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Mémoires pour servir à l'Histoire de mon temps (Tome 1)

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CHAPITRE VII.

MON OPPOSITION.

Ma retraite à la Maisonnette.—Je publie quatre écrits politiques de circonstance: 1° Du Gouvernement de la France depuis la Restauration et du Ministère actuel (1820); 2° Des Conspirations et de la Justice politique (1821); 3° Des Moyens de gouvernement et d'opposition dans l'état actuel de la France (1821); 4° De la Peine de mort en matière politique (1822).—Caractère et effet de ces écrits.—Limites de mon opposition.—Les Carbonari.—Visite de M. Manuel.—J'ouvre mon cours sur l'histoire des origines du gouvernement représentatif.—Son double but.—L'abbé Frayssinous en ordonne la suspension.—Mes travaux historiques,—sur l'histoire d'Angleterre,—sur l'histoire de France.—Des relations et de l'influence mutuelle de l'Angleterre et de la France.—Du mouvement philosophique et littéraire des esprits à cette époque.—La Revue française.—Le Globe.—Élections de 1827.—Ma participation à la société Aide-toi, le ciel t'aidera.—Mes rapports avec le ministère Martignac.—Il autorise la réouverture de mon cours.—Mes leçons de 1828 à 1830 sur l'histoire de la civilisation en Europe et en France.—Leur effet.—Chute du ministère Martignac et avènement de M. de Polignac.—Je suis élu député à Lisieux.

(1820-1830).

Quand je fus éliminé du Conseil d'État avec MM. Royer-Collard; Camille Jordan et Barante, je reçus de tous côtés des témoignages d'une vive sympathie. La disgrâce volontairement encourue, et qui impose quelques sacrifices, flatte les amis politiques et intéresse les spectateurs indifférents. Je résolus de reprendre, à la Faculté des lettres, mon cours d'histoire moderne. Nous étions à la fin de juillet. Madame de Condorcet m'offrit de me prêter pour quelques mois une maison de campagne qu'elle possédait à dix lieues de Paris, près de Meulan. Mes relations avec elle n'avaient rien d'intime; ses sentiments politiques différaient beaucoup des miens; elle appartenait, avec passion et quand même, au XVIIIe siècle et à la Révolution; mais c'était un caractère élevé, un esprit ferme, un coeur généreux et capable d'affection; on pouvait sans embarras recevoir d'elle un service offert simplement et pour le seul plaisir de le rendre. J'acceptai celui qu'elle me proposait, et dans les premiers jours d'août j'étais établi à la Maisonnette, et j'y reprenais mes travaux.

J'aimais beaucoup dès lors et j'ai toujours beaucoup aimé la vie publique. Pourtant je n'en suis jamais sorti sans éprouver un sentiment de bien-être mêlé à mon regret, comme un homme qui passe d'une atmosphère chaude et excitante dans un air léger et rafraîchissant. Dès le premier moment, le séjour de la Maisonnette me plut. Placée à mi-côte, elle avait vue sur la petite ville de Meulan avec ses deux églises, l'une rendue au culte, l'autre un peu ruinée et changée en magasin; à droite de la ville, les regards tombaient sur l'Ile-Belle, toute en vertes prairies et entourée de grands peupliers, en face, sur le vieux pont de Meulan, et au delà du pont, sur la vaste et fertile vallée de la Seine. La maison, point trop petite, était modeste et modestement arrangée; des deux côtés, en sortant de la salle à manger, de grands arbres et des massifs d'arbustes; sur les derrières et au-dessus de la maison, un jardin planté sans art, mais coupé par des allées montantes le long du coteau et bordées de fleurs. Au haut du jardin, un petit pavillon, bon pour lire seul ou pour causer à deux. Au delà de l'enceinte, toujours en montant, des bois, des champs, d'autres maisons de campagne, d'autres jardins dispersés sur un terrain inégal. J'étais là avec ma femme et mon fils François qui venait d'avoir cinq ans. Mes amis venaient me voir. Il n'y avait, dans tout ce qui m'entourait, rien de beau ni de rare; c'était la nature avec ses plus simples ornements, et j'y menais la vie de famille avec ses plus paisibles douceurs. Mais rien ne me manquait, ni l'espace, ni la verdure, ni l'affection, ni la conversation, ni la liberté, ni le travail, ni même la nécessité du travail, aiguillon et frein dont la mollesse et la mobilité humaines ont si souvent besoin. J'étais heureux. Quand l'âme est sereine, le coeur plein et l'esprit actif, les situations les plus diverses ont toutes leur charme et admettent toutes le bonheur.

J'allais quelquefois à Paris pour mes travaux; je trouve, dans une lettre que j'écrivais à madame Guizot pendant l'une de ces courses, l'impression que j'y ressentais: «Au premier moment, je prends plaisir à rentrer, dans le monde et à causer; mais bientôt le dégoût des paroles inutiles me gagne; il n'y a pire rabâchage que celui qui porte sur les choses importantes; on entend redire indéfiniment ce qu'on sait; on redit ce que savent ceux à qui l'on parle; c'est à la fois insipide et agitant. Dans mon inaction, j'aime mieux la conversation des arbres, des fleurs, du soleil, du vent. L'homme est infiniment supérieur à la nature; mais la nature est toujours égale, et inépuisable dans sa monotonie. On sait qu'elle reste et qu'elle doit rester ce qu'elle est; on n'éprouve point en sa présence ce besoin d'aller en avant qui fait qu'on s'impatiente ou qu'on se lasse de la société des hommes quand ils ne le satisfont pas. Qui a jamais trouvé que les arbres devraient devenir rouges au lieu d'être verts, et que le soleil d'aujourd'hui a tort de ressembler au soleil d'hier? On n'invoque point là le progrès ni la nouveauté, et c'est pourquoi la nature nous tire de l'ennui du monde en même temps qu'elle nous repose de son agitation. Il lui a été donné de plaire toujours sans jamais changer; immobile, l'homme devient ennuyeux, et il n'est pas assez fort pour être toujours en mouvement.»

Au sein de cette vie douce et pleine, les affaires publiques, la part que j'avais commencé à y prendre, les liens d'opinion et d'amitié que j'y avais contractés, les espérances que j'y avais conçues pour mon pays et pour moi-même ne cessaient pourtant pas de me préoccuper fortement. L'envie me vint de dire tout haut ce que je pensais du nouveau régime de la France, de ce qu'il était depuis 1814, de ce qu'il devait être pour tenir sa parole et atteindre son but. Encore étranger aux Chambres, c'était là pour moi le seul moyen d'entrer en personne dans l'arène politique et d'y marquer un peu ma place. J'étais parfaitement libre et à l'âge où la confiance désintéressée dans l'empire de la vérité se confond avec les honnêtes désirs de l'ambition; je poursuivais le succès de ma cause en en espérant mon propre succès. Après deux mois de séjour à la Maisonnette, je publiai sous ce titre: du Gouvernement de la France depuis la Restauration et du Ministère actuel, mon premier écrit d'opposition contre la politique qui prévalait depuis que le due de Richelieu, en s'alliant avec le côté droit pour changer la loi des élections, avait changé aussi le siège et la pente du pouvoir.

Je pris la question, ou, pour parler plus vrai, j'entrai dans la lutte sur le terrain où les Cent-Jours et la Chambre de 1815 l'avaient malheureusement placée. Qui aura, dans le gouvernement de la France, l'influence prépondérante, les vainqueurs ou les vaincus de 1789, les classes moyennes élevées à leurs droits ou les classes jadis privilégiées? La Charte de la Restauration est-elle la conquête de la société nouvelle ou le triomphe de l'ancien régime, l'accomplissement légitime et sensé ou le châtiment mérité de la Révolution?

J'emprunte à une préface que j'ai ajoutée, l'an dernier, à une nouvelle édition de mon Cours sur l'Histoire de la Civilisation en France, quelques lignes qui sont aujourd'hui, après plus de quarante ans d'expérience et de réflexion, l'expression fidèle de ma pensée:

«C'est la rivalité aveugle des hautes classes sociales, qui a fait échouer parmi nous les essais de gouvernement libre. Au lieu de s'unir, soit pour se défendre du despotisme, soit pour fonder et pratiquer la liberté, la noblesse et la bourgeoisie sont restées séparées, ardentes à s'exclure ou à se supplanter, et ne voulant accepter, l'une aucune égalité, l'autre aucune supériorité. Prétentions iniques en droit et vaines en fait. Les hauteurs un peu frivoles de la noblesse n'out pas empêché la bourgeoisie française de s'élever et de prendre place au niveau supérieur de l'État. Les jalousies un peu puériles de la bourgeoisie n'ont pas empêché la noblesse de conserver les avantages que donnent la notoriété des familles et la longue possession des situations. Dans toute société qui vit et grandit, il y a un mouvement intérieur d'ascension et de conquête. Dans toute société qui dure, une certaine hiérarchie des conditions et des rangs s'établit et se perpétue. La justice, le bon sens, l'intérêt public, l'intérêt personnel bien entendu, veulent que, de part et d'autre, on accepte ces faits naturels de l'ordre social. Les classes diverses n'out pas su avoir, en France, cette équité habile. Aussi ont-elles, les unes et les autres, porté pour elles-mêmes et fait porter à leur commune patrie la peine de leur inintelligent égoïsme. Pour le vulgaire plaisir de rester, les uns impertinents, les autres envieux, nobles et bourgeois ont été infiniment moins libres, moins grands, moins assurés dans leurs biens sociaux qu'ils n'auraient pu l'être avec un peu plus de justice, de prévoyance et de soumission aux lois divines des sociétés humaines. Ils n'ont pas su agir de concert pour être libres et puissants ensemble; ils se sont livrés et ils ont livré la France aux révolutions.»

Nous étions loin, en 1820, de cette libre et impartiale appréciation de notre histoire politique et des causes de nos revers. Rengagés depuis cinq ans dans l'ornière des anciennes rivalités de classes et des récentes luttes de révolution, nous étions passionnément préoccupés de nos échecs et de nos périls du moment, et pressés de vaincre sans nous inquiéter beaucoup du prix ou des embarras de la victoire. Je soutins avec ardeur la cause de la société nouvelle telle que la Révolution l'a faite, ayant l'égalité devant la loi pour premier principe, et les classes moyennes pour élément fondamental. J'agrandis encore cette cause déjà si grande en la reportant dans le passé et en retrouvant ses intérêts et ses vicissitudes dans tout le cours de notre histoire. Je ne veux atténuer ni mes idées ni mes paroles: «Depuis plus de treize siècles, disais-je, la France contenait deux peuples, un peuple vainqueur et un peuple vaincu. Depuis plus de treize siècles, le peuple vaincu luttait pour secouer le joug du peuple vainqueur. Notre histoire est l'histoire de cette lutte. De nos jours, une bataille décisive a été livrée. Elle s'appelle la Révolution. ….. Le résultat de la Révolution n'était pas douteux. L'ancien peuple vaincu était devenu le peuple vainqueur. A son tour, il avait conquis la France. En 1814, il la possédait sans débat. La Charte reconnut sa possession, proclama que ce fait était le droit, et donna au droit le gouvernement représentatif pour garantie. Le Roi se fit, par ce seul acte, le chef des conquérants nouveaux. Il se plaça dans leurs rangs et à leur tête, s'engageant à défendre avec eux et pour eux les conquêtes de la Révolution, qui étaient les leurs. La Charte emportait, sans nul doute, un tel engagement, car la guerre allait évidemment recommencer. Il était aisé de prévoir que le peuple vaincu ne se résignerait point à sa défaite. Ce n'est pas qu'elle le réduisît à subir la condition qu'il avait imposée jadis. Il retrouvait le droit s'il perdait le privilège, et en tombant de la domination il pouvait se reposer dans l'égalité. Mais il n'est pas donné à de grandes masses d'hommes d'abdiquer ainsi la faiblesse humaine, et leur raison demeure toujours bien loin en arrière de la nécessité. Tout ce qui conservait ou rendait aux anciens possesseurs du privilège une lueur d'espérance, devait les porter à tenter de le ressaisir. La Restauration ne pouvait manquer de produire cet effet. Le privilège avait entraîné le trône dans sa chute; il devait croire qu'en se relevant le trône, le relèverait. Comment n'en eût-il pas eu l'espoir? La France de la Révolution en avait la crainte. Mais quand même les événements de 1814 n'auraient pas amené la Restauration, quand même la Charte nous serait venue d'une autre source et par une autre dynastie, le seul établissement du système représentatif, le seul retour de la liberté auraient remis en lumière et rappelé au combat l'ancien peuple, le peuple du privilège. Ce peuple existe au milieu de nous; il vit, parle, circule, agit, influe d'un bout de la France à l'autre. Décimé et dispersé par la Convention, séduit et contenu par Napoléon, dès que la terreur ou le despotisme cesse (et ni l'un ni l'autre n'est durable), il reparaît, prend sa place et travaille à recouvrer celle qu'il a perdue… Nous avons vaincu l'ancien régime; nous le vaincrons toujours; mais longtemps encore nous aurons à le combattre. Quiconque veut en France l'ordre constitutionnel, des élections, des Chambres, une tribune, la liberté de la presse, toutes les libertés publiques, doit renoncer à prétendre que, dans cette révélation continuelle et si animée de toute la société, la contre-révolution demeure muette et inactive.»

Au moment même où je résumais en termes si absolus et si vifs la situation que la Révolution, la Restauration et la Charte faisaient à la France, je pressentais qu'on pourrait abuser, au profit des passions révolutionnaires, de mes idées ou de mon langage, et pour les renfermer dans de justes limites, je me hâtais d'ajouter: «En disant que, depuis l'origine de notre monarchie, la lutte de deux peuples agite la France, et que la Révolution n'a été que le triomphe de vainqueurs nouveaux sur les anciens maîtres du pouvoir et du sol, je n'ai point entendu établir une filiation historique, ni supposer que le double fait de la conquête et de la servitude s'est perpétué, constant et identique, à travers les siècles. Une telle assertion serait évidemment démentie par les réalités. Dans ce long espace de temps, les vainqueurs et les vaincus, les possesseurs et les possessions, les deux races enfin se sont rapprochées, déplacées, confondues; elles ont subi, dans leur existence et dans leurs relations, d'innombrables vicissitudes. La justice, dont la complète absence anéantirait aussitôt la société, s'est introduite dans les effets de la force. Elle a protégé les faibles, contenu les puissants, réglé leurs rapports, substitué progressivement de l'ordre à la violence, de l'égalité à l'oppression. Elle a fait la France enfin telle que le monde l'a vue, avec son immense gloire et ses époques de repos. Mais il n'en est pas moins vrai que, durant treize siècles, par le résultat de la conquête et de la féodalité, la France a toujours renfermé deux situations, deux classes sociales, profondément diverses et inégales, qui ne se sont point amalgamées ni placées, l'une envers l'autre, dans un état d'union et de paix, qui n'ont cessé enfin de lutter, celle-ci pour conquérir le droit, celle-là pour retenir le privilège. C'est là notre histoire. C'est en ce sens que j'ai parlé de deux peuples, de vainqueurs et de vaincus, d'amis et d'ennemis, et de la guerre, tantôt publique et sanglante, tantôt intérieure et purement politique, que se sont faite ces deux grands intérêts.»

En relisant aujourd'hui ces pages et tout mon livre de 1820, j'en reçois une impression que je tiens à constater. A considérer les choses au fond et en elles-mêmes, comme historien et comme philosophe, je n'y trouve à peu près rien à reprendre; je persiste à penser que les idées générales y sont justes, les grands faits sociaux bien appréciés, les personnages politiques bien compris et peints avec vérité. Comme acte et polémique de circonstance, l'ouvrage est trop absolu et trop rude; je n'y tiens pas assez de compte des difficultés et des nuances; je tranche trop fortement les situations et les partis; j'exige trop des hommes; je n'ai pas assez de tempérance, de prévoyance, ni de patience. L'esprit d'opposition me dominait trop exclusivement.

Je ne tardai pas, même alors et peut-être à cause du succès que j'obtins, à m'en douter un peu moi-même. J'ai peu de goût naturel pour l'opposition, et plus j'ai avancé dans la vie, plus j'ai trouvé que c'était un rôle à la fois trop facile et trop périlleux. Il n'y faut pas un grand mérite pour réussir, et il y faut beaucoup de vertu pour résister aux entraînements du dehors et à ses propres fantaisies. En 1820, je n'avais encore pris au gouvernement qu'une part indirecte et secondaire; pourtant j'avais déjà le sentiment de la difficulté de gouverner, et quelque répugnance à l'aggraver en attaquant le pouvoir chargé d'y suffire. Une autre vérité commençait aussi dès lors à m'apparaître: dans nos sociétés modernes, quand la liberté s'y déploie, la lutte est trop inégale entre ceux qui gouvernent et ceux qui critiquent le gouvernement; aux uns, tout le fardeau et une responsabilité sans limite; on ne leur passe rien: aux autres, une entière liberté sans responsabilité; de leur part, on accepte ou l'on tolère tout. Telle est, du moins chez nous, dès que nous sommes libres, la disposition publique. Plus tard et dans les affaires, j'en ai senti moi-même le poids; mais c'est dans l'opposition, je puis le dire, et sans aucun retour personnel, que j'en ai, d'abord entrevu l'inique et nuisible rigueur.

Par instinct plutôt que par une intention réfléchie et précise, le désir me vint, après avoir fait acte d'opposition déclarée, de prouver que l'esprit de gouvernement ne m'était pas étranger. Des hommes sensés inclinaient à penser que du système représentatif il ne pouvait sortir, chez nous du moins et dans l'état où la Révolution avait laissé la France, un vrai gouvernement, et que nos ardeurs pour les institutions libres n'étaient propres qu'à énerver le pouvoir et à livrer la société à l'anarchie. Les temps révolutionnaires et les temps impériaux nous avaient naturellement légué cette idée; la France n'avait connu la liberté politique que par les révolutions et l'ordre que par le despotisme; leur harmonie paraissait une chimère. J'entrepris d'établir, non-seulement que cette chimère des grands coeurs pouvait devenir une réalité, mais qu'il dépendait de nous de la réaliser, car le régime fondé par la Charte contenait, et contenait seul, pour nous, les moyens essentiels de gouvernement régulier et d'opposition efficace que pouvaient souhaiter les sincères amis du pouvoir et de la liberté. Mon ouvrage Des Moyens de gouvernement et d'opposition dans l'état actuel de la France, publié en 1821, fut tout entier consacré à ce dessein.

Je ne fis là point de politique théorique et générale; j'en écartai même expressément l'idée: «Peut-être, disais-je dans ma préface, aborderai-je un jour, sur la nature et les principes du gouvernement constitutionnel, des questions plus générales et d'un intérêt pressant, bien que leur solution soit étrangère à la politique active, aux choses et aux hommes du moment. Je ne veux parler aujourd'hui que du système actuel du pouvoir et des vrais moyens de gouverner notre bonne et belle patrie.» Tout novice et doctrinaire que j'étais alors, je n'avais garde de penser que les mêmes maximes et les mêmes procédés de gouvernement fussent bons partout, ni que tous les peuples et tous les siècles dussent être, au même moment, jetés dans le même moule. Je me renfermais soigneusement dans mon temps et dans mon pays, m'appliquant à montrer quels efficaces moyens de gouvernement étaient déposés dans les vrais principes et le jeu régulier des institutions que la France tenait de la Charte, et comment on pouvait les pratiquer avec succès, dans le légitime intérêt et pour la force du pouvoir. Je fis, sur les moyens d'opposition, le même travail, convaincu et voulant convaincre les adversaires de la politique alors dominante qu'on pouvait contrôler l'autorité sans la détruire, et user des droits de la liberté sans ébranler les bases de l'ordre établi. C'était mon ardente préoccupation d'élever la politique hors de l'ornière révolutionnaire, et de faire pénétrer au sein du régime constitutionnel des idées de légale et forte conservation.

Trente-six ans se sont écoulés. Dans ce long intervalle, j'ai pris part, pendant dix-huit ans, au travail de ma génération pour la fondation d'un gouvernement libre. J'en ai quelque temps porté le poids. Ce gouvernement a été renversé. J'ai ainsi éprouvé moi-même l'immense difficulté et subi le douloureux insuccès de cette grande entreprise. Pourtant, et je le dis sans hésitation sceptique comme sans modestie affectée, je relis aujourd'hui ce que j'ai écrit en 1821, sur les moyens de gouvernement et d'opposition dans l'état actuel de la France, avec une satisfaction presque sans mélange. J'exigeais beaucoup du pouvoir, mais rien, je crois, qu'il ne lui fût possible et nécessaire d'accomplir. Et malgré ma jeune confiance, je ne méconnaissais point, même alors, qu'il y avait encore d'autres conditions au succès: «Je n'ai point dessein, disais-je, de tout imputer, de tout demander au pouvoir lui-même. Je ne lui dirai pas, comme on le fait souvent;—Soyez juste, sage, ferme, et ne vous inquiétez de rien.—Le pouvoir n'est pas libre d'être ainsi excellent à lui tout seul. Il ne fait pas la société, il la trouve; et si la société est impuissante à le seconder, si des principes anarchiques la possèdent, si elle renferme en son propre sein les causes de la dissolution, le pouvoir aura beau faire; il n'est pas donné à la sagesse humaine de sauver un peuple qui ne concourt pas lui-même à son salut.»

Pendant que je publiais, contre l'attitude et les tendances du cabinet, ces deux attaques, les conspirations et les procès politiques éclataient de jour en jour et amenaient leurs tragiques conséquences. J'ai déjà dit ce que je pensais des complots de cette époque, et pourquoi je les trouvais aussi mal fondés que mal conduits, sans motifs légitimes comme sans moyens efficaces. Mais en les réprouvant, j'étais ému du sincère et courageux dévouement de tant d'hommes, la plupart très-jeunes, qui prodiguaient; pour une cause qu'à tort ils croyaient bonne, les trésors de leur âme et de leur vie. Parmi les épreuves que nous impose notre temps, je n'en connais guère de plus pénible que celle des sentiments combattus, et ces perplexités entre le blâme et l'estime, la réprobation et la sympathie, que j'ai tant de fois ressenties en assistant aux actes de tant de mes contemporains. J'aime l'harmonie et la clarté dans les âmes comme dans les sociétés humaines, et nous vivons à une époque de confusion et d'obscurité morale comme sociale. Combien d'hommes j'ai connus qui, doués de belles qualités, auraient mené dans d'autres temps une vie droite et simple, et qui, de nos jours, ont erré à travers les problèmes et les ténèbres de leur propre pensée, ambitieux turbulents ou fanatiques aveugles, ne sachant ni atteindre leur but, ni se tenir en repos! Dès 1820, quoique jeune encore moi-même, je déplorais cette perturbation des esprits et des destinées, presque aussi triste à contempler que funeste à subir; mais, en la déplorant, j'avais des alternatives de jugement sévère et d'émotion indulgente; et sans chercher à désarmer le pouvoir dans sa légitime défense, je ressentais un profond désir de lui inspirer, envers de tels adversaires, une généreuse et prudente équité.

Un sentiment vrai ne se résigne pas à se croire impuissant. Les deux écrits que je publiai en 1821 et 1822, intitulés l'un, Des Conspirations et de la Justice politique, l'autre, De la Peine de mort en matière politique, ne furent point, de ma part, des actes d'opposition; je m'appliquai à leur retirer ce caractère. Pour en marquer avec précision le sens et le but, il me suffira d'en rappeler les deux épigraphes; je plaçai en tête du premier ces paroles du prophète Isaïe: «Ne dites point conjuration toutes les fois que ce peuple dit conjuration;» et en tête du second celles de saint Paul: «O sépulcre, où est ta victoire? O mort, où est ton aiguillon?» J'avais à coeur de convaincre le pouvoir lui-même que la bonne politique comme la vraie justice lui conseillaient de rendre les procès politiques et les exécutions capitales très-rares, et qu'en déployant, contre tous les faits qui pouvaient la provoquer, toute la rigueur des lois, il se créait bien plus de périls qu'il n'en écartait. Le sentiment public était d'accord avec le mien: les hommes sensés et indépendants, étrangers aux passions des partis engagés dans la lutte, trouvaient, comme moi, qu'il y avait excès dans l'action de la police au milieu des complots, excès dans le nombre et l'âpreté des poursuites, excès dans l'application des peines légales. Je pris grand soin de renfermer ces plaintes dans leurs justes limites, d'en écarter toute comparaison injurieuse, toute prétention à des réformes soudaines, et de ne point contester au pouvoir ses armes nécessaires. En traitant des questions nées au sein des plus violents orages, je voulais les porter dans une région haute et sereine, convaincu que, de là seulement, mes idées et mes paroles auraient quelque chance d'être efficaces. Elles reçurent la sanction d'un allié plus puissant que moi. La Cour des pairs, qui commença alors à prendre, dans le jugement des procès politiques, la place que lui assignait la Charte, mit sur-le-champ la vraie justice et la bonne politique en pratique. Rare et beau spectacle que celui d'une grande assemblée essentiellement politique dans son origine et dans sa composition, fidèle soutien du pouvoir, et pourtant constamment soigneuse, non-seulement d'élever la justice au-dessus des passions du moment, mais encore d'apporter, dans l'appréciation et la punition des crimes politiques, l'intelligente équité qui peut seule satisfaire la raison du philosophe et la charité du chrétien. Et dans l'honneur de ce spectacle, une part revient aux pouvoirs de ce temps, qui non-seulement ne tentèrent jamais de porter à l'indépendance et à l'impartialité de la Cour des pairs aucune atteinte, mais qui ne se permirent pas de s'en plaindre. Après le mérite d'être eux-mêmes et de leur propre mouvement justes et sages, c'en est un réel, pour les puissants de la terre, d'accepter sans résistance et sans murmure le bien qu'ils n'ont pas été les premiers à pratiquer.

J'ai vécu dans un temps de complots et d'attentats politiques, dirigés tantôt contre des pouvoirs auxquels j'étais étranger et même opposant, tantôt contre des pouvoirs que je soutenais avec ardeur. J'ai vu les conspirateurs tantôt impunis, tantôt frappés avec toute la rigueur des lois. Je demeure convaincu que, dans l'état actuel des esprits, des coeurs et des moeurs, la peine de mort est contre de tels actes une mauvaise arme, qui blesse grièvement les pouvoirs empressés à s'en servir pour se sauver. Non que la vertu comminatoire et préventive manque à cette peine; elle effraye et détourne des complots bien des gens qui seraient tentés d'y entrer. Mais à côté de ce salutaire effet, elle en produit d'autres qui sont funestes. Ne tenant aucun compte des motifs et des dispositions qui ont poussé les hommes aux actes qu'elle punit, elle frappe du même coup le pervers et le rêveur, l'ambitieux déréglé et le fanatique dévoué; et par cette grossière confusion elle offense plus de sentiments moraux qu'elle n'en satisfait; elle irrite encore plus qu'elle n'effraye; elle émeut de pitié les spectateurs indifférents, et apparaît aux intéressés comme un acte de guerre qui revêt faussement les formes d'un arrêt de justice. L'intimidation qu'elle inspire d'abord s'affaiblit de jour en jour, tandis que la haine et la soif de vengeance qu'elle sème dans les coeurs s'enveniment et se répandent. Et un jour arrive où le pouvoir qui s'est cru sauvé se voit assailli par des ennemis bien plus nombreux et plus acharnés que n'étaient ceux dont il s'est défait.

Un jour viendra aussi, j'en ai la confiance, où, pour les délits purement politiques, les peines du bannissement et de la déportation, bien graduées et sérieusement appliquées, seront, en droit comme en fait, substituées à la peine de mort. En attendant, je compte parmi les meilleurs souvenirs de ma vie d'avoir vivement réclamé, à ce sujet, la vraie justice et la bonne politique dans un temps où elles étaient compromises par les passions des partis et les périls du pouvoir.

Ces quatre ouvrages, publiés coup sur coup dans l'espace de deux ans, frappèrent assez vivement l'attention publique. Tous les hommes considérables de l'opposition dans les Chambres m'en remercièrent comme d'un service rendu à la cause de la France et des institutions libres: «Vous gagnez, sans nous, des batailles pour nous,» me dit le général Foy. M. Royer-Collard, en me faisant, sur le premier de ces écrits (Du Gouvernement de la France depuis la Restauration), quelques objections, ajoutait: «Votre livre est plein de vérités; on les y ramasse à la pelle.» Je reproduis sans embarras ces témoignages d'une approbation sérieuse: quand on agit sérieusement, quoi qu'on fasse, mesures politiques, discours ou livres, il faut réussir et atteindre à son but; l'éloge vaut beaucoup quand il donne la certitude du succès. Cette certitude une fois acquise, je ne fais nul cas des compliments; un peu de puérilité et de ridicule s'y mêle toujours; la sympathie sans phrases a seule un charme vrai et digne. J'avais quelque droit de mettre quelque prix à celle qu'on me témoignait dans l'opposition, car je n'avais rien fait pour plaire aux passions, ni pour ménager les préjugés et les arrière-pensées qui fermentaient dans les rangs extrêmes du parti; j'avais aussi franchement soutenu la royauté que combattu le cabinet, et il était clair que je ne voulais pas plus livrer la maison de Bourbon que la Charte à leurs divers ennemis.

Deux occasions me vinrent bientôt de m'expliquer, à ce sujet, d'une façon encore plus personnelle et plus précise. En 1821, peu après la publication de mon Essai sur les conspirations et la justice politique, l'un des meneurs du parti qui conspirait, homme d'esprit et d'honneur, mais passionnément engagé dans les sociétés secrètes, cet héritage des temps de tyrannie qui devient le poison des temps de liberté, vint me voir et me témoigna avec chaleur sa reconnaissante approbation. Les plus hardis conspirateurs sont charmés, quand le péril éclate, de se mettre à couvert derrière les principes de justice et de modération que soutiennent les hommes qui ne conspirent pas. Nous causâmes librement de toutes choses. Près de me quitter, mon visiteur me prenant vivement le bras, me dit: «Soyez donc des nôtres!—Qu'appelez-vous des vôtres?—Entrez avec nous dans la Charbonnerie; c'est la seule force efficace pour renverser un gouvernement qui nous humilie et nous opprime.—Vous vous trompez sur mon compte; je ne me sens ni humilié, ni opprimé, ni moi, ni mon pays.—Que pouvez-vous donc espérer de ces gens-là?—Il ne s'agit pas d'espérances; je veux garder ce que nous possédons: nous avons tout ce qu'il faut pour nous faire nous-mêmes un gouvernement libre. Le pouvoir actuel méritera peut-être souvent, et, à mon avis, il mérite en ce moment d'être combattu, mais pas du tout d'être renversé; il n'a rien fait, bien s'en faut, qui nous en donne ni le droit, ni la force, et nous avons assez d'armes légales et publiques pour le redresser en le combattant. Je ne veux ni de votre but, ni de vos moyens; vous nous ferez à tous, comme à vous-même, beaucoup de mal sans réussir; et si vous réussissiez, ce serait encore pis.» Il me quitta sans humeur, car il me portait de l'amitié, mais pas le moins du monde ébranlé dans sa passion de sociétés secrètes et de complots. C'est une fièvre dont on ne guérit pas quand on lui a livré son âme, et un joug dont on ne s'affranchit pas quand on l'a longtemps subi.

Un peu plus tard, en 1822, quand les écrits que je viens de rappeler eurent produit leur effet, je reçus la visite de M. Manuel. Nous nous rencontrions quelquefois chez des amis communs, et nous vivions en bons rapports, mais sans aucune intimité. Il venait évidemment m'en offrir et en chercher davantage. Avec une franchise dans laquelle la nature un peu étroite de son esprit avait peut-être autant de part que la fermeté de ses résolutions, il passa promptement des compliments aux confidences, et en se félicitant de mon opposition, il me laissa voir toute la portée de la sienne. Il ne croyait ni à la Restauration, ni à la Charte, tenait la maison de Bourbon pour incompatible avec la France de la Révolution, et regardait un changement de dynastie comme la conséquence nécessaire du changement de l'état social. Il amena dans le cours de l'entretien la mort récente de l'empereur Napoléon, la sécurité qui en résultait pour la paix européenne, et le nom de Napoléon II comme une solution possible, probablement la meilleure, des problèmes de notre avenir. Tout cela fut dit en termes mesurés, mais clairs, sans détour comme sans passion, et avec l'intention marquée de voir à quel point je repousserais ou j'admettrais de telles perspectives. Je ne m'attendais ni à la visite, ni à la conversation; mais je ne m'y refusai point, ne me flattant guère d'attirer à moi M. Manuel, mais n'ayant nulle envie de me cacher de lui: «Loin de croire, lui dis-je, qu'un changement de dynastie soit nécessaire à la France, je le regarderais comme un grand mal et un grand péril. Je tiens la Révolution de 1789 pour satisfaite aussi bien que pour faite; elle a dans la Charte toutes les garanties que réclament ses intérêts et ses voeux légitimes. Je ne crains point la contre-révolution; nous avons contre elle la puissance du droit comme celle du fait, et si l'on était jamais assez fou pour la tenter, nous serions assez forts pour l'arrêter. Ce qui importe aujourd'hui à la France, c'est d'expulser l'esprit révolutionnaire qui la tourmente encore, et de pratiquer le régime libre dont elle est en possession. La maison de Bourbon convient très-bien à ce double besoin du pays. Son gouvernement est antirévolutionnaire par nature et libéral par nécessité. Je redouterais beaucoup un pouvoir qui, tout en maintenant l'ordre, serait d'origine, de nom, ou d'apparence, assez révolutionnaire pour se dispenser d'être libéral. J'aurais peur que le pays ne s'y prêtât trop aisément. Nous avons besoin d'être un peu inquiets sur nos intérêts pour apprendre à garder nos droits. Sous le gouvernement de la maison de Bourbon, nous nous sentons obligés en même temps au respect et à la vigilance. L'un et l'autre sentiment nous sont bons. Je ne sais ce qui nous arriverait si l'un ou l'autre venait à nous manquer.»

M. Manuel n'insista point. Il avait trop de sens pour se plaire aux paroles inutiles. Nous continuâmes quelque temps à causer sans discuter, et nous nous séparâmes, pensant bien, je crois, l'un de l'autre, mais persuadés l'un et l'autre que nous n'agirions jamais en commun.

En même temps que je publiais ces divers écrits, je préparais mon cours d'histoire moderne, que j'ouvris en effet le 7 décembre 1820. Décidé à user des deux moyens d'influence qui s'offraient à moi, l'enseignement public et la presse, j'en usai pourtant très-différemment. J'écartai de mon cours toute allusion aux circonstances, au système et aux actes du gouvernement; je m'interdis toute pensée d'attaque ou seulement de critique, tout souvenir des affaires et des luttes du moment. Je me renfermai scrupuleusement dans la sphère des idées générales et des faits anciens. L'indépendance intellectuelle est le droit de la science; elle le perdrait si elle en faisait un instrument d'opposition politique. Pour que les libertés diverses se déploient efficacement, il faut qu'elles restent chacune dans son domaine; leur retenue fait leur force comme leur sûreté.

En m'imposant cette règle de conduite, je n'en éludai point la difficulté. Je pris pour sujet de mon cours l'histoire des anciennes institutions politiques de l'Europe chrétienne, et des origines du gouvernement représentatif dans les divers États où il a été tenté, avec ou sans succès. Je touchais de bien près, dans un tel sujet, aux embarras flagrants de cette politique contemporaine dont j'étais résolu à me tenir loin. Mais j'y trouvais aussi l'occasion naturelle de poursuivre, par les seules voies de la science, le double but que je me proposais. Je voulais combattre les théories révolutionnaires, et rappeler, sur le passé de la France, l'intérêt et le respect. Nous sortions à peine de la plus violente lutte contre cette ancienne société française, notre berceau séculaire; nous avions encore le coeur plein, envers elle, de colère ou d'indifférence, et l'esprit confusément imbu des idées, vraies ou fausses, sous lesquelles elle avait succombé. Le jour était venu de déblayer cette arène couverte de ruines, et de substituer, en pensée comme en fait, l'équité à l'hostilité, et les principes de la liberté aux armes de la révolution. On ne construit pas un édifice avec des machines de guerre; on ne fonde pas un régime libre avec des préventions ignorantes et des haines acharnées. Je rencontrais à chaque pas, dans mon cours, les grands problèmes d'organisation sociale au nom desquels les classes et les partis divers venaient de se porter de si rudes coups, la souveraineté du peuple et le droit divin, la monarchie et la république, l'aristocratie et la démocratie, l'unité ou la division des pouvoirs, les divers systèmes d'élection, de constitution et d'action des assemblées appelées à concourir au gouvernement. J'abordai toutes ces questions avec le ferme dessein de passer au crible les idées de notre temps, et de séparer les ferments ou les rêveries révolutionnaires des progrès de justice et de liberté conciliables avec les lois éternelles de l'ordre social. A côté de ce travail philosophique, j'en poursuivis un autre spécialement historique: je m'appliquai à mettre en lumière les efforts intermittents, mais toujours renaissants, de la société française, pour sortir du chaos au sein duquel elle était née, tantôt la lutte, tantôt l'accord de ses divers éléments, royauté, noblesse, clergé, bourgeoisie et peuple, dans les diverses phases de cette rude destinée, et le développement glorieux, bien que très-incomplet, de la civilisation française, telle que la Révolution française l'a recueillie à travers tant de combats et de vicissitudes. J'avais à coeur de faire rentrer la vieille France dans la mémoire et l'intelligence des générations nouvelles; car il y avait aussi peu de sens que de justice à renier ou à dédaigner nos pères au moment où nous faisions, en nous égarant beaucoup à notre tour, un pas immense dans les mêmes voies où, depuis tant de siècles, ils avaient eux-mêmes marché.

J'exposais ces idées devant des auditeurs la plupart assez peu disposés à les accueillir, ou seulement à y prendre intérêt. Le public qui suivait alors mon cours était bien moins nombreux et moins varié qu'il ne le fut quelques années plus tard. Il se composait surtout de jeunes gens, élèves des diverses écoles savantes, et de quelques groupes de curieux, amateurs des grandes études historiques. Les uns n'étaient point préparés à celles que je leur offrais, et manquaient des connaissances préalables qui les leur auraient fait goûter. Chez beaucoup d'autres, les préjugés et les idées du XVIIIe siècle et de la Révolution, en matière de philosophie politique ou d'histoire, étaient déjà à l'état de ces habitudes d'esprit froidement invétérées qui n'admettent plus la discussion et n'écoutent qu'avec indifférence ou méfiance ce qui les contrarie. D'autres enfin, et parmi ceux-ci se trouvaient les esprits les plus actifs et les plus ouverts, étaient plus ou moins engagés dans les sociétés secrètes, les menées hostiles, les complots, et j'étais, pour eux, bien inerte dans mon opposition. J'avais ainsi bien des obstacles à surmonter et bien des conversions à faire pour attirer dans les voies où je marchais le petit public qui venait m'écouter.

Mais il y a toujours, dans un public français, quelles que soient ses préventions, une élasticité intellectuelle, un goût pour le mouvement d'esprit et pour les idées nouvelles hardiment présentées, et une certaine équité généreuse qui le disposent à la sympathie, même avant qu'il ne donne son adhésion. J'étais en même temps libéral et antirévolutionnaire, dévoué aux principes fondamentaux de la nouvelle société française, et animé, pour la vieille France, d'un respect affectueux; je combattais des idées qui formaient la foi politique de la plupart de mes auditeurs; j'en exposais d'autres qui leur étaient suspectes, même quand elles leur semblaient justes; il y avait en moi, pour eux, des obscurités, des contradictions, des perspectives qui les étonnaient et les faisaient hésiter à me suivre. Pourtant ils me sentaient sérieux et sincère; ils étaient de jour en jour plus convaincus que mon impartialité historique n'était pas de l'indifférence, ni ma foi politique de la réaction vers l'ancien régime, ni mon opposition à toute menée subversive de la complaisance pour le pouvoir. Je gagnais du terrain dans l'esprit de mes auditeurs: quelques-uns, et des plus distingués, venaient décidément à moi; d'autres entraient en doute sur la vérité de leurs théories et l'utilité de leurs pratiques conspiratrices; presque tous prenaient en goût l'appréciation équitable du passé, et en estime l'opposition patiente et légale dans le présent. L'esprit révolutionnaire, dans cette jeune et vive portion du public, était visiblement en déclin; non par scepticisme et apathie, mais parce que d'autres idées, d'autres sentiments lui disputaient la place dans les âmes, et l'en expulsaient en s'y établissant.

Le cabinet de 1822 en jugea autrement; il tint mon cours pour dangereux, et le 12 octobre 1822, l'abbé Frayssinous, que, peu de mois auparavant, M. de Villèle avait fait faire grand maître de l'Université, en ordonna la suspension. Je ne m'en plaignis point alors, et je ne m'en étonne pas aujourd'hui. Mon opposition au cabinet était très-publique, et quoique mon enseignement y demeurât complètement étranger, bien des gens ne séparaient pas aussi nettement que moi, dans leurs impressions, mes leçons sur l'histoire des temps anciens et mes écrits contre la politique du moment. Je n'en demeure pas moins convaincu que, dans cette mesure, le gouvernement se trompa, et à son propre détriment. Dans la lutte qu'il soutenait contre l'esprit révolutionnaire, les idées que propageait mon enseignement lui étaient plus salutaires que mon opposition par la presse ne pouvait lui être embarrassante, et elles apportaient plus de force à la monarchie que mes critiques sur des questions ou des situations de circonstance n'en pouvaient ôter au cabinet. Mais mon libre langage importunait les aveugles partisans du pouvoir absolu, dans l'Église ou dans l'État, et l'abbé Frayssinous, esprit court et caractère faible dans son honnêteté, obéissait avec plus d'inquiétude que de regret à des influences dont il redoutait les emportements, mais qu'au fond il ne blâmait pas.

Dans la scission des partis monarchiques, celui que j'avais combattu s'engageait de plus en plus dans des voies exclusives et violentes. Mon cours fermé, toute influence politique un peu prochaine me devenait impossible. Pour lutter, hors de l'enceinte des Chambres, contre le système qui prévalait, il fallait ou conspirer, ou descendre à une opposition aveugle, taquine et vaine. Ni l'une ni l'autre conduite ne me convenaient; je renonçai complètement aux luttes de parti, même philosophiques et abstraites, pour chercher ailleurs des moyens de servir encore ma cause, dans les esprits et dans l'avenir.

Ce qu'il y a de plus difficile et pourtant de plus nécessaire dans la vie publique, c'est de savoir, à certains moments, se résigner à l'immobilité sans renoncer au succès, et attendre sans désespérer, quoique sans agir.

Ce fut à cette époque que je m'adonnai sérieusement à l'étude de l'Angleterre, de ses institutions et des longues luttes qui les ont fondées. Passionnément préoccupé de l'avenir politique de ma patrie, je voulais savoir avec précision à travers quelles vérités et quelles erreurs, par quels efforts persévérants et quelles transactions prudentes un grand peuple avait réussi à conquérir et à conserver un gouvernement libre.

Quand on compare attentivement l'histoire et le développement social de la France et de l'Angleterre, on ne sait si c'est des ressemblances ou des différences qu'on doit être plus frappé. Jamais deux nations, avec des origines et des situations fort diverses, n'ont été plus profondément mêlées dans leurs destinées, et n'ont exercé l'une sur l'autre, par les relations tantôt de la guerre, tantôt de la paix, une plus constante influence. Une province de la France a conquis l'Angleterre; l'Angleterre a possédé longtemps plusieurs provinces de la France; et, au sortir de cette lutte nationale, déjà les institutions et le sens politique des Anglais étaient, pour les esprits les plus politiques entre les Français, pour Louis XI et Philippe de Comines, par exemple, un sujet d'admiration. Au sein de la chrétienté, les deux peuples ont suivi des drapeaux religieux divers; mais cette diversité même est devenue entre eux une nouvelle cause de contact et de mélange. C'est en Angleterre que les protestants français, c'est en France que les catholiques anglais persécutés ont cherché et trouvé un asile. Et quand les rois ont été proscrits à leur tour, c'est en France que le roi d'Angleterre, c'est en Angleterre que le roi de France se sont réfugiés, et c'est après un long séjour dans ce refuge que Charles II au XVIIe siècle, et Louis XVIII au XIXe, sont rentrés dans leurs États. Les deux nations, ou, pour parler plus exactement, les hautes classes des deux nations ont eu tour à tour la fantaisie de s'emprunter mutuellement leurs idées, leurs moeurs, leurs modes. Au XVIIe siècle, c'était la cour de Louis XIV qui donnait le ton à l'aristocratie anglaise. Au XVIIIe, c'était à Londres que Paris allait chercher des modèles. Et quand on s'élève au-dessus de ces incidents de l'histoire pour considérer les grandes phases de la civilisation des deux pays, on reconnaît qu'à d'assez longs intervalles dans le cours des siècles, ils ont suivi à peu près la même carrière, et que les mêmes tentatives et les mêmes alternatives d'ordre et de révolution, de pouvoir absolu et de liberté, se sont produites chez tous les deux, avec des coïncidences singulières en même temps qu'avec de profondes diversités.

C'est donc une vue bien superficielle et bien erronée que celle des personnes qui regardent la société française et la société anglaise comme si essentiellement différentes qu'elles ne sauraient puiser l'une chez l'autre des exemples politiques, si ce n'est par une imitation factice et stérile. Rien n'est plus démenti par l'histoire vraie et plus contraire à la pente naturelle des deux pays. Leurs rivalités mêmes n'ont jamais rompu les liens, apparents ou cachés, qui existent entre eux, et soit qu'ils le sachent ou qu'ils l'ignorent, qu'ils le veuillent ou qu'ils s'en défendent, ils ne peuvent pas ne pas influer puissamment l'un sur l'autre; leurs idées, leurs moeurs, leurs institutions se pénètrent et se modifient mutuellement, comme par une invincible nécessité.

Je n'hésite pas cependant à le reconnaître: dans notre travail d'organisation politique, nous avons quelquefois fait à l'Angleterre des emprunts trop complets et trop précipités. Nous n'avons pas toujours tenu assez de compte du caractère propre et des conditions spéciales de la société française. La France a grandi et prospéré sous l'influence de la royauté, secondant le mouvement d'ascension des classes moyennes; l'Angleterre, par l'action de l'aristocratie territoriale, prenant sous sa garde les libertés du peuple. De telles différences sont trop profondes pour disparaître, même dans la puissante uniformité de la civilisation moderne. Nous les avons trop oubliées. C'est l'écueil des innovations accomplies au nom d'idées générales et de grands exemples qu'elles ne font pas, aux faits réels et nationaux, leur légitime part. Mais comment n'aurions-nous pas donné sur cet écueil? Dans le cours de sa longue longue vie, l'ancienne France a fait à plusieurs reprises de grands efforts pour arriver à un gouvernement libre. Ses plus puissantes influences ont, les unes résisté, les autres échoué dans ce travail; ses meilleures institutions ne se sont point prêtées aux transformations nécessaires, et sont demeurées politiquement inefficaces. Et pourtant, par un juste sentiment de son honneur et de son intérêt, la France n'a pas cessé de prétendre à un vrai et durable régime de garanties et de libertés politiques. Elle le réclamait, elle le voulait en 1789. Par quelles voies le chercher? A quelles institutions le demander? Tant de fois déçue dans ses espérances et ses tentatives au dedans, elle a cherché au dehors des leçons et des modèles. Grande difficulté de plus dans une oeuvre déjà si difficile, mais difficulté inévitable et imposée par la nécessité.

J'étais loin de mesurer en 1823 aussi bien qu'aujourd'hui les obstacles qui nous attendaient dans notre travail d'organisation constitutionnelle; mais j'avais le sentiment que nos devanciers de 1789 avaient beaucoup trop dédaigné l'ancienne France, ses éléments sociaux, ses traditions, ses moeurs, et que, pour ramener dans notre patrie l'harmonie avec la liberté, il fallait tenir plus de compte de son passé. En même temps donc que je mettais sous les yeux du public français l'histoire et les monuments originaux des institutions et des révolutions de l'Angleterre, j'entrai avec ardeur dans l'étude et l'exposition de l'ancienne société française, de ses origines, de ses lois, des phases diverses de son développement. J'avais également à coeur de nous approprier les enseignements d'une grande histoire étrangère, et de ranimer, parmi nous, le goût avec l'intelligence de notre propre histoire.

Mes travaux étaient certainement en harmonie avec les instincts et les besoins du temps, car ils furent accueillis et secondés par le mouvement général qui éclata dans le public et autour de ce gouvernement si contesté. C'est l'heureux naturel de l'esprit français qu'il change aisément de route sans se ralentir. Il est singulièrement flexible, élastique et fécond. Un obstacle l'arrête, il s'ouvre une autre voie; des entraves le gênent, il apprend à marcher en les portant; on le comprime sur un point, il s'écarte et rebondit ailleurs. Le gouvernement du côté droit restreignait dans un plus petit cercle et rendait plus difficiles la vie et l'action politique; la génération qui entrait à ce moment dans le monde chercha, non pas tout à fait en dehors, mais à côté de la politique, l'emploi de ses forces et la satisfaction de ses désirs; la littérature, la philosophie, l'histoire, la poésie, la critique, prirent un nouvel et puissant essor. Pendant qu'une réaction naturelle et malheureuse ramenait dans l'arène le XVIIIe siècle avec ses vieilles armes, le XIXe siècle se déploya avec ses idées, ses tendances, sa physionomie originales. Je ne cite point de noms propres: ceux qui méritent de n'être pas oubliés n'ont pas besoin qu'on les rappelle; c'est le caractère général du mouvement intellectuel de cette époque que je tiens à mettre en lumière. Ce mouvement ne se portait plus exclusivement ni directement sur la politique, et pourtant c'était de la politique qu'il émanait: il était littéraire et philosophique; la pensée humaine, se dégageant des intérêts et des luttes du jour, se lançait, par toutes les voies, à la recherche et à la jouissance du vrai et du beau; mais c'était de la liberté politique que lui venait l'impulsion première, et l'espoir d'un régime libre se laissait clairement entrevoir dans ses plus abstraits travaux comme dans ses plus poétiques élans. En fondant en 1827, mes amis et moi, l'un des principaux recueils périodiques de ce temps, la Revue française, nous lui donnâmes pour épigraphe ce vers d'Ovide:

  Et quod nune ratio est, impetus ante fuit;
  «Ce qui est maintenant de la raison a été d'abord un élan passionné.»

Nous exprimions ainsi avec vérité l'esprit dominant autour de nous, et notre propre disposition. La Revue française était consacrée à la philosophie, à l'histoire, à la critique littéraire, aux études morales et savantes; et pourtant elle était animée et pénétrée du grand souffle politique qui, depuis quarante ans, agitait la France. Nous nous déclarions différents de nos devanciers de 1789, étrangers à leurs passions et point asservis à leurs idées, mais héritiers et continuateurs de leur oeuvre. Nous entreprenions de ramener la nouvelle société française à des principes plus purs, à des sentiments plus élevés et plus équitables, à des bases plus solides; mais c'était bien à elle, à l'accomplissement de ses légitimes espérances et à l'affermissement de ses libertés qu'appartenaient nos voeux et nos travaux.

Un autre recueil commencé en 1824 et plus populaire que la Revue française, le Globe portait dans une polémique plus vive et plus variée le même caractère. De jeunes doctrinaires, associés à d'autres écrivains de la même génération et animés, à cette époque, du même esprit, quoique avec des idées premières et des tendances dernières très-différentes, en étaient les rédacteurs habituels. En philosophie, le spiritualisme, en histoire une curiosité intelligente, impartiale et même sympathique pour les temps anciens et les divers états des sociétés humaines, en littérature le goût de la nouveauté, de la variété, de la liberté, de la vérité, même sous ses formes les plus étrangères et dans ses plus grossiers mélanges, c'était là leur drapeau. Ils le défendaient, ou plutôt ils le portaient en avant avec l'ardeur et l'orgueil de la jeunesse, prenant à leurs tentatives de réforme philosophique, historique, poétique, critique, ce plaisir à la fois personnel et désintéressé qui est la plus douce récompense de l'activité intellectuelle, et s'en promettant, comme il arrive toujours, un trop vaste et trop facile succès. Deux défauts se mêlaient à ces généreuses tendances: les idées développées dans le Globe manquaient de base fixe et de forte limite; la forme en était plus décidée que le fond; elles révélaient des esprits animés d'un beau mouvement, mais qui ne marchaient pas vers un but unique ni certain, et accessibles à un laisser-aller qui pouvait faire craindre qu'ils ne dérivassent quelque jour eux-mêmes vers les écueils qu'ils signalaient. En même temps, l'esprit de coterie, ce penchant à se complaire dans le petit cercle où l'on vit et à s'isoler, sans y prendre garde, du grand public pour qui l'on travaille et à qui l'on parle, exerçait sur le Globe trop d'empire. Turgot avait projeté d'écrire, pour l'Encyclopédie, plusieurs articles; d'Alembert vint un jour les lui demander; Turgot refusa: «Vous dites sans cesse nous, lui répondit-il; bientôt le public dira vous; je ne veux pas être ainsi enrôlé et classé.» Mais ces défauts du Globe, sensibles aujourd'hui, étaient couverts, il y a trente ans, par le mérite de son opposition, car l'opposition politique était au fond de ce recueil et lui conciliait, dans le parti hostile à la Restauration, bien des gens à qui sa philosophie et sa littérature ne plaisaient pas. En février 1830, sous le ministère de M. de Polignac, le Globe, cédant à sa pente, devint décidément un grand journal politique: de sa retraite de Carquerannes, près d'Hyères, où il était allé essayer de mettre d'accord son travail et sa santé, M. Augustin Thierry m'écrivait: «Que dites-vous du Globe depuis qu'il a changé de forme? Je ne sais pourquoi, je suis contrarié d'y trouver toutes ces petites nouvelles et cette polémique de tous les jours. On se recueillait autrefois pour le lire, et maintenant cela n'est plus possible; l'attention est distraite et partagée. C'est bien le même esprit; ce sont les mêmes articles; mais il est désagréable de trouver à côté des choses qui sont partout.» M. Augustin Thierry avait raison; le Globe perdit beaucoup à devenir un journal politique comme tant d'autres; mais il n'en avait pas moins été, dès son origine, essentiellement politique dans son inspiration et sa tendance. C'était l'esprit général du temps, et loin de s'en défendre, le Globe en était pénétré.

Même sous l'influence dominante du côté droit, la Restauration n'entreprit point d'étouffer cette opposition réelle quoique indirecte, et importune sans être ennemie. La justice veut qu'on s'en souvienne à l'honneur de ce temps: au milieu des vives alarmes qu'inspirait au pouvoir la liberté politique et des efforts tentés pour la restreindre, la liberté intellectuelle se maintint et fut respectée. Celle-là ne supplée pas les autres; mais elle les prépare, et en attendant, elle sauve l'honneur des peuples qui n'ont pas su les conquérir ou les conserver.

Pendant que ce mouvement des esprits se développait et s'animait de jour en jour, le gouvernement de M. de Villèle suivait son cours, de plus en plus travaillé par les prétentions et les dissensions du parti que son chef tentait faiblement de contenir. Un de mes amis, d'un esprit aussi impartial que clairvoyant, m'écrivait en décembre 1826, du fond de son département: «Les hommes qui sont à la tête d'un parti sont véritablement destinés à trembler devant leur ombre. Je ne sais si dans aucun cas cette nullité du parti dominant a été plus complète. Pas une doctrine, pas une conviction, pas une espérance dans l'avenir; la déclamation elle-même usée et ridicule. Sûrement M. de Villèle a bien le mérite de connaître la misère de son parti; son succès vient de là; mais c'est, je crois, une connaissance instinctive; il représente ces gens-là plutôt qu'il ne les juge. Autrement il saurait qu'il peut hardiment leur refuser tout, hormis des places et des appointements; pourvu aussi qu'il n'ait aucune accointance avec les opinions opposées.» Quand le parti, d'exigence en exigence, et le cabinet, de faiblesse en faiblesse, en furent venus à ne plus savoir comment vivre ensemble, quand M. de Villèle, en novembre 1827, en appela aux élections pour se défendre de ses rivaux de chambre et de cour, nous prîmes résolument notre part dans la lutte. Toutes les oppositions se réunirent. Sous la devise Aide-toi, le ciel t'aidera, une association publique se forma, dans laquelle des hommes très-divers d'idées générales et d'intentions définitives se rapprochèrent et se concertèrent dans l'unique dessein d'amener, par les moyens légaux, le changement de la majorité dans la Chambre des députés et la chute du cabinet. Je n'hésitai pas plus à y entrer avec mes amis que je n'avais hésité, en 1815, à me rendre seul à Gand pour porter au roi Louis XVIII les avis des royalistes constitutionnels. Les longues révolutions propagent les deux vices contraires, la témérité et la pusillanimité; les hommes y apprennent, les uns à se jeter en aveugles dans des entreprises insensées, les autres à s'abstenir lâchement de l'action la plus légitime et la plus nécessaire. Nous avions franchement combattu la politique du cabinet; il nous appelait lui-même dans l'arène électorale pour vider la querelle; nous y entrâmes avec la même franchise, résolus à ne rien chercher de plus que de bonnes élections, et à accepter les difficultés comme les chances, d'abord de la lutte, puis du succès, si le succès nous venait.

Dans la Biographie que Béranger a écrite de lui-même, je lis ce paragraphe: «En tout temps, j'ai trop compté sur le peuple pour approuver les sociétés secrètes, véritables conspirations permanentes qui compromettent inutilement beaucoup d'existences, créent une foule de petites ambitions rivales, et subordonnent des questions de principe aux passions particulières. Elles ne tardent pas à enfanter les défiances, source de défections, de trahisons même, et finissent, quand on y appelle les classes ouvrières, par les corrompre au lieu de les éclairer…..La société Aide-toi, le ciel t'aidera, qui agissait ostensiblement, a seule rendu de véritables services à notre cause.» La cause de M. Béranger et la nôtre étaient très-différentes: laquelle des deux profiterait le plus des services électoraux rendus par la société Aide-toi, le ciel t'aidera? C'était du roi Charles X que devait bientôt dépendre la solution de cette question.

L'effet des élections de 1827 fut immense: elles dépassaient de beaucoup les craintes du cabinet et les espérances de l'opposition. J'étais encore en province quand ces résultats éclatèrent; un de mes amis m'écrivit de Paris: «La consternation du ministère, les maux de nerfs de M. de Villèle qui font appeler son médecin à trois heures du matin, l'agonie de M. de Corbières[20], la retraite de M. de Polignac à la campagne d'où il ne veut pas sortir quoiqu'il soit prié de revenir, la terreur du château, les chasses toujours brillantes du Roi, ces élections si inattendues, si surprenantes, si abasourdissantes, en voilà beaucoup plus qu'il n'en faudrait pour faire des prophéties, et se tromper probablement sur tous les résultats qu'on voudrait prévoir.» Le duc de Broglie, absent comme moi de Paris, regardait dans l'avenir avec une modération un peu plus confiante: «Il est difficile, m'écrivait-il, que le bon sens général qui a présidé à cette élection ne réagisse pas un peu sur les élus. Le ministère qui résultera du premier conflit sera certainement assez chétif; mais il faudra le soutenir et tâcher que personne ne prenne d'alarme. Il me revient déjà ici qu'on est en grand effroi des élections; si je ne me trompe, cet effroi est le danger du moment présent; si nous parvenons, après la chute du ministère actuel, à passer l'année tranquillement, nous aurons ville gagnée.»

[Note 20: Il était en effet très-malade au moment de cette crise.]

Quand le ministère de M. de Villèle fut tombé, quand celui de M. de Martignac fut installé, un nouvel essai de gouvernement du centre commença, mais avec bien moins de forces et bien moins de chances de succès que celui qui, de 1816 à 1821, sous la direction simultanée ou alternative du duc de Richelieu et de M. Decazes, avait défendu, contre la domination du côté droit et du côté gauche, la France et la couronne. Le parti du centre, en 1816, formé dans un pressant péril du pays, avait puisé dans ce péril même une grande force, et n'avait eu affaire, soit à droite, soit à gauche, qu'à des oppositions ardentes, mais encore novices, mal organisées, et que le public tenait pour incapables de gouverner. En 1828, au contraire, le côté droit, à peine sorti du pouvoir après l'avoir possédé six ans, se croyait aussi près de le ressaisir que capable de l'exercer, et il attaquait avec une passion pleine d'espérance les successeurs improvisés qui le lui avaient ravi. D'autre part, le côté gauche et le centre gauche, rapprochés et presque confondus par six années d'opposition commune, s'entravaient mutuellement dans leurs rapports avec un cabinet qu'ils étaient appelés à soutenir quoiqu'il ne fût pas sorti de leurs rangs; comme il arrive en pareil cas, les violents et les étourdis paralysaient ou compromettaient les sages, bien plus que ceux-ci ne réussissaient à diriger ou à contenir leurs incommodes compagnons. Menacé ainsi dans les Chambres par d'ambitieux et puissants rivaux, le pouvoir naissant n'y trouvait que des alliés tièdes ou gênés dans leur bon vouloir. Et tandis que, de 1816 à 1821, le roi Louis XVIII donnait au gouvernement du centre son sincère et actif concours, en 1828 le roi Charles X regardait le cabinet qui remplaçait autour de lui les chefs du côté droit comme un désagréable essai qu'il était obligé de subir, mais auquel il ne se prêtait qu'avec inquiétude, ne croyant pas au succès, et se promettant bien de ne pas pousser l'expérience au delà de la stricte nécessité.

Dans cette faible situation, deux hommes, M. de Martignac, comme chef réel du cabinet, sans le présider, et M. Royer-Collard, comme président de la Chambre des députés, donnaient seuls au pouvoir nouveau un peu de force et d'éclat; mais ils étaient loin de suffire à ses difficultés et à ses périls.

M. de Martignac a laissé à tous ceux qui l'ont connu, dans la vie publique ou privée, amis ou adversaires, un souvenir plein d'estime et de bienveillance. C'était un caractère facile, aimable, généreux, un esprit droit, prompt, fin, à la fois tranquille et libre; il avait une éloquence naturelle et habile, lumineuse, élégante, persuasive; il plaisait à ceux-là même qu'il combattait. J'ai entendu M. Dupont de l'Eure lui crier doucement de sa place, en l'écoutant: «Tais-toi, sirène.» En temps ordinaire et pour un régime constitutionnel bien établi, c'eût été un aussi utile qu'agréable ministre; mais il avait, dans la parole comme dans la conduite, plus de séduction que d'autorité, plus de charme que de puissance. Très-fidèle à sa cause et à ses amis, il ne portait pourtant, soit dans le gouvernement, soit dans les luttes politiques, ni cette énergie simple, passionnée, obstinée, ni cette insatiable soif de succès qui s'animent devant les obstacles ou dans les défaites, et qui entraînent souvent les volontés, même quand elles ne changent pas les esprits. Pour son propre compte, plus honnête et plus épicurien qu'ambitieux, il tenait à son devoir et à son plaisir plus qu'à son pouvoir. Ainsi, quoique bien venu du Roi comme des Chambres, il n'exerçait cependant, ni aux Tuileries, ni au Palais-Bourbon, ni l'empire, ni même l'influence que son excellent esprit et son rare talent auraient dû lui donner.

M. Royer-Collard au contraire était arrivé et siégeait au fauteuil de la Chambre des députés avec une autorité conquise par douze années de luttes parlementaires, et tout récemment confirmée par sept élections simultanées, et par l'éclatante marque d'estime que la Chambre et le Roi venaient de lui donner. Mais cette autorité, réelle dans l'ordre moral, était, dans l'ordre politique, peu active et peu efficace. Depuis la chute du système de gouvernement qu'il avait soutenu et sa propre élimination du Conseil d'État par M. de Serre, en 1820, M. Royer-Collard était, je ne dirai pas tombé, mais entré dans un profond découragement. Quelques phrases des lettres qu'il m'écrivait de sa terre de Châteauvieux, où il passait l'été, feront mieux connaître que toute description l'état de son âme à cette époque. Je choisis les plus courtes.

«1er août 1823.—Il n'y a pas ici trace d'homme, et je ne sais que ce qu'on peut apprendre des journaux; mais je ne crois pas qu'il y ait rien de plus à savoir. En tout cas, je ne m'en soucie pas. Je n'ai plus de curiosité, et je sais bien pourquoi. J'ai perdu ma cause, et j'ai bien peur que vous ne perdiez aussi la vôtre; car vous l'aurez perdue, le jour où elle sera devenue mauvaise. Dans ces tristes pensées, le coeur se serre, mais il ne se résigne pas.»

«27 août 1826. Il n'y a point de plus parfaite et plus innocente solitude que celle où j'ai vécu jusqu'à cette semaine, qui a ramené M. de Talleyrand à Valençay. Votre lettre et sa conversation, voilà uniquement par où je suis encore de ce monde. Je n'ai jamais si bien goûté ce genre de vie: quelques études, les méditations qu'elles nourrissent, la promenade en famille, et l'intérêt d'une petite administration. Cependant, dans cette profonde paix, à la vue de ce qui se passe et de ce qui nous attend, la fatigue d'une longue vie, toute consumée en voeux impuissants et en espérances trompées, se fait quelquefois sentir. J'espère n'y point succomber: à défaut d'illusions, il y a des devoirs qui ont encore leur empire.»

«22 octobre 1826. Après avoir pleinement joui cette année de la campagne et de la solitude, je rentrerai avec plaisir dans la société des esprits. Elle est bien calme aujourd'hui, cette société-là; mais sans tirer le canon, elle gagne du chemin, et elle établit insensiblement sa puissance. Je ne me fais pas d'idée de la session prochaine. Je crois que c'est par habitude et réminiscence qu'on fait encore attention à la Chambre des députés. Elle est d'un autre monde. Notre temps est encore bien éloigné. La fortune vous a jeté dans le seul genre de vie qui ait aujourd'hui de la noblesse et de l'utilité. Elle a bien fait pour vous et pour nous.»

M. Royer-Collard était trop ambitieux et trop abattu. Les choses humaines ne permettent pas tant d'exigence et offrent plus de ressources. Il n'en faut pas tant attendre, ni sitôt désespérer. Les élections de 1827, l'avénement du ministère Martignac et sa propre élévation à la présidence de là Chambre des députés tirèrent un peu M. Royer-Collard de sa tristesse, mais sans lui rendre grande confiance. Content de sa situation personnelle, il soutenait et secondait, dans la Chambre, le cabinet, mais sans s'associer intimement à sa politique, gardant l'attitude d'un allié bienveillant qui ne veut pas être responsable. Dans ses rapports avec le Roi, il se tenait dans la même réserve, disant la vérité et donnant les plus sages conseils, mais sans que la pensée pût jamais venir qu'il était prêt à mettre en pratique la politique forte et conséquente qu'il conseillait. Charles X l'écoutait avec bienveillance et surprise, confiant dans sa loyauté, mais le comprenant peu, et le regardant comme un honnête homme entiché d'idées inapplicables ou même périlleuses. Sincèrement dévoué au Roi et ami du cabinet, M. Royer-Collard les servait utilement dans leurs affaires ou leurs périls de chaque jour, mais en se tenant à part de leur destinée comme de leurs actes, et sans leur apporter, par son concours, la force qui semblait devoir s'attacher à la supériorité de son esprit et à l'autorité de son nom.

Je ne rentrai pas à cette époque dans les affaires; je ne le recherchai point et le cabinet ne me le proposa point. Nous avions raison de part et d'autre. M. de Martignac sortait des rangs du parti de M. de Villèle, et avait besoin de le ménager; il ne lui convenait pas de se rapprocher intimement de ses adversaires. Pour mon compte, même quand je l'approuve comme nécessaire, je suis peu propre à servir une politique flottante qui cherche des transactions et des expédients, au lieu de mettre en pratique des maximes décidées et déclarées. De loin, je pouvais et je voulais soutenir le nouveau ministère. De près, je l'aurais compromis. J'eus pourtant ma part dans la victoire: sans me rappeler aux fonctions de conseiller d'État, on m'en rendit le titre, et le ministre de l'instruction publique, M. de Vatimesnil, autorisa la réouverture de mon cours.

Je garde de la Sorbonne, où je rentrai alors, et de l'enseignement que j'y donnai pendant deux ans, un profond souvenir. C'est une époque dans ma vie, et peut-être m'est-il permis aussi de dire un moment d'influence dans mon pays. Plus soigneusement encore qu'en 1821, je tins mon cours en dehors de toute politique. Non-seulement je ne voulais faire au ministère Martignac aucune opposition, mais je me serais fait scrupule de lui causer le moindre embarras. Je me proposais d'ailleurs un but assez grand pour me préoccuper exclusivement. Je voulais étudier et peindre, dans leur développement parallèle et leur action réciproque, les éléments divers de notre société française, le monde romain, les barbares, l'Église chrétienne, le régime féodal, la papauté, la chevalerie, la royauté, les communes, le tiers état, la Renaissance, la Réforme. Non-seulement pour satisfaire la curiosité scientifique ou philosophique du public, mais dans un double but pratique et actuel: je voulais montrer que les efforts de notre temps pour établir dans l'État un régime de garanties et de libertés politiques n'avaient rien de nouveau ni d'étrange; que dans le cours de son histoire, plus ou moins obscurément, plus ou moins malheureusement, la France avait, à plusieurs reprises, poursuivi ce dessein; et qu'en s'y jetant avec passion, la génération de 1789 avait eu raison et tort; raison de reprendre la grande tentative de ses pères, tort de s'en attribuer l'invention comme l'honneur, et de se croire appelée à créer, avec ses seules idées et ses seules volontés, un monde tout nouveau. J'avais ainsi à coeur, tout en servant la cause de notre société actuelle, de ramener parmi nous un sentiment de justice et de sympathie envers nos anciens souvenirs, nos anciennes moeurs, envers cette ancienne société française qui a laborieusement et glorieusement vécu pendant quinze siècles pour amasser cet héritage de civilisation que nous avons recueilli. C'est un désordre grave et un grand affaiblissement chez une nation que l'oubli et le dédain de son passé. Elle peut, dans une crise révolutionnaire, se soulever contre des institutions vieillies et insuffisantes; mais quand ce travail de destruction est accompli, si elle continue à ne tenir nul compte de son histoire, si elle se persuade qu'elle a complètement rompu avec les éléments séculaires de sa civilisation, ce n'est pas la société nouvelle qu'elle fonde, c'est l'état révolutionnaire qu'elle perpétue. Quand les générations qui possèdent pour un moment la patrie, ont l'absurde arrogance de croire qu'elle leur appartient à elles seules, et que le passé en face du présent, c'est la mort, en face de la vie, quand elles repoussent ainsi l'empire des traditions et des liens qui unissent entre elles les générations successives, c'est le caractère distinctif et éminent du genre humain, c'est son honneur même et sa grande destinée qu'elles renient; et les peuples qui tombent dans cette grossière erreur tombent aussi dans l'anarchie et l'abaissement, car Dieu ne souffre pas que la nature et les lois de ses oeuvres soient à ce point impunément méconnues et outragées.

Ce fut, dans mon cours de 1828 à 1830, ma pensée dominante de lutter contre ce mal des esprits, de les ramener à une appréciation intelligente et impartiale de notre ancien état social, et de contribuer ainsi, pour ma part, à rétablir entre les éléments divers de notre société, anciens et nouveaux, monarchiques, aristocratiques et démocratiques, cette estime mutuelle et cette harmonie qu'un accès de fièvre révolutionnaire peut suspendre, mais qui redeviennent bientôt indispensables à la liberté comme à la prospérité des citoyens, à la force comme au repos de l'État.

J'avais quelque droit de penser que je réussissais un peu dans mon dessein. Mes auditeurs, nombreux et divers, jeunes gens et hommes faits, français et étrangers, prenaient aux idées que je développais devant eux un vif intérêt. Elles se rattachaient, sans s'y asservir, à l'état général de leur esprit, en sorte qu'elles avaient à la fois, pour eux, l'attrait de la sympathie et celui de la nouveauté. Ils se sentaient, non pas rejetés dans des voies rétrogrades, mais redressés et poussés en avant dans les voies d'une pensée équitable et libre. A côté de mon enseignement historique, sans aucun concert et malgré de profondes différences entre nous, l'enseignement littéraire et l'enseignement philosophique recevaient de mes deux amis, MM. Villemain et Cousin, un caractère et une impulsion analogues. Des souffles divers portaient le même mouvement dans les esprits. Nous avions à coeur de les animer sans les agiter. Nous n'étions nullement préoccupés des événements et des questions du jour, et nous ne ressentions nulle envie de les rappeler au public qui nous entourait. Nous pensions librement et tout haut sur les grands intérêts, les grands souvenirs et les grandes espérances de l'homme et des sociétés humaines, ne nous souciant que de propager nos idées, point indifférents sur leurs résultats possibles, mais point impatients de les atteindre, heureux du mouvement intellectuel au centre duquel nous vivions, et confiants dans l'empire de la vérité que nous nous flattions de posséder et de la liberté dont nous jouissions.

Il eût été bon certainement pour nous, et je crois aussi pour le pays, que cette situation se prolongeât quelque temps, et que les esprits s'affermissent dans ces sereines méditations avant d'être rejetés dans les passions et les épreuves de la vie active. Mais, comme il arrive presque toujours, les fautes des hommes vinrent interrompre le progrès des idées en précipitant le cours des événements. Le ministère Martignac mettait en pratique la politique constitutionnelle: deux lois, sincèrement présentées et bien discutées, avaient donné, l'une à l'indépendance et à la vérité des élections, l'autre à la liberté de la presse, d'efficaces garanties. Une troisième loi, proposée à l'ouverture de la session de 1829, assurait au principe électif une part, dans l'administration des départements et des communes, et imposait au pouvoir central, pour les affaires locales, des règles et des limites nouvelles. On pouvait trouver ces concessions ou trop larges, ou trop restreintes; en tout cas, elles étaient réelles, et les partisans des libertés publiques n'avaient rien de mieux à faire que de les accepter et de s'y établir. Mais dans le parti libéral, qui avait jusque-là soutenu le cabinet, deux esprits très-peu politiques, l'esprit d'impatience et l'esprit de système, la recherche de la popularité et la rigueur de la logique ne voulurent pas se contenter de ces conquêtes incomplètes et lentes. Le côté droit, en s'abstenant de voter, laissa les ministres aux prises avec les exigences de leurs alliés. Malgré les efforts de M. de Martignac, un amendement, plus grave en apparence qu'en réalité, porta, au système de la loi sur l'administration départementale, quelque atteinte. Auprès du Roi comme dans les Chambres, le ministère était au bout de son crédit: hors d'état d'obtenir du Roi ce qui eût satisfait les Chambres et des Chambres ce qui eût rassuré le Roi, il déclara lui-même, en retirant brusquement les deux projets de loi, sa double impuissance, et resta debout, mais mourant.

Comment serait-il remplacé? La question demeura incertaine pendant trois mois. Trois hommes seuls, M. Royer-Collard, M. de Villèle et M. de Chateaubriand, semblaient en mesure de former sans secousse, quoique dans des nuances très-diverses, une administration nouvelle. Les deux premiers étaient d'avance hors de cause. Ni le Roi ni les Chambres ne pensaient à faire de M. Royer-Collard un premier ministre. Il y avait probablement pensé plus d'une fois lui-même, car toutes les hardiesses traversaient son esprit dans ses rêveries solitaires; mais c'étaient, pour lui, des satisfactions intérieures, non des ambitions véritables; si on lui eût proposé le pouvoir, il l'eût certainement refusé; il avait trop peu de confiance dans l'avenir, et, pour son propre compte, trop de fierté pour courir un tel risque de ne pas réussir.

M. de Villèle, encore sous le coup de l'accusation entamée contre lui en 1828 et restée en suspens dans la Chambre des députés, avait formellement refusé de se rendre à la session de 1829, se tenait à l'écart dans sa terre, près de Toulouse, et ne pouvait évidemment rentrer au pouvoir en présence de la Chambre qui l'en avait renversé. Ni le Roi, ni lui-même, n'auraient consenti, je pense, à courir en ce moment les chances d'une nouvelle dissolution.

M. de Chateaubriand était à Rome. A la formation du ministère Martignac, il avait accepté cette ambassade, et il suivait de là, avec un mélange d'ambition et de dédain, les oscillations de la politique et de la situation des ministres à Paris. Quand il apprit qu'ils avaient été battus et qu'ils pourraient bien être obligés de se retirer, il entra dans une vive agitation: «Vous jugez bien, écrivit-il à madame Récamier, quelle a été ma surprise à la nouvelle du retrait des deux lois. L'amour-propre blessé rend les hommes enfants et les conseille bien mal. Maintenant, que va devenir tout cela? Les ministres essayeront-ils de rester? S'en iront-ils partiellement ou tous ensemble? Qui leur succédera? Comment composer un ministère? Je vous assure qu'à part la peine cruelle de ne pas vous revoir, je me réjouirais d'être ici à l'écart, et de n'être pas mêlé dans toutes ces inimitiés, dans toutes ces déraisons, car je trouve que tout le monde a tort… Écoutez bien ceci; voici quelque chose de plus explicite: si par hasard on m'offrait de me rendre le portefeuille des affaires étrangères (ce que je ne crois nullement), je ne le refuserais pas. J'irais à Paris; je parlerais au Roi; j'arrangerais un ministère dont je ne serais pas, et je proposerais pour moi, pour m'attacher à mon ouvrage, une position qui nous conviendrait. Je pense, vous le savez, qu'il convient à mon honneur ministériel, et pour me venger de l'injure que m'a faite Villèle, que le portefeuille des affaires étrangères me soit un moment rendu. C'est la seule manière honorable que j'aie de rentrer dans l'administration. Mais cela fait, je me retire aussitôt, à la grande satisfaction de tous les prétendants, et je passe en paix, auprès de vous, le reste de ma vie[21].»

[Note 21: Lettres des 23 février et 20 avril 1829.]

M. de Chateaubriand ne fut point appelé à jouir de cette Vengeance superbe et à faire cette démonstration généreuse. Pendant qu'il la rêvait encore dans les Pyrénées, où il était allé se reposer des soins du conclave qui donna Pie VIII pour successeur à Léon XII, le prince de Polignac, mandé de Londres par le Roi, arriva le 27 juillet à Paris, et le 9 août, huit jours après la clôture de la session, son cabinet parut dans le Moniteur.

Que se proposait-il? Que ferait-il? Personne ne le savait, pas plus M. de Polignac et le Roi lui-même que le public. Mais Charles X avait arboré sur les Tuileries le drapeau de la contre-révolution. La politique redevint aussitôt la préoccupation passionnée des esprits. De toutes parts, on prévoyait dans la session prochaine une lutte ardente; on se pressait d'avance autour de l'arène, cherchant à pressentir ce qui s'y passerait et comment on y pourrait prendre place. Le 15 octobre 1829, la mort du savant chimiste, M. Vauquelin, fit vaquer un siége dans la Chambre des députés, où il représentait les arrondissements de Lisieux et de Pont-l'Évêque, qui formaient le quatrième arrondissement électoral du département du Calvados. Des hommes considérables du pays vinrent m'offrir de me porter à sa place. Je n'avais jamais habité ni même visité cet arrondissement. Je n'y possédais point de propriétés.

Mais, depuis 1820, mes écrits politiques et mon cours avaient popularisé mon nom. Les jeunes gens m'étaient partout favorables. Les hommes modérés et les libéraux vifs comptaient sur moi avec la même confiance pour défendre, dans le péril, leur cause. Dès qu'elle fut connue à Lisieux et à Pont-l'Évêque, la proposition y fut bien accueillie. Toutes les nuances de l'opposition, M. de La Fayette et M. de Chateaubriand, M. d'Argenson et le duc de Broglie, M. Dupont de l'Eure et M. Bertin de Vaux appuyèrent ma candidature. Absent, mais soutenu par un vif mouvement d'opinion dans le pays, je fus élu, le 23 janvier 1830, à une forte majorité.

Au même moment, M. Berryer, que jusque-là son âge avait tenu, comme moi, éloigné de la Chambre des députés, y était élu par le département de la Haute-Loire, où un siége se trouvait aussi vacant.

Le lendemain du jour où mon élection fut connue à Paris, je faisais mon cours à la Sorbonne; au moment où j'entrai dans la salle, l'auditoire entier se leva et des applaudissements éclatèrent. Je me hâtai de les arrêter en disant: «Je vous remercie de tant de bienveillance; j'en suis vivement touché. Je vous demande deux choses: la première, de me la garder toujours; la seconde, de ne plus me la témoigner ainsi. Rien de ce qui se passe au dehors ne doit retentir dans cette enceinte; nous y venons faire de la science, de la science pure; elle est essentiellement impartiale, désintéressée, étrangère à tout événement extérieur, grand ou petit. Conservons-lui toujours ce caractère. J'espère que votre sympathie me suivra dans la nouvelle carrière où je suis appelé; j'oserai même dire que j'y compte. Votre attention silencieuse est ici la meilleure preuve que j'en puisse recevoir.»

CHAPITRE VIII.

L'ADRESSE DES 221.

Attitude à la fois menaçante et inactive du ministère.—Fermentation légale du pays.—Associations pour le refus éventuel de l'impôt non voté.—Caractère et état d'esprit de M. de Polignac.—Nouvelle physionomie de l'opposition.—Ouverture de la session.—Discours du Roi.—Adresse de la Chambre des pairs.—Préparation de l'Adresse de la Chambre des députés.—Perplexité du parti modéré et de M. Royer-Collard.—Débat de l'Adresse.—Début simultané dans la Chambre de M. Berryer et de moi.—Présentation de l'Adresse au Roi.—Prorogation de la session.—Retraite de MM. de Chabrol et Courvoisier.—Dissolution de la Chambre des députés.—Mon voyage à Nîmes pour les élections.—Leur vrai caractère.—Dispositions de Charles X.

(1830.)

Soit que les regards s'arrêtent sur la vie d'un homme ou sur celle d'un peuple, il n'y a guère de spectacle plus saisissant que celui d'un grand contraste entre la surface et le fond, l'apparence et la réalité des choses. La fermentation sous l'immobilité, ne rien faire et s'attendre à tout, voir le calme et prévoir la tempête, c'est peut-être, de toutes les situations humaines, la plus fatigante pour l'âme et la plus impossible à supporter longtemps.

C'était là, à l'ouverture de l'année 1830, notre situation à tous, gouvernement et nation, ministres et citoyens, amis et adversaires du pouvoir. Personne n'agissait et tous se préparaient pour des chances inconnues. Nous menions notre train de vie ordinaire, et nous nous sentions à la veille du chaos.

Je continuais tranquillement mon cours à la Sorbonne. Là où M. de Villèle et l'abbé Frayssinous m'avaient faire taire, M. de Polignac et M. Guernon-Ranville me laissaient parler. En jouissant de cette liberté, je gardais avec scrupule ma réserve accoutumée, tenant plus que jamais mon enseignement en dehors de toutes les questions de circonstance, et ne recherchant pas plus la faveur populaire que si j'avais craint de perdre celle du pouvoir. Tant que la Chambre n'était pas assemblée, mon nouveau titre de député ne m'imposait aucune démarche, aucune démonstration, et je n'en cherchais point d'occasion factice. Parmi leurs commérages de ville et de cour, des journaux, de l'extrême droite affirmèrent que des réunions de députés avaient lieu chez l'ancien président de la Chambre. M. Royer-Collard écrivit sur-le-champ au Moniteur: «Il est positivement faux qu'il y ait eu chez moi aucune réunion de députés depuis la clôture de la session de 1829. C'est tout ce que j'ai à dire; j'aurais honte de démentir formellement des bruits absurdes, où le Roi n'est pas plus respecté que la vérité.» Sans me croire astreint à une aussi, sévère abstinence que M. Royer-Collard, j'évitais avec soin tout entraînement d'opposition; nous avions à coeur, mes amis et moi, de ne fournir aucun prétexte aux fautes du pouvoir.

Mais, dans cette vie tranquille et réservée, j'étais ardemment préoccupé de ma situation nouvelle et de mon rôle futur dans le sort si incertain de mon pays. J'en passais et repassais dans mon esprit toutes les chances, les regardant toutes comme possibles et voulant me tenir prêt à toutes, même à celles que je souhaitais le plus d'écarter. Il n'y a point de faute plus grave pour le pouvoir que de lancer les imaginations dans les ténèbres; un grand effroi public est pire qu'un grand mal, surtout quand les perspectives obscures de l'avenir suscitent les espérances des ennemis et des brouillons autant que les alarmes des honnêtes gens et des amis. Je vivais au milieu des uns et des autres. Quoiqu'elle n'eût plus rien à faire pour le but électoral qui l'avait fait instituer en 1827, la société Aide-toi, le ciel l'aidera, subsistait toujours, et je continuais d'en faire partie. Sous le ministère Martignac, j'avais jugé utile d'y rester pour travailler à modérer un peu les exigences et les impatiences de l'opposition extérieure, si puissante sur l'opposition parlementaire. Depuis que le ministère Polignac était formé et qu'on en pouvait tout redouter, je tenais à conserver quelque influence dans cette réunion d'opposants de toute sorte, constitutionnels, républicains, bonapartistes, qui pouvait, dans un jour de crise, exercer elle-même tant d'influence sur le sort du'pays. Ma part de popularité était, dans ce moment, assez grande, surtout auprès des jeunes gens et des libéraux ardents, mais sincères; j'en jouissais, et je me promettais d'en faire un bon usage, quel que fût l'avenir.

La disposition du public ressemblait à la mienne, tranquille aussi à la surface, et au fond très-agitée. On ne conspirait point, on ne se soulevait point, on ne s'assemblait point tumultueusement; mais on s'attendait et on se préparait à tout. En Bretagne, en Normandie, en Bourgogne, en Lorraine, à Paris, des associations se formaient publiquement pour le refus de l'impôt si le gouvernement tentait de le percevoir sans vote légal des Chambres légales. Le gouvernement faisait poursuivre les journaux qui avaient annoncé ces associations; quelques tribunaux acquittaient les gérants; d'autres, la Cour royale de Paris entre autres, les condamnaient, mais à des peines légères, «pour avoir excité à la haine et au mépris du gouvernement du Roi, en lui imputant l'intention criminelle soit de percevoir des impôts qui n'auraient pas été consentis par les deux Chambres, soit de changer illégalement le mode d'élection, soit même de révoquer la Charte constitutionnelle qui a été octroyée et concédée à toujours, et qui règle les droits et les devoirs de tous les pouvoirs publics.» Les journaux ministériels sentaient leur parti et leurs patrons tellement atteints eux-mêmes par cet arrêt qu'en le publiant ils en supprimaient les considérants.

En présence de cette opposition à la fois si décidée et si contenue, le ministère restait timide et inactif. Évidemment il avait peur de lui-même et de l'opinion qu'on avait de lui. Déjà un an auparavant, à l'ouverture de la session de 1829, quand le cabinet Martignac était encore debout et le département des affaires étrangères vacant par la retraite de M. de La Ferronnays, M. de Polignac avait tenté, dans le débat de l'Adresse à la Chambre des pairs, de dissiper, par une profession de foi constitutionnelle, les préventions dont il était l'objet. Ses assurances d'attachement à la Charte n'étaient point, de sa part, un simple calcul ambitieux et hypocrite; il se tenait réellement pour ami du gouvernement constitutionnel et n'en méditait point la destruction. Seulement, dans la médiocrité de son esprit et la confusion de ses idées, ne comprenant bien ni la société anglaise qu'il voulait imiter, ni la société française qu'il voulait réformer, il croyait la Charte conciliable avec la prépondérance politique de l'ancienne noblesse et la suprématie définitive de l'ancienne royauté, et il se flattait de développer les institutions nouvelles en les faisant servir à la domination des influences qu'elles avaient précisément pour objet d'abolir ou de limiter. On ne saurait mesurer la portée des illusions consciencieuses que peut se faire un esprit faible avec ardeur, commun avec élévation, et mystiquement vague et subtil. M. de Polignac s'étonnait sincèrement qu'on ne voulût pas l'accepter comme un ministre dévoué au régime constitutionnel. Mais le public, sans s'inquiéter de savoir s'il était ou non sincère, persistait à voir en lui le champion de l'ancien régime et le porte-drapeau de la contre-révolution. Troublé de ce renom et craignant de le confirmer par ses actes, M. de Polignac ne faisait rien. Ce cabinet, formé pour dompter la révolution et sauver la monarchie, demeurait inerte et stérile. L'opposition le taxait d'impuissance avec insulte; elle l'appelait «le ministère matamore, le plus coi des ministères;» et, pour toute réponse, il préparait l'expédition d'Alger et convoquait la session des Chambres, protestant toujours de sa fidélité à la Charte et se promettant, pour sortir d'embarras, la majorité et une conquête.

M. de Polignac ignorait que ce n'est pas seulement par ses propres actes qu'un ministre gouverne, ni de lui-même seulement qu'il répond. Pendant qu'il essayait d'échapper à sa réputation par l'inaction et le silence, ses amis, ses fonctionnaires, ses écrivains, tout son parti, maîtres et serviteurs, parlaient et agissaient bruyamment autour de lui. Il s'indignait qu'on discutât, comme une hypothèse, la perception d'impôts non votés par les Chambres; et, au même moment, le procureur général près la Cour royale de Metz, M. Pinaud, disait dans un réquisitoire: «L'article XIV de la Charte assure au Roi un moyen de résister aux majorités électorales ou électives. Si donc, renouvelant les jours de 1792 et 1793, la majorité refusait l'impôt, le Roi devrait-il livrer sa couronne au spectre de la Convention? Non; mais il devra maintenir son droit et se sauver du danger par des moyens sur lesquels il convient de garder le silence.» Le 1er janvier, la Cour royale de Paris, qui venait de faire preuve de son ferme attachement à la Charte, se présenta, selon l'usage, aux Tuileries; le Roi la reçut et lui parla avec une sécheresse marquée; et comme, en arrivant devant la Dauphine, le premier président se disposait à lui adresser son hommage: «Passez, passez,» lui dit-elle brusquement, et en passant en effet, M. Séguier demanda au maître des cérémonies, M. de Rochemore: «Monsieur le marquis, pensez-vous que la Cour doive inscrire la réponse de la princesse sur ses registres?» Un magistrat en grande faveur auprès des ministres, M. Cottu, honnête homme crédule et léger, publiait un écrit intitulé: De la Nécessité d'une dictature. Un publiciste, raisonneur fanatique et sincère, M. Madrolle, dédiait à M. de Polignac un Mémoire où il soutenait la nécessité de refaire la loi des élections par une ordonnance. «Ce qu'on appelle coup d'État, disaient des journaux importants et amis avoués du cabinet, est quelque chose de social et de régulier lorsque le Roi agit dans l'intérêt général du peuple, agît-il même en apparence contre les lois.» En fait, la France était tranquille et l'ordre légal en pleine vigueur; ni de la part du pouvoir, ni de la part du peuple, aucune violence n'avait provoqué la violence; et on discutait hautement les violences suprêmes! on proclamait l'imminence des révolutions, la dictature de la royauté, la légitimité des coups d'État!

Un peuple peut, dans un jour de pressant péril, accepter un coup d'État comme une nécessité; mais il ne saurait, sans honte et décadence, accepter en principe les coups d'État comme la base permanente de son droit public et de son gouvernement. Or, c'était précisément là ce que prétendaient imposer à la France M. de Polignac et ses amis. Selon eux, le pouvoir absolu de l'ancienne royauté restait toujours au fond de la Charte; et ils prenaient, pour l'en tirer et le déployer, un moment où aucun complot actif, aucun péril visible, aucun grand trouble public ne menaçaient ni le gouvernement du Roi, ni l'ordre de l'État. Il s'agissait uniquement de savoir si la Couronne pouvait, dans le choix et le maintien de ses ministres, ne tenir définitivement aucun compte des sentiments de la majorité des Chambres et du pays, et si, en dernière analyse, après toutes les épreuves constitutionnelles, c'était la seule volonté royale qui devait prévaloir. La formation du ministère Polignac avait été, de la part du roi Charles X, un coup de tête encore plus qu'un cri d'alarme, un défi agressif autant qu'un acte de défiance. Inquiet, non-seulement pour la sûreté de son trône, mais pour ce qu'il regardait comme le droit inaliénable de sa couronne, il avait pris, pour le maintenir, l'attitude la plus offensante pour sa nation. Il la bravait encore plus qu'il ne s'en défendait. Ce n'était plus une lutte entre des partis et des systèmes divers de gouvernement, mais une question de dogme politique et une affaire d'honneur entre la France et son Roi.

Devant une question ainsi posée, les passions et les intentions hostiles à l'ordre établi ne pouvaient manquer de reprendre espérance et de rentrer en scène. La souveraineté du peuple était toujours là, bonne à évoquer en face de la souveraineté du Roi. Les coups d'État populaires devaient se laisser entrevoir, prêts à répondre aux coups d'État-royaux. Le parti qui n'avait jamais sérieusement cru ni adhéré à la Restauration avait de nouveaux interprètes, destinés à devenir bientôt de nouveaux chefs, et plus jeunes, plus sensés, plus habiles que leurs prédécesseurs. On ne conspira point; on ne se souleva nulle part; les menées secrètes et les séditions bruyantes furent également délaissées; on tint une conduite à la fois plus hardie et plus modérée, plus prudente et plus efficace. On fit appel à la discussion publique des exemples de l'histoire et des chances de l'avenir. Sans attaquer directement le pouvoir régnant, on usa contre lui des libertés légales jusqu'à leur dernière limite, trop clairement pour être taxé d'hypocrisie, trop adroitement pour être arrêté dans ce travail ennemi. Dans les organes sérieux et intelligents du parti, comme le National, on ne revenait point aux théories anarchiques, aux constitutions révolutionnaires; on s'enfermait dans cette Charte d'où la royauté semblait si près de sortir; on en expliquait assidûment le sens; on en réclamait rudement la complète et sincère exécution; on faisait nettement pressentir que les droits nationaux mis en question mettaient en question les dynasties. On se montrait décidé et prêt, non pas à devancer, mais à accepter sans hésitation l'épreuve suprême qui s'avançait, et dont chaque jour on faisait suivre clairement au public le rapide progrès.

Pour les royalistes constitutionnels qui avaient sincèrement travaillé à fonder la Restauration avec la Charte, la conduite à tenir, quoique moins périlleuse, était plus complexe et plus difficile. Comment repousser, sans lui porter à elle-même un coup mortel, le coup dont la royauté menaçait les institutions? Fallait-il se tenir sur la défensive, attendre que le cabinet fît des actes, présentât des mesures réellement hostiles aux intérêts ou aux libertés de la France, et les repousser alors, après en avoir clairement dévoilé, dans le débat, le caractère et le but? Fallait-il prendre une initiative plus hardie et arrêter le cabinet dès ses premiers pas, pour prévenir des luttes inconnues que plus tard il serait peut-être impossible de diriger ou de contenir? C'était là, quand les Chambres se réunirent, la question pratique qui préoccupait souverainement les esprits étrangers à toute hostilité préméditée et à tout secret désir de nouveaux hasards.

Deux figures sont restées, depuis 1830, gravées dans ma mémoire: le roi Charles X au Louvre, le 2 mars, ouvrant la session des Chambres, et le prince de Polignac au Palais-Bourbon, les 15 et 16 mars, assistant à la discussion de l'adresse des 221. L'attitude du Roi était, comme à son ordinaire, noble et bienveillante, mais mêlée d'agitation contenue et d'embarras; il lut son discours avec quelque précipitation, quoique avec douceur, comme pressé d'en finir; et quand il en vint à la phrase qui, sous une forme modérée, contenait une menace royale[22], il l'accentua avec plus d'affectation que d'énergie. En y portant la main, il laissa tomber son chapeau, que le duc d'Orléans releva et lui rendit en pliant le genou avec respect. Parmi les députés, les acclamations du côté droit étaient plus bruyantes que joyeuses, et il était difficile de démêler si, dans le silence du reste de la Chambre, il y avait plus de tristesse ou de froideur. Quinze jours après, à la Chambre des députés, au sein du comité secret où l'Adresse fut débattue, dans cette vaste salle vide de spectateurs, M. de Polignac était à son banc, immobile et peu entouré, même de ses amis, avec l'air d'un homme dépaysé et surpris, jeté dans un monde qu'il connaît mal et où il est mal venu, et chargé d'une mission difficile dont il attend l'issue avec une dignité inerte et impuissante. On lui fit, dans le cours du débat, sur un acte du ministère à propos des élections, un reproche auquel il répondit gauchement, par quelques paroles courtes et confuses, comme ne comprenant pas bien l'objection, et pressé de regagner sa place. Pendant que j'étais à la tribune, mes regards rencontrèrent les siens, et je fus frappé de leur expression de curiosité étonnée.

[Note 22: Pairs de France, députés des départements, je ne doute point de votre concours pour opérer le bien que je veux faire. Vous repousserez avec mépris les perfides insinuations que la malveillance cherche à propager. Si de coupables manoeuvres suscitaient à mon gouvernement des obstacles que je ne peux pas, que je ne veux pas prévoir, je trouverais la force de les surmonter dans ma résolution de maintenir la paix publique, dans la juste confiance des Français, et dans l'amour qu'ils ont toujours montré pour leur Roi.»]

Évidemment, au moment où ils faisaient acte de volonté hardie, ni le Roi ni son ministre n'étaient à leur aise; il y avait dans les deux personnes, dans leur physionomie comme dans leur âme, un mélange de résolution et de faiblesse, de confiance et de trouble, qui en même temps attestait l'aveuglement de l'esprit et trahissait le pressentiment du malheur.

Nous attendions avec impatience l'Adresse de la Chambre des pairs. Son énergie eût accrédité la nôtre. Elle ne fut, quoi qu'on en ait dit, ni aveugle ni servile, mais elle ne fut point énergique. Elle recommanda le respect des institutions et des libertés nationales. Elle protesta contre le despotisme aussi bien que contre l'anarchie. Son inquiétude et même son blâme perçaient à travers la réserve de ses paroles; mais elles furent ternes et dénuées de puissance. L'unanimité qu'elles obtinrent n'attesta que leur nullité. M. de Chateaubriand seul, tout en les louant, les trouva insuffisantes. La Cour s'en déclara satisfaite. La Chambre sembla vouloir acquitter sa conscience et s'affranchir de toute responsabilité dans les maux qu'elle prévoyait, plutôt que faire vraiment effort pour les prévenir: «Si la Chambre des pairs eût parlé plus clair,» me dit M. Royer-Collard peu après la révolution, «elle eût peut-être arrêté le Roi sur le penchant de l'abîme et empêché les ordonnances.» Mais la Chambre des pairs avait peu de confiance dans sa propre force pour conjurer le péril, et elle craignait de l'aggraver en le signalant avec éclat. Le poids de la situation porta tout entier sur la Chambre des députés.

La perplexité y était grande. Grande dans la majorité sincèrement royaliste, dans la commission chargée de rédiger l'Adresse, dans l'âme de M. Royer-Collard qui présidait la commission comme la Chambre, et y exerçait une influence prépondérante. Un sentiment général prévalait: on voulait arrêter le Roi dans la voie funeste où il était entré, et on n'espérait y réussir qu'en plaçant devant lui un obstacle qu'il lui fût à lui-même impossible de méconnaître. Évidemment, quand il avait renvoyé M. de Martignac et appelé M. de Polignac, ce n'était pas seulement à ses craintes de Roi, c'était aussi, et surtout, à ses passions d'ancien régime que Charles X avait obéi. Il fallait que le péril de cette pente lui fût démontré, et que là où la prudence n'avait pas suffi, l'impossibilité se fît sentir. En témoignant sans délai et sans détour son défaut de confiance dans le cabinet, la Chambre ne dépassait point son droit; elle exprimait sa propre pensée sans contester au Roi la liberté de la sienne et son droit d'en appeler au pays par la dissolution. Elle agissait sérieusement et honnêtement; elle renonçait aux paroles ambiguës et vaines pour mettre en pratique les moeurs franches et fortes du régime constitutionnel. C'était pour elle le seul moyen de rester en harmonie avec le sentiment public, si vivement excité, et de le contenir en lui donnant une satisfaction légitime. Et l'on pouvait espérer qu'un langage à la fois ferme et loyal serait efficace autant qu'il était nécessaire, car déjà, en pareille situation, le Roi ne s'était point montré intraitable: n'avait-il pas, deux ans auparavant, en janvier 1828, renvoyé presque sans combat M. de Villèle quand une majorité décidément contraire à son cabinet était sortie des élections?

Pendant cinq jours, la commission de l'Adresse dans ses séances, et M. Royer-Collard dans ses réflexions solitaires comme dans ses conversations intimes avec ses amis, pesèrent scrupuleusement ces considérations et toutes les phrases; tous les mots du projet. M. Royer-Collard n'était pas seulement un vrai royaliste: c'était un esprit enclin au doute et à l'inquiétude, perplexe dans ses résolutions bien qu'affirmatif et hautain dans son langage, assailli d'impressions changeantes à mesure qu'il considérait les diverses faces des choses, et redoutant les grandes responsabilités. Depuis deux ans, il avait vu Charles X de près, et plus d'une fois, pendant le ministère Martignac, il avait dit aux hommes sensés de l'opposition: «Ne poussez pas trop vivement le Roi; personne ne sait à quelles folies il pourrait se porter.» Mais au point où les choses en étaient venues, appelé lui-même à représenter les sentiments et à maintenir l'honneur de la Chambre, M. Royer-Collard ne croyait pas pouvoir se dispenser de porter la vérité au pied du trône, et il se flattait qu'en s'y présentant respectueuse et affectueuse, elle y serait, en 1830 comme en 1828, sinon bien accueillie, du moins subie sans explosion funeste.

L'Adresse eut en effet ce double caractère; jamais langage plus modeste dans sa fierté et plus tendre dans sa franchise n'avait été tenu à un Roi au nom d'un peuple[23]. Quand le président en donna pour la première fois lecture à la Chambre, une secrète satisfaction de dignité se mêla, dans les coeurs les plus modérés, à l'inquiétude qu'ils ressentaient. Le débat fut court et très-contenu, presque jusqu'à la froideur. De part et d'autre on craignait de se compromettre en parlant, et l'on était pressé de conclure. Quatre des ministres, MM. de Montbel, de Guernon-Ranville, de Chantelauze et d'Haussez, prirent part à la discussion, mais presque uniquement à la discussion générale. Dans la Chambre des députés comme dans la Chambre des pairs, le chef du cabinet, M. de Polignac, resta muet. C'est à de plus hautes conditions que les aristocraties politiques se maintiennent ou se relèvent. Quand on en vint aux derniers paragraphes qui contenaient les phrases décisives, les simples députés des partis divers soutinrent seuls la lutte. Ce fut alors que nous montâmes pour la première fois à la tribune, M. Berryer et moi, nouveaux venus l'un et l'autre dans la Chambre, lui comme ami, moi comme opposant au ministère, lui pour attaquer le projet d'Adresse, moi pour le soutenir. Je prends plaisir, je l'avoue, à retrouver et à reproduire aujourd'hui les idées et les sentiments par lesquels je le soutins alors: «Sous quels auspices, demandai-je à la Chambre, au nom de quels principes et de quels intérêts le ministère actuel s'est-il formé? Au nom du pouvoir menacé, de la prérogative royale compromise, des intérêts de la Couronne mal compris et mal soutenus par ses prédécesseurs. C'est là la bannière sous laquelle il est entré en lice, la cause qu'il a promis de faire triompher. On a dû s'attendre dès lors à voir l'autorité exercée avec vigueur, la prérogative royale très active, les principes du pouvoir non-seulement proclamés, mais pratiqués, peut-être aux dépens des libertés publiques, mais du moins au profit du pouvoir lui-même. Est-ce là ce qui est arrivé, Messieurs? Le pouvoir s'est-il affermi depuis sept mois? A-t-il été exercé activement, énergiquement, avec confiance et efficacité?

[Note 23: Personne, je crois, en relisant les six derniers paragraphes de cette Adresse, les seuls qui fussent l'objet du débat, ne pourra y méconnaître aujourd'hui ni la profonde vérité des sentiments, ni la belle convenance du langage.

«Accourus à votre voix de tous les points de votre royaume, nous vous apportons de toute part, Sire, l'hommage d'un peuple fidèle, encore ému de vous avoir vu le plus bienfaisant de tous, au milieu de la bienfaisance universelle, et qui révère en vous le modèle accompli des plus touchantes vertus. Sire, ce peuple chérit et respecte votre autorité; quinze ans de paix et de liberté qu'il doit à votre auguste frère et à vous ont profondément enraciné dans son coeur la reconnaissance qui l'attache à votre royale famille; sa raison, mûrie par l'expérience et par la liberté des discussions, lui dit que c'est surtout en matière d'autorité que l'antiquité de la possession est le plus saint de tous les titres, et que c'est pour son bonheur autant que pour votre gloire que les siècles ont placé votre trône dans une région inaccessible aux orages. Sa conviction s'accorde donc avec son devoir pour lui présenter les droits sacrés de votre Couronne comme la plus sûre garantie de ses libertés, et l'intégrité de vos prérogatives comme nécessaire à la conservation de ces droits.

Cependant, Sire, au milieu des sentiments unanimes de respect et d'affection dont votre peuple vous entoure, il se manifeste dans les esprits une vive inquiétude qui trouble la sécurité dont la France avait commencé à jouir, altère les sources de sa prospérité, et pourrait, si elle se prolongeait, devenir funeste à son repos. Notre conscience, notre honneur, la fidélité que nous vous avons jurée, et que nous vous garderons toujours, nous imposent le devoir de vous en dévoiler la cause.

Sire, la Charte que nous devons à la sagesse de votre auguste prédécesseur, et dont V. M. a la ferme volonté de consolider le bienfait, consacre comme un droit l'intervention du pays dans la délibération des intérêts publics. Cette intervention devait être, elle est en effet indirecte, sagement mesurée, circonscrite dans des limites exactement tracées, et que nous ne souffrirons jamais que l'on ose tenter de franchir; mais elle est positive dans son résultat, car elle fait, du concours permanent des vues politiques de votre gouvernement avec les voeux de votre peuple, la condition indispensable de la marche régulière des affaires publiques. Sire, notre loyauté, notre dévouement nous condamnent à vous dire que ce concours n'existe pas.

Une défiance injuste des sentiments et de la raison de la France est aujourd'hui la pensée fondamentale de l'administration; votre peuple s'en afflige, parce qu'elle est injurieuse pour lui; il s'en inquiète, parce qu'elle est menaçante pour ses libertés.

Cette défiance ne saurait approcher de votre noble coeur. Non, Sire, la France ne veut pas plus de l'anarchie que vous ne voulez du despotisme (Paroles de la Chambre des pairs dans son adresse.): elle est digne que vous ayez foi dans sa loyauté comme elle a foi dans vos promesses.

Entre ceux qui méconnaissent une nation si calme, si fidèle, et nous qui, avec une conviction profonde, venons déposer dans votre sein les douleurs de tout un peuple jaloux de l'estime et de la confiance de son Roi, que la haute sagesse de V. M. prononce! ses royales prérogatives ont placé dans ses mains les moyens d'assurer, entre les pouvoirs de l'État, cette harmonie constitutionnelle, première et nécessaire condition de la force du trône et de la grandeur de la France».]

«Ou je m'abuse fort, Messieurs, ou depuis sept mois le pouvoir a perdu,—en confiance et en énergie, tout autant que le public en sécurité.

«Le pouvoir a perdu autre chose encore. Il ne consiste pas uniquement dans les actes positifs et matériels par lesquels il se manifeste; il n'aboutit pas toujours à des ordonnances et à des circulaires. L'autorité sur les esprits, l'ascendant moral, cet ascendant qui convient si bien dans les pays libres, car il détermine les volontés sans leur commander, c'est là une part importante du pouvoir, la première peut-être en efficacité. C'est aussi, à coup sûr, celle dont le rétablissement est aujourd'hui le plus nécessaire à notre patrie. Nous avons connu des pouvoirs très-actifs, très-forts, capables de choses grandes et difficiles; mais soit par le vice de leur nature, soit par le malheur de leur situation, l'ascendant moral, cet empire facile, régulier, inaperçu, leur a presque toujours manqué. Le gouvernement du Roi est, plus que tout autre, appelé à le posséder. Il ne tire point son droit, de la force. Nous ne l'avons point vu naître; nous n'avons point contracté avec lui ces familiarités dont il reste toujours quelque chose envers des pouvoirs à l'enfance desquels ont assisté ceux qui leur obéissent. Qu'a fait le ministère actuel de cette autorité morale qui appartient naturellement, sans préméditation, sans travail, au gouvernement du Roi? L'a-t-il habilement employée et agrandie en l'employant? Ne l'a-t-il pas au contraire gravement compromise en la mettant aux prises avec les craintes qu'il a fait naître et les passions qu'il a suscitées?……

…..«Ce n'est pas, Messieurs, votre unique mission de contrôler, ou du moins de contredire le pouvoir; vous ne venez pas ici seulement pour relever ses erreurs ou ses torts et pour en instruire le pays; vous y venez aussi pour entourer le gouvernement du Roi, pour l'éclairer en l'entourant, pour le soutenir en l'éclairant. …..Eh bien! quelle est aujourd'hui, dans la Chambre, la situation des hommes les plus disposés à jouer ce rôle, les plus étrangers à tout esprit d'opposition, à toute habitude d'opposition? Ils sont réduits à faire de l'opposition; ils en font malgré eux; ils voudraient rester toujours unis au gouvernement du Roi, et il faut qu'ils s'en séparent; ils voudraient le soutenir, et il faut qu'ils l'attaquent. Ils ont été poussés hors de leur propre voie. La perplexité qui les agite, c'est le ministère actuel qui la leur a faite; elle durera, elle redoublera tant que nous aurons affaire à lui.»

Je signalai partout, dans la société comme dans les Chambres, une perturbation analogue: je montrai les pouvoirs publics jetés, comme les bons citoyens, hors de leur situation et de leur mission naturelle; les tribunaux plus préoccupés de contenir le gouvernement lui-même que de réprimer les désordres ou les desseins dirigés contre lui; les journaux exerçant avec la tolérance, ou même avec l'approbation publique, une influence démesurée et déréglée; et je conclus en disant:

«On nous dit que la France est tranquille, que l'ordre n'est point troublé. Il est vrai: l'ordre matériel n'est point troublé; tous circulent librement, paisiblement; aucun bruit ne dérange les affaires… La surface de la société est tranquille, si tranquille que le gouvernement peut fort bien être tenté de croire le fond parfaitement assuré, et de se croire lui-même à l'abri de tout péril. Nos paroles, Messieurs, la franchise de nos paroles, voilà, le seul avertissement que le pouvoir ait, en ce moment, à recevoir, la seule voix qui se puisse. élever jusqu'à lui et dissiper ses illusions. Gardons-nous d'en atténuer la force; gardons-nous d'énerver nos expressions; qu'elles soient respectueuses, qu'elles soient tendres; mais qu'elles ne soient pas timides et douteuses. La vérité a déjà assez de peine à pénétrer dans le palais des rois; ne l'y envoyons pas faible et pâle; qu'il ne soit pas plus possible de la méconnaître que de se méprendre sur la loyauté de nos sentiments.»

L'Adresse fut votée comme elle avait été préparée, avec une tristesse inquiète, mais avec une profonde conviction de sa nécessité. Le surlendemain du vote, le 18 mars, nous nous rendîmes aux Tuileries pour la présenter au Roi. Vingt et un députés seulement s'étaient joints au bureau et à la grande députation de la Chambre. Parmi ceux-là mêmes qui avaient voté l'Adresse, les uns se souciaient peu d'aller encore, sous les yeux du Roi, appuyer de leur présence un tel acte d'opposition; les autres, par égard pour la Couronne, ne voulaient pas donner à cette présentation plus de solennité et d'effet. Nous n'étions, en tout, que quarante-six. Nous attendîmes quelque temps, dans le salon de la Paix, que le Roi fût revenu de la messe. Nous étions là, debout et silencieux; en face de nous, dans les embrasures des fenêtres, se tenaient les pages du Roi et quelques hommes de sa cour, inattentifs et presque impolis à dessein. Madame la Dauphine traversa le salon pour se rendre à la chapelle précipitamment et sans nous regarder. Elle eût été bien plus froide encore que je ne me serais senti nul droit de m'en étonner ni de m'en plaindre. Il y a des crimes dont le souvenir fait taire tout autre pensée, et des infortunes devant lesquelles on s'incline avec un respect qui ressemble presque à du repentir, comme si l'on en était soi-même l'auteur.

Quand nous fûmes introduits dans la salle du Trône, M. Royer-Collard lut l'Adresse simplement, dignement, avec une émotion que trahissaient sa voix et ses traits. Le Roi l'écouta dignement aussi, sans air de hauteur ni d'humeur, bref et sec dans sa réponse, par convenance royale plutôt que par colère, et, si je ne m'abuse, plus satisfait de sa fermeté qu'inquiet de l'avenir. Quatre jours auparavant, la veille du débat de l'Adresse, à son cercle des Tuileries où beaucoup de députés étaient invités, je l'avais vu traiter avec une bienveillance marquée trois membres de la Commission, MM. Dupin, Etienne et Gautier. Dans deux situations si diverses, c'était le même homme et presque la même physionomie, le même dans ses manières comme dans ses idées, soigneux de plaire quoique décidé à rompre, et obstiné par imprévoyance et routine d'esprit plutôt que par passion d'orgueil ou de pouvoir.

Le lendemain de la présentation de l'Adresse (19 mars) la session était prorogée au 1er septembre. Deux mois après (16 mai),-la Chambre des députés était dissoute; les deux ministres les plus modérés, le garde des sceaux et le ministre des finances, M. Courvoisier et M. de Chabrol, sortaient du Conseil; ils avaient refusé leur concours aux mesures extrêmes qu'on y débattait déjà pour le cas où les élections tromperaient l'attente du pouvoir. Le membre le plus compromis et le plus audacieux du cabinet Villèle, M. de Peyronnet, devenait ministre de l'intérieur. Par la dissolution, le Roi en appelait au pays, et au même moment, il faisait de nouveaux pas pour s'en séparer.

Rentré dans la vie privée dont il ne sortit plus, M. Courvoisier m'écrivit le 29 septembre 1831, de sa retraite de Baume-les-Damés: «Avant de quitter les sceaux, je causais avec M. Pozzo di Borgo de l'état du pays et des périls dont s'entourait le trône.—Quel moyen, me dit-il un jour, d'éclairer le Roi et de l'arracher à un système qui peut de nouveau bouleverser l'Europe et la France?—Je n'en vois qu'un, lui répondis-je, c'est une lettre de la main de l'empereur de Russie.—Il l'écrira, me dit-il; il l'écrira de Varsovie où il doit se rendre.—Puis nous en concertâmes la substance. M. Pozzo di Borgo m'a dit souvent que l'empereur Nicolas ne voyait de sécurité pour les Bourbons que dans l'accomplissement de la Charte.» Je doute que l'empereur Nicolas ait écrit lui-même au roi Charles X; mais ce que son ambassadeur à Paris disait au garde des sceaux de France, il le disait, lui aussi, au-due de Mortemart, ambassadeur du Roi à Saint-Pétersbourg: «Si on sort de la Charte, on va à une catastrophe; si le Roi tente un coup d'État, il en supportera seul la responsabilité.» Les conseils des rois n'ont pas plus manqué au roi Charles X que les adresses des peuples pour le détourner de son fatal dessein.

Dès que le gant électoral fut jeté, mes amis m'écrivirent de Nîmes qu'ils avaient besoin de ma présence pour les rallier tous, et pour espérer, dans le collège de département, quelques chances de succès. On désirait aussi que j'allasse, pour mon propre compte, à Lisieux, mais en ajoutant que, si j'étais nécessaire ailleurs, on croyait pouvoir, moi absent, me garantir mon élection. Je me confiai dans cette assurance, et je partis pour Nîmes le 15 juin, pressé de sonder moi-même et de près ces dispositions réelles du pays qu'on oublie si vite ou qu'on méconnaît si souvent quand on ne sort pas de Paris.

Je ne voudrais pas substituer à mes impressions d'alors mes réflexions d'aujourd'hui, ni attribuer aux idées et à la conduite de mes amis politiques, et aux miennes propres, à cette époque, un sens qu'elles n'auraient point eu. Je reproduis textuellement ce que je trouve dans des lettres intimes que j'écrivis ou que je reçus pendant mon voyage. C'est le témoignage le plus irrécusable de ce que nous pensions et cherchions alors.

J'écrivais le 26 juin, quelques jours après mon arrivée à Nîmes:

«La lutte est très-vive, plus vive qu'on ne le voit de loin. Les deux partis sont profondément engagés, et d'heure en heure s'engagent plus profondément l'un contre l'autre. Une fièvre d'égoïsme et de platitude possède et pousse l'administration. L'opposition se débat, avec une ardeur passionnée, contre les embarras et les angoisses d'une situation, légale et morale, assez difficile. Elle trouve dans les lois des moyens d'action et de défense qui lui donnent la force et le courage de soutenir le combat, mais sans lui inspirer confiance dans le succès, car presque partout la dernière garantie manque, et après avoir lutté bravement et longuement, on court risque de se trouver tout à coup désarmé et impuissant. Même anxiété dans la situation morale: l'opposition méprise l'administration et la regarde cependant comme son supérieur; les fonctionnaires sont déconsidérés et n'en occupent pas moins encore le haut du pavé; un souvenir de la puissance et de la grandeur impériale leur sert encore de piédestal; on les regarde en face, mais de has en haut, avec timidité et colère tout à la fois. Il y a là beaucoup d'éléments d'agitation et même de crise. Pourtant, dès qu'on croit voir l'explosion prochaine, ou seulement possible, tous se replient; tous la redoutent. Au fond, c'est à l'ordre et à la paix que chacun demande aujourd'hui sa fortune. On n'a confiance que dans les moyens réguliers.»

On m'écrivait de Paris, le 5 juillet:

«Voilà les élections des grands collèges qui commencent. Si nous y gagnons quelque chose, ce sera excellent, surtout à cause de l'effet que cela produira sur l'esprit du Roi, qui ne peut espérer d'avoir jamais mieux que les grands collèges. Rien, pour le moment, n'indique un coup d'État. La Quotidienne déclare ce matin qu'elle regarde la session comme ouverte, tout en convenant que le ministère n'aura pas la majorité. Elle a l'air charmé qu'on ne se propose pas de faire une Adresse toute pareille à celle des 221.»

Et le 12 juillet suivant:

«Aujourd'hui l'Universel[24] s'élève contre les bruits de coups d'État, et semble garantir l'ouverture régulière de la session par un discours du Roi. Ce discours, qui vous gênera, aura l'avantage de commencer la session en meilleure intelligence. Ce qui importe, c'est d'avoir une session; on aura bien plus de peine à en venir aux violences quand on se sera engagé dans la légalité. Mais votre nouvelle Adresse sera très-difficile à faire; quelle qu'elle soit, la droite et l'extrême gauche la traiteront de reculade, la droite pour s'en vanter, l'extrême gauche pour s'en plaindre. Vous aurez à vous défendre de ceux qui voudraient purement et simplement reproduire la dernière Adresse, et s'y tenir comme au dernier mot du pays. La victoire électorale nous étant acquise, et l'alternative de la dissolution ne pouvant plus être présentée au Roi, il y aura évidemment une nouvelle conduite à tenir. D'ailleurs, quel intérêt avons-nous à faire que le Roi se bute? La France ne peut que gagner à des années de gouvernement régulier. Gardons-nous de précipiter les événements.»

[Note 24: L'un des journaux ministériels du temps.]

Je répondais, le 16 juillet:

«Je ne sais comment nous nous tirerons de la nouvelle Adresse. Ce sera très-difficile; mais quelle que soit la difficulté, il faut l'accepter, car évidemment nous avons besoin d'une session. Nous serions pris pour des enfants et des fous si nous ne faisions que recommencer ce que nous avons fait il y a quatre mois. La Chambre nouvelle ne doit point reculer; mais elle doit prendre une autre route. Que nous n'ayons point de coup d'État, que l'ordre constitutionnel subsiste régulièrement; quelles que soient les combinaisons ministérielles, le vrai et dernier succès sera pour nous.»

Je rencontrais autour de moi, parmi les électeurs rassemblés, des dispositions tout aussi modérées, patientes, et loyales: «M. de Daunant vient d'être élu (13 juillet), par le collége d'arrondissement de Nîmes; il a eu 296 voix contre 241 données à M. Daniel Murjas, président du collège. Au moment où ce résultat a été proclamé, le secrétaire du bureau a proposé à l'assemblée de voter des remerciements au président qui, malgré sa candidature, l'avait présidée avec une impartialité et une loyauté parfaites. Les remerciements ont été votés à l'instant, au milieu des cris de: Vive le Roi! Et les électeurs, en se retirant, ont trouvé partout la même tranquillité et la même gravité qu'ils avaient eux-mêmes apportées dans leurs opérations.»

Enfin, le 12 juillet, en apprenant la prise d'Alger, j'écrivais: «Voilà la campagne d'Afrique finie, et bien finie. Notre campagne à nous, dans deux mois d'ici, en sera sans nul doute un peu plus difficile; mais n'importe, j'espère que ce succès ne fera pas faire au pouvoir les dernières folies, et j'aime mieux notre honneur national que notre commodité parlementaire.»

Je n'ai gardé de prétendre que ces sentiments fussent ceux de tous les hommes qui, soit dans les Chambres, isoit dans le pays, avaient applaudi à l'Adresse des 221, et qui votaient, dans les élections, pour la soutenir. La Restauration n'avait pas fait en France, tant de conquêtes. Inactives, mais non résignées, les sociétés secrètes étaient toujours là, prêtes, dès qu'une circonstance favorable se présenterait, à reprendre leur travail de conspiration et de destruction. D'autres adversaires, plus légaux mais non moins redoutables, épiaient toutes les fautes du Roi et de son gouvernement, et les commentaient assidûment devant le public, attendant et faisant pressentir des fautes bien plus graves, qui amèneraient les conséquences suprêmes. Dans les masses populaires, les vieux instincts de méfiance et de haine, pour tout ce qui rappelait l'ancien régime et l'invasion étrangère, continuaient de fournir, aux ennemis de la Restauration, des armes et des espérances inépuisables. Le peuple est comme l'Océan, immobile et presque immuable au fond, quels que soient les coups de vent qui agitent sa surface. Cependant l'esprit de légalité et le bon sens politique avaient fait de notables progrès; même au milieu de la fermentation électorale, le sentiment public repoussait hautement toute révolution nouvelle. Jamais la situation des hommes qui voulaient sincèrement le Roi et la Charte n'avait été meilleure ni plus forte; ils avaient, dans l'opposition légale, fait leurs preuves de fermeté persévérante; ils venaient de maintenir avec éclat les principes essentiels du gouvernement représentatif; ils, possédaient l'estime, et même la faveur publique; les partis violents par nécessité, le pays avec quelque doute, mais aussi avec une espérance honnête, se rangeaient et marchaient derrière eux. S'ils avaient, à ce moment critique, réussi auprès du Roi comme dans les Chambres et dans le pays, si Charles X, après avoir, par la dissolution, poussé jusqu'au bout le droit de sa couronne, avait accueilli le voeu manifeste de la France, et pris ses conseillers parmi les royalistes constitutionnels investis de la considération publique, je le dis avec une conviction qui peut sembler téméraire mais qui persiste aujourd'hui, on pouvait raisonnablement espérer que l'épreuve décisive était surmontée, et que, le pays prenant confiance en même temps dans le Roi et dans la Charte, la Restauration et le gouvernement constitutionnel seraient fondés ensemble.

Mais ce qui manquait précisément au roi Charles X, c'était cette étendue et cette liberté d'esprit qui donnent à un prince l'intelligence de son temps et lui en font sainement apprécier les ressources comme les nécessités. «Il n'y a que M. de La Fayette et moi qui n'ayons pas changé depuis 1789,» disait-il un jour, et il disait vrai: à travers les vicissitudes de sa vie, il était resté tel qu'il s'était formé dans sa jeunesse, à la cour de Versailles et dans la société aristocratique du XVIIIe siècle, sincère et léger, confiant en lui-même et dans ses entours, peu observateur et peu réfléchi quoique d'un esprit actif, attaché à ses idées et à ses amis de l'ancien régime comme à sa foi et à son drapeau. Sous le règne de son frère Louis XVIII et dans la scission du parti monarchique, il avait été le patron et l'espérance de cette opposition royaliste qui fit hardiment usage des libertés constitutionnelles, et il s'était fait alors en lui un singulier mélange d'intimité persévérante avec ses anciens compagnons et de goût pour la popularité nouvelle d'une physionomie libérale. Monté sur le trône, il fit, à cette faveur populaire, plus d'une coquetterie royale, et se flatta sincèrement qu'il gouvernerait selon la Charte, avec ses idées et ses amis d'autrefois. M. de Villèle et M. de Martignac s'usèrent à son service dans ce difficile travail; et après leur chute, aisément acceptée, Charles X se trouva rendu à ses pentes naturelles, au milieu de conseillers peu disposés à le contredire et hors d'état de le contenir. Deux erreurs funestes s'établirent alors dans son esprit: il se crut menacé par la Révolution beaucoup plus qu'il ne l'était réellement, et il cessa de croire à la possibilité de se défendre et de gouverner par le cours légal du régime constitutionnel. La France ne voulait point d'une révolution nouvelle. La Charte contenait, pour un souverain prudent et patient, de sûrs moyens d'exercer l'autorité royale et de garantir la Couronne. Mais Charles X avait perdu confiance dans la France et dans la Charte; quand l'Adresse des 221 sortit triomphante des élections, il se crut poussé dans ses derniers retranchements, et réduit à se sauver malgré la Charte ou à périr par la Révolution. Peu de jours avant les ordonnances de juillet, l'ambassadeur de Russie, le comte Pozzo di Borgo, eut une audience du Roi. Il le trouva assis devant son bureau, les yeux fixés sur la Charte ouverte à l'article XIV. Charles X lisait et relisait cet article, y cherchant avec une inquiétude honnête le sens et la portée qu'il avait besoin d'y trouver. En pareil cas, on trouve toujours ce qu'on cherche; et la conversation du Roi, bien que détournée et incertaine, laissa à l'ambassadeur peu de doutes sur ce qui se préparait.

PIÈCES HISTORIQUES

I

Le vicomte de Chateaubriand à M. Guizot.

Val-de-Loup, ce 12 mai 1809.

Mille remercîments, Monsieur; j'ai lu vos articles avec un extrême plaisir. Vous me louez avec tant de grâce et vous me donnez tant d'éloges que vous pouvez affaiblir celles-ci; il en restera toujours assez pour satisfaire ma vanité d'auteur, et toujours plus que je n'en mérite.

Je trouve vos critiques fort justes. Une surtout m'a frappé par la finesse du goût. Vous dites que les catholiques ne peuvent pas, comme, les protestants, admettre une mythologie chrétienne, parce que nous n'y avons pas été formés et habitués par de grands poëtes: cela est très-ingénieux. Et quand on trouverait mon ouvrage assez bon pour dire que je commencerai pour nous cette mythologie, on pourrait répondre que je viens trop tard, que notre goût est formé sur d'autres modèles, etc., etc… Cependant il resterait toujours le Tasse et tous les poëmes latins catholiques du moyen âge. C'est la seule objection de fait que l'on trouve contre votre critique.

Véritablement, Monsieur, je le dis très-sincèrement, les critiques qui ont jusqu'à présent paru sur mon ouvrage me font une certaine honte pour les Français. Avez-vous remarqué que personne ne semble avoir compris mon ouvrage, que les règles de l'épopée sont si généralement oubliées que l'on juge un ouvrage de sens et d'un immense travail comme on parlerait d'un ouvrage d'un jour et d'un roman? Et tous ces cris contre le merveilleux! ne dirait-on pas que c'est moi qui suis l'auteur de ce merveilleux? que c'est une chose inouïe, singulière, inconnue? Et pourtant nous avons le Tasse, Millon, Klopstock, Gessner, Voltaire même! Et si l'on ne peut pas employer le merveilleux chrétien, il n'y aura donc plus d'épopée chez les modernes, car le merveilleux est essentiel au poëme épique, et je pense qu'on ne veut pas faire intervenir Jupiter dans un sujet tiré de notre histoire. Tout cela est sans bonne foi, comme tout en France. La question était de savoir si mon ouvrage était bon ou mauvais comme épopée, et voilà tout, sans s'embarrasser de savoir s'il était ou non contraire à la religion, et mille choses de cette espèce.

Je ne puis, moi, Monsieur, avoir d'opinion sur mon propre ouvrage; je ne puis que vous rapporter celle des autres. M. de Fontanes est tout à fait décidé en faveur des Martyrs. Il trouve cet ouvrage fort supérieur à mes premiers ouvrages, sous le rapport du plan, du style et des caractères. Ce qui me paraît singulier, c'est que le IIIe livre, que vous n'aimez pas, lui semble un des meilleurs de l'ouvrage. Sous les rapports du style, il dit que je ne l'ai jamais porté plus haut que dans la peinture du bonheur, des justes, dans la description de la lumière du ciel et dans le morceau sur la Vierge. Il excuse la longueur des deux discours du Père et du Fils sur la nécessité d'établir ma machine épique. Sans ces discours plus de récit, plus d'action; le récit et l'action sont motivés par les discours des essences incréées.

Je vous rapporte ceci, Monsieur, non pour vous convaincre, mais pour vous montrer comment d'excellents esprits peuvent voir un objet sous dix faces différentes. Je n'aime point comme vous, Monsieur, la description des tortures; mais elle m'a paru absolument nécessaire dans un ouvrage sur des martyrs. Cela est consacré par toute l'histoire et par tous les arts. La peinture et là sculpture chrétiennes ont choisi ces sujets; ce sont là les véritables combats du sujet. Vous qui savez tout, Monsieur, vous savez combien j'ai adouci le tableau et ce que j'ai retranché des Acta Martyrum, surtout en faisant disparaître les douleurs physiques et opposant des images gracieuses à d'horribles tourments. Vous êtes trop juste, Monsieur, pour ne pas distinguer ce qui est ou l'inconvénient du sujet ou la faute du poëte.

Au reste, Monsieur, vous connaissez les tempêtes élevées contre mon ouvrage et d'où elles partent. Il y a une autre plaie cachée qu'on ne montre pas, et qui au fond est la source de la colère; c'est ce Hiéroclès qui égorge les chrétiens au nom de la philosophie et de la liberté. Le temps fera justice si mon livre en vaut la peine, et vous hâterez beaucoup cette justice en publiant vos articles, dussiez-vous les changer et les mutiler jusqu'à un certain degré. Montrez-moi mes fautes, Monsieur; je les corrigerai. Je ne méprise que les critiques aussi has dans leur langage que dans les raisons secrètes qui les font parler. Je ne puis trouver la raison et l'honneur dans la bouche de ces saltimbanques littéraires aux gages de la police, qui dansent dans le ruisseau pour amuser les laquais.

Je suis à ma chaumière, Monsieur, où je serai enchanté de recevoir de vos nouvelles. Je serais trop heureux de vous y donner l'hospitalité si vous étiez assez aimable pour venir me la demander.

Agréez, Monsieur, l'assurance de ma profonde estime et de ma haute considération.

DE CHATEAUBRIAND.

Val-de-Loup, près d'Aunay, par Antony, département de la Seine.

Le vicomte de Chateaubriand à M. Guizot.

Val-de-Loup, ce 30 mai 1809.

Bien loin, Monsieur, de m'importuner, vous me faites un plaisir extrême de vouloir bien me communiquer vos idées. Cette fois-ci, je passerai condamnation sur le merveilleux chrétien, et je croirai avec vous que nous autres Français nous ne nous y ferons jamais. Mais je ne saurais, Monsieur, vous accorder que les Martyrs soient fondés sur une hérésie. Il ne s'agit point, si je ne me trompe, d'une rédemption, ce qui serait absurde, mais d'une expiation, ce qui est tout à fait conforme à la foi. Dans tous les temps, l'Église a cru que le sang d'un martyr pouvait effacer les péchés du peuplé et le délivrer de ses maux. Vous savez mieux que moi, sans doute, qu'autrefois, dans les temps de guerre et de calamités, on enfermait un religieux dans une tour ou dans une cellule, où il jeûnait et priait pour le salut de tous. Je n'ai laissé sur mon intention aucun doute, car je fais dire positivement à l'Éternel, dans le troisième livre, qu'Eudore attirera les bénédictions du ciel sur les chrétiens par le mérite du sang de Jésus-Christ; ce qui est, comme vous voyez, Monsieur, précisément la phrase orthodoxe, et la leçon même du catéchisme. La doctrine des expiations, si consolante d'ailleurs, et consacrée par toute, l'antiquité, a été reçue dans notre religion: la mission du Christ ne l'a pas détruite; et, pour le dire en passant, j'espère bien que le sacrifice de quelque victime innocente tombée dans notre révolution obtiendra dans le ciel la grâce de notre coupable patrie: ceux que nous avons égorgés prient peut-être dans ce moment même pour nous; vous ne voudriez pas sans doute, Monsieur, renoncer à ce sublime espoir, fruit du sang et des larmes chrétiennes.

Au reste, Monsieur, la franchise et la noblesse de votre procédé me font oublier un moment la turpitude de ce siècle. Que penser d'un temps où l'on dit à un honnête homme: «Vous aurez sur tel ouvrage telle opinion; vous louerez ou vous blâmerez cet ouvrage, non pas d'après votre conscience, mais d'après l'esprit du journal où vous écrivez?» On est trop heureux, Monsieur, de retrouver encore des hommes comme vous qui sont là pour protester contre la bassesse des temps, et pour conserver au genre humain la tradition de l'honneur. En dernier résultat, Monsieur, si vous examinez bien les Martyrs, vous y trouverez beaucoup à reprendre sans doute; mais, tout bien considéré, vous verrez que pour le plan, les caractères et le style, c'est le moins mauvais et le moins défectueux de mes faibles écrits.

J'ai en effet en Russie, Monsieur, un neveu appelé Moreau: c'est le fils du fils d'une soeur de ma mère; je le connais à peine, mais je le crois un bon sujet. Son père, qui était aussi en Russie, est revenu en France, il n'y a guère plus d'un an. J'ai été charmé de l'occasion qui m'a procuré l'honneur de faire connaissance avec mademoiselle de Meulan: elle m'a paru, comme dans ce qu'elle écrit, pleine d'esprit, de goût et de raison. Je crains bien de l'avoir importunée par la longueur de ma visite: j'ai le défaut de rester partout où je trouve des gens aimables, et surtout des caractères élevés et des sentiments généreux.

Je vous renouvelle bien sincèrement, Monsieur, l'assurance de ma haute estime, de ma reconnaissance et de mon dévouement. J'attends avec une vive impatience le moment où je vous recevrai dans mon ermitage, ou celui qui me conduira à votre solitude. Agréez, je vous en prie, Monsieur, mes très-humbles salutations et toutes mes civilités.

DE CHATEAUBRIAND.

Val-de-Loup, près d'Aunay, par Antony, ce 30 mai 1809.

Le vicomte de Chateaubriand à M. Guizot.

Val-de-Loup, ce 12 juin 1809.

J'ai été absent de ma vaille, Monsieur, pendant quelques jours, et c'est ce qui m'a empêché de répondre plus tôt à votre lettre. Me voilà bien convaincu d'hérésie; j'avoue que le mot racheté m'est échappé, à la vérité contre mon intention. Mais enfin il y est; je vais sur-le-champ l'effacer pour la première édition.

J'ai lu vos deux premiers articles, Monsieur. Je vous en renouvelle mes remercîments: ils sont excellents, et vous me louerez toujours au delà du peu que je vaux.

Ce qu'on a dit, Monsieur, sur l'église du Saint-Sépulcre est très-exact. Cette description n'a pu être faite que par quelqu'un qui connaît les lieux. Mais le Saint-Sépulcre lui-même aurait bien pu échapper à l'incendie sans qu'il y ait eu pour cela aucun miracle. Il forme, au milieu de la nef circulaire de l'église, une espèce de catafalque de marbre blanc: la coupole de cèdre, en tombant, aurait pu l'écraser, mais non pas y mettre le feu. C'est cependant une circonstance très-extraordinaire et qui mériterait de plus longs détails que ceux qu'on peut renfermer dans les bornes d'une lettre.

Je voudrais bien, Monsieur, pouvoir aller vous donner moi-même ces détails dans votre solitude. Malheureusement madame de Chateaubriand est malade, je suis obligé de rester auprès d'elle. Je ne renonce pourtant point à l'espoir d'aller vous chercher ni à celui de vous recevoir dans mon ermitage: les honnêtes gens doivent, surtout à présent, se réunir pour se consoler. Les idées généreuses et les sentiments élevés deviennent tous les jours si rares qu'on est trop heureux quand on les retrouve. Je serais enchanté, Monsieur, que ma société pût vous être agréable, ainsi qu'à M. Stapfer, que je vous prie de remercier beaucoup pour moi.

Agréez de nouveau, Monsieur, je vous en prie, l'assurance de ma haute considération et de mon dévouement sincère, et, si vous le permettez, d'une amitié que nous commençons sous les auspices de la franchise et de l'honneur.

DE CHATEAUBRIAND.

La meilleure description de Jérusalem est celle de Danville, mais le petit traité est fort rare; en général, tous les voyageurs sont fort exacts sur la Palestine. Il y a une lettre dans les Lettres édifiantes (Missions du Levant) qui ne laisse rien à désirer. Quant à M. de Volney, il est bon sur le gouvernement des Turcs, mais il est évident qu'il n'a jamais vu Jérusalem. Il est probable qu'il n'a pas passé Ramlé ou Rama, l'ancienne Arimathie.

Vous pourriez consulter encore le Theatrum Terra Sanctoe d'Adrichomius.

II

Le comte de Lally-Tolendal à M. Guizot.

Bruxelles, 27 avril 1811.

Vous ne devez pas comprendre mon silence, Monsieur, et moi je ne comprenais pas la lente arrivée des prospectus que vous m'aviez annoncés dans votre lettre du 4 de ce mois. Imaginez-vous que le portier d'ici avait confondu ce paquet avec toutes les liasses d'imprimés oiseux qu'on adresse à une préfecture, et que si le besoin d'un livre ne m'eût pas fait descendre dans le cabinet-sanctuaire du préfet, je n'aurais peut-être pas encore découvert la méprise. Je vous remercie, Monsieur, de la confiance que vous avez bien voulu me témoigner dans cette occasion. Vous savez si personne vous rend plus que moi la plénitude de la justice qui vous est due, et vous savez que je vous la rends avec autant d'attrait que de conviction. Ma génération passe, la vôtre vient d'arriver, une autre naît; je vous vois placé entre deux pour consoler la première, honorer la seconde et former la troisième. Tâchez de faire celle-ci à votre image, ce qui ne veut pas dire que je souhaite à tous les petits garçons d'en savoir un jour autant que vous, ni à toutes les petites filles de ressembler en tout à votre plus qu'aimable collaboratrice. Il ne faut désirer que ce qu'on peut obtenir, et j'aurais trop de regret de me sentir sur mon déclin quand un si beau siècle serait près de se lever sur la terre. Mais renfermez ma pensée dans ses justes bornes, et dictez, comme Solon, les meilleures lois que puisse supporter ou recevoir l'enfance du XIXe siècle: ce sera bien encore assez. Aujourd'hui le mox progeniem daturos vitiosiorem ferait dresser les cheveux.

Madame de la Tour du Pin, baronne de l'Empire depuis deux ans, préfète de la Dyle depuis trois ans, mère religieuse depuis vingt, conseillera votre recueil avec toute l'influence que peuvent lui donner les deux premiers titres, et y souscrit avec tout l'intérêt que lui inspire le dernier. Moi qui n'ai plus et ne veux plus d'autres titres que ceux de père et d'ami, je vous demande la permission de souscrire pour ma fille qui, commençant la double éducation d'un petit Arnaud et d'une petite Léontine, sera très-heureuse de profiter de votre double enseignement. Je ne doute pas que le grand-père lui-même ne trouve très-souvent à s'y instruire et toujours à s'y plaire. Il me semble que jamais association ne fut plus propice au mélange de l'utile dulci. Si je laissais aller ma plume, je suis sûr qu'elle écrirait comme une folle à l'un des deux auteurs: «Ne pouvant me refaire jeune pour adorer vos mérites, je m'établis un vieil enfant pour recevoir vos préceptes. Je baise de loin la main de ma jeune bonne, avec un respect très-profond, mais pas assez dégagé de quelques-uns de ces mouvements qui ont suivi ma première enfance, et que doit m'interdire ma seconde éducation. Peut-on se soumettre à votre férule avec plus de candeur? au moins j'avoue mes fautes. Comme il ne faut pas mentir, je n'ose pas encore ajouter: cela ne m'arrivera plus; mais le ferme propos viendra avec l'âge faible, et plus je me déformerai, plus je serai parfait.»

Voulez-vous bien, Monsieur, présenter mes respects à madame et à mademoiselle de Meulan? Un très-excellent et très-aimable jeune homme (encore un de ceux dont l'élévation et la pureté consolent), le neveu de M. Hochet, ne demeure-t-il pas sous le même toit que vous? alors je vous prierais de me rappeler à son souvenir, et par lui à M. son oncle, duquel j'attends, avec une grande anxiété, réponse sur un objet du plus grand intérêt pour l'oncle de mon gendre dans les installations des cours impériales.—Mais rien par la poste.

Je ne vous parlerai pas de nos si bons et si respectables amis de la place Louis XV[25], parce que je vais leur écrire Directement.

[Note 25: M. et madame Suard.]

Mais l'idée me vient de vous demander une grâce avant de fermer ma lettre. Lorsque, dans vos préceptes à la jeunesse, vous en serez au chapitre et à l'âge où il sera question du choix d'un état, je vous conjure d'y insérer, avec toute la gravité de votre caractère intègre, quelque chose qui revienne à ceci: «Si votre vocation vous porte à être imprimeur, éditeur d'un ouvrage quelconque, moral, politique, historique, n'importe, ne vous croyez pas permis de mutiler, sans l'en prévenir, un auteur, et surtout celui qui tient à l'inviolabilité de ses écrits beaucoup plus par conscience que par amour-propre. Si vous le mutilez à vous tout seul, ce qui est déjà passablement hardi, au moins ne croyez pas pouvoir substituer un membre postiche de votre façon au membre vivant que vous aurez coupé, et craignez de remplacer, sans vous en apercevoir, un bras de chair par une jambe de bois. Mais brisez toutes vos presses, plutôt que de lui faire dire, sous le sceau de la signature, le contraire de ce qu'il a dit, le contraire de ce qu'il a pensé et de ce qu'il sent, car ce serait un oubli de raison tout voisin d'un oubli de morale.»—J'écris plus longuement air ce sujet à nos amis de la place Louis XV, et vous prie, Monsieur, de vouloir bien ne parler qu'à eux de mon énigme, qui, sûrement, n'en est déjà plus une avec vous. J'espère que ce qui m'a indigné et affligé ne se rencontrera pas une seconde fois. En disant ce qu'il fallait dire, je me suis imposé les ménagements nécessaires. Je ne veux point d'une rupture dont la vengeance frapperait sur mes tombeaux chéris et mes amis vivants. Ma lettre est devenue bien sérieuse; je ne savais pas, quand je l'ai commencée, qu'elle allait me conduire où je me trouve en la finissant. Je crois vous parler; la confiance m'entraîne; il m'est doux d'avoir joint une preuve involontaire de ce sentiment à l'expression très-volontaire de tous ceux que vous m'avez si profondément inspirés, et dont j'ai l'honneur, Monsieur, de vous renouveler l'assurance au milieu de mes plus sincères salutations.

Lally-Tolendal.

III

Discours prononcé pour l'ouverture du Cours d'histoire moderne de M. Guizot, le 11 décembre 1812.

Messieurs,

Un homme d'État, célèbre par son caractère et par ses malheurs, sir Walter Raleigh, avait publié la première partie d'une Histoire du monde: enfermé dans la prison de la Tour, il venait de terminer la dernière. Une querelle s'élève sous ses fenêtres dans une des cours de la prison: il regarde, examine attentivement la contestation qui devient sanglante, et se retire, l'imagination vivement frappée des détails de ce qui s'est passé sous ses yeux. Le lendemain, il reçoit la visite d'un de ses amis, et le lui raconte: quelle est sa surprise lorsque cet ami, qui avait été témoin et même acteur dans l'événement de la veille, lui prouve que cet événement, dans son résultat comme dans ses détails, a été précisément le contraire de ce qu'il croyait avoir observé! Raleigh, resté seul, prend son manuscrit et le jette au feu, convaincu que, puisqu'il s'était si fort trompé sur ce qu'il avait vu, il ne savait rien de tout ce qu'il venait d'écrire.

Sommes-nous mieux instruits ou plus heureux que sir Walter Raleigh? L'historien le plus confiant n'oserait peut-être répondre à cette question d'une manière tout à fait affirmative. L'historien raconte une longue suite d'événements, peint un grand nombre de caractères; et songez, Messieurs, à la difficulté de bien connaître un seul caractère, un seul événement. Montaigne, après avoir passé sa vie à s'étudier, faisait sans cesse sur lui-même de nouvelles découvertes; il en a rempli un long ouvrage, et a fini par dire: «L'homme est un subject si divers, si ondoyant et si vain, qu'il est malaisé d'y fonder un jugement constant et uniforme.» Composé obscur d'une infinité de sentiments et d'idées qui s'altèrent, se modifient réciproquement et dont il est aussi difficile de démêler la source que d'en prévoir les résultats, produit incertain d'une multitude de circonstances, quelquefois impénétrables, toujours compliquées, qu'ignore souvent celui qu'elles entraînent, et que ne soupçonnent même pas ceux qui l'entourent, l'homme sait à peine se connaître lui-même et n'est jamais que deviné par les autres. Le plus simple, s'il essayait de s'étudier et de se peindre, aurait à nous apprendre mille secrets dont nous ne nous doutons point. Et que d'hommes dans un événement! Que d'hommes dont le caractère a influé sur cet événement, en a modifié la nature, la marche, les effets! Amenez des circonstances parfaitement semblables; supposez des situations exactement pareilles; qu'un acteur change, tout est changé; c'est par d'autres motifs qu'il agit, c'est autre chose qu'il veut faire. Prenez les mêmes acteurs; changez une seule de ces circonstances indépendantes de la volonté, qu'on appelle hasard ou destinée; tout est changé encore. C'est de cette infinité de détails, où tout est obscur, où rien n'est isolé, que se compose l'histoire; et l'homme, fier de ce qu'il sait, parce qu'il oublie de songer combien il ignore, croit la savoir quand il a lu ce que lui en ont dit quelques hommes qui n'avaient pas, pour connaître leur temps, plus de moyens que nous n'en avons pour connaître le nôtre.

Que chercher donc, que trouver dans ces ténèbres du passé qui s'épaississent à mesure qu'on s'en éloigne? Si César, Salluste ou Tacite n'ont pu nous transmettre que des notions souvent incomplètes et douteuses, nous fierons-nous à ce qu'ils racontent? Et si nous n'osons nous y fier, comment y suppléerons-nous? Serons-nous capables de nous débarrasser de ces idées, de ces moeurs, de cette existence nouvelle qu'a amenées un nouvel ordre de choses, pour adopter momentanément dans notre pensée d'autres moeurs, d'autres idées, une autre existence? Saurons-nous devenir Grecs, Romains ou Barbares pour comprendre les Romains, les Barbares ou les Grecs avant de nous hasarder à les juger? Et quand nous serions parvenus à cette difficile abnégation d'une réalité présente, et impérieuse, saurions-nous, aussi bien que César, Salluste ou Tacite, l'histoire des temps dont ils nous parlent? Après nous être ainsi transportés au milieu du monde qu'ils peignent, nous découvririons dans leurs tableaux des lacunes dont nous ne nous doutons pas, dont ils ne se doutèrent pas toujours eux-mêmes: cette multitude de faits qui, groupés et vus de loin, nous paraissent remplir le temps et l'espace, nous offriraient, si nous nous trouvions placés sur le terrain même qu'ils occupent, des vides qu'il nous serait impossible de combler, et que l'historien y laisse nécessairement, parce que celui qui raconte ou décrit ce qu'il voit, à des gens qui le voient comme lui, n'imagine jamais avoir besoin de tout dire.

Gardons-nous donc de penser que l'histoire soit réellement pour nous le tableau du passé: le monde est trop vaste, la nuit du temps trop obscure et l'homme trop faible pour que ce tableau soit jamais complet et fidèle.

Mais serait-il vrai qu'une connaissance si importante nous fût totalement interdite? Que, dans ce que nous en pouvons acquérir, tout fût sujet de doute ou d'erreur? L'esprit ne s'éclairerait-il que pour chanceler davantage? Ne déploierait-il toutes ses forces que pour être amené à confesser son ignorance? Idée cruelle et décourageante que beaucoup d'hommes supérieurs ont rencontrée dans leur chemin, mais à laquelle ils ont eu tort de s'arrêter.

Ce que l'homme ne se demande presque jamais, c'est ce qu'il a réellement besoin de savoir dans ce qu'il cherche si ardemment à connaître. Il suffit de jeter un coup d'oeil sur ses études pour y apercevoir deux parties dont la différence est frappante, quoique nous ne puissions assigner la limite qui les sépare. Partout je vois un certain travail innocent, mais vain, qui s'attache à des questions, à des recherches inabordables ou sans résultat, qui n'a d'autre but que de satisfaire l'inquiète curiosité d'un esprit dont le premier besoin est d'être occupé; et partout je vois un travail véritablement utile, fécond, intéressant non-seulement pour celui qui s'y livre, mais pour le genre humain tout entier. Que de temps, que de talent ont consumé les hommes dans les méditations métaphysiques! Ils ont voulu pénétrer la nature intime des choses, de l'esprit, de la matière; ils ont pris pour des réalités de pures et vagues combinaisons de mots; mais ces mêmes travaux, ou des travaux qui en ont été la conséquence, nous ont éclairés sur l'ordre de nos facultés, les lois qui les régissent, la marche de leur développement; nous avons eu une histoire, une statistique de l'esprit humain; et, si personne n'a pu nous dire ce qu'il est, nous avons appris comment il agit, et comment on doit travailler à en affermir la justesse, à en étendre la portée.

L'étude de l'astronomie n'a-t-elle pas eu longtemps pour unique but les rêves de l'astrologie? Gassendi lui-même n'avait commencé à l'étudier que dans cette vue, et, lorsque la science l'eut guéri des préjugés de la superstition, il se repentit d'en avoir parlé trop haut, «parce que, disait-il, plusieurs étudiant auparavant l'astronomie pour devenir astrologues, il s'apercevait que plusieurs ne voulaient plus l'apprendre depuis qu'il avait décrié l'astrologie.» Qui nous prouvera que, sans cette inquiétude qui a porté l'homme à chercher l'avenir dans les astres, la science qui dirige aujourd'hui nos vaisseaux serait parvenue où nous la voyons?

C'est ainsi que nous retrouverons dans tous les travaux de l'homme une moitié vaine à côté d'une moitié utile; nous ne condamnerons plus alors la curiosité qui mène au savoir; nous reconnaîtrons que, si l'esprit humain s'est souvent égaré dans la route, s'il n'a pas toujours pris, pour arriver, la voie la plus prompte, il s'est vu conduit enfin, par la nécessité de sa nature, à la découverte d'importantes vérités: mais, plus éclairés, nous nous efforcerons de ne point perdre de temps, d'aller droit au but en concentrant nos forces sur des recherches fécondes en résultats profitables; et nous ne tarderons pas à nous convaincre que tout ce que l'homme ne peut pas ne lui est bon à rien, et qu'il peut tout ce qui lui est nécessaire.

L'application de cette idée à l'histoire lèvera bientôt la difficulté que nous avait opposée d'abord son incertitude. Peu nous importe, par exemple, de connaître la figure ou le jour précis de la naissance de Constantin, de savoir quels motifs particuliers, quels sentiments personnels ont influé, en telle ou telle occasion, sur ses déterminations et sur sa conduite, d'être informés de tous les détails de ses guerres et de ses victoires contre Maxence ou Licinius: ces circonstances ne regardent que le monarque, et le monarque n'est plus. L'ardeur que tant de savants mettent à les rechercher n'est que la suite de ce juste intérêt qui s'attache aux grands noms, aux grands souvenirs. Mais les résultats de la conversion de Constantin, son administration, les principes politiques et religieux qu'il établit dans son empire, voilà ce qu'aujourd'hui encore il nous importe de connaître, parce que c'est là ce qui ne meurt pas en un jour, ce qui fait le sort et la gloire des peuples, ce qui leur laisse ou leur enlève l'usage des plus nobles facultés de l'homme, ce qui les plonge silencieusement dans une misère tantôt muette, tantôt agitée, ou pose pour eux les fondements d'un long bonheur.

On pourrait dire en quelque sorte qu'il y a deux passés, l'un tout à fait mort, sans intérêt réel parce que son influence ne s'est pas étendue au delà de sa durée; l'autre durant toujours par l'empire qu'il a exercé sur les siècles suivants, et par cela seul réservé, pour ainsi dire, à notre connaissance, puisque ce qui en reste est là pour nous éclairer sur ce qui n'est plus. L'histoire nous offre, à toutes ses époques, quelques idées dominantes, quelques grands événements qui ont déterminé le sort et le caractère d'une longue suite de générations. Ces idées, ces événements ont donc laissé des monuments qui subsistent encore, ou qui ont subsisté longtemps sur la face du monde: une longue trace, en perpétuant le souvenir comme l'effet de leur existence, a multiplié les matériaux propres à nous guider dans les recherches dont ils sont l'objet; la raison même peut ici nous offrir ses données positives pour nous conduire à travers le dédale incertain des faits. Dans l'événement qui passe, peut se trouver telle circonstance aujourd'hui inconnue qui le rende totalement différent de l'idée que nous nous en formons: ainsi nous ignorerons toujours ce qui retint Annibal à Capoue et sauva Rome; mais dans un effet qui s'est longtemps prolongé, on découvre facilement la nature de sa cause: ainsi l'autorité despotique qu'exerça longtemps le Sénat sur le peuple romain nous indique à quoi se bornaient, pour les sénateurs, les idées de liberté qui déterminèrent l'expulsion des rois. Marchons donc du côté où nous pouvons avoir la raison pour guide; appliquons les principes qu'elle nous fournit aux exemples que nous prête l'histoire; l'homme, dans l'ignorance et la faiblesse auxquelles le condamnent les bornes de sa vie et celles de ses facultés, a reçu la raison pour suppléer au savoir, comme l'industrie pour suppléer à la force.

Tel est le point de vue, Messieurs, sous lequel nous tâcherons d'envisager l'histoire. Nous chercherons dans l'histoire des peuples celle de l'espèce humaine; nous nous appliquerons à démêler quels ont été, dans chaque siècle, dans chaque état de civilisation, les idées dominantes, les principes généralement adoptés qui ont fait le bonheur ou le malheur des générations soumises à leur pouvoir, et qui ont ensuite influé sur le sort des générations postérieures. Le sujet dont nous avons à nous occuper est un des plus riches en considérations de ce genre. L'histoire nous offre des périodes de développement durant lesquelles le genre humain, parti d'un état de barbarie et d'ignorance, arrive par degrés à un état de science et de civilisation qui peut déchoir, mais non se perdre, car les lumières sont un héritage qui trouve toujours à qui se transmettre. La civilisation des Égyptiens et des Phéniciens prépara celle des Grecs; celle des Grecs et des Romains ne fut point perdue pour les Barbares qui vinrent s'établir dans leur empire: aucun siècle encore n'a été placé avec autant d'avantages que le nôtre pour observer cette progression lente, mais réelle: nous pouvons, en portant nos regards en arrière, reconnaître la route qu'a suivie le genre humain en Europe depuis plus de deux mille ans. L'histoire moderne seule, par son étendue, sa variété et la longueur de sa durée, nous offre le tableau le plus vaste et le plus complet que nous possédions encore de la marche progressive de la civilisation d'une partie du globe: un coup d'oeil rapide, jeté sur cette histoire, suffira pour en indiquer le caractère et l'intérêt.

Rome avait conquis ce que son orgueil se plaisait à appeler le monde. L'Asie occidentale depuis les frontières de la Perse, le nord de l'Afrique, la Grèce, la Macédoine, la Thrace, tous les pays situés sur la rive droite du Danube depuis sa source jusqu'à son embouchure, l'Italie, la Gaule, la Grande-Bretagne, l'Espagne reconnaissaient son pouvoir; ce pouvoir s'exerçait sur une étendue de plus de mille lieues en largeur, depuis le mur d'Antonin et les limites septentrionales de la Dacie, jusqu'au mont Atlas; et de plus de quinze cents lieues en longueur, depuis l'Euphrate jusqu'à l'Océan occidental. Mais si l'immensité de ces conquêtes saisit d'abord l'imagination, l'étonnement diminue quand on songe combien elles avaient été faciles et combien elles étaient peu sûres. Rome n'eut à vaincre en Asie que des peuples amollis, en Europe que des peuples sauvages, dont le gouvernement sans union, sans régularité et sans vigueur, ici, à cause de la barbarie, là, à cause de la décadence des moeurs, ne pouvait lutter contre la forte constitution de l'aristocratie romaine. Qu'on s'arrête un instant à y songer; Rome eut plus de peine à se défendre d'Annibal qu'à subjuguer le monde; et, dès que le monde fut subjugué, Rome ne cessa de se voir enlever peu à peu ce qu'elle avait conquis. Comment aurait-elle pu s'y maintenir? L'état de la civilisation des vainqueurs et des vaincus avait empêché que rien s'unît, se constituât en un ensemble homogène et solide; point d'administration étendue et régulière; point de communications générales et sûres; les provinces n'existaient pour Rome que par les tributs qu'elles lui payaient; Rome n'existait pour les provinces que par les tributs dont elle les accablait. Partout, dans l'Asie Mineure, en Afrique, en Espagne, dans la Bretagne, dans le nord de la Gaule, de petites peuplades défendaient et maintenaient leur indépendance: toute la puissance des empereurs ne pouvait soumettre les Isauriens. C'était ce chaos de peuples à demi vaincus, à demi barbares, sans intérêt, sans existence dans l'État dont ils étaient censés faire partie, que Rome appelait son empire.

Dès que cet empire fut conquis, il commença à cesser d'être, et cette orgueilleuse cité, qui regardait comme soumises toutes les régions où elle pouvait, en y entretenant une armée, envoyer un proconsul et lever des impôts, se vit bientôt forcée d'abandonner presque volontairement des provinces qu'elle était incapable de conserver. L'an du Christ 270, Aurélien se retire de la Dacie et la cède tacitement à la nation des Goths; en 412, Honorius reconnaît l'indépendance de la Grande-Bretagne et de l'Armorique; en 428, il veut engager les habitants de la Gaule Narbonnaise à se gouverner eux-mêmes. Partout on voit les Romains quitter, sans en être chassés, des pays dont, selon l'expression de Montesquieu, l'obéissance leur pèse, et qui, n'ayant jamais été incorporés à leur empire, devaient s'en séparer au premier choc.

Ce choc venait d'une partie de l'Europe que les Romains, en dépit de leur orgueil, n'avaient jamais pu regarder comme une de leurs provinces. Encore plus barbares que les Gaulois, les Bretons ou les Espagnols, les Germains n'avaient point été conquis, parce que leurs innombrables tribus, sans demeures fixes, sans patrie, toujours prêtes à avancer ou à fuir, tantôt se précipitaient avec leurs femmes et leurs troupeaux sur les possessions de Rome, tantôt se retiraient devant ses armées, ne lui abandonnant pour conquête qu'un pays sans habitants, qu'elles revenaient occuper dès que l'affaiblissement ou l'éloignement des vainqueurs leur en laissait la possibilité. C'est à cette vie errante d'un peuple chasseur, à cette facilité de fuite et de retour, plutôt qu'à une bravoure supérieure que les Germains durent la conservation de leur indépendance. Les Gaulois et les Espagnols s'étaient aussi défendus avec courage; mais les uns, entourés de l'Océan, n'avaient su où fuir des ennemis qu'ils ne pouvaient chasser; les autres, dans un état de civilisation déjà plus avancé, attaqués par les Romains à qui la province narbonnaise donnait, au coeur de la Gaule même, un point d'appui inébranlable, repoussés par les Germains des terres où ils auraient pu passer, s'étaient vus aussi contraints de se soumettre. Drusus et Germanicus avaient pénétré fort avant dans la Germanie; ils en sortirent, parce que, les Germains reculant toujours devant eux, ils n'auraient occupé, en y restant, que des conquêtes sans sujets.

Lorsque, par des causes étrangères à l'empire romain, les tribus tartares qui erraient dans les déserts de la Sarmatie et de la Scythie, jusqu'aux frontières septentrionales de la Chine, marchèrent sur la Germanie, les Germains, pressés par ces nouveaux venus, se jetèrent sur les possessions de Rome pour conquérir des terres où ils pussent vivre et demeurer. Alors Rome combattit pour sa défense; la lutte fut longue; le courage et l'habileté de quelques empereurs opposèrent longtemps aux Barbares une puissante barrière: mais les Barbares furent vainqueurs, parce qu'ils avaient besoin de l'être, et parce que leurs belliqueux essaims se renouvelaient toujours. Les Visigoths, les Alains, les Suèves s'établirent dans le midi de la Gaule et en Espagne; les Vandales passèrent en Afrique; les Huns occupèrent les rives du Danube; les Ostrogoths fondèrent leur royaume en Italie, les Francs dans le nord de la Gaule. Rome cessa de se dire maîtresse de l'Europe; Constantinople n'appartient pas à notre sujet.

Ces peuples de l'Orient et du Nord, qui venaient de se transporter en masse dans des pays où ils devaient fonder des États plus durables, parce qu'ils les conquéraient, non pour s'étendre, mais pour s'établir, étaient barbares comme l'avaient été, comme l'étaient restés longtemps les Romains. La force était leur droit, une indépendance sauvage leur plaisir; ils étaient libres, parce qu'aucun d'eux ne se serait avisé de penser que des hommes individuellement aussi forts que lui pussent se soumettre à son obéissance; ils étaient braves, parce que la bravoure était pour eux un besoin; ils aimaient la guerre, parce que la guerre occupe l'homme sans le contraindre au travail; ils voulaient des terres, parce que ces nouvelles possessions leur offraient mille nouveaux moyens de jouissance qu'ils pouvaient goûter en se livrant à leur paresse. Ils avaient des chefs, parce que les hommes réunis en ont toujours, parce que le plus brave est le plus considéré, devient bientôt le plus puissant, et lègue à ses fils une partie de sa considération et de sa puissance. Ces chefs devinrent rois; les anciens sujets de Rome qui n'avaient d'abord été obligés que de recevoir, de loger et de nourrir leurs nouveaux maîtres, furent bientôt contraints de leur céder une partie de leurs terres; et comme le laboureur tient, ainsi que la plante, au sol qui le nourrit, les terres et les laboureurs devinrent la propriété de ces maîtres turbulents et paresseux. Ainsi s'établit la féodalité, non tout à coup, non par une convention expresse entre le chef et ses guerriers, non par une répartition immédiate et régulière des pays conquis entre les conquérants, mais par degrés, après de longues années d'incertitude, par la seule force des choses, comme cela doit arriver partout où la conquête est suivie de la transplantation et d'une longue possession.

On aurait tort de croire que les Barbares fussent étrangers à toute idée morale; l'homme, à cette première époque de la civilisation, ne réfléchit point sur ce que nous appelons des devoirs, mais il connaît et respecte dans ses semblables certains droits dont la trace se retrouve au milieu même de l'empire de la force le plus absolu. Une justice simple, souvent violée, cruellement vengée, règle les rapports simples des sauvages réunis. Les Germains, ne connaissant ni d'autres rapports, ni une autre justice, se trouvèrent tout à coup transportés au milieu d'un ordre de choses qui supposait d'autres idées, qui exigeait d'autres lois. Ils ne s'en inquiétèrent point; le passage était trop rapide pour qu'ils pussent reconnaître et suppléer ce qui manquait à leur législation et à leur politique: s'embarrassant peu de leurs nouveaux sujets, ils continuèrent à suivre les mêmes usages, les mêmes principes qui naguère, dans les forêts de la Germanie, réglaient leur conduite et décidaient leurs différends. Aussi les vaincus furent-ils d'abord plus oubliés qu'assujettis, plus méprisés qu'opprimés; ils formaient la masse de la nation, et cette masse se trouva sujette sans qu'on eût songé à la réduire en servitude, parce qu'on ne s'occupa point d'elle, parce que les vainqueurs ne lui soupçonnaient pas des droits qu'elle n'avait pas défendus. De là naquit, dans la suite, ce long désordre des premiers siècles du moyen âge où tout était isolé, fortuit, partiel; de là cette séparation absolue entre les nobles et le peuple; de là ces abus du système féodal, qui ne firent réellement partie d'un système que lorsqu'une longue possession eut fait regarder comme un droit ce qui n'avait été d'abord que le produit de la conquête et du hasard.

Le clergé seul, à qui la conversion des vainqueurs offrait les moyens d'acquérir une puissance d'autant plus grande que sa force et son étendue n'avaient de juge que l'opinion qu'il dirigeait, maintint ses droits et assura son indépendance. La religion qu'embrassèrent les Germains devint la seule voie par où leur arrivassent des idées nouvelles, le seul point de contact entre eux et les habitants de leur nouvelle patrie. Le clergé ne profita d'abord que pour lui seul de ce moyen de communication; tous les avantages immédiats de la conversion des Barbares furent pour lui: la libérale et bienfaisante influence du christianisme ne s'étendit qu'avec lenteur; celle des animosités religieuses, des querelles théologiques se fit sentir la première. C'était dans la classe occupée de ces querelles, échauffée de ces animosités, que se trouvaient les seuls hommes vigoureux qui restassent dans l'empire romain; les sentiments et les devoirs religieux avaient ranimé, dans des coeurs pénétrés de leur auguste importance, une énergie partout éteinte depuis longtemps; les saint Athanase, les saint Ambroise avaient résisté seuls à Constantin et à Théodose; leurs successeurs furent les seuls qui osassent, qui pussent résister aux Barbares. De là ce long empire de la puissance spirituelle, soutenu avec tant de dévouement et de force, si faiblement ou si inutilement attaqué. On peut aujourd'hui le dire sans crainte, les plus grands caractères, les hommes les plus distingués par la supériorité de leur esprit ou de leur courage, dans ce période d'ignorance et de malheur, appartiennent à l'ordre ecclésiastique; et aucune époque de l'histoire ne présente d'une manière aussi frappante la confirmation de cette vérité honorable pour l'espèce humaine, et peut-être la plus instructive de toutes, que les plus hautes vertus naissent et se développent encore au sein des plus funestes erreurs.

A ces traits généraux, destinés à peindre les idées, les moeurs et l'état des hommes dans le moyen âge, il serait aisé d'en ajouter d'autres, non moins caractéristiques, bien que plus particuliers. On verrait la poésie et les lettres, ces belles et heureuses productions de l'esprit, dont toutes les folies, toutes les misères du genre humain ne sauraient étouffer le germe, naître au sein de la barbarie, et charmer les Barbares même par un nouveau genre de plaisir: on rechercherait la source et le vrai caractère de cet enthousiasme poétique, guerrier et religieux, qui produisit la chevalerie et les croisades. On découvrirait peut-être, dans la vie errante des chevaliers et des croisés, l'influence de cette vie errante des chasseurs germains, de cette facilité de déplacement, de cette surabondance de population qui existent partout où l'ordre social n'est pas assez bien réglé pour que l'homme se trouve longtemps bien à sa place, et tant que sa laborieuse assiduité ne sait pas encore forcer la terre à lui fournir partout des subsistances abondantes et sûres. Peut-être aussi ce principe d'honneur qui attachait inviolablement les Barbares germains à un chef de leur choix, cette liberté individuelle dont il était le fruit, et qui donne à l'homme une haute idée de sa propre importance, cet empire de l'imagination qui s'exerce sur tous les peuples jeunes, et leur fait faire les premiers pas hors du cercle des besoins physiques et d'une vie purement matérielle, nous offriraient-ils les causes de cette élévation, de cet entraînement, de ce dévouement qui, arrachant quelquefois les nobles du moyen âge à la rudesse de leurs habitudes, leur inspirèrent des sentiments et des vertus dignes, aujourd'hui encore, de toute notre admiration. Nous nous étonnerions peu alors de trouver réunis la barbarie et l'héroïsme, tant d'énergie avec tant de faiblesse, et la grossièreté simple de l'homme sauvage avec les élans les plus sublimes de l'homme moral.

C'était à la dernière moitié du XVe siècle qu'il était réservé de voir éclore des événements faits pour introduire en Europe de nouvelles moeurs, un nouvel ordre politique, et pour imprimer au monde la direction qu'il suit encore aujourd'hui. L'Italie venait, on peut le dire; de découvrir la civilisation des Grecs; les lettres, les arts, les idées de cette brillante antiquité inspiraient un enthousiasme général: les longues querelles des républiques italiennes, après avoir forcé les hommes à déployer toute leur énergie, leur avaient donné le besoin d'un repos ennobli et charmé par les occupations de l'esprit; l'étude de la littérature classique leur en offrait le moyen; ils le saisirent avec ardeur. Des papes, des cardinaux, des princes, des gentilshommes, des hommes de génie se livrèrent à des recherches savantes; ils s'écrivaient, ils voyageaient pour se communiquer leurs travaux, pour chercher, pour lire, pour copier des manuscrits. La découverte de l'imprimerie vint rendre les communications faciles et promptes, le commerce des esprits étendu et fécond. Aucun événement n'a aussi puissamment influé sur la civilisation du genre humain; les livres devinrent une tribune du haut de laquelle on se fit entendre au monde. Bientôt ce monde fut doublé; la boussole avait ouvert des routes sûres dans la monotone immensité des mers. L'Amérique fut trouvée; et le spectacle de moeurs nouvelles, l'agitation de nouveaux intérêts qui n'étaient plus de petits intérêts de ville à ville, de château à château, mais de grands intérêts de puissance à puissance, changèrent et les idées des individus et les rapports politiques des États.

L'invention de la poudre à canon avait déjà changé leurs rapports militaires; le sort des combats ne dépendait plus de la bravoure isolée des guerriers, mais de la puissance et de l'habileté des chefs. On n'a pas assez dit combien cette invention contribua à affermir le pouvoir monarchique et à faire naître le système de l'équilibre.

Enfin, la Réformation vint porter à la puissance spirituelle un coup terrible, dont les conséquences ont été dues à l'examen hardi des questions théologiques et aux secousses politiques qu'amena la séparation des sectes religieuses, plutôt qu'aux nouveaux dogmes dont les réformés firent la base de leur croyance.

Représentez-vous, Messieurs, l'effet que durent produire toutes ces causes réunies au milieu de la fermentation où se trouvait alors l'espèce humaine, au milieu de cette surabondance d'énergie et d'activité qui caractérise le moyen âge. Dès lors, cette activité si longtemps désordonnée commença à se régler et à marcher vers un but; cette énergie se vit soumise à des lois; l'isolement disparut; le genre humain se forma en un grand corps; l'opinion publique prit de l'influence; et si un siècle de troubles civils, de dissensions religieuses, offrit le long retentissement de cette puissante secousse qui, à la fin du XVe siècle, ébranla l'Europe en tant de manières, ce n'en est pas moins aux idées, aux découvertes qui produisirent cette secousse, qu'ont été dus les deux siècles d'éclat, d'ordre et de paix, pendant lesquels la civilisation est parvenue au point où nous la voyons aujourd'hui.

Ce n'est pas ici le lieu de suivre avec plus de détails la marche de l'espèce humaine pendant ces deux siècles. Cette histoire est si étendue, elle se compose de tant de rapports, tantôt si minutieux, tantôt si vastes, et toujours si importants, de tant d'événements si bien liés, amenés par des causes si mêlées, et causes, à leur tour, d'effets si nombreux, de tant de travaux divers, qu'il est impossible de les résumer en peu de paroles. Jamais tant d'États puissants et voisins n'ont exercé les uns sur les autres une influence si constante et si compliquée; jamais leur organisation intérieure n'a offert tant de ramifications à étudier; jamais l'esprit humain n'a marché, à la fois, en tant de routes; jamais tant d'événements, tant d'acteurs, tant d'idées ne se sont pressés sur un aussi grand espace, n'ont eu des résultats aussi intéressants, aussi instructifs. Peut-être aurons-nous un jour l'occasion d'entrer dans ce labyrinthe, et de chercher le fil propre à nous y conduire. Appelés maintenant à étudier les premiers siècles de l'histoire moderne, nous irons trouver son berceau dans les forêts de la Germanie, patrie de nos ancêtres: après avoir tracé un tableau de leurs moeurs, aussi complet que nous le permettront le nombre des faits parvenus à notre connaissance, l'état actuel des lumières et mes efforts pour m'élever à leur niveau, nous jetterons un coup d'oeil sur la situation de l'empire romain au moment où les Barbares y pénétrèrent pour tenter de s'y établir. Nous assisterons ensuite à la longue lutte qui s'éleva entre eux et Rome, depuis leur irruption dans l'occident et le midi de l'Europe jusqu'à la fondation des principales monarchies modernes. Cette fondation deviendra ainsi pour nous un point de repos, d'où nous partirons ensuite pour suivre la marche de l'histoire de l'Europe, qui est la nôtre; car, si l'unité, fruit de la domination romaine, disparut avec elle, il y a toujours eu néanmoins, entre les divers peuples qui se sont élevés sur ses débris, des rapports si multipliés, si continus et si importants, qu'il en résulte, dans l'ensemble de l'histoire moderne, une véritable unité que nous nous efforcerons de saisir. Cette tâche est immense, et il est impossible, lorsqu'on en envisage toute l'étendue, de ne pas reculer devant sa difficulté. Jugez, Messieurs, si je dois être effrayé d'avoir à la remplir; mais votre intelligence et votre zèle suppléeront à la faiblesse de mes moyens: je serai trop payé si je puis vous faire faire quelques pas dans la route qui mène à la vérité!

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