessif, il n'en périt pas moins une grande quantité d'hommes. Car, pour ceux qui venaient de Moscou, c'était le dernier effort que l'homme pût faire. Sur peut-être quarante ou cinquante mille hommes qui couvraient le parcours de dix lieues, il n'y en avait pas la moitié qui avaient vu Moscou: c'était la garnison de Smolensk, d'Orcha, de Wilna, ainsi que les débris des corps d'armée des généraux Victor et Oudinot et de la division du général Loison, que nous avions rencontrés mourant de froid, avant d'arriver à Wilna.

Les hommes qui étaient avec moi dans l'écurie se couchèrent autour du feu. Tant qu'à moi, comme il me restait encore un morceau de cheval à moitié cuit, je le mangeai pour ne pas me laisser mourir: ce fut le dernier avant de quitter ce pays de malheur.

Après, je voulus m'endormir, mais les douleurs, qui commencèrent à se faire sentir, l'emportèrent sur le sommeil. Cependant, à son tour, le sommeil l'emporta, et je reposai tant bien que mal, je ne sais combien de temps. Lorsque je me réveillai, j'aperçus les trois soldats arrivés après nous qui se disposaient à partir, et cependant il était loin de faire jour. Je leur demandai pourquoi. Ils me répondirent qu'ils allaient s'installer dans une maison qu'ils avaient découverte, pas bien loin de notre écurie, et où il y avait de la paille et un poêle bien chaud; que la maison était occupée par un homme, deux femmes et quatre soldats de la garnison de Kowno, dont deux soldats du train et deux autres de la Confédération du Rhin.

Aussitôt, je me disposai à les suivre, mais je ne pouvais pas abandonner Faloppa. En regardant à la place où je l'avais laissé, ma surprise fut grande de ne plus le voir, mais les soldats me dirent que, depuis plus d'une heure, il ne faisait que rôder dans l'écurie, en marchant à quatre pattes et faisant des hurlements comme un ours. Comme notre feu ne donnait plus assez de clarté, j'eus de la peine à le découvrir: à la fin, je le trouvai et, pour le voir de plus près, j'allumai un morceau de bois résineux. Lorsque je l'approchai, il se mit à rire, jeta des cris absolument comme un ours, en nous poursuivant les uns après les autres, et toujours en marchant sur les mains et les pieds. Quelquefois il parlait, mais en italien; je compris qu'il pensait être dans son pays, au milieu des montagnes, jouant avec ses amis d'enfance; par moments, aussi, il appelait son père et sa mère; enfin le pauvre Faloppa était devenu fou.

Comme il fallait provisoirement l'abandonner pour aller voir le nouveau logement, je pris mes précautions pour que, pendant mon absence, il ne lui arrivât rien de fâcheux: nous éteignîmes le feu et fermâmes la porte. Arrivés au nouveau logement, nous trouvâmes les soldats du train occupés à manger la soupe. Ils n'avaient pas l'air d'avoir eu de la misère; cela se conçoit, car, depuis le mois de septembre, ils étaient à Kowno.

Avant de me jeter sur la paille, je demandai au paysan s'il voulait venir avec moi prendre un soldat malade pour le conduire où nous étions; que je lui donnerais cinq francs, et, en même temps, je lui fis voir la pièce. Le paysan n'avait pas encore répondu, que les soldats allemands nous proposèrent de leur donner la préférence: «Et nous, dit un soldat du train, nous irons pour rien.—Et nous lui donnerons encore la soupe!» dit le second. Je leur témoignai ma reconnaissance en leur disant que l'on voyait bien qu'ils étaient Français. Ils prirent une chaise de bois pour transporter le malade, et nous partîmes, mais, comme je marchais avec peine, ils me donnèrent le bras. Je leur contai la triste position de Faloppa, qu'il faudrait abandonner à la merci des Russes: «Comment, des Russes? dit un soldat du train.—Certainement, lui dis-je, les Russes, les Cosaques seront ici peut-être dans quelques heures!» Ces pauvres soldats pensaient qu'il n'y avait que le froid et la misère qui nous accompagnaient.

Entrés dans l'écurie, nous trouvâmes le pauvre diable de Piémontais couché de tout son long derrière la porte. On le mit sur la chaise et, de cette manière, il fut transporté au nouveau logement. Lorsqu'il fut couché près du poêle, sur de la bonne paille, il se mit à prononcer quelques mots sans suite. Alors je m'approchai pour écouter; il n'était plus reconnaissable, car il avait toute la figure ensanglantée, mais c'était le sang de ses mains, qu'il avait mordues ou voulu manger; sa bouche était aussi remplie de paille et de terre. Les deux femmes en eurent pitié, lui lavèrent la figure avec de l'eau et du vinaigre, et les soldats allemands, honteux de n'avoir rien fait comme les autres, le déshabillèrent. L'on trouva dans son sac une chemise qu'on lui mit en échange de celle qu'il avait sur lui, et qui tombait en lambeaux; ensuite on lui présenta à boire: il ne pouvait plus avaler et, par moments, serrait tellement les dents, qu'on ne pouvait lui ouvrir la bouche. Ensuite, avec ses mains, il ramassait la paille, qu'il semblait vouloir mettre sur lui. Une des femmes me dit que c'était signe de mort. Cela me fit de la peine, parce que nous touchions au terme de nos souffrances. J'avais fait tout ce qu'il avait été possible de faire pour le sauver, comme il aurait fait pour moi, car il y avait cinq ans qu'il était dans la compagnie, et se serait fait tuer pour moi: dans plus d'une occasion il me le prouva, surtout en Espagne.

La douce chaleur qu'il faisait dans cette chambre me fit éprouver un bien-être auquel j'étais bien loin de m'attendre; je ne me sentais plus de douleurs, de sorte que je dormis pendant deux ou trois heures, comme il ne m'était pas arrivé depuis mon départ de Moscou.

Je fus éveillé par un des soldats du train qui me dit: «Mon sergent, je pense que tout le monde part, car l'on entend beaucoup de bruit: tant qu'à nous, nous allons nous réunir sur la place, d'après l'ordre que nous en avons reçu hier. Pour votre soldat, ajouta-t-il, il ne faut plus y penser, c'est un homme perdu!»

Je me levai pour le voir: en approchant, je trouvai, à ses côtés, les deux femmes. La plus jeune me remit une bourse en cuir qui contenait de l'argent, en me disant qu'elle était tombée d'une des poches de sa capote. Il pouvait y avoir environ vingt-cinq à trente francs en pièces de Prusse, et autres monnaies. Je donnai le tout aux deux femmes, en leur disant d'avoir soin du malade jusqu'à son dernier moment, qui ne devait pas tarder, car à peine respirait-il encore. Elles me promirent de ne pas l'abandonner.

Le bruit qui se faisait entendre dans la rue allait toujours croissant. Il faisait déjà jour et, malgré cela, nous ne pouvions voir beaucoup, car les petits carreaux des vitres étaient ternis par la gelée et le ciel, couvert d'épais nuages, nous présageait encore beaucoup de neige.

Nous nous disposions à sortir, quand, tout à coup, le bruit du canon se fait entendre du côté de la route de Wilna, et très rapproché de l'endroit où nous étions. À cela se mêlait la fusillade et les cris et jurements des hommes. Nous entendons que l'on frappe sur des individus: aussitôt, nous pensons que les Russes sont dans la ville et que l'on se bat; nous saisissons nos armes; les deux soldats allemands, qui ne sont pas, comme nous, habitués à cette musique, ne savent ce qu'ils font; cependant ils viennent se ranger à nos côtés. Nous avions encore les fusils de deux hommes qui nous avaient quittés le soir, et qui n'étaient pas revenus; ensuite celui de Faloppa. Toutes ces armes étaient chargées. La poudre ne nous manquait pas. Un des soldats allemands avait une bouteille d'eau-de-vie dont il ne nous avait pas encore parlé, mais, comptant qu'il aurait peut-être besoin de nous, il nous la présenta. Cela nous fit du bien. L'autre me donna un morceau de pain.

Un soldat du train me dit: «Mon sergent, si nous mettions un de ces fusils entre les mains du paysan qui est là qui tremble près du poêle? Pensez-vous qu'il ne pourrait pas faire son homme?—C'est vrai, lui dis-je.—En avant, le paysan!» répond le soldat. Le pauvre diable, ne sachant ce qu'on lui veut, se laisse conduire. On lui présente un fusil: il le regarde comme un imbécile, sans le prendre; on le lui pose sur l'épaule: il demande pourquoi faire. Je lui dis que c'est pour tuer les Cosaques. À ce mot, il laisse tomber son arme. Un soldat la ramasse et, cette fois, la lui fait tenir de force en le menaçant, s'il ne tire pas sur les Cosaques, de lui passer sa baïonnette au travers du corps. Le paysan nous fait comprendre qu'il serait reconnu par les Russes pour être un paysan, et qu'ils le tueraient. Pendant ce colloque, d'autres cris se font entendre à l'autre extrémité de la chambre: ce sont les deux femmes qui pleurent; Faloppa venait de rendre le dernier soupir!

Le soldat du train va prendre la capote de celui qui vient de mourir et force le paysan de s'en vêtir. En moins de deux minutes, il est armé au complet, car on lui a aussi passé un sabre et la giberne, ainsi qu'un bonnet de police sur la tête, de sorte qu'il ne se reconnaissait pas lui-même.

Cette scène s'était passée sans que les deux femmes, qui étaient auprès du mort à se désoler (probablement pour l'argent que je leur avais donné), se fussent aperçues de la transformation de leur homme.

Le bruit que nous entendions depuis un moment se fait entendre avec plus de force: je crois distinguer la voix du général Roguet; effectivement c'était lui qui jurait, qui frappait sur tout le monde indistinctement, sur les officiers, les sous-officiers comme sur les soldats—il est vrai que l'on ne pouvait pas beaucoup en faire la différence—pour les faire partir. Il entrait dans les maisons et y faisait entrer les officiers, afin de s'assurer qu'il n'y avait plus de soldats. En cela, il faisait bien, et c'est peut-être le premier bon service que je lui ai vu rendre au soldat. Il est vrai que cette distribution de coups de bâton était, pour lui, plus facile à faire que celle de vin ou de pain, qu'il faisait faire en Espagne.

J'aperçois un chasseur de la Garde arrêté contre une fenêtre, et qui mettait la baïonnette au bout de son fusil; je lui demande si c'était les Russes qui étaient dans la ville: «Mais non, non!… Vous ne voyez donc pas que c'est ce butor de général Roguet qui, avec son bâton, frappe sur tout le monde? Mais, qu'il vienne à moi, je l'attends!…»

Nous n'étions pas encore sortis de la maison que je vois l'adjudant-major Roustan arrêté devant la porte; il me reconnaît et me dit: «Eh bien, que faites-vous là? Sortez! Que pas un ne reste dans la maison, n'importe de quel régiment, car j'ai l'ordre de frapper sur tout le monde!»

Nous sortons, mais le paysan, auquel nous ne pensions plus, reste naturellement chez lui et ferme sa porte. L'adjudant-major, qui a vu ce mouvement et qui pense que c'est un soldat qui veut se cacher, l'ouvre à son tour, rentre dans la maison et ordonne au nouveau soldat de sortir, ou il va l'assommer. Le paysan le regarde sans lui répondre; l'adjudant-major saisit mon individu par les buffleteries, et le pousse au milieu de nous; alors le pauvre diable veut se débattre et s'expliquer dans sa langue: il n'est pas écouté, seulement l'adjudant-major pense que c'est parce qu'il ne lui a pas donné le temps de prendre son sac et son fusil; il rentre dans la maison, prend l'un et l'autre et les lui apporte. Il a vu un homme mort et deux femmes qui pleurent. C'est pourquoi, en sortant, il dit bien haut: «Ce bougre-là n'est pas si bête qu'il en a l'air! Il voulait rester dans la maison pour consoler la veuve! Il paraît que celui-ci est un Allemand aussi; de quelle compagnie est-il? Je ne me rappelle pas l'avoir jamais vu!» Dans ce moment, on ne faisait pas beaucoup attention à ce que disait l'adjudant-major, car on avait assez à faire à s'occuper de soi-même.

La femme qui avait entendu la voix de son mari, était accourue sur la porte au moment où nous étions encore arrêtés. L'homme, en la voyant, se mit à crier après, mais sans pouvoir se faire reconnaître au milieu de nous, où il ne pouvait bouger: elle était bien loin de penser que le Lithuanien, sujet de l'Empereur de Russie, avait l'honneur d'être soldat français de la Garde impériale, marchant, en ce moment, non pas à la gloire, mais à la misère, en attendant mieux, tout cela en moins de dix minutes. J'ai pensé, depuis, que ce pauvre diable devait faire de tristes réflexions en marchant au milieu de nous!

L'on s'était remis en marche, mais lentement. Nous étions dans un endroit de la ruelle où se trouvaient plusieurs hommes morts pendant la nuit, pour avoir bu de l'eau-de-vie et avoir été saisis par le froid; mais le plus grand nombre se trouvait dans la ville, où je ne suis pas entré.

Cependant, nous arrivons à l'endroit où se trouvent les deux issues qui conduisent au pont du Niémen; nous marchons avec plus de facilité; au bout de quelques minutes, nous étions sur le bord du fleuve. Là, nous vîmes que, déjà, plusieurs milliers d'hommes nous avaient devancés, qui se pressaient et se poussaient pour le traverser. Comme le pont était étroit, une grande partie descendaient sur le fleuve couvert de glace, et cependant dans un état à ne pouvoir y marcher que très difficilement, vu que ce n'était que des glaçons qui, après un dégel, avaient été de nouveau surpris par une gelée. Au risque de se tuer où de se blesser, c'était à qui serait arrivé le plus vite sur l'autre rive, quoique d'un abord difficile; tant il vrai que l'on se croyait sauvé en arrivant! On verra, par la suite, combien nous nous trompions encore.

En attendant que nous puissions passer, le colonel Bodelin, qui commandait notre régiment, donna l'ordre aux officiers de faire leur possible afin que personne ne traversât le pont individuellement; d'arrêter et de réunir ceux qui se présenteraient. Nous nous trouvions, en ce moment, environ soixante et quelques hommes, reste de deux mille! Nous étions presque tous groupés autour de lui. L'on voyait qu'il regardait avec peine les restes de son beau régiment; probablement que, dans ce moment, il faisait la différence, car, cinq mois avant cette épreuve, nous avions passé ce même pont avec toute l'armée si belle, si brillante, tandis qu'à cette heure, elle était triste et presque anéantie. Pour nous encourager, il nous tint à peu près ce discours, que bien peu écoutèrent:

«Allons, mes enfants! je ne vous dirai pas d'avoir du courage, je sais que vous en avez beaucoup, car depuis trois ans que je suis avec vous, vous en avez, dans toutes les circonstances, donné des preuves, et surtout dans cette terrible campagne, dans les combats que vous avez eu à soutenir, et par toutes les privations que vous avez eu à supporter. Mais souvenez-vous bien que, plus il y a de peines et de dangers, plus aussi il y a de gloire et d'honneur, et plus il y aura de récompenses pour ceux qui auront la constance de la terminer honorablement!»

Ensuite il demanda si nous étions beaucoup de monde présent. Je saisis ce moment pour dire à M. Serraris que Faloppa était mort le matin. Il me demanda si j'en étais certain; je lui répondis que je l'avais vu mourir, et que même l'adjudant-major Roustan l'avait vu mort: «Qui, moi? répondit l'adjudant-major. Où?—Dans la maison d'où vous m'avez dit de sortir, et où vous êtes entré pour en faire sortir un autre individu.—C'est vrai, dit-il, j'ai vu un homme mort sur la paille, mais c'était l'homme de la maison, puisque la femme le pleurait!»—Je lui dis que c'était celui qu'il venait de mettre dans la rue qui était le véritable mari et que celui qu'il avait vu sur la paille était Faloppa. Je lui rapportai en peu de mots la scène du paysan, que nous cherchâmes dans nos rangs, mais il avait disparu.

Pendant que nous étions restés sur le bord du Niémen, ceux qui étaient devant nous avaient traversé, sur le pont ou sur la glace. Alors nous avançâmes, mais lorsque nous eûmes traversé, nous ne pûmes monter la côte par le chemin, parce qu'il se trouvait plusieurs caissons abandonnés qui tenaient la largeur de la route, étroite et encaissée. Alors, plus d'ordre! Chacun se dirigea suivant son impulsion. Plusieurs de mes amis m'engagèrent à les suivre, et nous prîmes sur la gauche. Lorsque nous fûmes environ à trente pas du pont, l'on commença à monter pour gagner la route. Je marchais derrière Grangier que j'avais eu le bonheur de retrouver et qui s'occupait plus de moi que de lui-même. Il me frayait un passage dans la neige, en marchant devant moi, et me criant, dans son patois auvergnat: «Allons, petiot, suis-moi!» Mais le petiot n'avait déjà plus de jambes.

Grangier était déjà aux trois quarts de la côte, que je n'étais encore qu'au tiers. Là, s'arrêtant et s'appuyant sur son fusil, il me fit signe qu'il m'attendait. Mais j'étais si faible, que je ne pouvais plus tirer ma jambe enfoncée dans la neige. Enfin, n'en pouvant plus, je tombai de côté, et j'allai rouler jusque sur le Niémen où j'arrivai sur la glace.

Comme il y avait beaucoup de neige, je ne me fis pas grand mal; cependant, je ressentais une douleur dans les épaules et j'avais la figure ensanglantée par les branches d'un buisson que j'avais traversé en roulant. Je me relevai sans rien dire, comme si la chose eût été toute naturelle, car j'étais tellement habitué à souffrir, que rien ne me surprenait.

Après avoir ramassé mon fusil dont le canon était rempli de neige, je voulus recommencer à monter par le même endroit, mais la chose me fut impossible. L'idée me vint de voir si je ne pourrais pas parvenir à passer sous les caissons, à la sortie du pont; je me traînai avec peine jusque-là. Lorsque je fus près du premier, j'aperçus plusieurs grenadiers et chasseurs de la Garde montés sur les roues, et qui puisaient à pleines mains l'argent qui s'y trouvait; je ne fus pas tenté d'en faire autant. Je ne cherchais que le moyen de passer. Mais, en ce moment, j'entends crier: «Aux armes! Aux armes! Les Cosaques!» Ce cri fut suivi de plusieurs coups de fusil, ensuite d'un grand mouvement qui se propageait depuis le bas de la côte jusqu'en haut.

Pas un des grenadiers et chasseurs qui avaient la tête dans le caisson ne descendit. J'en tirai un par la jambe; il se retourna en me demandant si j'avais de l'argent. Je lui répondis que non: «Mais les Cosaques sont là-haut!—Si ce n'est que cela! me répondit-il, ce n'est pas pour des canailles qu'il faut se gêner, et leur laisser notre argent! Qui en veut? J'en donne!» Et, en même temps, il jeta à terre deux gros sacs de pièces de cinq francs. Tout cela n'était que pour amuser ceux qui arrivaient, car je compris qu'ils venaient de trouver de l'or. Les mots de «jaunets» et de «pièces de quarante francs» avaient été prononcés.

Je pris le fusil d'un des grenadiers occupés à prendre de l'or, je laissai le mien qui était rempli de neige, et je m'en retournai à la sortie du pont afin de reprendre ma direction première, car, pour moi, il n'y en avait pas d'autre.

À peine arrivé près du pont, je rencontrai M. le capitaine Débonnez, des tirailleurs de la Garde, dont j'ai déjà eu l'occasion de parler plusieurs fois. Il était avec son lieutenant et un soldat; c'était là toute sa compagnie; le reste était, comme il me le dit, fondu. Il avait un cheval cosaque avec lequel il ne savait où passer. Je lui contai en peu de mots l'état malheureux où je me trouvais. Pour toute réponse, il me donna un gros morceau de sucre blanc où il avait versé de l'eau-de-vie; ensuite, nous nous séparâmes, lui pour descendre avec son cheval sur le Niémen, et moi pour, en mordant dans mon sucre, recommencer pour la troisième fois mon ascension. À peine arrivé où je devais monter, j'entendis que l'on m'appelait; c'était le brave Grangier, qui était descendu de la côte et qui me cherchait. Il me demanda pourquoi je ne l'avais pas suivi. Je lui en dis la cause. Voyant cela, il marcha devant moi en me tirant par son fusil dont je tenais le bout du canon. Enfin, ce fut avec bien de la peine, avec le secours de ce bon Grangier et en mordant dans mon morceau de sucre à l'eau-de-vie, que j'arrivai en haut de la côte, abîmé d'épuisement.

Plusieurs de nos amis nous attendaient: Leboude, sergent-major; Oudict, sergent-major; Pierson, idem; Poton, sergent. Les autres s'étaient dispersés, marchant, comme nous, par fractions. La certitude que l'on avait d'un mieux, en entrant en Prusse, influait sur notre caractère et commençait à nous rendre indifférents l'un pour l'autre.

De l'endroit où nous étions, nous pouvions découvrir la route de Wilna, les Russes qui marchaient sur Kowno, et d'autres plus rapprochés, mais la présence du maréchal Ney, avec une poignée d'hommes, les empêchait de venir plus avant. Nous vîmes venir sur nous un individu qui marchait avec peine, appuyé sur un bâton de sapin. Lorsqu'il fut près de nous, il s'écria: «Eh! per Dio santo! je ne me trompe pas, ce sont nos amis!» À notre tour, nous le regardâmes. À sa voix et à son accent, nous le reconnûmes: c'était Pellicetti, un Milanais, ancien grenadier vélite; il y avait trois ans qu'il avait quitté la Garde impériale, pour entrer comme officier dans celle du roi d'Italie. Pauvre Pellicetti! Ce ne fut qu'au reste de son chapeau que nous pûmes deviner à quel corps il appartenait. Il nous conta que trois à quatre maisons avaient suffi pour loger le reste du corps d'armée du prince Eugène. Il attendait, nous dit-il, un de ses amis qui avait un cheval cosaque et qui portait le peu de bagages qui leur restait. Il en avait été séparé en sortant de Kowno.

C'était le 14 décembre; il pouvait être neuf heures du matin. Le ciel était sombre, le froid supportable; il ne tombait pas de neige; nous nous mîmes en marche sans savoir où nous allions, mais, arrivés sur le grand chemin, nous aperçûmes un grand poteau avec une inscription qui indiquait aux soldats des différents corps la route qu'ils devaient suivre.

Nous prîmes celle indiquée pour la Garde impériale, mais beaucoup, sans s'inquiéter, marchèrent droit devant eux. À quelques pas de là, nous vîmes cinq à six malheureux soldats qui ressemblaient à des spectres, la figure hâve, barbouillée de sang provenant de leurs mains qui avaient gratté dans la neige pour y chercher quelques miettes de biscuit tombées d'un caisson pillé un instant avant. Nous marchâmes jusqu'à trois heures de l'après-midi; nous n'avions fait que trois petites lieues, à cause du sergent Poton qui paraissait souffrir beaucoup.

Nous avions aperçu un village sur notre droite, à un quart de lieue de la route: nous prîmes la résolution d'y passer la nuit. En y arrivant, nous trouvâmes deux soldats de la ligne qui venaient de tuer une vache à l'entrée d'une écurie; en voyant une aussi bonne enseigne, nous y entrâmes.

Le paysan auquel appartenait la vache, afin de sauver le plus de viande possible, vint lui-même nous en couper, nous faire du feu et, ensuite, nous apporta deux pots avec de l'eau pour faire de la soupe; nous avions de la bonne paille, du bon feu; enfin il y avait bien longtemps que nous n'avions été si heureux. Quelques minutes après, nous mangeâmes notre soupe, ensuite nous nous reposâmes.

J'étais couché près de Poton qui ne faisait que se plaindre; je lui demandai ce qu'il avait; il me dit: «Mon cher ami, je suis certain que je ne pourrai aller plus loin!»

Sans me douter des raisons qui le faisaient parler ainsi, accident grave que personne de nous ne connaissait, je le consolai, en lui disant que lorsqu'il aurait reposé, il serait beaucoup mieux, mais, un instant après, il eut la fièvre et, pendant toute la nuit, il ne fit que pleurer et divaguer. Plusieurs fois même, la nuit, je le surpris écrivant sur un calepin et en déchirant les feuillets.

Dans un moment où je dormais paisiblement, je me sentis tirer par le bras; c'était le pauvre Poton qui me dit: «Mon cher ami, il m'est impossible de sortir d'ici, même de faire un pas; ainsi il faut que tu me rendes un grand service; je compte sur toi si, plus heureux que moi, tu as le bonheur de revoir la France; dans le cas contraire, tu chargeras Grangier, sur qui je compte comme sur toi, de remplir la mission dont je te charge. Voici, continua-t-il, un petit paquet de papiers que tu enverras à l'adresse indiquée, à ma mère, accompagné d'une lettre dans laquelle tu lui peindras la situation où tu m'as laissé, sans cependant lui faire perdre l'espoir de me revoir un jour. Voilà une cuiller en argent que je te prie d'accepter; il vaut mieux que tu l'aies que les Cosaques.» Alors, il me remit son petit paquet de papiers, en me disant encore qu'il comptait sur moi. Je lui promis de faire ce qu'il venait de me dire, mais j'étais bien loin de croire que nous serions forcés de l'abandonner.

Le 15 décembre, lorsqu'il fut question de partir, je répétai à nos amis la confidence que Poton venait de me faire. Ils pensèrent que c'était manque de courage, ou qu'il devenait fou, de sorte que chacun se mit à lui faire des observations à sa manière.

Mais le malheureux Poton, pour toute réponse, nous montra deux hernies qu'il avait depuis longtemps et qui étaient sorties par suite d'efforts réitérés qu'il avait faits en montant la côte de Kowno. Nous vîmes effectivement qu'il lui était impossible de bouger; le sergent-major Leboude pensa que l'on ferait bien de le recommander au paysan chez lequel nous étions, mais, avant de le faire venir, comme Poton avait beaucoup d'argent et surtout de l'or, nous nous dépêchâmes à coudre son or dans la ceinture de son pantalon; ensuite, nous fîmes venir le paysan, et, comme il parlait allemand, il nous fut facile de nous faire comprendre. Nous lui proposâmes cinq pièces de cinq francs, en lui disant qu'il en aurait quatre fois autant et peut-être davantage, s'il avait soin du malade. Il nous le promit en jurant par Dieu, et que même il irait chercher un médecin. Ensuite, comme le temps pressait, nous fîmes nos adieux à notre camarade.

Avant de le quitter, il me fit promettre de ne pas l'oublier; nous l'embrassâmes et nous partîmes. Je ne sais si le paysan a tenu sa parole, mais toujours est-il que plus jamais je n'ai entendu parler de Poton qui était, sous tous les rapports, un excellent garçon, bon camarade, ayant reçu une excellente éducation, chose très rare à cette époque. Il était gentilhomme breton, d'une des meilleures familles de ce pays.

Tant qu'à moi, j'ai rempli religieusement ma mission, car, à mon arrivée à Paris, au mois de mai, j'envoyai a l'adresse indiquée les papiers qu'il m'avait confiés et qui contenaient son testament et les adieux touchants qu'il écrivait pendant qu'il avait la fièvre. J'en ai tiré une copie que je reproduis:

  Adieu, bonne mère,
  Mon amie;
  Adieu, ma chère,
  Ma bonne Sophie!
  Adieu, Nantes où j'ai reçu la vie
  Adieu, belle France, ma patrie,
  Adieu, mère chérie,
  Je vais quitter la vie,
  Adieu!

Depuis plusieurs années, j'avais cessé d'écrire mon journal de la campagne de Russie, c'est-à-dire de mettre en ordre les Souvenirs que j'avais écrits en 1813, étant prisonnier. Il m'était venu une singulière manie, c'était de douter si tout ce que j'avais vu, enduré avec tant de patience et de courage, dans cette terrible campagne, n'était pas l'effet de mon imagination frappée.

Cependant, lorsque la neige tombe et que je me trouve réuni avec des amis, anciens militaires de l'Empire, dont quelques-uns de la Garde impériale, bien rares, à présent (1829)! qui ont fait, comme moi, cette mémorable campagne, c'est-à-dire qui ont été jusqu'à Moscou, c'est toujours là que nos souvenirs se portent, et j'ai aussi remarqué qu'il leur était resté, comme à moi, d'ineffaçables impressions. C'est avec orgueil que nous parlons de nos glorieuses campagnes.

Aujourd'hui que ma mère vient de me remettre quelques lettres que je lui avais écrites pendant cette campagne, et que je regrettais de ne pas avoir, afin de les joindre à la fin de mon journal, je reprends courage. Ajoutez à cela les conseils de quelques amis qui m'engagent à terminer. Pour moi, cela me fait revivre. Peut-être un jour, qui sait? mes récits, quoique mal écrits, intéresseront-ils ceux qui les liront, car, après tant de grandes choses que nous avons vues, que nous reste-t-il à voir? Le grand génie n'est plus, mais son nom existera toujours! Aussi je prends mon courage à deux mains pour continuer, de sorte qu'après moi, mes petits-enfants diront, lisant les Mémoires de grand-papa: «Grand-papa était dans les grandes batailles, avec l'Empereur Napoléon!» Ils verront comme nous avons frotté les Prussiens, les Autrichiens, les Russes et les Anglais en Espagne, et tant d'autres; ils verront aussi que grand-papa n'a pas toujours couché sur un lit de plume, et, quoiqu'il ne soit pas un des meilleurs catholiques de France, ils verront qu'il a jeûné souvent et fait maigre plus d'une fois, les jours gras!

C'était le 15 décembre, à sept heures du matin. Après être sortis de l'écurie où nous avions passé la nuit, nous marchâmes dans la direction de la route, jusqu'au moment où nous arrivâmes à l'endroit où nous l'avions quittée la veille; là, nous fîmes halte.

Grangier avait encore ma petite bouilloire en cuivre, qu'il portait devant lui, attachée à sa ceinture avec une courroie, dans la crainte qu'on ne la lui enlevât, car un vase dans lequel on pouvait faire fondre la neige et cuire quelque chose, était un objet précieux. Grangier me la rendit, car il prévoyait que je resterais encore en arrière et que je pourrais en avoir besoin. Il me l'attacha fortement sur mon sac.

Le ciel était clair, mais le froid était supportable. Nous ne vîmes, sur la route, que fort peu d'hommes; cela nous fit penser que, la veille, la plus grande partie était allée plus loin et dans diverses directions.

Nous aperçûmes, sur la route, du côté de Kowno, une colonne, mais ne pûmes distinguer si c'étaient des Français ou des Russes: aussi, dans l'incertitude, nous nous remîmes en marche.

Je marchai assez bien pendant une heure, mais, au bout de ce temps, il me prit une forte colique, et je fus forcé de m'arrêter: c'était toujours la suite de mon indisposition de Wilna; j'attribuai cette rechute au bouillon de vache que j'avais mangé la veille et le matin, avant de partir.

Je marchai de la sorte jusqu'à environ trois heures de l'après-midi; je n'étais plus éloigné d'une forêt que j'apercevais depuis quelque temps, et où je voulais arriver pour y passer la nuit.

Je n'en étais plus éloigné que d'une portée de fusil, lorsque, sur la droite de la route, j'aperçus une maison où, autour d'un grand feu, étaient réunis plusieurs soldats de différents corps et dont la majeure partie était de la Garde impériale. Comme j'étais fatigué, j'arrêtai pour me chauffer et me reposer un peu: quelques-uns me proposèrent de rester avec eux; j'acceptai avec plaisir.

Pendant toute la journée, le froid avait été supportable, et il l'était encore; tant qu'à l'ennemi, il paraissait que l'on pouvait être tranquille, mais des hommes qui arrivaient par la droite de la route nous dirent qu'ils venaient d'apercevoir de la cavalerie et qu'ils étaient persuadés que c'étaient des Russes: «Quand ce serait le diable, répondit un vieux chasseur de la Garde, cela ne m'empêchera pas d'établir ici mon quartier général. Mes amis, faites comme moi, chargez vos armes et mettez la baïonnette au bout du canon!» C'est ce que tout le monde fit tranquillement: ­«Et puis, ajouta-t-il, nous avons le bois pour retraite; c'est, par ma foi, une belle et bonne position!» Ensuite, il s'approcha d'un cheval que l'on venait d'abattre à quelques pas du feu, en coupa un morceau, et revint tranquillement s'asseoir près du feu, sur son sac, et faire rôtir sa viande au bout de son sabre.

Plus de vingt soldats, dont une partie assis sur leur sac et les autres à genoux, faisaient aussi rôtir du cheval.

En face du chasseur dont je viens de parler, une femme était assise sur un sac de soldat. Elle tenait la tête penchée sur ses mains, les coudes appuyés sur les genoux; une capote grise de soldat, par-dessus une vieille robe de soie en lambeaux, servait à la préserver du froid. Un bonnet en peau de mouton, dont une partie était brûlée, lui couvrait la tête; il était tenu par un mauvais foulard de soie noué sous le menton.

Le chasseur lui adressa la parole de la manière suivante: «Dites donc, la mère Madeleine!…» Elle ne répondit pas. Ce ne fut qu'à la seconde fois qu'un soldat, qui était près d'elle, la poussa, en lui disant: «C'est à vous, la mère, à qui l'on veut parler!—À moi? dit-elle. Mon nom est Marie. Que me voulez-vous?—Un petit coup de rogomme, comme à l'exercice!—Pour du rogomme, vous devez bien penser que je n'en ai pas!» Et elle se remit dans sa position première.

Une autre femme qui se trouvait aussi assise près du feu, avait, sur la tête, une schabraque ou peau de mouton bordée de drap rouge, découpée en festons et serrée autour du cou avec le cordon d'un bonnet à poil d'un grenadier de la Garde, dont les glands lui retombaient sous le menton. Elle avait aussi, par-dessus ses habillements, une capote bleue d'un soldat de la Garde. Cette femme, en entendant la voix du chasseur, leva la tête à son tour, en demandant celui qui voulait du rogomme: ­«Ah! c'est vous, la mère Gâteau! répondit le chasseur; eh bien, c'est moi qui demande du rogomme! C'est moi, Michaut, qui vous parle; vous êtes sans doute surprise de me voir? Eh bien, si quelqu'un est plus étonné que moi de vous rencontrer, et surtout schabraquée comme vous êtes, le diable m'emporte! Même avant le passage de la Bérézina, en pensant quelquefois à vous, chère mère Gâteau, je pensais qu'il y avait déjà longtemps que les corbeaux avaient fait une fristouille à la neige, avec votre vieille carcasse!—Insolent! répondit la mère Gâteau, ils te mangeront avant moi, vieil ivrogne! Ah! il te faut du rogomme! continua-t-elle d'un ton goguenard. T'as diablement été privé depuis trois mois, mais possible qu'à Wilna et hier, à Kowno, tu en auras pris une bonne dose, c'est ça que tu as tant de blague! Une chose qui m'étonne, c'est que tu ne sois pas mort d'avoir bu, comme tant d'autres que nous avons vus dans les rues. Il y a tant de braves gens qui sont restés là-bas, tandis que ce mauvais sujet, un mauvais soldat, vit encore!—Halte-là, la mère Gâteau, reprit le vieux chasseur, lâchez-moi vos bordées tant que vous voudrez, mais au nom de mauvais soldat, mère Gâteau, halte-là!»

Ensuite il continua, tout en grognant, de manger le morceau de viande de cheval qu'il tenait à la main et dans lequel il avait cessé de mordre pour répondre à la vieille cantinière.

Une minute après, elle reprit: «Voilà deux ans qu'il m'en veut, depuis qu'à l'École militaire je n'ai pas voulu lui donner à crédit. Ah! si mon pauvre homme n'était pas mort, si un coquin de boulet ne l'avait pas coupé en deux à Krasnoé!…» Et puis elle s'arrêta. «Ce n'était pas votre homme! Vous n'étiez pas mariée!—Pas mariée! Pas mariée! Voilà bientôt cinq ans que je suis avec lui, depuis la bataille d'Eylau, et je ne suis pas mariée! Que dis-tu de cela, Marie?» en s'adressant à l'autre cantinière. Mais Marie, qui se trouvait dans la même position que la mère Gâteau, à l'égard du mariage, ne répondit rien.

Le chasseur demanda à la mère Gâteau si elle avait monté à la roue, à la montagne de Wilna: «Va, dit-elle, si j'en avais eu la force, je n'aurais pas manqué mon coup! J'en ai ramassé dans la neige, mais ça m'a beaucoup avancée! Lorsqu'on se trouve avec des coquins qui ne respectent rien, il n'y a pas de sûreté pour le sexe. Le soir, après avoir passé la montagne, lorsque j'arrivai au bivouac des chasseurs de chez nous, et comme j'avais encore un peu d'eau-de-vie que j'apportais de Wilna, je la donnai pour avoir une place au feu, et je me couchai sur la neige entre deux chasseurs du régiment, ou plutôt deux voleurs, qui m'ont chipé la moitié de mon argent. Par bonheur, j'étais couchée sur une poche qu'ils n'ont pu vider. Après cela, fiez-vous donc à des camarades! Heureusement que j'en ai encore assez pour aller jusqu'à Elbing, où l'on dit que nous nous ressemblons. Une fois là, nous nous arrangerons de manière à pouvoir recommencer la campagne; je ne veux plus de voitures, j'aurai deux cognias avec des paniers sur le dos. Nous serons peut-être plus heureux. Pas vrai, Marie?» Marie ne répondit pas: «Marie, dit le vieux chasseur, c'est son deuxième depuis un an, et, si elle veut, je l'épouse en troisième….—Toi! vieux chenapan, répond la mère Gâteau, elle n'aurait pas besoin d'autres pratiques que la tienne!»

Le chasseur s'approcha de Marie et lui présenta un morceau de viande de cheval; Marie l'accepta en lui disant: «Merci, mon vieux!—Ainsi c'est dit, continua-t-il, en arrivant à Paris, je vous épouse, je fais votre bonheur!» Marie, pour toute réponse, fit un soupir en disant: «Peut-on plaisanter une malheureuse femme comme moi!—Tout ce que je viens de dire, reprit le vieux chasseur, n'est que pour plaisanter, et la preuve, sans rancune, c'est que j'offre à la mère Gâteau ce que je viens de vous offrir, Marie, un petit morceau de dada sur le pouce!» En même temps, il s'avança pour le lui offrir, mais la mère Gâteau, en le voyant venir, lui dit en le regardant avec colère: «Va-t'en au diable! Je ne veux rien de toi!»

À cette sortie de la mère Gâteau, Marie, qui était assise devant moi, leva la tête en disant que ce n'était pas le moment de se fâcher. Ensuite elle me regarda des pieds à la tête: «Je crois ne pas me tromper, dit-elle en m'appelant par mon nom, c'est bien vous, mon pays?—Oui, Marie, c'est bien moi!» Je venais, à mon tour, de la reconnaître, non pas à sa figure, mais à sa voix, car, la pauvre Marie, sa fraîcheur avait disparu, le froid, la misère, le feu, la fumée du bivouac l'avaient rendue méconnaissable. C'était Marie, notre ancienne cantinière, dont j'avais rencontré la voiture abandonnée, avec deux blessés, dans la nuit du 22 novembre, et que je croyais morte! Voici son histoire:

Marie était de Namur; c'est pour cela qu'elle m'appelait son pays. Son mari était de Liège, un peu mauvais sujet et maître d'armes. Marie était la meilleure pâte de femme, n'ayant rien à elle, débitant sa marchandise aux soldats et à ceux qui n'avaient pas d'argent, comme à ceux qui en avaient.

Dans toutes les batailles que nous eûmes, elle fit preuve de dévoûment en s'exposant pour secourir les blessés. Un jour, elle fut blessée; cela ne l'empêcha pas de continuer à donner ses soins, sans s'effrayer sur le danger qu'elle courait, car les boulets et la mitraille tombaient autour d'elle. Avec toutes ces belles qualités, Marie était jolie: aussi avait-elle beaucoup d'amis; son mari n'en était pas jaloux.

En 1811, étant campés devant Almeida (Portugal), quelques mois avant notre départ pour la campagne de Russie, il prit envie au pauvre homme d'aller marauder dans un village. Il entra dans un château, s'empara d'une pendule qui ne valait pas vingt francs, eut le malheur de la rapporter au camp et de se faire prendre, et, comme il y avait des ordres sévères pour les maraudeurs, M. le général Roguet, qui nous commandait, le fit passer à un conseil de Guerre. Il fut condamné à être fusillé dans les vingt-quatre heures. Par suite de cette catastrophe, Marie devint veuve: dans un régiment, et surtout en campagne, lorsqu'une femme est jolie, elle n'est pas longtemps sans mari. Aussi, au bout de deux mois de veuvage, Marie était consolée et remariée—comme on se marie à l'armée.

Quelques mois après, son nouveau mari passa sous-officier dans un régiment de la Jeune Garde; alors elle nous quitta pour suivre son nouvel époux: elle était avec nous depuis quatre ans.

En Russie, elle eut le sort de toutes les cantinières de l'armée: elle perdit chevaux, voitures, lingots, fourrures et son protecteur. Tant qu'à elle, elle eut le bonheur de revenir. Quatre mois et demi plus tard, le 2 mai 1813, à la bataille de Lutzen, le hasard me la fit rencontrer; elle venait d'être blessée à la main droite, en donnant à boire à un blessé.

J'ai appris, depuis, qu'elle était rentrée en France et qu'elle avait reparu aux Cent-Jours. À la bataille de Waterloo, elle fut faite prisonnière, mais, comme elle était sujette belge, elle rentra en toute propriété au roi de Hollande[68].

[Note 68: J'ai appris que Marie existait encore et qu'elle était membre de la Légion d'honneur et décorée de la médaille de Sainte-Hélène. Elle habite Namur. (Note de l'auteur.)]

Je demandai à Marie où était son mari: «Vous savez bien, me répondit-elle, qu'il a été tué à Krasnoé (chose que j'avais ignorée jusqu'à présent); c'était un bon enfant, celui-là, je le regrette beaucoup!» Ensuite elle fronça les sourcils, baissa la tête. Un instant après, elle la releva et, comme j'avais toujours les yeux fixés sur elle, elle me regarda en riant, mais d'un sourire triste. Je lui demandai à quoi elle pensait: «À manger, comme vous voyez! Avant, j'avais un ami qui m'en donnait; à présent, je mange lorsque l'on m'en donne ou lorsque j'en trouve, chose bien rare; il n'y a qu'à boire!» En même temps, elle prit une pincée de neige qu'elle porta à sa bouche.

Je la vis se lever avec peine pour se mettre en marche; elle me donna une poignée de main et me dit adieu. Je remarquai qu'elle était courbée par la fatigue et la misère, qu'elle marchait péniblement, appuyée sur un gros bâton de sapin. La mère Gâteau la suivait, toujours sa schabraque sur la tête, jurant et marmottant entre les dents. Je compris que c'était toujours après le vieux chasseur.

Dans ce moment, nous pouvions être quarante, et, à chaque instant, notre nombre augmentait. J'aperçus un sergent du régiment: il se nommait Humblot. En me voyant, il me demanda ce que je faisais là. Je lui répondis que je me reposais et que j'examinais si je ne ferais pas bien de passer la nuit où je me trouvais et de partir le lendemain de grand matin.

Humblot, qui était un brave garçon et qui m'aimait beaucoup, me fit des observations très justes, d'abord sur le temps qui était supportable, sur l'avantage qu'il y aurait pour moi de traverser la forêt où, me disait-il, de l'autre côté, nous trouverions des maisons où nous pourrions passer la nuit; le lendemain, nous arriverions de bonne heure à Wilbalen, petite ville à trois ou quatre lieues d'où nous étions, où nous trouverions nos camarades et pourrions nous procurer des vivres. Enfin, il fit tant, que je pris mon sac et mon fusil, et partis avec le sergent Humblot.

En marchant, Humblot me dit que, quoique nous fussions dans la Poméranie prussienne, il n'était pas prudent de marcher isolé en arrière, car plusieurs milliers de Cosaques avaient passé le Niémen sur la glace.

Ensuite il me conta qu'il avait quitté Kowno, hier dans la journée, avec beaucoup d'autres, et sans s'inquiéter de rien, puisque le maréchal Ney y était encore à se battre, avec une arrière-garde composée d'Allemands et de quelques Français, afin d'empêcher les Russes d'entrer dans la ville, et de donner le temps aux débris de l'armée de sortir. Ces Allemands, me disait-il, qui faisaient partie de la garnison de Kowno, qui se portaient très bien et à qui rien n'avait jamais manqué, étaient de pauvres soldats; sans la présence des Français en petit nombre parmi eux, ils auraient jeté leurs armes et fui:

«Je vais, continua-t-il, te conter ce qui m'est arrivé hier, et tu verras si je n'ai pas raison de t'engager à faire ton possible afin de sortir de ce coquin de pays!

«Après avoir passé le Niémen, arrivés à un quart de lieue de la ville, nous aperçûmes de loin, à cheval sur la route, plus de 2 000 Cosaques et autres cavaliers. Nous arrêtâmes pour délibérer sur le parti à prendre et aussi pour attendre ceux qui étaient en arrière. Un instant après, nous nous trouvâmes réunis environ 400 hommes de toutes armes. Nous formâmes une colonne, afin de pouvoir, au besoin, former un carré. Des officiers qui se trouvaient parmi nous—il y en avait beaucoup—en prirent le commandement. Ensuite, vingt-deux soldats polonais se joignirent à nous. Environ cinquante hommes des plus valides, et qui avaient de bonnes armes, se mirent en tirailleurs, en tête et sur les flancs.

«Nous marchâmes résolument sur cette cavalerie qui, à l'approche des tirailleurs, se retira à droite et à gauche de la route. La colonne, arrivée à la hauteur des Russes, s'arrêta pour attendre quelques hommes encore en arrière. Quelques-uns seulement purent la rejoindre, car une partie des Cosaques se détacha pour arrêter les plus éloignés. Un nommé Boucsin[69], grosse caisse de notre musique, qui se trouvait du nombre de ceux qui étaient en arrière et qui faisait son possible pour rejoindre la colonne, ayant encore (chose étonnante!) la grosse caisse sur son dos et portant dans les mains un sac rempli de pièces de cinq francs, ce qui l'empêchait de marcher aussi vite qu'il l'aurait voulu, fut atteint par des Cosaques, à cinquante pas en arrière et sur la gauche de la colonne. Il reçut, entre les deux épaules, un coup de lance qui le fit tomber de tout son long dans la neige et fit, en même temps, passer ta grosse caisse au-dessus de sa tête. Aussitôt, deux Cosaques descendirent de cheval pour le dépouiller, mais trois hommes et un officier polonais coururent sur les Cosaques, en prirent un avec son cheval et débarrassèrent le porteur de la grosse caisse, qu'il abandonna au milieu des champs. Il en fut quitte pour son coup de lance, et la moitié de son argent qu'il distribua à ceux qui lui avaient sauvé la vie.

[Note 69: Bousin, en argot, signifie tapage. Le surnom donné au porteur de la grosse caisse lui servait de nom propre.]

«Aussitôt, la colonne se remit en marche aux cris de: Vive l'Empereur! et en conduisant, au milieu d'elle, le Cosaque et son cheval.»

Humblot avait fini sa narration, lorsque je fus forcé de m'arrêter, toujours pour mon indisposition; pendant ce temps, il marcha doucement afin que je pusse le rejoindre. Ma besogne faite à la hâte, je me remis à marcher; mais, à l'endroit où je me trouvais, il y avait beaucoup de monde qui m'empêcha d'avancer. Je repris la route, mais, à peine y étais-je, que j'entendis des cris répétés: ­«Gare les Cosaques!» Je pense que c'est une fausse alerte, mais j'aperçois plusieurs officiers armés de fusils qui s'arrêtent et qui se posent bravement sur le chemin faisant face du côté où le bruit venait, et criant: «N'ayez pas peur, laissez avancer cette canaille[70]!» Je regarde derrière moi, je les aperçois tellement près que je fus touché par un cheval: trois étaient en avant, d'autres suivaient.

[Note 70: M. le colonel Richard, ex-commandant de place à Condé, était un de ces officiers: nous en avons parlé plusieurs fois ensemble. (Note de l'auteur).]

Je n'ai que le temps de me jeter dans le bois où je pensais être en sûreté, mais les trois Cosaques y entrent presque aussitôt que moi et malheureusement, dans cet endroit, le bois se trouvait fort clair. Je cherche à gagner l'endroit le plus épais, mais par une fatalité inouïe, mon indisposition me reprend et se fait sentir d'une manière insupportable. Que l'on juge de ma position! Je veux m'arrêter, mais c'est impossible, car deux des trois Cosaques ne sont plus qu'à quelques pas de moi, de sorte que, pour ne pas interrompre ma course et me laisser prendre, je suis obligé de faire dans mes pantalons. Heureusement, quelques pas plus avant, les arbres se trouvent plus rapprochés, les Cosaques sont gênés dans leur course et forcés de la ralentir, tandis que je continue du même pas; mais arrêté par des branches d'arbres couchés dans la neige, je tombe de tout mon long, et ma tête reste enfoncée dans la neige. Je veux me relever; mais je me sens tenu par une jambe. La crainte me fait penser que c'est un de mes Cosaques qui me tient, mais il n'en était rien, c'étaient des ronces et des épines. Je fais un dernier effort, je me relève, je regarde derrière moi: les Cosaques étaient arrêtés; deux cherchaient un endroit afin de passer avec leurs chevaux. Pendant ce temps, je me traîne avec peine.

Un peu plus avant, je me trouve arrêté par un arbre abattu, mais je suis tellement faible qu'il m'est impossible de lever une jambe pour aller au delà, et, pour ne pas tomber d'épuisement, je fus forcé de m'asseoir dessus.

Il n'y avait pas cinq minutes que je m'y trouvais, quand je vois les Cosaques mettre pied à terre et attacher leurs chevaux aux branches d'un buisson. Je pense qu'ils vont venir me prendre, et déjà je me lève pour essayer de me sauver, lorsque j'en vois deux s'occuper du troisième, qui avait un furieux coup de sabre à la figure, car il releva d'une main le morceau de sa joue qui pendait jusque sur son épaule, tandis que les deux autres préparaient un mouchoir qu'ils lui passèrent sous le menton et lui attachèrent sur la tête. Tout cela se passait à dix pas de moi; pendant ce temps, ils me regardaient en causant.

Lorsqu'ils eurent fini de recoller la figure de leur camarade, ils marchèrent directement sur moi: alors, me voyant perdu, je fais un dernier effort, je monte sur le corps de l'arbre, je prends mon fusil qui était chargé, et je me décide à tirer sur le premier qui se présentera. Dans ce moment, je n'avais affaire qu'à deux hommes; le troisième, depuis qu'on l'avait pansé, paraissait souffrir comme un damné, se promenait de droite à gauche, en levant les bras et donnant des coups de poing sur le derrière de son cheval.

Me voyant en position de riposter, les deux Cosaques qui marchaient sur moi s'arrêtent et me font signe de venir à eux. Je comprends qu'ils disent qu'ils ne me feront pas de mal, mais je reste toujours dans la même position.

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