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Mensonges

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—« Pourvu qu'il ne demande pas de renseignements sur moi à son ami Larcher! »


IX

UNE COMÉDIENNE DE BONNE FOI

Chaque matin, un peu avant neuf heures, Paul Moraines entrait dans la chambre de sa femme. Elle avait déjà pris son bain, et vaquait à de menues occupations. Ses pieds blancs et veinés de bleu jouaient librement dans ses mules, sa taille mince ondulait dans une robe souple que nouait une cordelière, et la grosse natte d'or de ses cheveux flottait sur ses belles épaules. La chambre à coucher, dont un vaste lit de milieu remplissait la plus grande partie, était toute rafraîchie, toute parfumée, et c'était pour Paul le meilleur instant de sa journée que ces trois quarts d'heure qu'il passait ainsi à prendre le thé du matin avec Suzanne, sur une petite table mobile, au coin de la fenêtre. À dix heures il devait être à son bureau, et il ne lui restait même pas le loisir de rentrer pour le déjeuner. Il était l'homme qui s'assied vers midi et demi dans un restaurant élégant, demande en hâte le plat du jour, une demi-bouteille de vin, une tasse de café, et s'en va, ayant dépensé la plus petite somme qui se puisse dans un cabaret à la mode. Il lui était si doux de rivaliser ainsi d'économies avec sa femme! Mais le thé du matin, c'était la récompense anticipée de sa journée, des six ou sept heures de présence qu'il devait à sa Compagnie. « Il y a des jours, » lui disait-il avec sa bonhomie naïve, « où je ne saurais rien de toi, sans ce bienheureux thé... » et c'était lui qui la servait; il beurrait pour elle avec un soin d'amoureux la rôtie qui allait craquer sous ses fines dents; il s'inquiétait, lorsqu'il la trouvait, comme le lendemain du jour où elle avait aperçu René à l'Opéra, les yeux un peu battus, le teint lassé, n'ayant visiblement pas assez dormi. Toute la nuit elle avait été tourmentée par la pensée du jeune homme, et par le caprice qu'il avait fait naître dans ce qui lui restait de sensibilité. Comme son esprit était par-dessus tout positif et précis,—un véritable esprit d'homme d'affaires au service des fantaisies d'une jolie femme,—elle avait supputé les moyens de satisfaire ce caprice passionné. La première condition était de revoir le jeune homme et de le revoir souvent; or, c'était impossible chez elle. Son mari lui en donna la preuve, dès ce matin même, en lui demandant, après les premiers mots de sollicitude sur sa santé:

—« Est-ce que tu as eu beaucoup de monde hier à tes cinq heures? »

—« Mais personne, » répondit-elle, et, comme son procédé habituel était de ne jamais faire de mensonges inutiles, elle ajouta: « Seulement Desforges et ce petit jeune homme, l'auteur de la comédie que l'on jouait avant-hier chez la comtesse... »

—« René Vincy, » s'écria Moraines, « Ah! comme je regrette de l'avoir manqué! J'aime tant ses vers!... Comment est-il?... Est-ce qu'on peut le recevoir? »

—« Ni bien ni mal, » fit Suzanne, « insignifiant. »

—« Il s'est rencontré avec Desforges? »

—« Oui, pourquoi? »

—« J'en parlerai au baron. Il doit l'avoir jugé du premier coup d'œil.... C'est qu'il s'y connaît en hommes!... »

—« Et le voilà bien, » se disait Suzanne quand Moraines fut parti, après l'avoir mangée de baisers, « il a pris l'habitude de tout raconter au baron!... » Et elle entrevoyait que la première personne à instruire Desforges de la présence assidue de René rue Murillo, si elle y attirait le poète, serait Paul lui-même.... « Il est vraiment trop bête... » pensa-t-elle encore, et elle lui en voulait de cette confiance absolue dans le baron, dont elle avait été la principale ouvrière. C'est qu'elle venait d'apercevoir nettement une première contrainte. Cette idée la poursuivit durant toute sa matinée qui fût remplie par des vérifications de comptes, et par la visite de sa manicure, madame Leroux, une personne d'âge mûr, toute confite en dévotion, avec un air béat et discret, qui soignait les mains et les pieds les plus aristocratiques de Paris. D'ordinaire Suzanne, qui considérait avec raison les inférieurs comme la source principale de toutes les anecdotes mondaines, causait longuement avec madame Leroux, en partie pour la ménager, en partie pour savoir d'elle une infinie quantité de petits détails sur les maisons que la digne artiste honorait de ses services. Aussi madame Leroux ne tarissait-elle pas d'éloges sur cette charmante madame Moraines, « et si simple, et si bonne. En voilà une qui adore son mari... » Ce jour-là aucune des flatteries de la manicure ne put arracher une parole à sa belle cliente. Le désir dont la jeune femme avait été mordue s'enfonçait davantage en elle, en même temps que la vision des obstacles matériels se dressait, plus nette, plus inévitable. Pour se faire aimer, il faut et du temps et des endroits où se rencontrer. René n'allait pas dans le monde, et s'il y était allé, c'eût été pire. D'autres femmes le lui auraient disputé. Ici, dans cet appartement de la rue Murillo, elle saurait si bien achever de se graver dans ce cœur tout neuf—et la surveillance de Desforges le lui interdisait! Pour la première fois depuis des années, elle se sentit prisonnière, et elle eut un mouvement de colère contre celui à qui elle devait tout. Elle déjeuna, travaillée par ces idées, toute seule, comme elle déjeunait d'habitude, et très sobrement. Même avec l'aide généreuse de son protecteur, elle n'atteignait l'équilibre parfait de son budget qu'avec des économies sur ce qui ne se voit pas, comme la table. Elle eut, dans cette solitude, un moment si mélancolique, une si totale perception de son impuissance, qu'elle laissa tomber, en se levant, un mot découragé qu'elle ne prononçait guère: « À quoi bon? »

Oui, à quoi bon? Sa vie la tenait. Non seulement elle ne pouvait pas avoir René chez elle comme elle voulait, mais cette après-midi même, malgré le sentiment nouveau qui commençait de lui remplir le cœur, n'avait-elle pas un rendez-vous avec Desforges? « À quoi bon? » se répétait-elle tandis qu'elle s'habillait en conséquence, mettant, au lieu de bottines, les petits souliers qui s'enlèvent plus vite; au lieu de corset, la brassière qui se déboucle par devant, la robe aisée à retirer, le chapeau sombre, et, dans sa poche, une double voilette. Elle avait commandé sa voiture à deux heures, le coupé de la Compagnie attelé de deux chevaux qu'elle louait au mois, pour l'après-midi et la soirée. Quand elle y monta, elle était si écrasée sous l'impression de son esclavage qu'elle aurait pleuré. Que devint-elle, lorsqu'au tournant de la rue Murillo, elle vit René planté là debout, et qui guettait évidemment son passage? Leurs yeux se croisèrent. Il la salua en rougissant, et elle dut rougir de son côté dans l'angle de sa voiture, tant fut vive, au sortir de son abattement, l'émotion de plaisir que lui donna cette rencontre, et surtout cette idée: « Mais lui aussi, il m'aime... » Elle tomba, elle, la créature de calcul et d'artifice, dans une de ces taciturnes rêveries où les femmes qui deviennent amoureuses escomptent à l'avance les innombrables voluptés du sentiment qu'elles éprouvent et de celui qu'elles inspirent. Dans ces minutes-là, elles se donnent en pensée tout entières à celui qu'elles ne connaissaient pas l'autre semaine. Si elles osaient, elles se donneraient en fait, là, tout de suite, ce qui ne les empêchera pas de persuader à l'homme qui a ainsi parlé dès le premier jour au plus intime de leur être, qu'elles ont hésité, qu'il a dû les conquérir peu à peu, moment par moment. Elles ont raison, car la sotte vanité du mâle trouve son compte aux difficultés de cette conquête, et peu d'hommes ont assez de bon sens pour comprendre la divine douceur de l'amour spontané, naturel, irrésistible. Tandis que le poète s'en allait, en se disant: « Je suis perdu, jamais elle ne me pardonnera mon indiscrétion... » Suzanne se sentait, avec délices, en proie à ce frémissement intérieur devant lequel ploient toutes les prudences, et elle entrevoyait, passant par-dessus ses craintes de la matinée, un plan d'intrigue, un de ces plans très simples comme l'esprit profondément réaliste des femmes leur en fait découvrir. Il s'agissait de tromper la défiance d'un homme très fin, très au fait de sa nature. Le plus habile était de se conduire exactement au rebours de ce que cet homme devait et pouvait prévoir. Brusquer les choses; amener, en deux ou trois visites, René à lui faire une déclaration; y répondre elle-même et devenir sa maîtresse avant qu'il n'eût eu le temps de la courtiser;—jamais Desforges ne la soupçonnerait d'une aventure pareille, lui qui la savait si mesurée, si avisée, si adroite. Mais si René allait la mépriser de s'abandonner trop vite? Elle eut un hochement de sa jolie tête quand elle se formula cette objection. C'était, cela, une affaire de tact, une finesse de femme à déployer, et, sur ce terrain, elle était sûre d'elle!

La joie d'avoir ébauché ce projet dans sa pensée, et aussi la joie de tromper le subtil Desforges, se mélangeaient en elle si étrangement, qu'elle vit approcher, non seulement sans regrets, mais avec un plaisir malicieux, l'heure de son rendez-vous. Elle renvoya sa voiture, comme elle faisait toujours, sous prétexte de marcher, et elle s'engagea sous les arcades de la rue de Rivoli. La maison dans laquelle le baron avait loué l'appartement de leurs rencontres offrait cette particularité d'une double entrée, assez rare à Paris pour que ces bâtisses-là soient comptées et cotées dans le monde des adultères élégants. Frédéric était trop au fait des plus intimes dessous de la vie parisienne pour ne pas avoir évité avec le plus grand soin les endroits déjà connus. Celui qu'il avait découvert, un peu par hasard, avait dû échapper aux investigations des chercheurs de ce genre d'asile, par le caractère solennel et triste qu'offrait la façade de la maison sur la rue du Mont-Thabor. Il y avait meublé un entresol, composé d'une antichambre et de trois autres pièces, dont l'une servait de salon pour y goûter ou y dîner au besoin, l'autre de chambre à coucher, la dernière de cabinet de toilette. La plus savante entente de ce qu'il faut bien appeler le confortable du plaisir avait présidé à l'installation de cet appartement, où les tentures et les rideaux étouffaient les bruits, où les peaux de bête jetées sur les tapis appelaient les pieds nus, où les glaces de l'alcôve mettaient comme un coin de mauvais lieu, tandis que les fauteuils bas et les divans invitaient aux longues causeries abandonnées après les caresses. L'infini détail de cette installation aurait à lui seul dénoncé la minutie du sensualisme du baron. Il faisait tenir ce logis clandestin par son valet de chambre, un homme sûr, d'une fidélité garantie par de savantes combinaisons de gages. Suzanne était venue tant de fois, depuis des années, dans cette espèce de petite maison, elle avait tant de fois noué sa double voilette dans l'ombre de la porte de la rue de Rivoli, tant de fois croisé la loge du concierge, qu'elle accomplissait presque machinalement ces rites de l'adultère, d'une si cuisante saveur pour les chercheuses d'émotion. Cette fois, et tandis qu'elle s'engageait sur l'escalier, elle ne put se retenir d'une comparaison, elle se dit qu'elle serait, en effet, autrement émue, si elle devait rencontrer dans cette retraite isolée René Vincy au lieu du baron! Elle savait si bien à l'avance comment tout allait se passer, et qu'elle trouverait Desforges ayant préparé les moindres choses pour la recevoir, depuis les fleurs des vases jusqu'aux petites tartines du goûter, et qu'à un moment elle passerait dans le cabinet de toilette, et qu'elle en reviendrait les cheveux défaits, ses pieds nus dans des mules pareilles à celles de sa matinée, enveloppée d'un peignoir de dentelle, prête au plaisir,—un plaisir qui n'était qu'à demi partagé, d'ordinaire. Mais le baron savait si bien se montrer reconnaissant de ce qu'elle lui donnait, il avait une si charmante manière de la remercier, il déployait une telle grâce d'esprit, et si affectueuse, durant la causerie d'après, que le plus souvent c'était à lui de rappeler l'heure à sa maîtresse et de lui dire:

—« Allons, Suzette, il faut t'habiller. »

Cette fois, et dans la disposition d'esprit et de sens où elle était, ce fut Suzanne elle-même qui, à peine entrée, dit à son amant:

—« Mon pauvre Frédéric, je devrai te quitter de bonne heure aujourd'hui. »

—« Veux-tu que nous soyons sages? » lui répondit le baron en la débarrassant de son manteau. « Pourquoi ne m'as-tu pas envoyé un petit mot qui décommandât notre rendez-vous? »

—« Il est vraiment trop aimable, » se dit la jeune femme qui eut comme un remords de sa phrase inutile. Elle ôtait son chapeau devant la glace: les diamants de ses boucles d'oreilles brillèrent. Tous les bienfaits dont elle était redevable à cet homme si peu exigeant lui revinrent à la fois, et ce fut par un mouvement d'honnêteté,—les situations fausses comportent de ces paradoxes de conscience,—qu'elle vint s'asseoir sur le bras du fauteuil de Desforges et qu'elle lui soupira:

—« Mais je me serais par trop désappointée moi-même. Vous ne croirez donc jamais que j'ai une vraie joie à venir ici... »—« Je lui dois bien cela, » songeait-elle, et par une continuation de ce même sentiment de bizarre équité, elle se montra, durant tout ce rendez-vous, une maîtresse encore plus complaisante et plus enivrante qu'à l'ordinaire, si bien qu'une heure et demie après son entrée, et tandis qu'elle était comme ensevelie dans un des grands fauteuils, en train de déguster de petits pains au caviar arrosés de deux doigts d'un incomparable vin d'Espagne, Desforges, qui la regardait manger coquettement, ne put s'empêcher de lui dire:

—« Ah! Suzon! à mon âge!... Et que dirait Noirot? »

Ce Noirot, dont l'image traversait soudain l'esprit du baron, était un docteur qui venait, chaque matin, le masser soigneusement et surveiller son hygiène quotidienne. Tout, dans cette existence de voluptueux systématique, était calculé de la sorte, depuis la quantité d'exercice à se donner chaque jour, jusqu'aux soins de sa décadence prévue. Il avait recueilli chez lui une parente pauvre et pieuse, aux bonnes œuvres de laquelle il contribuait tous les ans pour une forte somme. Quand on le complimentait sur sa générosité, il répondait avec ce cynisme à demi moqueur qui lui était propre: « Que voulez-vous? Il faut se préparer pour ses vieux jours une sœur de charité dont on soit le gaga... Je serai le gaga de ma cousine, et le mieux soigné de Paris... » D'habitude ces boutades d'égoïsme affiché divertissaient la jeune femme. Elle y trouvait, au fond, une conception de la vie dont le matérialisme absolu n'était pas pour lui déplaire. Par cette fin de rendez-vous, lorsqu'il prononça le nom de son docteur, elle jeta les yeux sur lui; il lui apparut, à la lueur de l'unique lampe et dans cette seconde de lassitude, presque cassé, avec une révélation de son âge sur le masque ridé de sa physionomie, la moustache tombante, les paupières bouffies; et elle eut, involontairement, la notion vraie de la laideur de sa vie. C'est une chose horrible qu'une femme jeune et belle subisse les caresses d'un homme qu'elle n'aime pas, même quand cet homme est jeune, quand il est ardent, quand il est épris. Mais quand il est sur le bord de la vieillesse, quand il a payé le droit de salir ce beau corps qu'il est incapable d'enivrer,—c'est une prostitution si navrante que la tristesse y noie le dégoût. Desforges venait de paraître vieux au regard de Suzanne, pour la première fois peut-être, et, par une irrésistible réaction de toute son âme, elle évoqua, par contraste, la bouche fraîche, le visage intact de celui dont le souvenir la poursuivait depuis deux jours. Ah! les baisers avec ce jeune homme, des baisers donnés sans compter, sans cet arrière-fond glacé d'hygiène et de calcul!... Allons! elle était trop niaise d'avoir hésité une minute, et comme elle était une personne de décision, elle commença d'agir aussitôt. Elle s'était rhabillée, et, son chapeau mis, ses gants boutonnés, elle dit à Desforges avant de nouer sa voilette:

—« Quand viendrez-vous déjeuner avec moi? Vous vous invitiez sans cesse autrefois... C'était si gentil... »

—« Demain, je ne peux pas, » fit-il, « ni après-demain, mais le jour d'après... »

—« Mardi, alors? C'est convenu. Et à ce soir, chez madame de Sermoises, n'est-ce pas? »

—« La charmante femme! » songeait le baron demeuré seul. « Elle pourrait avoir tant d'aventures! et elle ne pense qu'à me plaire. »

—« Après-demain donc, » se disait Suzanne en longeant le trottoir de la rue du Mont-Thabor, et jetant avec précaution ses regards de l'un et de l'autre côté, avec tant d'art qu'elle paraissait ne pas remuer ses yeux, « je suis bien sûre d'être seule... Mais quel prétexte donner à René (elle l'appelait déjà de ce nom dans sa pensée) pour le faire venir?... Bon! quelques vers à copier pour une dame sur un exemplaire du Sigisbée. » Elle passait rue Castiglione, devant une boutique de libraire. Elle entra pour acheter la brochure. Elle était dans un de ces instants où l'exécution suit le projet avec une rapidité presque mécanique: « Pourvu qu'il ne commette pas d'imprudences jusque-là? Pourvu qu'il continue de m'aimer et que personne ne lui dise du mal de moi? » Elle se représentait de nouveau Claude: « Ah! c'est là encore un danger, » pensa-t-elle, et elle aperçut aussi le moyen de l'éviter, pourvu qu'elle vît René auparavant. Elle réfléchit qu'elle ne savait pas l'adresse du jeune homme. Elle n'avait qu'à rendre visite à madame Komof: « Elle est justement chez elle après six heures. » Elle avisa un fiacre et se fit conduire rue du Bel-Respiro. Elle eut la chance de trouver la comtesse seule et n'eut pas de peine à obtenir le renseignement qu'elle désirait. L'excellente femme, dont la soirée avait réussi, ne tarissait pas sur son poète:

—« Idéal! » disait-elle avec ses grands gestes, « Ravissant!... Et modeste!... Ce sera votre Pouschkine de la fin du siècle... »

—« Savez-vous où il habite? » insinua Suzanne. « Il est venu me voir et il a laissé son nom simplement. »

Quand son billet fut écrit et envoyé, elle vécut dans cette incertitude dont l'amour naissant se nourrit si bien que les professeurs en séduction recommandaient d'abord de provoquer cette fièvre, du temps que ce vice étrange et tout intellectuel était à la mode. René viendrait-il? Ne viendrait-il pas? S'il venait, comment entrerait-il? Elle verrait bien au premier regard si aucun nuage n'avait terni le clair souvenir qu'elle était sûre de lui avoir laissé d'elle à leur entrevue de l'autre jour. Enfin, l'heure qu'elle avait fixée dans son billet arriva, et quand le domestique introduisit le jeune homme, son cœur à elle battait peut-être plus vite que celui de son naïf amoureux. Elle le regarda et elle lut jusqu'au fond de son être. Oui, elle était toujours pour lui la madone qu'elle s'était improvisée dès le premier jour, avec cette souplesse dans la métamorphose qui distingue ces Protées en jupons. Il avait, dans ses prunelles d'un bleu sombre et tendre, le plus touchant mélange de joie et de timidité: joie de la revoir si vite, appelé par elle, dans ce même petit salon; timidité de comparaître devant cet ange de pureté après s'être permis de la chercher à l'Opéra et de l'attendre au coin de sa rue. La gracieuse comédienne avait, cette fois, arrangé à sa beauté un autre décor. Elle était assise auprès de la fenêtre, et elle travaillait à un ouvrage, une espèce de frange qui se parfile avec de la soie et des épingles piquées sur un tambour de drap vert. Derrière elle, les rideaux de guipure, relevés par leur embrasse, laissaient apercevoir, à travers la vitre, le fond de paysage du parc Monceau, l'azur pâle du ciel, les arbres gris, le gazon jaune, et, du côté des ruines, la noire verdure des lierres. Un soleil de février éclairait ce paysage frileux, et ses rayons caressaient les cheveux de Suzanne avec de doux reflets d'or. Une robe faite pour la chambre, blanche avec des broderies violettes, d'une forme fantaisiste, et garnie de larges manches ouvertes, lui donnait une physionomie de châtelaine du moyen âge. Ses pieds chaussés de bas de soie de la même nuance que les broderies de la robe, se croisaient modestement sur un tabouret... Si on lui eût rappelé que, moins de quarante-huit heures auparavant, ces mêmes pieds modestes erraient sur le tapis d'un entresol infâme, que ces mêmes cheveux étaient maniés par un amant âgé qui la payait, qu'elle était enfin la maîtresse vénale de Desforges, peut-être eût-elle répondu « non » à ce souvenir—et avec sincérité, tant le désir de plaire à René la faisait entrer dans le vrai et dans le vif de son rôle actuel. Le poète n'y voyait pas si loin. Il avait passé trois jours dans une exaltation continue, sentant son désir s'exalter d'heure en heure, et si joyeux de le sentir! À vingt-cinq ans, l'approche de la passion attire autant qu'elle effraye à trente-cinq. Le billet de Suzanne lui avait mis aux mains une preuve palpable que les petites imprudences dont il se faisait un crime n'avaient pas déplu; toutefois, quand il s'agit de ce qui nous tient au cœur très profondément, nous trouvons toujours de nouveaux motifs pour douter, et ce grand enfant avait eu la naïveté de trembler sur l'accueil qui lui était réservé. Aussi, quel délice de rencontrer le geste de simple familiarité, les yeux clairs, la douceur du sourire de cette femme qu'il compara aussitôt, dans son esprit, assise au premier plan de ce paysage d'hiver, à ces saintes derrière lesquelles les peintres primitifs développent un horizon d'eaux et de verdures! Mais c'était une sainte à qui le premier couturier de Paris avait taillé cette robe, une sainte qui secouait à chaque mouvement le même parfum d'héliotrope qui avait déjà tant troublé le jeune homme; et cette sainte laissait voir, à travers l'échancrure de sa longue manche ouverte, un bras autour duquel tremblaient deux anneaux d'or et dont le duvet fauve brillait dans le soleil, comme ses cheveux, délicieusement!

Ce que René avait tant appréhendé n'eut pas lieu. Madame Moraines ne prononça pas un mot qui fit allusion ni à l'Opéra ni à leur rencontre au tournant de la rue. Durant ce début de visite, elle continua de travailler, assise devant son ouvrage, ayant amené la conversation tout naturellement, à propos de l'enthousiasme de madame Komof sur les projets d'avenir du jeune homme. Elle parlait, elle qui n'aurait pas su distinguer Béranger de Hugo, ou Voltaire de Lamartine, comme une personne occupée uniquement de choses littéraires. Elle avait rencontré Théophile Gautier deux ou trois fois sous l'Empire, et, d'ailleurs, à peine regardé, tant elle le trouvait dépourvu d'élégance britannique, ce qui ne l'empêcha pas, ayant deviné l'enthousiasme de René, de lui décrire le grand écrivain en détail. Il l'avait tant intéressée! Elle devait même avoir des lettres de lui.

—« Je vous les chercherai, » dit-elle, puis, prenant texte de ce mensonge: « Je me suis reproché de vous déranger pour vous demander un autographe. Mais mon amie part demain pour la Russie. »

—« Que dois-je écrire? » fit le jeune homme.

—« Ce que vous voudrez, » dit-elle en se levant. Elle alla chercher la brochure, puis elle l'installa au mignon bureau encadré de lierre. Elle préparait toutes choses pour lui rendre la tâche plus commode, elle ouvrait l'encrier à fermoir d'argent, elle assurait la plume dans le porte-plume d'écaille et d'or; ce faisant, elle frôlait René, elle l'enveloppait du frisson de ses manches, du parfum de toute sa personne, si bien que la main du poète tremblait un peu en copiant, sur la feuille de garde de l'exemplaire, la chanson en deux strophes que la bonne madame Éthorel avait qualifiée de sonnet:

Le spectre d'une ancienne année
M'est apparu, tenant aux doigts
Une blanche rose fanée,
Et murmurant à demi-voix:
« Où donc est ton cœur d'autrefois?
Où donc est l'espérance, éclose
Comme cette rose, en ton cœur?
Douce espérance et douce rose,
Ah! quel parfum était le leur,
Quand toutes deux étaient en fleur!... »

Lorsqu'il eut fini de tracer ces lignes, madame Moraines lui prit des mains le livre, et, debout derrière lui, comme se parlant à elle-même, elle récita les deux strophes d'une voix adoucie, presque insaisissable. Elle ne prononça ni un mot d'éloge, ni un mot de critique. Elle resta silencieuse, après avoir soupiré ces vers, comme si leur musique caressait dans sa rêverie une place infiniment douce. René la regardait avec une émotion presque folle. Comment eût-il résisté à cette suprême, à cette adorable flatterie qu'elle venait d'imaginer pour séduire le jeune homme, et qui s'adressait d'une part à sa secrète vanité d'artiste, de l'autre à sa plus fine sensation de beauté? Car elle avait su si bien se poser, pour cette lecture! Elle connaissait trop le charme de son visage ainsi aperçu de trois quarts, les yeux perdus. Ils se rabaissèrent vers le poète, ces beaux yeux que venaient d'émouvoir ses vers. Pour un peu, ils auraient demandé pardon du songe où ils s'étaient égarés. Elle sembla écarter, pour ne pas les profaner, ces visions de poésie, et, avec une curiosité, aussi réelle cette fois que cette émotion d'art avait été apparente:

—« Je gagerais, » dit-elle, « que vous n'avez pas écrit ces vers pour la comédie? »

—« C'est vrai, » dit René qui se sentit de nouveau rougir. Il se serait fait un scrupule de mentir à cette femme, même pour lui plaire. Mais comment lui raconter l'indigne histoire dont il avait, avec ce pouvoir de transposition dans l'Idéal propre aux poètes, résumé la mélancolie dans cette romance?

—« Ah! vous autres hommes, » reprit-elle sans insister, « comme vous allez et venez dans la vie, comme vous êtes libres!... Du moins ne prenez pas cela pour une plainte... Nous autres, épouses chrétiennes, notre rôle est d'obéir, c'est le plus beau. » Puis, après un silence: « Hélas! Nous ne choisissons pas toujours notre maître... » Elle ajouta, avec une intonation de voix résignée et fière qui autorisait et interdisait à la fois toutes les réflexions: « Je regrette tant de n'avoir pu encore vous présenter à M. Moraines. Vous verrez, c'est un homme charmant... Il ne s'occupe pas beaucoup d'art, mais il a de grandes capacités pour les affaires... Malheureusement nous vivons à une époque où il faut être d'Israël pour monter très haut... » L'antisémitisme était, comme on peut croire, très étranger à Suzanne qui comptait, parmi ses bons jours, ceux où elle dînait dans deux ou trois maisons juives, princièrement hospitalières, mais elle avait pensé que cette phrase compléterait bien la nuance de religiosité qu'elle voulait se donner au regard du jeune homme... « Vous trouverez mon mari un peu froid au premier abord, » continua-t-elle, « mon rêve était d'avoir un salon d'écrivains et d'artistes... Mais vous savez, ces messieurs sont un peu jaloux de vous tous, et puis M. Moraines n'aime guère le monde. Il n'était pas là l'autre soir. Il ne se plaît que dans la plus stricte intimité, parmi des visages connus... »

Elle parlait ainsi, avec un air de contrainte qui semblait dire à René: « Pardonnez-moi si je ne peux vous prier chez moi comme je voudrais... » Il signifiait aussi, cet air de contrainte, que la gracieuse femme avait dû—oh! sans se plaindre!—être sacrifiée, dans son mariage, à ces froides considérations sociales qui ne tiennent aucun compte du sentiment. Déjà, dans l'imagination de René, l'aimable, le jovial Paul Moraines se dessinait comme un mari quinteux et difficile à vivre, auquel cette créature de race supérieure était liée par la chaîne meurtrissante du devoir. Il éprouva pour elle, par-dessus la passion qui le possédait, un de ces mouvements de pitié que les femmes aiment d'autant plus à inspirer qu'elles les méritent moins. Il osa dire, sauvant par la généralité de l'idée ce que sa réponse avait de trop direct:

—« Si vous saviez, Madame, combien de fois je me suis pris, lorsque le hasard de mes promenades m'amenait aux Champs-Élysées, à souhaiter d'être dans la confidence des mélancolies que je croyais surprendre sur certains visages?... J'ai toujours pensé que les chagrins dans le luxe, les détresses morales au milieu de la félicité matérielle devaient être les plus à plaindre... »

Elle le regarda, comme si elle eût été surprise par ce discours. Elle avait dans les yeux cet étonnement ravi et involontaire de la femme, quand elle rencontre soudain chez un homme l'expression inattendue d'une nuance sentimentale qu'elle croyait réservée à son sexe.

—« Je pense que nous deviendrons vite amis, » dit-elle, « car nous avons des coins de cœur bien semblables... Êtes-vous comme moi? Je crois aux sympathies et aux antipathies de premier instinct, et je crois sentir aussi quand on ne m'aime pas... Ainsi,—j'ai peut-être tort de vous dire cela,—mais je vous parle en confiance, comme si je vous connaissais depuis toujours—votre ami M. Larcher, je suis sûre que je ne lui suis pas sympathique... »

Elle était vraiment émue en prononçant cette parole. Elle allait savoir, d'une manière certaine, non pas si Claude avait mal parlé d'elle,—elle avait deviné que non dès l'entrée,—mais si René était discret. Elle n'ignorait pas que, dans un amour, les moments dangereux pour les imprudentes confidences sont les heures du début et celles de la fin. Il n'y a de sûrs que les hommes capables de se taire quand l'espérance ou l'amertume leur déborde du cœur. Par la réponse de René, elle allait juger toute une portion de son caractère, et, dans le projet d'intrigue follement rapide qu'elle caressait déjà, c'était un facteur capital que cette sûreté du jeune homme! Il était trop naturel qu'il eût, dès le premier jour, entretenu Claude de sa passion naissante,—et il l'aurait fait sans la présence de Colette. Pour Suzanne, qui ne pouvait pas tenir compte de ce détail, le silence était une promesse de discrétion qui lui fit chaud à recevoir.

—« Nous n'avons pas parlé de vous ensemble, » fit le jeune homme; « mais, comme vous le disiez trop justement l'autre soir, il a toujours eu la spécialité des tristes amours, et il apporte dans le monde les mélancolies de cette sorte d'existence. Si vous le voyiez avec celle qu'il a le malheur d'aimer aujourd'hui!... »

—« Ce n'est pas une raison, » dit Suzanne, « pour se venger des autres en leur faisant la cour au hasard. J'ai presque dû me fâcher, un jour que je me trouvais à table à côté de lui... J'ai su qu'il avait dit du mal de moi, mais je lui ai pardonné. »

—« Et maintenant Claude peut parler, » songeait-elle, quand René se fut en allé sur la promesse de revenir dans trois jours, à la même heure, avec le recueil de ses vers inédits. Et elle se regarda dans une glace avec un entier contentement d'elle-même. Cette entrevue avait réussi: elle avait fait comprendre à René qu'il ne pourrait guère être reçu chez elle; elle l'avait mis en défiance contre son meilleur ami; elle avait achevé de l'affoler. « Il est à moi, » se dit-elle, et, cette fois, elle était sincère dans sa joie profonde.


X

DANS LE PIÈGE

Suzanne se croyait très fine, et elle l'était, mais la finesse trop savante tourne parfois contre son but. Habituée à confondre les choses de l'amour et celles de la galanterie, elle ignorait les générosités et les expansions du sentiment chez un être aussi jeune que celui dont s'était épris son caprice mi-romanesque, mi-sensuel. D'après son calcul, la perfide phrase lancée contre Claude mettrait René en défiance. Elle eut pour résultat, au contraire, de donner au poète un irrésistible besoin de causer avec Larcher. Ce lui fut une douleur que ce dernier nourrît sur madame Moraines une opinion injuste. Ce désir que l'ami le plus cher fasse dans son estime une place à part à la femme que nous aimons, lequel de nous ne l'a connu à vingt-cinq ans? Il est aussi fort que l'est à quarante le sage désir de nous cacher d'abord de ce même ami. La première action de René, à l'instant même où il quitta Suzanne, fut de se diriger vers la rue de Varenne. Il n'était pas retourné chez Claude Larcher depuis le jour où il y avait rencontré Colette, et, en poussant la lourde porte cochère, puis en traversant la vaste cour de l'hôtel Saint-Euverte, il ne put s'empêcher d'établir une comparaison entre ces deux visites. Bien peu d'heures les séparaient cependant, et quel abîme! Le jeune homme était en proie à cette délicieuse fièvre qui rend impossible tout raisonnement. Il ne se dit pas que sa madone avait été bien experte à le mener très loin, très vite. L'effrayante rapidité des progrès de son amour lui fut seulement douce à constater. Elle lui en démontrait mieux la force. Il se sentait si léger, si heureux, qu'il gravit deux par deux les marches du vieil escalier, comme il faisait tout enfant, lorsqu'il rentrait de la pension, le samedi, ayant obtenu la première place. Le domestique, cette fois, l'introduisit sans la moindre difficulté, mais avec une si longue physionomie de sacristain attristé, que René lui en demanda la cause.

—« Si c'est raisonnable, Monsieur, » gémit Ferdinand, en hochant la tête, « Monsieur est là depuis quarante-huit heures, qui n'en a pas dormi six, et il écrit, il écrit!... Ah! Monsieur devrait bien dire à Monsieur qu'il finira de s'user le tempérament... Est-ce qu'il ne pourrait pas travailler un peu tous les jours, là, gentiment, comme nous tous, et se faire un bon petit train de vie? »

Cette lamentation du sage valet de chambre préparait René à un spectacle qu'il connaissait bien: celui de la cellule où trônait Colette transformée en un laboratoire de copie. Il entra. Sur le divan de cuir, au lieu de la gracieuse et perverse actrice, des feuilles traînaient, jetées au hasard et couvertes d'une grande écriture irrégulière d'improvisateur. Des morceaux d'un papier semblable, tout froissés, déshonoraient le tapis. Des épreuves déployées encombraient la cheminée; et, à sa table, Larcher besognait, vêtu à la diable, avec une jaquette tachée où manquaient des boutons, les pieds dans des pantoufles éculées, un foulard noué en corde autour du cou, ses cheveux en broussaille et une barbe de trois jours. Le bohème plus que négligé, de sa première jeunesse, reparaissait dans le faux mondain à prétentions d'élégance, chaque fois qu'un coup de collier à donner le rendait à sa vraie nature. Et ces coups de collier revenaient souvent. Comme tous les ouvriers de lettres dont le temps est le seul capital, et qui n'organisent pas leur vie en conséquence, Claude était sans cesse en retard d'œuvres et d'argent, surtout depuis que sa liaison avec Colette le précipitait dans la plus ruineuse des dépenses, celle que font les jeunes gens avec les maîtresses qu'ils n'entretiennent pas. L'actrice avait bien, outre ses appointements du théâtre, vingt mille francs de rente viagère légués par un ancien amant, un grand seigneur russe, tué sous Plewna; mais les voitures, les bouquets, les dîners, les cadeaux se succédaient, exigeant des billets de banque et encore des billets de banque. Le produit des deux comédies était loin, et Claude les gagnait, ces malheureux billets bleus, dans l'entre-deux de ses énervantes débauches, en surchauffant son cerveau.

—« Vous voyez, » dit-il en relevant sa face pâlie, et serrant les doigts de René d'une main fiévreuse, « encore à la tâche!... Quinze feuilletons à fournir tout de suite... Une affaire superbe avec la Chronique Parisienne, le nouveau journal à huit pages, dont Audry fait les fonds! Ils sont venus, l'autre jour, me demander un roman. Un franc la ligne. Je leur ai dit que je n'avais qu'à recopier... Mon cher, pas un mot d'écrit, pas ça... Mais une idée! Refaire Adolphe à la moderne, avec notre notation, notre couleur, notre sens des milieux... Ce sera bâclé, gâché! Ah! si ce n'était que cela! Mais savez-vous ce que c'est que d'écrire avec toutes les vipères de la jalousie dans le cœur?... Je suis à ma table, en train de griffonner une phrase; une idée s'est levée, je vais la tenir... Allons donc! Une voix me dit tout d'un coup:—Que fait Colette?...—Et je pose ma plume, et j'ai mal, j'ai mal... Ah! que j'ai mal!... Balzac prétendait avoir pesé ce que l'on dépense de substance cérébrale dans une nuit d'amour... Un demi-volume... et il ajoutait:—Il n'y a pas de femme qui vaille deux volumes par an...—Quelle sottise! Ce n'est pas l'amour physique qui use un artiste; mais ce souci, mais cette idée fixe, mais ce battement continu du cœur!... Est-ce qu'on peut penser et sentir à la fois?... Il faut choisir. Hugo n'a rien senti, jamais; ni ce même Balzac. S'il avait aimé sa Mme Hanska, il lui aurait couru après à travers toute l'Europe, en se souciant de la Comédie humaine comme moi de cette ordure... » Et il ramassa les feuilles éparses sur son bureau. « Ah! mon cher René, » continua-t-il d'un air accablé, « gardez votre vie simple. J'espère que vous ne vous êtes pas laissé embobiner d'invitations et de visites par toutes ces grimpettes que vous avez rencontrées chez la comtesse. »

—« Je n'ai fait qu'une visite, » répondit René. « Devinez chez qui?... Chez madame Moraines. » Il était tout ému en prononçant ce nom. Puis, avec l'involontaire élan d'un amoureux qui, venu pour parler de sa maîtresse, recule devant cette conversation et détourne la critique, comme il écarterait avec la main la pointe menaçante d'un fer, il ajouta: « N'est-ce pas qu'elle est adorablement jolie et gracieuse, et avec des idées si élevées!... Est-ce que vous pensez aussi du mal de celle-là?... »

—« Bah! » dit Claude, qui, préoccupé de sa propre souffrance avait écouté René d'une oreille indifférente, « si on cherchait dans son passé ou son présent, on y trouverait bien quelque turpitude. Le crapaud que la princesse des contes de fée laisse tomber de sa bouche, toutes les femmes l'ont dans le cœur. »

—« Alors vous savez quelque chose sur elle? » interrogea le poète.

—« Moi! » fit Claude que la voix de son ami étonna par son accent altéré. Il regarda le jeune homme, et il comprit. Lancé comme il était dans le monde parisien, il connaissait depuis longtemps les bruits qui couraient sur les relations de Suzanne avec le baron Desforges, et il y avait cru, avec cette naïveté, particulière aux misanthropes, qui leur fait d'abord admettre l'infamie comme probable. Cela trompe, quelquefois. Une seconde, il eut la tentation d'avertir au moins René de ces on-dit. Il se tut. Par prudence et pour ne pas se faire un ennemi de Desforges, au cas où Suzanne saurait qu'il avait parlé et le redirait au baron? Par pitié pour le chagrin que son discours causerait à René? Par cruel délice de se voir un compagnon de bagne,—car entre Suzanne et Colette, qui valait le moins? Par curiosité d'analyste et désir d'assister à la passion d'un autre? Qui établira le départ des motifs infiniment complexes dont une volonté soudaine est le résultat? Toujours est-il que Claude, après une demi-minute, et comme cherchant dans sa mémoire, termina ainsi sa phrase: « Si je sais quelque chose sur elle?... Pas le moins du monde. Je suis un professional woman-hater, comme disent les Anglais.—Je ne connais celle-là que pour l'avoir rencontrée un peu partout; et trouvée d'ailleurs moins sotte que la plupart... C'est vrai qu'elle est bien jolie... » Et par malice, ou pour jeter un coup de sonde dans le cœur de René, il ajouta: « Mes compliments!... »

—« Vous parlez comme si j'en étais amoureux, » répliqua René dont le visage s'empourpra de honte. Il était entré avec l'intention de célébrer les louanges de Suzanne à son ami, et voici que le ton narquois de Claude avait tranché cette confidence, à même ses lèvres, comme avec une lame aiguisée et froide.

—« Ah! vous n'en êtes pas amoureux!... » reprit l'autre en ricanant d'un rire détestable. Puis, tout d'un coup, par un joli mouvement d'âme, comme il en avait, lorsque sa vraie et première nature reprenait le dessus, il dit: « Pardon! » et il serra la main du jeune homme. Il lut dans les yeux de ce dernier que ce mot et ce geste allaient provoquer une effusion; il l'arrêta: « Ne me racontez rien... Vous m'en voudriez ensuite... Je vous écouterais si mal aujourd'hui!... Je souffre trop et cela rend méchant... »

Ainsi, même la fausse manœuvre de Suzanne tournait en faveur de son plan d'ensorcellement. Le seul homme dont elle eût à craindre l'hostilité venait de se condamner lui-même à ne point parler. Comme René avait besoin de déverser dans un confident le trop-plein de ses émotions, ce fut vers Émilie qu'il se tourna, et la pauvre Émilie, par une naïve vanité de sœur, se trouvait d'avance être la complice de l'inconnue qu'elle entrevoyait, par les yeux de son frère, comme auréolée d'un nimbe d'aristocratie! Dès le lendemain de la fête donnée chez la comtesse, elle avait bien compris, au récit du jeune homme, que madame Moraines était la seule de toutes les femmes rencontrées la veille à lui plaire véritablement, et elle avait deviné que c'était aussi la seule sur qui le poète eût produit une impression personnelle et vive. Les mères et les sœurs possèdent comme un sens particulier pour reconnaître ces nuances-là. Il ne lui avait pas fallu beaucoup d'efforts pour s'apercevoir des troubles de René, durant les jours suivants. Liée à lui par le double lien de la ressemblance morale et de l'affection, aucun sentiment ne pouvait traverser ce cœur fraternel sans qu'elle en éprouvât le contre-coup. Elle avait vu que René aimait, aussi clairement que si elle eût assisté, cachée, aux deux causeries de la rue Murillo. Et cet amour l'avait ravie sans qu'elle en fût jalouse, au lieu qu'elle avait été jalouse autrefois, autant qu'inquiète, de la liaison de son frère avec Rosalie. Avec la logique spéciale aux femmes, elle trouvait tout naturel que le poète eût un commencement d'intrigue avec une personne qui n'était pas libre. Elle admettait qu'aux hommes exceptionnels il faut une vie et une morale exceptionnelles, comme eux, et cet amour pour une grande dame, en même temps qu'il satisfaisait les rêves d'orgueil formés pour son idole, ne lui prendrait jamais rien, elle le sentait. La passion pour Rosalie, au contraire, lui était apparue comme un vol fait à sa tendresse. C'est que Rosalie lui ressemblait, qu'elle était de son monde, que René, enfin, ne pouvait s'attacher à elle que pour l'épouser et se faire une nouvelle vie de famille. Elle avait donc eu un accès de joie silencieuse à constater l'amour naissant de son frère. Et elle aurait bien voulu que de nouvelles confidences vinssent aussitôt compléter les premières, celles qu'il lui avait faites à son réveil, quelques heures seulement après la soirée de madame Komof. Ces confidences n'étaient pas venues, et elle ne les avait pas provoquées. Sa tendre finesse pressentait que l'ouverture du cœur de René n'en serait que plus complète, spontanée. Elle attendait donc, épiant au fond de ces yeux, dont elle connaissait si bien chaque regard, les signes de cette joie exaltée qui est comme la fièvre du bonheur. Elle se taisait d'autant plus qu'elle ne voyait guère René qu'en présence de Fresneau. Avec la lâcheté trop naturelle dans certaines situations fausses, le poète s'en allait de la maison, aussitôt levé, pour n'y rentrer qu'à l'heure du déjeuner. Il s'échappait de nouveau jusqu'au dîner et il sortait encore après afin d'éviter toute rencontre avec Rosalie. Le professeur, lui, ne remarquait même pas ce changement d'habitudes, tant sa distraction était profonde. Il n'en allait pas de même de madame Offarel qui, venue deux soirs de suite avec ses deux filles et n'ayant pas rencontré celui qu'elle considérait de droit comme son gendre, ne craignit pas de souligner cette absence insolite:

—« Monsieur Larcher, » dit-elle, « présente donc M. René à une nouvelle comtesse tous les soirs, que nous ne le voyons plus jamais ici, ni chez nous d'ailleurs? »

—« C'est vrai, » insista Fresneau, « on ne le voit plus. Où est-il allé? »

—« Il s'est remis à son Savonarole, » répondit Émilie, « et il passe ses soirées à la bibliothèque. »

Le lendemain du jour où cette conversation avait été tenue, qui se trouvait être aussi le lendemain de la seconde visite chez Suzanne, la sœur fidèle entra chez son frère, dès le matin, pour tout lui rapporter. Elle le trouva qui préparait plusieurs feuilles d'un papier du Japon, dont elle lui avait fait présent autrefois. Il se proposait d'y copier, de son écriture la plus soignée, ceux de ses vers qu'il lirait à madame Moraines. La table était couverte de pages, noircies de lignes inégales. C'étaient ses poèmes, dont il avait déjà feuilleté la série. Émilie lui raconta son innocent mensonge, et il l'embrassa, tout joyeux, en disant:

—« Comme tu es fine! »

—« Je suis ta sœur et je t'aime, » répondit-elle; « c'est trop simple. » Et prenant quelques-uns des papiers épars: « Est-ce que vraiment tu te décides à préparer ton volume?... »

—« Non, » fit-il, « mais je dois lire un choix de mes vers à une dame... »

—« À madame Moraines, » dit Émilie vivement.

—« Tu l'as deviné, » répondit le jeune homme avec un peu de trouble. « Ah! si tu savais!... »

Et ce fut alors le débordement du flot amassé des confidences. Il fallut qu'Émilie écoutât un éloge enthousiaste de Suzanne et de ses moindres façons. René lui parlait dans la même phrase de l'admirable noblesse d'idées de cette femme et de la forme de ses petits souliers, de sa merveilleuse intelligence et du velours frappé de son buvard. Cet ébahissement puéril devant les minuties du luxe qui s'unissait à l'exaltation la plus poétique pour composer son amour, n'était pas fait pour étonner Émilie. Elle-même, n'avait-elle pas toujours associé dans sa tendresse pour son frère les plus grandes ambitions aux plus petits désirs? Elle aurait souhaité, par exemple, presque avec la même ardeur, qu'il eût du génie et des chevaux, qu'il écrivît Childe Harold et qu'il possédât réellement les quatre mille livres de revenu de lord Byron. Elle était sur ce point aussi naïvement plébéienne que lui, de cette race, excusable, après tout, de confondre l'aristocratie réelle des sentiments avec l'autre, l'apparente aristocratie des formes extérieures de la vie. Quand on appartient à une famille qui a connu les dépressions morales du métier, la seconde de ces aristocraties apparaît si aisément comme la condition de la première! Aussi les détails qui eussent fait croire à un observateur malveillant que René aimait Suzanne pour son décor, et non pour elle-même, charmèrent Émilie au lieu de la choquer, et elle avait si bien épousé la passion de son frère qu'elle lui dit en le quittant:

—« Tu n'y es pour personne... Va, je saurai défendre ta porte... Mais tu me montreras les vers que tu lui liras... Choisis-les bien. »

Ce travail de classement et de copie trompa l'ardeur du jeune homme, et lui permit d'attendre, sans trop se ronger, le jour de sa nouvelle visite au paradis de la rue Murillo. Les heures de solitude, coupées seulement de conversations avec Émilie, s'en allaient dans une douceur tour à tour et dans une mélancolie singulières. Tantôt l'image de Suzanne s'évoquait devant lui, délicieuse. Il posait sa plume, et les objets qui servaient de cadre à ses séances de labeur s'évanouissaient, comme par magie. Au lieu des parois rouges de sa chambre, c'était le petit salon de madame Moraines qu'il avait sous les yeux. Il ne voyait plus ses chers Albert Durer, ses Gustave Moreau, ses Goya, son intime bibliothèque où l'Imitation coudoyait Madame Bovary, les deux arbres défeuillés du jardinet se profilant en noir sur le bleu du ciel... Mais Suzanne était près de lui, avec ses gestes menus et souples, son port de tête, certaine nuance de lumière sur l'or de ses cheveux, l'éclat de son teint et sa transparence rose. Cette apparition, qui n'avait rien d'un pâle et immatériel fantôme, parlait aux sens de René, d'une manière qui eût dû lui faire comprendre combien les attitudes de madame Moraines masquaient en elle la vraie femme, la courtisane voluptueuse et raffinée. Il ne s'en rendait pas compte, et, tout en la désirant physiquement jusqu'au délire, il croyait n'avoir pour elle que le culte le plus éthéré. C'est là un phénomène de mirage sentimental assez fréquent chez les hommes chastes, et qui les livre comme une proie sans défense aux plus grossières duperies. Cette incapacité de juger leurs propres sensations les rend plus incapables encore de juger les manœuvres des femmes qui remuent en eux tous les trésors accumulés de la vie. Le poète, en revanche, devenait parfaitement lucide, quand l'image de Suzanne cédait la place à celle de Rosalie. En feuilletant au hasard ses papiers, il rencontrait sans cesse quelque page en tête de laquelle il avait écrit enfantinement: « Pour la fleur, » c'était Rosalie qu'il désignait ainsi aux temps déjà lointains où il l'aimait; alors il lui composait un petit poème presque chaque jour.

Ô Rose de candeur et de sincérité,

lui disait-il à la fin d'un de ces poèmes. Lorsque des vers pareils à celui-là tombaient sous ses regards, il devait encore poser la plume, et les choses autour de lui s'évanouissaient de nouveau, mais cette fois pour céder la place à une vision torturante... Le rez-de-chaussée des Offarel s'évoquait, froid et silencieux. La vieille mère allait et venait parmi ses chats. Angélique feuilletait son dictionnaire anglais, et Rosalie le regardait, lui, René. Oui, elle le regardait à travers l'espace, avec des yeux sans un reproche, mais où il lisait l'infinie détresse. Il savait, comme s'il eût été auprès d'elle, là-bas, et la douleur de sa jalousie, et qu'elle avait deviné son secret. Sans cela eût-il eu cette épouvante d'affronter ces yeux de jeune fille? Ah! s'il pouvait aller lui dire: « Ne soyons plus qu'amis!... » C'était son devoir d'agir de la sorte. La loyauté absolue est le seul moyen que l'on conserve de s'estimer soi-même dans ces tarissements d'amour qui sont comme les banqueroutes frauduleuses du cœur. Puis il repoussait cette loyauté par cette sorte de faiblesse où l'égoïsme a sa part autant que la pitié. Il reprenait la plume, il se disait, comme il avait fait dès le premier jour: « Gagnons du temps, » et il essayait de travailler. Il lui fallait s'interrompre de rechef, il sentait Rosalie souffrir. Il songeait aux nuits qu'elle passait à pleurer. Car, de cet être naïf et qui lui avait donné tout son cœur, il connaissait chaque habitude. Elle lui avait raconté bien souvent qu'elle n'avait que la nuit pour se livrer à ses peines, quand elles étaient trop fortes... Alors il appuyait sa tête dans ses mains, et il se disait: « Est-ce ma faute?... » jusqu'à ce que la vision passât.

Une loi de notre nature veut que nos passions soient d'autant plus fortes qu'elles ont eu plus d'obstacles à vaincre, en sorte que le remords de sa trahison envers la pauvre Rosalie eut surtout pour résultat d'aviver l'émotion de René tandis qu'il allait au rendez-vous fixé par madame Moraines. Cette dernière l'attendait de son côté avec une impatience presque fébrile, dont elle s'étonnait elle-même. Elle avait guetté le jeune homme à ses diverses sorties, puis à l'Opéra, quand le vendredi était revenu. Si elle avait rencontré ses yeux fixés sur elle avec cette naïve adoration, compromettante comme un aveu, elle aurait dit: « Quel imprudent!... » Ne pas le voir lui donna un petit accès de doute qui porta son caprice à son comble. Elle était d'autant plus profondément remuée par cette visite, qu'elle la considérait comme décisive. C'était la troisième fois qu'elle recevait René, et, sur ces trois fois, deux à l'insu de son mari. Elle ne pouvait, vis-à-vis de ses gens, aller au delà. Paul, qui n'y entendait pas malice, lui avait dit à dîner, deux jours auparavant:

—« Nous avons causé de René Vincy, Desforges et moi. Il ne lui a pas fait bonne impression. Décidément, il vaut mieux ne pas voir de près les auteurs dont on admire les œuvres... »

Si le domestique qui avait introduit le poète s'était trouvé dans la salle à manger, au moment où son mari prononçait cette phrase, Suzanne aurait dû parler. Le même hasard pouvait se reproduire, demain, après-demain. Aussi s'était-elle juré qu'elle trouverait, dans la conversation, un moyen de fixer à René un rendez-vous ailleurs que chez elle. Tout de suite l'idée lui était venue de quelque course avec le jeune homme, sous prétexte de curiosité: une rencontre à Notre-Dame, par exemple, ou dans quelque vieille église assez éloignée du Paris mondain pour qu'elle fût presque sûre de ne courir aucun danger. Elle avait compté, pour provoquer ce rendez-vous sans en avoir l'air, sur quelques vers à relever parmi ceux que René lui lirait. Elle était donc là, de nouveau en toilette de ville, car, ayant dû assister le matin à une messe de mariage, elle n'avait pas quitté sa robe mauve un peu parée, qui lui seyait comme une robe du soir, tant elle mettait en valeur les rondeurs de son buste, celles de ses épaules et la sveltesse de sa taille. Ainsi vêtue, assise sur un fauteuil bas qui lui permettait de montrer, en s'abandonnant un peu, la ligne adorable de son corps, elle pria le jeune homme, après les banalités forcées de tout début de causerie, de commencer sa lecture. Elle l'écoutait réciter sa poésie sans s'étonner de cet accent spécial, un peu chantant, un peu traînant, dont les cénacles actuels ont l'habitude. Son immobile visage et ses grands yeux intelligents semblaient indiquer la plus profonde attention. Quelquefois seulement, elle hasardait,—on eût dit malgré elle,—un: « Comme c'est beau!... » ou bien un: « Voulez-vous répéter ces vers-ci, je les aime tant!... » En réalité les vers du poète lui étaient aussi indifférents qu'inintelligibles. Il faut, pour pénétrer même superficiellement l'œuvre d'un artiste moderne,—lequel se double toujours d'un critique et d'un érudit,—un développement d'esprit qui ne se rencontre que chez un petit nombre de femmes du monde, assez amoureuses des choses de l'esprit pour continuer de lire et de penser, au milieu de la vie la plus contraire à toute étude et à toute réflexion. Ce qui tendait le joli visage de Suzanne et fixait ses yeux bleus, c'était le désir de ne pas laisser passer le mot inévitable auquel accrocher son projet. Mais les vers succédaient aux vers, les stances aux sonnets, sans qu'elle eût pu saisir de quoi justifier d'une manière vraisemblable le tour qu'elle voulait donner à l'entretien. Et quel dommage! Car les yeux de René, eux, qui se détachaient sans cesse de la page, sa voix qui se faisait voilée par instants, le tremblement de ses mains en tournant les feuilles, tout révélait que la comédie d'admiration achevait d'enivrer en lui le Trissotin qui veille chez tout auteur. Et il ne restait plus qu'une pièce!... Mais celle-là, que le poète avait gardée pour la fin, comme sa préférée, avait un titre qui fut pour Suzanne une révélation: les Yeux de la Joconde. C'était un assez long morceau, à demi métaphysique, à demi descriptif, dans lequel l'écrivain s'était cru original en rédigeant en vers sonores tous les lieux communs que notre âge a multipliés autour de ce chef-d'œuvre. Peut-être faut-il voir simplement, dans ce portrait d'une Italienne, une étude du plus franc naturalisme et du plus technique, une de ces luttes contre le métier qui paraissent avoir été la principale préoccupation de Léonard. N'aurait-il pas voulu saisir cette chose insaisissable, une physionomie en mouvement, et peindre ce qui n'est qu'une nuance aussitôt disparue, le passage de la bouche sérieuse au sourire? Toujours est-il que René, enfantinement fier que son nom ressemblât au nom du village qui sert à désigner le plus subtil des maîtres de la Renaissance, avait condensé là en trente strophes une philosophie entière de la nature et de l'histoire. Il aurait donné, pour ce pot-pourri symbolique, toutes les scènes du Sigisbée, qui n'étaient que naturelles et passionnées,—deux qualités bonnes pour les badauds! Quel fut donc son ravissement d'entendre la voix de madame Moraines lui dire:

—« Si je me permettais d'avoir une préférence, je crois que c'est la pièce qui me plairait davantage... Comme vous sentez les arts! C'est avec vous qu'il faudrait voir les chefs-d'œuvre des grands peintres. Je suis sûre que si j'allais au Musée en votre compagnie, vous me montreriez dans les tableaux tant de choses que je devine, sans les comprendre... J'ai fait souvent de longues séances au Louvre, mais toute seule. »

Elle attendit. Depuis que René avait commencé la lecture de cette dernière pièce, elle se disait: « Que je suis sotte de ne pas y avoir pensé plus tôt, » tout en clignant ses paupières comme pour mieux retenir un rêve de beauté. Elle avait prononcé sa phrase avec l'idée qu'il ne laisserait certainement point passer cette occasion de la revoir. Il lui proposerait une expédition ensemble au Louvre, qu'elle accepterait, après s'être savamment et suffisamment défendue. Elle vit la demande sur sa bouche, et aussi qu'il n'oserait pas la formuler. Ce fut donc elle qui continua:

—« Si je n'avais pas peur de vous voler votre temps?... »

Puis, avec un soupir:

—« D'ailleurs nous nous connaissons trop peu. »

—« Ah! Madame, » fit le jeune homme, « il me semble que je suis votre ami depuis si longtemps! »

—« C'est que vous sentez combien peu je suis coquette, » répondit-elle avec un bon et simple sourire. « Et je vais vous le prouver une fois de plus. Voulez-vous me montrer le Louvre un des jours de la semaine qui vient? »


XI

DÉCLARATIONS

Le rendez-vous avait été fixé pour le mardi suivant, à onze heures, dans le Salon Carré. Tandis qu'un fiacre la conduisait vers le vieux palais, Suzanne supputait, pour la dixième fois, les côtés dangereux de sa matinale escapade. « Non, ce n'est pas bien raisonnable, » concluait-elle, « et si Desforges sait que je suis sortie? Bah! il y a le dentiste...—Et si je rencontre quelqu'un de connaissance? Ce n'est guère probable...—Hé bien! je raconterai juste ce qu'il faut de la vérité. » C'était là un de ses grands principes: mentir le moins possible, se taire beaucoup, et ne jamais discuter les faits démontrés. Elle se voyait donc, disant à son mari, au baron lui-même, si le hasard rendait cette phrase nécessaire: « Je suis montée au Louvre en passant, ce matin. J'ai eu la bonne chance d'y trouver le jeune poète de la comtesse Komof, qui m'a un peu guidée dans le musée... Comme il a été intéressant!... »—« Oui, » se répondait-elle à elle-même, « pour une fois cela passera... Mais ce serait fou de recommencer souvent... » D'autres idées s'emparaient d'elle alors, moins sèchement positives. L'attente de ce qui se passerait dans cette entrevue avec René la remuait plus profondément qu'elle n'aurait voulu. Elle avait joué à la madone avec lui, et le moment était venu de descendre de l'autel où le jeune homme l'avait admirée pieusement. Son instinct de femme avait combiné un plan hardi: amener le poète à une déclaration, répondre par un aveu de ses sentiments à elle, puis le fuir comme en proie au remords, afin de se ménager le retour qui lui conviendrait, à elle. Ce plan devait, en bouleversant le cœur de René, suspendre en lui tout jugement et faire absoudre chez elle toutes les folies. Il était hardi, mais subtil, et par-dessus tout il était simple. Il n'allait pas néanmoins sans de réelles difficultés. Que le poète traversât une minute de défiance, et tout était perdu. Suzanne eut un battement de cœur à cette pensée. Que de femmes se sont trouvées, comme elle, dans cette situation singulière, d'avoir mis le mensonge le plus complexe au service de leur sincérité, si bien qu'elles doivent continuer leur personnage factice, pour que leurs véritables sentiments obtiennent satisfaction! Quand les hommes, pour qui ces femmes-là ont eu la tendre hypocrisie de jouer ainsi un rôle, découvrent ce mensonge, ils entrent d'ordinaire dans des indignations et des mépris qui attestent assez combien la vanité fait le fond de presque tous les amours. « Allons, » se dit Suzanne, « me voici à trembler comme une pensionnaire!... » Elle sourit à cette pensée qui lui fut une douceur, parce qu'elle lui prouva une fois de plus la vérité du sentiment qu'elle éprouvait, et elle sourit encore au moment où, descendue de son fiacre, elle traversa la cour carrée, de reconnaître à la grande horloge qu'elle arrivait bien exactement à l'heure: « Toujours la pensionnaire!... » se répéta-t-elle. Puis elle eut un petit passage de peur, à l'idée que si René arrivait, lui, derrière elle, il la verrait obligée de demander à un gardien l'entrée du musée, elle qui s'était vantée d'y venir sans cesse. Elle n'y avait pas mis trois fois les pieds dans sa vie, ces pieds fins qui traversaient la vaste cour dans leurs bottines lacées, comme s'ils avaient su le chemin depuis toujours. « Que je suis enfant! » reprenait la voix intérieure, celle de l'élève de Desforges, instruite sur la vie comme un vieux diplomate. « Il est là-haut, à m'attendre, depuis une demi-heure! » Elle ne put s'empêcher de jeter autour d'elle un regard inquisiteur, tandis qu'elle se renseignait auprès d'un des employés. Mais ses pressentiments de coquette ne l'avaient pas trompée, et elle ne fut pas plutôt à la porte qui débouche de la galerie d'Apollon sur le Salon Carré, qu'elle aperçut René, adossé contre la barre d'appui, au bas de la noble toile décorative de Véronèse qui représente la Madeleine lavant les pieds du Sauveur, et en face des célèbres Noces de Cana. Dans l'enfantillage de ses timidités, le pauvre garçon avait cru devoir s'endimancher de son mieux pour venir au-devant de cette femme, qui lui figurait, outre une madone, la « femme du monde, »—l'espèce d'entité vague et chimérique qui flotte devant le regard de tant de jeunes bourgeois, et leur résume le bizarre ensemble de leurs idées les plus fausses. Il avait la taille prise dans sa redingote la plus ajustée. Quoique le matin fût très froid, il n'avait point mis de pardessus. Il n'en possédait qu'un seul, et qui, datant du début de l'hiver, ne sortait pas de chez le tailleur où l'avait conduit son ami Larcher. Avec son chapeau haut de forme et tout neuf, ses gants neufs, ses bottines neuves, il était presque parvenu à se donner une tenue de gravure de mode qui contrastait assez comiquement avec sa physionomie romantique. Il aurait pu se rendre plus ridicule encore, que Suzanne aurait trouvé dans ce ridicule des raisons de le désirer davantage. Les femmes amoureuses sont ainsi. Elle se rendit compte qu'il avait eu peur de n'être pas assez beau pour lui plaire, et elle s'arrêta sur le pas de la porte, quelques secondes, afin de jouir de l'anxiété qu'exprimait le naïf visage du jeune homme. Quand il l'aperçut lui-même, quel soudain afflux de tout son sang sur ce visage qu'encadrait l'or soyeux de sa barbe blonde! Quel éclair dans le bleu sombre et angoissé de ses yeux! « C'est un bonheur qu'il n'y ait personne pour le voir m'aborder, » songea-t-elle; mais la blanche lumière qui tombait du plafond vitré du salon n'éclairait, en dehors d'eux, que des peintres en train de disposer leur chevalet ou leur échelle pour le travail de la journée, et des touristes, leur guide à la main. Suzanne, qui s'assura de cette solitude par un simple regard, put donc se laisser aller au plaisir que lui causait le trouble de René s'avançant vers elle, et, d'une voix étouffée par l'émotion, il lui disait:

—« Ah! je n'aurais jamais espéré que vous viendriez... »

—« Pourquoi donc? » répondit-elle avec un air de candeur étonnée. « Vous me croyez donc bien incapable de me lever matin? Mais quand je vais visiter mes pauvres, je suis debout et habillée dès les huit heures... » Et ce fut dit!... Sur un ton à la fois modeste et gai,—celui d'une personne qui ne croit pas raconter d'elle-même quelque chose d'extraordinaire, tant il lui semble naturel d'être ainsi, le ton d'un officier qui dirait: « Quand nous chargions l'ennemi... » Le plaisant était que de sa vie elle n'avait hasardé la pointe de son pied dans un intérieur de pauvre. Elle avait horreur de la misère comme de la maladie, comme de la vieillesse, et son égoïsme élégant ignorait presque l'aumône. Mais celui qui, en ce moment, aurait dévoilé cet égoïsme à René, lui aurait paru le plus infâme des blasphémateurs. Elle resta une minute, après avoir laissé tomber cette phrase de sœur de charité laïque, à en savourer l'effet. Les yeux de René traduisaient cette foi béate qui semble à ces jolies comédiennes une dette si légitime qu'elles disent volontiers, de celui qui la leur refuse, qu'il n'a pas de cœur. Puis, comme pour se soustraire à une admiration qui gênait sa simplicité, elle reprit:

—« Vous oubliez que vous êtes mon guide aujourd'hui. Je ferai celle qui ne connaît rien de tous ces tableaux. Je verrai si nous avons les mêmes goûts. »

—« Mon Dieu! » pensa René, « pourvu que je ne lui montre pas quelques toiles qui lui donnent une mauvaise opinion de moi!... » Les femmes les plus médiocres excellent, pourvu qu'elles le veuillent, à mettre ainsi un homme qui leur est de tous points supérieur dans cette sensation d'infériorité. Mais déjà ils allaient, lui la conduisant auprès des chefs-d'œuvre qu'il supposait devoir lui plaire. Les grandes et les petites salles de ce cher musée, il les connaissait si bien! Il n'y avait pas une de ces peintures à laquelle ne se rattachât le souvenir de quelque rêverie de sa jeunesse, tout entière passée à parer d'images de beauté la chapelle intime que nous portons tous en nous avant vingt ans,—pure chapelle que nos passions se chargent bien vite de transformer en un mauvais lieu! Ces pâles, ces nobles fresques de Luini qui déploient leurs scènes pieuses dans l'étroite chambre, à droite du Salon Carré, qu'il était venu de fois prier devant elles, quand il souhaitait de donner à sa poésie le charme suave, la manière large et attendrissante du vieux maître lombard! La sèche et puissante Mise en croix de Mantegna, dans l'autre petite salle, à l'entrée de la grande galerie, portion détachée du magnifique tableau de l'église San-Zeno à Vérone, il en avait repu ses yeux des heures entières, comme aussi du plus adorable des Raphaëls, de ce saint Georges qui assène un si furieux coup d'épée au dragon,—héros idéal en train d'éperonner un cheval blanc caparaçonné de harnais roses, sur une pelouse verte et fraîche, comme la jeunesse, comme l'espérance! Mais les portraits surtout avaient fait l'objet de ses plus fervents pèlerinages, depuis ceux d'Holbein, de Philippe de Champaigne et du Titien, jusqu'à celui de cette femme fine et mystérieuse, attribuée simplement par le catalogue à l'école vénitienne, et qui porte un chiffre dans sa chevelure. Il aimait à croire, avec un habile commentateur, que ce chiffre signifie Barbarelli et Cecilia—le nom du Giorgione et celui de la maîtresse pour laquelle la légende veut que ce grand artiste soit mort. Cette romanesque et tragique légende, il l'avait racontée jadis à Rosalie, dans une visite au Louvre et à cette même place, devant ce même portrait. Il se surprit la racontant à Suzanne, presque avec les mêmes mots:

—« Le peintre l'aimait, et elle l'a trahi pour un de ses amis... Il s'est représenté lui-même dans un tableau qui est à Vienne, regardant avec ses beaux yeux tristes cet ami qui s'approche de lui, et dans la main de ce Judas, placée derrière le dos, brille le manche d'un poignard... »

Oui, les mêmes mots!... Quand il les avait dits à Rosalie, elle avait levé vers lui ses prunelles où se lisait distinctement cette phrase: « Comment peut-on trahir celui qui vous aime?... » Mais elle ne l'avait pas prononcée, au lieu que Suzanne, après avoir fixé avec une curiosité singulière l'énigmatique femme aux lèvres minces, au regard profond, soupira en secouant sa tête blonde:

—« Et elle a un air tellement doux. C'est effrayant de penser que l'on peut mentir avec une physionomie si pure!... »

Tout en parlant, elle aussi tournait vers le jeune homme ses prunelles, aussi claires que celles de Rosalie étaient sombres, et il sentit un étrange remords lui serrer le cœur. Par une de ces ironies de la vie intérieure, comme en produit le secret contraste des consciences, Suzanne, heureuse, jusqu'au ravissement, de cette promenade parmi les toiles qu'elles faisait semblant de regarder, s'amusait avec délices de l'impression que sa beauté produisait sur son compagnon, et pas une ombre ne passait sur son bonheur, tandis que lui, le candide enfant, se reprochait, comme une double perfidie, de conduire cette idéale créature à travers ces salles où il s'était déjà promené avec une autre! La fatale comparaison qui, depuis sa rencontre avec madame Moraines, pâlissait, décolorait dans son esprit la pauvre petite Offarel, s'imposait plus forte que jamais. Le fantôme de sa fiancée flottait devant lui, humble comme elle, et il regardait Suzanne marcher, sœur vivante des beautés aristocratiques évoquées sur les toiles par les maîtres anciens. Ses cheveux dorés brillaient sous le chapeau du matin. Son buste se moulait dans une espèce de courte jaquette en astrakan. La petite étoffe grise de sa jupe tombait en plis souples. Elle tenait à la main un manchon, assorti à son corsage, d'où s'échappait un coin de mouchoir brodé, et elle élevait par instants ce petit manchon au-dessus de ses yeux, afin de se ménager le jour nécessaire à bien voir le tableau. Ah! comment la présente n'eût-elle pas eu raison de l'absente, et la femme élégante de la modeste, de la simple jeune fille,—d'autant plus que chez Suzanne, toutes les délicatesses du goût esthétique le plus raffiné semblaient s'unir à ce charme exquis d'aspect et d'attitude? Elle qui n'aurait pas su distinguer un Rembrandt d'un Pérugin, ou un Ribeira d'un Watteau, tant son ignorance était absolue; elle avait une façon d'écouter ce que lui disait René, et un art d'abonder dans le sens de ses idées, qui aurait fait illusion à de plus habiles connaisseurs du mensonge féminin, que ce poète de vingt-cinq ans. Il y avait même pour lui dans cette promenade quelque chose de si complet, une telle réalisation de ses plus secrètes chimères que cet extrême atteint lui faisait mal. L'heure avançait, et il se sentait saisi d'une émotion indéfinissable où tout se mélangeait: l'excitation nerveuse où la vue des chefs-d'œuvre jette toujours un artiste, le remords d'une coupable duplicité, comme d'une profanation de son passé par son présent, et de son présent par son passé, le sentiment aussi de la fuite irréparable de cette heure. Oui, elle s'en allait, cette heure douce que tant d'heures suivraient, vides, froides, noires, et jamais, non, jamais, il n'oserait demander à son adorable compagne de recommencer cette promenade! Elle, la spirituelle épicurienne, était en train de prolonger le délice de cette possession morale du jeune homme, comme elle aurait prolongé le délice d'une possession physique. Voluptueusement, savamment, elle l'étudiait, sans en avoir l'air, du coin de son œil bleu, si doux entre ses longs cils d'or. Elle ne se rendait pas un compte exact de toutes les nuances d'idées qu'il traversait. Elle le connaissait déjà très bien dans l'intime de sa nature, mais elle ignorait presque tout des faits positifs de son existence, au point qu'elle se demandait parfois avec un tressaillement s'il n'était pas vierge. Elle ne pouvait pas suivre le détail des variations de sa pensée, mais elle n'avait pas de peine à constater qu'il la regardait maintenant beaucoup plus que les tableaux, et aussi qu'il roulait dans la détresse, minute par minute. Elle l'attribuait, cette détresse, à une brûlure de timidité qui lui plaisait tant à rencontrer. Elle y sentait un désir de sa personne, aussi passionné que craintif et respectueux. Et que cela lui plaisait d'être désirée, avec cette pudeur! Elle mesurait mieux l'abîme qui séparait son petit René,—comme elle l'appelait déjà tout bas, pour elle seule,—des hardis et redoutables viveurs qui composaient son milieu habituel. Ses regards, à lui, ne la déshabillaient pas. Ils l'aimaient. Ils souffraient aussi, et cette souffrance la décida enfin à se faire faire cette déclaration qu'elle s'était promis de provoquer.

—« Ah! mon Dieu! » s'écria-t-elle tout d'un coup, en s'appuyant d'une main à la barre qui court le long des tableaux, et levant vers René un visage où le sourire dissimulait une douleur aiguë. « Ce n'est rien, » ajouta-t-elle en voyant le jeune homme bouleversé, « je me suis un peu tourné le pied sur ce parquet glissant... » et, debout sur une de ses jambes et avançant ce pied soi-disant malade, elle le remua dans sa souple bottine, avec un gracieux effort. « Dix minutes de repos, et il n'y paraîtra plus, mais il faut que vous me serviez de bâton de vieillesse... »

Elle prononça ce triste mot avec sa bouche jeune, et elle prit le bras du poète qui l'aida presque pieusement à marcher, sans se douter que cet accident imaginaire n'était qu'un petit épisode de plus dans l'amoureuse comédie où il jouait son rôle, lui, de bonne foi. Elle avait soin de s'incliner un peu, pour que cette légère pesée de son corps redoublât en lui l'ardeur du désir, pour que sa gorge frôlât le coude du jeune homme et le fît tressaillir, pour que cette sensation du mouvement communiqué achevât de le griser. Et ce manège réussit trop bien. Il ne pouvait même plus parler, envahi qu'il était, pénétré, possédé par la présence de cette femme dont il respirait maintenant, d'une manière plus distincte, l'imperceptible parfum. À peine s'il se hasardait à la regarder, et il rencontrait alors, tout près de lui, ce profil, à la fois mutin et fier, cette joue comme idéalement rosée, la pourpre vive de ces lèvres sinueuses qu'un joli sourire de tendre malice plissait par instants, puis, quand leurs yeux se croisaient, ce sourire se changeait en une expression de sympathie ouverte qui rassurait la timidité de René. Cela, elle le sentait à la façon plus hardie dont il lui donnait le bras. Elle avait eu bien soin de choisir pour cette hypocrisie de sa fausse entorse une des salles les plus isolées qu'ils eussent traversées, celle des Lesueur. Ils suivirent ainsi, au bras l'un de l'autre, un petit couloir; ils entrèrent dans une des galeries de l'école française, et ils arrivèrent dans un salon, à cette époque-là tout sombre et désert, celui où se trouvaient appendus les grands tableaux de Lebrun représentant les victoires d'Alexandre. La galerie des Ingres et des Delacroix, qui débouche aujourd'hui sur ce salon, n'était pas ouverte alors, et au milieu se trouvait un grand divan rond garni de velours vert. C'était un coin, à cette heure-là et au milieu de Paris, plus abandonné qu'une salle de musée de province, et où l'on pouvait causer indéfiniment sans autre témoin que le gardien qui s'occupait lui-même à bavarder avec son collègue de la pièce voisine. Suzanne avisa cette place d'un coup d'œil; elle dit à René en lui montrant le canapé:

—« Voulez-vous que nous nous asseyions là un instant? Je suis déjà mieux... »

Il y eut entre eux un nouveau passage de silence. Tout les enveloppait de solitude, depuis le bruit de la cour du Carrousel qui leur arrivait, indistinct, par les deux hautes fenêtres, jusqu'à la demi-clarté de la salle. La détresse du jeune homme augmentait encore par ce tête-à-tête, qui aurait dû lui être un encouragement à se déclarer. Il se disait: « Qu'elle est jolie! Qu'elle est fine!... Et elle va s'en aller, et je ne la verrai plus. Je dois tant lui déplaire, je me sens paralysé près d'elle, incapable, de parler. »—« Jamais, » songeait Suzanne, « je n'aurai une meilleure occasion. »

—« Vous êtes triste, » reprit-elle tout haut, et le regardant avec des yeux où la coquetterie se déguisait en une sympathie affectueuse, presque celle d'une sœur: « Je l'ai bien vu dès mon arrivée, » continua-t-elle, « mais je ne suis pas assez votre amie pour que vous me disiez vos peines... »

—« Non, » fit René, « je ne suis pas triste. Comment le serais-je? puisque je n'ai que des sujets de bonheur... »

Elle le regarda de nouveau avec une physionomie de surprise et d'interrogation qui signifiait: « Ces sujets de bonheur, dites-les-moi donc... » René crut lire cette demande en effet dans ces claires prunelles; mais il n'osa pas comprendre. Il se jugeait, en toute sincérité de conscience, tellement inférieur à cette femme, que même découvrir, en entier, le culte qu'il lui avait déjà voué, lui paraissait au-dessus de ses forces. Tout le séduisant manège de Suzanne, dans lequel il lui était impossible de reconnaître un calcul, cesserait du coup s'il parlait, et il reprit, comme si sa phrase se fût appliquée seulement aux circonstances générales de sa vie:

—« Claude Larcher me le dit souvent, que je n'aurai pas de plus belle époque dans ma destinée littéraire. Il y a quatre moments, prétend-il, dans l'existence d'un écrivain: celui où on l'ignore, celui où on l'acclame pour désespérer ses aînés, celui où on le diffame, parce qu'il triomphe; le quatrième, où on lui pardonne, parce qu'on l'oublie... Ah! que je regrette que vous ne le connaissiez pas mieux, il vous plairait tant!... Si vous saviez comme il aime les Lettres, c'est pour lui une religion!... »

—« Il est un peu trop naïf tout de même, » songea Suzanne, mais elle était trop intéressée au résultat de cet entretien pour se laisser aller à un mouvement d'impatience. Elle s'empara de ce que René venait de dire, et elle répondit, interrompant ainsi l'éloge inutile de Claude: « Une religion!... C'est vrai, vous sentez ainsi, vous autres... J'ai une de mes amies qui en a fait la mélancolique expérience et qui me le répète toujours: une femme ne devrait pas s'attacher à un artiste. Il ne l'aimera jamais autant qu'il aime son art... »

Elle prit, pour rappeler cette parole prêtée gratuitement à cette amie, aussi imaginaire que l'entorse, une physionomie douloureuse; ses lèvres rouges s'ouvrirent dans un léger soupir, celui d'une âme qui a reçu de navrantes confidences, et qui prévoit, qui pressent pour elle-même des douleurs pareilles.

—« Mais c'est vous qui êtes triste, » dit René, saisi par l'altération soudaine de ce joli visage.

—« Allons donc!... » pensa-t-elle, et tout haut: « Laissons cela. Qu'est-ce que mes tristesses à moi peuvent vous faire? »

—« Croyez-vous donc, » repartit René, « que vous soyez pour moi une indifférente? »

—« Indifférente?... non, » fit-elle en secouant la tête; « mais quand vous m'aurez quittée, penserez-vous à moi autrement qu'à une personne sympathique, rencontrée par hasard, oubliée de même? »

Jamais elle n'avait paru aussi délicieuse à René qu'en prononçant ces paroles, qui allaient jusqu'à l'extrémité de ce qu'elle pouvait se permettre sans détruire son œuvre. Sa main gantée était posée sur le canapé de velours, tout près du jeune homme. Il osa la prendre. Elle ne la retira pas. Ses yeux semblaient fixer une vision à travers l'espace. Avait-elle seulement pris garde au geste de René? Il y a des femmes qui ont ainsi une façon céleste de ne pas s'apercevoir des familiarités que l'on se permet avec leur personne. René serra cette petite main, et, comme elle ne le repoussait pas, il commença de parler, d'une voix que l'émotion rendait sourde, plus encore que la prudence:

—« Oui, vous devez penser cela, et je n'ai pas le droit de m'en étonner. Pourquoi croiriez-vous que mes sentiments à votre égard sont d'une autre sorte que ceux des jeunes gens que vous rencontrez dans le monde?... Et cependant, si je vous disais que, depuis le jour où je vous ai parlé chez madame Komof, ma vie a changé, et pour toujours.—Ah! ne souriez pas.—Oui! pour toujours!—Si je vous disais que je n'ai plus nourri qu'un désir: vous revoir; que je suis monté chez vous, le cœur battant; que chaque heure, depuis lors, a augmenté ma folie; que je suis arrivé ici dans un ravissement et que je vais vous quitter dans un désespoir... Ah! vous ne me croyez pas... On admet cela dans les romans, ces passions qui vous envahissent le cœur, en entier, tout d'un coup et à jamais... Est-ce que cela arrive dans la vie?... »

Il s'arrêta, éperdu des phrases qu'il venait de prononcer. Il avait, en achevant de parler, cette impression étrange qui nous étreint, lorsque, dans un rêve, nous nous écoutons nous-même dire notre secret précisément à la personne à qui nous devrions nous cacher le mieux. Elle l'avait écouté, les yeux fixés devant elle, absorbée toujours. Mais ses paupières battaient plus vite, sa respiration se faisait plus courte. Sa petite main trembla dans la main de René. Ce fut pour lui une surprise si saisissante, quelque chose de si enivrant aussi, qu'il eut le courage de reprendre:

—« Pardon, pardon de vous parler comme je le fais! Si vous saviez!... C'est enfantin et c'est fou!... Quand je vous ai vue pour la première fois, c'est comme si je vous avais reconnue. Vous ressemblez tant à la femme que j'ai rêvé de rencontrer, depuis que j'ai un cœur!... Avant cette rencontre, je croyais vivre, je croyais sentir... Ah! que j'étais fou!... Ah! que je suis fou!... Je me perds à vos yeux, je me suis perdu.—Mais du moins je vous aurai dit que je vous aimais... Vous le saurez. Vous ferez de moi ensuite ce que vous voudrez.—Mon Dieu! que je vous aime! que je vous aime!... »

Comme il la regardait avec idolâtrie, tout en répétant ces mots où se soulageait toute sa fièvre intérieure, il vit deux larmes tomber des yeux de Suzanne, deux lentes et douces larmes qui coulèrent sur ses joues roses, en y laissant comme des raies. Il ignorait que la plupart des femmes pleurent ainsi comme elles veulent, pourvu qu'elles soient un peu nerveuses. Ces deux pauvres larmes achevèrent de l'affoler.

—« Ah! » s'écria-t-il, « vous pleurez!... Vous... »

—« N'achevez pas, » interrompit Suzanne en lui mettant la main sur la bouche et se retirant de René. Elle fixait sur lui des yeux où la passion se mêlait à une espèce d'étonnement épouvanté. « Oui, vous m'avez touchée! Vous m'avez fait découvrir en moi-même des abîmes que je ne soupçonnais pas... Ah! j'ai peur, peur de vous, peur de moi, peur d'être ici... Non! nous ne devons plus nous revoir. Je ne suis pas libre. Je ne devais pas écouter ce que j'ai écouté... » Elle se tut, puis, lui prenant la main d'elle-même: « Pourquoi vous mentir?... Tout ce que vous sentez, je le sens peut-être. Je ne le savais pas, je vous le jure, avant cette minute. Cette sympathie à laquelle je cédais et qui m'a fait venir vous rejoindre ce matin... Mon Dieu!... Ah! je comprends, je comprends... Malheureuse, comme le cœur se laisse surprendre!... »

De nouvelles larmes tremblèrent à la pointe de ses cils. René se trouvait si bouleversé par les paroles qu'il venait de prononcer et d'entendre, qu'il ne put rien répondre, sinon:

—« Dites-moi seulement que vous me pardonnez.... »

—« Oui, je vous pardonne, » répondit-elle en pressant sa main à lui faire mal, puis, d'une voix grave: « Je sens que je vous aime aussi... » Et, comme réveillée d'un songe: « Adieu, je vous défends de me suivre. C'est la dernière fois que nous nous serons parlé... »

Elle se leva. Son front était menaçant, ses regards trahissaient tous les effarouchements de l'honneur révolté. Il ne s'agissait plus du pied tourné sur le parquet glissant, ni de lassitude. Elle partit tout droit devant elle, et d'un air si courroucé que le jeune homme, écrasé par la scène qu'il venait d'affronter, la vit s'en aller, immobile, sans rien faire pour la retenir. Elle avait disparu depuis plusieurs minutes, lorsqu'il s'élança du côté par où elle s'était échappée. Il ne la trouva point. Tandis qu'il descendait un escalier, puis un autre, elle avait déjà traversé la cour carrée, et elle montait dans un fiacre qui l'emportait vers la rue Murillo. Elle était, dans ce coin de voiture, à la fois toute malicieuse et tout attendrie. Pendant le temps que René emploierait à chercher les moyens de la faire revenir sur sa résolution de rupture absolue, il ne réfléchirait pas à la rapidité avec laquelle sa pseudo-madone s'était laissé faire et avait fait elle-même une déclaration d'amour. Voilà pour la malice. Et le souvenir des phrases du jeune homme, de son visage transfiguré par l'émotion, de ses yeux exaltés, la ravissait, comme une promesse du plus ardent amour. Voilà pour l'attendrissement. Et elle caressait déjà le projet de lui appartenir, chez lui, dans cet intérieur si calme, si discret, si retiré, qu'il lui avait dépeint. Il allait lui écrire une fois, deux fois, elle ne répondrait pas. À la troisième ou à la quatrième lettre, elle ferait semblant de croire à un projet de suicide et elle tomberait chez lui—pour le sauver! Comme elle en était là de ses réflexions, le hasard, ironique parfois à l'égal d'un méchant compère, lui fit apercevoir le baron Desforges qui traversait le boulevard Haussmann. Il se rendait chez elle sans doute pour lui demander à déjeuner. Elle regarda la mignonne montre d'or qu'elle portait pendue à un bracelet, il était à peine midi vingt. Elle serait rentrée bien à temps, et, après la joie de sa matinée, ce lui fut un plaisir exquis de baisser un peu le rideau de la portière en passant tout près de son amant, qui ne la vit pas.


XII

LOYAUTÉ CRUELLE

Quand René Vincy se retrouva devant la porte du musée sans avoir pu rejoindre Suzanne, un tourbillon d'idées contradictoires l'assaillit, si violent et si subit qu'il ne savait plus, à la lettre, où il était, ni où il en était. Le calcul de Suzanne ne l'avait pas trompée, et le double coup qu'elle venait de porter au jeune homme paralysait en lui toutes les puissances de l'analyse et de la réflexion. Si elle lui avait dit qu'elle l'aimait, tout simplement, il eût, sans doute, dans un suprême accès de lucidité, aperçu un contraste bien fort entre le caractère angélique, affecté par Suzanne, et la brusquerie de cette déclaration. Il eût dû reconnaître que les ailes de l'Ange lui tenaient bien peu aux épaules pour avoir été mises au vestiaire avec cette promptitude. Mais bien loin de les déposer, ces blanches ailes, cet ange venait de les déployer, toutes grandes, et de disparaître. « Elle m'aime et elle ne me pardonnera jamais de lui avoir arraché cet aveu, » se disait René. Il croyait, de bonne foi, qu'elle l'avait quitté avec la résolution de ne plus le revoir, et cette idée absorbait toutes les forces vives de son esprit. Comment faire revenir sur une telle décision une créature si sincère qu'elle n'avait pu dissimuler son cœur, si pieuse qu'elle s'était aussitôt reproché comme un crime la plus involontaire des confessions? Et le jeune homme la revoyait avec l'effroi peint sur son visage, avec des larmes au bord de ses cils... Il marchait tout droit devant lui, parmi ces pensées, incapable en ce moment de supporter la vue d'un être humain, fût-ce Émilie, sa chère confidente. Il prit un fiacre et se fit conduire jusqu'aux portes de Paris, du côté de Saint-Cloud. Il jeta ce nom au cocher, instinctivement, parce que Suzanne lui avait décrit, au cours d'une conversation, deux fêtes auxquelles elle avait assisté dans ce château, toute jeune. Il éprouva un sauvage plaisir, une fois descendu de voiture, à s'enfoncer dans le bois dépouillé. Le feuillage sec criait sous ses pas. Le ciel bleu et froid de l'après-midi de février se développait sur sa tête. Par instants il apercevait, à travers un entrelacement de troncs noirs et de branches nues, la ruine mélancolique du vieux château et l'eau glauque du bassin sur lequel madame Moraines avait vu jadis se promener en barque le malheureux et noble prince, tué au Cap! Ces impressions d'hiver, ces souvenirs d'un passé tragique flottaient autour du jeune homme, sans distraire sa rêverie du point fixe qui l'hypnotisait, pour ainsi dire: par quels procédés vaincre la volonté de cette femme dont il était aimé, qu'il aimait, qu'il voulait à tout prix revoir? Que faire? Se présenter chez elle et forcer sa porte? S'imposer à elle en courant les salons où elle pouvait aller? L'importuner de sa présence au tournant des rues et dans les théâtres? Toute sa délicatesse répugnait à une conduite où Suzanne pût trouver une seule raison de l'aimer moins. Non, c'était d'elle qu'il désirait tout tenir, même le droit de la contempler! Il avait, dans son adolescence et les pures années de sa première jeunesse, nourri son cœur de tant de chimères, qu'il pensa sincèrement à ne plus rien tenter pour se rapprocher d'elle, et à lui obéir, comme auraient fait Dante à sa Béatrice, Pétrarque à sa Laure, Cino de Pistoie à sa Sylvie, ces fiers poètes en qui s'exprime la noble conception, élaborée par le moyen âge, d'un amour imaginatif et pieux, tout de renoncement et de spiritualité. Il avait tant goûté autrefois la Vie nouvelle et les sonnets de ces rêveurs à leurs Dames mortes. Comment cette littérature sublimée et presque monacale aurait-elle tenu contre le venin de passion sensuelle que la beauté de Suzanne et son luxe lui avaient insinué dans le sang, à son insu?... Lui obéir?... Non, il ne le pouvait pas. Les projets tourbillonnaient de nouveau dans sa tête, et il usait ses nerfs par du mouvement, seul remède à cette horrible souffrance, l'agonie de l'inquiétude. Le soir tomba, un soir d'hiver au crépuscule sinistre et court. Ce fut alors qu'épuisé par l'excès de l'émotion, René finit par s'arrêter à la seule décision immédiatement exécutable: écrire à Suzanne. Il gagna le village de Saint-Cloud, il entra dans un café, et ce fut là, sur un buvard infâme, avec une plume écachée, au bruit des billes de billard poussées par des fumeurs de pipes, sous l'œil narquois d'un garçon malpropre, qu'il composa une première lettre, puis une seconde, et cette troisième enfin,—avec quelle honte du papier qu'il employait et de l'endroit où il se trouvait! Il lui eût été insoutenable que Suzanne le vît ainsi; mais, d'autre part, il se sentait incapable d'attendre son retour à sa maison pour lui dire ce qu'il avait à lui dire, et voici en quels termes, dont le baron Desforges fût demeuré profondément étonné, s'il les avait lus adressés à sa Suzette de la rue du Mont-Thabor, s'épanchait le trop-plein de son angoisse:


Je viens de vous écrire plusieurs lettres, madame, et que j'ai déchirées, et je ne sais si je vous enverrai celle-ci, tant la crainte de vous déplaire me fait trouver indélicate l'expression de sentiments qui ne vous déplairaient pas, eux, si vous pouviez les voir. Hélas! on ne voit pas les cœurs, et me croirez-vous quand je vous dirai que l'émotion qui me dicte cette lettre n'a rien dont doive s'offenser même la plus délicate, même la plus pure des femmes, même vous, Madame?... Mais vous me connaissez si peu, et le sentiment que vous m'avez laissé voir, avec la divine sincérité d'une âme qui répugne à tous les mensonges, a été une telle surprise que, peut-être, à l'heure où j'écris ces lignes, vous l'avez déjà pour toujours banni, effacé, condamné. Ah! s'il en était ainsi, ne répondez pas à cette lettre. Ne la lisez même pas. Je saurai comprendre ce silence et accepter cet arrêt. Je souffrirai cruellement, mais avec un merci pour vous qui ne cessera jamais, un merci pour m'avoir donné dans ma vie cette joie absolue, complète, de voir l'Idéal de tous mes songes de jeune homme marcher et vivre devant moi. De cela, voyez-vous, quand je devrais mourir de douleur pour vous avoir rencontrée et aussitôt perdue, je ne vous serai jamais assez reconnaissant. Vous m'êtes apparue, et par votre seule existence vous m'avez attesté que cet Idéal ne mentait pas! Quelque dure que me soit jamais la vie, ce cher, ce divin souvenir me suivra comme un talisman, comme un magique charme...

Mais, tout indigne que je sois, si le sentiment que j'ai vu passer dans vos yeux;—qu'ils étaient beaux à cette minute, et comme je me les rappellerai toujours!—oui, si ce sentiment survit en vous au passage de révolte qui vous a saisie ce matin, si cette sympathie, dont vous vous êtes reproché la violence, demeure vivante dans votre cœur, si vous restez, malgré vous, celle qui a pleuré en m'écoutant lui dire mon ravissement, mon adoration, mon culte; alors, je vous en conjure, Madame, de cette sympathie, de cette émotion tirez un peu de pitié; avant de confirmer cet arrêt auquel je suis tout prêt à me soumettre, ce terrible arrêt de ne plus vous revoir, laissez-moi vous demander de me permettre une seule épreuve. Cette demande est si humble, si résignée à vos ordres. Ah! Écoutez-la! Si j'ai deviné juste à travers les conversations trop courtes, trop rapides qu'il m'a été donné d'avoir avec vous, votre vie, sous son apparence comblée, est déshéritée de bien des choses. N'avez-vous jamais éprouvé le besoin auprès de vous d'un ami à qui vous pourriez tout dire de vos peines, d'un ami qui ne vous parlerait plus comme il a osé le faire une fois, mais qui serait là, heureux de respirer dans votre air, content de votre joie, triste de vos tristesses, un ami sur qui vous compteriez, que vous prendriez, que vous laisseriez, sans qu'il se plaignît; un être à vous enfin, et dont toutes les pensées vous appartiendraient? Cet ami sans espérance criminelle, sans désir que de se dévouer, sans regrets que de ne pas vous avoir toujours servie, c'est cela que je rêvais de devenir avant cette entrevue où l'émotion a été plus forte que ma volonté. Et je sens que je vous aime assez pour réaliser ce rêve, encore maintenant. Non! ne secouez pas votre tête. Je suis sincère dans ma supplication, sincère dans ma volonté de ne plus jamais prononcer un mot qui vous force à vous repentir de votre indulgence, si vous m'accordez d'essayer seulement cette épreuve. Mais ne serez-vous pas toujours à temps de me rejeter loin de vous, le jour où vous verrez que je suis prêt à enfreindre l'engagement que je prends ici?

Mon Dieu! que les phrases me manquent! Mon cœur tremble à l'idée que vous lirez ces lignes, et voici que je puis à peine les tracer. Que répondrez-vous? Me rappellerez-vous dans ce sanctuaire de la rue Murillo où vous m'avez été si bonne déjà, si complètement douce et bonne que songer à ces minutes, passées là auprès de vous, c'est comme me parer le cœur avec un lis? Ah! dans ce cœur il n'y a pour vous que dévouement, admiration obéissante et prosternée. Dites, dites le mot: « Je vous pardonne. » Dites: « Je vous permets de me revoir. » Dites: « Essayez, essayons d'être amis. » Vous le diriez, si vous pouviez lire en moi jusqu'au fond. Et si vous ne le dites pas, ce ne sera ni un murmure, ni un reproche, ni rien que merci toujours. Un merci dans le martyre comme l'autre l'aurait été dans l'extase. Je comprends aujourd'hui que souffrir par ce qu'on aime est encore un bonheur!...


Il était six heures du soir, quand le jeune homme jeta cette lettre à la boîte. Il regarda l'enveloppe disparaître. Elle n'était pas plutôt échappée de sa main qu'il se mit à regretter de l'avoir envoyée, avec une angoisse de ce qui résulterait, pire que son anxiété de toute l'après-midi. Dans le désarroi de ses idées, il avait entièrement oublié les habitudes de sa vie de famille, et que jamais il n'était demeuré une journée entière hors de la maison sans prévenir. Il prit son dîner dans un cabaret de hasard sans penser davantage aux siens, tout entier au dévorant calcul de ses hypothèses sur la conduite que Suzanne tiendrait après la lecture de sa lettre. Le premier détail qui le réveilla de ce somnambulisme à demi lucide fut l'exclamation de Françoise lorsque, revenu à pied et vers neuf heures et demie, il ouvrit la porte de l'appartement de la rue Coëtlogon et se trouva nez à nez avec l'Auvergnate qui faillit en laisser tomber sa lampe:

—« Ah! monsieur, » s'écria la brave fille, « si vous saviez quelle inquiétude vous avez baillée à madame Fresneau, qu'elle en a les sangs tournés... »

—« Comment, » dit René à Émilie qui se précipita dans le couloir au-devant de lui, « tu t'es tourmentée parce que tu ne m'as pas vu rentrer?... Ne me reproche rien, » ajouta-t-il tout bas en l'embrassant, « c'est à cause d'Elle... »

La jeune femme, qui avait réellement traversé une fin de journée cruelle, regarda son frère. Elle le vit bouleversé lui-même, avec la fièvre dans les yeux; elle ne trouva plus la force de lui reprocher cet égoïsme naïf qui avait tenu si peu de compte des déraisonnables susceptibilités de son imagination;—il les connaissait pourtant si bien,—et elle lui répondit, tout bas, elle aussi, en lui montrant la porte entr'ouverte de la salle à manger:

—« Les dames Offarel sont là... »

Cette simple phrase suffit pour que la fièvre de René changeât soudain de caractère. Une appréhension angoissée lui succéda. Dans le plus doux moment de sa promenade au Louvre, ce matin, l'image de Rosalie avait eu le pouvoir de le faire souffrir,—quand il était auprès de Suzanne! Et maintenant il lui fallait, sans préparation, revoir, en face, non plus cette image, mais la jeune fille elle-même, rencontrer ces yeux qu'il avait évités lâchement depuis des jours, subir cette pâleur dont il se savait la cause! La sensation de sa perfidie lui revint, plus douloureuse, plus aiguë qu'elle n'avait jamais été. Il avait dit des mots d'amour à une autre femme, sans s'être délié de ses engagements envers celle qui se considérait à juste titre comme sa fiancée. Il entra dans la salle à manger comme il eût marché au supplice, et il ne fut pas plutôt en pleine clarté de la lampe qu'il sentit au regard de Rosalie qu'elle lisait dans son cœur, comme dans un livre ouvert. Elle était assise entre Fresneau et madame Offarel, travaillant comme d'habitude, les pieds posés sur une chaise vide où elle avait placé son peloton de laine et le chapeau de son père; René comprit par quelle innocente ruse, afin qu'à son arrivée il fût obligé de se mettre auprès d'elle. Elle et sa mère tricotaient des mitaines longues, destinées à être portées au bureau par le vieil Offarel qui se prétendait maintenant menacé de la goutte aux poignets! Ce père chimérique était là, lui aussi, buvant malgré ses craintes de malade imaginaire, un grog très fort, et jouant au piquet avec le professeur. C'était Émilie qui avait proposé cette partie pour éviter la conversation générale et se livrer toute à l'idée de son frère absent. Angélique Offarel l'avait aidée, de son côté, à débrouiller des écheveaux de soie. Cette scène d'humble intimité s'éclairait d'une douce lueur, et le poète y retrouva du coup le symbole de ce qui avait fait si longtemps son bonheur, de ce qu'il avait quitté pour toujours. Heureusement pour lui, la grosse voix du professeur s'éleva tout de suite et l'empêcha de se livrer à ses réflexions:

—« Hé bien! » disait Fresneau, « tu peux te vanter d'avoir pour sœur une personne raisonnable! Ne parlait-elle pas de passer la nuit à t'attendre? Mais il aurait envoyé une dépêche... Mais il lui est arrivé un malheur!... Pour un peu, elle m'aurait chargé de passer à la Morgue... Et je lui disais: René a été retenu à déjeuner et à dîner... Allons, père Offarel, à vous de donner. »

—« J'ai dû faire une visite à la campagne, » répondit René, « et j'ai manqué le train, voilà tout. »

—« Comme il sait mal mentir! » se dit Émilie qui se surprit admirant son frère de cette maladresse, signe d'une habituelle droiture, comme elle l'eût admiré d'être adroit jusqu'au machiavélisme.

—« Je vous trouve l'air un peu pâlot, » dit madame Offarel agressivement, « est-ce que vous êtes souffrant? »

—« Ah! monsieur René, » interrompit Rosalie avec un timide sourire, « voulez-vous que je vous fasse une place ici, je vais ôter le chapeau de père. »

—« Donne-le-moi, » dit le vieil employé en avisant un coin libre sur le buffet, « il sera plus en sûreté ici. C'est mon numéro un, et la maman me gronderait s'il lui arrivait malheur. »

—« Il y a si longtemps qu'il est numéro un!... » s'écria Angélique en riant: « Tiens, papa, voilà un vrai numéro un, » et la rieuse prit le chapeau de René qu'elle fit reluire à la lampe en montrant à côté le couvre-chef du bonhomme dont la soie râpée, la couleur rougeâtre et la forme démodée ressortirent plus encore par le contraste.

—« Mais rien n'est trop beau pour M. René maintenant, » fit madame Offarel avec son acrimonie ordinaire, et, tournant sa rancune du côté d'Angélique dont l'action lui avait déplu: « Tu seras bien heureuse si ton mari est toujours aussi bien mis que ton père... »

René s'était assis cependant à côté de Rosalie. Il n'avait pas relevé l'épigramme de la terrible bourgeoise, et il ne se mêla pas davantage au reste de la conversation, que la sage Émilie fit aussitôt dévier du côté de la cuisine. Sur ce sujet madame Offarel se passionnait presque autant que sur Cendrette, Raton, Petit-Vieux, et Beaupoil, ses quatre chats. Elle ne se contentait pas d'avoir des recettes à elle pour toutes sortes de plats, tels que le coulis d'écrevisses, son triomphe, et le canard sauce Offarel, comme elle l'avait dénommé elle-même, son orgueil. Elle possédait aussi des adresses particulières pour les diverses fournitures, traitant Paris comme le Robinson de Daniel de Foë traite son île. De temps à autre, elle faisait de véritables descentes dans certains quartiers, à des distances infinies de la rue de Bagneux, allant pour sa provision de café dans tel magasin, et pour les pâtes d'Italie dans tel autre. Elle savait qu'à un certain jour du mois, certain marchand recevait un arrivage de mortadelles, et cet autre d'olives noires, à une autre date. C'étaient, à chaque fois, des voyages dont le moindre épisode faisait événement. Tantôt elle allait à pied, et ses observations étaient innombrables sur les démolitions de Paris, l'encombrement des rues, la supériorité de l'air respirable dans la rue de Bagneux. Tantôt elle prenait l'omnibus avec une correspondance, et ses voisins devenaient l'objet de ses remarques. Elle avait vu une grosse dame très aimable, un petit jeune homme impertinent; le conducteur l'avait reconnue et saluée; la voiture avait failli verser trois fois; un vieillard décoré avait eu beaucoup de mal à descendre. « J'ai bien cru qu'il tomberait, le pauvre cher monsieur... » Cet abus de détails insignifiants, où se complaisait la médiocrité d'esprit de la pauvre femme, divertissait René d'ordinaire parce que la bourgeoise trouvait quelquefois, dans son flux de paroles, quelque tournure imagée. Elle disait, par exemple, parlant d'un de ses compagnons de voyage qui faisait la cour à une cuisinière chargée de son panier: « Il y a des gens qui aiment les poches grasses... » ou de deux personnages qui s'étaient pris de querelle: « Ils se disputaient comme deux Darnajats... » terme mystérieux qu'elle avait toujours refusé de traduire. Mais, ce soir, le contraste était trop complet, entre l'excitation romanesque où l'entretien avec Suzanne avait jeté le poète, et les mesquineries de ce milieu, dans lequel il était né cependant. Il ne se disait pas que des misères analogues font l'envers de toute existence, et que les dessous du monde élégant sont composés de basses rivalités, de dégoûtants calculs pour paraître plus que l'on est, de compromis de conscience, auprès desquels les petitesses de la vie bourgeoise apparaissent comme empreintes de la plus délicieuse bonhomie. Il regardait Rosalie, et la ressemblance de la jeune fille avec sa mère l'impressionnait d'une manière intolérable. Elle était jolie pourtant. Son visage allongé, que pâlissait un visible chagrin, prenait, à la lumière de la lampe et penché sur le tricot, des tons d'ivoire; et, quand elle levait ses yeux vers lui, la sincérité du sentiment le plus passionné rayonnait dans ses douces prunelles. Mais pourquoi le noir de ces prunelles était-il de la même nuance que le noir des yeux de la vieille femme? Pourquoi était-ce, à vingt-quatre ans de distance, le même dessin du front, la même coupe du menton, le même pli de la bouche? Quelle injustice d'en vouloir à cette innocente enfant et de cette ressemblance, et de cette pâleur, et de ce chagrin, et du silence même dont elle s'enveloppait! Hélas! Il suffit d'avoir des torts profonds envers une femme pour trouver en soi contre elle une inépuisable source de cette injustice-là. Rosalie commettait le crime inconscient de doubler de remords le sentiment que René portait à sa nouvelle amie. Elle représentait ce passé du cœur à qui nous ne pardonnons pas de se dresser comme un obstacle entre nous et notre avenir. Si perfides que soient en amour la plupart des femmes, leur infamie ne punira jamais assez les secrets égoïsmes de la plupart des hommes. Si René avait eu le triste courage de son camarade Claude Larcher, celui de se regarder en face et sans illusion, il aurait dû s'avouer que la cause vraie de sa mauvaise humeur contre Rosalie résidait surtout dans le fait que, lui, l'avait trompée. Mais c'était un poète, et qui excellait à jeter des voiles brillants sur les vilaines portions de son âme. Il se contraignit de penser à Suzanne, à ce noble amour qui avait grandi et fleuri en lui; et, pour la première fois, il prit la résolution ferme de rompre définitivement avec la jeune fille, en se disant: « Je serai digne d'Elle, »—et cette Elle, c'était la femme, perverse et menteuse, qui avait sur la douce, la simple, la sincère enfant, cette supériorité d'un merveilleux décor, d'une rare science de la toilette, d'une incomparable singerie sentimentale, et d'une beauté profondément, intimement troublante. Cette beauté traversait de nouveau l'imagination ensorcelée de René à la minute même où le père Offarel donna le signal du départ en se levant et en disant à Fresneau:

—« Je vous gagne quatorze sous... Hé! hé! mes cigares de la semaine... Allons! » ajouta-t-il en se tournant vers sa femme, « les dames sont-elles prêtes? »

—« Puisque nous sommes tous ici, » reprit madame Offarel, et elle souligna le mot « tous » par un coup d'œil lancé du côté de René, « quand venez-vous dîner à la maison? Samedi vous conviendrait-il? C'est le jour de M. Fresneau, je crois... » Et sur la réponse affirmative du professeur, elle s'adressa au jeune homme, directement, cette fois: « Et vous aussi, René? Oh! d'abord, vous serez mieux chez nous, que chez tous ces gens riches où M. Larcher va faire le pique-assiette... »

—« Mais, Madame... » interrompit le poète.

—« Paix! Paix! » fit la vieille dame; « pour moi, je me rappelle toujours ce que disait bonne maman: vaut mieux un morceau de pain bis chez soi qu'une dinde truffée chez les autres... »

Quoique la réflexion de la mère de Rosalie fût une simple bêtise, appliquée au malheureux Claude, qu'une dyspepsie très avancée rendait le plus souvent incapable de boire même un verre de vin fin, elle blessa René comme aurait fait la plus juste des épigrammes dirigée contre son ami. C'est qu'il y voyait le dernier signe d'une hostilité passionnée, et qui ne pouvait que s'accroître, entre son ancien milieu et la nouvelle vie, entrevue, espérée, convoitée, depuis le matin, avec tant d'ardeur. Il y avait un droit de ces gens-là sur lui, droit plus complet encore que ne le croyait madame Offarel, puisqu'il était lié à Rosalie par un accord tacite. Il eut alors un nouveau passage de dureté contre cette pauvre enfant, et il se dit plus âprement encore que tout à l'heure: « Je romprai. » Il se coucha sur cette décision, et ne put dormir. Il avait changé de courant d'idées. Il pensait à sa lettre, maintenant. Elle devait être arrivée, et voici que la série des dangers non prévus se développa au regard de son imagination. Si le mari de Suzanne l'interceptait, cette lettre? Un frisson le saisissait à l'idée des malheurs que son imprudence pouvait attirer sur la tête de cette pauvre femme, aux prises avec un tyran dont la brutalité devinée lui causait une telle horreur. Et puis, même arrivée à bon port, si cette lettre déplaisait à Suzanne? Et elle lui déplairait. Il cherchait à s'en rappeler le détail. « Comment ai-je été assez fou pour lui écrire ainsi? » se disait-il, et il souhaitait que la lettre se perdît en route. Il calculait qu'un pareil accident se produit quelquefois, alors qu'on désire exactement le contraire. Pourquoi ne se produirait-il pas, alors qu'on le désire?... Il avait honte d'une telle puérilité d'imagination. Il l'attribuait à l'énervement de sa soirée et il se reprenait à maudire les petitesses d'esprit de madame Offarel. Sa mauvaise humeur contre la mère paralysait par instants toute pitié pour la fille. Il passa la nuit ballotté ainsi entre ces deux sortes de tourments, jusqu'à ce qu'il s'endormît de ce lourd sommeil des quatre heures qui assomme plutôt qu'il ne repose; et, à son réveil, la première idée qu'il retrouva en lui-même fut sa volonté de rupture qui s'était encore affermie durant ce sommeil.

Quel moyen employer, cependant? Il y en avait un tout simple: demander à la jeune fille un rendez-vous. C'était si aisé! Que de fois elle l'avait ainsi prévenu des heures où madame Offarel devait sortir; et il allait rue de Bagneux, sûr de trouver Rosalie seule à la maison avec Angélique, et cette dernière, par une complicité de sœur analogue à celle d'Émilie, avait bien soin de laisser les deux amoureux causer tranquillement ensemble. Oui, c'était là le moyen le plus loyal. Mais le jeune homme ne se sentit pas la force de seulement supporter l'idée de cette conversation. Il y a une forme déshonorante de la pitié qui apparaît dans des crises pareilles. Elle consiste à reculer devant la vue directe des souffrances que l'on cause. On veut bien torturer la femme que l'on abandonne. On ne veut pas regarder couler ses larmes. René pensa tout naturellement à s'épargner cette émotion insoutenable en écrivant, cette ressource des volontés lâches dans toutes les ruptures. Le papier souffre tout, dit le peuple. Il se leva pour commencer une lettre qu'il dut interrompre. Il ne trouvait pas ses mots. Pendant ces hésitations, l'heure approchait de la première visite du facteur. Quoiqu'il fût parfaitement insensé d'attendre par ce courrier la réponse de Suzanne, le cœur de l'amoureux battit plus vite lorsque Émilie entra dans sa chambre, apportant, comme d'habitude lorsqu'elle le savait réveillé, le journal et la correspondance. Ah! S'il eût aperçu sur une des trois enveloppes que lui tendit sa sœur cette élégante et longue écriture, reconnaissable pour lui entre toutes les autres, quoiqu'il ne l'eût vue que sur un seul billet! Mais non, ces enveloppes contenaient trois lettres d'affaires qu'il jeta de côté avec un énervement dont s'inquiéta cette pauvre sœur, et elle lui demanda:

—« Tu as un chagrin, mon René? »

Tandis que la jeune femme posait cette question, un si entier dévouement éclatait sur son visage, ses yeux exprimaient une si vive, une si vraie tendresse pour son frère, qu'elle apparut à ce dernier comme un ange sauveur au sortir des troubles de cette cruelle nuit. Ces mots de rupture qu'il n'osait pas formuler lui-même, qu'il ne savait pas écrire, pourquoi ne chargerait-il point Émilie de les prononcer? Avec la précipitation dont sont coutumiers les caractères faibles, il n'eut pas plutôt entrevu ce moyen d'action qu'il s'en empara presque fébrilement, et il se mit, les larmes aux yeux, à raconter l'état de détresse où il se trouvait par rapport à Rosalie. Tout ce que sa sœur ignorait de ses relations, il le lui révéla. Par une sorte de mirage intime comme en produisent les confessions, et à mesure que ce récit se détaillait, des sentiments nouveaux naissaient dans son cœur, venant à l'appui de sa résolution actuelle.—C'étaient ceux-là mêmes qu'il aurait dû éprouver à l'époque où il accomplissait les actes dont il se reconnaissait maintenant coupable. Quand il avait noué son intrigue,—intrigue innocente en fait, mais cependant clandestine,—il ne s'était pas dit que la stricte morale défend d'avoir un engagement secret avec une jeune fille, et que de l'habituer ainsi à tromper la surveillance de ses parents constitue la plus dangereuse des éducations. Il ne s'était pas dit qu'un homme d'honneur n'a pas le droit de déclarer son amour avant d'avoir éprouvé la solidité de cet amour, et que si l'ardeur de la passion excuse bien des faiblesses, l'appétit de l'émotion ne fait qu'aggraver ces mêmes faiblesses. Ces reproches et d'autres encore lui venaient à l'esprit et aux lèvres, tandis qu'il parlait, et il reconnaissait aussi au visage d'Émilie combien il avait abusé cette sœur confiante. Dans un cercle d'étroite, d'absolue intimité, de telles dissimulations comportent un je ne sais quoi de profondément attristant pour les personnes qui en ont été les victimes. Mais si madame Fresneau éprouva cette tristesse voisine de la déception, elle la traduisit tout entière en sévérité contre la jeune fille, contre elle seule, et elle s'écria naïvement, lorsque son frère lui eut expliqué le service qu'il attendait d'elle:

—« Je ne l'aurais jamais crue si en dessous. »

—« Ne la juge pas mal, » fit René avec honte. Si toutes ces amours étaient demeurées cachées, à qui la faute? Et il reprit: « C'est moi qui suis le coupable... »

—« Toi! » dit Émilie en l'embrassant! « Ah! Tu es trop bon, trop tendre!... Mais je ferai ce que tu veux, et je te promets d'avoir une légèreté de main!... Comme tu as eu raison de t'adresser à moi!... Nous autres femmes, nous savons l'art de tout dire... Et puis, c'est vrai, la loyauté t'oblige à faire cesser une situation trop fausse... » Et elle ajouta: « Le plus tôt vaudra le mieux; j'irai rue de Bagneux dès cette après-midi; je la trouverai seule, ou bien je lui demanderai un rendez-vous. »

Malgré la confiance qu'elle avait témoignée dans sa propre habileté, la jeune femme sentait si bien, à la réflexion, les difficultés de son ambassade, qu'elle laissa voir, au déjeuner, un visage soucieux dont s'inquiéta naïvement son mari et que René dut regarder avec remords. N'y avait-il pas, dans le fait d'employer ainsi une tierce personne, pour apprendre la vérité à Rosalie, quelque chose de particulièrement cruel envers la pauvre enfant, une humiliation ajoutée à l'inévitable douleur? Quand sa sœur vint lui dire adieu, tout habillée, avant de se rendre chez les dames Offarel, il fut sur le point d'empêcher cette visite. Il en était temps encore... Puis il la laissa partir. Il entendit la porte se fermer. Émilie était dans l'allée, elle prenait la rue d'Assas, celle du Cherche-Midi. Mais l'accès de rêverie triste qui avait envahi le poète ne tint pas contre la pensée de l'arrivée du prochain courrier. Suzanne avait certainement reçu sa lettre ce matin. Si elle avait répondu tout de suite, cette réponse allait être là... Cette idée, et l'approche toute voisine de l'instant où elle se vérifierait, suspendirent du coup sa pitié pour sa petite amie abandonnée. Si compliquée que soit la subtilité d'un cœur, l'amour le simplifie singulièrement. René était en proie à cette inquiétude que tous les amants connaissent, depuis le simple soldat qui espère de sa payse un billet sans orthographe, jusqu'au jeune prince héritier en correspondance sentimentale avec la plus spirituelle et la plus coquette des dames du palais. L'homme veut se reprendre à ses occupations ordinaires; l'esprit veille, qui compte les minutes et ne peut pas soutenir la sensation de la durée. On regarde l'horloge et l'on suppute toutes les chances possibles. Si l'on osait, on poserait pour la vingtième fois cette ridicule question: « Il n'y a rien? » à la personne chargée de vous remettre vos lettres. C'est l'attente avec ses anxiétés démesurées, ses folles hypothèses, la fièvre brûlante de ses chimères et de ses désillusions. Au feu de cette impatience, tout se consume et s'abolit dans l'âme. Quand Émilie rentra, une heure et demie environ après être partie, son retour surprit René comme s'il eût absolument oublié la mission dont il l'avait chargée. Mais le visage de sa sœur révélait un trouble tel qu'il en demeura soudain bouleversé.

—« Hé bien? » articula-t-il avec angoisse.

—« C'est fait, » dit-elle à mi-voix. « Ah! René, je ne la connaissais pas!... »

—« Qu'a-t-elle répondu? »

—« Pas un reproche, » reprit Émilie, « mais des larmes! Des larmes! Ah! quelles larmes!... Comme elle t'aime!... Sa mère était sortie avec Angélique... vois quelle ironie, pour aller acheter les provisions du dîner de samedi... C'est moi qui n'irai pas à ce dîner-là... Quand Rosalie m'a ouvert la porte, j'ai cru qu'elle se trouverait mal, tant elle est devenue pâle... Je ne lui avais pas dit un mot, qu'elle avait tout deviné. Elle est comme moi avec toi. Elle a la seconde vue du cœur... Nous sommes entrés dans sa chambre... Il n'y a que toi dans cette chambre, et tes portraits, et des souvenirs qui se rattachent à des promenades que nous avons faites ensemble, et des gravures des journaux illustrés sur ta pièce... J'ai commencé de lui faire ton message, si doucement, je te jure. J'étais aussi émue qu'elle... et elle me disait:—Il est si bon de vous avoir choisie pour me parler! Au moins vous ne me trouverez pas folle de l'aimer comme je l'aime...—Elle a dit encore:—J'y étais préparée depuis longtemps. C'était trop beau... Et aussi:—Suppliez-le seulement qu'il me permette de garder ses lettres...—Ah! Ne m'en demande pas davantage maintenant... J'ai si peur pour toi, mon René; oui, j'ai peur que ce chagrin ne te porte malheur... »


XIII

AT HOME

La lettre mise par René dans la boîte de poste de Saint-Cloud était bien arrivée à son adresse, le matin même du jour qui devait consommer le malheur de la pauvre Rosalie. Suzanne l'avait reçue avec le reste de son courrier, quelques minutes avant que son mari n'entrât dans sa chambre, comme d'habitude, pour prendre le thé, et elle était en train de la lire, quand la bonne et loyale figure de Paul se présenta dans l'entre-bâillement de la porte. Il lui cria, de sa voix gaie et sonore, le « bonjour, Suzon » qu'il lui adressait toujours, et il ajouta, comme il lui arrivait quelquefois, « ma rose blonde. » Cette allusion à la célèbre romance d'Alfred de Musset n'allait jamais sans un baiser. Musset représentait, pour Moraines, la jeunesse et l'amour, avec un coin de mauvais sujet, et c'était la naïve fatuité de ce brave garçon de se poser à ses propres yeux comme traitant Suzanne en amant et non en mari. Il était de ces étranges époux qui vous diraient volontiers en confidence: « J'ai tout appris à ma femme, c'est la seule manière de lui ôter toute curiosité... » En attendant, il était amoureux de sa « rose blonde » comme au premier jour, et il le lui prouva, ce matin encore, par la manière dont il lui baisa la nuque, tandis qu'elle le repoussait, en disant:

—« Allons, laisse-moi finir ma lettre et prépare le thé... »

Elle savait bien que Paul ne lui demanderait jamais aucun détail au sujet de sa correspondance, et cela lui procurait une si douce sensation de se réchauffer au feu des phrases du jeune homme, qu'elle ne se contenta pas de lire cette lettre une fois; elle la relut, puis elle la plia en deux et la glissa dans son corsage. Elle avait, en venant prendre place à la table, devant la fine tasse de porcelaine où blondissait déjà le thé, un tel rayonnement sur son visage que Moraines lui dit, pour la taquiner, et en grossissant encore sa voix?

—« Si j'étais un mari jaloux, je croirais que vous avez reçu une lettre de votre amoureux, tant vous avez l'air contente, Madame... Et si tu savais comme ça te va, » ajouta-t-il, en lui baisant le bras au-dessus du poignet, son bras si frais dont la peau dorée était encore toute tiède et toute parfumée de son bain.

—« Hé bien! Monsieur, vous auriez raison, » répondit-elle avec un sourire malicieux. C'est un plaisir divin pour les femmes que de dire avec ces sourires-là des vérités auxquelles ne croient pas ceux à qui elles les disent. Elles se donnent ainsi un peu de cette sensation du danger qui fouette délicieusement leurs nerfs.

—« Est-il gentil au moins, ton amoureux? » reprit Paul, donnant tête baissée et avec verve dans ce qu'il jugeait être une plaisanterie.

—« Très gentil... »

—« Et peut-on savoir son nom? »

—« Vous êtes bien curieux. Cherchez. »

—« Ma foi non, » dit Paul, « j'aurais trop à faire. Ah! Suzanne, » ajouta-t-il avec un sentiment profond, et en changeant d'accent tout à coup, « comme ça doit être cruel de se défier!... Me vois-tu jaloux de toi, et, là-bas, à mon bureau, avec cette idée qui me rongerait toute la journée?... Bah! » ajouta-t-il finement, « je te ferais surveiller par Desforges... »

—« C'est encore heureux qu'il n'y ait eu personne ici pour entendre sa plaisanterie, » songea Suzanne, quand elle fut seule. « Il a la manie de dire de ces mots-là dans le monde!... » Mais la lettre de René lui avait tant plu qu'elle oublia de se mettre en colère, comme elle faisait quand elle trouvait son mari par trop simple. Ces jolies et spirituelles scélérates ont de ces logiques: elles emploient leur plus fine adresse à vous passer un bandeau sur les yeux avec leurs blanches mains, puis elles vous reprochent de trébucher. Il ne leur suffit pas que vous soyez trompé, vous ne devez l'être que jusqu'à un certain point. Au delà, c'est trop, vous les gênez, et elles vous en veulent,—de bonne foi. Celle-ci se contenta de lever ses épaules avec une expression de douce pitié. Puis elle tira la lettre de la place où elle l'avait glissée, et elle la lut pour la troisième fois.

—« C'est vrai, » dit-elle tout haut, « qu'il ne ressemble pas aux autres... »

Et elle tomba dans une rêverie profonde qui lui montrait le jeune homme au Louvre, tel qu'il lui était apparu, sous le grand tableau de Véronèse, le visage penché à droite et guettant sa venue. Quand ses yeux l'avaient rencontrée, était-il ému! Était-il jeune! Plus tard, quand il lui avait dit qu'il l'aimait, comme ses lèvres tremblaient, ces belles et pleines lèvres où elle aurait voulu mordre, comme dans un fruit, après s'être caressé les joues à l'or souple de la barbe qui encadrait ce visage aussi frais que viril! Mais le fruit n'était pas mûr. Il fallait savoir attendre. Elle poussa un soupir. Elle avait bien calculé que le poète lui écrirait, dans la journée, après leur rendez-vous, et justement cette lettre-là. Elle s'était promis de ne pas y répondre, non plus qu'à la seconde. Elle l'attendit, cette seconde, un jour, deux jours, trois jours. Si complète que fût sa confiance dans l'ardeur du sentiment qu'elle avait su inspirer à René, elle commençait d'avoir peur lorsque, dans l'après-midi de ce troisième jour, et comme son coupé tournait l'angle de la rue Murillo, elle l'aperçut debout, comme l'autre fois, sur le trottoir. Elle eut grand soin de ne pas avoir l'air de le remarquer, et elle prit, enfoncée dans son coin, sa physionomie la plus mélancolique, ses yeux le plus noyés de rêve, une pureté de profil à émouvoir un tigre. Il fut transformé aussitôt, ce coupé confortable et garni d'une foule de petits brimborions commodes, en une voiture cellulaire emportant une victime,—victime de son mari, victime de son luxe, victime de son amour, victime de sa vertu!... Et elle ne mentait pas trop en passant ainsi devant le jeune homme. À le voir pâli par une angoisse de trois jours, perdu d'émotion, elle aurait tant voulu faire arrêter cette voiture rapide, en descendre ou l'y recevoir, l'enlever, lui dire: « Mais je t'aime autant que tu m'aimes!... » Au lieu de cela, elle allait à des courses et à des visites, sûre maintenant que cette seconde lettre si impatiemment attendue ne tarderait pas. Elle l'avait le soir même, mais à une minute où l'arrivée de cette lettre présentait le plus de véritable péril. Voici pourquoi. Rentré chez lui aussitôt après leur rencontre, René avait écrit quatre pages en proie à la fièvre, et, pour que madame Moraines les eût plus tôt et plus sûrement, il les avait envoyées, vers cinq heures, par un commissionnaire, en sorte que le billet fut apporté par le valet de chambre dans un moment où Suzanne avait Desforges avec elle. Il était venu, comme il faisait souvent à cette heure, avec un gentil cadeau: un délicieux étui en or ancien, déniché dans une visite à l'hôtel Drouot. Elle n'eut pas plutôt reconnu l'écriture de l'adresse qu'elle se dit: « Le moindre signe d'émotion, et le baron devine que j'ai une intrigue... » Comme il arrive, cette crainte de montrer de l'émotion lui rendait plus difficile de cacher les mouvements dont elle était agitée. Elle prit cependant cette enveloppe, la regarda comme quelqu'un qui ne devine pas d'où lui vient une missive, la déchira et parcourut la lettre rapidement après avoir jeté les yeux d'abord sur la signature; puis, se levant pour aller la placer parmi d'autres sur le bureau entouré de lierre:

—« Encore une lettre de pauvre, » dit-elle, « c'est étonnant, ce qu'il m'en arrive ces jours-ci; et vous, Frédéric, comment vous en tirez-vous? »

—« Mais c'est bien simple, » répondit le baron, « cinquante francs à la première demande, vingt francs à la seconde, rien à la troisième. Mon secrétaire a mes ordres pour cela... En voilà encore un cliché auquel je ne crois pas: la charité!... Comme si c'était par manque d'argent que les pauvres sont les pauvres. C'est leur caractère qui les a faits tels, et cela, vous ne le changerez pas... Tenez, la personne qui vous quête aujourd'hui, gageons vingt-cinq louis qu'en allant aux renseignements vous trouverez qu'elle a eu dix fois, dans sa vie, la fortune en main, ou l'aisance. Vous lui constitueriez un capital que ce serait la même chose après quelques années... Je veux bien donner d'ailleurs, et tant que l'on voudra... Mais quant à croire que l'argent ainsi dépensé soit de la moindre utilité, c'est une autre affaire... Et puis, je les connais, les bienfaiteurs et les bienfaitrices; je la connais, la réclame, et le chemin fait dans le monde, et les belles relations... »

—« Taisez-vous, » dit Suzanne, « vous êtes un affreux sceptique. » Et avec la finesse d'ironie par laquelle les femmes obligées de mentir se vengent parfois de celui qui les contraint à la ruse: « Ah! On ne vous en fait pas accroire facilement, à vous!... »

Le baron sourit à la flatterie de sa maîtresse. Si sa défiance eût été éveillée, cette phrase l'eût endormie. Les hommes les plus retors ont un point par où on les vaincra toujours: la vanité. Mais toute espèce de soupçon était bien loin de l'esprit de Desforges. Il était aussi facile à Suzanne de le tromper, qu'il l'avait été à René de tromper sa sœur. Ceux qui nous voient constamment sont les derniers à s'apercevoir des choses qui sauteraient aux yeux du premier étranger venu. C'est que l'étranger nous aborde sans idée toute faite, au lieu que nos amis de tous les jours se sont formé de nous une opinion qu'ils ne se donnent plus la peine de vérifier et de modifier. C'est ainsi que le baron ne remarqua point, ce jour-là, que son amie était dans une véritable crise d'agitation, durant sa visite qu'il prolongea plus que d'habitude. Il lui racontait toutes sortes de propos du club, tandis qu'elle allait et venait dans la chambre, sous un prétexte ou sous un autre, guignant sa lettre, qu'elle saisit avec délice, quand Desforges se fut enfin décidé à partir. « C'est un excellent ami, » se dit-elle, « mais quelle corvée!... » Quinze jours de passion avaient suffi pour qu'elle en vînt à ce degré d'ingratitude, et elle se reposait de son impatience de tout à l'heure en absorbant, phrase par phrase, mot par mot, la lettre folle du jeune homme. C'était, cette fois, une supplication ardente, un appel fait à toutes les tendresses de la femme. Il ne lui parlait plus d'amitié. La feinte mélancolie de la voiture avait porté. « Puisque vous m'aimez, » lui disait-il, « ayez pitié de vous, si vous n'avez pas pitié de moi... » Ce qui aurait paru à Suzanne, de la part de tout autre, une intolérable fatuité, cette confiance absolue dans son sentiment à elle, la toucha profondément. Elle sut y voir, et cela y était vraiment, une adoration si complète qu'elle n'admettait pas l'ombre d'un doute. Il eût été si naturel que René l'accusât d'avoir joué avec lui au jeu cruel de la coquetterie! Qu'une telle hypothèse était loin de la pensée du jeune homme! « Pauvre enfant, » se dit-elle, « comme il m'aime! » Et songeant à Desforges par comparaison, elle ajouta tout haut: « C'est le plus sûr moyen de n'être pas trompé! » Elle reprit la lettre. L'accent en était si touchant, elle y respira un tel parfum de douleur sincère; d'autre part, ce petit salon, avec son intime clarté de six heures, lui rappelait avec tant de précision le souvenir du poète et de sa première visite, qu'elle se demanda si l'épreuve n'avait pas été suffisante.—« Non, » conclut-elle, « pas encore... » Cette folle lettre, en effet, ne comportait qu'une réponse: dire à René de revenir chez elle, et c'était chez lui qu'elle voulait le revoir, dans ce petit intérieur qu'il lui avait décrit. Elle y arriverait, éperdue, sous le prétexte de l'arracher au suicide. Ce prétexte, la troisième lettre le lui fournirait assurément, et elle décida de l'attendre, avec quelle jouissance anticipée de ce revoir! Dans le bouleversement d'idées que produirait chez René sa soudaine et inattendue présence, il n'y aurait place pour aucune réflexion. Tous ces préliminaires de la chute si impossibles, si odieux à discuter avec un homme inexpérimenté comme lui, seraient supprimés. Il y avait bien la présence, dans le même appartement, du reste de sa famille. Suzanne n'eût pas été la femme dépravée qu'elle restait, même dans cette crise de passion véritable, si ce détail n'avait pas ajouté à son projet le charme du fruit deux fois défendu. Oui, elle attendait cette troisième lettre, avec une cuisante ardeur. Ses heures s'écoulaient rapides. Elle dînait en ville, allait au théâtre, faisait ses visites sur cette unique pensée. Sa bonne chance voulut que Desforges, sermonné sans doute par le docteur Noirot, ne lui demandât point de rendez-vous rue du Mont-Thabor pour cette semaine. Elle ne se dissimulait pas que ce n'était que partie remise. Même devenue la maîtresse de René, il lui faudrait continuer d'être celle de l'homme qui suffisait à toute une portion de son luxe. Elle acceptait cette idée, sans plus de répugnance que celle d'être l'épouse de Paul. « Qu'est-ce que ça peut te faire puisque je n'aime que toi?... » disent à leur amant les femmes en puissance de mari ou d'entreteneur, lorsqu'elles ont à subir une de ces grotesques scènes de jalousie où se manifeste la sottise de celui qui ne veut pas partager!... Elles ne sont jamais plus sincères qu'en prononçant cette phrase. Elles savent si bien que de se donner dans l'amour n'a rien de commun pour elles avec se donner dans le devoir, dans l'intérêt, ou même dans le plaisir. Mais si ce partage de ses caresses n'avait rien qui choquât Suzanne, elle n'en était pas moins heureuse qu'il fût remis à plus tard. Elle pourrait avoir eu quelques bons jours, entièrement consacrés à son sentiment nouveau. En cela encore elle était bien une courtisane, une de ces créatures qui deviennent, lorsqu'elles sont éprises, des artistes en amour, aussi délicates sur certains points qu'elles sont abominablement perverses sur d'autres.

—« Pourvu qu'il n'ait pas eu l'idée de voyager!... » Telle fut la pensée qui lui vint à l'esprit, quand elle eut enfin cette troisième lettre tant désirée, et qui n'était qu'un long et déchirant adieu,—sans un reproche. Elle trembla que René n'eût eu recours au procédé conseillé par Napoléon, qui a dit avec son impérial bon sens: « En amour, la seule victoire est la fuite. » En se conduisant comme elle avait fait, elle avait joué son va-tout. Allait-elle gagner? Ce qu'elle avait prévu se produisait avec une exactitude qui la ravit et l'épouvanta tout ensemble. Cette troisième lettre exprimait un si navrant désespoir qu'avec toute son expérience, la subtile comédienne se sentit prise, à une seconde lecture, d'une nouvelle crainte, plus terrible que l'autre, celle que René eût réellement attenté à sa vie. Elle eut beau se raisonner, se démontrer que si le poète avait dû partir, la lettre eût mentionné cette résolution; s'affirmer qu'un beau jeune homme de vingt-cinq ans ne se tue point, à cause du silence d'une femme dont il se croit aimé,—elle était réellement la proie d'une angoisse extraordinaire, lorsqu'elle arriva, vers deux heures de l'après-midi, à l'entrée de la rue Coëtlogon. Elle avait reçu la lettre, le matin même. Elle s'arrêta une minute pourtant, tout étonnée devant ce coin provincial de Paris dont le pittoresque avait, l'autre soir, ravi Claude Larcher. Il faisait un ciel voilé de fin d'hiver, bas et gris, sur lequel les branchages nus des arbres se détachaient tristement. Les cris de quelques enfants joueurs, en train de faire la petite guerre parmi les décombres, montaient dans le silence. La singularité de cette paisible ruelle, l'invraisemblance de la démarche que hasardait Suzanne, l'incertitude sur l'issue, tout se réunissait pour lui donner la somme la plus complète d'émotions dont elle fût capable. Elle dut sourire en se disant qu'elle n'avait, pour croire que le jeune homme fût chez lui, aucun motif, sinon qu'il attendait, sans l'espérer, une réponse à sa lettre dernière. Mais lorsque le concierge eut répondu à sa demande que M. René était à la maison, en lui indiquant la porte, elle retrouva tous ses esprits. Il y avait chez elle, comme chez toutes les femmes très positives, un fond d'homme d'action. Une donnée réelle et circonscrite d'événements la rendait résolue, et hardie à suivre son projet. Elle sonna. Des pas se firent entendre, très lourds, et le visage de Françoise lui apparut. Dans toute autre circonstance, elle aurait souri de l'ébahissement que l'Auvergnate ne chercha même pas à dissimuler. Colette Rigaud était déjà venue une fois chez le poète pour demander en hâte un petit changement à son rôle, et Françoise, sa première stupeur dissipée, pensa sans doute que c'était une nouvelle visite du même ordre, car Suzanne put l'entendre, qui, ouvrant la porte du fond à droite, disait: « Monsieur René, il y a une dame qui réclame après vous... Une bien belle... Ce sera quelque artiste... » Elle vit le jeune homme sortir de sa chambre lui-même, qui devint, en la reconnaissant, d'une pâleur de mort. Toute légère, elle glissa le long de ce couloir que les lithographies de Raffet transformaient en un petit musée napoléonien. Elle entra dans la chambre du poète qui s'effaça pour la laisser passer. La porte se referma. Ils étaient seuls.

—« Vous! C'est vous!... » dit René. Il la regardait, élégante et fine, se tenir debout dans le costume sombre qu'elle avait choisi pour cette visite. Il se trouvait dans cet état de désarroi intime où nous jette un événement inattendu qui nous transporte soudain de l'extrémité de la détresse à l'extrémité de la joie. Durant ces minutes là, un tourbillon d'idées et de sensations se déchaîne en nous, avec une force telle que notre cerveau en est comme affolé. Les jambes se dérobent sous le corps, les mains tremblent. C'est le bonheur, et cela fait du mal. René dut s'appuyer contre le mur, les yeux toujours fixés sur ce charmant visage dont il avait désespéré de ne plus jamais se repaître le cœur. Un détail acheva de le bouleverser. Il s'aperçut que les mains de Suzanne, elles aussi, tremblaient un peu, et, pour cette fois, ce tremblement était sincère. Le caprice passionné que la jeune femme éprouvait pour le jeune homme, se combinait d'une crainte, celle de lui déplaire. En pénétrant dans cette chambre où elle était bien sûre qu'aucune femme n'était venue avant elle, sa résolution de se donner était aussi nette et ferme que peuvent l'être des résolutions de ce genre. Il y rentre toujours une part d'imprévu, que déterminera l'attitude de l'homme. Suzanne sentait trop bien qu'avec René tout serait difficulté, dans ces débuts de la possession que les viveurs mettent leur orgueil à conduire légèrement. Cette naïveté lui plaisait à la fois et l'effrayait. Mais elle comptait aussi sur la folie des sens, qui en sait plus que les plus subtiles roueries. Seulement il fallait déchaîner cette folie chez le poète sans en avoir l'air, et quand elle-même en était toute possédée. Elle eut, aussitôt entrée dans la chambre, et tandis qu'il la contemplait, une minute d'hésitation; puis, oubliant à demi et ses calculs et son personnage, elle s'abattit sur la poitrine de René, la tête posée sur son épaule et balbutiant:

—« Ah! j'ai eu trop peur. Votre lettre m'a tout fait craindre, et je suis venue. J'ai trop lutté. J'étais à bout de forces... Mon Dieu! mon Dieu! Qu'allez-vous penser de moi?... »

Il la tenait dans ses bras, frémissante. Il releva cette tête adorable et commença de lui donner des baisers, sur les yeux d'abord, ces yeux dont le regard triste l'avait tant navré, lors de l'apparition de la voiture,—sur les joues ensuite, ces joues dont la ligne idéale l'avait tant charmé dès le premier soir,—sur la bouche enfin qui s'ouvrit à sa bouche, amoureusement. Que pensait-il d'elle?... Mais est-ce que son âme pouvait former une idée, absorbée qu'elle était par cette union des lèvres qui est déjà une prise de possession de la femme, ardente, enivrante et complète? À Suzanne aussi comme ce baiser sembla délicieux! À travers les horribles complications de sa diplomatie féminine, un désir sincère avait grandi en elle, celui de rencontrer l'amour jeune et spontané, naturel et vibrant. Cet amour passait avec le souffle de René jusque dans les profondeurs de son être, et la faisait se pâmer à demi. Ah! La jeunesse, l'abandon complet, absolu, sans pensée, sans parole; tout oublier, sinon la minute actuelle; tout effacer, sinon la sensation qui va fuir, mais qui est là, dont notre baiser palpe la douceur, dont il dessine le contour! Cette femme corrompue par la plus désenchantée des expériences, celle d'un Parisien cynique de cinquante ans, dégradée par la pire des vénalités, celle que le besoin n'excuse pas, cette machiavélique courtisane et qui avait fait de son intrigue avec René un problème d'échecs, goûta pendant une seconde cette joie divine. Le châtiment de ceux qui commettent le crime de calculer en amour, c'est que leur calcul leur revient dans des secondes pareilles. Tout envahie qu'elle fût par l'ivresse de ce baiser, Suzanne eut la triste lucidité de penser qu'elle ne pouvait pas se donner ainsi, tout de suite, et le non moins triste courage de se retirer des bras du jeune homme, en lui disant:

—« Laissez-moi partir. Je vous ai vu. Je sais que vous vivez. Je vous en supplie, laissez-moi m'en aller. Oh! René!... »—elle ne l'avait jamais appelé par son petit nom—« ne m'approchez pas!... »

—« Suzanne, » osa répondre le jeune homme qui venait de boire sur cette bouche fine la plus brûlante des liqueurs: la certitude d'être aimé, « n'ayez pas peur de moi... Quand aurons-nous une heure à nous comme celle-ci? C'est moi qui vous supplie de rester... Voyez, » ajouta-t-il gracieusement en se reculant plus loin d'elle, « je vous obéis. Je vous ai obéi quand cela m'était si cruel!... Ah! Vous me croyez!... » fit-il en voyant que les traits de madame Moraines n'exprimaient plus le même effroi. « Voulez-vous être bonne?... » continua-t-il, avec ce rien d'enfantillage qui plaît tant aux femmes, et qui leur fait dire à toutes, depuis les grandes dames jusqu'aux filles, qu'un homme est mignon, « asseyez-vous là, sur ce fauteuil où je me suis tant assis pour travailler, et puis soyez bonne encore, n'ayez pas l'air d'être en visite... » Il s'était rapproché d'elle pour la forcer de s'asseoir, et il lui enlevait son manchon; il lui dégrafait son manteau. Elle se laissait faire avec un sourire triste, comme de quelqu'un qui cède. C'était l'agonie de la madone que ce sourire, le dernier acte dans cette comédie de l'Idéal qu'elle avait jouée. Il lui retira son chapeau aussi, une espèce de toque assortie à son manteau. Il s'était agenouillé devant elle, et il la contemplait avec cette idolâtrie qu'une femme sera toujours sûre de provoquer chez son amant, si elle lui donne une de ces preuves de tendresse qui flattent à la fois chez l'homme la tendresse et la fatuité, les passions hautes du cœur et les passions basses. Le poète se disait: « Faut-il qu'elle m'aime, pour être venue chez moi, elle que je sais si pure, si religieuse, si attachée à ses devoirs? » Tous les mensonges qu'elle lui avait servis soigneusement lui revenaient, comme des raisons de croire davantage à sa sincérité, et il lui disait: « Que je suis heureux de vous avoir ici, et à ce moment!... Ne craignez rien, nous sommes si seuls! Ma sœur est sortie pour toute l'après-midi, et l'esclave... »—il appela Françoise de ce nom pour amuser Suzanne—« l'esclave est occupée là-bas... Et je vous ai!... Voyez, c'est mon petit domaine à moi, cette chambre, l'asile où j'ai tant vécu! Il n'y a pas un de ces recoins, pas un de ces objets qui ne pourrait vous raconter ce que j'ai souffert durant ces quelques jours... Mes pauvres livres... »—et il lui montrait la bibliothèque basse—« je ne les ouvrais plus. Mes chères gravures... je ne les regardais plus... Cette plume, avec laquelle je vous avais écrit, je ne la touchais plus... J'étais là, juste à la même place que vous, à compter les heures, indéfiniment... Dieu! Quelle semaine j'ai passée!... Mais qu'est-ce que cela fait, puisque vous êtes venue, puisque je peux vous contempler?... Une peine que vous me laissez vous dire, ah! c'est du bonheur encore!... »

Elle l'écoutait, fermant à demi les yeux, abandonnée à la musique de ces paroles, sans que la volupté profonde qui l'envahissait l'empêchât de suivre son projet.—L'émotion du danger empêche-t-elle un adroit escrimeur de se rappeler sur le terrain les leçons de la salle?—L'assurance qu'il lui avait donnée de leur solitude l'avait fait tressaillir de joie, le coup d'œil jeté sur cette petite chambre si intime, si minutieusement rangée et parée, l'avait ravie comme un signe qu'elle ne s'était pas trompée au sujet du passé de René. Tout ici révélait une vie studieuse et séparée, la pure et noble vie de l'artiste qui s'enveloppe d'une atmosphère de beaux songes. Et plus que tout, c'était le jeune homme qui lui plaisait, avec ses prunelles brûlantes, sa câline manière de s'approcher d'elle, et elle comprenait que ce chemin des confidences réciproques sur leurs souffrances communes devait la conduire à son but sans qu'elle risquât de rien diminuer de son prestige.

—« Et moi, » répondait-elle, « croyez-vous que je n'ai pas souffert? Pourquoi vous le nier?... Vos lettres?... Dieu m'est témoin que je ne voulais pas les lire. Je suis restée un jour entier avec la première dans ma poche, sans pouvoir la détruire et sans déchirer l'enveloppe. Vous lire, c'était vous écouter de nouveau, et je m'étais tant promis que non! J'avais tant demandé à mon ange gardien la force de vous oublier... Ah! j'ai bien lutté!... » Ici la madone, apparut pour la dernière fois. Elle leva ses yeux au ciel,—représenté, pour la circonstance, par un plafond auquel le poète avait appendu de petites poupées japonaises. Il passa dans ces beaux yeux le reflet des voiles de cet ange gardien dont elle avait osé parler, s'envolant là-bas, là-bas... Puis elle reporta ces yeux bleus sur René, et avec tout l'abandon d'un cœur vaincu, elle lui dit:

—« Je suis perdue maintenant, mais qu'importe? Je vous aime trop... Je ne sais plus rien, sinon que je ne peux pas supporter de vous savoir malheureux... »

Des sanglots la secouaient, convulsifs, et de nouveau sa tête s'abattit sur l'épaule du jeune homme, qui recommença de lui donner des baisers. Comme enfantinement, elle lui mit les bras au cou et elle appuya ses seins contre cette poitrine, où elle put sentir battre un cœur affolé. Elle vit encore passer dans le regard de René cette fièvre du désir qui conduit les plus timides et les plus respectueux aux pires audaces. Elle dit encore: « Ah! Laissez-moi, » et se releva pour s'échapper des bras qui la pressaient, mais cette fois elle recula du côté du lit. Il la poursuivit, et, en la serrant contre lui, il sentit ce corps si souple tout entier contre le sien. Les mots de l'amour le plus insensé lui venaient aux lèvres, et, emportant Suzanne entre ses bras dont la force était décuplée par la passion, il la mit sur le lit, et, s'y jetant à côté d'elle, il la couvrit des plus ardentes caresses jusqu'à ce qu'elle lui appartînt complètement, dans une de ces étreintes qui abolissent tout, chez un enfant de vingt-cinq ans, même le pouvoir d'observer si les sensations qu'il éprouve sont partagées. Comment donc René eût-il gardé la force de recueillir en cet instant suprême les indices qui lui auraient dévoilé la comédie jouée par sa maîtresse? Rien que sa toilette intime eût suffi pourtant à démontrer dans quelle intention elle était arrivée rue Coëtlogon. Elle avait une de ces robes donc la souple étoffe ne redoute pas les froissements, une ceinture au lieu de corset, pas un bijou, pas trace d'un de ces jupons empesés qui peuvent servir d'obstacle, mais de la soie molle et de la batiste; enfin elle était comme nue dans ses vêtements et prête à l'amour. Mais enlacé à cette créature exquise, s'enivrant, malgré cette toilette, des plus secrètes beautés d'un corps si gracieux, si jeune, si parfumé, dans le silence de cette chambre où les balbutiements et les soupirs de la volupté semblaient presque de grands bruits, le jeune homme ne se demanda pas s'il avait raison ou tort d'adorer cette femme; ni s'il en était la dupe. Et puis, est-on jamais dupe de goûter le bonheur?


XIV

JOURNÉES HEUREUSES

Lorsque Suzanne quitta l'appartement de la rue Coëtlogon, ce petit appartement silencieux dont René voulut lui ouvrir la porte lui-même, afin de lui épargner le regard désapprobateur de Françoise, la suite de leurs rendez-vous prochains était déjà convenue entre eux. Arrivée dans la petite ruelle, et quoique la prudence lui commandât de s'en aller, comme sur le trottoir de la rue du Mont-Thabor, toute droite et sans tarder, elle tourna la tête. Elle vit René debout, derrière le rideau de la fenêtre qui ouvrait sur le jardinet. Le charme de son roman avait si bien envahi cette âme, prudente d'ordinaire jusqu'à la froideur, qu'elle eut un sourire et un geste de la main pour le poète qui la regardait ainsi partir dans le crépuscule, du fond de cette chambre où elle avait pleinement triomphé, car tous ses calculs s'étaient trouvés justes. Remontée en fiacre à la station du coin de la rue d'Assas, et tandis qu'elle s'acheminait vers le magasin du Bon-Marché où elle avait commandé sa voiture, les détails divers de sa conversation lui revenaient, et, en les repassant, elle s'applaudissait de la manière dont elle les avait conduits. Dès qu'une femme est la maîtresse d'un homme, les débats sur la façon de se retrouver deviennent aussi faciles et aussi délicieux qu'ils étaient auparavant odieux et difficiles. Tout à l'heure c'était un désenchantement, un rappel à la réalité. Après la possession, ces mêmes débats deviennent une preuve d'amour, parce qu'ils enveloppent une promesse de bonheur. Dans le quart d'heure même qui avait suivi leur ardente étreinte, et après la comédie de fausse honte dont s'accompagne, durant ces minutes-là, le retour à la décence, Suzanne avait commencé l'attaque et dit à son amant:

—« Il faut que j'aie de vous une promesse... Si vous voulez que je ne me reproche pas cet amour comme un crime, jurez-moi de ne pas aller dans le monde à cause de moi. Vous devez travailler, et vous ne savez pas ce que c'est que cette vie... Ce magnifique talent, ce génie, vous les gaspilleriez en futilités, en misères, et j'en serais la cause!... Oui, promettez-moi que vous n'irez chez personne... » Et tout bas: « Chez aucune de ces femmes qui tournaient autour de vous, l'autre soir... »

Comme René l'avait tendrement embrassée, après cette phrase où l'artiste pouvait voir un hommage rendu à son œuvre future, et l'amoureux l'expression délicate d'une secrète jalousie!

Il avait répondu un timide:

—« Pas même chez vous? »

—« Surtout pas chez moi, » avait-elle dit. « Maintenant je ne pourrais pas supporter que vous serriez la main de mon mari... Tu dois me comprendre... » avait-elle ajouté, en bouclant les cheveux du jeune homme d'un geste caressant. Il était à terre, lui, à ses pieds, et elle assise de nouveau sur le fauteuil. Elle pencha son visage qu'elle cacha sur l'épaule de René: « Ah! » soupira-t-elle, « ne m'en faites pas dire davantage... » puis, après quelques minutes: « Ce que je voudrais être pour vous, c'est l'amie, qui n'entre dans la vie de celui qu'elle aime, que pour y apporter de la joie et du courage, de la douceur et de la noblesse, l'amie qui aime et qui est aimée dans le mystère, en dehors de ce monde moqueur et qui flétrit les plus saintes religions de l'âme... C'est une si grande faute que j'ai commise, » cette fois elle cacha son visage dans ses jolies mains; « que ce ne soit pas cette série de bassesses et de vilenies qui m'ont fait tant d'horreur chez les autres... Épargne-les-moi, mon René, si tu m'aimes comme tu me l'as dit... Mais m'aimes-tu vraiment ainsi?... »

À mesure qu'elle défilait ce coquet rosaire de mensonges, elle avait pu voir le ravissement se peindre sur la physionomie de son romanesque et naïf complice, que cette beauté de sentiment extasiait. Elle remettait à son front l'auréole de madone qu'elle avait déposée pour se laisser aimer... Et, mélangeant de la sorte la ruse à la tendresse, et les calculs du positivisme le plus précis aux finesses de la sensibilité la plus subtile, elle l'avait conduit à accepter, comme seule digne de la poésie de leur amour, la convention suivante. Il prendrait sous un faux nom, et dans un quartier pas très éloigné de la rue Murillo, un petit appartement meublé, pour s'y rencontrer deux fois, ou trois, ou quatre par semaine. Elle lui avait suggéré les Batignolles, mais avec tant d'adresse qu'il pouvait s'imaginer avoir trouvé lui-même cette dernière idée, comme les précédentes d'ailleurs. Il se mettrait à la recherche dès le lendemain, et il lui écrirait, poste restante, sous de certaines initiales, à un certain bureau. Ce surcroît d'inutiles précautions attestait à René dans quelle servitude vivait son pauvre ange,—si l'on peut appeler cela vivre! « Pauvre ange, » lui avait-il dit en effet, comme elle étouffait une plainte sur le despotisme de son mari, en se comparant elle-même à une bête traquée, « que tu dois avoir souffert!... » Et elle avait levé derechef ses prunelles vers le plafond en ne montrant plus que le blanc de ses yeux, par un de ces mouvements si bien joués que, des années après, l'homme qui a été attendri par cette pantomime, se demande encore: « N'était-elle pas sincère?... »

Il n'était pas besoin de cette perfection de comédie pour que René accédât avec bonheur au plan proposé par la savante élève de Desforges. En principe, et simplement parce qu'il aimait, il eût accueilli n'importe quel projet, avec béatitude et dévotion. Mais le programme esquissé par Suzanne correspondait en outre à toutes les portions artificielles de son être. Le caractère clandestin de cette intrigue enchantait le lecteur de romans qui se délectait d'avance à l'idée d'un pareil mystère à porter dans la vie. La phraséologie par laquelle la jeune femme s'était posée en muse soucieuse de son travail, avait flatté en lui l'égoïsme de l'écrivain qui rêve de concilier l'art avec l'amour, le plaisir de la volupté avec la solitude et l'indépendance nécessaires à la composition. Enfin le poète, après de longues journées de torture, se sentait comme des ailes à l'esprit et au cœur. Telle était l'ardeur de sa félicité qu'il ne remarqua même pas l'étonnement douloureux dont le visage de sa sœur resta empreint durant la soirée qui suivit la visite de Suzanne. Qu'avait entendu Françoise? Qu'avait-elle rapporté à madame Fresneau? Toujours est-il que cette dernière souffrait visiblement. La profonde ignorance de certaines femmes à la fois romanesques et pures leur réserve de ces surprises. Elles s'intéressent aux choses de l'amour, parce qu'elles sont femmes, et elles prêtent la main à des débuts de relations qu'elles croient innocentes comme elles. Ensuite, lorsqu'elles entrevoient les conséquences brutales auxquelles ces relations aboutissent presque nécessairement, leur surprise serait comique si elle n'était pas aussi cruelle que respectable. D'après la description faite par la bonne, Émilie n'avait pas de doute sur l'identité de la visiteuse, et les autres indices donnés par Françoise, les bruits de baisers surpris, la durée de cette visite, le désordre mal réparé du lit, l'exaltation du regard de René, un de ces instincts aussi que les femmes les plus honnêtes possèdent à leur service dans ces occurrences-là, tout la conduisait à penser que madame Moraines avait été la maîtresse de René, là, chez eux! Et la mère de famille, la bourgeoise pieuse, se révoltait contre cette pensée, en même temps qu'elle se souvenait des larmes amères aperçues sur les joues pâles de Rosalie. Songeant à la jeune fille dont elle avait pu mesurer la sincère tendresse, et à la grande dame inconnue pour laquelle sa naïveté avait si imprudemment pris parti, elle en venait à se demander:

—« Si René s'était trompé sur le compte de cette femme?... »

Mais elle était sœur aussi,—une sœur complaisante jusqu'à la faiblesse,—et elle ne trouvait pas la force de faire la moindre observation à son frère, en le voyant si heureux. Elle avait trop nourri d'inquiétudes à constater le désespoir du jeune homme pendant la dernière semaine. Ce mélange de sentiments opposés l'empêcha de provoquer aucune confidence nouvelle, et, de son côté, la possession rendait René discret, comme il arrive quelquefois, par l'excès de l'amour où elle le jetait. Il ne pouvait plus parler de Suzanne maintenant. Ce qu'il éprouvait pour elle n'était plus exprimable avec des mots! Il avait trouvé, presque tout de suite, dans la silencieuse et bourgeoise rue des Dames, et au milieu du quartier des Batignolles, indiqué par Suzanne, le petit appartement désiré. Presque tout de suite aussi, les circonstances s'étaient arrangées pour qu'il fût libre de voir Suzanne uniquement. Il n'y avait pas huit jours qu'elle était sa maîtresse, et Claude Larcher, le seul de ses confrères qu'il fréquentât beaucoup, quittait Paris. René, qui l'avait négligé ces derniers temps, le vit arriver rue Coëtlogon vers six heures et demie du soir, en costume de voyage, pâle et défait, avec sa physionomie des mauvaises crises. On venait de se mettre à table pour le dîner.

—« Le temps de vous serrer la main, » dit Claude sans s'asseoir, « je prends l'express du Mont-Cenis à neuf heures, et je dois dîner à la gare. »

—« Vous resterez longtemps absent? » interrogea Émilie.

—« Chi lo sa? » fit Claude, « comme on dit dans cette belle Italie où je serai demain. »

—« Voyez-vous ce chançard, » s'écria Fresneau, « qui va pouvoir lire Virgile dans sa patrie au lieu de le faire traduire à des ânes? »

—« Très chançard, en effet!... » dit avec un rire énervé l'écrivain, qui, reconduit par René jusqu'à la grille de la rue où l'attendait son fiacre chargé de ses bagages, éclata en sanglots; « Ah! Cette Colette!... » dit-il. « Vous vous rappelez, quand vous êtes venu rue de Varenne?... Dieu! était-elle jolie ce jour-là!... Elle m'a plaisanté au sujet des femmes... Hé bien! C'est d'une femme que j'ai la honte d'être jaloux aujourd'hui, d'un monstre avec qui elle s'est liée intimement, en quelques jours, à ne plus la quitter, cette Aline Raymond, une infâme connue comme telle dans tout Paris. Son nom seul me salit la bouche à prononcer. Ah! cela, non, je n'ai pas pu le supporter, et je m'en vais... Je n'avais pas d'argent, imaginez-vous, j'ai déniché un usurier qui m'a prêté à soixante pour cent. Celui-là, par exemple, je le mettrai dans ma prochaine comédie... Il a trouvé à me servir mieux que le trou-madame d'Harpagon, mieux que le luth de Bologne, mieux que le jeu de l'oie renouvelé des Grecs et fort propre à passer le temps lorsque l'on n'a que faire... Savez-vous ce que j'ai dû acheter et revendre audit usurier, outre l'argent vivant?... Deux cent cinquante cercueils!... Vous entendez bien.... Est-ce énorme, cela?... Enfin, l'usurier, ma vieille parente de province à qui j'ai écrit bassement, mon éditeur, la Revue parisienne à qui j'ai promis de la copie par traité, signé, s'il vous plaît... j'ai six mille francs! Ah! Quand le train va m'emporter, chaque tour de roue me passera sur le cœur, mais je la fuirai; et, quand elle apprendra que je suis parti, par une lettre que je lui écrirai de Milan, quelle vengeance pour moi!... » Il se frotta les mains joyeusement, puis hochant la tête: « Ç'a toujours été comme dans la ballade du comte Olaf, de Heine... Vous vous souvenez, quand il parle d'amour à sa fiancée et que le bourreau se tient devant la porte... Il s'est toujours tenu, ce bourreau, à la porte de la chambre où j'aimais Colette... Mais, quand il a pris les jupes et le visage d'une Sapho, non, c'était à en mourir!... Adieu, René, vous ne me reverrez que guéri... »

Et, depuis lors, aucune nouvelle de cet ami malheureux auquel René pensait surtout pour comparer la femme qu'il idolâtrait et qui était si digne de son culte, à la dangereuse, à la féroce actrice. L'absence de Claude lui était une raison pour ne plus jamais reparaître au foyer du Théâtre-Français. Pourquoi se serait-il exposé à recevoir les bordées d'outrages dont Colette couvrait sans nul doute son amant fugitif, lorsqu'elle en parlait? Grâce à cette même absence, tout lien était rompu aussi entre le poète et le monde où Larcher l'avait patronné. Sous l'influence de sa passion naissante pour Suzanne, l'auteur du Sigisbée avait négligé jusqu'aux plus élémentaires devoirs de la politesse. Non seulement il n'avait pas mis de cartes chez les diverses femmes qui l'avaient si gracieusement prié, mais il n'était même pas retourné chez la comtesse. Cette dernière, assez grande dame et assez bonne personne à la fois pour comprendre la nature irrégulière des artistes, et pour leur pardonner ces irrégularités, s'était dit: « Il s'est ennuyé chez moi... » et elle ne l'avait plus invité, sans lui en vouloir. Elle était d'ailleurs en train, pour l'instant, d'imposer à sa société un pianiste russe et spirite qui se prétendait en communication directe avec l'âme de Chopin. René, qui se trouvait tranquille de ce côté, eut encore la chance que madame Offarel se froissât de ce qu'ils n'avaient pas assisté, Émilie et lui, au fameux dîner préparé une semaine durant, à grand renfort de courses à travers Paris. Fresneau s'y était rendu seul.

—« En voilà une expédition où tu m'as envoyé! » avait-il dit à sa femme en revenant. « Quand j'ai parlé de ta migraine, la vieille Offarel a fait un ah! qui m'a coupé bras et jambes. Quand je lui ai raconté que René se trouvait absent, auprès d'un ami malade,—quelle drôle d'excuse, entre parenthèses, mais passons!...—elle m'a demandé:—Est-ce dans un château?—Et à table, ce malheureux Claude a fait les frais du dîner. Elle me l'a déshabillé, il n'en est pas resté un cheveu!... Et c'est un égoïste, et il a de mauvaises manières, et il a la santé perdue, et il n'a aucun avenir, et ceci et cela, et patati et patata... Brr... brr... S'il n'y avait pas eu le piquet du père Offarel!... Il m'a encore gagné, le vieux malin... Ah! il y avait encore là Passart. Fais-moi penser à le recommander à notre oncle pour l'école Saint-André... C'est un charmant garçon. Entre nous, je crois que la petite Rosalie en tient pour lui... »

Émilie avait dû sourire de la perspicacité surprenante de son mari. Elle avait entendu autrefois madame Offarel se plaindre des assiduités du jeune professeur de dessin, et elle se rendit compte tout de suite qu'il avait été prié à la dernière minute, pour bien prouver qu'à défaut de René, on avait sous la main d'autres prétendants. Puis les dames Offarel étaient demeurées deux semaines sans mettre les pieds rue Coëtlogon, elles qui ne laissaient guère passer quatre soirs sans paraître à la fin du dîner. Quand elles se décidèrent à revenir, toujours à cette même heure, et après ces deux semaines, elles entrèrent, escortées du dit Passart, grand garçon blond et gauche, avec des lunettes et un visage timide, le teint semé de taches de rousseur. Émilie n'eut pas longtemps à chercher le motif de cette visite en commun. Il s'agissait de rendre son frère jaloux, naïve manœuvre que la vieille dame découvrit tout de suite en disant:

—« M. Offarel se trouvait occupé ce soir, et M. Passart a bien voulu nous servir de cavalier... Allons, Rosalie, donne une place à M. Jacques auprès de toi... »

La pauvre Rosalie ne s'était plus retrouvée en face de René, depuis la cruelle explication qu'elle avait eue avec Émilie. Elle était bien émue, bien tremblante, et le cœur lui avait fait bien mal durant le trajet entre la rue de Bagneux et la rue Coëtlogon; court trajet, mais qui lui avait paru interminable. Elle eut cependant la force de couler un regard du côté de son ancien fiancé, comme pour lui attester qu'elle n'était pas responsable des mesquins calculs de sa mère, et la force aussi de répondre froidement en s'asseyant dans un angle, et mettant un autre siège devant elle:

—« J'ai besoin de cette chaise pour y poser mes laines... M. Passart ne voudra pas m'en priver... »:

—« Mais voilà une place libre, » interrompit Émilie qui fit asseoir le jeune homme auprès d'elle et vint ainsi au secours de la courageuse enfant. Cette dernière, quoiqu'elle sût très bien qu'une affreuse scène l'attendait à la maison, se refusa obstinément à jouer le rôle auquel on la conviait. Il eût été si naturel cependant que le dépit lui inspirât cette petite vengeance! Mais les femmes vraiment délicates et qui savent aimer n'ont pas de ces dépits. Rendre jaloux l'homme qui les a abandonnées leur fait horreur, parce qu'il leur faudrait être coquettes avec un autre; et cette idée, elles ne la supportent pas. Preuve divine d'amour que cette scrupuleuse fidélité quand même, et qui grave pour toujours une femme dans le regret d'un homme!... Pour toujours...—mais quand il s'agit de l'heure présente et du résultat immédiat, ces sublimes amoureuses font fausse route, et les coquettes ont raison. Lorsque les années auront fui, et que l'amant vieilli passera la revue de ses souvenirs, il comprendra, par comparaison, la valeur unique de celle qui n'aura pas voulu le faire souffrir,—même pour le ramener. En attendant, il court après les gredines qui lui versent le philtre amer de cette avilissante, de cette ensorcelante jalousie! Il est juste de dire, à l'excuse de René, qu'en immolant Rosalie à Suzanne, il croyait du moins faire ce sacrifice à un amour véritable. Et comme sa sœur lui vantait, le lendemain, la noblesse d'attitude de la jeune fille, ce fut bien sincèrement qu'il répondit par cette parole empreinte de la plus naïve fatuité:

—« Quel dommage qu'un si beau sentiment soit perdu! »

—« Oui, » répéta Émilie en soupirant, « quel dommage! »

L'accent avec lequel cette phrase fut prononcée, aurait suffi à éclairer le poète sur le revirement d'opinions qui s'était fait dans sa sœur à l'endroit de madame Moraines, s'il eût eu l'esprit assez libre pour penser à autre chose qu'à son amour. Mais cet amour l'absorbait tout entier. Pour lui, maintenant, les journées se répartissaient en deux groupes: celles où il devait se rencontrer avec Suzanne, celles qu'il devait passer sans la voir. Ces dernières, qui étaient de beaucoup les plus nombreuses, se distribuaient ainsi d'habitude: il restait au lit assez tard dans la matinée, à rêver. Il éprouvait cette diminution de l'énergie animale, conséquence inévitable des excès de l'amour sensuel. Il vaquait à sa toilette, avec cette minutie qui, à elle seule, révèle aux femmes d'expérience qu'un jeune homme est aimé. Cette toilette finie, il écrivait à sa madone. Elle lui avait imposé la douce tâche de lui tenir le journal de ses pensées. Quant à elle, il n'avait pas une ligne de son écriture. Elle lui avait dit: « Je suis si surveillée, et jamais seule! » Et il l'en plaignait, tout en se livrant à ce travail de correspondance détaillée auquel Suzanne l'assujettissait. Pourquoi? Il ne se l'était jamais demandé. Cette posture de Narcisse sentimental en train de se mirer sans cesse dans son propre amour, convenait si bien à ce qu'il y avait en lui de profondément vaniteux, comme chez presque tous les écrivains. Suzanne n'avait pas assez réfléchi aux anomalies de la nature de l'homme de lettres pour avoir spéculé sur cette vanité. Le journal de René lui plaisait à relire, quand il n'était pas là, comme un souvenir enflammé des caresses données et reçues, simplement. Quand le poète avait ainsi fait sa prière du matin à sa divinité, l'heure du déjeuner sonnait déjà. Aussitôt après, il allait à la Bibliothèque de la rue de Richelieu prendre avec conscience des notes pour son Savonarole, auquel il s'était remis. Il y travaillait d'arrache-pied, durant la fin de l'après-midi, et jusque dans la soirée. Il y travaillait,—sans plus jamais ressentir, comme à l'époque du Sigisbée, cette plénitude de talent qui du cerveau passe dans la plume, si bien que les mots se pressent dans la mémoire, que les images se dessinent avec les contours et les couleurs de la réalité, que les personnages vont et viennent, que l'effort d'écrire enfin se transforme en une ivresse à la fois légère et puissante d'où nous sortons épuisés;—mais quelle fatigue délicieuse! Il fallait à René, pour échafauder les scènes de son drame actuel, une tension presque douloureuse de toute sa pensée, une pire tension pour mettre en vers les morceaux qu'il avait, au préalable, esquissés en prose. Sa verve ne s'éveillait plus en fougues heureuses. Il y avait à cela plusieurs raisons d'ordres très divers, une toute physique d'abord; le gaspillage de sève vitale qu'entraîne toute passion partagée;—une, morale: la préoccupation constante de Suzanne et l'incapacité de l'oublier jamais entièrement;—une, intellectuelle, enfin, et la plus puissante: le poète subissait, et il ne s'en rendait pas compte, cette influence du succès, meurtrière même aux plus beaux génies. En concevant et en écrivant, il commençait de penser au public. Il apercevait en esprit la salle de la première représentation, les journalistes à leurs fauteuils, les gens du monde, ici et là, et, sur le devant d'une baignoire, madame Moraines. Il entendait à l'avance le bruit des applaudissements, aussi démoralisant pour les auteurs dramatiques que le chiffre des éditions peut l'être pour les romanciers. La vision d'un certain effet à produire se substituait en lui à cette vision désintéressée et naturelle de l'objet à peindre, pour le plaisir de le peindre, qui est la condition nécessaire de l'œuvre d'art vivante. Trop jeune encore pour posséder cette habileté des mains, grâce à laquelle les vétérans de lettres arrivent à écrire des phrases passionnées, sans émotion aucune, et de manière à tromper même les plus fins critiques, René cherchait en lui une source, un jaillissement d'idées qu'il ne trouvait pas. Son drame ne se faisait pas dans sa pensée, naturellement, nécessairement. Les figures tragiques du moine florentin au profil de bouc, du terrible pontife Alexandre VI, du violent Michel-Ange, du douloureux Machiavel, et du redoutable César Borgia, ne s'animaient pas devant ses yeux, malgré les documents amassés, les notes prises, les pages indéfiniment raturées. Alors il posait sa plume; il regardait le ciel bleuir à travers la guipure des rideaux de sa fenêtre; il écoutait les petits bruits de la maison: une porte qui se fermait, Constant qui jouait, Françoise qui grondait, Émilie qui passait légère, Fresneau qui marchait lourdement, et il se prenait à compter combien d'heures le séparaient de son prochain rendez-vous avec sa maîtresse.

—« Ah! Comme je l'aime! Comme je l'aime! » se disait-il, exaltant sa passion par son ardeur à prononcer tout haut cette phrase. Puis il se délectait à se ressouvenir du petit appartement meublé où aurait lieu ce rendez-vous, attendu avec une si fiévreuse impatience. Il avait eu, dans ses recherches, la main plus heureuse que son inexpérience ne l'avait fait espérer à Suzanne. Cet appartement se composait de trois chambres assez coquettement meublées par les soins de madame Malvina Raulet, une dame brune, d'environ trente-cinq ans, dont les manières discrètes, la toilette presque sévère, la voix adoucie, les yeux avenants, avaient tout de suite enchanté René. Madame Malvina Raulet se donnait comme veuve. Elle vivait officiellement des petites rentes que lui aurait laissées feu Raulet, personnage chimérique dont elle définissait la profession par cette phrase vague: « Il était dans les affaires. » En réalité, l'astucieuse et fine loueuse du logement meublé n'avait jamais été mariée. Elle était, pour le moment, entretenue par un homme sérieux, un médecin de quartier, père de famille, qu'elle avait enjôlé avec son air distingué et sans doute par de secrètes séductions, au point d'en tirer cinq cents francs par mois, payés le premier et d'une façon fixe, à la manière d'un traitement de fonctionnaire. Comme elle était avant tout une femme d'ordre, elle avait imaginé d'augmenter ce revenu mensuel en détachant de son appartement, beaucoup trop vaste pour elle, trois pièces dont l'une pouvait servir de salon, une autre de chambre à coucher, la dernière de cabinet de toilette. L'existence de deux portes sur le palier lui permit d'attribuer à ces trois pièces une entrée particulière. Le mobilier presque élégant qu'elle y disposa lui venait du plus funèbre héritage. Elle avait été, pendant dix années de sa vie, la maîtresse d'un fou, payée par la famille qui n'avait pas voulu que cette folie fût déclarée. À la mort du malheureux, Malvina avait touché vingt mille francs, promis à l'avance, et gardé tout ce qui garnissait la maison, théâtre de son étrange métier. Le sinistre et hideux dessous de cette existence ne devait jamais être connu de René. Mais dans ce vaste Paris, si propice aux intrigues clandestines, combien parmi les beaux jeunes gens qui vont à un rendez-vous dans un endroit pareil, se rendent compte de l'histoire de la personne qui leur fournit un asile d'amour tout préparé! Le poète ne se doutait guère non plus qu'au premier coup d'œil, cette personne aux attitudes irréprochables, avait vu clair dans ses intentions. Il s'était donné comme habitant Versailles et obligé de venir à Paris deux ou trois fois la semaine. Par enfantillage, il avait choisi comme nom d'emprunt celui du héros de roman qui l'avait séduit le plus dans sa jeunesse, le paradoxal d'Albert de Mademoiselle de Maupin. Tout en écrivant ce nom au bas du petit billet d'engagement que madame Raulet lui fit signer, il avait posé sur la table son chapeau, dans le fond duquel la rusée hôtesse put lire les véritables initiales de son locataire de passage, et elle reprit:

—« Monsieur d'Albert voudra-t-il que ma domestique se charge aussi du service, ce sera cinquante francs de plus par mois?... »

Ce prix exorbitant fut demandé avec un ton de voix si candide, et, d'autre part, madame Raulet lui paraissait si respectable, que le jeune homme n'osa pas discuter. Il la regarda cependant avec une première défiance. Son aspect démentait toute idée d'exploitation de l'adultère. Elle portait une robe de nuance sombre, joliment coupée, mais toute simple. Sa montre passée dans sa ceinture était attachée à une de ces chaînes de cou, jadis très en faveur dans la bourgeoisie française, et qui lui venait certainement d'une mère adorée. Un médaillon renfermant sous verre une mèche de cheveux blancs, ceux d'un père chéri, sans nul doute, fermait son col modeste. Ses doigts longs passaient à travers des mitaines de soie qui laissaient deviner l'or de son alliance. Il est juste d'ajouter que cette veuve distinguée avait, outre le médecin, deux amants très jeunes: l'un, étudiant en droit, l'autre, employé dans un grand magasin de nouveautés, qui croyaient posséder en elle une femme du monde, surveillée par une famille implacable! Ces deux amants représentaient, dans l'équilibre de son budget, toutes sortes de petites économies: des dîners au restaurant, des promenades en voiture, des cadeaux de bijoux, des loges de théâtre, ce qui n'empêcha pas cette vertueuse créature de dire au faux d'Albert:

—« La maison est bien tranquille, Monsieur. Vous êtes un jeune homme, » ajouta-t-elle avec un sourire, « vous ne vous offenserez pas si je me permets de vous faire observer que le moindre bruit, dans l'escalier, le soir par exemple, serait un motif pour résilier notre contrat... »

René s'était senti rougir quand elle lui avait parlé ainsi. Dans l'excès de sa naïveté, il trembla que l'honorable veuve ne lui donnât congé après le premier rendez-vous. Cette ridicule crainte le poussa, au sortir même de ce premier rendez-vous, et quand Suzanne fut partie, à faire une visite à son hôtesse, sous le prétexte d'une petite recommandation relative au service. Elle le reçut avec la politesse gracieuse d'une femme qui ne sait rien, qui ne comprend rien, qui n'a rien vu, quoiqu'elle eût, à travers la fenêtre sur la rue, suivi du regard madame Moraines. Cette dernière s'était en allée, le long du trottoir, avec cette allure à laquelle un œil parisien ne s'est jamais trompé. Malvina savait désormais à quoi s'en tenir: son locataire était l'amant d'une femme du monde, et du plus grand monde. Lui-même cependant, quoique bien mis, n'avait ni dans sa coiffure, ni dans la coupe de sa barbe, ni dans sa démarche, le je ne sais quel caractère qui décèle le fils de famille. La loueuse pensa que, selon toute probabilité, le loyer serait payé par la maîtresse et non par l'amant, et elle regretta de n'avoir demandé que cinq cents francs par mois, outre les cinquante du service.—Son appartement tout entier lui revenait, à elle, à quatorze cents francs par an et sa bonne à tout faire recevait quarante-cinq francs de gage!—N'importe, elle se rattraperait sur le détail: le bois à fournir pour le feu, le linge, les repas, si jamais le jeune homme s'avisait de déjeuner là, comme elle le lui offrit.

—« C'est une excellente personne, et bien prévenante... » dit René à Suzanne lorsque cette dernière l'interrogea sur madame Raulet. Mais quoi? La confiance du poète n'avait-elle pas raison? À quoi lui eût-il servi de se livrer, comme eût fait Claude, à une analyse pessimiste du caractère de cette femme, sinon à se configurer d'avance mille dangers de chantage, d'ailleurs imaginaires; car si Malvina était une nature d'entremetteuse, vénale et retorse, c'était aussi une bourgeoise sincèrement affamée de considération, et qui se proposait, une fois sa pelote faite, de retourner dans sa ville natale, à Tournon, et d'y mener une vie d'absolue décence. L'esclandre possible d'un procès où son nom eût été mêlé suffisait à écarter de son imagination tout projet de canaillerie violente. Elle poussait ce culte de la respectabilité à un tel point, qu'elle forgea elle-même, sur son locataire, et auprès du concierge, un mensonge compliqué. Suzanne et René devinrent un gentil ménage, demeurant toute l'année à la campagne et un peu parent du défunt Raulet. Ce fut elle aussi qui, avant toute demande, remit deux clefs au soi-disant Albert, afin d'empêcher les relations avec ce concierge, même les plus insignifiantes. Qu'importait à René la cause véritable de cette complaisance? Les jeunes gens ont ce bon esprit de ne pas raisonner avec les faits commodes à leurs passions. Ils s'engagent ainsi sur des chemins périlleux, mais ils en cueillent, ils en respirent du moins toutes les fleurs. Quand celui-ci traversait Paris pour se rendre au petit appartement de la rue des Dames, une musique lui chantait dans le cœur, qui ne lui permettait pas d'entendre les voix attristantes du soupçon. Ses rendez-vous avaient lieu presque toujours le matin. René ne s'était jamais demandé non plus pourquoi ce moment de la journée était plus commode à Suzanne. En réalité, c'était l'heure où cette dernière était plus assurée d'échapper à la surveillance de Desforges. Avant midi, l'hygiénique baron se consacrait à ce qu'il avait de plus précieux au monde: sa santé. Il prenait une leçon d'armes, ce qu'il appelait « sa pilule d'exercice; » il galopait dans les allées du Bois, ce qui devenait « sa cure d'air; » enfin il « brûlait son acide, » formule qu'il devait au docteur Noirot. La madone en partie double, qui connaissait le fonds et le tréfonds de cet homme, le savait aussi enchaîné par les servitudes de cette hygiène que Paul lui-même par celles de son bureau. Elle ressentait un malin plaisir à se représenter, de la sorte, son mari assis à ce bureau, son « excellent ami » chevauchant une jument anglaise, et son petit René entrant chez une fleuriste pour y acheter de quoi parer la chapelle de leurs caresses. C'était des roses qu'il choisissait d'ordinaire, des roses rouges comme les lèvres de son amie, des roses pâles comme ses joues dans les minutes de lassitude, de vivantes, de fraîches roses dont l'arome alanguissait encore la langueur des étreintes. Elle savait, tandis qu'elle s'acheminait de son côté vers ce tendre et furtif asile, que son jeune amant était debout contre la croisée, à écouter le bruit des fiacres qui passaient. Qu'il serait heureux, quand le sien à elle s'arrêterait devant la maison! Elle monterait l'escalier et il l'attendrait, ayant lui-même ouvert doucement la porte, pour ne pas perdre une seconde, une seule, de sa chère présence. Il la tiendrait, là, contre lui, la dévorant de ces silencieux baisers qui vont cherchant la fraîcheur de la peau et la mobilité des lèvres à travers la dentelle de la voilette. Et c'était presque aussitôt un emportement de désirs que Suzanne adorait, une frénésie de l'avoir à lui, qui le faisait la dévêtir avec des mains affolées et des caresses,—ah! quelles caresses! La grande séduction de la jeune femme et son habileté suprême consistaient à garder son innocente expression de vierge au milieu des pires désordres. Son pur visage semblait ignorer les complaisances du reste de sa personne, et grâce à cette idéalité de physionomie conservée à travers tout, elle avait pu se faire, sans déchoir, l'éducatrice amoureuse de René, comme découvrant avec lui le monde mystérieux de la vie des sens. Cette passion sensuelle formait l'arrière-fond sincère de ses rapports avec le jeune homme. Cette même passion était la cause de la fréquence de ces rendez-vous, auxquels la singulière créature apportait une âme entièrement heureuse, entièrement étrangère aussi à tout sentiment de remords. Elle appartenait, sans doute par l'hérédité, se trouvant la fille d'un homme d'État, à la grande race des êtres d'action dont le trait dominant est la faculté distributive, si l'on peut dire. Ces êtres-là ont la puissance d'exploiter pleinement l'heure présente sans que ni l'heure passée ni l'heure à venir trouble ou arrête leur sensation. L'argot actuel a trouvé un joli mot pour désigner ce pouvoir spécial d'oubli momentané; il appelle cela « couper le fil. » Suzanne avait organisé la part de sa vie accordée à Paul, la part de sa vie accordée à Desforges. Pendant le temps où elle se donnait à René, elle lui appartenait tout entière, avec une suspension si absolue du reste de son existence qu'il lui aurait fallu se raisonner pour savoir qu'elle mentait, et ces lugubres raisonnements de la conscience, elle se souciait bien d'y travailler, tandis que l'opium puissant du plaisir envahissait son cerveau!... Ils étaient là, son amant et elle, dans les bras l'un de l'autre, les rideaux tirés, lui en adoration devant cette femme dont la beauté le ravissait, dont l'élégance intime l'extasiait. Il aimait d'elle, et sa peau si douce et la soie de ses bas, sa gorge souple et la batiste de sa chemise, le parfum de son haleine et les saphirs de son bracelet, ses cheveux blonds et les épingles d'écaille incrustées de petits diamants qu'elle y piquait. Elle se laissait adorer comme une idole, voluptueusement roulée dans le flot de baisers qui montait, montait vers elle,—baisers d'amour qui n'étaient pas comptés, pesés, étiquetés comme ceux de Desforges,—baisers nouveaux qui n'avaient pas la monotonie connue de ceux de Paul,—baisers ardents comme l'homme de vingt-cinq ans qui les lui donnait, qui les lui prodiguait,—baisers si frais, qui lui arrivaient d'une bouche aussi pure que la sienne et qu'accompagnaient des paroles de tendresse empreintes de la plus délicieuse poésie,—enfin un régal exquis de courtisane blasée auquel il lui fallait s'arracher, avec effort! Vers midi elle devait se rhabiller, et René lui servait enfantinement de femme de chambre, la regardant se coiffer elle-même avant de passer sa robe, avec adoration. Elle avait ses beaux bras levés, sa taille prise dans son mince corset de satin noir. Son jupon de soie molle et parfumée, un peu court, laissait voir ses bas où se moulaient ses jambes fines. Il s'approchait d'elle, et sa bouche courait sur ses épaules nues qui frémissaient avant de disparaître sous l'étoffe hypocrite du corsage... Et puis, quand elle était partie, il demeurait là tout le jour, se faisant servir à déjeuner par madame Raulet dans le salon, soi-disant pour travailler,—car il avait apporté sa serviette remplie de papiers,—en réalité pour se repaître de souvenirs dans la chambre à coucher dont le désordre lui attestait qu'il n'avait pas rêvé! Il ne s'en allait qu'au crépuscule, traversant, pour gagner la rue Coëtlogon, tout le Paris qu'étoilent les premiers becs de gaz, si clairs dans la transparence du soir, et la divine lassitude qu'il sentait en lui faisait comme une volupté suprême où se résumaient, où s'évanouissaient toutes les autres!


XV

LES RANCUNES DE COLETTE

Il y avait environ deux mois que cette vie durait, monotone et si douce, et sans autres événements que ce regret du dernier baiser et cette espérance des caresses prochaines, lorsqu'un matin, et au moment même où René sortait de chez lui pour aller à un de ces rendez-vous, Françoise lui remit une lettre dont la suscription le fit tressaillir. Il avait reconnu l'écriture de Claude Larcher. Il savait, pour avoir passé à l'hôtel Saint-Euverte et causé avec Ferdinand, que l'écrivain avait séjourné à Florence, puis à Pise. Il avait même adressé à la poste restante de ces deux villes trois billets demeurés sans réponse. Il vit au timbre de l'enveloppe que Claude se trouvait maintenant à Venise. Ce fut avec une curiosité singulière qu'il déchira cette enveloppe et qu'il lut les pages suivantes, tout en longeant les trottoirs des calmes rues du faubourg Saint-Germain qui le menaient vers la Seine, par un matin du premier printemps, aussi frais, aussi lumineux que son propre amour.


Venise, Palais Dario, avril 79.

Et c'est de votre Venise que je vous écris, mon cher René, de cette Venise où vous avez évoqué le cruel profil de votre Cœlia, le tendre profil de votre Béatrice; et comme la féerique Venise est toujours la patrie de l'invraisemblable, la cité des ondines, qui, sur ce bord d'Orient, s'appellent des sirènes, j'y ai découvert un appartement meublé dans le plus délicieux petit palais, sur le Grand Canal, comme lord Byron, un palazzino à médaillons de marbre sur sa façade, tout historié, brodé, ciselé, et penché de côté, comme moi dans mes mauvais jours. Pendant que je suis à vous griffonner cette lettre, j'ai l'eau glauque de ce Canal Grande sous mes fenêtres, et autour de moi la paix de cette ville,—la Cora Pearl de l'Adriatique, dirait un vaudevilliste!—où il fait un silence de songe. Ah! mon ami, pourquoi faut-il que j'aie apporté ici mon vieux cœur d'homme de lettres malade, ce cœur inquiet que j'entends battre et gémir plus fort encore dans ce doux silence?... Savez-vous qu'il est deux heures, que je viens de déjeuner à une petite table du Florian, sous les arcades, d'aller à San-Giorgio in Bragora regarder un divin Cima, que je dois dîner ce soir avec deux descendantes des doges, belles comme des femmes de Véronèse, et des Russes aussi amusants que le Korazoff de notre ami Beyle, et qu'au lieu d'avoir l'esprit en fête, je suis rentré pour revoir Son Portrait,—avec une grande S et un grand P,—le portrait de Colette! René, René, que ne suis-je simplement assis dans mon fauteuil d'orchestre aux Français, à la voir jouer la Camille d'On ne badine pas avec l'amour, pièce divine, aussi amère que de l'Adolphe et qui chante comme du Mozart! Vous souvenez-vous de son sourire de côté, et comme elle hochait joliment sa blonde tête pour dire: « Mais êtes-vous sûr que tout mente dans une femme, lorsque sa langue ment? » Vous souvenez-vous de Perdican et de ces mots: « Orgueil, le plus fatal des conseillers humains, qu'es-tu venu faire entre cette fille et moi? » C'est toute mon histoire que ces quelques mots-là, toute notre histoire! Seulement, j'étais, moi, le vrai Perdican de la comédie, avec cette source d'idéal et d'amour au fond de l'âme, toujours jaillissante malgré l'expérience, toujours pure malgré tant de fautes!... Et elle, ma Camille, elle avait été souillée, à ne l'en pouvoir laver, par tant de hontes! Ah! Que la vie a donc tristement bavé sur ma fleur! Et quand j'ai voulu la respirer, quelle odeur de mort!

Allons, allons, ce n'est pas pour vous raconter cela que je me suis mis à ma table, devant mon balcon à travers les colonnettes duquel je vois passer les gondoles. Elles glissent, elles penchent, elles volte-virent, si coquettement funèbres et sveltes! Si chacun de ces cercueils flottants emportait un de mes rêves défunts, quelle procession interminable sur cette eau morne! Que ne suis-je aqua-fortiste; je sais bien la composition macabre que je graverais: une fuite de ces barques noires dans le crépuscule, des squelettes blancs pour gondoliers à la proue et à la poupe, ramant tout droits, une rangée de palais ruinés, et j'écrirais en dessous:—« Ainsi est mon cœur! » Après une jeunesse plus foulée que le raisin des vendanges, et si misérable, quand je venais d'échapper à peine aux esclavages du métier, c'est l'horrible esclavage de cet amour-là qu'il m'a fallu rencontrer, de cet amour à base de haine et de mépris! Pourquoi, Dieu juste? Pourquoi? Qui m'eût dit, par le soir de juillet où cette folie a commencé, que j'en étais à une des heures les plus solennelles de ma vie? J'avais bien travaillé tout le jour et dîné seul. J'étais sorti pour respirer un peu, je flânais le long de ma canne et de mon spleen, regardant les passants et les passantes sans autre projet que de gagner dix heures. Quelle invisible démon a conduit mes pas du côté de la Comédie? Pourquoi suis-je monté au foyer, où je n'étais pas venu depuis des mois, dire bonjour au vieux Farguet, dont je me souciais comme de mon premier article? Pourquoi ai-je eu de l'esprit, dans ce foyer, et ma fantaisie des meilleures heures, moi qui me suis vu si souvent, aux dîners du monde, aussi muet que la carpe à la Chambord du menu? Pourquoi Colette se trouvait-elle là dans cet adorable costume des jeunes filles de l'ancien répertoire? Elle jouait la Rosine du Barbier: « Quand dans la plaine—l'Amour ramène—le printemps... » J'allai dans la salle lui entendre chanter cet air. Pourquoi me regardait-elle en le chantant, si visiblement émue que je n'osais pas comprendre? Pourquoi avait-elle cette bouche, ces yeux, ce profil, ce visage où il semble que l'on puisse lire la douleur d'une Psyché asservie, torturée par les sens? Que je l'ai aimée dès ce premier soir et qu'elle m'a aimé! Elle ne se disputa pas et je l'avais à moi ce soir même. C'était la seconde fois que nous nous rencontrions. Comprenez-vous cela, que j'aie été assez fou pour espérer une fidélité quelconque d'une fille qui s'était ainsi jetée à ma tête?...—« Montez-vous dans ma loge? » me dit-elle, quand je reparus dans les coulisses, et nous y montâmes. Nous n'y étions pas depuis un quart d'heure qu'elle pressait ses lèvres sur les miennes, avec cet égarement presque douloureux que je lui ai toujours vu dans le plaisir:—« Ah! » me dit-elle, « voilà une heure que j'en ai trop envie!... » Insensé, il fallait la prendre comme elle se donnait, pour une admirable courtisane, folle de son corps,—et du mien, par bonheur, et me souvenir que les femmes sont avec les autres exactement les mêmes qu'avec nous... Au lieu que...

Quittons ce chemin, mon bon René, j'aperçois le poteau indicateur sur lequel il y a écrit « route cavalière du désespoir, » comme au tournant des allées de cette forêt de Fontainebleau où je l'ai tant aimée, un matin d'été que nous nous y promenions, allant de Moret à Marlotte dans une petite carriole attelée d'un cheval noir nommé Cerbère. Je crois le voir, ce cheval, avec la queue de renard qui lui battait le front, et ma Colette auprès de moi, avec ses beaux yeux cernés de nacre par la folie de notre nuit de plaisir... Mais où ne l'ai-je pas aimée? Quittons-la, cette route fatale, et arrivons aux faits, que je vous dois, puisque vous m'avez écrit à plusieurs reprises et si gentiment. Quand je vous ai quitté, rue Coëtlogon, partant pour l'Italie,—cela se chante!—je voulais savoir si je pouvais me passer d'elle. Hé bien! l'expérience est faite... et défaite. Je ne peux pas. Je me suis bien raisonné, j'ai bien lutté. Je me suis levé, depuis ce départ, non pas dix fois, mais vingt, mais trente, en me jurant que je n'y penserais pas de la journée. Cela va pendant un quart d'heure, une demi-heure... Et, au bout de ce temps, je la revois, et ces yeux, et cette bouche, et puis des gestes qui ne sont qu'à elle, une façon tendre et vaincue qu'elle avait de pencher sa tête sur moi quand je la tenais dans mes bras; et alors, où que je sois, il faut que je m'arrête, que je m'appuie contre un mur, tant j'ai là comme une aiguille fine et pointue qui se retourne dans mon cœur. Croirez-vous que j'ai dû quitter Florence parce que je passais mon temps aux Offices, devant ce tableau de Botticelli, la Madonna Incoronata dont vous avez vu la photographie chez moi? Il m'est arrivé de prendre une voiture à une des extrémités de la ville, pour arriver avant la fermeture de la galerie, afin de revoir cette toile, parce que l'ange de droite, celui qui lève le voile, ah! c'est elle, c'est tellement elle, tellement son regard, ce regard qui m'a fait la plaindre si souvent et pleurer sur sa misère, quand j'aurais dû la tuer... J'ai donc quitté Florence encore et je me suis abattu sur Pise, la ville morte dont j'avais déjà goûté la taciturne douceur. Elle m'avait tant plu, cette place où se dressent le dôme, le baptistère et le campanile, avec un mur de cimetière et un débris de rempart crénelé pour l'enclore! Et cette plage du Gombo à deux heures, stérile et sablonneuse parmi les pins! Et cet Arno jaunâtre, tout lent, tout lassé!... Ma chambre donnait sur ce flot mélancolique, mais elle était pleine de soleil, chaude et claire, et j'étais arrivé là, muni d'un grand projet. La vieille maxime de ce Gœthe tant admiré jadis, m'était revenue: « Poésie, c'est délivrance... »—« Essayons, » m'étais-je dit, et je me promis de ne quitter Pise qu'après avoir transformé ma douleur en littérature. En faisant des bulles de savon avec mes anciennes larmes, peut-être oublierais-je d'en verser d'autres. Ces bulles de savon s'enflèrent en une nouvelle que j'intitulai Analyse. Mais vous l'avez lue sans doute dans la Revue parisienne. N'est-ce pas que je n'ai rien fait de mieux? J'y ai tout mis, comme vous avez pu voir, de ces tristes amours; tout y est exact, photographique, depuis l'histoire de la lettre jusqu'à ma jalousie pour les Saphos. Et Colette, est-elle assez prise sur le vif? Et moi-même?... Hélas! mon pauvre ami, à salir ainsi l'image de celle que j'ai tant aimée, à traîner dans la fange l'idole parée autrefois des plus fraîches roses, à déshonorer mon plus cher passé de toute la force de mon cœur, si j'avais du moins gagné la paix! Voici le résultat de ce noble effort: je n'avais pas plutôt mis à la poste le manuscrit de ce petit roman que je rentrais chez moi pour écrire à Colette et lui demander pardon... Ah! La méthode de Gœthe, de ce sublime Philistin, de ce Jupiter suivant la formule, quelle excellente plaisanterie! Oui. J'ai enfoncé ma plume dans ma plaie afin de prendre mon sang en guise d'encre, et je n'ai fait qu'envenimer cette plaie davantage. Je ne guérirai plus qu'avec le temps, si je guéris. Mais après tout, pourquoi guérir?

Oui, pourquoi? J'ai été fier, je ne le suis plus. Je me suis débattu contre cette passion qui m'abaissait, je ne me débats plus. Si j'avais un cancer à la joue, est-ce que j'en serais honteux? J'ai un cancer à l'âme, voilà tout, et je me laisse maintenant ronger par lui, sans résister. Écoutez la suite de mon histoire. Colette n'avait pas répondu à ma lettre. Pouvais-je m'attendre qu'après ma conduite elle me dit merci? J'avais commencé de m'avilir en lui écrivant. Je continuai. J'ai connu alors une volupté inouïe et que je ne soupçonnais pas: celle de me dégrader pour elle, de mettre sous ses pieds toute ma dignité d'homme et d'artiste. Je lui écrivis une seconde fois, une troisième, une quatrième. Ma nouvelle parut, je lui écrivis encore, et des lettres, où je m'humiliais avec ivresse; des lettres qu'elle pût montrer à Salvaney, à l'immonde Aline, et leur dire: « Il m'a quittée, il m'insulte, voyez comme il m'adore! » Combien je l'aimais, est-ce que cette insulte même n'aurait pas dû le lui montrer?—Mais non, vous ne la connaissez pas, René; vous ne savez pas comme, avec tous ses défauts, elle est orgueilleuse. Ce qu'a dû être, pour elle, ce malheureux roman, je n'ose pas y penser, et voilà pourquoi je n'ose pas non plus revenir. Dans l'état de sensibilité malade où je me trouve, affronter une scène comme celles d'autrefois ne m'est pas possible; et vivre sans Colette plus longtemps, c'est au-dessus de ce qui me reste de force. J'ai donc pris le parti de m'adresser à vous, mon cher René, pour aller en mission auprès d'elle. Je sais que vous lui avez toujours plu, qu'elle vous a de la vraie reconnaissance pour le joli rôle que vous lui avez fait; je sais qu'elle vous croira quand vous lui direz: « Claude en meurt... Ayez pitié de lui. » Dites-lui aussi, René, qu'elle n'ait plus peur de mon mauvais caractère. Le Larcher révolté qu'elle n'a pu supporter n'existe plus. Pour être auprès d'elle, pour vivre dans son ombre, l'avoir auprès de moi, je tolérerai tout, tout, vous entendez. Certes, les mois de cet hiver furent une époque de dure tristesse. Quel paradis à côté de cet enfer: l'absence! Et puis, nous avions des heures divines, des après-midi passées chez elle à nous aimer, dans son appartement de la rue de Rivoli qui donne sur le jardin des Tuileries. La vie bruissait autour de nous, et je tenais ma chère maîtresse sur mon cœur. J'avais ses yeux, j'avais sa bouche, j'avais cette caresse triste et passionnée qu'elle seule sait donner... Voyez, mon écriture s'altère rien que d'y penser. Si j'ai pu vous être ami autrefois, comme vous me le disiez, rendez-moi ce suprême service d'aller la voir, montrez-lui cette lettre, parlez-lui, attendrissez-la. Qu'elle me permette de revenir auprès d'elle et qu'elle me pardonne. Adieu, j'attendrai votre réponse avec agonie, et vous savez ce qu'il peut tenir de souffrance dans cette machine à se torturer elle-même qui s'appelle votre vieil ami.

C. L.

P. S.—Passez donc au bureau de la Revue, prendre en mon nom cinq exemplaires de ma Nouvelle dont j'ai le placement ici.


—« Est-ce assez lui!... » se dit René après avoir lu cette étrange épître où se trouvaient comme ramassés en un faisceau les divers éléments qui formaient la personnalité composite de Claude: le goût de l'artificiel, le marivaudage en face des plus amères souffrances, et cependant une sincérité d'enfant, la plus susceptible vanité d'auteur et le plus ingénu sacrifice de toute prétention, le pouvoir de se connaître et l'impuissance à se diriger. « J'irai aux Français dès ce soir si Colette joue, » se dit René. Il acheta un journal et vit qu'elle jouait en effet. « Mais, » reprit-il, « comment me recevra-t-elle?... » Il était si préoccupé des chances de cet accueil, et aussi des chagrins de cet ami tendrement aimé, qu'une fois arrivé à son rendez-vous, il ne put s'empêcher de raconter son inquiétude à Suzanne. Il lui fit même lire la lettre qu'elle lui rendit en lui disant:

—« Le pauvre diable!... » et elle ajouta, comme au hasard: « Vous n'avez vraiment jamais parlé de moi ensemble? »

—« Si, une fois en passant... » répondit René, après une hésitation. Depuis qu'il était l'amant de Suzanne, les scrupules de sa discrétion lui faisaient considérer comme une indélicatesse la simple phrase qu'il avait prononcée, lors de sa visite à Claude, malheureuse phrase qui lui avait attiré la sarcastique exclamation de son ami. Suzanne se trompa sur le sens de cette hésitation et elle insista:

—« Je suis sûre qu'il t'a dit du mal de moi? »

—« Pour cela non, » répliqua René avec assurance. Il était trop habitué aux jeux de physionomie de Suzanne pour ne pas avoir remarqué le fond d'anxiété que ses prunelles claires avaient montré en lui posant cette seconde question, et, à son tour, il demanda:—« Comme tu te défies de lui! Pourquoi? »

—« Pourquoi? » dit-elle avec un sourire, « c'est que je t'aime tant, mon René, et les hommes sont si méchants... » Puis, afin de détruire entièrement l'effet que son excessive défiance pouvait avoir produit sur le jeune homme: « Tu sais, » reprit-elle, « il faut aller chez mademoiselle Rigaud. »

—« C'est bien mon intention, » dit-il, « et dès ce soir, et toi?... » interrogea-t-il, comme cela lui arrivait souvent, « que fais-tu de cette soirée? »

—« Je vais au théâtre, moi aussi, » répondit-elle: « mais pas dans les coulisses. Mon mari me mène au Gymnase, en tête à tête... Pourquoi me fais-tu penser à cela? J'aurai bien assez de mélancolie lorsque j'y serai. Va, mon amour, » ajouta-t-elle en le serrant dans ses bras, « aime-moi bien fort pour le temps où tu ne seras pas là à m'aimer!... »

Le poète avait encore la tête remplie de cette voix, douce comme la plus douce musique, et l'âme troublée par ces baisers, plus grisants que la liqueur la plus grisante, lorsqu'il franchit vers les neuf heures du soir la porte de l'administration du Théâtre-Français, par laquelle on monte au célèbre foyer. Il jeta un coup d'œil sur la loge du concierge, en se souvenant que cette pièce avait été une des stations du calvaire de Claude. Autrefois, quand ils arrivaient ensemble au théâtre, ce dernier ne manquait guère de dire à son jeune ami en lui montrant le casier réservé aux lettres de Colette:

—« Si je les volais pourtant, je saurais peut-être la vérité. »

—« Quel bonheur, » songea René, « de ne pas connaître cette horrible maladie du soupçon!... » Et il sourit en montant l'escalier qui tourne contre un mur tout garni de portraits d'acteurs et d'actrices du siècle dernier. Là, figé sur la toile, grimace le rictus des Scapins d'autrefois. Là, clignent des yeux les Célimènes mortes depuis des années et des années. Cette évocation de gaietés à jamais évanouies, d'amours à jamais disparues, de tout un passé de fêtes à jamais envolé, a quelque chose d'étrangement mélancolique pour les rêveurs qui sentent leur vie s'en aller, comme toute vie, et le peu que dure la joie humaine. Bien souvent René avait éprouvé cette impression de vague tristesse; il l'éprouva encore, malgré lui, au point de se hâter vers le foyer, s'attendant à y rencontrer force connaissances et à y distribuer force poignées de main. Mais il ne s'y trouvait que deux acteurs, en costumes de marquis du temps de Louis XIV, le chef chargé d'énormes perruques, les mollets pris dans des bas rouges, les pieds serrés dans des souliers à hauts talons. Ces deux personnages étaient engagés dans une discussion sur les affaires de l'État; ils ne prirent pas garde au jeune homme qui put entendre l'un d'eux, long et jaune comme un pensionnaire rongé d'envie et de bile, dire à l'autre, rubicond et replet comme un chanoine du sociétariat:

—« Tout le malheur de notre pays vient de ce que l'on ne s'occupe pas assez de politique... »

—« Quel dommage que Larcher ne soit pas là! » se dit René en écoutant cette phrase, et il s'imaginait la joie qu'elle eût causée à son ami, le « C'est énorme!... » que Claude eût poussé, selon son habitude, en frappant des mains. Tout, d'ailleurs, dans ce coin de théâtre, contribuait à évoquer pour lui ce compagnon de tant de visites. Ils s'étaient assis ensemble dans le petit foyer, maintenant vide. Ensemble ils avaient descendu les quelques marches qui mènent aux coulisses, glissé entre les portants, et pris place dans le guignol,—comme les acteurs appellent l'espèce de niche, ménagée au fond pour s'y reposer dans l'entre-deux des scènes. Colette n'était pas là, et René se décida à monter par le long escalier et les corridors interminables qui desservent les loges. Il arriva enfin devant la porte en haut de laquelle était écrit le nom de mademoiselle Rigaud; il frappa, faiblement d'abord, mais sans doute on causait dans la loge, et on ne l'entendit point. Il dut frapper plus fort:—« Entrez! » cria une voix aigre qu'il reconnut, la même qui savait si bien s'adoucir pour réciter:

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