Mémoires du sergent Bourgogne
J'entendais sur ma droite, du côté de la route, des cris et des jurements accompagnés de coups de fusil qui n'étaient pas sans inquiéter mes adversaires, car, souvent, je les voyais regarder du côté d'où venait le bruit, de sortie que j'espérais qu'ils m'abandonneraient pour penser à leur propre sûreté; mais ne voilà-t-il pas qu'un quatrième sauvage arrive, paraissant aussi se sauver! Voyant plusieurs de ses camarades, il s'approche, m'aperçoit, veut marcher sur moi, mais, voyant qu'avec son cheval cela lui est impossible, à cause des arbres et des buissons, met pied à terre, attache son cheval près des autres et, un pistolet à la main, en se couvrant des arbres, avance contre moi; les deux autres le suivent de la même manière. Il ne fallait certainement pas faire tant de cérémonies pour s'emparer de ma chétive personne, mais … ô bonheur! au même instant, les cris qui venaient de la droite se font entendre avec plus de force, accompagnés de coups de fusil; les chevaux, qui n'étaient pas fortement attachés, sont effrayés, s'échappent du côté de la route, et les Cosaques se mettent à courir après.
Réfléchissant à l'état déplorable dans lequel je me trouvais, je me dis qu'il me serait impossible de continuer à marcher sans me nettoyer et changer de linge. On se rappelle que j'avais des chemises et une culotte de drap de coton blanc, dans un portemanteau de la montagne de Ponari—ces effets appartenaient à un commissaire des guerres.
Ayant ouvert mon sac, j'en tire une chemise que je pose sur mon fusil; ensuite la culotte, que je mets à côté de moi sur l'arbre; je me débarrasse de mon amazone et de ma capote militaire, de mon gilet à manches en soie jaune piquée, que j'avais fait à Moscou avec les jupons d'une dame russe; je dénoue le cachemire qui me serrait le corps et qui tenait mon pantalon, et, comme je n'avais pas de bretelles, il tomba sur mes talons. Pour ma chemise, je n'eus pas la peine de l'ôter, je la tirai par lambeaux, car il n'y avait plus ni devant, ni derrière. Enfin, me voilà nu, n'ayant plus que mes mauvaises bottes aux jambes, au milieu d'une forêt sauvage, le 15 décembre, à quatre heures de l'après-midi, par un froid de dix-huit à vingt degrés, car le vent du nord avait recommencé à souffler avec force.
En regardant mon corps maigre, sale et mangé par la vermine, je ne puis retenir mes larmes. Enfin, réunissant le peu de forces qui me restent, je me dispose à faire ma toilette: je ramasse les lambeaux de ma vieille chemise et, avec de la neige, je me nettoie le mieux possible. Ensuite, je passe ma nouvelle chemise en fine toile de Hollande et brodée sur le devant. Mon pantalon n'étant plus mettable, j'enfourche au plus vite la petite culotte, mais elle se trouvait tellement courte que mes genoux n'étaient pas couverts, et, avec mes bottes qui ne m'allaient que jusqu'à mi-jambe, j'avais toute cette partie à nu. Enfin, je passe au plus vite mon gilet de soie jaune, ma capote, mon amazone, mon fourniment et mon collet par-dessus, et me voilà complètement habillé, sauf mes jambes.
Ensuite, je fis réflexion qu'il fallait décamper au plus vite, de sorte que je descendis de mon arbre. Lorsque j'eus fait environ deux cents pas, j'aperçus deux individus, un homme et une femme. Je reconnus qu'ils étaient Allemands; ils me paraissaient être sous l'impression de la peur. Je leur demandai s'ils voulaient venir avec moi, mais l'homme répondit, d'une voix tremblante, que non, et, me montrant le côté de la route, ne me dit qu'un seul mot: «Cosaques!» C'était un cantinier et sa femme, d'un régiment de la Confédération du Rhin, probablement de la garnison de Kowno, qui suivaient le mouvement de la retraite et qui ayant, comme moi, été surpris dans le bois par le hourra, s'étaient mis à l'écart. Sa femme lui conseillait de venir avec moi, mais l'homme ne voulut pas y consentir, et malgré tout ce que je pus lui dire, je me vis forcé, quoiqu'à regret, de m'en aller seul.
Après avoir erré à l'aventure pendant une demi-heure, je m'arrêtai pour m'orienter, car il commençait déjà à faire nuit. Dans la partie de la forêt où je me trouvais, il y avait de la neige en quantité. Aucun chemin n'était battu ni frayé, pas même tracé. Je m'asseyais quelquefois, pour me reposer, sur des arbres qui, par suite des grands vents, étaient tombés déracinés. Je saisissais les branches des buissons dans la crainte de tomber, tant j'étais faible. Mes jambes enfonçaient dans la neige au-dessus de mes bottes, de sorte qu'elle entrait dedans. Cependant je n'avais pas froid, au contraire des gouttes de sueur me tombaient du front, mais les jambes me manquaient. Je sentais une lassitude extraordinaire dans les cuisses, par suite des efforts que je faisais pour me tirer de la neige, où parfois j'enfonçais jusqu'aux genoux. Je n'essaierai pas de dépeindre ce que je souffrais. Il y avait plus d'une heure que je marchais dans les ténèbres, éclairé seulement par les étoiles: ne parvenant pas à sortir de la forêt par la direction qui me semblait la meilleure pour rejoindre la route et n'en pouvant plus, épuisé, essoufflé, je prends le parti de me reposer. Je m'appuie contre un tronc d'arbre où je reste immobile. Un instant après, j'entends les aboiements d'un chien, je regarde de ce côté: je vois briller une lumière, je pousse un soupir d'espérance, et, rassemblant tout ce que j'avais de forces, je me dirige dans cette nouvelle direction. Mais, arrivé à trente pas, j'aperçois quatre chevaux et, autour du feu, quatre Cosaques assis, et trois paysans, parmi lesquels je reconnais le cantinier et sa femme que j'avais rencontrés, pris probablement par les Cosaques qui avaient voulu s'emparer de moi; je reconnus facilement celui qui avait un coup de sabre à la figure, car je n'étais pas à vingt pas d'eux.
Je les regardai pendant assez de temps, me demandant si je ne ferais pas bien de m'approcher et de me rendre plutôt que de mourir comme un misérable au milieu du bois, car la vue du feu me tentait, mais quelque chose que je ne saurais dire me fit faire le contraire. Je me retirai machinalement. Je les regardai encore: je remarquai qu'il ne leur manquait rien, car plusieurs pots en terre étaient autour du feu. Ils avaient de la paille, et les chevaux avaient du foin.
Dans l'impossibilité de suivre, à cause de la quantité d'arbres, la direction que j'aurais voulu, je fus obligé d'appuyer à gauche: heureusement pour moi, car, après avoir fait quelques pas, je trouvai la forêt plus claire, mais la neige y était en plus grande quantité, de sorte que, plusieurs fois, je tombai. Une dernière fois je me relève, je regarde le Ciel, je m'en prends à Dieu, qui veillait sur moi; au moment où je me demandais si je ne ferais pas mieux de retourner au bivac des Cosaques, je me trouvai à l'extrémité de la forêt et sur la route. Là, je tombe à genoux, et je remercie Celui contre lequel je venais de m'emporter.
Je marchai droit devant moi: le chemin était bon, c'était bien celui que je devais suivre, mais le vent, que je ne sentais pas dans le bois, soufflait avec assez de force pour se faire sentir à la partie de mes jambes qui n'était pas couverte; mon amazone, qui était longue, me garantissait un peu du froid.
Chose singulière, je n'avais pas faim; je ne sais si les émotions que j'avais éprouvées, depuis le hourra, en étaient la cause, ou si c'était l'effet de mon indisposition, car, depuis mon départ de l'écurie où j'avais mangé de la soupe et un morceau de viande, je n'avais pas éprouvé le besoin de manger. Cependant, pensant que je devais encore avoir un morceau de viande dans ma carnassière, je le cherchai et fus assez heureux pour le retrouver, et, quoique durci par la gelée, je le mangeai sans discontinuer de marcher. Après mon repas, je levai la tête; j'aperçus, sur ma gauche, deux cavaliers paraissant marcher avec circonspection et, plus loin, sur la route, un individu qui semblait marcher mieux que moi. Je doublai le pas pour le rejoindre, mais tout à coup je ne le vis plus.
En regardant sur la droite, j'aperçus une petite cabane et, comme il n'y avait pas de porte fermée, j'entrai. Mais à peine avais-je fait deux pas dans l'intérieur, que j'entendis résonner une arme, et une grosse voix se fit entendre: «Qui va là?» Je répondis: «Ami!» et j'ajoutai: «Soldat de la Garde!—Ah! ah! répondit-on, d'où diable sortez-vous, mon camarade, que je ne vous ai pas rencontré depuis que je marche seul?» Je lui contai une partie de ce qui m'était arrivé depuis le hourra des Cosaques, dont il me dit n'avoir pas entendu parler.
Nous sortîmes pour nous mettre en marche: je m'aperçus que mon nouveau camarade était un vieux chasseur à pied de la Garde, et qu'il portait, sur son sac et autour de son cou, un pantalon de drap qui, suivant moi, ne lui servait de rien, mais qui pouvait m'être d'un grand secours. Je le suppliai de me le céder pour un prix, et lui montrai l'état de nudité de mes jambes: «Mon pauvre camarade, me dit-il, je ne demande pas mieux que de vous obliger, si cela se peut, mais je vous dirai que le bas du pantalon est brûlé à plusieurs places et qu'il y a même de grands trous.—N'importe, cédez-le-moi, cela me sauvera peut-être la vie!» Il le tira de dessus son sac en me disant: «Tenez, le, voilà!» Alors je pris deux pièces de cinq francs dans ma carnassière, en lui demandant si c'était assez: «C'est bien, me répondit-il, dépêchez-vous et partons, car j'aperçois deux cavaliers qui semblent descendre du côté de la route, et qui pourraient bien être les éclaireurs d'un parti de Cosaques!»
Pendant qu'il me parlait, je m'étais appuyé contre le montant de la porte et j'avais passé le pantalon dans mes jambes. Je le fis tenir, comme le précédent, avec le cachemire qui me serrait le corps, et nous partîmes.
Nous n'avions pas fait cent pas, que mon compagnon, qui marchait mieux que moi, en avait déjà plus de vingt d'avance. Je le vis se baisser et ramasser quelque chose; je ne pus, pour le moment, distinguer ce que c'était, mais, arrivé au même endroit, j'aperçus un homme mort. Je reconnus que c'était un grenadier de la Garde royale hollandaise qui, depuis le commencement de la campagne, faisait partie de la Garde impériale. Il n'avait plus de sac, ni de bonnet à poil, mais il avait encore son fusil, sa giberne, son sabre et de grandes guêtres noires aux jambes, qui lui allaient jusqu'au-dessus des genoux. L'idée me vint de les lui ôter pour les mettre au-dessus de mon pantalon et couvrir ses trous. Je m'assieds sur ses cuisses, et je finis par les lui tirer; ensuite je me remets à marcher plus vite que de coutume, comme si celui à qui je venais de les prendre allait courir après moi.
Pendant ce temps, le chasseur avait continué sa route, de sorte que je ne pouvais plus le voir. Un instant après, j'aperçus devant moi un grand bâtiment. Je reconnus que c'était une station, maison de poste, et me proposai d'y passer la nuit. Un fantassin en faction me cria: «Qui vive?» Je répondis: «Ami!» et j'entrai.
D'abord je vis des soldats, au nombre de plus de trente, dont quelques-uns dormaient, et d'autres, autour de plusieurs feux, faisaient cuire du cheval et du riz. À droite, j'aperçus trois hommes autour d'une gamelle de riz. Je me laissai tomber à côté de ces derniers. Un instant après, j'essayai de parler à l'un d'eux. Pour commencer, je le tirai par sa capote; il me regarda sans me rien dire. Alors, d'un ton piteux, je lui dis assez bas, afin que d'autres ne pussent l'entendre: «Camarade, je vous en prie, laissez-moi manger quelques cuillerées de riz, en vous payant. Vous me rendrez un grand service, vous me sauverez la vie!» En même temps je lui présentai deux pièces de cinq francs, qu'il accepta, en me disant: «Mangez!» Il me remit un plat en terre avec sa cuiller, et me céda aussi sa place près du feu. Je mangeai environ quinze cuillerées de riz qu'il restait encore, pour mes dix francs.
Mon repas fini, je regardai autour de moi afin de voir si je ne verrais pas le vieux chasseur. Je l'aperçus près d'un râtelier; il était occupé à découper un bonnet à poil pour en faire un couvre-oreilles. Ce bonnet était celui du grenadier hollandais qu'il avait ramassé, lorsque je l'avais vu se baisser. J'allai de son côté pour me reposer; mais à peine étais-je étendu sur la paille, que la sentinelle cria: «Alerte!» en disant qu'elle apercevait des Cosaques. Aussitôt, tout le monde se lève et prend ses armes. On entendit crier: «Ami, Français!» Deux cavaliers entrèrent dans la grange et, descendant de cheval, se firent connaître; mais plusieurs les interpellèrent, et surtout le vieux chasseur qui leur dit: «Comment se fait-il que vous êtes à cheval et f… comme des Cosaques? Probablement pour piller et détrousser les pauvres Français blessés ou malades?—Ce n'est pas cela du tout, répond l'un des deux cavaliers, mais à nous voir, on le croirait. Nous pouvons vous prouver le contraire, et lorsque nous serons en place, nous vous conterons cela.» Celui qui venait de répondre, après avoir attaché les deux chevaux et leur avoir donné de la paille, qui se trouvait en grande quantité dans la grange, revint près de son compagnon qui paraissait marcher avec peine et, le prenant par le bras, vint le placer près de moi. Lorsqu'ils eurent mangé un morceau de pain et bu de l'eau-de-vie dont ils paraissaient avoir leur provision, et en eurent fait boire un coup au vieux chasseur et à moi, celui qui avait conduit son camarade près de moi, dit: «Hier au soir, j'ai sauvé mon frère des mains des Cosaques où il était prisonnier et blessé. Il faut que je vous conte cela, cela tient du merveilleux.
«La veille d'arriver à Kowno, mourant de faim et de froid, épuisé de fatigue, je m'écartais de la route avec deux officiers du 71e de ligne armés, comme moi, d'un fusil, afin de pouvoir passer la nuit dans un village. Mais, après avoir fait environ une demi-lieue, ne pouvant aller plus loin sans nous exposer à périr de froid dans la neige, nous nous décidâmes à passer la nuit dans une mauvaise maison abandonnée où, fort heureusement, nous trouvâmes du bois et de la paille, et, comme j'avais encore de la farine de Wilna, nous fîmes un bon feu et de la bouillie.
«Le lendemain, de grand matin, nous nous disposâmes à partir pour rejoindre la route, mais au moment où nous allions sortir de la maison, nous la vîmes cernée par les Cosaques, au nombre de 15; cela ne nous empêcha pas de sortir. Nous arrêtâmes devant la ports afin de les observer; ils nous firent signe d'aller à eux; nous fîmes le contraire, nous rentrâmes dans la maison, nous fermâmes la porte, nous ouvrîmes deux petites fenêtres et commençâmes un feu qui fit fuir les Cosaques. À une bonne portée de fusil, ils s'arrêtent, mais nos armes étaient rechargées: nous sortîmes de la maison, et, sans perdre de temps, leur envoyâmes une seconde bordée qui fit tomber un cheval avec son cavalier. Ce dernier se débarrassa et abandonna sa monture. Nous nous mîmes à marcher au plus vite, mais nous n'avions pas fait cinquante pas que nous les vîmes marcher de notre côté.
«Un instant après, ils appuyèrent à droite, mais c'était pour enlever le portemanteau resté sur le cheval que nous avions descendu. Bientôt nous les perdîmes de vue, et nous arrivâmes sur la route qui conduisait à Kowno, où nous devions arriver le même jour. Nous nous trouvâmes au milieu de plus de six mille traîneurs, et, dans cette cohue, je fus, comme il arrivait toujours, séparé de mes camarades. Je marchai ainsi toute la journée, et il ne faisait pas encore nuit, que je me trouvais à une lieue de Kowno, près du Niémen. Je me décidai à traverser le fleuve sur la glace, afin de trouver un gîte comme la veille, car l'on y voyait des habitations.
«Étant sur la digue, j'aperçus, à une demi-lieue sur la droite, un groupe de trois à quatre maisons, où je fus assez bien reçu par les paysans et où je passai la nuit tranquillement. Le lendemain de grand matin, je me mis en route, afin de rejoindre la colonne de l'autre côté de Kowno; mais lorsque je fus à deux cents pas, je me trouvai, sans y penser, au milieu d'une douzaine de Cosaques qui, sans me faire du mal et sans même penser à me désarmer, me firent marcher devant eux, et précisément dans la direction où je voulais aller. J'étais prisonnier, et ne pouvais le croire.
«Après une heure de marche, nous arrivâmes dans un village. Là, l'on me débarrassa de mes armes et de mon argent, et je fus assez heureux pour sauver quelques pièces d'or cachées dans la doublure de mon gilet. Je me débarrassai de mon schako, pour me couvrir la tête d'un bonnet de peau de mouton noir que voilà. Je remarquai que les Cosaques étaient chargés d'or et d'argent et qu'ils ne faisaient pas beaucoup attention à moi; aussi je me promis bien de profiter de la première occasion pour m'échapper.
«Il pouvait être dix heures quand nous partîmes du village. Nous rencontrâmes un autre détachement de Cosaques, escortant des prisonniers, dont quelques-uns étaient de la Garde impériale, qui avaient été pris en sortant de Kowno. Je fus joint à ces derniers.
«Nous marchâmes en nous arrêtant souvent, jusqu'à environ trois heures. Je remarquai que le conducteur était embarrassé, ne connaissant pas le pays. Avant qu'il fût nuit, nous arrivâmes dans un petit village, où l'on nous fit entrer dans une grange et où nous passâmes tous à une visite très minutieuse. Je tremblais pour mon or, j'en fus quitte pour la peur.
«À peine avait-on fini de nous fouiller, que j'entendis crier mon nom par un prisonnier que je ne connaissais pas; je répondis: «Présent!» Un autre prisonnier, à l'extrémité, répondit la même chose. Alors, m'avançant dans la direction dont la voix était partie, je demandai qui s'appelait Dassonville: «Moi!» me répondit mon frère que vous voyez là. Jugez de notre surprise en nous reconnaissant! Nous nous embrassâmes en pleurant. Il me dit qu'il avait été blessé le 28 novembre, par ici du pont de la Bérézina, d'un coup de balle dans le mollet de la jambe gauche. Je lui dis que mon dessein était que nous nous sauvions avant que l'on nous fît repasser le Niémen: puisque nous étions dans la Poméranie, pays appartenant à la Prusse, il fallait profiter de l'occasion qui se présentait.
«Les paysans nous apportèrent des pommes de terre et de l'eau, bonheur auquel nous étions loin de nous attendre. L'on nous en fit la distribution; nous en eûmes chacun quatre; nous nous jetâmes dessus comme des dévorants, et presque tous avouèrent que, pour le moment, il valait mieux être prisonnier, mangeant des pommes de terre, que de mourir, libre, de faim et de froid sur le grand chemin. Mais moi je leur observai qu'il serait plus heureux de sortir de leurs griffes: «Qui sait, dis-je, si l'on ne nous conduira pas en Sibérie?» Je leur montrai la possibilité de nous sauver, car j'avais trouvé, derrière la place où j'étais couché avec mon frère, que l'on pouvait facilement en détacher deux planches et passer aisément. On convint que j'avais raison; mais je ne sais par quelle fatalité, une heure après, l'on vint nous dire qu'il fallait partir. Il commençait à faire nuit; beaucoup d'hommes, accablés de fatigue, étaient endormis et ne voulaient pas se lever; mais les Cosaques, voyant que l'on ne répondait pas assez vite à l'ordre donné, frappèrent à coups de knout ceux qui étaient encore couchés. Mon frère qui, à cause de sa blessure, ne pouvait se lever assez lestement, allait être frappé; je me mis devant, je parai les coups, pendant que je l'aidais à se relever, et au lieu de sortir de la grange comme les autres, nous nous cachâmes derrière la porte, avec le bonheur de ne pas être aperçus.
«Tous les prisonniers et les Cosaques étaient sortis; nous n'osions respirer. Trois Cosaques à cheval traversèrent encore la grange en galopant et en regardant à droite et à gauche, s'il n'y avait plus personne. Lorsqu'ils furent sortis, je me traînai pour regarder en dehors: je vis un paysan venir, je rentrai à ma place. Il entra dans la grange du côté opposé où nous étions; nous n'eûmes que le temps de nous couvrir de paille. Fort heureusement il ne nous aperçut pas et ferma les deux portes. Nous nous trouvâmes seuls.
«Il pouvait être six heures; nous nous reposâmes encore une heure; ensuite je me levai pour aller ouvrir la porte; mais je ne pus y parvenir, de sorte qu'il fallut revenir à mon premier projet, celui de sortir en enlevant les deux planches. C'est ce que je fis. Le passage était libre; je dis à mon frère de m'attendre, et je sortis.
«J'avançai à l'entrée du village: à la première maison j'aperçus de la lumière à travers une petite fenêtre et, lorsque je fus en face, je vis trois grands coquins de Cosaques compter de l'argent sur une table et un paysan les éclairer. Je me disposais à me retirer pour retourner à la grange rejoindre mon frère, lorsque j'en vis un faire un mouvement du côté de la porte, l'ouvrir et sortir; fort heureusement qu'un traîneau chargé de bois se trouvait près de moi pour me cacher: je me mis à plat ventre sur la neige.
«Le Cosaque, après avoir satisfait un besoin, rentra dans la maison et ferma la porte. Aussitôt je me levai pour me sauver, mais comme il fallait passer vis-à-vis de la fenêtre, dans la crainte d'être vu, je fis le tour à droite. Je n'avais pas encore fait dix pas, qu'une porte s'ouvrit. Pour ne pas être vu, j'entrai dans une écurie et me couchai sous une auge dans laquelle des chevaux mangeaient. À peine y étais-je, qu'un paysan portant une lanterne et suivi d'un Cosaque, y entra. Je me crus perdu. Le Cosaque portait un portemanteau; il l'attacha sur son cheval, l'examina, et sortit en fermant la porte.
«J'allais sortir moi-même, lorsqu'une idée me vint d'enlever un cheval: je m'empare au plus vite de celui au portemanteau, mais en le faisant tourner pour sortir de l'écurie, quelque chose me tombe sur l'épaule; c'est la lance du Cosaque qui était appuyée sur son cheval. Je m'en empare pour me défendre au besoin, et je sors. J'arrive près de la grange, j'aide mon frère à monter à cheval, et, moi prenant la bride, nous marchons dans la direction de la route. Lorsque nous eûmes fait environ deux cents pas, je regardai si je ne voyais rien venir. Je lui remis la lance du Cosaque, et le couvris avec le grand collet à poil de chameau qui se trouvait sur le cheval. Après une demi-heure de marche, nous arrivâmes sur la route; ensuite, tournant dans la direction de Gumbinnen, nous aperçûmes des paysans occupés à enlever les roues d'un caisson abandonné. Pour ne point passer près d'eux, nous prîmes un chemin sur notre gauche, qui nous conduisit à l'entrée d'un village que nous aurions bien voulu éviter, tant nous avions crainte de retomber entre les griffes de nos ennemis. Dieu sait ce qu'il nous en serait arrivé, car, nous voyant possesseurs d'un cheval et d'une arme appartenant à l'un des leurs, ils pouvaient penser que nous avions tué l'individu à qui tout cela avait appartenu!
«Nous étions arrêtés pour délibérer, lorsque nous entendîmes du bruit derrière nous; aussitôt nous voulons fuir, mais il n'y avait pas possibilité, car la grande quantité de neige, des deux côtés du chemin, nous empêchait d'entrer dans les terres. Notre position devenait critique et je n'osais communiquer à mon frère les sensations que j'éprouvais, plus pour lui que pour moi, à cause de sa blessure.
«Nous allions continuer à marcher droit devant nous, lorsque nous aperçûmes ceux qui nous avaient causé tant de frayeur; ils n'étaient qu'à quelques pas de nous. Ils s'arrêtèrent en nous criant en allemand: «Bonsoir, amis Cosaques!—Attention! dis-je à mon frère; tu es Cosaque, et moi je suis ton prisonnier. Tu parles un peu allemand, ainsi du sang-froid!» Comme il avait sur la tête un mauvais bonnet de police, je le changeai contre le mien qui ressemblait à celui d'un Cosaque. Nous reconnûmes ces paysans pour ceux que nous avions vus, un instant avant, sur la route, autour du caisson. Ils étaient quatre, et traînaient avec des cordes deux des roues qu'ils avaient enlevées: mon frère leur demanda s'il y avait des camarades Cosaques dans le village; ils lui dirent que non: «Alors, dit-il, conduisez-moi chez le bourgmestre, car j'ai froid et faim, puis, je suis blessé et obligé de conduire ce prisonnier français». Alors il y en eut un qui nous dit que, depuis le matin, ils attendaient les Cosaques, et qu'ils auraient bien fait d'arriver, car plus de trente Français avaient logé la nuit dernière et on les avait presque tous désarmés au moment de leur départ.
«En entendant cela, nous aurions voulu être au diable, mais, dans ce moment, d'autres paysans arrivèrent qui, en me voyant conduit par un Cosaque, me dirent des injures et me firent des menaces qui furent réprimées par un homme âgé que j'ai su, après, être un ministre protestant, curé de l'endroit.
«L'on nous conduisit chez le bourgmestre, qui fit beaucoup d'accueil à mon frère en lui disant qu'il logerait chez lui et que l'on aurait soin de son cheval, mais que, pour le Français, il allait le faire conduire à la prison, à moins, dit-il, que vous ne vouliez le garder près de vous pour vous servir de domestique: «Je ne demande pas mieux, répondit mon frère, d'autant mieux que je suis blessé et que ce Français est chirurgien-major. Il me pansera ma jambe.—Chirurgien-major! reprit le bourgmestre, cela tombe on ne peut mieux, car nous avons ici un brave homme du village qui a eu, ce matin, le bras cassé par un Français qui n'a pas voulu se laisser désarmer; il lui arrangera son bras!»
«L'on nous fit entrer dans une chambre bien chaude où il y avait un lit que l'on désigna pour le Cosaque, mais il n'en voulut pas et demanda de la paille pour lui, et aussi pour moi, qu'il fit mettre à part, afin de ne pas éveiller de soupçons. L'on nous apporta à manger du pain, du lard, de la choucroute, de la bière et du genièvre pour le frère Cosaque; des pommes de terre et de l'eau pour moi. Le bourgmestre fit remarquer à mon frère une certaine quantité d'armes dans un coin de la chambre: c'étaient celles des Français que les paysans avaient désarmés le matin, consistant en quelques pistolets, carabines, cinq à six fusils, autant de sabres de cavaliers, ainsi que plusieurs paquets de cartouches.
«Pendant que nous étions en train de manger, un paysan accompagné d'une femme entra dans la chambre; l'homme portait un bras en écharpe: c'était l'homme au bras cassé. Il vint s'asseoir auprès de moi pour me le faire voir. Je me décidai à payer d'audace. Je demandai du linge, des bandes, des petites lattes que l'on fit avec du bois de sapin. Le bras était cassé net entre le poignet et le coude. J'avais déjà vu tant d'opérations, depuis cinq ans, que je ne balançai pas un instant à me mettre à l'oeuvre. Il n'y avait pas de plaie, on voyait seulement une forte rougeur. Je fis signe à un paysan de tenir le malade par les deux épaules et à la femme de tenir la main. Alors j'ajustai, je pense, assez bien l'os cassé, comme j'aurais fait d'un morceau de bois. D'abord, je tâtonnai. Pendant ce temps, le diable criait et faisait de vilaines grimaces. Enfin je lui appliquai des compresses trempées dans le schnapps, ensuite quatre lattes que je lui serrai avec des bandes de toile. Enfin, l'opération finie, il se trouva mieux, et me dit que j'étais un brave homme. La femme et le bourgmestre me firent des compliments; alors je respirai. Pour me récompenser, on me donna un grand verre de genièvre.
«Mais ce n'était pas tout: le bourgmestre me fit comprendre qu'il fallait que j'aille voir une femme qui, depuis deux jours, souffrait horriblement; c'était une jeune femme enceinte qui ne pouvait accoucher. On avait été à Kowno pour un accoucheur, mais tout était en déroute à cause des Russes et des Français, de sorte que l'on n'avait pu en trouver: «Ordinairement, me dit-il, ce sont les vieilles femmes qui font ce service, mais il paraît que l'enfant se présente mal». Je voulus faire comprendre au bourgmestre qu'ayant perdu mes instruments de chirurgien, je ne pouvais pas opérer et que, d'ailleurs, je n'étais pas accoucheur, que je n'y connaissais rien. Mais je ne pus me faire comprendre, ou l'on pensa qu'il y avait, de ma part, mauvaise volonté: il fallut marcher. Je fus conduit par deux paysans et trois femmes à l'extrémité du village. Je ne sais si c'est parce que je sortais d'une chambre chaude, mais j'avais un froid de chien. Enfin, nous arrivons.
«On me fait entrer dans une chambre où je trouve trois vieilles femmes que l'on aurait pu comparer aux trois Parques: elles étaient auprès d'une jeune femme étendue sur un lit et qui, par moments, jetait des cris bien plus forts que l'homme au bras cassé. Une des vieilles me fit approcher de la malade, une autre leva la couverture et une troisième la chemise. Jugez de mon embarras! Sans rien dire, je regardais les trois vieilles, afin de lire dans leurs yeux ce qu'elles voulaient que je fasse. Elles aussi attendaient, en me regardant, ce que j'allais faire: la malade, de même, avait les yeux sur moi. À la fin, je compris une des vieilles qui me disait de voir si l'enfant vivait encore. Alors je me décide et je lui pose ma large patte, froide comme la glace, sur son ventre brûlant. Le contact lui fit faire un bond et jeter un cri à faire trembler la maison. Ce cri est suivi d'un second: aussitôt les trois vieilles s'emparent d'elle, et, en moins de cinq minutes, tout était fini: elle venait d'accoucher d'un Prussien.
«Alors, tout fier de ma nouvelle cure, je me frotte les mains, et, comme je savais ce que l'on faisait, dans mon village, en pareille circonstance, où on lave l'enfant dans de l'eau chaude et du vin, j'en fis apporter dans une cuvette. Ensuite je demandai du schnapps. On m'en donna une bouteille; je la goûte plusieurs fois, je prends un morceau de linge que je trempe dans l'eau chaude, je verse du schnapps dessus, j'applique cette compresse sur le bas-ventre de la jeune femme, qui s'en trouve très bien, et qui me remercie en me pressant la main.
«Je sortis escorté par les deux hommes qui m'avaient amené, et par deux des vieilles duègnes. Je fus reconduit chez le bourgmestre où l'on fit mon éloge. Mon frère le Cosaque était dans des transes, mais, en me voyant, il fut rassuré.
«J'avais encore un blessé à panser, c'était lui: je lui lavai la plaie avec de l'eau chaude, et je l'arrangeai avec un peu plus de connaissance. On nous laissa seuls. Lorsque nous fûmes certains que tout le monde dormait, je m'avançai du côté où étaient les armes, je choisis deux paires de pistolets ainsi qu'un beau sabre de chasseur et deux paquets de cartouches du calibre de nos pistolets, que nous prîmes la précaution de charger de suite. Les miens furent cachés en attendant le moment de notre départ; ensuite, nous nous reposâmes.
«Le matin, à six heures, l'on nous apporta à manger. Cette fois, je fus traité comme le Cosaque. Pendant que nous mangions, le bourgmestre me fit encore compliment sur mes talents; ensuite il me demanda si je voulais rester; qu'il me donnerait une de ses filles en mariage. Je lui dis que cela ne se pouvait pas, que j'étais déjà marié et que j'avais des enfants: «Alors, dit-il en s'adressant au Cosaque, de quel côté allez-vous?—Je vais rejoindre mon frère et mes camarades qui suivent la route qui va à la ville; je ne me rappelle pas son nom, mais c'est la première que je dois rencontrer sur la route.—Je sais, dit le bourgmestre, c'est Wilbalen. Alors nous partirons ensemble, je vous conduirai à une lieue d'ici, dans un endroit où vous trouverez plus de deux cents Cosaques, car je viens de recevoir l'ordre d'envoyer tout ce que je pourrais avoir de foin et de farine dans le village, et d'y aller de suite moi-même. Ainsi, dans une demi-heure, nous partirons. Je vais faire préparer votre cheval et le mien.»
«À peine fut-il sorti, que je mis mes pistolets à ma ceinture et au moins trente cartouches dans mes poches. Mon frère le Cosaque s'attacha le sabre que je lui avais choisi et mit aussi les pistolets à sa ceinture. Un instant après, on vint nous avertir que tout était disposé pour le départ. Je pris le portemanteau du Cosaque, et nous sortîmes.
«À la poste, nous vîmes le bourgmestre en tenue de voyage: il avait une capote brune, doublée en fine peau de mouton, bonnet fourré, bottes idem. Son domestique avait une capote en peau de mouton. J'aidai mon frère le Cosaque à monter à cheval et, pendant que j'attachais le portemanteau, je lui dis, de manière à ne pas être entendu, que, si l'occasion se présentait, il fallait s'emparer du cheval et de la capote du bourgmestre et de celle de son domestique, et nous en vêtir; que, par ce déguisement, nous pourrions nous sauver; que, dans la position où nous nous trouvions, il fallait agir avec vigueur et que c'était un coup de vie ou de mort.
«L'on se mit en marche, le domestique en avant comme guide, moi après, et au milieu des deux cavaliers, comme prisonnier. Un peu avant la sortie du village, nous prîmes un chemin à gauche, et, après un quart d'heure de marche, nous arrivâmes à l'entrée d'un petit bois de sapins. Pendant que nous le traversions, je pensais à mettre mon projet à exécution. Lorsque nous l'eûmes traversé, je regardai devant, à droite et à gauche, si je ne voyais rien qui pût nous nuire. N'apercevant rien, j'avançai du côté du bourgmestre et, saisissant d'une main la bride de son cheval, et lui présentant un pistolet de l'autre, je l'invitai à descendre de cheval. Il fut, comme vous le pensez, on ne peut plus surpris, et regarda le Cosaque comme pour lui dire de me passer sa lance au travers du corps. Pendant ce temps, le domestique, qui avait vu mon mouvement, voulut se jeter sur moi, et, comme il avait un gros bâton, il fit un mouvement pour m'assommer, mais, sans lâcher la bride du cheval, je le frappai d'un si grand coup de crosse de pistolet dans la poitrine, que je l'envoyai tomber à quatre pas et le menaçai de le tuer, s'il avait le malheur de faire un mouvement pour se relever. Pendant ce temps, mon frère observait le bourgmestre, auquel il dit qu'il fallait descendre de cheval, mais il était tellement saisi, qu'il se le fit répéter plusieurs fois. Enfin il descendit, et je donnai sa monture à tenir à mon frère.
«Sans perdre de temps, j'ôtai au domestique ses bottes, sa capote et son bonnet. Alors, enlevant ma capote, mon habit et mon bonnet de police, je le lui mis sur la tête et le forçai à mettre mon habit, de sorte qu'à son tour il avait l'air d'un prisonnier.
«Imaginez-vous la figure du bourgmestre en voyant son domestique habillé de la sorte! Mais ce n'était pas tout: je dis à mon frère, qui était descendu de cheval, d'observer le domestique, pendant que je ferais changer de costume à son maître qui, sur mon invitation, et sans se faire prier, me donna sa capote, ses bottes et son bonnet. Je lui donnai, en échange, ma capote et le bonnet de son domestique. Ensuite je fis mettre à mon frère la capote et les bottes de ce dernier et, lorsqu'il fut complètement habillé, à cheval et en position de garder les deux individus, à mon tour je m'habillai de la dépouille du bourgmestre. J'enfourchai la monture que mon frère tenait par la bride; ensuite il me donna son sabre, et nous partîmes au galop, laissant nos deux Prussiens saisis et ne sachant probablement pas si mon frère était, ou non, un vrai Cosaque. Il faut dire aussi la vérité: nous n'étions pas à notre aise, car, quoique déguisés, nous avions peur de tomber entre les griffes des Cosaques dont le bourgmestre nous avait parlé avant notre départ.
«Après dix minutes de marche au galop, nous arrivâmes dans un petit village où les habitants, en nous voyant, se mirent à crier: «Hourra! hourra! nos amis les Cosaques, hourra!» Ils nous dirent qu'au grand village, à un quart de lieue, nos camarades avaient couché et qu'ils en étaient partis afin de couper la retraite aux Français, avant qu'ils pussent atteindre le bois qui traversait la route. Ils voulurent nous faire descendre de cheval pour nous faire rafraîchir, mais, comme nous n'étions pas tranquilles, nous nous contentâmes de boire quelques verres de schnapps sans descendre. Ensuite mon frère cria «hourra!» et nous partîmes, emportant la bouteille de schnapps et accompagnés des hourras de toute la population.
«Il pouvait être trois heures lorsque nous aperçûmes le bois devant nous, et nous n'en étions plus loin lorsque nous entendîmes la fusillade et vîmes, près d'une maison située sur le bord de la route, un combat entre les Français et la cavalerie russe. Ainsi les paysans ne nous avaient pas menti, c'étaient bien les Cosaques qui voulaient couper la retraite à la colonne des traîneurs, avant qu'elle pût atteindre le bois.
«Voyant cela, nous faisons prendre le galop à nos chevaux et, sans penser que nous ressemblons à des Cosaques, nous nous postons sur la route afin de tâcher de gagner l'entrée du bois où tous les traîneurs se précipitent. Ils nous prennent pour des Cosaques et accélèrent leur fuite. Les Cosaques, à leur tour, nous prenant pour des leurs, pensent que nous poursuivons les Français, viennent à une douzaine pour nous soutenir et entrent avec nous dans le bois. J'avais un Cosaque à ma droite, et mon frère à ma gauche; tout le reste des Cosaques derrière moi, dont on aurait dit que j'étais le chef.
«La route était à peine assez large pour que trois cavaliers pussent marcher de front; après avoir trotté une cinquantaine de pas, nous apercevons plusieurs officiers de chez nous qui nous barrent le passage en croisant la baïonnette et en criant à ceux qui fuyaient: «N'ayez pas peur de cette canaille, laissez-les avancer!» Je profite de l'occasion et, ralentissant le pas de mon cheval, j'applique sur la figure du Cosaque qui était à ma droite, le plus fameux coup de sabre[71]. Il fait encore un pas et s'arrête en tournant la tête de mon côté, mais, comme il voit que je me dispose à recommencer, il fait demi-tour et se sauve en beuglant. Ceux qui nous suivent en font autant, et nos chevaux font le même mouvement, de sorte que nous voilà, à notre tour, à la suite des Cosaques qui se sauvent à tous les diables en recevait quelques coups de fusil des hommes de chez nous, dont nous faillîmes être attrapés.
[Note 71: Le Cosaque à qui le sergent a coupé la figure d'un coup de sabre est bien celui que j'ai vu dans le bois et dont les camarades ont pansé la plaie. (Note de l'auteur.)]
«J'aperçois un chemin à droite: nous y entrons, un Cosaque y était déjà. En nous voyant, il ralentit le pas, s'arrête et nous parle un langage que nous ne comprenons pas: je lui assène un violent coup de sabre sur la tête, et je crois que je l'aurais partagé en deux, sans un bonnet de peau d'ours qui le coiffait. Étonné de cette manière de répondre, il se sauve, mais, comme il est meilleur cavalier que nous, nous le perdons de vue. Un quart d'heure après, nous arrivons de l'autre côté du bois: là, nous apercevons encore notre Cosaque qui, en nous voyant, part au galop, mais nous n'avions pas envie de le suivre. Nous côtoyons le bois jusqu'à son extrémité, ensuite nous louvoyons jusqu'au soir, pour retrouver la vraie route, et c'est avec bien de la peine que nous arrivons ici.
«Maintenant, acheva le sergent, il faut nous reposer un peu, et partir, car, au jour, on pourrait nous donner le réveil.»
Alors chacun de nous s'arrangea pour prendre un peu de repos, pendant que six hommes de la garnison de Kowno, six soldats du train bien portants, s'offrirent volontairement pour veiller, chacun à leur tour, à la porte de la grange.
Il n'y avait pas une heure que nous reposions, lorsque nous entendîmes crier «Qui vive?» Un instant après, un individu entre et tombe de tout son long. Aussitôt, les hommes qui étaient le moins fatigués se levèrent pour le secourir. C'était un canonnier à pied de la Garde impériale qui s'était trouvé au bivouac où j'avais manqué rester. Il avait plus de vingt blessures sur le corps, des coups de lance et de sabre. On demanda du linge pour le panser; je m'empressai de donner une de mes meilleures chemises provenant du commissaire des guerres. L'un des deux frères, le sergent, lui fit avaler une goutte de genièvre, le vieux chasseur donna de la charpie qu'il tira du fond de son bonnet à poil. On finit par l'arranger tant bien que mal; enfin il se trouva soulagé: heureusement ses blessures n'étaient que sur le dos et sur la tête, quelques-unes sur le bras droit, mais les jambes étaient bonnes.
Je m'approchai pour lui demander comment il se trouvait; à peine m'eut-il regardé qu'il me dit: «C'est vous, sergent! Vous avez été prudent en ne restant pas à la maison, à l'entrée du bois où, comme moi et tant d'autres, vous vous proposiez de passer la nuit, car peut-être un quart d'heure après votre départ, plus de quatre cents Cosaques[72] sont arrivés. Nous prîmes les armes pour nous défendre; nous étions, dans ce moment, environ cent. Voyant que nous étions disposés à les recevoir, ils s'arrêtèrent; quelques-uns se détachèrent, ayant à leur tête un officier qui vint nous dire, en bon français, de nous rendre.
[Note 72: Le canonnier se trompait sur le nombre de Cosaques, car j'ai su, par un de mes amis qui s'y trouvait, qu'ils n'étaient pas plus de deux cent cinquante, probablement ceux que le bourgmestre avait annoncés aux deux frères. (Note de l'auteur.)]
«Mais un vieux chasseur à pied de la Garde nommé Michaut—celui qui s'était disputé avec la vieille cantinière—sortit des rangs, et s'avançant de manière à être entendu de l'officier russe: «Dites donc, lapin, depuis quand les Français se sont-ils rendus ayant des armes à la main? Avancez, nous vous attendons!» Aussitôt, l'officier se retira; ils se disposèrent à nous charger; nous les attendîmes et, lorsqu'ils furent à vingt-cinq pas, la moitié de notre monde fit feu: quelques hommes tombèrent. Alors, pensant que tous avaient tiré et que nous ne pourrions recharger nos armes, ils s'avancèrent de nouveau en jetant des hourras. Mais ils furent reçus par une autre décharge qui leur mit un plus grand nombre d'hommes hors de combat. Alors ils se sauvèrent, et nous pensions en être débarrassés, mais cinq minutes après, ils reviennent plus nombreux et, au moment où plusieurs de chez nous se retiraient pour gagner le bois, n'ayant pas encore eu le temps de recharger nos armes, nous fûmes enfoncés à coups de lances et de sabres: presque tous furent tués ou blessés.
«Je restai à terre, blessé, faisant le mort, et, comme je me trouvais sur le bord du fossé qui tient à la route, je me roulai dedans. Les paysans arrivèrent et se mirent à dépouiller les morts et les blessés, accompagnés par quelques Cosaques dont les chevaux avaient été tués. J'eus le bonheur de ne pas être vu, et, lorsqu'ils se furent retirés, je me levai avec peine et gagnai le bois, que je traversai. Enfin, me voilà heureux, mes amis, de vous avoir rencontrés, mais que vais-je devenir?—Nous vous conduirons, répondirent les soldats du train.—Et moi, reprit le frère sergent, je vous prêterai mon cheval.»
Malgré le sommeil qui m'accablait, je me disposai à partir, car, comme je n'étais pas fort, il me fallait beaucoup de temps pour faire peu de chemin. Un jeune soldat du train me proposa de m'accompagner, si je voulais partir de suite: j'acceptai d'autant plus volontiers, que ce jeune soldat, qui n'avait pas eu de misères, était fort et pourrait me secourir au besoin. Enfin nous partîmes.
Nous entrâmes dans un bois que la route traversait. Là, le soldat, qui n'était pas armé, voulut porter mon fusil; je le lui cédai d'autant plus volontiers que, dans l'état de faiblesse où je me trouvais, il pouvait mieux s'en servir que moi. Après avoir marché je ne sais combien de temps, soutenu par le bras de mon jeune compagnon, car souvent je dormais en marchant, nous arrivâmes à l'extrémité du bois: il pouvait être quatre heures du matin, c'était le 16 décembre.
Nous marchâmes encore au hasard pendant environ une demi-heure; fort heureusement la lune se leva. Mais avec elle arriva un grand vent, et une neige si fine qu'elle nous coupait la figure, et nous empêchait d'y voir.
Je souffrais beaucoup de l'envie de dormir et, sans le secours du petit soldat du train, qui me tenait toujours sous le bras, je serais infailliblement tombé en dormant. Mon compagnon de voyage me fit remarquer un grand corps de bâtiment qu'il apercevait devant nous: je reconnus que c'était une station de poste comme celle que nous avions quittée, et je jugeai, d'après cela, que nous avions fait trois lieues. Au bout d'un quart d'heure, nous arrivâmes près d'une des portes. En entrant, je me jetai près d'un feu, car il y en avait plusieurs abandonnés par des militaires, presque tous de la Garde impériale, pour marcher sur Wilbalen. Quelques canonniers, aussi de la Garde, y étaient encore, mais ils se disposaient à partir.
Il n'y avait pas dix minutes que je dormais comme un bienheureux, que je me sentis fortement secoué par le bras. Je veux résister, mais l'on me soulève par les épaules; enfin je m'éveille, et un cri se fait entendre, proféré par un vieux canonnier: «Les Cosaques! Levez-vous, mon garçon! Encore un peu de courage!»
J'aperçus onze Cosaques arrêtés et qui, probablement, n'attendaient que notre départ pour venir prendre nos places: «Allons, dit le canonnier, il faut céder la position et battre en retraite sur Wilbalen! Nous n'avons plus qu'une lieue; ainsi, partons!»
Il fallut se remettre en route; nous étions six, quatre canonniers, le petit soldat du train et moi. Nous sortîmes de la grange. C'était le 16 décembre, cinquante-neuvième journée de marche, depuis notre départ de Moscou. Le vent était impétueux et le froid excessif. Tout à coup, malgré ce que mon camarade put faire pour me soutenir, je m'affaissai, accablé par le sommeil et par la fatigue. Il fallut les efforts de deux canonniers et de mon compagnon pour me mettre debout; quoique sur mes jambes, je dormais toujours, mais un canonnier m'ayant frotté la figure avec de la neige, je m'éveillai. Ensuite il me fit avaler un peu d'eau-de-vie; cela me remit un peu. Ils me prirent chacun par un bras, et me firent marcher, de la sorte, beaucoup plus vite que je n'aurais pu marcher seul. C'est de cette manière que j'arrivai à Wilbalen. En entrant, nous apprîmes que le roi Murat y était avec tous les débris de la Garde impériale.
Malgré le grand froid, l'on voyait assez de mouvement dans la ville, de la part des militaires, dans l'espoir d'acheter aux juifs, assez nombreux dans cet endroit, du pain et de l'eau-de-vie. On voyait aussi, à la porte de chaque maison, une sentinelle, et lorsqu'un arrivant se présentait pour entrer, on lui répondait qu'il y avait un général logé, ou un colonel, ou qu'il n'y avait plus de place. D'autres nous disaient: «Cherchez votre régiment!» Les canonniers trouvèrent des camarades de leur régiment et s'en furent avec eux. Je commençais à me désespérer, lorsqu'un paysan me dit que, dans la première rue à gauche, il y avait peu de monde. Nous y fûmes, mais toujours des sentinelles à toutes les portes et partout la même réponse. Effectivement je voyais, dans les maisons, les hommes entassés les uns sur les autres. Cependant nous ne pouvions rester plus longtemps dans la rue sans nous exposer à mourir de froid.
Il me serait difficile d'exprimer combien, ce jour-là, j'ai souffert du froid et davantage encore de chagrin, en me voyant repoussé partout où je me présentais, et cela par des camarades.
Enfin, je m'adresse à un grenadier qui me dit que, partout il y a du monde, mais aussi de la mauvaise volonté, de l'égoïsme, et qu'il ne faut pas faire attention aux maisons où il y a des sentinelles; qu'il faut y entrer, «car je vois, continua-t-il, que vous êtes dans une triste position!»
Faisant signe à mon camarade de me suivre, je me dirige vers la première maison qui se présente pour y entrer: un vieux grognard barre le passage avec son fusil en me disant que c'est le logement du colonel, et qu'il n'y a plus de place. Je lui réponds que, quand bien même ce serait le logement de l'Empereur, il m'en fallait deux, et que j'entrerais. Dans ce moment, j'aperçus un autre grenadier occupé à attacher sur sa capote une paire d'épaulettes d'officier supérieur. À ma grande surprise, je reconnais Picart, mon vieux compagnon, que je n'avais pas vu depuis Wilna, depuis le 9 décembre! Aussitôt, je dis au grenadier: «Dites au colonel Picart que le sergent Bourgogne lui demande une place.—Vous vous trompez», me répond-il. Mais, sans l'écouter, je force la consigne, le soldat du train me suit et nous entrons.
À peine Picart m'a-t-il reconnu qu'il jette ses grosses épaulettes sur la paille en s'écriant: «Jour de Dieu! C'est mon pays, c'est mon sergent! Comment se fait-il, mon pays, que vous arrivez seulement? Vous avez donc encore fait l'arrière-garde?» Sans lui répondre, je m'étais laissé tomber sur la paille, épuisé de fatigue, de sommeil et d'inanition, et aussi suffoqué par la chaleur d'un grand poêle. Picart courut à son sac, en tira une bouteille où il y avait de l'eau-de-vie, et me força d'en prendre quelques gouttes qui me ranimèrent un peu. Ensuite, je le priai de me laisser reposer.
Il pouvait être huit heures du matin; il en était deux de l'après-midi lorsque je m'éveillai.
Picart mit entre mes jambes un petit plat de terre contenant de la soupe au riz que je mangeai avec plaisir, et en regardant à droite et à gauche, car je cherchais à me reconnaître. À la fin, tout se débrouilla dans mes idées, de manière à me rappeler ce qui m'était arrivé depuis vingt-quatre heures.
J'étais dans mes réflexions, lorsque Picart m'en tira pour me conter ce qui lui était arrivé depuis que nous nous étions séparés, à Wilna: «Après avoir chassé les Russes qui s'étaient présentés sur les hauteurs de Wilna, on nous fit revenir sur la place; de là, on nous conduisit au faubourg situé sur la route de Kowno, pour être de garde chez le roi Murat qui venait de quitter la ville. Là, je vous cherchai, pensant que vous aviez suivi, et je fus étonné de ne plus vous voir. À minuit, on nous fit partir pour Kowno, accompagnant le roi Murat et le prince Eugène qui, aussi, était logé au faubourg. Mais, arrivés au pied de la montagne, il ne nous a pas été possible de la traverser, à cause de la quantité de neige et du nombre de voitures et de caissons sur la route qui la traversait.
«Lorsqu'il fit un peu jour, le roi et le prince parvinrent à continuer leur chemin en tournant la montagne, mais tant qu'à moi et quelques autres, comme nous n'avions pas de chevaux, nous nous engageâmes par le chemin. Bien nous en prit, car nous eûmes l'occasion de monter les premiers à la roue et de faire quelques pièces de cinq francs … à votre service, entendez-vous, mon pays?» Picart continua à me faire un détail de sa marche jusqu'au moment où le hasard me le fit rencontrer.
Alors je lui dis que c'était toujours un bonheur pour moi, chaque fois que je le rencontrais, mais que, cette fois, j'étais plus heureux encore puisque je le retrouvais colonel. Il se mit à rire en me disant que c'était une ruse de guerre dont, plus d'une fois, il s'était servi pour conserver un beau logement; que, depuis hier, il s'était fait colonel et était reconnu pour tel par ceux qui étaient avec lui, puisqu'ils lui rendaient les honneurs.
Picart me dit qu'à 3 heures, il devait y avoir une revue du roi Murat où l'on devait donner des ordres pour indiquer les endroits où les débris des différents corps devaient se réunir. Je me disposai à y aller, afin d'y rencontrer mes camarades. Picart me fit la barbe, qui n'avait pas été faite depuis notre départ de Moscou, avec un mauvais rasoir que nous avions trouvé dans le portemanteau du Cosaque tué le 23 novembre, et, quoiqu'il le repassât sur le fourreau de son sabre et ensuite sur sa main pour lui donner le fil, il ne m'en écorcha pas moins la figure.
L'heure venue, nous sortîmes de notre logement pour aller au rendez-vous. L'appel devait se faire dans une grande rue. Les militaires de toute arme s'y rendaient. Plusieurs des vieux de la Garde avaient poussé l'ambition, et cela pour se faire remarquer, jusqu'à s'arranger comme pour un jour de grande parade: en les voyant, l'on aurait pensé qu'ils arrivaient plutôt de Paris que de Moscou. Au lieu du rendez-vous, j'eus le bonheur de rencontrer tous ceux avec qui j'étais le jour d'avant, ainsi que bien d'autres que je n'avais pas vus depuis Wilna, mais nous étions peu nombreux. Grangier me dit: «J'espère que tu ne nous quitteras plus; tu vas venir à notre logement et, comme l'on est autorisé à prendre des traîneaux ou des voitures pour se faire conduire, nous tâcherons d'en trouver». Nous restâmes assez longtemps dans la rue, en attendant le roi Murat. Pendant ce temps, on était surpris de rencontrer des amis, de retrouver vivants ceux que l'on pensait morts. J'eus le plaisir de rencontrer le sergent Humblot, avec qui j'avais voyagé la veille et dont j'avais été séparé dans les bois, au moment du hourra. J'appris aussi que les cantinières Marie et la mère Gâteau étaient arrivées à bon port.
Le roi Murat ne venant pas, l'on prit les noms des hommes incapables de marcher, afin de les faire partir le lendemain, à six heures du matin, avec des traîneaux que les autorités fournissaient. Nos camarades s'occupèrent d'en chercher, mais il leur fut impossible d'en trouver. Il fallut s'en consoler en se disposant à passer une bonne nuit, afin de pouvoir marcher le jour suivant.
Picart m'avait dit qu'il voulait me parler avant de nous séparer. À peine l'ordre du départ fut-il donné, que je sentis une grosse tape sur l'épaule; c'était lui. Il me fit signe, ainsi qu'à Grangier, de le suivre, et, lorsque nous fûmes éloignés de manière à ce que personne ne pût nous entendre, il me dit: «Vous allez me faire l'amitié d'accepter un bon coup de vin blanc, vin du Rhin!—Pas possible!» m'écriai-je. Pour toute réponse, il nous dit: «Suivez-moi!» Chemin faisant, il nous conta que, la veille, il avait rencontré un juif avec qui il avait fait connaissance, et cela pour lui vendre des objets dont il voulait se défaire, ses épaulettes de colonel et autre chose encore, mais qu'il n'avait pas manqué, comme cela lui arrivait souvent, de se faire passer pour juif en disant que sa mère était fille du rabbin de Strasbourg et que lui se nommait Salomon. Enchanté, et aussi dans l'espoir de faire un bon marché, l'autre lui avait indiqué sa demeure, en l'assurant qu'il lui procurerait du bon vin du Rhin.
Nous arrivâmes derrière la synagogue: à côté était une petite maison où Picart s'arrêta. Il regarda à droite et à gauche s'il ne voyait rien; ensuite, se pinçant le nez, il appela d'une voix nasillarde, et à plusieurs reprises: «Jacob! Jacob!» Nous vîmes paraître, par un trou, une espèce de figure coiffée d'un long bonnet fourré et ornée d'une sale barbe: c'était Jacob le juif. En reconnaissant Picart, il lui dit en allemand: «Ah! c'est vous, mon cher Salomon; je vais vous ouvrir!» Le juif ouvrit la petite porte, et nous entrâmes dans une chambre bien chaude, mais puante et dégoûtante. Lorsque nous fûmes assis sur un banc autour du poêle, nous vîmes entrer trois autres juifs, dont Jacob nous dit que c'était sa famille.
Picart, qui savait comment il fallait s'y prendre avec ses soi-disant coreligionnaires, commença par ouvrir son sac et en tirer d'abord une paire d'épaulettes, non pas de colonel, mais de maréchal de camp, une pacotille de galons, tout cela neuf et ramassé à la montagne de Wilna, dans les caissons abandonnés.
Il y avait aussi quelques couverts d'argent venant de Moscou. Les juifs ouvrirent de grands yeux; alors Picart demanda du vin et du pain; on apporta du vin du Rhin excellent; le pain n'était pas de même; mais, pour le moment, c'était plus que l'on ne pouvait espérer.
Pendant que nous étions à boire, les juifs regardaient les objets étalés sur le banc; Jacob demanda à Picart combien il voulait de tout cela: «Dites-vous même!» répondit Picart. Le juif dit un prix bien éloigné de ce que Picart voulait. Il lui dit: Non! Jacob dit encore quelque chose de plus; cette fois Picart, chez qui le vin commençait à produire son effet, regarda le juif d'un air goguenard et lui répondit en mettant un doigt sur le côté de son nez, et en fredonnant non pas les paroles, mais le chant du rabbin à la synagogue, le jour du Sabbat.
Les quatre juifs se mirent aussi à se balancer comme des Chinois et à chanter les versets. Grangier regarda Picart, pensant qu'il était fou, et moi, malgré ma triste position, je me pâmais de rire. Enfin, Picart cessa de chanter pour nous verser à boire. Pendant ce temps, les juifs causèrent ensemble du prix des objets; Jacob en offrit un prix plus élevé, mais ce n'était pas encore ce que Picart voulait, de sorte qu'il se remit à recommencer son tintamarre, jusqu'au moment où il accorda le marché, à condition qu'on lui donnât de l'or. Jacob paya Picart en pièces d'or de Prusse; il est probable qu'il était content de son marché, puisqu'il nous donna des noisettes et des oignons. Le vin nous avait monté à la tête et nous avait rendus comme fous, car, lorsque Picart eut reçu son argent, nous nous mîmes à faire, comme lui, le sabbat.
Le charivari aurait continué longtemps, si l'on n'eût frappé à la porte à coups de crosses de fusils. Jacob regarda par le trou, et aperçut plusieurs soldats qui lui dirent, en allemand, qu'ils avaient un billet de logement pour loger chez lui et que, s'il n'ouvrait pas de suite, la porte allait être enfoncée. Il ouvrit de suite. Nous prîmes le parti de nous retirer; je dis adieu à Picart, avec promesse de nous revoir à Elbing, endroit sur lequel nous avions l'ordre de nous diriger.
Arrivés au logement, nous mangeâmes une soupe de riz; ensuite je m'occupai de mes pieds, de ma chaussure, et, comme nous étions dans une chambre chaude et sur de la paille fraîche, je m'endormis.
Le lendemain 17, à cinq heures, la ville était déserte: les hommes qui, depuis deux mois, n'avaient pas couché sous un toit et qui, dans ce moment, se trouvaient couchés chaudement, ne se pressaient pas de sortir de leur logement. Deux ou trois tambours, qui restaient encore de ceux de la Garde, battirent la grenadière pour nous, et la carabinière pour les chasseurs. Lorsque nous fûmes dans la rue, nous remarquâmes qu'il faisait moins froid que la veille. Nous vîmes venir un traîneau attelé de deux chevaux, qui s'arrêta. Il était conduit par deux juifs et chargé d'épicerie. L'idée nous vint de leur proposer de nous conduire, en payant, bien entendu, jusqu'à Darkehmen, où l'on devait aller ce jour-là, ou de nous emparer du traîneau, s'ils refusaient. D'abord ils firent quelques difficultés, sous différents prétextes. Nous leur proposâmes de payer la moitié du prix, et le reste en arrivant. Les juifs acceptèrent. Le prix étant convenu pour quarante francs, nous leur en payâmes de suite la moitié, mais comme ils ne prenaient les pièces de cinq francs que comme un thaler qui n'en vaut que quatre, cela nous fit dix francs de plus. Nous n'y regardâmes pas de si près, et imprudemment, pour nous attirer leur confiance, nous leur fîmes voir que nous avions beaucoup d'argent. Un sergent-major nommé Pierson, qui avait plusieurs pièces d'argenterie, les montra. Dès ce moment, ils parlèrent hébreu, de sorte que nous ne pûmes rien comprendre de ce qu'ils disaient.
Nous étions cinq vélites, Leboude, Grangier, Pierson, Oudict et moi. Le traîneau était déchargé, les chevaux reposés, nous nous disposâmes à partir. Nous mîmes nos fusils dans le fond du traîneau et nos sacs par-dessus, et nous voilà en route. Il était plus de six heures: tous les débris de l'armée étaient déjà en mouvement, comme les jours précédents, sans organisation, sans ordre; la confusion était telle qu'il n'y avait pas moyen de sortir de la ville. Ceux qui ne se sentaient pas la force de marcher voulaient s'emparer des traîneaux ou y prendre place.
Sortis avec bien de la peine, nous trouvâmes le même encombrement. Nos conducteurs nous firent comprendre qu'ils allaient nous conduire par un chemin à gauche, où l'on ne voyait personne, et qu'avant une heure nous aurions rejoint la grande route et dépassé la tête de colonne. Nous aurions dû demander, puisque le chemin était si bon, pourquoi d'autres conducteurs de traîneaux, qui devaient aussi bien le connaître, ne le prenaient pas; mais nous n'y pensâmes pas. Lorsque nous eûmes voyagé, au grand trot, un bon quart d'heure, je m'aperçus que la route que nous suivions tournait insensiblement sur la gauche, et nous éloignait de celle que suivait l'armée; que le terrain sur lequel nous roulions, et que l'on nous faisait prendre pour un chemin, n'était qu'un remblai formant la digue d'un canal à notre droite, et d'un contre-fossé à gauche. Voulant communiquer mes observations à mes camarades, je criai aussi fort que je le pouvais, et à plusieurs reprises: «Halte! halte!» Grangier me demanda ce que je voulais. Je redoublai mes cris: «On nous trompe, nous sommes avec des coquins!» Alors Pierson, qui était sur le devant, tenant dans ses mains une théière en argent qu'il rapportait de Moscou, et dont il se servait à chaque instant pour faire faire du thé, se mit à son tour à crier: «Halte!»
Les fripons de juifs sautent en bas de la botte de paille sur laquelle ils étaient assis, et, toujours en marchant, mais moins vite, prennent les chevaux par la bride, font tourner le traîneau et nous renversent du haut en bas de la digue, du côté du contre-fossé. Heureusement pour moi, qui étais placé derrière, les jambes pendantes en dehors et sur le côté du traîneau, que j'avais pu voir leur mouvement, de sorte qu'en me laissant glisser, j'évitai de faire le grand saut, mais mes camarades roulèrent jusqu'en bas, à plus de vingt-cinq pieds, et arrivèrent tout meurtris sur glace. Comme ils avaient les pieds et les mains gelés, ils poussaient des cris effrayants, occasionnés par les douleurs. Ces cris se changèrent en cris de rage contre les juifs qui, déjà, avaient retiré le traîneau au bord de la digue, car, tenant les chevaux par la bride, ils l'avaient empêché, quoique renversé, de rouler jusqu'en bas. Ils se disposaient à se sauver avec nos bagages, mais, comme mon fusil était avec les autres, dans le fond du traîneau, je tirai mon sabre et en portai un coup sur la tête d'un juif qui, grâce à son bonnet fourré, ne l'eut point fendue en deux. Je lui en portai un second qu'il para avec la main gauche couverte d'un gant en peau de mouton. Ils allaient nous échapper, quand Pierson arriva pour me seconder, tandis que les autres, encore en bas du remblai, qu'ils n'avaient pas la force de remonter, juraient et nous criaient de tuer les juifs. Celui auquel j'avais donné un coup de sabre se sauvait en traversant le canal; l'autre, qui tenait les chevaux, demandait grâce en disant que c'était la faute de son camarade. Cela n'empêcha pas Pierson d'appliquer quelques coups de plat de sabre à celui qui restait et qui demandait pardon en nous appelant colonel et général.
Pierson, prenant les chevaux par la bride, lui ordonna de descendre afin d'aider nos camarades à remonter. C'est ce qu'il s'empressa de faire; il en fut récompensé par les coups de poings qu'on lui appliqua avec force. Lorsqu'ils furent remontés, Leboude nous annonça que nous avions acquis de droit le traîneau et les chevaux, car ces deux coquins avaient cherché à nous détruire, afin de s'emparer de ce que nous avions.
Nous ordonnâmes au juif de nous conduire, au grand galop, par le chemin le plus court, afin de rejoindre l'armée, mais il fallut retourner par où nous étions venus.
Arrives près de la ville, le juif voulait nous y faire entrer sous prétexte de prendre quelque chose chez lui: c'était pour nous livrer aux Cosaques, qui y étaient déjà. Nous lui fîmes sentir la pointe du sabre dans le dos, le menaçâmes de le tuer, s'il faisait encore un pas du côté de la ville. Aussi s'empressa-t-il de tourner à gauche, sur la route que suivait l'armée, dont nous apercevions les derniers traîneaux à une grande distance. Un quart d'heure après, nous les avions rejoints, ensuite nous les dépassâmes en descendant une côte avec rapidité.
Comme j'étais placé sur le derrière du traîneau, le bout du timon de l'un de ceux qui descendaient m'atteignit dans le flanc droit et me jeta sur la neige à plus de six pieds. Je restai sans connaissance. Un fourrier des Mamelucks, qui me connaissait, s'empressa de me relever et de m'asseoir sur la neige[73]. Mes camarades s'empressèrent aussi de venir à mon secours: on pensait que le timon m'était rentré dans le corps, mais fort heureusement que mes habillements avaient amorti le coup; et puis, par bonheur, le bord du timon était garni d'une peau de mouton.
[Note 73: Le Mameluck qui me releva se nommait Angelis; il était de la Géorgie; nous nous étions connus en Espagne; il était un des Mamelucks que l'Empereur avait ramenés d'Égypte; quelques-uns seulement de ce beau corps échappèrent aux désastres de cette campagne. (Note de l'auteur.)]
Je fus relevé, et l'on me replaça sur le traîneau: chose étonnante, il n'en résulta pour moi rien de funeste; seulement, dans la journée, j'eus des vomissements.
Il pouvait être neuf heures lorsque nous arrivâmes dans un grand village; beaucoup d'hommes y étaient déjà; nous entrâmes dans une maison, afin de nous y chauffer; nous laissâmes notre traîneau à la porte, ayant eu la précaution de le décharger de nos bagages et de faire entrer le juif avec nous, dans la crainte qu'il n'enlevât notre équipage.
Les soldats qui étaient à se chauffer nous dirent que, dans le village, on vendait des harengs et du genièvre. Comme ils avaient eu beaucoup de complaisance pour moi et qu'ils avaient tous les pieds plus gelés que les miens, je me décidai à y aller mais, en partant, je leur recommandai d'avoir les yeux sur le traîneau: «Sois tranquille, me dit Pierson, j'en réponds!» Je partis avec notre juif pour me servir de guide et d'interprète.
Il me conduisit chez un de ses compères, où je trouvai des harengs, du genièvre et des mauvaises galettes de seigle. Pendant que je me chauffais en buvant un verre de genièvre, je m'aperçus que mon guide avait disparu avec un autre juif, avec lequel il causait un instant avant. Voyant qu'il ne rentrait pas, je retournai, avec mes provisions, rejoindre mes amis: mais quel fut mon étonnement, lorsque je fus près de la maison, de n'y plus voir le traîneau à la porte! Mes camarades, tranquillement à se chauffer, me demandent où sont les provisions; moi je leur demande où est le traîneau. Ils regardent dans la rue, le traîneau est parti! Sans dire un mot, je jette les provisions à terre, et, le coeur triste, je vais me coucher sur de la paille, à côté du poêle. Une demi-heure après, on battit le rappel pour le départ, et l'on nous fit savoir qu'à deux petites lieues de là, il y aurait des traîneaux pour tout le monde, afin que l'on pût arriver le même jour à Gumbinnen.
Arrivés à cet endroit, nous y trouvâmes, en effet, une grande quantité de traîneaux et, un instant après, on nous fit partir. Pendant la route, je fus indisposé: le mouvement du traîneau fit, sur moi, l'effet du mal de mer; j'eus des vomissements. Je voulus, avant d'arriver, marcher un peu à pied, mais je faillis périr de froid, car il était devenu insupportable. Heureusement, mes camarades s'aperçurent de ma triste position, firent arrêter le traîneau et vinrent me chercher: je ne pouvais plus avancer. Quand nous arrivâmes à Gumbinnen, il était temps! On nous donna un billet de logement pour nous cinq, et nous eûmes une chambre bien chaude et de la paille.
Lorsque nous fûmes installés, la première chose que nous fîmes, fut de demander si, pour de l'argent, nous ne pourrions pas avoir à boire et à manger. Le bourgeois, qui avait l'air d'un brave homme, nous répondit qu'il ferait son possible pour nous donner ce que nous demandions: une heure après, il nous apporta de la soupe, une oie rôtie et des pommes de terre, de la bière et du genièvre. Nous dévorions le tout des yeux, mais, malheureusement, l'oie était tellement coriace, que nous ne pûmes en manger que très peu, et ce peu faillit nous étouffer; nous en fûmes réduits aux pommes de terré.
Je fus, avec le sergent-major Oudict, voir, dans la ville, si nous ne trouverions pas quelque chose à acheter: le hasard nous conduisit dans une maison où Oudict rencontra un chirurgien-major de son pays. Il était logé avec deux officiers et trois soldats, reste du régiment. Ils étaient dans un état pitoyable; ils avaient presque tous perdu les doigts des pieds et des mains; pendant que nous étions dans cette maison, un individu nous proposa de nous vendre un cheval et un traîneau, que nous nous empressâmes d'acheter pour la somme de 80 francs.
Le lendemain 18, après avoir essayé de manger de notre oie, qui n'était pas plus tendre que la veille, nous montâmes sur notre traîneau et nous partîmes pour aller coucher à Wehlau; mais à peine fûmes-nous hors de la ville, que Pierson, qui conduisait le traîneau et qui n'y entendait rien, nous fit faire une culbute, brisa le brancard, et nous jeta sur la neige. Nous nous trouvions près d'une maison où nous entrâmes pour le faire réparer: pendant que le paysan était occupé à cette besogne, nous l'étions à nous chauffer, et, lorsque nous fûmes pour nous mettre en route, nous fûmes on ne peut plus étonnés de voir que nous n'avions plus d'armes: les Prussiens nous avaient pris nos fusils déposés contre la porte. Nous crions, nous jurons: «Nous voulons nos armes, ou nous mettons le feu à la maison!» Mais le paysan jure à son tour qu'il n'a rien vu; il fallut se décider à partir sans armes. Heureusement qu'après une heure de marche, nous rencontrâmes un fourgon parti le matin de Gumbinnen avec un chargement de fusils de la Garde impériale, de sorte que nous pûmes en prendre d'autres. Enfin nous arrivâmes à Wehlau à trois heures.
Nous vîmes plus de deux mille soldats rassemblés près de l'Hôtel de Ville, attendant des billets de logement. Un grand coquin de Prussien s'avance près de nous, et nous dit que, si nous voulons, pour peu de chose, il nous logera chez lui; qu'il a une chambre bien chaude, de la paille pour nous coucher, et une écurie pour notre cheval. Nous acceptâmes avec empressement. Arrivés chez lui, il met le cheval à l'écurie, nous fait monter au second, et là, nous entrons dans une chambre passablement malpropre; il en était de même de la paille, mais il faisait chaud, c'était l'essentiel.
Nous vîmes paraître une femme qui avait près de six pieds de haut, et une vraie figure de Cosaque; elle nous dit qu'elle était la bourgeoise de la maison, et que, si nous avions besoin de quelque chose, nous n'avions qu'à lui donner de l'argent, qu'elle irait nous le chercher. C'était ce que nous demandions, car pas un de nous n'était disposé à sortir. Je lui donne cinq francs pour aller nous chercher du pain, de la viande et de la bière. Un instant après, elle nous apporta de l'un et de l'autre; on fit la soupe, et, après avoir mangé et nous être assurés que notre cheval ne manquait de rien, nous nous reposâmes jusqu'au lendemain matin.
Avant de partir, nous donnâmes a notre bourgeoise une pièce de cinq francs pour la nuit, mais elle nous dit que cela ne suffisait pas; alors nous lui en donnâmes une seconde. Mais ce n'était pas encore son compte; elle exigea que nous lui donnions une pièce de cinq francs par chaque homme, plus une pour le cheval.
Alors je me levai pour lui dire qu'elle n'était qu'une grande canaille et qu'elle n'aurait pas davantage. À cela, elle me répondit en me passant la main sur la figure et en me disant: «Pauvre petit Français, il y a six mois, lorsque tu passas par ici, c'était fort bien, tu étais le plus fort; mais aujourd'hui, c'est différent! Tu donneras ce que je te demande, ou j'empêche mon mari de mettre le cheval au traîneau et je vous fais prendre par les Cosaques!» Je lui répondis que je me moquais des Cosaques comme des Prussiens: «Oui, me répondit-elle, si tu savais qu'ils sont près d'ici, tu ne dirais pas cela!» Alors voyant toute la méchanceté de cette femme, je l'attrapai par le cou pour l'étrangler, mais elle fut plus forte que moi, elle me renversa sur la paille et c'était elle, à son tour, qui voulait m'étrangler. Fort heureusement qu'un grand coup de pied dans le derrière, donné par un de mes camarades, la fit relever. Dans ce moment, le mari entra, mais ce fut pour recevoir un grand coup de poing de sa chère femme qui était comme une furie, qui lui dit qu'il n'était qu'un grand lâche et que, s'il n'allait pas, de suite, chercher les voisins et les Cosaques, elle lui arracherait les yeux. Comme nous étions cinq contre deux, nous l'empêchâmes de sortir de la maison et nous le forçâmes de mettre le cheval au traîneau, mais il fallut donner ce que cette coquine avait demandé; il n'y avait pas à marchander, les Cosaques étaient proches. Avant de partir, je dis à cette diablesse que, si je revenais, je lui ferais rendre avec usure l'argent que nous lui donnions. À cela, elle me répondit en me crachant à la figure; comme je voulais riposter à cette insulte par un coup de crosse de fusil, mes camarades m'en empêchèrent.
Nous nous plaçâmes sur le traîneau pour partir au plus vite.
Ce jour-là, 19 décembre, nous allâmes coucher à Insterbourg, où nous arrivâmes à la nuit; nous fûmes logés chez de braves gens.
Le lendemain 20, c'était un dimanche; nous partîmes de grand matin pour aller coucher à Eylau. Là, nous allâmes directement à la Maison de Ville, où l'on nous donna, sans difficulté, un billet de logement. Nous fûmes encore chez de bonnes gens, chez qui nous trouvâmes un bon feu; on nous offrit à chacun un verre de genièvre. Ensuite, notre bourgeoise alla chercher nos vivres avec notre billet de logement, car les communes venaient de recevoir l'ordre de nous donner les vivres.
Lorsque nous fûmes réchauffés et un peu reposés, nous nous disposâmes, en attendant la soupe, à faire une visite au champ de bataille, que nous parcourûmes en partie. Nous vîmes plusieurs monuments funèbres, c'est-à-dire de simples croix en bois; nous en remarquâmes particulièrement une avec cette inscription: «Ici reposent vingt-neuf officiers du brave 14me de ligne, morts au champ d'honneur[74]».
[Note 74: Plus cinq cent quatre-vingt-dix sous-officiers et soldats. (Note de l'auteur).]
Après quelques observations sur l'emplacement des troupes, le jour de cette terrible bataille, nous entrâmes en ville, qui nous parut déserte. Il est vrai que c'était un dimanche; que les habitants étaient, vu la saison, renfermés chez eux, et que nous nous trouvions les seuls Français, les autres ayant pris une autre direction.
Rentrés à notre logement, en attendant que notre repas fût fait, nous nous étendîmes sur la paille. À peine y étions-nous, qu'un vétéran prussien entra pour nous prévenir qu'on apercevait les Cosaques sur une hauteur, à un quart de lieue de la ville, et qu'il nous conseillait de partir au plus tôt. Comme la chose n'était que trop vraie, nous nous dépêchâmes de faire nos dispositions de départ; nous enveloppâmes dans de la paille notre viande, qui n'était pas à moitié cuite.
Nous partîmes avec notre paysan pour nous mettre dans le bon chemin. Lorsque nous y fûmes, il nous fit remarquer les Cosaques sur une hauteur: ils étaient plus de trente. Le temps était brumeux; la neige ne manqua pas de tomber un instant après notre départ. Nous n'avions pas encore fait une demi-lieue que la nuit nous surprit. Nous rencontrâmes deux paysans. Nous leur demandâmes s'il y avait encore loin pour trouver un village. Ils nous dirent qu'avant d'en trouver, il fallait traverser un grand bois; que nous trouverions à notre droite, à vingt-cinq pas de la route, une maison qui était celle d'un garde forestier qui tenait auberge, et que nous pourrions y loger. Après une petite demi-heure de marche, nous arrivâmes à la maison indiquée: il était neuf heures; nous avions fait quatre lieues.
Avant de nous ouvrir, on nous demanda qui nous étions et ce que nous voulions. Nous répondîmes que nous étions Français et militaires de la Garde impériale et que nous demandions si, en payant, nous pourrions avoir à loger, à boire et à manger. Aussitôt, on nous ouvrit la porte et on nous dit d'être les bienvenus. Nous commençâmes par faire mettre notre cheval à l'écurie. Puis on nous fit entrer dans une grande chambre où nous aperçûmes trois individus couchés sur de la paille; c'étaient trois chasseurs à cheval de la Garde, arrivés dans la journée, mais plus malheureux que nous, car ils n'avaient plus de chevaux et, ayant les pieds gelés, ils étaient obligés de faire la route à pied. On nous servit à manger, ensuite nous nous couchâmes et nous dormîmes comme des bienheureux.
En nous éveillant, nous fûmes surpris de ne plus voir les chasseurs, mais le maître de la maison nous apprit qu'il y avait environ une heure, un juif voyageant avec un traîneau avait proposé aux chasseurs de les conduire à trois lieues pour deux francs, et qu'ils avaient accepté avec empressement. Nous apprîmes cette nouvelle avec plaisir. Après avoir payé la valeur de cinq francs qu'on nous demanda pour notre cheval et pour nous, nous partîmes; notre bourgeois nous recommanda de toujours suivre les traces du traîneau qui nous précédait et qui conduisait les chasseurs.
Nous avions une longue marche à faire, ce jour-là: neuf lieues.
Après avoir marché toute la journée, nous arrivâmes, à la nuit, à Heilsberg, où nous devions loger. La première chose que nous fîmes, fut d'aller chez le bourgmestre chercher un billet de logement; nous fûmes assez heureux pour nous voir désigner la même maison où nous fûmes assez bien reçus; six chasseurs à cheval de la Garde s'y trouvaient déjà. On nous servit de la soupe, de la viande avec force bonnes pommes de terre et de la bière; nous demandâmes du vin, en payant, bien entendu. On nous en procura à un thaler la bouteille (quatre francs) que nous trouvâmes bon et pas cher. Avant de nous coucher sur de la bonne paille, nous recommandâmes à notre bourgeoise de nous préparer à manger pour cinq heures du matin, car nous voulions partir de bonne heure, ayant encore une grande étape à faire.
Le lendemain 22 décembre, nous nous levâmes de grand matin; un domestique vint nous apporter de la chandelle; nous lui recommandâmes notre cheval en lui promettant de lui donner un pourboire lorsqu'il l'aurait mis au traîneau. On nous apporta la soupe, enfin ce que nous avions demandé. Alors chacun de nous flatta la bourgeoise en lui disant: «Bonne femme! belle femme!» et en lui donnant des petites claques sur le dos, sur les bras, et puis ailleurs; le repas fini, nous nous disposions à partir; le traîneau était prêt et nous disions adieu à la femme, lorsqu'elle nous dit: «C'est bien, messieurs, mais avant de partir n'oubliez pas de payer!—Comment, payer? Ne sommes-nous pas ici par billet de logement? Ne devez-vous pas nous nourrir?—Oui, répondit-elle, pour ce que vous avez mangé hier, mais pour la nourriture d'aujourd'hui il me faut deux thalers (10 francs).» Je déclarai que je ne payerais pas, et comme la femme voyait que nous nous disposions à partir sans lui donner de l'argent, elle ordonna de fermer la porte, et une douzaine de grands coquins de Prussiens entrèrent dans la maison, armés de grands bâtons de la grosseur de mon bras. Ce n'était pas le cas de discuter: nous payâmes et nous partîmes. Autre temps, autres moeurs. À présent, nous étions les moins forts.
Les chasseurs étaient partis pendant que nous mangions. Nous avions encore deux jours de marche jusqu'à Elbing, douze lieues, mais comme nous ne voulions pas fatiguer notre cheval, nous décidâmes que nous irions loger à trois lieues de cette ville.
Après une lieue de marche, nous aperçûmes plusieurs traîneaux venant sur notre gauche pour marcher aussi sur Elbing. Cela nous fit penser que nous n'avions pas suivi la route que les débris de l'armée avaient prise, car au lieu d'aller sur Eylau, nous devions nous diriger sur Friedland.
Un traîneau de grande dimension et traîné par deux chevaux vigoureux passa près de nous. Il allait tellement vite que nous ne pûmes distinguer de quel régiment étaient les militaires qu'il conduisait. Au bout d'une demi-heure, nous aperçûmes une maison d'assez belle apparence, c'était la poste aux chevaux, et, en même temps, une bonne auberge; nous vîmes, sur la porte, plusieurs soldats de la Garde et d'autres qui partaient sur des traîneaux que l'on venait de leur procurer.
Nous descendîmes et nous entrâmes. Nous demandâmes du vin, car un vélite chasseur et un ancien venaient de nous dire qu'il y en avait, et «du soigné». Ils paraissaient même en avoir bu copieusement.
Le vieux comme le jeune étaient d'une gaieté folle, chose qui arrivait presque à tous ceux qui, comme nous, avaient eu tant de misères et de privations. La plus petite boisson vous portait à la tête. Le vieux nous demanda si nous avions rencontré le régiment de grenadiers hollandais, faisant partie de la Garde impériale. Nous lui répondîmes que non: «Il a passé près de vous, dit le vélite, et vous ne l'avez pas aperçu? Ce grand traîneau qui vous a dépassé, eh bien, c'était tout le régiment des grenadiers hollandais! Ils étaient sept!»
Le maître de poste annonça à nos deux chasseurs qu'il y avait un traîneau à leur disposition et que, pour trois thalers (quinze francs), il les conduirait à trois lieues d'Elbing. Nous nous disposâmes à partir avec eux, puisqu'ils avaient un conducteur. Cinq minutes après, nous étions en route.
Grangier et moi nous trouvâmes fortement indisposés et rendîmes tout ce que nous avions pris depuis la veille. Cette indisposition venait de ce que notre estomac n'était plus habitué a prendre de fortes nourritures, il aurait fallu nous y habituer peu à peu; c'est ce que nous nous promîmes de faire. Arrivés au village, nous prîmes chacun un verre de genièvre de Dantzig. Nous continuâmes à marcher jusqu'au moment où nous arrivâmes dans le village où nous devions loger. Il faisait nuit; nous nous présentâmes chez le bourgmestre afin d'avoir un billet de logement, mais on nous le refusa brutalement en nous disant que nous n'avions qu'à coucher dans la rue. Nous voulûmes faire des observations; on nous ferma la porte au nez. Nous nous présentâmes dans plusieurs auberges où, en payant, nous demandâmes à loger, mais partout nous eûmes la même réception.
Nous décidâmes, les chasseurs et nous, que nous continuerions à marcher ensemble, qu'ils profiteraient de notre traîneau et, comme il n'était pas assez grand pour nous contenir tous, que deux iraient à pied, chacun son tour.
De cette manière, nous devions tâcher d'atteindre un village où nous trouverions peut-être des habitants plus hospitaliers. À une portée de fusil, nous aperçûmes une maison un peu écartée de la route. Nous prîmes aussitôt le parti de nous y loger de force, si l'on ne voulait pas nous y recevoir de bonne volonté. Le paysan nous dit qu'il nous logerait avec plaisir, mais que s'il était connu, par ceux du village, pour nous avoir donné à coucher, il aurait la schlague; que si, cependant, on ne nous avait pas vus entrer, il risquerait de nous loger. Nous l'assurâmes que personne ne nous avait aperçus, qu'il pouvait nous recevoir sans crainte et qu'avant de partir, nous lui donnerions deux thalers. Il parut très content et sa femme encore davantage, et nous nous installâmes autour du poêle.
Pendant que l'homme était sorti pour mettre notre cheval à l'écurie, la femme, s'approchant de nous, nous dit tout bas, et en regardant si son mari ne venait pas, que les paysans étaient méchants pour les Français, parce que, lorsque l'armée avait passé, au mois de mai, des chasseurs à cheval de la Garde avaient logé quinze jours dans le village, et qu'il y en avait un, chez le bourgmestre, si joli, si jeune, que toutes les femmes et les filles venaient sur leur porte pour le voir; c'était un fourrier. On jour, il arriva que le bourgmestre le surprit qui embrassait madame, de sorte que le bourgmestre battit madame. Le fourrier, à son tour, battit le bourgmestre, de sorte que madame est grosse, et que l'on dit que c'est du fourrier. Nous étions à écouter et à sourire de la manière dont la femme nous contait cela.
«Ce n'est pas tout, continua-t-elle; il y a encore trois autres femmes, dans le village, qui sont comme la femme du bourgmestre, et c'est pour cela qu'ils sont méchants pour les Français, de si jolis garçons!» À peine avait-elle dit le mot, que le vélite chasseur se lève, lui saute au cou et l'embrasse: «Prenez garde, voilà mon mari!» Effectivement il entra en nous disant qu'il avait donné à manger au cheval et que, dans un moment, il lui donnerait à boire, mais que si nous voulions lui faire plaisir, nous partirions avant le jour, afin que l'on ne pût voir qu'il nous avait logés: «Pour peu de chose, dit-il, je conduirai ceux de vous qui n'ont pas de traîneau, car j'en ai un». Les deux chasseurs acceptèrent.
On nous servit, pour notre repas, une soupe au lait et des pommes de terre, ensuite nous nous couchâmes tout habillés, et nos armes chargées.
Le lendemain 23, il n'était pas encore quatre heures du matin, que le paysan vint nous éveiller en nous disant qu'il était temps de partir. Nous payâmes la femme, nous l'embrassâmes et nous partîmes.
Au second village, les habitants, en nous voyant, crièrent hourra sur nous, et nous jetèrent des pierres ou des boules de neige. Nous arrivâmes dans un des faubourgs d'Elbing, où nous nous arrêtâmes dans une auberge pour nous y chauffer, car le froid avait augmenté. Nous y prîmes du café et, à neuf heures, nous entrâmes en ville avec d'autres militaires de l'armée qui arrivaient comme nous, mais par d'autres chemins.
XI
Séjour à Elbing.—Madame Gentil.—Un oncle à héritage.—Le 1er janvier 1813.—Picart et les Prussiens.—Le père Elliot.—Mes témoins.
Nous allâmes, sans perdre de temps, à l'Hôtel de Ville, afin d'avoir des billets de logement. Nous le trouvâmes encombré de militaires.
Nous y remarquâmes beaucoup d'officiers de cavalerie bien plus misérables que nous, car presque tous avaient, par suite du froid, perdu les doigts des mains et des pieds, et d'autres le nez; ils faisaient peine à voir. Je dirai, en faveur des magistrats de la ville, qu'ils faisaient tout ce qu'il était possible de faire pour les soulager, en leur donnant de bons logements et en les recommandant, afin que l'on eût soin d'eux.
Au bout d'une demi-heure d'attente, on nous donna un billet de logement pour nous cinq et pour notre cheval; nous nous empressâmes d'y aller.
C'était un grand cabaret ou plutôt une tabagie; nous y fûmes fort mal reçus. On nous désigna, pour chambre, un grand corridor sans feu et de la mauvaise paille. Nous fîmes des observations; on nous répondit que c'était assez bon pour des Français, et que, si cela ne nous convenait pas, nous pouvions aller dans la rue. Indignés d'une pareille réception, nous sortîmes de cette maison en témoignant tout notre mépris au butor qui nous recevait de la sorte et en le menaçant de rendre compte de sa conduite aux magistrats de la ville.
Nous décidâmes qu'il fallait tâcher de changer notre billet, et c'est moi qui fus chargé de cette mission, pendant que mes camarades m'attendaient dans une auberge où nous venions d'entrer.
Lorsque j'arrivai à l'Hôtel de Ville, il n'y avait pas beaucoup de monde. Je m'adressai au bourgmestre qui parlait français. Je lui contai la manière brutale dont nous avions été reçus. Je lui montrai mon pied droit enveloppé d'un morceau de peau de mouton, et la main droite dont une phalange, la première du doigt du milieu, était près de tomber. Il parla à celui qui était chargé des logements, qui me dit que nous ne pourrions pas être logés ensemble: «Voilà, me dit-il, un billet pour quatre et le cheval; en voilà un autre que je vous conseille de garder pour vous. C'est chez un Français qui a épousé une femme de la ville.» Après l'avoir remercié, je retournai trouver mes camarades.
Arrivés au faubourg, nous allâmes au logement du billet pour quatre et le cheval. C'était la maison d'un pêcheur située sur le bord d'un canal dans la direction du port; nous y fûmes assez bien reçus. Lorsque nous fûmes organisés, j'offris le billet qui était pour un, à celui qui le voudrait, mais personne n'en voulut. Alors je le gardai, et je m'informai si c'était loin de l'endroit où nous étions: il n'y avait qu'un pont à traverser.
La maison me parut très apparente. En entrant, la première personne que je rencontrai, fut la domestique, grosse Allemande aux joues fleuries. Je lui présentai mon billet. Elle me dit que, déjà, il y avait quatre militaires logés et, en même temps, elle alla chercher la dame de la maison, qui me dit la même chose, en me montrant la chambre où ils étaient. C'étaient justement des hommes du régiment qui, comme nous, venaient d'arriver isolément. Je pris aussitôt la résolution de retourner au premier logement rejoindre mes camarades. Mais la dame, qui venait de voir, sur son billet, que j'étais sous-officier de la Garde impériale, me dit: «Écoutez, mon pauvre monsieur, vous me paraissez si souffrant, que je ne veux pas vous laisser sortir d'ici. Suivez-moi, je vais vous donner une chambre pour vous seul, et vous aurez un bon lit, car je vois que vous avez besoin de repos.» Je lui répondis que c'était très bien à elle d'avoir pitié de moi, mais que je ne lui demandais que de la paille et du feu: «Vous aurez tout cela», me répondit-elle. En même temps, elle me fit entrer dans une petite chambre chaude et propre, où se trouvait un lit couvert d'un édredon. Mais je lui demandai en grâce de me faire donner de la paille avec des draps et de l'eau chaude pour me laver.
On m'apporta tout ce que j'avais demandé, plus un grand baquet en bois pour me laver les pieds. J'en avais bien besoin, mais ce n'était pas tout: la tête, la figure, la barbe n'avaient pas été faites depuis le 16 décembre. Je priai le domestique, qui se nommait Christian, d'aller me chercher un barbier. Il me rasa, ou plutôt m'écorcha la figure; il prétendit que j'avais la peau durcie par suite du froid; tant qu'à moi, je pensai que ses rasoirs étaient comme des scies.
L'opération finie, je me fis couper les cheveux et même la queue. Après l'avoir généreusement payé, je lui demandai s'il ne connaissait pas un marchand de vieux habits, car j'avais besoin d'un pantalon. Après son départ, un juif arriva avec des pantalons qu'il cachait dans un sac. Il s'en trouvait de toutes les couleurs, des gris, des bleus, mais tous trop petits ou trop grands, ou malpropres. L'enfant d'Israël, voyant que rien ne me convenait, me dit qu'il allait revenir avec quelque chose qui me plairait. En effet, il ne tarda pas à reparaître avec un pantalon à la Cosaque, de couleur amarante et en drap fin. Il était fort large. C'était le pantalon d'un cavalier, probablement d'un aide de camp du roi Murat. N'importe, je l'essayai et, prévoyant que j'aurais bien chaud avec, je le gardai. On y voyait encore, de chaque côté, la marque d'un large galon que le juif avait eu la précaution d'enlever. Je lui donnai en échange la petite giberne du docteur, garnie en argent, que j'avais prise sur le Cosaque, le 23 novembre. En outre, il exigea cinq francs que je lui donnai.
Il me restait encore trois belles chemises du commissaire des guerres: je me disposai à changer de linge, mais, lorsque je me regardai, je me dis que, pour bien faire, il me faudrait un bain, car j'avais encore, par tout le corps, des traces de vermine. Je m'informai à la domestique s'il y avait des bains près de l'endroit où nous étions; mais ne pouvant me comprendre, elle alla chercher sa dame qui vint aussitôt: c'est alors que je remarquai que mon hôtesse était une belle et jolie femme, mais, pour le moment, mes observations n'allèrent pas plus loin car, dans la position où je me trouvais, j'avais trop à m'occuper de ma personne. Elle me demanda ce que je voulais. Je lui dis que, désirant prendre un bain, je voudrais qu'elle eût la bonté de m'indiquer où je pourrais me le procurer. Elle me répondit qu'il y en avait, mais que c'était trop loin; que, si je voulais, on pourrait m'en préparer un chez elle: elle avait de l'eau chaude et une grande cuve; que, si je voulais me contenter de cela, on allait me la préparer. Comme on peut bien le penser, j'acceptai avec le plus grand plaisir, et un instant après, la domestique me fit signe de la suivre. Alors, prenant mon sac et mon pantalon amarante, j'entrai dans une espèce de buanderie où je trouvai tout ce qui était nécessaire, même du savon, pour me nettoyer.
Je ne pourrais exprimer le bien que je ressentis pendant le temps que je restai dans le bain; j'y restai même trop longtemps, car la domestique vint voir s'il ne m'était rien arrivé de fâcheux. Elle s'était aperçue, en entrant, que j'étais fort embarrassé pour me nettoyer le dos. Aussitôt, sans me demander la permission, elle va chercher un grand morceau de flanelle rouge et, s'approchant de la cuve, elle me pose la main gauche sur le cou et, de l'autre, elle me frotte le dos, les bras, la poitrine. Comme on peut bien le penser, je me laissais faire. Elle me demandait si cela me faisait du bien; je lai répondais que oui. Alors elle redoublait de zèle jusqu'à me fatiguer. Enfin, après m'avoir bien étrillé, nettoyé, essuyé, elle sortit en riant comme une grosse bête, sans me donner le temps de la remercier.
Je passai une des belles chemises du commissaire des guerres; ensuite j'enfourchai le large pantalon à la Cosaque et, pieds nus, je regagnai la chambre où était mon lit, sur lequel je me laissai tomber. Il était temps, car il me prit une faiblesse et je perdis connaissance. Je ne sais combien de temps je restai dans cette situation, mais, lorsque je pus y voir, je remarquai, à mes côtés, la dame de la maison, la domestique et deux soldats du régiment qui étaient logés dans la maison et que l'on avait été chercher, pensant que j'avais quelque chose de grave, mais il n'en était rien. Cette faiblesse était occasionnée par le bain et aussi par les misères et fatigues que j'avais éprouvées.
Mme Gentil—c'était le nom de la dame—voulut me faire prendre un bouillon qu'elle m'apporta et qu'elle voulut me faire prendre elle-même, en me soutenant la tête de son bras gauche. Je me laissai faire. Il y avait si longtemps que je n'avais été câliné!
Mme Gentil était d'une beauté remarquable. Elle avait la taille mince et flexible, des yeux noirs et, à son teint blanc et vermeil, on reconnaissait une belle femme du Nord. Elle avait vingt-quatre ans. Il me souvint que l'on m'avait dit qu'elle avait épousé un Français; lui ayant demandé si cela était vrai, elle me répondit que c'était la vérité.
En 1807, un convoi de blessés français venant des environs de Dantzig, arriva à Elbing et, comme l'hôpital était rempli de malades, ces blessés furent logés chez les habitants: «Pour notre compte, me dit-elle, nous eûmes un hussard blessé d'un coup de balle dans la poitrine et d'un coup de sabre au bras gauche. Ma mère et moi, nous lui donnâmes des soins qui hâtèrent sa guérison.—Alors, lui dis-je, en reconnaissance de ce service, il vous épousa?» Elle me répondit en riant que c'était vrai. Je lui dis que j'en aurais bien fait autant, parce qu'elle était la plus belle femme que j'aie jamais vue. Mme Gentil se mit à rire, à rougir et à me parler, et elle parlait probablement encore, quand je m'endormis pour ne me réveiller que le lendemain à neuf heures du matin.
Pendant quelques moments, je ne me souvins plus où j'étais; la domestique entra accompagnée de Mme Gentil qui m'apportait du café, du thé et des petits pains. Il y avait longtemps que je m'étais trouvé à pareille fête! J'oubliais le passé pour ne plus penser qu'au présent et à Mme Gentil. J'oubliais même mes camarades.
Mme Gentil me regardait attentivement, ensuite, me passant la main sur la figure, elle me demanda ce que j'avais; je lui répondis que je n'avais rien: «Mais si, me dit-elle, vous êtes bouffi, vous avez la figure enflée!» Ensuite, elle me conta qu'un sous-officier de la Garde impériale était venu, la veille dans l'après-midi, en lui demandant s'il n'y avait pas un sous-officier logé chez elle; elle lui avait répondu qu'il y en avait un et, lui ayant montré la chambre où j'étais, il en était sorti en disant que ce n'était pas celui qu'il cherchait.
Au moment où Mme Gentil me contait cela, mon ami Grangier entra, et il allait se retirer en disant: «Je vous demande pardon; depuis hier, je cherche un de mes camarades et ne puis le trouver. Cependant c'est bien ici la rue et le numéro de la maison, porté sur le billet!—Ah ça! lui dis-je, ce n'est pas moi que tu cherches?» Grangier partit d'un grand éclat de rire. Il ne m'avait pas reconnu; cela n'était pas étonnant, je n'avais plus de queue, j'avais la figure enflée, j'étais blanc comme un cygne par suite du bain que j'avais pris, ou plutôt par la manière dont la domestique m'avait étrillé à tours de bras, avec son morceau de flanelle! J'avais du linge blanc et fin, la tête bien peignée, les cheveux frisés. C'est alors qu'il me conta que, la veille, il était venu pour me voir, mais qu'en voyant un pantalon rouge sur une chaise, il s'était retiré, persuadé qu'il s'était trompé.
Il m'annonça qu'il venait d'être prévenu qu'à trois heures il y avait réunion des débris de tous les corps de la Garde, et qu'il fallait que tout le monde fit son possible pour y venir, et qu'il viendrait me chercher. À deux heures, comme il me l'avait promis, il vint me prendre accompagné de mes autres camarades qui, en me voyant, se mirent tellement à rire que leurs lèvres, crevassées par suite de la gelée, en saignèrent.
Je les surpris agréablement eu leur présentant du vieux vin du Rhin et des petits gâteaux que Mme Gentil avait eu la bonté de me procurer, car elle était prévoyante et allait au-devant de tout ce qui pouvait me faire plaisir. Ce fut dans ce moment que je demandai où était son mari, ajoutant que, puisqu'il était Français, j'aurais du plaisir à le voir, afin de prendre un peu de vin avec lui. Elle me répondit que, depuis quelques jours, il était absent; qu'il était parti avec son père à elle, sur les bords de la mer Baltique, où ils faisaient ensemble le commerce de fruits qu'ils expédiaient à Saint-Pétersbourg[75].
[Note 75: Ces fruits étaient expédiés de Tournai, en Belgique. (Note de l'auteur.)]
C'était le 24 décembre: un peu avant trois heures, nous nous rendîmes sur la grande place, en face du palais où était logé le roi Murat. En arrivant, j'aperçus l'adjudant-major Roustan qui, s'approchant de moi, me demanda qui j'étais. Je me mis à rire: «Tiens, dit-il, ce n'est pas vous, Bourgogne? Le diable m'emporte! On ne dirait pas que vous arrivez de Moscou, car vous paraissez gros, gras et frais. Et votre queue, où est-elle?» Je lui répondis qu'elle était tombée: «Eh bien, reprit-il, si elle est tombée, en arrivant à Paris je vous mets aux arrêts jusqu'au temps qu'elle soit repoussée!»
À cette première réunion, il y avait peu de monde, mais on se revoyait avec plaisir car, depuis Wilbalen, 17 décembre, on ne s'était pour ainsi dire pas rencontrés. Chacun avait marché pour son compte et par des chemins différents.
Les jours suivants se passèrent de même: un appel par jour. Le quatrième de notre arrivée, on nous annonça la mort d'un officier supérieur de la Jeune Garde, mort du chagrin que lui avait causé la fin tragique d'une famille russe, mais d'origine française, domiciliée à Moscou, qu'il avait engagée à le suivre pendant la retraite, et dont j'ai raconté la triste fin, avant notre arrivée à Smolensk. J'appris qu'il était arrivé à Elbing trois jours avant nous, mais que, deux jours après, étant de garde chez le roi Murat, au moment où il s'avançait, pour se chauffer, près d'une grande cheminée, sans penser qu'il avait placé sa giberne devant lui afin qu'elle ne le gênât pas pour se reposer, une étincelle mit le feu à la poudre, une explosion eut lieu et, par suite de cet accident, il eut la figure, les moustaches et les cheveux brûlés. On m'assura qu'il n'avait rien de bien grave, qu'il en serait quitte pour changer de peau.
Le 29 décembre, je commençais à bien me rétablir. L'enflure de ma figure avait disparu, le pied gelé allait bien, ainsi que la main, et tout cela grâce aux soins de Mme Gentil qui me soignait comme un enfant. Son mari, que je n'avais pas encore vu, revint de voyage. Il ne resta que deux jours chez lui; il en repartit avec des marchandises pour aller rejoindre son beau-père qui les expédiait en Russie par des traîneaux, les communications étant libres depuis que nous n'y étions plus. Il me conta qu'il avait servi dans le 3e hussards pendant trois ans, et qu'après avoir reçu deux graves blessures dans une affaire auprès de Dantzig, reconnu incapable de continuer à servir, il avait reçu son congé; qu'après cela il avait préféré rester dans ce pays et se marier, puisqu'il avait une connaissance, à retourner dans son pays qui était la Champagne Pouilleuse, où il ne possédait absolument rien.
Le lendemain 30 décembre, je fus, avec Grangier, faire une visite à mon brave Picart; un grenadier qui avait été logé avec lui m'avait enseigné son logement.
Lorsque nous y fûmes arrivés, une femme habillée de noir, et qui avait l'air triste, nous montra sa chambre située à l'extrémité d'un long corridor. Nous vîmes que la porte était à demi ouverte. Nous nous arrêtâmes pour écouter la grosse voix de Picart, qui chantait son morceau favori, sur l'air du Curé de Pomponne:
Ah! tu t'en souviendras, larira,
Du départ de Boulogne!
Notre surprise fut grande en lui voyant un visage blanc comme la neige, car il avait un masque de peau qui lui couvrait toute la figure. Il nous conta sa mésaventure; ensuite il se traita de conscrit, de vieille bête: «Tenez, mon pays, me dit-il, c'est comme le coup de fusil dans la forêt, la nuit du 23 novembre. Je vois que je ne vaux plus rien. Cette malheureuse campagne m'a usé. Vous verrez, continua-t-il, qu'il m'arrivera malheur!» Et, en disant cela, il s'empara d'une bouteille de genièvre qui était sur la table, et, prenant trois tasses sur la cheminée, il les remplit, pour boire, nous dit-il, à notre bonne arrivée. Nous le remerciâmes: «Eh bien! nous dit-il, nous allons passer la journée ensemble. Je vous invite à dîner!» Aussitôt il appela la femme, qui se présenta en pleurant. Je demandai à Picart ce qu'elle avait. Il me conta que, le matin, l'on avait enterré son oncle, vieux célibataire caboteur ou corsaire, très riche, à ce qu'il paraît, et que, par suite, il y avait grand gala à la maison: qu'il y était invité, et que c'était pour cela qu'il nous invitait aussi, parce qu'il y aurait des noisettes à croquer. Mais, se reprenant, il nous dit qu'il faudrait mieux faire apporter le dîner dans la chambre que de passer notre temps avec un tas de pleurnicheuses qui allaient faire semblant de pleurer, comme il arrive toujours, à la mort d'un vieil oncle qui vous laisse quelque chose. Il dit à la femme qu'il ne pourrait aller dîner avec elle à cause de ses amis venus le voir; que, né avec un coeur sensible, il ne ferait que pleurer. En disant cela, il fit semblant d'essuyer une larme. La femme recommença à pleurer de plus belle et nous, en voyant jouer une comédie pareille, nous fûmes obligés, pour ne pas éclater de rire, de nous couvrir la figure avec notre mouchoir, de sorte que la brave femme pensa que nous pleurions, et nous dit que nous étions des bons hommes, mais qu'il ne fallait pas que cela nous empêchât de dîner, et qu'elle allait nous faire servir. Ensuite elle se retira et deux domestiques femelles vinrent nous apporter le dîner. Il y avait tant de choses, que nous n'aurions pu le manger en trois jours.
Notre repas fut, comme on doit bien le penser, on ne peut plus gai; et cependant, lorsque nous revenions sur nos misères, sur le sort de nos amis que nous avions vus périr et de ceux dont nous ne savions comment ils avaient disparu, nous devenions tristes et pensifs.
Nous étions encore à fumer et à boire, il commençait déjà à faire nuit, lorsque la dame de la maison entra pour nous dire que l'on nous attendait pour prendre le café. Nous nous laissons conduire et nous arrivons, après quelques détours, dans une grande chambre, Grangier en avant, et moi le second. Picart était resté en arrière. Nous apercevons, en entrant, une longue table bien éclairée par plusieurs bougies. Autour, quatorze femmes plus ou moins vieilles, toutes habillées de noir; devant chacune d'elles étaient posés une tasse, un verre et une longue pipe en terre, et du tabac, car presque toutes les femmes fument, dans ce pays, et surtout les femmes des marins. Le reste de la table était garni de bouteilles de vin du Rhin et de genièvre de Dantzig.
Picart n'était pas encore entré. Nous pensions qu'il n'osait pas se présenter, à cause de sa figure; mais à peine avions-nous fait cette remarque, que nous voyons toutes les femmes faire un mouvement et jeter des grands cris en regardant du côté de la porte d'entrée: c'était mon Picart qui faisait son entrée dans la chambre, avec son masque de peau blanche, affublé de son manteau de la même couleur, coiffé d'un bonnet de peau de renard noir de Russie, et fumant dans une pipe d'écume de mer, montée d'un long tuyau, qu'il tenait gravement de la main droite: le bonnet et la pipe appartenaient au défunt. Il avait vu, en passant dans le corridor, ces objets accrochés dans la chambre du défunt et, par farce, il s'en était emparé. De là, la frayeur des femmes, qui l'avaient pris pour le trépassé venant prendre la part du café funèbre. On pria Picart d'accepter le bonnet et la pipe en considération des larmes qu'il avait versées, le matin, devant la dame de la maison.
La conversation devint de plus en plus animée, car toutes les femmes fumaient comme des hussards, et buvaient de même. Bientôt, il n'y eut plus moyen de s'entendre.
Avant de se séparer elles chantèrent un cantique et dirent une prière pour le repos de l'âme du défunt; tout cela fut chanté et dit avec beaucoup de recueillement, auquel nous prîmes part par notre silence.
Ensuite elles sortirent, en nous souhaitant le bonsoir; il neigeait et faisait un vent furieux. Nous prîmes le parti de coucher chez notre vieux camarade: la paille ne manquait pas, la chambre était chaude, c'était tout ce qu'il nous fallait.
Le lendemain matin, une jeune domestique nous apporta du café. Elle était accompagnée de la dame de la maison, qui nous souhaita le bonjour et nous demanda si nous voulions autre chose. Nous la remerciâmes. Ensuite elle se mit à causer avec la domestique: cette dernière lui disait que l'on venait de lui assurer que l'armée russe n'était plus qu'à quatre journées de marche de la ville et qu'un juif, qui arrivait de Tilsitt, avait rencontré des Cosaques auprès d'Eylau. Comme je parlais assez l'allemand pour comprendre une partie de la conversation, j'entendis que la dame disait: «Mon Dieu! que vont devenir tous ces braves jeunes gens?» Je témoignai à la bonne Allemande toute ma reconnaissance pour l'intérêt qu'elle prenait à notre sort, en lui disant qu'à présent que nous avions à manger et à boire, nous nous moquions des Russes.
Si les hommes nous étaient hostiles, nous avions partout les femmes pour nous.
Je fis souvenir à Picart que le lendemain, c'était le jour de l'an 1813, et que je l'attendais à passer la journée chez moi. Il regarda dans une glace comment était sa figure, ensuite il décida qu'il viendrait: effectivement il allait bien, il n'avait fait que changer de peau. Comme il ne connaissait pas mon logement, il fut convenu que je le prendrais à onze heures, en face du palais du roi Murat; ensuite nous nous disposâmes à retourner chez nous. Mais il était tombé une si grande quantité de neige, que nous fûmes obligés de louer un traîneau. Nous arrivâmes à notre logement, moi avec un grand mal de tête et un peu de fièvre, suite de la fête de la veille.
Mme Gentil avait été inquiète de mon absence; sa domestique avait attendu jusqu'à minuit. Je lui témoignai toute la peine que j'éprouvais, mais le mauvais temps fut mon excuse. Je lui dis que, le lendemain, j'aurais deux amis à dîner; elle me répondit qu'elle ferait ce qu'il conviendrait pour que je sois content: c'était dire qu'elle voulait en faire les frais. Ensuite elle me donna de la graisse très bonne, disait-elle, pour les engelures; elle prétendit que j'en fisse usage de suite. Je me laissai faire; elle était si bonne, Mme Gentil! D'ailleurs les Allemandes étaient bonnes pour nous.
Je passai le reste de la journée sans sortir, presque toujours couché, recevant les soins et les consolations de mon aimable hôtesse.
Le soir étant venu, je pensais à ce que je pourrais lui donner pour cadeau du jour de l'an. Je me promis de me lever de grand matin et de voir, chez quelques juifs, si je ne trouverais pas quelque chose. Ensuite, je me couchai avec l'idée de passer une bonne nuit, car la soirée de la veille m'avait fatigué.
Le lendemain, 1er janvier 1813, neuvième jour de notre arrivée à Elbing, je me levai à sept heures du matin pour sortir, mais avant, je voulus voir ce qui me restait de mon argent: je trouvai que j'avais encore 485 francs, dont plus de 400 francs en or, et le reste en pièces de cinq francs. Partant de Wilna, j'avais 800 francs; j'aurais donc dépensé 315 francs? La chose n'était pas possible! C'est qu'alors j'en avais perdu; à cela rien d'étonnant, mais je me trouvais encore bien assez riche pour dépenser 20 à 30 francs, s'il le fallait, afin de faire un cadeau à mon aimable hôtesse.
Au moment où j'allais ouvrir la porte, je rencontrai la grosse servante Christiane, celle qui m'avait si bien frotté dans le bain; elle me souhaita une bonne année, et, comme elle était la première personne que je rencontrais, je l'embrassai et lui donnai cinq francs: aussi fut-elle contente; elle se retira en me disant «qu'elle ne dirait pas à Madame que je l'avais embrassée».
Je me dirigeai du côté de la place du Palais. À peine y étais-je arrivé, que j'aperçus deux soldats du régiment: ils marchaient avec peine, courbés sous le poids de leurs armes et de la misère qui les accablait. En me voyant, ils vinrent de mon côté, et je reconnus, à ma grande surprise, deux hommes de ma compagnie, que je n'avais pas vus depuis le passage de la Bérézina. Ils étaient si malheureux, que je leur dis de me suivre jusqu'à une auberge où je leur fis servir du café pour les réchauffer.
Ils me contèrent que, le 29 novembre au matin, un peu avant le départ du régiment des bords de la Bérézina, on les avait commandés de corvée pour enterrer plusieurs hommes du régiment, tués la veille ou morts de misère; qu'après avoir accompli cette triste mission, ils étaient partis pensant suivre la route que le régiment avait prise, mais que, malheureusement, ils s'étaient trompés en suivant des Polonais qui se dirigeaient sur leur pays. Ce n'est que le lendemain qu'ils s'en aperçurent: «Enfin, me dirent-ils, il y avait un mois que nous marchions dans un pays inconnu, désert, toujours dans la neige, sans pouvoir nous faire comprendre, sans savoir où nous étions et où nous allions; l'argent que nous avions ne pouvait nous servir. Si, quelquefois, nous nous sommes procuré quelques douceurs, comme du lait ou de la graisse, c'est aux dépens de nos habits, en donnant nos boutons à l'aigle, ou les mouchoirs que nous avions conservés par hasard. Nous n'étions pas les seuls; beaucoup d'autres de différents régiments marchaient aussi, comme nous, sans savoir où ils allaient, car les Polonais que nous avions suivis avaient disparu, et c'est par hasard, mon sergent, que nous arrivons ici et que nous avons eu le bonheur de vous rencontrer.» À mon tour je leur témoignai tout le plaisir que j'avais de les revoir; il y avait quatre ans qu'ils étaient dans la compagnie.
Tout à coup, l'un d'eux me dit: «Mon sergent, j'ai quelque chose à vous remettre! Vous devez vous souvenir qu'en partant de Moscou, vous m'avez chargé d'un paquet, le voilà tel que vous me l'avez donné; il n'a jamais été tiré de mon sac!» Le paquet était une capote militaire en drap fin, d'un gris foncé, que j'avais fait faire, pendant notre séjour à Moscou, par les tailleurs russes à qui j'avais sauvé la vie, l'autre objet était un encrier que j'avais pris sur une table, au palais de Rostopchin, au moment de l'incendie, pensant que c'était de l'argent, mais ce n'était pas tout à fait cela.
L'année commençait bien pour moi; je voulus qu'elle fût de même pour celui qui me rendait un si grand service. Je lui donnai vingt francs. Ensuite je n'eus rien de plus pressé que d'endosser ma nouvelle capote[76].
[Note 76: Cette capote a servi à un de mes frères. Je la laissai chez mes parents, à mon retour de cette campagne, lorsque je venais d'être nommé lieutenant et que je repartais pour la campagne de 1813. (Note de l'auteur.)]
Autre surprise non moins agréable: en mettant les mains dans les poches de ma nouvelle capote, j'en retirai un foulard des Indes où, dans un des coins bien noué, je trouvai une petite boîte en carton renfermant cinq bagues montées en belles pierres: cette boîte que je pensais avoir mise dans mon sac, je la retrouvais pour faire un cadeau à Mme Gentil! Aussi la plus belle lui fut-elle destinée. Après avoir dit à mes deux soldats d'attendre jusqu'à l'heure de l'appel pour les faire rentrer à la compagnie et leur faire délivrer un billet de logement, je les laissai pour retourner au mien.
Chemin faisant, j'achetai un gros pain de sucre que j'offris à mon hôtesse, ainsi que la bague, en la priant de la garder comme un souvenir, car elle venait de Moscou. Elle me demanda combien je l'avais achetée; je lui répondis que je l'avais payée bien cher, et que, pour un million, je ne voudrais pas en aller chercher une pareille.
À onze heures, je retournai sur la place du palais. Il y avait déjà beaucoup de monde, notre nombre était presque doublé depuis trois jours; on aurait dit que ceux que l'on croyait morts étaient ressuscités pour venir se souhaiter une bonne année, mais c'était triste à voir, car un grand nombre étaient sans nez ou sans doigts aux mains et aux pieds; quelques-uns réunissaient tous les maux à la fois. Le bruit se confirmait que les Russes avançaient; aussi l'on donna l'ordre de se tenir prêts, comme à la veille d'une bataille, et de ne dormir que d'un oeil pour ne pas être surpris; de tenir les armes en bon état et chargées, de donner de nouvelles cartouches et de venir à l'appel avec armes et bagages.
L'appel n'était pas encore fini, que je me sens frapper sur l'épaule et un gros rire vient me percer les oreilles; c'était Picart, dans sa belle tenue et sans masque, qui me saute au cou, m'embrasse et me souhaite une bonne année. D'un autre côté, c'était Grangier qui en faisait autant, en me mettant trente francs dans la main: mes compagnons de voyage avaient vendu notre traîneau et le cheval cent cinquante francs. C'était ma part qu'il me remettait. Après plusieurs questions sur ma nouvelle capote, nous partîmes pour aller dîner chez moi, comme cela avait été convenu. En arrivant, nous trouvâmes deux autres dames: ainsi, nous avions chacun la nôtre. Un instant après, nous nous mettons à table sans cérémonie.
Notre dîner finit assez tard, et comme il avait commencé, c'est-à-dire joyeusement.
En sortant, j'entendis une des dames qui disait à Mme Gentil: «Tarteifle des Franzosen!» ce qui veut dire: «Diables de Français!» Elle ajouta: «Ils sont toujours gais et amusants!»
Le lendemain, étant à la réunion, Picart vint me trouver pour me raconter qu'en entrant dans son logement, il avait trouvé toute la famille de son hôtesse réunie, mais jurant contre l'oncle défunt; que sa bourgeoise lui avait conté que, dans la journée, une femme était arrivée venant de Riga; elle était accompagnée d'un petit garçon de neuf à dix ans qu'elle avait eu, disait-elle, avec M. Kennmann, l'oncle défunt, et qu'il avait reconnu pour son héritier; que l'on allait mettre les scellés et que lui, Picart, avait demandé si on les mettrait aussi sur la cave; qu'on lui avait dit, par précaution, de remonter quelques bouteilles pour sa consommation; qu'il avait répondu qu'il en remonterait le plus possible; qu'alors il s'était mis à la besogne, et qu'il en avait déjà remonté plus de quarante qu'il avait cachées sous la botte de paille qui lui servait de traversin, et qu'après l'appel il irait vider son sac pour le remplir de bouteilles; qu'ensuite il viendrait me l'apporter. Effectivement, une heure après il arriva le sac sur le dos. Il me dit qu'il fallait se dépêcher de les boire, parce qu'il était fortement question, dans la ville, de l'arrivée prochaine des Russes. Il ne manqua pas de m'en apporter chaque jour, pendant le peu de temps que nous restâmes encore dans cette ville. Il aurait, comme il disait, fini par vider la cave! Mais un jour, le 11 janvier, il entra chez moi de grand matin en tenue de route, en me disant qu'il croyait bien ne pas retourner coucher à son logement; qu'à chaque moment il fallait s'attendre à entendre battre la générale; qu'il me conseillait de me tenir prêt et de me disposer à faire mes adieux à Mme Gentil.
Grangier entra aussi, en tenue de départ: il arrivait fort à propos pour déjeuner avec nous, puisque le vin ne manquait pas.
Il pouvait être huit heures du matin; nous nous mîmes à table; à onze heures et demie nous y étions encore, lorsque, tout à coup, Picart, qui s'apprêtait à vider son verre, s'arrête et nous dit: «Écoutez! je crois entendre le bruit du canon!» Effectivement, le bruit redouble, la générale bat, tous les militaires courent aux armes. Mme Gentil entre dans la chambre en s'écriant: «Messieurs, les Cosaques!» Picart répond: «Nous allons les faire danser!» Je me presse d'arranger mes affaires, et un instant après, armes et bagages, le sac sur le dos, j'embrasse Mme Gentil, pendant que Picart et Grangier vident la dernière bouteille, en bons soldats. J'avale un dernier verre de vin, ensuite je m'élance dans la rue, à la suite de mes amis.
Nous n'avions pas encore fait trente pas, que j'entends que l'on me rappelle; je me retourne, j'aperçois la grosse Christiane qui me fait signe de rentrer, en me disant que j'avais oublié quelque chose. Mme Gentil se tenait dans le fond de l'allée de la maison; aussitôt qu'elle m'aperçoit, elle me crie: «Vous avez oublié votre petite bouilloire!» Ma pauvre petite bouilloire que j'apportais de Wilna, que j'avais achetée au juif qui avait voulu m'empoisonner, je n'y pensais vraiment plus! Je rentre dans la maison pour embrasser encore une fois cette bonne femme qui m'avait traité et soigné comme si j'avais été son frère ou son enfant, en lui disant de garder ma bouilloire comme un souvenir de moi: «Elle vous servira à faire bouillir de l'eau pour faire du thé, et toutes les fois que vous vous en servirez, vous penserez au jeune sergent vélite de la Garde. Adieu!»
J'entends que le bruit du canon redouble; alors je m'élance dans la rue mais, cette fois, pour ne plus revenir.
Sur un petit pont, j'aperçois Grangier qui m'attendait avec impatience. Nous prenons le chemin le plus direct, le long du quai, pour arriver au lieu du rassemblement. Nous n'avions pas marché cinq minutes, que nous apercevons Picart au milieu de la rue, jurant comme un homme en colère, tenant sous son pied droit un Prussien, et ayant devant lui quatre vétérans prussiens commandés par un caporal sous les ordres d'un commissaire de police. Voici de quoi il était question: en face d'un café, plusieurs individus lui avaient jeté des boules de neige. Il s'était arrêté en les menaçant d'entrer dans la maison pour leur donner une correction, mais ils n'en tinrent pas compte; un de ces individus, étant descendu dans la rue, s'avança derrière Picart, lui posa une queue de billard sur l'épaule et se mit à crier: «Hourra! Cosaque!» Lui, se retournant vivement, l'empoigne par la peau du ventre, lui fait faire un demi-tour et le jette à plat ventre, la figure dans la neige. Ensuite il lui pose le pied droit sur le dos, pendant qu'il met la baïonnette au bout du canon de son fusil, et, se retournant du côté du café, défie ceux qui y sont.
On était allé chercher la garde; lui, de son côté, avait fait comprendre à l'individu, que, s'il faisait le moindre mouvement, il le percerait d'un coup de baïonnette. Il en dit autant à ceux qui étaient dans le café; aussi pas un ne bougea; c'est alors que la garde est arrivée avec le commissaire de police.
Cette garde n'intimida pas Picart. Il était, dans ce moment, comme un lion qui tient sa proie sous ses griffes et qui regarde fièrement les chasseurs. Nous étions près de lui; il ne nous voyait pas; les invalides et le commissaire étaient tremblants de peur. Les femmes disaient: «Il a raison, il passait son chemin tranquillement, on l'a insulté!»
À la fin, un ministre protestant qui avait tout vu et qui parlait français, s'avança, expliqua au commissaire comment la chose s'était passée. Alors on dit à Picart qu'il pouvait lâcher l'homme qu'il tenait sous son pied, qu'on allait lui rendre justice. Il dit à celui qu'il tenait sous son pied: «Lève-toi!» Celui-ci ne se le fit pas dire une seconde fois.
Lorsqu'il fut debout, Picart lui allongea un grand coup de pied dans le derrière, en lui disant: «Voilà ma justice, à moi!» L'homme se retira en portant la main à la place où il avait reçu le coup, aux huées de toutes les femmes présentes.
Pendant ce temps, le commissaire faisait payer une amende de vingt-cinq francs aux individus qui avaient insulté Picart, ainsi qu'à celui qui avait reçu le coup de pied. Il en mit la moitié dans sa poche, «pour le Roi, disait-il, et pour les frais de justice». L'autre moitié, il la présenta à Picart qui d'abord refusa, mais faisant réflexion, il en donna la moitié aux invalides et l'autre au ministre protestant en lui disant: «Si vous rencontrez la femme d'un vieux soldat, vous lui remettrez cela de ma part!» On se fit expliquer ce que Picart venait de faire, car on ne pouvait comprendre autant de désintéressement de la part d'un soldat; aussi c'est à qui lui aurait dit des choses flatteuses, même le commissaire de police qui vint lui baragouiner un compliment. Nous continuâmes à marcher dans la direction du palais, Grangier et moi, en faisant des réflexions sur le caractère des Prussiens, et Picart en chantant son refrain:
Ah! tu t'en souviendras, larira,
Du départ de Boulogne!
Nous arrivâmes sur la place; nous vîmes, en face du palais où était logé le roi Murat, un régiment de nègres appartenant au roi: c'était vraiment drôle à voir, des hommes noirs sur une place couverte de neige; ils étaient en colonne serrée par division, les sapeurs avaient des bonnets de peau d'ours blancs, et les officiers qui les commandaient étaient noirs comme eux. Je n'ai pu savoir quelle route ce corps avait pris pour se retirer, mais je pense qu'il alla passer la Vistule à Marienwerder.
Le bruit du canon avait presque cessé. Les Russes venaient d'être chassés des environs de la ville par un corps de troupes fraîches qui n'avait pas fait la campagne de Russie; quelques coups à mitraille, au milieu de leur cavalerie, avaient suffi pour les faire retirer.
L'encombrement des voitures d'équipage appartenant à différents corps et que l'on voulait faire sortir de la ville avant de l'avoir évacuée, nous fit arrêter. Nous nous trouvions près du logement de Picart. S'en étant aperçu, il nous cria: «Halte! Mes amis, il faut que je fasse mes adieux à ma bourgeoise, que je prenne mon manteau blanc, la pipe et le bonnet en peau de renard noir du défunt, dont on m'a fait présent, et que nous vidions encore quelques bouteilles de vin qui se trouvent sous mon traversin de paille!»
Nous entrâmes dans la maison et nous allâmes directement à sa chambre sans rencontrer personne. Alors Picart, sans perdre de temps, dénicha cinq bouteilles, dont deux de vin et trois de genièvre de Dantzig; il nous dit d'en mettre chacun une dans notre sac; c'est ce que nous nous empressâmes de faire. Ensuite il appela la bourgeoise qui arriva aussitôt: «Permettez, dit Picart, que je vous embrasse pour vous faire mes adieux, car nous partons!—Je m'en doutais bien, nous dit-elle, et vous ne serez pas plus tôt hors de la ville que les sales Russes vont vous remplacer! Quel malheur! Mais avant de nous quitter, vous allez prendre quelque chose; vous ne partirez pas comme cela!» Et aussitôt elle alla chercher deux bouteilles de vin, du jambon et du pain, et nous nous mîmes à table en attendant que l'on recommençât à marcher.
Bientôt, plusieurs coups de canon se firent entendre, très rapprochés.
La femme cria: «Jésus! Maria!» et nous sortîmes.
Je me trouvais en avant de mes deux camarades; à quelques pas devant moi, un individu que je crus reconnaître était aussi arrêté; je m'approche, je ne m'étais pas trompé: c'était le plus ancien soldat du régiment, qui avait fusil, sabre et croix d'honneur, et qui avait disparu depuis le 24 décembre, le père Elliot, qui avait fait les campagnes d'Égypte. Il était dans un état pitoyable; il avait les deux pieds gelés, enveloppés de morceaux de peau de mouton, les oreilles couvertes de même, car elles étaient aussi gelées, la barbe et les moustaches hérissées de glaçons. Je regardais sans pouvoir lui parler, tant j'étais saisi.
Enfin je lui adressai là parole: «Eh bien! père Elliot, vous voilà arrivé! D'où diable venez-vous? Comme vous voilà arrangé! Vous avez l'air souffrant!—Ah! mon bon ami, me dit-il, il y a vingt ans que je suis militaire, je n'ai jamais pleuré, mais aujourd'hui je pleure, plus de rage que de ma misère, en voyant que je vais être pris par des misérables Cosaques, sans pouvoir combattre; car vous voyez que je suis à demi mort de froid et de faim. Voilà bientôt quatre semaines que je marche isolé, depuis le passage du Niémen, sur la neige, dans un pays sauvage, sans pouvoir obtenir aucun renseignement sur l'armée! J'avais deux compagnons: l'un est mort il y a huit jours, et le second probablement aussi. Depuis quatre jours j'ai dû l'abandonner chez de pauvres Polonais où nous avions couché. J'arrive seul, comme vous voyez; voilà, depuis Moscou, plus de quatre cents lieues que je fais dans la neige, sans pouvoir me reposer, ayant les pieds et les mains gelés, et même mon nez!»
Je voyais des grosses larmes couler des yeux du vieux guerrier.
Picart et Grangier venaient de me rejoindre; Grangier avait de suite reconnu le père Elliot: ils étaient de la même compagnie, mais Picart qui, cependant, le connaissait depuis dix-sept ans[77], ne pouvait le remettre. Nous entrâmes dans la maison la plus à notre portée; nous y fûmes bien accueillis; c'était chez un vieux marin, généralement ces gens-là sont bons.
[Note 77: Depuis la campagne d'Italie. (Note de l'auteur.)]
Picart fit asseoir près du feu son vieux compagnon d'armes; ensuite, tirant d'une des poches de sa capote une des deux bouteilles de vin, il en remplit un grand verre et dit au père Elliot: «Ah ça, mon vieux compagnon d'armes de la 23e demi-brigade, avalez-moi toujours celui-ci. Bien! Et puis cela: très bien! À présent, une croûte de pain, et cela ira mieux!» Depuis Moscou, il n'avait pas goûté de vin ni mangé d'aussi bon pain; mais il semblait oublier toutes ses misères. La femme du marin lui lava la figure avec un linge trempé dans l'eau chaude; cela fit fondre les glaçons qu'il avait à sa barbe et à ses moustaches.
«À présent, dit Picart, nous allons causer! Vous souvenez-vous, lorsque nous nous embarquâmes à Toulon pour l'expédition d'Égypte?…»
Dans le moment, Grangier qui était sorti afin de voir si l'on recommençait à marcher, rentra pour nous dire qu'une voiture arrêtée devant la porte et chargée de gros bagages appartenant au roi Murat, était une occasion pour le père Elliot, qu'il fallait de suite le faire monter: «En avant!» s'écrie Picart, et aussitôt, avec le secours du vieux marin, nous perchâmes le vieux sergent sur la voiture; Picart lui mit l'autre bouteille de vin entre les jambes et son manteau blanc sur le dos, afin qu'il n'eût pas froid.
Un instant après, on recommença à marcher, et une demi-heure après, nous étions hors d'Elbing. Le même jour, nous passâmes la Vistule sur la glace, et nous marchâmes sans accident jusqu'à quatre heures, pour nous arrêter dans un grand bourg où le maréchal Mortier, qui nous commandait, décida que nous logerions.
* * * * *
Ce n'est pas par vanité et pour faire parler de moi, que j'ai écrit mes Mémoires. J'ai seulement voulu rappeler le souvenir de cette gigantesque campagne qui nous fut si funeste, et des soldats, mes concitoyens, qui l'ont faite avec moi. Leurs rangs, hélas! s'éclaircissent tous les jours. Les faits que j'ai racontés paraîtront incroyables et parfois invraisemblables. Mais qu'on ne s'imagine pas que j'ajoute quelque chose qui ne soit vrai et que je veuille embellir mon récit pour le rendre intéressant. Au contraire, je prie de croire que je ne dis pas tout. Cela me serait impossible, car j'ai peine à y croire moi-même, et cependant tout cela a été mis en note pendant que j'ai été prisonnier en 1813 et à mon retour de cette captivité, en 1814, sous le coup de l'impression et de l'effet que produisent, dans le coeur, la vue et la participation de pareils désastres.
Ceux qui ont fait cette malheureuse et glorieuse campagne, conviendront qu'il fallait, comme disait l'Empereur, être de fer pour avoir résisté à tant de maux et de misères, et que c'est la plus grande épreuve à laquelle l'homme puisse être exposé.
Si j'ai pu oublier quelque chose, comme date ou noms d'endroits, ce que je ne pense pas, il est de mon devoir de dire que je n'ai rien ajouté.
Plusieurs témoins de ce que j'écris, qui étaient dans le même régiment que moi, et quelques-uns dans la même compagnie, et qui ont fait cette mémorable campagne, vivent encore. Je citerai en particulier:
MM. Serraris, grenadier vélite, actuellement maréchal de camp au service du roi de Hollande, natif de Saint-Nicolas en Brabant. Il était lieutenant dans la même compagnie où j'étais alors sergent[78].
[Note 78: Ancien camarade de Bourgogne aux vélites de la Garde où il était aussi entré en 1806, le lieutenant Serraris fit toutes les campagnes de l'Empire, reçut la croix des mains de l'Empereur à la revue du Kremlin (v. page 46), et quitta le service en 1814, après avoir été promu chef de bataillon et officier de la Légion d'honneur. Il est mort en 1855, lieutenant général au service des Pays-Bas. Il a laissé, nous écrit son fils, un journal de ses campagnes dont la partie relative à celle de Russie confirme entièrement l'exactitude des récits de Bourgogne.]
Rossi, fourrier dans la même compagnie, natif de Montauban, et que j'eus le bonheur de rencontrer à Brest, en 1830. Il y avait seize ans que nous ne nous étions vus.
Vachin[79], alors lieutenant dans le même bataillon, habitant actuellement Anzin (Nord). Lorsque je le rencontrai, il y avait vingt ans que nous ne nous étions vus.
[Note 79: Mort à Valenciennes en 1856. (Note de l'auteur.)]
Leboude, sergent-major alors, à présent lieutenant général en Belgique, était aussi du même bataillon, ainsi que Grangier, sergent, qui était du Puy-de-Dôme, en Auvergne. Celui-là était mon ami intime. Dans plus d'une circonstance il me sauva la vie; il avait une faible santé, mais un courage à toute épreuve. Il est mort du choléra en 1832.
Pierson, aussi sergent vélite, actuellement capitaine à l'état-major de place à Angers[80]. Il était très laid, mais bon enfant, comme tous les vélites. Il n'y avait pas de figure comme la sienne. Il était tellement reconnaissable qu'il ne fallait l'avoir vu qu'une fois pour se le rappeler. À propos de Pierson, je vais conter un fait pour venir à l'appui de ce que je viens de dire.
[Note 80: C'est-à-dire en 1835, à l'époque où je mettais mes Mémoires en ordre. (Note, de l'auteur.)]
Au commencement de cette campagne, à l'époque où nous étions à Wilna, capitale de la Lithuanie, un jour qu'il était de garde à la manutention, c'était le 4 juillet, au moment où l'on faisait construire de grands fours pour la cuisson du pain de l'armée, l'Empereur fut voir si les travaux avançaient. Pierson, qui était le chef du poste, voulut profiter de cette occasion pour solliciter la décoration et, s'avançant près de Sa Majesté, il la lui demanda. L'Empereur lui répondit: «C'est bien! Après la première bataille!» Depuis, nous eûmes le siège de Smolensk, la grande bataille de la Moskowa, ainsi que plusieurs autres pendant la retraite. Mais l'occasion ne se présenta pas pour lui de rappeler à l'Empereur sa promesse, car ce n'était pas le cas d'en parler, pendant la retraite désastreuse que nous fîmes et où il eut le bonheur d'échapper. Ce ne fut qu'à Paris, quelques jours après notre retour, le 16 mars 1813, à la Malmaison, où nous passions la revue, le même jour où je fus nommé lieutenant, que Pierson put rappeler à l'Empereur la promesse qu'il lui avait faite et, s'approchant de lui, l'Empereur lui demanda ce qu'il voulait: «Sire, répondit-il, je demande la croix à Votre Majesté. Vous me l'avez promise.—C'est vrai, répond l'Empereur en souriant, à Wilna, à la manutention!» Il y avait dix mois que cette promesse lui avait été faite. Ainsi l'on voit que l'individu avait une figure à ne pas oublier; mais, aussi, quelle mémoire avait l'Empereur!
Je citerai encore d'autres témoins:
M. Péniaux, de Valenciennes, directeur des postes et relais de l'Empereur, qui m'a vu mourant, couché sur la neige, sur le bord de la Bérézina.
M. Melet, dragon de la Garde, que j'ai souvent rencontré dans la retraite, traînant son cheval par la bride et faisant des trous dans la glace sur les lacs, pour lui donner à boire. Il était de Condé, du même endroit que moi. On pouvait le citer comme un des meilleurs soldats de l'armée. Avant d'entrer dans la Garde. M. Melet avait déjà fait les campagnes d'Italie. Il fit, dans cette même arme et avec le même cheval, les campagnes de 1806, 1807, en Prusse et en Pologne; 1808, en Espagne; 1809, en Allemagne; 1810 et 1811, en Espagne; 1812, en Russie; 1813, en Saxe, et 1814, en France. Après le départ de l'Empereur pour l'île d'Elbe, il resta, pour attendre sa retraite, dans la Garde royale, toujours avec son cheval qu'il n'a jamais voulu abandonner. À la rentrée de l'Empereur de l'île d'Elbe, il reparut encore dans le même corps, comme garde impérial, à Waterloo. Il fut blessé, et son cheval fut tué. C'était toujours le même avec lequel il avait fait tant de campagnes et avec qui il avait assisté à plus de quinze grandes batailles commandées par l'Empereur. Si l'Empereur fût resté, ce brave militaire eût été dignement récompensé. Quoique chevalier de la Légion d'honneur, il est aujourd'hui dans la misère. Dans la retraite de Russie, quelquefois, seul au milieu de la nuit, il s'introduisait dans le camp ennemi pour y prendre du foin ou de la paille pour Cadet: c'était le nom de son cheval. Il ne revenait jamais sans avoir tué un ou deux Russes, ou pris ce qu'il appelait un témoin, c'est-à-dire fait un prisonnier.
Monfort, grenadier vélite à cheval, actuellement officier de cuirassiers en retraite à Valenciennes. Quoiqu'étant du même pays et aussi de la Garde impériale, je ne le connaissais, à l'armée, que de réputation, par la manière dont il se distingua dans différents combats que nous eûmes en Espagne; en Russie, il traversa la Bérézina, à cheval, au milieu des glaçons. Mais son cheval y resta. À Waterloo, sur le mont Saint-Jean, dans une charge que son régiment fit contre les dragons de la reine d'Angleterre, il tua le colonel d'un coup de sabre dans la poitrine qui l'envoya souper chez Pluton.
Pavart, capitaine en retraite à Valenciennes, était, pendant la campagne de Russie, aux chasseurs à pied de la Garde impériale. Tout ce qu'il conte de cette campagne, de ce qui lui est arrivé, et de ce qu'il a vu, est très intéressant. Dans la retraite, à Krasnoé, où nous nous sommes battus pendant les journées des 15, 16 et 17 novembre, contre l'armée russe forte de cent mille hommes, la nuit du 16, la veille de la bataille du 17, lorsque les Russes nous serraient de près, Pavart, qui était alors caporal, commandait une patrouille de six hommes. En cheminant, il aperçoit, sur sa droite, une autre patrouille composée de cinq hommes. Pensant, et presque certain que c'étaient des nôtres, il dit aux hommes qu'il commandait: «Halte! attendez-moi. Je vais parler à celui qui la commande afin de marcher dans la même direction, pour ne pas tomber dans les avant-postes des Russes.» Aussitôt, les hommes s'arrêtent et lui s'avance vers cette patrouille qui, en voyant un homme seul venir à elle, croit probablement que c'est un des leurs. Mais Pavart reconnaît que ce sont des Russes. Il était trop tard pour rétrograder, il s'avance résolument et, sans donner le temps aux Russes de se reconnaître, il tombe dessus et, à coups de baïonnette, il en met trois hors de combat. Les autres se sauvent. Après ce coup hardi, il retourne pour rejoindre ses hommes, mais ils étaient près de lui; ils accouraient pour le secourir.
Wilkès, sous-officier dans un régiment de ligne, habitant de Valenciennes, prisonnier sur les bords de la Bérézina, conduit en captivité a quatorze cents lieues de Paris, où il resta pendant trois ans.
Le capitaine Vachin, dont j'ai parlé plus haut, avant de partir pour la Russie, lorsque nous étions en Espagne, eut, avec mon sergent-major, une discussion très vive, qui finit par un duel et un coup de sabre qui partagea la figure de mon sergent-major en deux, car cela lui prenait depuis le haut du front jusqu'au bas du menton. Il en fit autant à l'occasion, aux Autrichiens, Prussiens, Russes, Espagnols, Anglais contre lesquels il combattit pendant dix ans sans interruption, car pendant ce laps de temps il assista à plus de vingt grandes batailles commandées par l'empereur Napoléon.
À la bataille d'Essling, le 22 mai 1809, Vachin portait pendue à son côté une gourde remplie de vin. Un de ses amis, sous-officier comme lui, lui fait signe qu'il voudrait bien boire un coup de son vin. Vachin lui crie d'avancer, et lorsqu'il fut près de lui, il lui présenta à boire en se baissant de côté. Cela se passait au fort de l'action où les boulets et la mitraille nous arrivaient de toutes parts. Mais à peine le buveur avait-il avalé quelques gorgées, qu'un brutal de boulet autrichien emporte la tête du buveur ainsi que la gourde. Deux jours avant, ils avaient dîné ensemble à Vienne et, là, ils s'étaient fait réciproquement un don mutuel de ce qu'ils avaient comme montre, ceinture, en cas que l'un ou l'autre fût tué. Mais Vachin n'eut pas l'envie de mettre à exécution ce qu'ils étaient convenus de faire. Il se retira, reprit son rang, heureux de n'avoir pas été atteint par le même boulet, mais en pensant que, d'un moment à l'autre, il pouvait lui en arriver autant, car l'affaire était chaude. Je fus blessé le même jour.
Outre les anciens militaires que j'ai connus particulièrement, je puis citer encore, comme ayant fait la glorieuse et terrible guerre de Russie:
MM. Bouy, capitaine en retraite, à Valenciennes, et de Valenciennes; chevalier de la Légion d'honneur.
Hourez, capitaine en retraite, à Valenciennes, et de Valenciennes; chevalier de la Légion d'honneur.
Piète, sous-lieutenant, de Valenciennes.
Legrand, ex-fusilier des grenadiers de la Garde impériale, habitant Valenciennes; chevalier de la Légion d'honneur.
Foucart, casernier, qui fut blessé et prisonnier; chevalier de la Légion d'honneur.
Izambart, ancien sous-officier, garde des musées; chevalier de la Légion d'honneur.
Petit, sous-lieutenant de la Jeune Garde.
Maujard, garde du génie, en retraite à Condé (Nord); chevalier de la Légion d'honneur.
Boquet, de Condé.
BOURGOGNE,
Ex-grenadier vélite de la Garde impériale, Chevalier de la Légion d'honneur.
TABLE DES MATIÈRES
I.—D'Almeida à Moscou.
II.—L'incendie de Moscou.
III.—La retraite.—Revue de mon sac.—L'Empereur en danger.—De
Mojaïsk à Slawkowo.
IV.—Dorogobouï.—Une cantinière.—La faim.
V.—Un sinistre.—Un drame de famille.—Le maréchal Mortier.—Vingt-sept degrés de froid.—Arrivée à Smolensk.—Un coupe-gorge.
VI.—Une nuit mouvementée.—Je retrouve des amis.—Départ de
Smolensk.—Rectification nécessaire.—Bataille de Krasnoé.—Le dragon
Melet.
VII.—La retraite continue.—Je prends femme.—Découragement.—Je perds de vue mes camarades.—Scènes dramatiques.—Rencontre de Picart.
VIII.—Je fais route avec Picart.—Les Cosaques.—Picart est blessé.—Un convoi de prisonniers français.—Halte dans une forêt.—Hospitalité polonaise.—Accès de folie.—Nous rejoignons l'armée.—L'Empereur et le Bataillon sacré.—Passage de la Bérézina.
IX.—De la Bérézina à Wilna.—Les Juifs.
X.—De Wilna à Kowno.—Le chien du régiment.—Le maréchal Ney.—Le trésor de l'armée.—Je suis empoisonné.—La «graisse de voleur».—Le vieux grenadier.—Faloppa.—Le général Roguet.—De Kowno à Elbing.—Deux cantinières.—Aventures d'un sergent.—Je retrouve Picart.—Le traîneau et les Juifs.—Une mégère.—Eylau.—Arrivée à Elbing.
XI.—Séjour à Elbing.—Madame Gentil.—Un oncle à héritage.—Le 1er janvier 1813.—Picart et les Prussiens.—Le père Elliot.—Mes témoins.