← Retour

Mensonges

16px
100%
Si les roses pouvaient nous rendre le baiser...

La porte ouverte, c'était une minuscule antichambre sur laquelle ouvrait un minuscule cabinet de toilette. René souleva la portière de satin noir à personnages d'or qui fermait cette antichambre; il se trouva dans la pièce étroite, en ce moment surchauffée par les lampes et par la présence de cinq personnes, cinq hommes, dont deux en frac de soirée, évidemment des gens du monde, et les trois autres des amis de l'actrice, d'un ordre un peu inférieur. L'un des deux personnages en frac était Salvaney, qui ne reconnut pas René. Lui et son camarade étaient les seuls assis, sur une chaise longue recouverte d'une ancienne robe chinoise de satin vieux rose. C'était Claude qui avait donné cette robe à Colette, lui qui avait présidé, dans les temps heureux de leurs amours, à l'arrangement de toute la loge. Il avait couru huit jours Paris pour assortir les panneaux encadrés de bambous qui paraient les murs tendus d'une étoffe grisâtre. Trois de ces panneaux représentaient des Chinoises peintes sur de la soie de nuance claire. Sur le plus large, tout en satin noir, comme la portière, des ibis blancs volaient, parmi des muguets et des fleurs de pêcher. Des éventails aux couleurs vives et des bouquets de plumes de paon, dans les intervalles, au plafond un grand dragon d'or aux yeux d'émail, achevaient de donner à ce coquet réduit son charme original. Colette était en train de faire sa figure, au milieu de ces cinq hommes, les cheveux mal noués, les bras nus dans les larges manches d'un peignoir d'une souple étoffe d'un bleu très clair. Devant elle, la table de toilette étalait, sur son tapis d'écorce d'arbre frangé, l'arsenal des boîtes de porcelaine remplies de pommade. Les poudres blanches, jaunes, roses, emplissaient d'autres boîtes, les longues épingles dites de tragédie miroitaient dans les coupes; les pattes de lièvre, rouges de fard, se mêlaient aux houppes énormes, aux crayons noirs, aux petites éponges pour le blanc. L'actrice pouvait voir qui entrait dans la vaste glace dont s'ornait le mur au-dessus de cette table. Elle reconnut l'auteur du Sigisbée, et se retournant à demi pour lui montrer ses mains pleines de vaseline et s'excuser ainsi de ne pas les lui tendre, elle lui jeta un regard qui fit comprendre à René combien Claude avait eu raison de ne pas revenir sans parlementaire préalable.

—« Bonjour, vous... » dit-elle. « Sans reproche, j'aurais pu vous croire mort... Je vois à votre mine que vous avez été seulement trop heureux... Je vous joue demain, vous savez... Asseyez-vous, si vous trouvez de la place... » Et, avant que René eût pu répondre un mot, elle s'était retournée vers Salvaney: « Après tout, je veux bien... Venez me prendre à midi. Aline sera là, et nous irons déjeuner tous trois avant cette visite... »

Elle jeta un second regard du côté de René, après avoir parlé. Les coins de sa bouche se rabaissaient; son charmant visage prit soudain la plus implacable expression de cruauté. C'était un défi lancé à Claude, à travers son ami le plus intime, que cette phrase. Cet ami la répéterait certainement à l'amant jaloux. C'était comme si elle eût crié, par delà l'espace, à cet homme qu'elle n'oubliait pas, malgré sa fuite et ses affronts: « Tu n'es pas là, et je m'amuse précisément de la manière qui peut le plus te faire souffrir. » Elle échangea quelques mots encore avec les autres visiteurs, recommandant à celui-ci un pauvre diable à qui elle s'intéressait, insistant auprès d'un autre pour un article de réclame à publier dans un journal, revenant à Salvaney pour l'interroger sur les chances de la prochaine course, jusqu'à ce qu'enfin, ses mains essuyées, elle se releva et elle dit:

« Et maintenant, mes petits amis, vous êtes bien gentils, mais... » et elle leur montra la porte, « je vais m'habiller et il faut me laisser... Non, pas vous, » continua-t-elle en s'adressant à René, sans prendre la peine de se cacher des autres, « j'ai deux mots à vous dire... » Et, dès qu'ils furent seuls, elle reprit, assise devant sa glace, de nouveau, et travaillant ses yeux avec un crayon: « Vous avez lu l'infamie de Claude? »

—« Non, » fit René, « mais j'ai reçu une lettre de lui: il est le plus malheureux des hommes... »

—« Ah! Vous ne l'avez pas lue! » interrompit Colette. « Hé bien! lisez-la: vous verrez quelle canaille vous avez pour ami!... Ah! ça, » s'écria-t-elle en se retournant vers René, croisant ses bras, et toutes les flammes de la colère s'échappaient de ses yeux agrandis par le noir, qui brûlaient dans son visage tout blanc, « vous trouvez cela propre d'insulter une femme, vous? Et qu'est-ce que je lui ai fait, à ce monsieur? Parce que je n'ai pas voulu obéir, comme un chien, à ses caprices, rompre avec tous mes amis, mener une vie d'esclave!... Est-ce que j'étais sa femme, par hasard? Est-ce qu'il m'entretenait? Est-ce que je lui demandais compte de ses actions, moi?... Et quand j'aurais eu des torts envers lui, c'était une raison pour aller raconter au public toutes les saletés qu'il a imaginées sur mon compte!... C'est une canaille, une canaille, une canaille... Vous pouvez le lui écrire de ma part, et que le jour où je le rencontrerai, je lui cracherai à la figure... Ah! Ce monsieur m'a traitée de drôlesse et de fille!... Il la connaîtra, la drôlesse!... Elle se vengera, la fille!... Non, Mélanie, » dit-elle à l'habilleuse qui entrait, « dans un quart d'heure... je vous appellerai. »

—« Mais s'il ne vous aimait pas, » répliqua René, profitant de ce répit, « il ne se déchaînerait pas ainsi contre vous. C'est la douleur qui l'affole... »

—« Laissez-moi donc tranquille avec ces bêtises-là, » reprit Colette en haussant les épaules et de nouveau occupée devant la glace avec son crayon, « vous croyez encore au cœur de cet être-là! Mais il n'est même pas votre ami à vous, mon cher... Si vous l'aviez entendu se moquer de vos amours, vous sauriez à quoi vous en tenir sur son compte... »

—« De mes amours?... » interrogea René stupéfié.

—« Allons, » dit l'actrice en riant d'un mauvais rire, « ne jouez donc pas au plus fin avec moi, et quand vous voudrez bien placer vos confidences, choisissez quelqu'un de plus sûr que M. Larcher, votre ami. »

—« Je ne vous comprends pas, » répondit le jeune homme dont le cœur battait, « je ne lui ai jamais fait de confidences... »

—« Alors c'est lui qui a inventé que vous étiez amoureux de madame Moraines, cette jolie femme blonde, la maîtresse du vieux Desforges? Ça me le complète, » continua la cruelle actrice, avec une de ces mordantes ironies, comme en peut avoir une créature profondément atteinte dans son amour-propre. Le malheureux Claude, qui oubliait, dans ses moments de tendresse, tout ce qu'il pensait de Colette dans ses moments lucides, lui avait simplement dit le lendemain de la visite de René: « Tu sais, ce pauvre Vincy, il est pris... »—« Et par qui? » avait-elle demandé. Il lui avait nommé madame Moraines, dont Colette savait déjà la légende, grâce à ces causeries de cabinets particuliers où les viveurs racontent aux femmes du demi-monde toutes les anecdotes, vraies ou fausses, qu'ils ont apprises sur les femmes du monde. Quand elle avait fait allusion aux amours de René avec Suzanne, l'actrice, qui ne se possédait plus, avait parlé presque au hasard, pour diffamer Larcher auprès de son ami. Voyant l'effet que produisait sa phrase sur ce dernier, elle insista. Faire du mal à celui qu'elle tenait là et dont elle voyait les traits s'altérer de douleur, c'était assouvir un peu sa haine contre l'autre, puisqu'elle savait combien le poète était cher à Claude.

—« Claude ne vous a pas parlé ainsi! » s'écria René hors de lui, « Et s'il était là, il vous défendrait de calomnier une femme qu'il sait digne de tous vos respects. »

—« De tous mes respects! » reprit Colette en riant plus haut encore et plus nerveusement. « Dites donc, est-ce que vous me prenez pour une autre, mon petit Vincy? Parce qu'elle a un mari pour cacher son infamie, et manger avec elle l'argent du vieux, n'est-ce pas?... Tous mes respects! Parce qu'elle se fait payer plus cher que la fille du coin de la rue qui n'a pas de quoi dîner. Vous y croyez donc encore, vous, aux femmes du monde!... Et puis vous savez, » continua-t-elle en se levant et s'avançant vers René avec fureur, et l'arrière-fond populaire de sa nature se révéla dans le tour de tête qu'elle eut pour jeter ces mots en clignant ses yeux, « vous savez, si ça vous ennuie que je vous aie dit qu'elle était votre maîtresse et celle de Desforges, allez en demander raison à Claude. Ça lui fournira de la copie, à ce joli monsieur... Ah! Vous commencez à avoir sur lui la même opinion que moi... Sans rancune, mon petit, mais il faudra soigner çà.—De tous mes respects!—Ah! ah! ah!—Non, c'est un peu trop fort.—Allons, adieu. Cette fois je m'habille pour de bon... Mélanie! » cria-t-elle en ouvrant la porte, « Mélanie!... Saluez Claude de ma part, » ajouta-t-elle par dernière ironie, « et écrivez-lui qu'on ne badine pas plus avec Colette qu'avec l'amour. » Et sur cette allusion à la pièce dont parlait Larcher dans sa lettre avec une exaltation si folle, elle poussa René hors de la loge, et, en refermant la porte, son rire éclata encore, moqueur, implacable et argentin, un rire où il y avait un peu de tout, du jeu de théâtre et de la haine satisfaite, de la moquerie de courtisane et de la vengeance de maîtresse blessée.


XVI

HISTOIRE D'UN SOUPÇON

« La méchante femme! La méchante femme! » se répétait René en descendant l'escalier du théâtre que remplissaient les éclats de voix de l'avertisseur, criant: « On va commencer! » Ses jambes tremblaient sous lui, et il se demandait: « Pourquoi m'en veut-elle? » sans comprendre qu'un quart d'heure durant il avait représenté Claude au regard de Colette. Peut-être aussi la joie de l'actrice à lui percer le cœur dérivait-elle de la rancune que nous gardent souvent les maîtresses de nos amis, quand elles ont éprouvé que nous ne leur ferons jamais la cour. La fidélité de l'homme à l'homme est un des sentiments qui blessent le plus profondément la femme. « Que lui ai-je fait? » reprenait le poète, et il était incapable de répondre à cette question, incapable aussi de ressaisir ses idées. Certaines phrases qui tombent sur notre esprit, sans préparation, nous étourdissent, comme un coup asséné brutalement sur notre tête. C'est une stupeur momentanée, un arrêt subit, même de la souffrance. René ne revint à lui tout à fait qu'en se retrouvant sur la place du Palais-Royal, grouillante de voitures. Son premier mouvement fut un accès de rage furieuse contre Claude. « L'indigne ami! » se dit-il, « comment a-t-il pu livrer mon secret à une pareille fille? Et quel secret! Qu'en savait-il? Une rougeur sur ma joue, un peu de trouble en prononçant un nom... C'en est assez pour qu'il aille déshonorer une femme qu'il connaît à peine, auprès d'une coquine dont il va proclamant partout l'infamie... » Le souvenir de la conversation où Larcher avait pu surprendre son sentiment naissant pour Suzanne ressuscita en lui, avec son moindre détail. Il se revit dans l'appartement de la rue de Varenne, et les épreuves d'imprimerie sur le divan, et la face de Claude rendue plus livide encore par la clarté glauque des vitraux. Il vit le rire qui avait grimacé sur cette face, tandis que cette bouche ironique laissait tomber ces mots: « Ah! Vous n'en êtes pas amoureux! » Il vit aussi le passage d'hésitation qui avait immobilisé cette bouche quand lui, René, avait demandé: « Alors vous savez quelque chose sur elle?... » Le même flot de mémoire lui rapporta d'autres images associées à celle-là. Il entendit la voix de Suzanne disant, dès leur troisième causerie: « Votre ami M. Larcher, je suis sûre que je ne lui suis pas sympathique. » Encore ce matin, n'avait-elle pas formulé cette défiance? Oui, elle n'avait eu que trop raison de se défier de cet homme. S'il ne l'avait accusée que d'une intrigue avec lui, René. Mais cette immonde insinuation, l'autre, qu'elle était entretenue par Desforges, il avait osé la proférer!... Ce qui rendait cette idée intolérable au poète, ce n'était pas qu'il eût une ombre d'ombre de soupçon contre sa divine maîtresse. Seulement, il sentait que Colette n'avait pas menti en prétendant tenir cette infamie de Larcher. Pour que Larcher eût répété cette atroce chose, il fallait qu'il la tînt de quelque autre bouche. Et si Suzanne avait insisté comme elle avait fait, à deux reprises, pour apprendre comment Claude parlait d'elle, c'est qu'elle se savait en proie à l'outrage de cette abominable calomnie! René aperçut en pensée ce Desforges qu'il avait rencontré une fois chez elle, ce vieux beau, avec sa tournure d'officier entraîné, son teint à la fois trop rouge et comme flétri, ses cheveux grisonnants... Et elle! Il se la figura telle qu'il l'avait tant aimée le matin encore, si blonde, si blanche, si fine, avec ses yeux bleus si purs, avec cette délicatesse de tout son être qui donnait un caractère presque idéal aux baisers les plus passionnés. Et c'était cette femme qui avait pu être salie d'un tel racontar! « Le monde est trop horrible! » dit René tout haut, « Et quant à Claude... » Il avait eu pour ce dernier une affection si vraie, et c'était cet ami, le plus cher, qui avait parlé contre sa Suzanne de cette ignoble manière, comme un goujat et comme un traître. Quel contraste avec ce pauvre ange ainsi insulté qui, le sachant, n'avait pas trouvé d'autre vengeance que de dire: « Je lui ai pardonné!... » Et toutes les autres fois qu'elle avait nommé Claude, ç'avait été pour le louer de son talent, pour le plaindre de ses fautes! Brusquement René se rappela cette autre phrase de son innocente madone: « Ce n'est pas une raison de se venger sur les autres femmes en leur faisant la cour au hasard. J'ai presque dû me fâcher un jour que je me trouvais à table à côté de lui... »—« Voilà la cause! » se dit le jeune homme avec une recrudescence de colère, « il lui a fait la cour, elle l'a repoussé, et il la diffame... C'est trop dégoûtant!... »

René avait marché, en proie à ces réflexions cruelles, jusqu'à la place de l'Opéra, et machinalement il avait tourné à droite, remontant ainsi le boulevard, sans presque s'en douter. L'amertume et le dégoût répugnaient si profondément à cette âme encore pure, que ces sensations se fondirent bientôt en une tendresse infinie pour cette femme si aimée, si admirée, si indignement traitée par le perfide Claude et par la vindicative Colette. Que faisait-elle à cette heure? Elle était là-bas, dans une loge du Gymnase, forcée par son mari d'assister à un spectacle quelconque, envahie par une mélancolie dont leur amour était la cause et en train de songer à leurs baisers... Il n'eut pas plutôt évoqué l'image de son adorable profil, qu'un besoin de la revoir réellement s'empara de lui, instinctif, irrésistible. Il arrêta un fiacre qui passait, et jeta le nom du théâtre au cocher, sans même réfléchir. Que de fois il avait été tenté ainsi, quand il savait que Suzanne passerait la soirée dans quelque endroit public, d'y aller lui-même! Il avait toujours repoussé cette tentation par un scrupule de rien faire en son absence qui fût contraire à ce qu'il lui avait promis en sa présence. D'ailleurs, la nature de son imagination se complaisait étrangement à cette scission absolue entre les deux Suzannes, celle du monde et la sienne à lui, et par-dessus tout, il redoutait la rencontre de Paul Moraines. Il avait lu Fanny, et il appréhendait à l'égal de la mort l'affreuse jalousie décrite dans ce beau roman. Un écrivain d'analyse, comme Claude, eût trouvé là un motif de rechercher cette rencontre avec le mari, afin de se procurer une plaie nouvelle du cœur sur laquelle braquer son microscope. Les poètes, chez qui la poésie n'a tourné ni à la corruption ni au cabotinage, possèdent un instinct qui leur fait éviter ces déshonorantes expériences. Ils respectent en eux-mêmes la beauté du sentiment. Tandis que la voiture roulait du côté du boulevard Bonne-Nouvelle, tout cet ensemble de motifs auquel René avait scrupuleusement cédé autrefois lui revint à l'esprit. Mais il avait été touché par les phrases de Colette plus profondément qu'il ne voulait, qu'il ne pouvait se l'avouer. Une vision de hideur avait passé devant ses yeux. Elle pourrait revenir, il le sentait sans se le formuler, et aussi que la présence de Suzanne était la plus sûre garantie contre ce retour. Les amoureux subissent de ces élans irraisonnés, effet dans leur cœur de l'instinct de conservation que nos sentiments possèdent, comme des êtres... La voiture roulait, et René plaidait la cause de sa désobéissance aux conventions arrêtées avec son amie sur l'emploi de sa soirée. « Mais si elle pouvait savoir ce que j'ai dû entendre, ne serait-elle pas la première à me crier: viens lire mon amour sur mon visage? Et puis je la verrai un quart d'heure seulement et je m'en irai, lavé de cette souillure... »—« Et le mari? »—« Il faudrait bien que je le rencontre tôt ou tard, et puisqu'il n'est plus rien pour elle!... » Madame Moraines n'avait pas manqué de servir à son amant préféré l'invraisemblable mensonge de toutes les maîtresses mariées, qui est quelquefois une vérité,—tant la femme est une créature impossible à jamais connaître,—comme le démontrent les comptes rendus des procès en séparation. René trouva dans la pensée de la délicatesse que Suzanne avait mise à prévenir ainsi jusqu'à ses plus inavouées, à ses moins légitimes jalousies, un prétexte de plus à maudire les calomniateurs de cette créature sublime. « La maîtresse de Desforges, cette femme-là! Et pourquoi? Pour de l'argent? Quelle sottise! Elle la fille d'un ministre et la femme d'un homme d'affaires! Ce Claude! Comment a-t-il pu?... »

Tout ce tumulte d'idées s'apaisa par la nécessité d'agir, quand le jeune homme se trouva devant la porte du Gymnase. Il ne voulait à aucun prix que Suzanne l'aperçut. Il resta donc quelques minutes debout sur les marches, réfléchissant. L'acte venait de finir, car les spectateurs sortaient en foule. Cette circonstance fournit au poète l'idée d'une ruse très simple pour voir sa maîtresse sans en être vu: prendre un premier billet qui lui donnât le droit d'entrer, profiter de l'entracte pour fouiller la salle du fond des couloirs qui vont aux fauteuils d'orchestre ou de balcon, et, lorsqu'il aurait trouvé la loge de Suzanne, demander au contrôle une seconde place, d'où il pût, en toute sécurité, repaître ses yeux de cette adorable présence. Comme il débouchait dans le théâtre, il eut un moment de vive émotion à croiser un des élégants rencontrés chez madame Komof, le jeune marquis de Hère qui passa, portant à la boutonnière de son habit un brin de muguet avec de la fougère, balançant sa canne de soirée et chantonnant l'air des Cloches, encore à la mode: « Dans mes voyages,—que de naufrages... » d'une voix si basse qu'à peine il s'entendait fredonner lui-même. Il frôla René du coude, sans plus le reconnaître ou sembler le reconnaître que n'avait fait Salvaney. Mais déjà le poète s'était glissé jusqu'à l'entrée de l'orchestre. Il n'eut pas à chercher bien longtemps à travers la salle. Madame Moraines occupait la troisième baignoire à partir de l'avant-scène, presque en face de lui. Elle était là, seule sur le devant de la loge. Deux hommes occupaient le fond: l'un debout, jeune encore, beau garçon à la moustache forte, au teint chaudement ambré, était sans doute le mari. L'autre assis... Pourquoi le hasard,—ce ne pouvait être que le hasard,—avait-il amené dans cette loge, et ce soir-là précisément, l'homme à propos duquel l'abominable Colette avait bavé sur Suzanne? Oui, c'était bien Desforges qui se carrait sur la chaise placée derrière madame Moraines. Le poète n'hésita pas une minute à reconnaître le profil énergique du baron, ses yeux bruns si clairs dans son teint presque enflammé, son front encadré de cheveux presque blancs, sa moustache blonde. Mais pourquoi, de voir ce vieux beau parler familièrement à Suzanne, à demi retournée et qui s'éventait, tandis que Moraines lorgnait les loges avec une jumelle, fit-il du mal à René, tant de mal qu'il se retira brusquement du couloir? Pour la première fois, depuis qu'il avait eu le bonheur d'entrevoir la jeune femme, à la porte du salon de l'hôtel Komof, blonde et mince dans sa robe rouge, le soupçon venait de pénétrer en lui.

Quel soupçon? S'il avait dû l'exprimer avec des mots, il n'aurait pas pu. Et cependant?... Lorsque Suzanne lui avait parlé, le matin même, de sa soirée au Gymnase, elle lui avait dit: « J'y vais avec mon mari, en tête-à-tête... » Quel motif l'avait poussée à fausser ainsi la vérité? Certes le détail était sans importance. Mais un mensonge, petit ou grand, est toujours un mensonge. Après tout, peut-être Desforges se trouvait-il seulement en visite dans la loge, et durant l'entracte? Cette explication était si naturelle, si péremptoire aussi, que René l'adopta tout de suite. Il allait d'ailleurs la vérifier sans plus tarder. Il retourna au contrôle et se fit donner un des fauteuils d'orchestre du fond, à gauche. Il avait calculé que, de cette place, il aurait le plus de chance d'observer la loge des Moraines en toute liberté... La salle se remplit de nouveau, les trois coups résonnèrent, le rideau se leva. Desforges ne partit point de cette loge. Il restait assis sur le même siège du fond, penché du côté de Suzanne, échangeant des remarques avec elle... Mais pourquoi non? Sa présence ne pouvait-elle pas s'expliquer de mille manières, sans que Suzanne eût menti en s'en taisant? Pourquoi Moraines ne l'aurait-il pas invité à l'insu de sa femme? Il parlait familièrement à cette dernière, et elle lui répondait de même. Mais lui, René, ne l'avait-il pas rencontré chez elle? Un homme du monde cause, pendant le spectacle, avec une femme du monde. Est-ce que cela prouve qu'une liaison ignoble d'adultère et d'argent existe entre eux? Le poète raisonnait de la sorte, et ce raisonnement lui aurait semblé irréfutable, s'il eût constaté sur la physionomie de madame Moraines un seul de ces passages de mélancolie qu'il s'était attendu à y rencontrer. Tout au contraire, dans son élégante robe de théâtre en dentelle noire, et ses cheveux blonds coiffés d'un chapeau rose, elle lui apparaissait complètement heureuse, sans pensée aucune de derrière la tête. Elle avait une si libre façon de rire aux plaisanteries de la pièce, la gaieté de ses yeux se faisait si franche, si communicative lorsqu'elle échangeait ses réflexions avec l'un ou l'autre de ses deux cavaliers; elle croquait, avec une si gentille gourmandise, à de certains moments, les fruits glacés de la boîte posée devant elle, qu'il était impossible de soupçonner qu'elle eût accompli le matin un pèlerinage à l'asile de ses plus secrètes, de ses plus profondes amours! L'émotion du rendez-vous avait si peu laissé de trace sur ce visage, comme rayonnant de frivolité, que René en croyait à peine son propre regard. Il s'était attendu à la trouver tellement autre. Le mari non plus, avec la jovialité cordiale de son mâle visage, ne ressemblait guère à l'homme obscur, ombrageux et renfermé, que l'amant crédule s'était figuré d'après les confidences de sa maîtresse... Le malheureux était venu chercher au théâtre un apaisement définitif du trouble où l'avait jeté le discours de Colette. Quand il rentra rue Coëtlogon, ce trouble avait augmenté. On a dit souvent que nous ne garderions pas beaucoup d'amis si nous écoutions parler, quand nous n'y sommes pas, ceux à qui nous donnons ce titre. Il fait encore moins bon surprendre dans son naturel la femme que l'on aime. René venait d'en faire l'expérience, mais il était trop passionnément épris de Suzanne pour se rendre à cette première vision de la duplicité de sa madone.

—« Mais quoi? » se dit-il lorsqu'il se réveilla le lendemain matin, et qu'il retrouva sur son oreiller sa sensation pénible, « elle était de bonne humeur hier au soir. Faut-il que je sois assez égoïste pour le lui reprocher? Le baron Desforges se trouvait dans sa loge, quand elle m'avait dit qu'elle irait au théâtre en tête-à-tête avec son mari? Elle me l'expliquera dans notre prochain rendez-vous. Son mari n'a pas la physionomie de son caractère? Les physionomies sont si menteuses! Ce Claude Larcher, m'a-t-il assez trompé, avec la câlinerie de ses gestes, avec sa figure ouverte, avec sa manière de me rendre des services et de paraître ne pas s'en souvenir!... Et puis cette ignoble trahison!... » Toute la cruauté des impressions ressenties la veille se transforma de nouveau en une rancune encore plus furieuse contre celui qui avait été, par son coupable bavardage, la cause première de ce chagrin. Dans l'excès de son injustice, René méconnaissait les plus indiscutables qualités de l'ami qui avait été son protecteur: le désintéressement absolu, la grâce à se dévouer sans retour personnel, l'absence radicale d'envie littéraire. Il ne faisait même pas à Claude cette charité d'admettre que ce dernier eût parlé à Colette légèrement, imprudemment, mais sans intention de perfidie. L'amant de Suzanne ne pouvait pas demeurer l'ami d'un homme qui s'était permis de dire contre cette femme ce que Larcher en avait dit. Voilà ce que René se répéta, durant tout le jour. Une fois rentré de la Bibliothèque, où le travail lui avait été presque impossible, il s'assit à sa table pour écrire à ce félon une de ces lettres qui ne s'effacent plus. Cette lettre une fois terminée, il la relut. Il y prenait la défense de madame Moraines en des termes qui proclamaient son amour, et maintenant plus que jamais il voulait que Claude ne fût pas en possession de son secret.

—« À quoi bon lui écrire? » conclut-il; « quand il reviendra, je lui dirai son fait. C'est plus digne. »

Il se préparait à déchirer ce billet dangereux lorsque Émilie entra, comme elle faisait d'habitude avant dîner, pour demander à son frère des nouvelles de son travail. Elle lut, avec sa curiosité naturelle de femme, l'adresse tracée sur l'enveloppe et elle demanda:

—« Tiens, Claude est à Venise? Tu as donc eu de ses nouvelles! »

—« Ne prononce plus jamais ce nom devant moi, » répondit René qui lacéra la lettre avec une espèce de rage froide.

—« Vous êtes brouillés? » interrogea madame Fresneau qui gardait à Larcher un culte reconnaissant.

—« Pour toujours, » répliqua René, « ne me demande pas pourquoi... C'est le plus perfide des amis. »

Émilie n'insista plus. Elle ne s'était pas trompée à l'accent de son frère. Il souffrait, et sa rancune contre Larcher était profonde; mais, pour qu'il se tût sur les causes de cette rancune, auprès de sa sœur, il fallait qu'il s'agît entre les deux amis de toute autre chose que de discussions littéraires. Par une de ces intuitions comme la tendresse passionnée en trouve toujours à son service, Émilie devina que les deux écrivains étaient brouillés par la faute de cette femme dont René ne prononçait plus jamais le nom devant elle, de cette madame Moraines qu'elle commençait de haïr à présent, pour le même motif qu'elle l'avait d'abord tant aimée. Elle voyait, depuis quelques semaines, les joues de son frère s'amincir, ses yeux se cerner, une pâleur de lassitude s'étendre sur ce visage chéri. Quoique profondément honnête, elle était trop fine pour ne pas attribuer cette fatigue à sa véritable cause. Elle y songeait, en recopiant les fragments du Savonarole comme elle avait fait ceux du Sigisbée; et, bien qu'elle éprouvât une admiration aveugle pour la moindre page sortie de la plume de René, toutes sortes de signes venaient lui attester la différence d'inspiration entre les deux œuvres, depuis le nombre des vers composés à chaque séance de travail jusqu'aux remaniements continuels des scènes, jusqu'à l'écriture qui avait perdu un peu de sa fermeté nerveuse. La source de fraîche, de large poésie d'où avait jailli le Sigisbée, semblait maintenant tarie. Qu'y avait-il de changé pourtant dans l'existence de René? Une femme y était entrée. C'était donc à l'influence de cette femme qu'Émilie attribuait cet affaiblissement momentané dans les facultés du poète. Elle allait plus loin, jusqu'à en vouloir à la redoutable inconnue des douleurs de Rosalie. Par un mirage de mémoire, familier aux âmes excessives, elle oubliait quelle part elle-même avait prise à la rupture de son frère avec la petite Offarel. C'était madame Moraines sur qui retombait toute la faute, et, aujourd'hui, cette même madame Moraines brouillait René avec le meilleur des amis, le plus dévoué, celui que la fidèle sœur préférait, parce qu'elle avait mesuré l'efficacité de cette amitié.

—« Mais comment s'y est-on pris, » songeait-elle, « puisque Claude n'est pas là?... »

Elle s'ingéniait à résoudre ce problème, tout en vaquant aux soins de son ménage, faisant répéter ses leçons au petit Constant, vérifiant les comptes du bon Fresneau, examinant boutonnière à boutonnière et pli à pli le linge de son frère. Ce dernier, lui, était enfermé dans sa chambre, où tout lui rappelait l'unique, l'adorable visite de Suzanne, et il attendait, avec une fiévreuse impatience, le jour du prochain rendez-vous. Il subissait ce travail sourd de la médisance une fois écoutée, tout pareil à un empoisonnement. On va, on vient, on ne se sait malade que par une inquiétude douloureuse et vague. Cependant le virus fermente dans le sang et va éclater en accidents formidables. Certes le jeune homme ne croyait toujours pas aux honteuses accusations portées par Colette contre Suzanne; mais, à force de les reprendre pour les réfuter, il y avait accoutumé, comme apprivoisé son esprit. À l'instant où Colette lui avait parlé, il n'avait pas même discuté une pareille infamie. Il commençait de la discuter, se rattachant, pour ne pas sombrer dans l'abîme affreux du doute et de la plus déshonorante jalousie, aux marques de sincérité que lui avait données Suzanne. Que devint-il lorsqu'il acquit, dès le début de ce rendez-vous si désiré, la preuve, l'indéniable preuve que cette sincérité n'était pas celle qu'il croyait? Il était venu au petit appartement de la rue des Dames avec une expression de souci sur son visage qui n'avait pas échappé à Suzanne. Mais à son tendre: « Qu'as-tu?... » il avait prétexté un injuste article paru dans un journal. Puis il avait eu presque honte de cette innocente excuse, tant sa maîtresse avait mis de grâce à lui dire:

—« Grand enfant, si tu n'avais pas d'envieux, c'est que tu n'aurais pas de succès. »

—« Parlons de toi... » avait-il répondu, et le cœur battant: « Qu'as-tu fait depuis que je ne t'ai vue?... »

Si Suzanne l'avait observé en ce moment, elle aurait deviné avec quelle angoisse il lui posait cette question. C'était un piège, innocent, naïf, mais un piège. En trois fois vingt-quatre heures, le soupçon avait conduit cet amant enthousiaste à ce point de défiance. Mais Suzanne était, vis-à-vis de lui, exactement dans la situation où Desforges se trouvait vis-à-vis d'elle-même. Elle ne pouvait pas croire que René agît en dehors du caractère qu'elle lui connaissait. Comment eût-elle pensé que cet enfant jouât au plus fin avec elle?

—« Ce que j'ai fait? » répondit-elle. « Mais d'abord, l'autre soir, je suis allée au Gymnase avec mon mari. Heureusement nous n'avons plus rien à nous dire... J'ai pu penser à toi toute la soirée, comme si j'avais été seule, et te regretter. C'est être si seule que d'être avec lui... Tu parles des tristesses de ta vie d'artiste; si tu connaissais celles de ma vie de femme du monde et la mélancolie de ces corvées de plaisir, et celle de ces tête-à-tête! »

—« Alors tu t'es ennuyée au théâtre? » insista René.

—« Tu n'étais pas là, » dit-elle avec un sourire, et elle le regarda: « Qu'as-tu, mon amour? » Jamais elle n'avait vu à René cette physionomie amère, presque dure.

—« C'est toujours cette puérile colère contre cet article, » répliqua René.

—« Il était donc bien méchant? Où a-t-il paru? » reprit-elle, mise en éveil par son instinct de maîtresse; et comme le poète, interrogé ainsi à l'improviste, balbutiait: « Ce n'est pas la peine que tu le lises... » elle n'eut plus de doute: il avait quelque chose contre elle. Une question lui vint aux lèvres: « On t'a dit du mal de moi?... » Son esprit de diplomatie profonde eut raison de ce premier mouvement. N'y a-t-il pas un demi-aveu dans toute défiance anticipée? Les vrais innocents ignorent. Il fallait savoir ce que René avait fait lui-même depuis l'autre jour, et quelles personnes il avait vues, capables de lui parler.

—« Est-ce que tu es allé chez mademoiselle Rigaud? » demanda-t-elle d'un air détaché.

—« Oui, » répondit René qui ne sut pas dissimuler la gêne où le jetait cette question.

—« Et elle pardonne au pauvre Claude? » continua Suzanne.

—« Non, » fit-il, et il ajouta: « C'est une bien vilaine femme, » d'un ton si amer que madame Moraines entrevit du coup une partie de la vérité. L'actrice avait certainement parlé d'elle à René. De nouveau elle fut saisie du désir de provoquer une confidence. Elle pensa que le plus sûr moyen pour arriver à ce but était d'enivrer son amant de volupté. Elle savait combien l'homme est sans résistance, contre le flot d'émotion que les caresses versent dans son cœur. Elle ferma la bouche de René d'un long baiser. Elle put voir passer dans ses yeux la flamme du sombre désir, de celui qui nous jette à la folie des sens, pour y boire l'oubli du soupçon. À l'ardeur silencieuse avec laquelle il lui rendit son baiser, et à la frénésie presque brutale de possession qui succéda, Suzanne put comprendre encore davantage que René avait dû souffrir, d'une souffrance à laquelle sa pensée, à elle, était mêlée. Il y avait, dans la fureur de cette étreinte, un peu de cette âpre colère qui avive la passion en excluant la tendresse. Quand ils se retrouvèrent aux bras l'un de l'autre, au sortir de cette crise aiguë de sensualité, la maîtresse reprit, de sa voix la plus douce, la plus propre à s'insinuer jusque dans le fond de cette âme qu'elle avait toujours connue si ouverte:

—« Quel chagrin t'a-t-on fait que tu ne me dis pas? »

Ah! si elle eût prononcé cette phrase dès le début de leur entretien, il n'aurait pas trouvé en lui la force de se taire. Il lui aurait répété son entretien avec Colette, parmi des baisers et des larmes. Hélas! Il ne souffrait pas de cet entretien en ce moment. Ce qui lui faisait un mal affreux, ce qui entrait dans son cœur comme une pointe de couteau, c'était de l'avoir surprise, elle, son idole, en flagrant délit de mensonge. Oui, elle lui avait menti; cette fois, il n'en pouvait plus douter. Elle lui avait affirmé qu'elle était allée au théâtre en tête-à-tête avec son mari, et c'était faux; qu'elle y avait été triste, et c'était faux encore. À cette interrogation où se trahissait une tendre sollicitude, pouvait-il répondre par ces deux accusations formelles, précises, irréfutables? Il ne se sentit pas l'énergie de le faire, et il se tira d'embarras en répétant sa réponse de tout à l'heure. Suzanne le regarda, et ce fut lui qui détourna les yeux. Elle soupira seulement: « Pauvre René! » Et comme l'instant de se séparer approchait, elle ne poussa pas son enquête.

—« Il me dira tout la prochaine fois, » songeait-elle en s'en allant. Malgré qu'elle en eût, ce silence la tourmentait. Elle aimait le jeune homme d'un amour réel, quoique bien différent de celui qu'elle manifestait en paroles. Elle adorait en lui, par-dessus tout, l'amant physique; mais, si corrompue fût-elle par sa vie et par son milieu, ou peut-être à cause de cette corruption même, la noblesse d'âme du poète ne la laissait pas indifférente. Elle y trouvait cette sorte de ragoût singulier que les débauchés de l'ancienne école éprouvaient à séduire des dévotes. D'ailleurs, même les délices sensuelles de cet amour ne cesseraient-elles pas, du jour où serait brisé le cercle d'illusions qu'elle avait tracé autour de lui? Et quelqu'un avait essayé de le briser, ce cercle magique. Ce quelqu'un ne pouvait être que Colette. Tout semblait le prouver. Mais d'autre part, quelle raison l'actrice pouvait-elle avoir de la poursuivre de sa haine, elle, Suzanne, qu'elle ne devait pas connaître, même de nom? Colette était la maîtresse de Claude. Et madame Moraines retrouvait encore ici cet homme de qui elle s'était défiée dès le premier jour. Pour que Colette eût parlé d'elle à René, il fallait que Claude eût lui-même parlé d'elle à Colette. Ici les idées de la jeune femme se confondaient. Larcher ne l'avait jamais vue avec René. Ce dernier, elle le savait par son propre témoignage, dont elle ne doutait pas, n'avait jamais fait de confidence à son ami.

—« Je suis sur une mauvaise piste, » conclut Suzanne. Elle eut beau se raisonner, elle n'arriva pas à se convaincre que son amant fût attristé à cause de ce prétendu article de journal. Un danger menaçait sa chère intrigue. Elle le sentait. Cette sensation s'aggrava encore de ce que lui dit son mari, au lendemain même du jour où elle avait constaté le trouble inexplicable de René. Sept heures allaient sonner. Suzanne se tenait seule à songer dans le petit salon qui l'avait vue envelopper le jeune homme de ses premiers fils, aussi ténus, aussi souples que ceux dont l'araignée enserre la mouche égarée dans sa toile. Il était venu, à ses cinq heures, plus de personnes que de coutume, et Desforges entre autres, qui sortait seulement. Paul Moraines parut, bruyant à son ordinaire, la gaieté peinte sur le visage, et, la prenant par la taille,—elle s'était levée nerveusement à cette brusque entrée:

—« Un baiser, » dit-il, et il l'embrassa; « deux baisers, » et il l'embrassa de nouveau, « pour me récompenser d'avoir été sage...—Oui, » ajouta-t-il en réponse à une interrogation des yeux de Suzanne, « cette visite à madame Komof, que je devais depuis si longtemps... j'en arrive. Et sais-tu qui j'ai rencontré là?... Devine?... René Vincy, le jeune poète. Je ne comprends pas pourquoi Desforges l'a trouvé poseur. Mais il est charmant, ce garçon-là. Il me revient, à moi... Nous avons causé longtemps... Je lui ai dit que tu serais contente de le revoir. Ai-je bien fait? »

—« Très bien fait, » répondit Suzanne; « qui as-tu vu encore chez la comtesse? »

Tandis que son mari lui égrenait un chapelet de noms familiers, elle pensait: « René est allé chez madame Komof. Pourquoi?... » Depuis le début de leurs mystérieuses relations, c'était sa première sortie mondaine. Il avait si souvent redit à sa maîtresse: « Je voudrais n'avoir ici-bas que toi et mon travail... » Et cette visite, si en dehors de tout son programme de vie depuis des mois, il la lui avait cachée, à elle, au lieu que c'était son habitude tendre de l'avertir à l'avance de ses moindres mouvements. Et il avait rencontré Paul, qui avait dû se montrer ce qu'il était, exactement le contraire du portrait tracé par sa femme! Celle-ci eut un mouvement de mauvaise humeur contre ce brave garçon qui avait commis la grande faute d'aller chez la comtesse le même jour que le poète, et elle lui dit, presque aigrement:

—« Je suis sûre que tu n'as pas écrit à Crucé pour l'Alençon... »

—« Hé bien! J'ai écrit, » répondit Moraines d'un air de triomphe, « et tu l'auras. » Il s'agissait de vieilles dentelles, dont le collectionneur, espèce de courtier clandestin de toutes les élégances, avait parlé à Suzanne, et que cette dernière voulait se faire donner par son mari. De temps à autre, elle lui demandait ainsi quelque présent qu'elle pût montrer, et dont l'origine conjugale lui permît de dire à des amis bien choisis: « Paul est si gentil pour moi. Voyez le cadeau qu'il m'a encore fait l'autre jour... » Elle oubliait d'ajouter que l'argent de ce cadeau provenait d'ordinaire de Desforges, d'une manière indirecte, il est vrai. Quoique le baron ne s'occupât d'affaires que dans la mesure exigée par le sage gouvernement de sa fortune, il rencontrait souvent des occasions de spéculer avec une quasi-certitude, et il en faisait gracieusement profiter Moraines. C'est ainsi que récemment la Compagnie du Nord, dont Desforges était administrateur, avait racheté une ligne d'intérêt local, réputée perdue. Paul avait pu, prévenu à temps, réaliser, sur la hausse subite des actions de cette ligne, un bénéfice de trente mille francs dont une partie allait payer les précieuses dentelles. Cette petite opération financière avait même produit, par ricochet, une scène assez singulière entre la jeune femme et René. Elle l'avait interrogé, à l'un de leurs rendez-vous, sur la somme qu'avait rapportée le Sigisbée et elle avait ajouté:

—« Où as-tu placé tout cet argent? »

—« Je ne sais pas, » avait dit René en riant, « ma sœur m'a acheté des obligations avec les premiers mille francs, et puis j'ai gardé le reste dans mon tiroir. »

—« Veux-tu me laisser te parler, moi aussi, comme une sœur? » avait-elle répondu. « Nous avons un ami qui est administrateur du Nord et qui nous a donné un renseignement précieux.—Me promets-tu le secret?... » Et elle lui avait expliqué toute la combinaison du rachat d'actions. « Donne un ordre dès demain, » avait-elle conclu, « tu gagneras ce que tu voudras... »

—« Tais-toi! » avait repris le poète en lui fermant la bouche avec sa main, « je sais que tu me parles ainsi par tendresse mais je ne peux pas te laisser me donner des conseils de ce genre. Je ne m'estimerais plus. »

Il avait été si sincère en lui parlant ainsi, que Suzanne n'avait pas osé insister. Cette délicatesse lui avait bien paru un peu ridicule. Mais s'il n'avait pas eu de ces naïvetés-là, ce côté « gobeur, » comme elle disait dans cet affreux patois parisien qui déshonore même le plus beau des sentiments: la confiance, lui aurait-il plu à ce degré? C'est bien aussi cette jeunesse d'âme dont elle avait peur. Si jamais il était éclairé sur les dessous réels de sa vie, quelle révolte contre elle de ce cœur trop noble, trop incapable de pactiser avec l'honneur pour lui pardonner jamais! Et l'éveil lui avait été donné. En songeant aux divers signes de danger constatés coup sur coup: la tristesse de René, sa colère contre Colette Rigaud, ses réticences, sa rentrée subite dans le monde, Suzanne se dit: « Ç'a été une faute de ne pas provoquer une explication tout de suite... » Aussi lorsqu'elle entra dans l'appartement de la rue des Dames à quelques jours de là, sa volonté était bien nette de ne pas commettre cette faute une seconde fois. Elle vit au premier regard que le jeune homme était plus troublé encore et plus sombre, mais elle ne fit pas semblant de remarquer ce trouble ni la froideur avec laquelle il reçut son baiser d'arrivée. Elle eut seulement un sourire mélancolique pour dire:

—« Il faut que je te fasse un reproche, mon René; pourquoi ne m'as-tu pas prévenue que tu irais faire une visite à la comtesse? Je me serais arrangée de manière à t'éviter une rencontre qui a dû t'être bien pénible? »

—« Pénible? » répondit René avec une ironie que Suzanne ne lui connaissait pas, « mais M. Moraines a été charmant pour moi... »

—« Oui, » reprit-elle, « tu as fait sa conquête. Lui, si sarcastique d'habitude, il m'a parlé de toi avec un enthousiasme qui m'a fait mal... Est-ce qu'il ne t'a pas invité à venir à la maison?... Tu peux être fier. C'est si rare qu'il fasse bon accueil à un visage nouveau... Mon pauvre René, » continua-t-elle en appuyant ses deux mains sur l'épaule de son amant, et posant sa tête, de profil, sur ces deux mains, « que tu as dû souffrir de cette amabilité! »

—« Oui, j'ai bien souffert, » répondit René d'une voix sourde. Il regardait ce gracieux visage si près du sien. Il se rappelait ce qu'elle lui avait dit au Louvre devant le portrait de la maîtresse du Giorgione: « Mentir avec une physionomie si pure!... »—Elle lui avait menti cependant. Et qui lui prouvait qu'elle ne lui eût pas menti toujours? Il avait, en proie aux tourments de la défiance et depuis la rencontre de Paul, subi un assaut d'affreuses hypothèses. Le contraste avait été trop fort entre l'accueil que lui avait fait Moraines et le caractère de mari tyrannique décrit par Suzanne: « Pourquoi m'a-t-elle trompé sur ce point encore? » s'était demandé René, qui était venu chez madame Komof sans but bien précis, mais avec l'espérance secrète, au fond de lui, qu'il entendrait parler de Suzanne par les gens de son monde. Ceux-là du moins devaient la connaître! Hélas! D'avoir causé avec Moraines lui avait suffi pour le jeter de nouveau dans le pire abîme du doute. Une vérité lui était devenue évidente: Suzanne s'était servie de son mari comme d'un épouvantail afin de n'avoir pas à le recevoir chez elle, lui, René? Pourquoi? sinon qu'elle avait un mystère à cacher dans sa vie. Quel mystère?... Colette s'était par avance chargée de répondre à cette question. Sous l'influence de cet horrible soupçon, René avait conçu un projet d'une exécution très simple, et dont le résultat lui parut devoir être décisif: profiter de l'invitation du mari pour demander à Suzanne d'aller chez elle. Si elle disait oui, c'est qu'elle n'avait rien à dissimuler; si elle disait non?... Et le jeune homme, en qui revenaient toutes ces pensées, continuait à regarder ce visage adoré, sur son épaule. Comme chacun de ces traits si fins remuait en lui une rêverie! Ces prunelles d'un bleu frais et clair, combien il avait eu foi en elles! Ce front d'une coupe si noble, de quelles pensées délicates il l'avait cru habité! Cette bouche menue et sinueuse, avec quel tendre abandon il l'avait écoutée parler!... Non, ce qu'avait raconté Colette n'était pas possible!... Mais pourquoi ces mensonges, un premier, un second, un troisième?... Oui, elle lui avait menti trois fois. Il n'y a pas de mensonges insignifiants. René le sentait, à cette minute, et que la confiance subit, comme l'amour, la grande loi du tout ou rien. Elle est ou elle n'est pas. Ceux qui ont dû la perdre le savent trop.

—« Mon pauvre René... » répéta la voix de Suzanne. Elle le voyait dans cet état d'extrême tristesse, où, d'être plaint, amollit le cœur, l'ouvre tout entier.

—« Oui, bien pauvre, » reprit le jeune homme qui venait d'être remué par cette marque de pitié reçue au moment où il en éprouvait le plus intime besoin, et, la regardant jusqu'au fond des yeux: « Écoute, Suzanne, j'aime mieux tout te dire. J'ai bien réfléchi. Cette vie que nous menons ensemble ne peut pas durer. J'en suis trop malheureux... Elle ne suffit pas à mon amour... Te voir ainsi, furtivement, une heure aujourd'hui, une heure après-demain et ne rien savoir de ce que tu fais, ne rien partager de ton existence, c'est trop cruel... Tais-toi, laisse-moi parler... Il y avait une grosse objection à ce que je fusse reçu chez toi, ton mari... Hé bien! je l'ai vu. J'ai supporté de le voir. Nous nous sommes donné la main. Puisque c'est fait, permets-moi du moins d'avoir les bénéfices de cet effort... Je le sais, ce n'est pas fier, ce que je te dis là, mais je ne suis plus fier... Je t'aime... Je sens que je vais me mettre à nourrir sur toi des idées mauvaises... Je t'en supplie, permets-moi d'aller chez toi, de vivre dans ton monde, de te voir ailleurs qu'ici, où nous ne nous rencontrons que pour nous posséder... »

—« Pour nous aimer, » interrompit-elle en se séparant de lui, et secouant sa tête, « ne blasphème pas... » et, se laissant tomber sur une chaise: « Ah! mon beau rêve, ce rêve que tu avais compris cependant, auquel tu semblais tenir comme moi, d'un amour à nous, rien qu'à nous, sans aucun de ces compromis qui te faisaient horreur comme ils me font horreur... c'en est donc fini!... »

—« Ainsi tu ne veux pas me permettre d'aller chez toi comme je te le demande? » insista René.

—« Mais c'est la mort de notre bonheur que tu veux de moi, » s'écria Suzanne; « tel que je te connais, si délicat, si sensible, tu ne te supporteras pas dans mon intimité. Tout te blessera... Tu ne le connais pas, ce monde où je suis obligée de vivre, et combien tu es peu fait pour lui. Et puis, tu me tiendras responsable de tes désillusions. Renonce à cette fatale idée, mon amour, renonces-y, je t'en conjure. »

—« Qu'avez-vous donc à cacher dans votre vie que vous ne voulez pas que je voie? » interrogea le jeune homme, qui la regarda de nouveau fixement. Il ne se rendait pas compte que Suzanne, en lui parlant, n'avait qu'un but: lui faire dire la raison de cet inattendu désir de bouleverser leurs relations,—et ce devait être la même raison qui l'avait rendu triste l'autre jour, la même qui l'avait conduit chez madame Komof si soudainement. Elle ne se méprit point au sens de l'interrogation de René, et elle lui répondit, avec la voix brisée d'une victime qu'une injustice écrase:

—« Comment, René, c'est toi qui me parles ainsi?... Mais non. Quelqu'un t'a empoisonné le cœur... Ce n'est pas de toi que viennent de semblables idées... Mais viens chez moi, mon ami, viens-y tant que tu voudras... Quelque chose à te cacher de ma vie, moi qui aimerais mieux mourir que de te faire un mensonge!... »

—« Mais alors pourquoi m'as-tu menti l'autre jour? » s'écria René. Vaincu par le désespoir qu'il croyait lire dans ces beaux yeux, désarmé par l'offre qu'elle venait de lui faire, incapable de garder plus longtemps le secret de sa peine, il éprouvait ce besoin de dire ses griefs qui équivaut, dans une querelle avec une femme, à passer sa tête au lazzo.

—« Moi, je t'ai menti!... » répondit Suzanne.

—« Oui, » insista-t-il, « quand tu m'as dit que tu étais allée au théâtre en tête-à-tête avec ton mari. »

—« Mais j'y suis allée... »

—« Moi aussi, » interrompit René; « il y avait quelqu'un d'autre dans ta loge. »

—« Desforges! » fit Suzanne; « mais tu es fou, mon pauvre René, tu es fou... Il est venu nous rendre visite dans un entr'acte et mon mari l'a gardé jusqu'à la fin de la pièce. Desforges! » continua-t-elle en souriant, « mais ce n'est personne... Je n'ai seulement pas songé à t'en parler... Voyons, sérieusement, tu ne peux pas être jaloux de Desforges?... »

—« Tu étais si gaie, si heureuse, » reprit René d'une voix qui cédait déjà.

—« Ingrat, » dit-elle, « si tu avais pu lire au dedans de moi! Mais c'est cette nécessité de toujours dissimuler qui fait le malheur de ma vie, et te voir, toi, me la reprocher! Non, René, c'est trop dur! C'est trop injuste!... »

—« Pardon! Pardon! » s'écria le jeune homme que le naturel parfait de sa maîtresse remplissait d'une irrésistible évidence. « C'est vrai! Quelqu'un m'a empoisonné le cœur, cette Colette... Que tu avais raison de te défier de Claude! »

—« Je ne me suis pas laissé faire la cour par lui, » dit Suzanne, « les hommes ne pardonnent pas cela. »

—« Le misérable! » reprit le poète avec violence, et comme pour se débarrasser de ses angoisses en les disant: « Il a su que je t'aimais. Comment?... Parce que j'étais gauche, embarrassé, la seule fois où je lui ai parlé de toi... Il me connaît si bien!... Il a tout supposé et tout dit à sa maîtresse, et d'autres infamies... Mais non, je ne peux pas te les répéter. »

—« Répète, mon ami, répète, » insista Suzanne. Elle avait sur son visage en ce moment le fier et résigné sourire des innocents qui marchent à la mort; elle continua: « On t'a dit que j'avais eu des amants avant toi? »

—« Si ce n'était que cela, » fit René.

—« Quoi, alors, mon Dieu? » reprit-elle. « Que m'importe d'ailleurs ce que l'on t'a dit, mais que toi, mon René, tu aies pu le croire!... Allons, confesse-toi, tout de même, pour ne rien garder sur le cœur. J'ai au moins le droit d'exiger cela. »

—« C'est vrai, » répondit le jeune homme, et aussi honteux que si c'eût été lui le coupable, il balbutia plutôt qu'il ne prononça les mots suivants: « Colette m'a dit tenir de Claude que tu étais... Non! je ne peux pas l'articuler... enfin, que Desforges... »

—« Encore Desforges, » interrompit Suzanne en souriant avec une douce ironie, « mais c'est trop comique!... » Elle ne voulut pas que René formulât l'accusation qu'elle devinait maintenant. Sa dignité de maîtresse ne devait pas descendre à une telle discussion. « On t'a dit que Desforges avait été mon amant, qu'il l'était encore, sans doute... Mais ce n'est même plus infâme, tant c'est bouffon.—Pauvre vieil ami, lui qui m'a connue haute comme cela... Il était toujours chez mon père. Il m'a vue grandir. Il m'aime comme sa fille. Et c'est cet homme-là!... Non, René, jure-moi que tu ne l'as pas cru... Est-ce que j'ai mérité que tu me juges ainsi?... »


XVII

ÉVIDENCES

Il y a, dans cette étrange maladie morale de la jalousie, des périodes délicieuses: celles de l'entre-deux des accès. Pour quelques jours, ou pour quelques heures, les sensations de l'amour reprennent leur divine saveur, comme celles de la vie dans une convalescence. Suzanne avait si bien convaincu René de la folie de ses soupçons, qu'il voulut rivaliser de générosité avec elle. Cette permission d'aller rue Murillo, demandée si instamment, il refusa d'en profiter. Deux ou trois phrases prononcées avec un certain regard et un certain tour de tête prévaudront toujours contre les pires défiances d'un amant épris, à moins qu'il n'ait vu des yeux de sa tête une preuve de la trahison—et encore?... Mais ici les éléments dont se composait ce premier soupçon étaient si fragiles! Et ce fut avec une bonne foi absolue que le jeune homme dit à sa maîtresse, elle-même véritablement ravie de ce résultat inespéré:

—« Non, je n'irai pas chez toi... J'étais fou de vouloir rien changer à notre amour. Nous sommes si heureux dans ce mystère... »

—« Oui, jusqu'à ce qu'un méchant te fasse douter de moi, » répondit-elle. « Promets-moi seulement de tout me dire. »

—« Je te le jure, mon amour » répliqua-t-il, « mais je te connais maintenant, et je suis sûr de moi. »

Il le disait et il le croyait. Suzanne le crut aussi; et elle s'abandonna au charme de cette reprise de bonheur, en comprenant bien qu'elle aurait une seconde bataille à livrer, lors du retour de Claude. Mais ce dernier pouvait-il en dire plus qu'il n'en avait dit? D'ailleurs elle serait prévenue de ce retour par René, et si la première entrevue des deux hommes n'aboutissait pas à une rupture définitive entre eux, il serait temps d'agir. Elle mettrait son amant en demeure de briser avec Claude ou de cesser de la voir. Elle était d'avance sûre de la réponse. Le poète, lui, malgré ses protestations, se sentait sans doute moins maître de lui, car son cœur battit avec une émotion singulière lorsque sa sœur lui dit à brûle-pourpoint, une semaine environ après la scène avec Suzanne, et comme il rentrait de la Bibliothèque:

—« Claude Larcher est revenu... »

—« Et il a osé se présenter ici? » s'écria René.

—« C'est moi qui l'ai reçu, » fit Émilie, et, visiblement embarrassée, elle ajouta: « Il m'a demandé quand il te trouverait? »

—« Il fallait lui répondre: Jamais » interrompit le jeune homme.

—« René! » répondit Émilie, « un si vieil ami et qui t'a été si bon, si dévoué, est-ce que je pouvais?... J'aime mieux ne rien te cacher, » continua-t-elle, « je lui ai demandé ce qu'il y avait entre vous. Il m'a paru si étonné, oui, si douloureusement étonné... Non, cet homme-là n'a rien fait contre toi, René, je te le jure. C'est un malentendu... Je lui ai dit de venir demain matin, qu'il serait sûr de te trouver. »

—« De quoi te mêles-tu? » reprit René avec emportement, « est-ce que je t'ai chargée de t'occuper de mes affaires? »

—« Comme tu me parles! » dit Émilie que l'accent de son frère venait de frapper au cœur, et les larmes lui étaient venues aux yeux.

—« Allons, ne pleure pas, » fit ce frère, honteux de sa brusquerie, « cela vaut peut-être mieux ainsi. Je verrai Claude. Je le lui dois. Mais ensuite, je ne veux plus jamais que son nom soit prononcé devant moi. Entends-tu, jamais, jamais... »

En dépit de cette apparente fermeté de rancune, le poète eut bien de la peine à s'endormir durant cette nuit qui le séparait de cette entrevue. Il ne doutait pas de l'issue cependant. Mais il avait beau se raidir dans ses ressentiments contre son ancien ami, il ne pouvait arriver à le haïr. Il avait trop sincèrement aimé cet être singulier, si attachant, quand il ne déplaisait pas du premier coup, par sa bonne foi dans la mobilité, par son tour d'esprit original, par ses défauts mêmes qui ne faisaient de tort qu'à lui, et surtout par une espèce de générosité native, indestructible et invincible. Au moment de rompre pour toujours, René se rappelait la façon délicate dont l'auteur connu avait accueilli ses premiers essais... Claude, alors très pauvre, était répétiteur à l'institution Saint-André, lorsque René lui-même y était écolier de sixième. Dans cette honnête et pieuse maison, une légende entourait ce professeur excentrique. Des élèves prétendaient l'avoir rencontré qui se promenait en voiture découverte avec une femme très jolie et habillée de rose. Puis Claude avait disparu de la pension. René l'avait retrouvé, témoin de Fresneau lors du mariage d'Émilie, et à demi célèbre déjà. Ils avaient causé. Claude lui avait demandé à voir ses vers. Avec quelle indulgence de frère aîné l'écrivain de trente ans avait lu ces premiers essais! Comme il avait tout de suite traité son jeune confrère en égal! Avec quelle finesse de jugement il avait appliqué à ces ébauches les procédés de la grande critique, celle qui encourage un artiste et lui indique ses fautes, sans l'en écraser. Et puis était survenue l'histoire du Sigisbée, à l'occasion duquel Claude s'était dévoué à René comme si lui-même n'eût pas été auteur dramatique. Le poète connaissait assez la vie littéraire pour savoir que la simple bienveillance, d'une génération à la suivante, est chose rare. Son rapide succès lui avait déjà fait éprouver cette sensation, la plus amère peut-être des années d'apprentissage: l'envie rencontrée chez les maîtres que l'on admire le plus, à l'école desquels on s'est formé, à qui l'on voudrait tant offrir son brin de laurier. Chez Claude Larcher le goût du talent des autres était aussi instinctif, aussi vivant que s'il n'eût pas eu déjà quinze années de plume. Et cette amitié plus que précieuse, unique, allait sombrer!... Mais était-ce sa faute, à lui, René, qui se retournait dans son lit, prenant et reprenant ses souvenirs l'un après l'autre? Pourquoi Larcher avait-il parlé à l'atroce Colette comme il avait fait? Pourquoi avait-il trahi son jeune ami, son frère cadet? Pourquoi?... Cette douloureuse question conduisait René à des idées dont il se détournait instinctivement. Le célèbre « Calomniez, calomniez, il en reste toujours quelque chose » de Basile, traduit une des plus tristes et des plus indiscutables vérités sur le cœur humain. Certes René se serait méprisé de douter de Suzanne après leur explication. Mais il y a un résidu empoisonné de méfiance que laisse dans l'âme tout soupçon, même dissipé, et si le jeune homme avait osé regarder jusqu'au fond de son être, il en aurait trouvé la preuve dans la curiosité maladive qu'il ressentait d'apprendre par Claude lui-même les raisons complètes de la mensongère accusation lancée contre sa maîtresse. Cette curiosité, les réminiscences d'une si longue liaison, une espèce d'appréhension de revoir un homme qui, par sa situation d'aîné, avait toujours eu barre sur lui, si l'on peut dire, tout contribuait à diminuer la colère de l'amant blessé. Il s'efforçait de la retrouver en lui, comme au soir où il arpentait l'avenue de l'Opéra en sortant de la loge de Colette,—et il n'y parvenait pas. Comme tous les gens qui se savent faibles, il voulut mettre tout de suite un événement irréparable entre lui et Claude, et, quand ce dernier, introduit par Françoise, dès les neuf heures du matin, s'approcha les mains tendues, avec un « bonjour, René, » le poète garda sa main, à lui, dans sa poche. Les deux hommes restèrent un moment debout en face l'un de l'autre, et très pâles. Le visage de Larcher, hâlé par le voyage, offrait cette physionomie contractée qui révèle les ravages de l'idée fixe. Sous le coup de l'insulte, ses yeux s'étaient enflammés. René le connaissait emporté jusqu'à la folie, et il put croire que cette main dont il avait refusé l'étreinte se lèverait pour un soufflet. La volonté fut plut forte que l'orgueil offensé, et Claude reprit, d'une voix où tremblait la fureur contenue:

—« Vincy, ne me tentez pas... Mais non, vous êtes un enfant, c'est à moi d'avoir de la raison pour deux... Allons! Allons!... Écoutez, René, je sais tout, vous comprenez, tout, oui, tout... Je suis venu hier. Votre sœur m'a dit que vous étiez brouillé avec moi et bien d'autres choses qui ont commencé de m'éclairer. Votre silence m'avait frappé au cœur. Je vous avais cru l'amant de Colette. L'imbécile! Elle n'a heureusement pas deviné que c'était là le point où m'atteindre... En sortant de chez vous, j'ai couru chez elle. Je l'ai trouvée, et seule. J'ai appris là l'infamie qu'elle avait commise et ce qu'elle vous avait dit dans sa loge. Elle triomphait, la coquine. Alors j'ai pris le vrai parti... » Et il se mit à marcher de long en large, dans la chambre, absorbé dans le souvenir de la scène qu'il évoquait, et comme oublieux de son interlocuteur: « Je l'ai battue, mais battue... comme un manant. Que cela m'a fait du bien! Je l'avais jetée par terre, et je frappais, je frappais! Elle criait: Pardon! Pardon! Ah! je l'aurais tuée—avec délices! Et qu'elle était belle avec ses cheveux défaits, ses seins qui sortaient de sa robe de chambre déchirée! Elle s'est roulée à mes pieds ensuite, mais c'est moi qui n'ai pas voulu et qui suis parti... Elle pourra montrer les noirs de son corps à son amant de cette nuit, et raconter qui les lui a faits!... Que cela soulage quelquefois d'être une brute!... » Puis, s'arrêtant brusquement en face de René: « Et tout cela parce qu'elle avait touché à vous!... Oui ou non, » insista-t-il avec son même accent de colère, « est-ce à cause de ce que vous a dit cette fille que vous êtes brouillé avec moi?... »

—« C'est à cause de cela, » répondit René froidement.

—« Très bien, » reprit Claude en s'asseyant, « alors nous pouvons causer. Pas de malentendus entre nous, n'est-ce pas? Vous me permettrez donc de poser tous les points sur tous les i. Si j'ai bien compris, cette gredine de Colette vous a dit deux choses. Procédons par ordre... Voici la première: je lui aurais raconté que vous êtes l'amant de madame Moraines... Excusez-moi, » insista-t-il sur un geste du poète. « De vous à moi, et quand il s'agit de notre amitié, je me moque des solennelles conventions du monde qui défendent de nommer une femme. Je ne suis pas du monde, moi, et je la nomme... Première infamie. Colette vous a menti. Je lui avais dit ceci exactement,—je me rappelle ma phrase comme si c'était d'hier; je regrettais mes paroles en les prononçant:—Je crois que le pauvre René devient amoureux de madame Moraines...—Je ne savais rien que votre émotion quand vous m'aviez parlé de cette femme. Mais Colette vous avait vu soupant à côté d'elle et très empressé. Nous avons plaisanté, comme on plaisante sur ces hypothèses-là, sans y attacher d'autre importance, moi du moins... C'est égal. Vous étiez mon ami. Votre sentiment pouvait être sérieux, il l'était. J'ai eu tort, et je vous en demande pardon, là, franchement, et malgré l'affront que vous venez de m'infliger,—sur la foi de la dernière des filles, à moi, votre meilleur, votre plus vieil ami. »

—« Mais, malheureux! » s'écria René, « puisque vous saviez, vous, que c'était une fille, pourquoi m'avez-vous vendu à elle? Et encore, si vous n'aviez parlé que de moi, je vous pardonnerais... »

—« Passons à ce second point, » interrompit Claude avec sa même voix méthodique et résolue, « c'est-à-dire au second mensonge. Elle vous a raconté que je lui avais appris les relations de madame Moraines et de Desforges. C'est faux. Elle les savait, depuis longtemps, par tous les Salvaneys avec qui elle a dîné, soupé, flirté et le reste... Non, René, s'il y a un reproche que je m'adresse, à moi, ce n'est pas d'avoir causé de madame Moraines avec elle, je ne lui en ai rien dit qu'elle ne connût mieux que moi... C'est de ne pas en avoir parlé à cœur ouvert avec vous, lorsque vous êtes venu chez moi. Je n'ignorais rien des turpitudes de cette Colette du monde, et je ne vous les ai pas dénoncées, quand il en était temps encore!... Oui, je devais parler, je devais vous avertir, vous crier: Courtisez cette femme, séduisez-la, ayez-la, ne l'aimez pas... Et je me suis tu! Ma seule excuse, c'est que je ne la jugeais pas assez désintéressée pour entrer dans votre vie comme elle l'a fait... Je me disais: il n'a pas d'argent, il n'y a pas de danger... »

—« Ainsi, » s'écria René qui se contenait à peine depuis que Claude avait commencé de parler de Suzanne en de pareils termes, « vous croyez aux infamies que Colette m'a rapportées sur madame Moraines et le baron Desforges? »

—« Si j'y crois? » répondit Larcher en regardant son ami avec étonnement. « Suis-je donc un homme à inventer une histoire comme celle-là sur une femme? »

—« Lorsqu'on a fait la cour à cette femme, » dit le poète en prononçant ces mots très lentement, et leur donnant l'intonation du plus pur mépris, « et qu'elle vous a repoussé, c'est bien le moins pourtant qu'on la respecte!... »

—« Moi! » s'écria Claude, « moi! j'ai fait la cour à madame Moraines! Moi! moi! moi!... Je comprends, elle vous l'a dit... » Il éclata de son rire nerveux... « Quand nous racontons de ces traits-là dans nos pièces, on nous accuse de les calomnier, les gueuses! Les calomnier! Comme si c'était possible! Toutes les mêmes. Et vous l'avez crue!... Vous avez cru de moi, Claude Larcher, cette vilenie que je déshonorais une honnête femme, par vengeance d'amour-propre blessé? Voyons, René, regardez-moi bien en face. Est-ce que j'ai la figure d'un hypocrite? Est-ce que vous m'avez jamais connu tel? Vous ai-je prouvé que je vous aimais? Hé bien! Je vous donne ma parole d'honneur que celle-là vous a menti, comme Colette. Elle a voulu nous brouiller, comme Colette. Ah! Les scélérates! Et j'étais là-bas, je mourais de douleur, et pas un mot de pitié parce qu'entre deux baisers cette drôlesse, pire que les autres, m'avait accusé d'une saleté!... Oui, pire que les autres. Elles se vendent, pour du pain; et celle-là, pourquoi? Pour un peu de ce misérable luxe des parvenus d'aujourd'hui. »

—« Taisez-vous, Claude, taisez-vous, » dit René d'une voix terrible. « Vous me tuez. » Une tempête de sentiments s'était déchaînée en lui, soudaine, furieuse, indomptable. Il ne doutait pas que son ami ne fût sincère, et cette sincérité, jointe à l'accent de conviction avec lequel Claude avait parlé de Desforges, imposait au malheureux amant une vision de la fausseté de Suzanne, si douloureuse qu'il ne put pas la supporter. Il ne se possédait plus, et s'élançant sur son cruel interlocuteur, il le saisit par les revers de son veston et les lui secoua si fort qu'un parement de l'habit se déchira: « Quand on vient affirmer des choses pareilles à un homme sur la femme qu'il aime, on lui en donne des preuves, entendez-vous, des preuves, des preuves... »

—« Vous êtes fou, » repartit Claude en se dégageant, « des preuves, mais tout Paris vous en donnera, mon pauvre enfant! Ce n'est pas une personne, c'est dix, c'est vingt, c'est trente, qui vous raconteront qu'il y a sept ans les Moraines étaient ruinés. Qui a placé Moraines dans une compagnie d'assurances? Desforges. Il est administrateur de cette compagnie, comme il est administrateur du Nord, député, ancien conseiller d'État, que sais-je? Mais c'est un personnage énorme que Desforges, sans qu'il en ait l'air, et qui peut suffire à bien d'autres dépenses! Qui trouvez-vous là quand vous allez rue Murillo? Desforges. Quand vous rencontrez madame Moraines au théâtre? Desforges... Et vous croyez que le lascar est un homme à filer l'amour platonique avec cette femme jolie et mariée à son cocquebin de mari? C'est bon pour vous et moi, ces bêtises-là. Mais un Desforges!... Ah! çà, où avez-vous donc vos yeux et vos oreilles quand vous êtes chez elle? »

—« Je n'y suis allé que trois fois, » dit René.

—« Que trois fois? » répéta Claude, et il regarda son ami. Les plaintives confidences d'Émilie, la veille, ne lui avaient laissé aucun doute sur les rapports de Suzanne et du jeune homme. Cette imprudente exclamation lui fit entrevoir quel caractère singulier ces rapports avaient dû revêtir. « Je ne vous demande rien, » continua-t-il; « il est arrêté que l'honneur nous ordonne de nous taire sur ces femmes-là, comme si l'honneur véritable ne consisterait pas à dénoncer au monde entier leur infamie. On épargnerait tant d'autres victimes!... Des preuves? Vous voulez des preuves. Mais cherchez-en vous-même. Je ne connais que deux moyens pour savoir les secrets d'une femme: ouvrir ses lettres ou la faire suivre. Soyez tranquille, madame Moraines n'écrit jamais... Faites-la filer... »

—« Mais c'est ignoble ce que vous me conseillez là! » s'écria le poète.

—« Il n'y a rien de noble ou d'ignoble en amour, » répliqua Larcher. « Moi qui vous parle, je l'ai bien fait. Oui, j'ai mis des agents aux trousses de Colette!... Une liaison avec une coquine, mais c'est la guerre au couteau, et vous regardez si le vôtre est propre... »

—« Non, non, » répondit René en secouant la tête, « je ne peux pas. »

—« Alors, suivez-la vous-même! » continua l'implacable logicien, « je connais mon Desforges. C'est quelqu'un, ne vous y trompez pas. Je l'ai pioché autrefois, quand je croyais encore à cette sottise, l'observation, pour avoir du talent. Cet homme est un étonnant mélange d'ordre et de désordre, de libertinage et d'hygiène. Leurs rendez-vous doivent être réglés, comme tout dans sa vie: une fois par semaine et à la même heure, pas trop près du déjeuner, ça troublerait sa digestion; pas trop près du dîner, ça gênerait ses visites, son besigue au cercle. Espionnez-la donc. Avant huit jours vous saurez à quoi vous en tenir. Je voudrais vous dire que j'ai des doutes sur l'issue de cette enquête!... Ah! mon pauvre enfant, et c'est moi qui vous ai jeté dans cette fange! Vous aviez une vie si heureuse ici, et je suis venu vous prendre par la main pour vous mener dans ce monde infâme où vous avez rencontré ce monstre. Et si ce n'avait pas été celle-là, ç'aurait été une autre... Tous ceux que j'aime, je leur fais du mal!... Mais dites-moi donc que vous me pardonnez! J'ai besoin de votre amitié, voyez-vous. Allons, un bon mouvement... » Et comme Claude tendait les mains au jeune homme, ce dernier les prit, les serra de toute sa force et se laissa tomber sur un fauteuil, le même où Suzanne s'était assise, en fondant en larmes et s'écriant:

—« Mon Dieu! que je souffre!... »

Claude avait donné huit jours à son ami. Quatre ne s'étaient pas écoulés que René arrivait à l'hôtel Saint-Euverte par une fin d'après-midi, le visage si bouleversé que Ferdinand ne put se retenir d'une exclamation en lui ouvrant la porte:

—« Mon pauvre monsieur Vincy » dit le brave domestique, « est-ce que vous allez être comme Monsieur, à vous brûler le sang? »

—« Mon Dieu! Que se passe-t-il? » s'écria Claude quand René entra dans le fameux « souffroir. » L'écrivain était assis à sa table, qui travaillait en fumant. Il jeta sa cigarette, et, à son tour, son visage exprima l'anxiété la plus vive.

—« Vous aviez raison, » dit René d'une voix étranglée, « c'est la dernière des femmes. »

—« L'avant-dernière, » interrompit Claude avec amertume, et, parodiant le mot célèbre de Chamfort: « il ne faut par décourager Colette... Mais qu'avez-vous fait? »

—« Ce que vous m'avez conseillé, » répondit René avec une âpreté d'accent singulière, « et c'est moi qui viens vous demander pardon d'avoir douté de vous... Oui, je l'ai épiée. Quelles sensations! Un jour, deux jours, trois jours... Rien. Elle a fait des visites, couru des magasins, mais Desforges est venu rue Murillo chacun de ces jours-là! Quand je le voyais entrer, du fond de mon fiacre qui stationnait au coin de la rue, j'avais des sueurs d'agonie... Enfin, aujourd'hui, à deux heures, elle sort en voiture. Mon fiacre la suit. Après deux ou trois courses, sa voiture arrête devant Galignani, vous savez, le libraire anglais, sous les arcades de la rue de Rivoli. Elle en descend. Je la vois qui parle à son cocher, et le coupé qui repart à vide. Elle marche quelques pas sous les arcades. Elle avait une toilette sombre.—Si je la lui connais, cette toilette!...—Mon cœur battait. J'étais comme fou. Je sentais que je touchais à une minute décisive. Je la vois qui disparaît sous une porte cochère. J'entre derrière elle. Je me trouve dans une grande cour avec une espèce de passage à l'autre extrémité. La maison avait une autre sortie rue du Mont-Thabor. Je fouille du regard cette dernière rue... Non. Elle n'aurait pas eu le temps de filer... À tout hasard, je m'installe, surveillant la porte. Si elle avait là un rendez-vous, elle ne sortirait point par où elle était entrée. J'ai attendu une heure et quart dans une boutique de marchand de vins, juste en face. Au bout de ce temps, je l'ai vue reparaître, un double voile sur la figure... Ah! ce voile et cette démarche! C'est comme la robe, je les connais trop pour m'y tromper... Elle était sortie, elle, par la rue du Mont-Thabor. Son complice devait s'échapper par la rue de Rivoli. J'y cours. Après un quart d'heure, la porte s'ouvre et je me trouve face à face, vous devinez avec qui?... Avec Desforges! Cette fois, je la tiens, la preuve!... Ah! la coquine!... »

—« Mais non! Mais non! » répondit Claude, « c'est une femme, et toutes se valent. Voulez-vous que je vous rende confidence pour confidence, c'est-à-dire horreur pour horreur? Vous savez comme Colette me traitait quand je lui mendiais un peu de pitié? Je l'ai battue, l'autre soir, comme un portefaix, et voici ce qu'elle m'écrit. Tenez... » et il tendit à son ami un billet qu'il avait, ouvert devant lui, sur sa table. René le prit machinalement, et il put lire les lignes suivantes:


Deux heures du matin.

Tu n'es pas venu, m'amour, et je t'ai attendu jusqu'à maintenant. Je t'attendrai encore aujourd'hui toute la journée, et ce soir, chez moi, depuis l'heure où je rentrerai du théâtre. Je suis de la première pièce et je me dépêcherai. Je t'en supplie, viens m'aimer. Pense à ma bouche. Pense à mes cheveux blonds. Pense à nos caresses. Pense à celle qui t'adore, qui ne peut se consoler de t'avoir fait de la peine et qui te veut, comme elle t'aime—follement,

Ta petite Colette.


—« Pour une lettre d'amour, c'est une lettre d'amour, hein? » dit Larcher avec une espèce de joie féroce. « C'est plus cruel que le reste, d'être aimé ainsi, parce que l'on s'est conduit comme un Alphonse! Mais, je n'en veux plus, ni d'elle, ni d'aucune autre... Je hais l'amour maintenant, et je vais m'amputer le cœur. Faites comme moi. »

—« Est-ce que je le peux? » répondit René. « Non! Vous ne savez pas ce que cette femme était pour moi!... » Et tout d'un coup, s'abandonnant à toutes les fureurs de la passion qui grondaient en lui, il commença de gémir, la face convulsée, versant des pleurs, tordant ses mains. « Vous ne le savez pas, ni combien je l'ai aimée, ni combien j'ai cru en elle, ni ce que je lui ai sacrifié! Et puis cette chose hideuse, elle, dans les bras de ce Desforges! Ah!... »—et il fut comme secoué par une nausée. « Elle m'aurait trompé avec un autre seulement, avec un homme à qui je pourrais penser avec haine, avec rage,—mais sans ce dégoût... Voyez, je ne peux même pas être jaloux de celui-là...—Pour de l'argent! Pour de l'argent!... » Et se levant et serrant le bras de Claude avec frénésie: « Il est administrateur du Nord, vous me l'avez dit... Hé! bien! savez-vous ce qu'elle m'a proposé l'autre jour?... De me faire gagner de l'argent d'après ses conseils... Moi aussi, j'aurais été entretenu par le baron... C'est tout naturel, n'est-ce pas, que le vieux paie tout, et la femme, et le mari, et l'amant de cœur!—Ah! si je pouvais!... Elle va être à l'Opéra ce soir: si j'y allais? Si je la prenais par les cheveux et si je lui crachais au visage, là, devant son monde, en leur criant à tous qu'elle est une fille, la plus dégradée, la plus malpropre des filles?... » Puis se laissant retomber sur sa chaise et fondant en larmes: « Elle m'a pris... si vous aviez vu, heure par heure!... Vous m'aviez bien dit de me méfier des femmes! Mais quoi! Vous aimiez une Colette, une actrice, une créature qui avait eu des amants avant vous! Au lieu qu'elle!... Il n'y a pas une ligne de son visage qui ne jure que c'est impossible, que j'ai rêvé... C'est comme si j'avais vu mentir les anges... Oui, je tiens la preuve, la preuve certaine... Elle descendait ce trottoir de la rue du Mont-Thabor, avec ce même pas... Pourquoi ne lui ai-je pas couru dessus, là, dans cette rue, au seuil de cette porte infâme? Je l'aurais étranglée de mes mains, comme une bête... Ah! Claude, mon bon Claude! et moi qui ai pu vous en vouloir à cause d'elle!... Et l'autre! J'ai marché sur le plus noble cœur, je l'ai piétiné, pour aller vers ce monstre!... Ce n'est que justice, j'ai tout mérité!... Mais qu'est-ce qu'il y a donc dans la nature qui puisse produire de pareils êtres?... »

Longtemps, longtemps, cette lamentation continua. Claude l'écoutait, la tête appuyée sur sa main, sans rien répondre. Il avait souffert, et il savait que de crier sa souffrance soulage. Il plaignait le malheureux enfant qui sanglotait, de tout son cœur, et l'analyste lucide qui était en lui ne pouvait se retenir d'observer la différence entre la sorte de désespoir propre au poète et celui qu'il avait éprouvé lui-même, tant de fois, dans des circonstances semblables. Il ne se souvenait pas d'avoir jamais, même à ses pires heures, agonisé ainsi sans se regarder mourir, au lieu que René lui donnait le spectacle d'une créature vraiment jeune et sincère, qui ne tient pas un miroir à la main pour y étudier ses larmes. Ces étranges réflexions sur la diversité de la forme des âmes, ne l'empêchèrent pas d'avoir mieux qu'une sympathie, une émotion profonde dans la voix, pour reprendre enfin, lorsque René s'arrêta de sa plainte:

—« Notre cher Henri Heine l'a dit: L'amour, c'est la maladie secrète du cœur... Vous en êtes à la période d'invasion... Voulez-vous le conseil d'un vétéran du lazaret? Bouclez votre malle et mettez des lieues et des lieues entre vous et cette Suzanne... Un joli nom et bien choisi! Une Suzanne qui se ferait payer par ses vieillards!... À votre âge, vous guérirez vite... J'ai bien guéri, moi. Si je sais comment et quand, par exemple!... J'en suis encore stupéfié... Mais voilà trois jours que je n'aime plus Colette!... En attendant, je ne veux pas vous laisser seul; venez dîner avec moi. Nous boirons sec et nous ferons de l'esprit. Cela venge des misères du cœur... »

René était tombé, au sortir de sa lamentation, dans cette espèce de coma moral qui succède aux grands éclats de douleur. Il se laissa conduire, comme un halluciné, par la rue du Bac, puis la rue de Sèvres et le boulevard, jusqu'à ce restaurant Lavenue qui fait le coin de la gare Montparnasse, et que hantèrent longtemps plusieurs peintres et sculpteurs célèbres de notre époque. Les deux écrivains s'installèrent dans un cabinet particulier que désigna Claude, et sur la glace duquel il retrouva vite le nom de Colette, gravé gauchement entre des vingtaines d'autres. Il montra ce souvenir d'anciennes soirées à son ami, puis, se frottant les mains et répétant: « Il faut ironiser son passé, » il ordonna un menu des plus compliqués, il demanda deux bouteilles du Corton le plus vieux, et, durant tout le dîner, il ne cessa d'émettre ses théories sur les femmes, tandis que son compagnon mangeait à peine et regardait dans son souvenir le divin visage auquel il avait tant cru! Était-ce bien possible qu'il ne rêvât point, que sa Suzanne fût une de celles dont Claude parlait avec tant de mépris?

—« Surtout, » disait ce dernier, « ne vous vengez pas. La vengeance sur l'amour, voyez-vous, c'est comme de l'alcool sur du punch qui brûle. On s'attache aux femmes par le mal qu'on leur fait, autant que par celui qu'elles nous font. Imitez-moi, pas le moi d'autrefois, celui d'aujourd'hui, qui boit, qui mange, qui se moque de Colette, comme Colette s'est moquée de lui. L'absence et le silence, voilà l'épée et le bouclier dans cette bataille. Colette m'écrit, je ne lui réponds pas. Elle est venue rue de Varenne. Porte close. Où je suis? Ce que je fais? Elle n'en sait rien. Voilà qui les enrage plus que tout le reste. Une supposition. Vous partez demain matin pour l'Italie, l'Angleterre, la Hollande, à votre choix. Suzanne est là, qui vous croit en train de communier pieusement sous les espèces de ses mensonges, et vous êtes, vous, dans votre angle de wagon, à regarder fuir les fils du télégraphe et à vous dire:—À deux de jeu, mon ange.—Et puis, dans trois jours, dans quatre ou dans cinq, l'ange commence à s'inquiéter. Il envoie un domestique, avec un billet, rue Coëtlogon. Et le domestique revient:—M. Vincy est en voyage!—En voyage?... Et les jours se succèdent, et M. Vincy ne revient pas, il n'écrit pas, il est heureux ailleurs. Que je voudrais être là, pour voir la tête du Desforges, quand elle passera sur lui sa colère. Car avec ces équitables personnes, c'est toujours à celui qui reste de payer pour celui qui s'en va. Mais qu'avez-vous?... »

—« Rien, » dit René à qui Claude venait de faire mal en prononçant le nom haï du baron, « je pense que vous avez raison, et je quitterai Paris demain sans la revoir... »

C'est sur une phrase pareille que les deux amis se séparèrent. Claude avait voulu reconduire son ami jusqu'à la rue Coëtlogon. Il lui serra la main devant la grille, en lui répétant:

—« J'enverrai Ferdinand dès le matin s'informer de l'heure où vous partez. Le plus tôt sera le mieux, et sans la revoir, surtout, sans la revoir! »

—« Soyez tranquille, » répondit René.

—« Le pauvre enfant! » songea Claude en remontant la rue d'Assas. Il marchait lentement du côté des fiacres qui stationnent le long de l'ancien couvent des Carmes, au lieu de reprendre le chemin de sa propre maison. Il se retourna pour vérifier si réellement son compagnon avait disparu. Il s'arrêta quelques minutes, en proie à une visible hésitation. Il regarda le cadran de la guérite de l'inspecteur, et put y voir que l'aiguille marquait dix heures un quart.

—« Le théâtre commence à huit heures et demie, le temps de changer de costume... Bah! » continua-t-il tout haut en se parlant à lui-même... « Je serais trop bête de manquer une nuit pareille... Cocher, cocher, » et il réveilla l'homme endormi sur le siège du fiacre dont le cheval lui avait semblé le plus rapide, « rue de Rivoli, au coin de la statue de Jeanne d'Arc, et allez bon train. »

Le fiacre détala et croisa le coin de la rue Coëtlogon. « Il pleure maintenant, » se dit Claude, « s'il me voyait, tout de même, aller chez Colette!... » Il ne se doutait guère qu'à peine rentré chez lui, le jeune homme avait demandé à sa sœur stupéfiée qu'on lui préparât son costume de soirée. La pauvre Émilie voulut l'interroger; elle fut accueillie par un « je n'ai pas le temps de causer... » si sec et si dur qu'elle n'osa pas insister. C'était un vendredi, et René, comme il l'avait dit à Claude, savait que Suzanne était maintenant à l'Opéra. Il avait calculé que c'était sa soirée de quinzaine. Pourquoi l'idée de la revoir sans plus tarder, s'était-elle emparée de lui, avec tant de force, qu'il bouscula sa sœur tour à tour et Françoise? Allait-il réaliser sa menace et insulter sa perfide maîtresse en public? Ou bien voulait-il repaître ses yeux de cette beauté si menteuse, une dernière fois avant son départ? Il avait pu, l'autre semaine, quand il courait au Gymnase après l'entretien avec Colette, se raisonner et discuter son soudain projet. L'analogie extérieure de cette démarche avec celle d'aujourd'hui lui fit mieux sentir, tandis que la voiture l'emportait vers l'Opéra, combien tout avait changé en lui et autour de lui, et en si peu de temps. Avec quelle espérance il se rendait au théâtre alors, et maintenant sur quelle pensée de désespoir! Et pourquoi cette démarche?... Il se posa cette question en gravissant l'escalier, mais il se sentait poussé par une force supérieure à tout calcul, à tout désir. Depuis qu'il avait vu Suzanne entrer dans la maison de la rue du Mont-Thabor et en sortir, il agissait comme un automate. Lorsqu'il s'assit dans son fauteuil d'orchestre, le ballet de Faust, que l'on donnait ce soir-là, était sur le point de s'achever. La première impression de la musique sur ses nerfs tendus fut un attendrissement presque morbide; des larmes affluèrent à ses yeux, si abondantes qu'elles brouillaient le verre de sa lorgnette, quand il la braqua sur la portion de la salle où se trouvait la baignoire de Suzanne,—cette baignoire où elle lui était apparue si divinement pudique et jolie au lendemain de la soirée chez la comtesse Komof, ni plus pudique ni plus jolie que maintenant... Elle se tenait sur le devant, dans une toilette bleue cette fois, avec des perles autour de son cou délicat et des diamants dans ses cheveux blonds. Une autre femme, que René n'avait jamais vue, était assise auprès d'elle, brune toute en blanc et parée de bijoux. Trois hommes s'apercevaient dans l'ombre de la loge. L'un était inconnu du poète, les deux autres étaient Moraines et Desforges. Oui, le malheureux les tenait tous les trois sous ses yeux: cette femme vendue à ce viveur âgé, et ce mari qui en profitait.—Du moins, René le croyait ainsi.—Ce tableau d'infamie changea son attendrissement en fureur. Tout se réunissait pour l'affoler: l'indignation de rencontrer tant de grâce idéale sur le visage de cette Suzanne qui, cette après-midi encore, s'échappait, furtive, d'un rendez-vous immonde, la jalousie physique, portée à son comble par la présence du rival heureux, enfin une espèce d'impuissante humiliation à retrouver cette perfide maîtresse, heureuse, admirée, dans l'éclat de sa royauté mondaine, tandis qu'il était là, lui, sa victime, à mourir de douleur, sans l'avoir châtiée!

Le ballet fini, et quand l'entr'acte commença, René en était arrivé à cette crise de la colère que le langage quotidien appelle si justement la rage froide. Durant ces minutes-là, et par un contraste analogue à celui qui s'observe dans certains accès de folie lucide, la frénésie de l'âme s'accompagne d'une complète domination des nerfs. L'homme peut aller et venir, sourire et causer, il a toutes les apparences du calme, et, au dedans de lui, c'est un tourbillon d'idées meurtrières. Les pires audaces alors semblent toutes naturelles, et aussi les pires cruautés. Une idée avait traversé le cerveau du poète: aller dans cette loge où trônait madame Moraines, et lui dire tout son mépris! Comment? Il ne s'en inquiétait guère. Ce qu'il savait, c'est qu'il lui fallait se soulager, quoi qu'il dût en résulter. En suivant le couloir, à ce moment rempli d'élégants de tous âges, il était à ce point aliéné de lui-même, qu'il heurta plusieurs personnes sans seulement y prendre garde ni prononcer un mot d'excuse. Il demanda enfin à l'ouvreuse de lui indiquer la sixième baignoire à partir de l'avant-scène à droite.

—« Celle de M. le baron Desforges? » dit cette femme.

—« Parfaitement, » répondit-il « il paie aussi le théâtre, » pensa-t-il, « c'est trop naturel!... » Mais déjà on lui avait ouvert la porte, il avait traversé le petit salon qui précédait la loge proprement dite, il voyait Moraines se retourner, lui sourire avec sa franche et simple physionomie, et l'excellent homme lui secouait la main à l'anglaise, en lui disant, comme s'ils fussent habitués à se rencontrer chaque jour:

—« Vous allez bien?... » Et, interpellant sa femme qui avait aperçu René sans que rien, sur son visage, marquât le moindre étonnement: « Ma bonne amie, » fit-il, « Monsieur Vincy... »

—« Mais je n'ai pas oublié Monsieur, » répondit Suzanne en saluant le visiteur d'une gracieuse inclinaison de la tête, « bien qu'il paraisse, lui, m'avoir oubliée... »

La parfaite aisance avec laquelle cette phrase fut prononcée, le sourire qui la souligna, l'obligation honteuse de serrer la main à ce mari qu'il considérait comme un souteneur légal, et de saluer le baron Desforges en même temps que les autres personnes présentes dans la loge, tous ces petits détails contrastaient trop fortement avec la fièvre intérieure du jeune homme pour qu'il n'en demeurât pas, quelques minutes, comme déconcerté. La vie mondaine est ainsi. Des scènes tragiques s'y produisent, mais sans éclat et parmi les fausses amabilités des conversations, les habituels compromis des manières et le futil décor du plaisir, Moraines avait offert un siège à René derrière Suzanne, et celle-ci le questionnait sur ses goûts musicaux, avec autant d'apparente indifférence que si cette visite n'eût pas eu pour elle une signification redoutable. Desforges et Moraines causaient avec l'autre, dame. René les entendait faire des remarques sur la composition de la salle. Il n'était pas habitué, lui, à cette maîtrise de soi qui permet aux femmes du monde de parler chiffons ou musique avec une dévorante anxiété au fond de leur cœur. Il balbutiait des réponses aux phrases de Suzanne, sans comprendre lui-même ce qu'il disait. À une seconde, et comme elle se penchait un peu de son côté, il respira le parfum d'héliotrope qu'elle employait d'ordinaire. Cette impression remua en lui le souvenir des baisers qu'il lui avait donnés. Il osa enfin la regarder. Il vit ces lèvres sinueuses, ce teint rosé, ces prunelles bleues, ces cheveux blonds, ces épaules et cette gorge où sa bouche avait erré, dont ses mains retenaient dans leur paume la forme divine. Ses yeux exprimèrent alors une sorte de sauvage délire dont madame Moraines eut presque peur. Elle avait bien compris, rien qu'à l'apparition du jeune homme, qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire; mais elle était sous le regard de Desforges, et il s'agissait de ne pas commettre une seule faute. D'autre part, la moindre imprudence de René pouvait la perdre. Toute sa vie dépendait d'un geste, d'un mot du jeune homme, et elle le savait si instinctif qu'il était capable de prononcer ce mot, de faire ce geste! Elle prit l'éventail et le mouchoir de dentelle qu'elle avait posés sur le devant de la loge, et elle se leva en passant sa main sur son front:

—« J'ai trop chaud ici, » fit-elle, en s'adressant au poète qui s'était levé en même temps qu'elle... « Voulez-vous venir dans le petit salon, nous y serons mieux pour causer. »

Quand ils furent assis tous deux sur le canapé de cette étroite antichambre, elle lui dit à voix haute:

—« Y a-t-il longtemps que vous n'avez vu notre amie madame Komof? » Puis, à voix basse: « Qu'as-tu, mon amour? Que se passe-t-il? »

—« Il y a, » répondit René en étouffant sa voix, « que je sais tout, et que je suis venu vous dire que vous êtes la dernière des femmes... Ce n'est pas la peine de me répondre... Je sais tout, vous dis-je, je sais à quelle heure vous êtes allée dans la maison de la rue du Mont-Thabor et à quelle heure vous en êtes sortie, et qui vous y avez retrouvé... Ne mentez pas; j'étais là, je vous ai vue. C'est la dernière fois que je vous parle, mais vous entendez: vous êtes une misérable, une misérable... »

Suzanne s'éventait tandis qu'il lui jetait ces phrases terribles. L'émotion du coup qu'elles lui portaient ne l'empêcha pas de sentir qu'il fallait à tout prix couper court à cette scène avec cet amant affolé, qui visiblement ne se possédait plus. Elle se pencha du côté de la loge et elle appela son mari:

—« Paul, » dit-elle, « voyez donc si la voiture est avancée... Je ne sais pas ce que j'ai, si c'est la chaleur de la salle, mais je viens d'avoir un étourdissement... Vous m'excuserez, monsieur Vincy? »

—« C'est extraordinaire, » disait Moraines au poète, qui dut sortir de la loge avec le mari, « elle avait été si gaie ce soir... Mais ces salles de théâtre sont trop mal aérées... Elle aura été désolée de n'avoir pu causer avec vous davantage, elle admire tant votre talent! Revenez nous voir... À bientôt, cher monsieur... »

Et il secoua de nouveau avec sa force habituelle la main du jeune homme, qui le regarda disparaître du côté du vestibule où se tenaient les valets de pied attendant leurs maîtres. Les premières mesures du cinquième acte de Faust commençaient à se faire entendre. Il eut un nouvel accès de rage qui se soulagea par ce mot jeté presque à voix haute dans le couloir, maintenant désert:

—« Ah! Je me vengerai! »


XVIII

LE PLUS HEUREUX DES QUATRE

Suzanne connaissait trop bien le coup d'œil du baron Desforges pour s'imaginer que la scène de la loge lui eût échappé tout entière. Qu'en avait-il saisi? Que pensait-il? C'étaient pour elle deux questions d'une importance capitale. Il lui fut impossible d'y répondre durant les minutes qu'ils mirent, elle appuyée à son bras et lui la soutenant comme s'il l'eût réellement crue souffrante, depuis la baignoire jusqu'au bas de l'escalier qui donne sur le portique réservé aux voitures. Le visage du baron était demeuré impénétrable. Elle-même ne se sentait pas la force d'employer ses facultés habituelles d'observation. La comédie de son malaise n'avait été qu'à moitié jouée, tant le coup subit de cet entretien avec René l'avait frappée d'épouvante et aussi de douleur. Elle avait pu craindre que le jeune homme, évidemment hors de lui, ne fît un éclat et ne la perdît à jamais. En même temps, sa passion très sincère, très vivante, avait saigné de ce terrible outrage et de cette découverte plus terrible encore. Tandis que, relevant sa robe à traîne, elle assurait sur les marches ses souliers de satin bleu, elle était secouée d'un frisson, comme il arrive au sortir d'un mortel danger que l'on a eu pourtant le courage de braver. Elle souriait à demi, avec des lèvres frémissantes dans un visage qu'envahissait la pâleur. Ce fut un véritable soulagement pour elle que de s'asseoir dans l'angle de son coupé où son mari prit place auprès d'elle. Devant lui, du moins, elle n'avait pas besoin de se dominer. Au moment où le cheval partit, elle se pencha, comme pour un dernier salut. La clarté d'un bec de gaz portait en plein sur le masque du baron qui exprimait maintenant sa vraie pensée. Suzanne ne s'y méprit pas une seconde:

—« Il sait tout... » dit-elle. « Que devenir?... »

Le coupé avait disparu depuis un instant que Desforges était encore là, qui tiraillait sa moustache,—signe chez lui d'une préoccupation extrême. Comme il faisait beau, il n'avait pas commandé sa voiture. C'était son habitude, par les temps secs, de marcher jusqu'à son cercle favori, rue Boissy-d'Anglas, depuis l'endroit où il avait passé la soirée, même quand cet endroit était un petit théâtre situé à l'autre extrémité des boulevards. Tout en fumant son cigare, le troisième de la journée,—le docteur Noirot n'en permettait pas davantage,—il aimait à traverser Paris, son Paris qu'il se piquait avec raison de connaître et de goûter comme personne. Ce n'était pas un cosmopolite que Desforges, il avait en horreur les voyages, ce qu'il appelait « la vie de colis. » Cette promenade à pied le soir, c'était son délice. Il en profitait pour « faire sa caisse, »—c'était un de ses mots,—pour repasser en esprit les divers incidents de la journée, et mettre en parallèle ses recettes d'un côté, ses dépenses de l'autre: « Avoir fait du massage, de l'escrime, du cheval le matin... » Colonne des recettes, c'était emmagasiner de la santé. « Avoir bu du bourgogne à dîner, ou du porto rouge, son péché mignon, ou mangé des truffes, ou aimé Suzanne... » Colonne des dépenses... Quand il s'était permis un petit excès contraire aux règles très réfléchies de sa conduite, il pesait avec soin le pour et le contre, et il concluait par un « ça valait » ou « ça ne valait pas la peine... » motivé comme un arrêt de justice. Et puis ce Paris, où il habitait depuis sa plus lointaine enfance, lui était toujours une occasion de souvenir. Le cynisme se joignait en lui à la finesse, et il ne pratiquait pas que l'épicuréisme des sens. Il professait l'art de jouir des bonnes heures en se les rappelant. Dans telle maison, il avait eu des rendez-vous avec une charmante maîtresse; telle autre lui remémorait des dîners exquis en compagnie fine. « Il faut se faire quatre estomacs, comme les bœufs, pour ruminer, » disait-il, « ils n'ont que cela de bon, je le leur ai pris. » Mais quand la voiture des Moraines fut partie, par ce soir de mois de mai qui était pourtant bien tiède, bien doux, et quoique la journée eût été pour lui particulièrement heureuse jusqu'à la visite de René Vincy dans la baignoire, il commença sa promenade sur les impressions les plus tristes et les plus amères. Suzanne ne s'y était pas méprise. Il savait tout. Cette entrée du poète l'avait saisi d'autant plus, que, cette après-midi même, en sortant de la maison de ses rendez-vous par la rue de Rivoli, il s'était trouvé nez à nez avec le jeune homme qui l'avait regardé fixement: « Où diable ai-je vu cette figure-là? » s'était vainement demandé Desforges. « Où avais-je la tête? » s'était-il dit quand Paul Moraines avait nommé René Vincy à Suzanne. Tout de suite, à la physionomie du visiteur, il avait flairé un mystère. Quand Suzanne avait passé dans l'arrière-salon, il s'était placé de manière à suivre l'entretien du coin de l'œil. Sans entendre ce que disait le poète, il avait deviné à l'expression de ses yeux, aux plis de son front, au geste de sa main, qu'il faisait une scène à Suzanne. La fausse indisposition de cette dernière ne l'avait pas dupé un quart de minute. Il était de ceux qui ne croient aux migraines des femmes que sous bénéfice d'inventaire. Le tremblement de la main de sa maîtresse sur son bras, en descendant l'escalier, avait achevé de le convaincre; et, maintenant, en traversant la place de l'Opéra, au lieu de s'extasier comme d'ordinaire sur la vaste perspective de l'avenue éclairée depuis peu à l'électricité ou sur la façade du théâtre qu'il déclarait préférer à toutes les Notre-Dame, il se formulait à lui-même les vérités les plus mortifiantes.

—« J'ai été mis dedans, » se disait-il, « à mon âge! Voilà qui est un peu fort... et pour qui? » Toutes les circonstances se combinaient pour lui rendre cette humiliation plus cruelle: la perfection de ruse avec laquelle Suzanne l'avait trompé, sans qu'il pût concevoir un soupçon, un seul;—la soudaineté foudroyante de la découverte;—la qualité de son rival enfin, un petit jeune homme, un écrivailleur de hasard! Vingt détails lui revenaient, pêle-mêle, et les uns plus désolants que les autres: la piteuse et gauche mine qu'il avait trouvée au poète lors de leur unique rencontre, le lendemain de la soirée à l'hôtel Komof; des rêveries de Suzanne, depuis inexplicables, et auxquelles il avait pris à peine garde, des allusions faites par elle à des visites du matin chez le dentiste, au Louvre ou au Bon-Marché. Et il avait tout avalé, lui, le baron Desforges! « J'ai été trop bête! » se répéta-t-il à voix haute. « Mais comment a-t-elle pu?... » Ce qui achevait de l'accabler, c'était de ne pas comprendre la façon dont elle s'y était prise, même à cet instant où l'attitude de René dans la loge ne lui laissait aucun doute. Non, il n'y avait pas de doute possible. Pour qu'il se fût permis cette scène, et que Suzanne l'eût prise de la sorte, il fallait qu'elle fût sa maîtresse. « Mais comment? » se demandait-il, « elle ne l'a pas reçu chez elle, je l'aurais su par Paul. Elle ne l'a pas vu dans le monde. Il ne va nulle part... » Il dit encore une fois: « J'ai été trop bête!... » Et il ressentit un véritable mouvement de colère contre celle qui était la cause du trouble pénible auquel il était en proie. Il avait dépassé le café de la Paix, et il dut écarter deux femmes qui l'abordaient avec des discours infâmes. « Ma foi, » se dit-il, « elles se valent toutes!... » Il fit encore quelques pas et s'aperçut qu'il avait laissé son cigare s'éteindre. Il le jeta d'un geste presque violent: « Et les cigares sont comme les femmes... » Puis il haussa les épaules, en constatant ce mouvement de puérile humeur: « Frédéric, mon ami, » lui murmura la voix intérieure, « vous avez été une bête et vous continuez... » Il tira un second cigare de son étui, le fit craquer à son oreille, et avisa un bureau de tabac où l'allumer. Le Havane se trouvait par hasard être délicieux. Le baron en aspira la fumée en connaisseur: « J'avais tort, » pensa-t-il, « voilà qui ne trompe pas... »

Cette sensation agréable commença de changer le cours de ses idées. Il regarda autour de lui. Il était en ce moment presque à l'extrémité du boulevard. Les passants allaient et venaient, comme en plein jour. Les voitures filaient, rapides. Le gaz éclairait d'une manière presque fantastique les feuillages nouveaux des arbres. À droite, au fond, la Madeleine dressait sa masse sombre, et le ciel bleuissait, plein d'étoiles. Ce tableau parisien amusa les yeux du baron qui reprit ses réflexions avec un esprit un peu plus rasséréné; « Ah! çà, » se demanda-t-il, « serais-je jaloux? » Il lui arrivait d'ordinaire, quand on citait devant lui un exemple de cette triste passion, de hocher la tête et de dire: « On fait la cour à votre maîtresse... Mais c'est un hommage rendu à votre bon goût. »—« Moi, jaloux! Ce serait complet! » Quand nous nous sommes dressés à jouer dans le monde un certain personnage, pendant des années, nous le jouons aussi pour nous tout seuls, et en tête à tête avec nous-mêmes. Desforges eut honte de cette faiblesse,—comme un officier, envoyé en mission, la nuit, en temps de guerre, rougit d'avoir peur, et refuse d'admettre en lui cette sensation: « Ce n'est pas vrai, » se répondit le baron à lui-même, « je ne suis pas jaloux. » Il ramassa toute sa pensée et se figura Suzanne entre les bras de René. Il eut un léger chatouillement de vanité heureuse à constater que cette image, si elle ne lui était pas agréable, ne lui donnait pas non plus cette crise de souffrance aiguë qui est la jalousie. Par contraste, il revit l'entrée du poète dans la loge, son visage altéré, l'indomptable frénésie de douleur dont frémissait tout son être. C'était là un vrai jaloux, et dans la pleine crise de la funeste manie. L'antithèse entre le calme relatif qu'il venait de constater en lui et le désespoir de son rival, fut une telle flatterie pour l'orgueil du baron qu'il eut une seconde de réelle volupté. Il se surprit à prononcer son mot familier, celui qu'il tenait de son père, l'habile spéculateur, qui le tenait lui-même de sa mère, une belle et forte Normande associée à la fortune du premier baron Desforges, le préfet du grand empereur: « De la jugeotte!... »—« Et pourquoi serais-je jaloux? En quoi Suzanne m'a-t-elle trompé? Est-ce que j'attendais d'elle un amour comme cela qu'a dû rêver ce benêt de poète? À cinquante ans passés, que lui demandais-je? D'être aimable? Elle l'a été. De me faire un intérieur à côté du mien, de quoi tuer mes soirées? Elle me l'a fait. Hé bien! alors?... Elle a rencontré un garçon jeune, robuste, qui ne se ménage pas, avec une peau fraîche et qui sent bon, une jolie bouche. Elle se l'est payé. Elle ne pouvait cependant pas me demander de le lui offrir... Mais de nous deux, le cocu, c'est lui!... » Il était devant la porte de son cercle quand il se formula cette conclusion à la gauloise. La brutalité du mot qui lui était venu à l'esprit le soulagea une seconde. « C'est égal, » pensa-t-il, « que dirait Crucé? » L'adroit collectionneur lui avait autrefois vendu un faux tableau à un prix exorbitant, et Desforges nourrissait à son égard, depuis lors, cette espèce d'estime rancunière que les hommes très fins gardent à ceux qui les ont joliment dupés. Il se représenta le petit salon du club, et le futé personnage racontant l'aventure de Suzanne et de René aux deux ou trois collègues choisis parmi les plus envieux. Cette idée fut odieuse au baron, au point qu'elle l'empêcha de monter l'escalier, et il marchait dans la direction des Champs-Élysées en la combattant: « Bah! ni Crucé ni les autres n'en sauront rien. C'est encore heureux qu'elle n'ait pas choisi pour amant tel ou tel de ces gommeux d'aujourd'hui... » Et il se retourna pour regarder les fenêtres du cercle de la rue Royale qui donnent sur la place de la Concorde,—tout éclairées. « Au lieu de cela, elle a pris quelqu'un qui n'est pas du monde, que je ne rencontre jamais, et elle ne l'a ni présenté ni patronné. Il faut lui rendre cette justice qu'elle y a mis des formes... Tout à l'heure encore, si elle était si tremblante, c'est à cause de moi... Pauvre petite!... »

—« Oui, pauvre petite!... » reprit-il en continuant son monologue intérieur sous les arbres de l'avenue. « Cet animal est capable de lui faire expier durement son caprice. Était-il assez en colère, ce soir? Quel manque de goût et de savoir-vivre! Et dans ma loge!... Quelle ironie!... Si ce brave Paul n'était pas le mari que j'ai formé, elle était perdue. Et puis voilà le secret de nos rendez-vous entre ses mains. Il va falloir quitter la rue du Mont-Thabor!... Non! Ce garçon-là est inhabitable!... » C'était une de ses expressions favorites. Il eut un nouveau mouvement d'humeur, contre le poète cette fois; mais comme il se piquait d'être un homme d'esprit et de ne pas trop se duper lui-même, il s'interrompit dans cet accès: « Je vais lui en vouloir d'être jaloux de moi, maintenant. Ce serait un comble... Pensons plutôt à ce qu'il peut faire? Du chantage? Non. C'est trop jeune encore... Un article dans quelque journal? Un poète à prétentions sentimentales!... Ce ne doit pas être son genre... S'il pouvait se brouiller avec elle, par indignation?... Ce serait trop beau! Un pauvre diable, à cet âge-là, qui a de l'argent comme un crapaud des plumes, et sous la main une maîtresse jolie, amoureuse, avec tous les raffinements de l'élégance autour d'elle, et gratis, il y renoncerait!... Allons donc... Mais s'il lui demande de rompre avec moi et qu'elle soit assez folle de lui pour céder?... » Il eut la vision, immédiate et précise, des dérangements que cette rupture amènerait dans sa vie: « D'abord plus de Suzanne, et où en trouverai-je une autre, si charmante, si spirituelle, qui ait cette allure, et mes habitudes?... Et puis, que d'emplois de soirée à organiser, sans compter que je n'ai pas à Paris de meilleur ami que cet excellent Paul!... » Il eut besoin, pour se rassurer contre ces tristes éventualités, de se rappeler les liens d'intérêt qui le rendaient indispensable au ménage Moraines. « Non, » conclut-il, au moment même où il arrivait devant la porte de son hôtel du Cours-la-Reine, « elle ne me sacrifiera pas, il ne la lâchera pas, et tout s'arrangera... Tout s'arrange toujours... »

Cette assurance et cette philosophie n'étaient sans doute pas aussi sincères que l'aurait voulu la vanité d'homme fort qui était la seule petitesse du baron, car il montra, pour la première fois de sa vie, une impatience injuste à l'égard du remarquable valet de chambre, son élève, qui présidait, depuis des années, à sa toilette de nuit. Pourtant, s'il restait en lui, avec la préoccupation de la conduite à tenir, plus de froissements intimes qu'il ne consentait à se l'avouer, cet aimable égoïste n'en dormit pas moins ses sept heures d'affilée, comme toutes les nuits. Parmi les principes d'hygiène systématique d'après lesquels il s'exerçait à vieillir, le respect de son propre sommeil venait en première ligne. Grâce à une vie, modérément, continuement active, grâce à une nourriture surveillée, grâce à une régularité absolue dans le lever et le coucher, grâce au soin, comme il disait encore, « de se déshabiller à minuit le cerveau de toute idée noire, » il avait conquis une si parfaite habitude de reposer à heure fixe qu'il aurait fallu l'annonce d'une nouvelle Commune,—la plus gênante des contrariétés qu'il prévît,—pour le tenir éveillé. Quand il ouvrit les yeux, le lendemain, les idées rafraîchies par cette excellente nuit, ce qui pouvait lui rester d'irritation était si bien dissipé qu'il se rappela les événements de la veille avec un sourire.

—« Je suis sûr qu'il n'en a pas fait autant... » se dit-il, en songeant aux heures d'insomnie que René avait dû traverser, « ni Suzanne... » elle était si bouleversée la veille, « ni Moraines ». Une indisposition de sa femme mettait ce brave garçon aux cent coups. « Quel joli titre de comédie: Le plus heureux des quatre!...—Je le placerai, ce mot-là... » Sa plaisanterie le divertit lui-même, et quand le docteur Noirot lui eut répété, au cours de son massage: « Le facies de monsieur le baron est excellent ce matin, et quels muscles!... C'est souple, c'est robuste, c'est ferme, des muscles de trente ans... » l'impression du bien-être acheva d'abolir en lui presque toute amertume. Il n'eut qu'une seule idée: comment empêcher que la scène de la veille changeât quoi que ce fût à une existence si confortable, si bien adaptée à sa chère personne?... Il y pensait en buvant son chocolat, au sortir du massage: une espèce de mousse légère et parfumée que son valet de chambre battait avec un tour de main étudié chez un maître. Il y pensait, en galopant au Bois par le plus limpide ciel de printemps. Il y pensait, assis à la table du déjeuner, vers midi et demi, en face de sa vieille parente qui dirigeait toute une partie de sa maison: la lingerie, l'argenterie, les comptes des domestiques, en attendant qu'elle devînt la sœur de charité de ses infirmités dernières. Sa conclusion fut pour le grand mot de toute politique sage, tant privée que publique: Attendre! « Il faut laisser le petit jeune homme faire des sottises et se couler tout seul... Soyons très aimable et n'ayons rien vu... » Il se rendait rue Murillo de pied, vers deux heures, en ruminant cette résolution. Il s'arrêta devant la devanture d'un magasin d'antiquités qu'il connaissait bien, et il y remarqua une montre Louis XVI, en or ciselé, avec un encadrement de roses et une miniature exquise: « Voilà, » songea-t-il, « un excellent moyen de lui prouver que je suis pour le statu quo. » Il paya ce gentil bibelot un prix très raisonnable et se félicita doublement de cet achat, quand il vit, à son entrée dans le petit salon où se tenait Suzanne, combien la jeune femme attendait sa visite avec angoisse. Ses yeux meurtris et sa pâleur révélaient qu'elle avait dû passer la nuit à bâtir des plans pour sortir de l'impasse où la scène avec René l'avait acculée. À la manière dont elle le regarda, le baron comprit qu'elle n'espérait pas avoir échappé à sa perspicacité. Ce fut comme un suprême hommage qui finit de panser la blessure de son amour-propre, et il éprouva un réel plaisir à lui tendre l'écrin où se trouvait enfermée la petite montre, en lui demandant:

—« Ceci vous plaît-il? »

—« Ravissant, » dit Suzanne, « et ce berger et cette bergère... ils sont vivants. »

—« Oui, » reprit Desforges, « ils ont l'air de chanter la romance de l'époque:

J'ai tout quitté pour l'ingrate Sylvie,
Elle me quitte et prend un autre amant... »

Il avait dû jadis quelques jolis succès de salon à une voix de ténor fine et bien manœuvrée, il fredonna le refrain de la célèbre complainte, avec une variante de sa façon:

« Chagrins d'amour ne durent qu'un moment,
Plaisirs d'amour durent toute la vie... »

—« Si vous voulez mettre ce berger et cette bergère sur un coin de votre table, ils y seront mieux que chez moi... »

—« Que vous me gâtez! » répondit Suzanne, un peu embarrassée.

—« Non, fit Desforges, je me gâte moi-même... Ne suis-je pas votre ami avant tout? » Puis, lui baisant la main, il ajouta d'un ton sérieux, et qui contrastait avec son badinage: « Et vous n'en aurez jamais de meilleur... »

Et ce fut tout. Un mot de plus, et il compromettait sa dignité. Un mot de moins, et Suzanne pouvait le croire sa dupe. Elle éprouva, pour la délicatesse avec laquelle il venait de la traiter, un mouvement de reconnaissance,—d'autant plus sincère que cette délicatesse lui permettait de ne plus penser qu'à René. Ç'avait été là un comble d'anxiété durant son insomnie de la nuit: comment ménager l'un en gardant l'autre, maintenant que les deux hommes s'étaient vus, s'étaient pénétrés? Rompre avec le baron? Elle y avait pensé, mais comment faire? Elle se trouvait prise au piège des mensonges qu'elle faisait à son mari depuis plusieurs années. Leur train de vie ne pouvait se soutenir sans le secours de son amant riche. Briser avec lui, c'était se condamner tout de suite à chercher une relation du même genre, ou bien à tomber plus bas encore, dans cette prostitution payée comptant, chez les procureuses, que la chronique attribuait à telle ou telle femme de sa connaissance. D'un autre côté, garder Desforges, c'était rompre avec René. Jamais le baron ne comprendrait qu'en aimant le poète elle ne lui volait rien. Est-ce que les hommes admettent jamais de pareilles vérités? Et voici que celui-là était assez spirituel, assez bon, pour ne pas même lui parler de ce qu'il avait pu remarquer. Jamais, en payant pour elle les notes les plus lourdes, il ne lui avait paru aussi généreux qu'à cette minute où il lui permettait, par son attitude, de se livrer tout entière au soin de reconquérir son jeune amant, des baisers duquel elle ne pouvait, elle ne voulait pas se passer.

—« Il a raison, » se dit-elle quand Desforges fut parti, « c'est mon meilleur ami... » et, tout de suite, avec cette admirable facilité d'espérance que possèdent les femmes, lorsqu'un premier bonheur les surprend, elle voulut croire que les choses s'arrangeraient aussi aisément de l'autre côté. Étendue sur la chaise longue du petit salon, et tandis que ses doigts maniaient distraitement la jolie montre, sa pensée s'appliqua tout entière au poète et au procédé qu'il convenait d'employer pour le reprendre. Il s'agissait de préciser la situation et de la regarder bien en face. Que savait René? Il l'avait renseignée lui-même sur ce premier point: il l'avait vue sortir de la maison de la rue du Mont-Thabor, et il en avait vu sortir Desforges. Or le baron, par prudence, ne s'en allait jamais par la même porte que sa maîtresse. Donc René connaissait l'existence des deux entrées. L'avait-il vue, elle, laisser sa voiture et marcher jusqu'à celle de ces entrées qui donnait sur la rue de Rivoli? C'était bien probable. Si le seul hasard l'eût fait se rencontrer avec elle, d'abord, puis avec le baron, il n'eût rien pu conclure de ces deux rencontres. Non. Il l'avait épiée, suivie. Poussé par quelle influence? Elle l'avait quitté au commencement de la semaine, à leur dernière entrevue, si rassuré, si tendre, si heureux! Il n'y avait qu'une cause possible à une reprise de soupçon assez violente pour aller jusqu'à l'espionnage: le retour de Claude. Elle eut un mouvement de haine contre ce personnage. « Si c'est à lui que je dois cette nouvelle alerte, il me le paiera... » songeait-elle. Mais elle revint aussitôt au danger qui, pour l'instant, lui importait plus que sa rancune contre l'imprudent Larcher. Le fait était là, positif: pour une raison ou pour une autre, René avait surpris le secret de ses rendez-vous avec Desforges, et la douleur avait été si forte que, sur-le-champ, il avait dû la lui crier. Que d'amour dans cette folle démarche à l'Opéra qui avait failli la perdre. Au lieu de lui en vouloir elle l'en chérissait davantage. C'était une preuve de passion, donc un signe de sa puissance sur le jeune homme. Non, un amant qui aime avec cette frénésie n'est pas difficile à ramener. Il fallait seulement qu'elle le vît, qu'elle lui parlât, qu'elle lui expliquât de vive voix cette visite rue du Mont-Thabor. Elle pouvait être allée tout simplement chez une amie malade, qui fût aussi l'amie de Desforges. Mais la voiture renvoyée devant Galignani?...—Elle avait eu envie de marcher quelques pas. Mais les deux entrées?...—Tant de maisons honnêtes sont ainsi!... Elle connaissait trop, par expérience, les côtés confiants du caractère de René pour douter qu'il se laissât convaincre. Sur le premier moment, il avait été terrassé par une évidence qui corroborait ses soupçons. Aujourd'hui déjà il devait douter, plaider en lui-même la cause de son amour... Elle en était là de ses raisonnements lorsqu'on lui annonça que sa voiture était avancée. Le désir de s'emparer à nouveau de René la possédait si complètement, elle était d'autre part si persuadée que sa présence enlèverait les dernières résistances, qu'un projet soudain se saisit d'elle: pourquoi n'essaierait-elle pas de retrouver le jeune homme tout de suite? Oui, pourquoi, maintenant qu'elle n'avait plus rien à craindre de Desforges? Dans les brouilles du cœur, les plus rapides raccommodements sont les meilleurs... Aurait-il en lui la force de la repousser, si elle lui arrivait, dans ce petit intérieur témoin de sa première visite, s'offrant à lui comme alors, lui apportant cette nouvelle et indiscutable preuve d'amour, lui disant: « Tu m'as outragée, calomniée, torturée... je n'ai pu supporter ni tes doutes ni ta douleur... me voici! » Elle n'eut pas plutôt conçu la possibilité de cette démarche décisive qu'elle s'y attacha comme à un moyen sûr d'échapper à l'angoisse qui la torturait depuis la veille. Elle s'habilla d'une manière si rapide, que sa femme de chambre Céline en demeura étonnée, et cependant elle n'avait jamais été plus jolie qu'avec la robe de printemps grise et claire qu'elle avait choisie: une robe un peu serrée aux jambes, comme on les portait cette année-là, souple fourreau qui la dessinait tout entière. Et, sans hésiter, elle jeta le nom de la rue Coëtlogon à son cocher. Cette femme si calculatrice, si préoccupée de tout ménager, en était arrivée là!

—« Pour une fois!... » se disait-elle, tandis que son coupé traversait Paris, « j'arriverai plus vite... » Les sèches idées de prudence avaient bien vite fait de céder la place à d'autres: « Pourvu que René soit chez lui?... Mais il y est. Il attend une lettre de moi, un signe quelconque de mon existence. » C'était à peu près la même question qu'elle se posait et pour y répondre dans les mêmes termes, lors de sa première visite en mars, deux mois et demi auparavant. Elle put mesurer, à la différence des émotions ressenties, quel chemin elle avait parcouru depuis cette époque. Dans ce temps-là, elle courait vers le logis du jeune homme, attirée par le plus fougueux des caprices, mais un caprice seulement. Aujourd'hui, c'était bien l'amour qui brûlait son sang de ses fièvres, l'amour qui a faim et soif de l'être aimé, l'amour qui ne voit plus que lui au monde, et qui marcherait vers son désir sous la gueule d'un canon chargé, sans trembler. Oui, elle aimait avec son corps, avec son esprit, avec tout son être; elle le sentait à la fureur d'impatience où la jetait le train de sa voiture, pourtant rapide, à son épouvante que sa démarche se trouvât vaine. Elle reconnut la grille qui fermait l'entrée de la ruelle, avec une émotion extrême. C'était maintenant un coin vert et frais, grâce aux beaux arbres dont le feuillage frémissait derrière le mur du jardin, à droite, sous la caressante lumière de cette gaie après-midi du mois de mai. Non, elle n'était pas aussi troublée l'autre fois, quand elle avait demandé au concierge si M. Vincy était à la maison. Il y était cette fois encore. Elle sonna, et, comme l'autre fois, le tintement de la clochette lui résonna jusqu'au fond du cœur. Elle entendit une porte s'ouvrir, des pas s'avancer, tout légers, tout lestes. Elle se souvenait de l'approche de gendarme écoutée jadis à cette même place. Ce n'était pas la bonne qui venait lui ouvrir maintenant, ce n'était pas non plus René. Elle connaissait si bien le bruit particulier de sa démarche. Elle pressentit qu'elle allait se trouver devant la sœur de son amant, cette Émilie dont l'absence avait favorisé son autre visite. Elle n'eut pas le temps de raisonner sur les désavantages de cet incident inattendu. Déjà madame Fresneau,—c'était bien elle—avait entr'ouvert la porte et montré un visage qui ne laissa plus de doute à Suzanne, tant était grande la ressemblance entre la sœur et le frère. Émilie, elle non plus, n'hésita pas sur l'identité de la visiteuse, et, sans doute, les nouvelles souffrances de René durant ces derniers jours, jointes aux révélations de Claude durant leur entretien, avaient exaspéré son antipathie contre madame Moraines, car elle ne put dissimuler une expression d'hostilité passionnée, et elle répondit à la demande de la jeune femme, du ton le plus pincé:

—« Non, madame, mon frère n'est pas là... » Puis, son affection de sœur lui suggérant une ruse subite pour prévenir toute question sur l'heure possible de la rentrée de René, elle ajouta: « Il est parti en voyage ce matin même... »

Que cette réponse fût un mensonge, le concierge s'était comme chargé de le démontrer à l'avance. Mais que ce mensonge fût une soudaine invention d'Émilie, cela, Suzanne ne pouvait pas le penser. Elle dut croire et elle crut que madame Fresneau obéissait à une consigne donnée par son frère. Elle n'essaya pas d'en savoir davantage, et se contenta de dire en s'inclinant un: « Madame... » où la grâce parfaite de la mondaine prenait la seule revanche qui lui fût permise sur la maussaderie presque impolie de la bourgeoise. Mais cette grâce n'empêcha point qu'elle n'éprouvât plus qu'un désappointement, une réelle douleur. Que l'étrange accueil d'Émilie s'expliquât ou non par des indiscrétions de René, elle ne se le demandait même pas. Elle se disait: « Il ne veut plus me revoir; » et cette idée lui perçait le cœur. Quand elle fut dans la rue, elle se retourna pour jeter un coup d'œil sur la fenêtre de cette chambre où elle s'était donnée à son amant, pour la première fois. Cette première fois, elle s'était, en s'en allant, retournée de même, et elle avait pu le voir, lui, debout derrière le rideau à moitié relevé. Ne se remettrait-il pas à cette place, pour la regarder partir, quand sa sœur lui aurait dit qui venait de sonner à la porte? Elle attendit cinq minutes, debout sur ce coin de trottoir, et ce lui fut comme un nouveau malheur que ces rideaux demeurassent baissés. Elle monta dans son coupé, en proie à toutes les agitations d'une femme qui aime véritablement et qui change de projet à chaque seconde. Après des débats infinis avec elle-même, elle se décida, elle qui n'écrivait jamais, à écrire au poète le billet suivant:


Samedi, cinq heures.

Je suis allée rue Coëtlogon, René, et votre sœur m'a dit que vous étiez en voyage. Mais je sais que ce n'est pas vrai. Vous étiez là, à deux pas de moi, qui ne vouliez pas me recevoir, dans cette chambre dont chaque meuble devrait pourtant vous rappeler une heure où vous ne pouvez pas douter que j'aie été sincère. Quelle raison avais-je de vous mentir alors? Je vous en supplie, voyez-moi, ne fût-ce qu'une minute. Venez lire dans mes yeux ce dont vous m'aviez juré de ne plus douter, que vous êtes mon tout, ma vie, mon ciel. Depuis hier soir, je ne vis plus. Vos horribles paroles me résonnent toujours dans les oreilles. Non, ce n'est pas vous qui les avez prononcées. Où auriez-vous pris tant d'amertume, presque de haine?... Ah! Comment avez-vous pu me condamner ainsi sans m'entendre, sur la foi d'un soupçon dont vous aurez honte, quand je vous en aurai fait toucher au doigt la misère? Oui, je devrais vous en vouloir, être indignée contre vous, mais je n'ai dans le cœur que tendresse pour toi, mon René, que désir d'effacer de ton âme tout ce que les ennemis de notre bonheur ont pu y graver. Cette démarche, si contraire à ce qu'une femme se doit à elle-même, je m'étais tant réjouie de la faire, tu ne pouvais pas douter du sentiment qui me l'inspirait. Ne me réponds pas. Je sens, même en t'écrivant, combien une lettre est impuissante à montrer le cœur. Je t'attendrai après-demain lundi, à onze heures, dans notre asile. J'aurais le droit de te dire que je veux t'y voir, car un accusé a toujours le droit de se défendre. Je ne te dirai qu'un mot: Viens-y, si tu as vraiment aimé, ne fût-ce qu'un jour, celle qui ne te ment pas, qui ne t'a jamais menti, qui ne te mentira jamais, je te le jure, mon unique amour.


Quand Suzanne eut terminé cette lettre, elle la relut. Un dernier instinct de diplomatie l'avait fait hésiter devant la signature. Elle était si complètement prise qu'elle en eut honte, et elle écrivit son nom au bas de ce billet, image exacte de l'étrange situation morale où elle s'était laissé entraîner. Elle y mentait une fois de plus, en jurant qu'elle ne mentait pas, et rien n'était plus vrai, plus spontané, moins artificiel que l'émotion qui lui dictait cette tromperie suprême, après tant d'autres. Elle sonna, et, contre toute prudence encore, elle donna au valet de pied cette lettre dont une seule phrase pouvait la perdre, pour qu'il la fît porter tout de suite rue Coëtlogon, par un commissionnaire. Depuis ce moment, et durant les trente-six heures qui la séparaient du rendez-vous qu'elle avait fixé, elle vécut dans un état de surexcitation nerveuse dont elle ne se serait jamais crue capable. Cette femme, si maîtresse d'elle-même et qui s'était engagée dans cette aventure, comme elle se maintenait dans le monde, depuis des années, avec le machiavélisme d'une rouée, se sentait impuissante à suivre, à former aucune espèce de projet pour la conduite qu'elle tiendrait avec son amant. Elle devait, ce samedi soir, dîner dans le monde. Elle fit sa toilette, ce qui ne lui était jamais arrivé, comme une somnambule, sans même se regarder dans la glace. Elle ne trouva pas un mot à dire, durant tout ce dîner, à son voisin, qui était l'inévitable Crucé. Sous prétexte que son malaise de la veille continuait, elle avait demandé son coupé pour dix heures. Elle rentra sans prendre garde aux discours que lui tenait son mari, dont la présence lui était intolérable; c'était à cause de lui, et parce qu'il restait à la maison le dimanche, qu'elle avait dû reculer jusqu'au lundi le rendez-vous avec René. Si seulement ce dernier consentait à ce rendez-vous? Avec quelle angoisse, tout en abandonnant son manteau au domestique, elle regarda le plateau où l'on déposait le courrier du soir. L'écriture du poète n'était sur aucune enveloppe. Tout ce triste dimanche, elle le passa au lit, accablée soi-disant par la migraine; en réalité, elle essayait de rassembler ses idées pour le cas où il ne la croirait pas, quand elle lui expliquerait la visite rue du Mont-Thabor, par l'histoire de l'amie malade... Mais il y croirait. Elle n'admettait pas qu'il n'y crût point. Cela lui était trop douloureux. Sa fièvre de désir et d'angoisse, d'espérance et d'appréhension, fut portée à son comble le lundi matin, tandis qu'elle montait l'escalier de la maison de la rue des Dames. Si René l'attendait, caché comme d'habitude derrière la porte à demi tirée, c'est que son billet avait suffi à le toucher. Elle était sauvée... Mais non. Elle vit cette porte fermée. Sa main tremblait, en glissant la clef dans la serrure. Elle entra dans la première chambre, qui était vide et les volets clos. Elle s'assit dans l'ombre de cette pièce dont chaque détail lui parlait d'un bonheur si récent,—si lointain! C'était le salon d'une bourgeoise rangée, avec des fauteuils et un canapé en velours bleu que des carrés de guipure au crochet protégeaient à la hauteur de la tête. Les quelques livres que René avait apportés montraient dans l'étagère leurs dos réguliers et bien époussetés. L'ordre méticuleux de la respectable madame Raulet avait même veillé à ce que la pendule de bronze doré, représentant une Pénélope, fût remontée avec exactitude. Suzanne écoutait le battement du balancier remplir le silence de cette chambre. Les secondes passaient, puis les minutes, puis les quarts d'heure, et René ne venait pas. Il ne viendrait pas. Cette femme, habituée, depuis sa première jeunesse, à toujours aller jusqu'au bout de son désir, subit, à cette évidence, un véritable accès de désespoir. Elle se mit à pleurer comme une enfant, et de vraies larmes qui tombaient, tombaient, sans qu'elle songeât à jouer la comédie, cette fois. Elle voulut écrire, puis, quand elle eut trouvé du papier dans le buvard que son amant laissait sur la table du milieu, ouvert l'encrier, pris la plume, elle repoussa tous ces objets en se répétant: « À quoi bon? » et, pour laisser une trace de son passage, si René venait après son départ, elle posa sur cette table ce mouchoir parfumé avec lequel elle avait essuyé ses larmes amères. Elle se dit: « Il aimait ce parfum!... » Auprès de ce mouchoir, elle mit aussi ses gants qu'il lui boutonnait toujours à leurs fins de rendez-vous; et elle partit, la mort dans le cœur, après être allée dans la chambre à coucher où le lit dormait sous son couvre-pied de dentelle. Qu'elle avait été heureuse dans cette chambre! Était-ce bien possible que ces heures-là fussent passées—et pour toujours?


XIX

TOUT OU RIEN

Quand le commissionnaire avait apporté la lettre de Suzanne rue Coëtlogon, la famille Fresneau était à table. Françoise entra, tenant l'enveloppe élégante entre ses gros doigts rouges, et, rien qu'au visage de René au moment où il déchira cette enveloppe, Émilie devina de qui venait le message. Elle trembla. Elle avait bien eu, poussée par la vue du farouche désespoir de son frère, le courage de refuser la porte à l'inconnue dans laquelle son instinct avait deviné la dangereuse femme, cause certaine de ce désespoir, celle dont Claude Larcher lui avait parlé, lors de sa visite, comme de la plus perverse créature. Mais de dire au jeune homme ce qu'elle avait fait, elle le remettait d'heure en heure, incapable maintenant de braver sa colère. Le regard que René jeta sur elle, après la lecture de cette lettre, lui fit baisser les yeux, toute rougissante. Fresneau, qui était en train de démembrer un poulet avec une habileté rare,—il devait cette science, invraisemblable chez lui, à son rôle de découpeur, durant sa jeunesse, chez son père, le chef d'institution,—en demeura immobile, avec une aile piquée au bout de sa fourchette. Puis il eut peur d'avoir été lui-même remarqué par sa femme, et il se justifia de la stupeur peinte sur sa figure, en disant avec un gros rire:

—« Voilà un couteau qui coupe comme le talon de ma grand'mère. »

Sa plaisanterie se perdit dans un silence qui dura jusqu'à la fin du dîner, silence menaçant pour Émilie, inexplicable pour Fresneau, inaperçu pour René qui avait la gorge serrée et ne toucha pas à un seul plat. Françoise avait à peine fini d'enlever la nappe, et de poser, sur la toile cirée à personnages, le pot à tabac près du carafon de liqueur, que déjà le poète avait passé dans sa chambre, après avoir demandé à la bonne une lampe pour écrire.

—« Il a l'air fâché?... » interrogea le professeur.

—« Fâché?... » répondit Émilie. « Ce sera sans doute quelque idée pour son drame qui lui sera venue à l'esprit, et qu'il aura voulu noter tout de suite... Mais c'est si mauvais de travailler aussitôt après le dîner... Je vais le lui dire... »

Tout heureuse d'avoir imaginé ce prétexte, la jeune femme passa, elle aussi, dans la chambre de son frère. Elle le trouva qui commençait de griffonner une réponse au billet de Suzanne, sans même attendre la lumière, dans le crépuscule. Il comptait sans aucun doute sur cette venue de sa sœur, car il lui dit brusquement, et d'une voix où grondait sa sourde colère:

—« Te voilà!... Il est venu quelqu'un me voir aujourd'hui à qui tu as refusé la porte, en racontant que j'étais en voyage?... »

—« René, » dit Émilie en joignant les mains, « pardonne-moi, j'ai cru bien faire... C'est vrai, dans l'état où je te voyais, j'ai eu peur pour toi de la présence de cette femme. » Et, trouvant dans l'ardeur de sa tendresse la force de dire toute sa pensée: « Cette femme, » répéta-t-elle, « c'est ton mauvais génie... »

—« Il paraît, » reprit le poète avec une rage concentrée, « que tu me prends toujours pour un enfant de quinze ans... Oui ou non? suis-je chez moi ici? » continua-t-il en éclatant. « Si je ne suis pas chez moi, dis-le, et je vais habiter ailleurs. J'en ai assez, entends-tu, de cette tutelle... Occupe-toi de ton fils et de ton mari, et laisse-moi vivre à ma guise... »

Il vit sa sœur rester devant lui, toute pâle, comme écrasée par la dureté de l'accent avec lequel il lui avait parlé. Il eut honte lui-même de son emportement. C'était une telle injustice que de faire expier à la pauvre Émilie la douleur qui le rongeait! Mais il n'était pas à une de ces minutes où l'on revient sur un tort semblable, et, au lieu de se jeter dans les bras de celle qu'il avait si cruellement frappée à sa place la plus sensible, il quitta la pièce, fermant la porte avec violence; il prit son chapeau dans l'antichambre; et, de la place où elle était demeurée, les jambes brisées, Émilie put l'entendre qui sortait de l'appartement. Le brave Fresneau, qui, après avoir été surpris par l'éclat de la voix de René, avait entendu, lui aussi, le bruit de sa sortie, entra dans la chambre à son tour, afin d'apprendre ce qui se passait. Il aperçut sa femme, dans la pénombre, comme morte. Et il lui saisit les mains en lui disant: « Qu'arrive-t-il?... » d'une façon si affectueuse qu'elle se tapit contre sa poitrine, en sanglotant:

—« Ah! mon ami, je n'ai que toi au monde!... »

Elle pleurait, la tête sur l'épaule de l'excellent homme, qui ne savait plus s'il devait maudire ou bénir son beau-frère, tant il était à la fois désespéré de la douleur de sa femme et touché du mouvement qui l'avait précipitée vers lui:

—« Voyons, » disait-il, « sois raisonnable. Raconte-moi ce qu'il y a eu entre vous. »

—« Il n'a pas de cœur, il n'a pas de cœur, » fut la seule réponse qu'il put obtenir.

—« Mais si! mais si!... » répondait-il, et il ajouta cette parole profonde, avec la lucidité que les sentiments vrais donnent aux moins perspicaces: « Il sait trop combien tu l'aimes, voilà tout, et il en abuse... »

Tandis que Fresneau consolait Émilie de son mieux, sans lui arracher pourtant le secret de sa discussion avec le poète, ce dernier marchait à travers les rues, en proie à une nouvelle attaque du chagrin qui, depuis la veille, lui dévorait l'âme. Suzanne avait eu raison de penser qu'une voix plaiderait en lui contre ce qu'il savait, contre ce qu'il avait vu. Qui donc a pu aimer et être trahi, sans l'entendre, cette voix qui raisonne contre toute raison, qui nous dit d'espérer contre toute espérance? C'en est fini de croire et pour toujours. Comme on voudrait douter au moins! Comme on regrette, à l'égal d'une époque heureuse, les jours, si cruels pourtant, où l'on n'en était encore qu'au soupçon, mais pas à l'atroce, à l'intolérable certitude! Hélas! René aurait payé de son sang l'ombre de l'ombre d'un doute, et plus il reprenait tous les détails qui l'avaient mené à l'évidence, plus cette évidence s'enfonçait dans son cœur. « Mais si elle avait fait une visite innocente?... » hasardait la voix de l'amour... Innocente? Et se serait-elle cachée de sa voiture pour entrer? Serait-elle partie par l'autre porte, voilée, marchant de ce pas et fouillant la rue de ce regard qu'elle avait pour s'en aller de ses rendez-vous avec lui? Et puis l'apparition de Desforges presque aussitôt, à l'autre sortie!... Et toutes les preuves fournies par Claude s'accumulaient: l'opinion du monde, la ruine des Moraines à une époque, la place procurée au mari, l'offre que Suzanne lui avait adressée à lui-même de lui faire gagner de l'argent, et ses mensonges avérés. « Quelles preuves puis-je avoir plus fortes, » se disait-il, « à moins de les surprendre couchés dans le même lit?... » Cette formule ravivait en lui l'affreuse image des caresses séniles promenées sur ce beau corps, et il fermait les yeux de douleur. Puis il pensait à la visite de sa maîtresse rue Coëtlogon, au billet qu'il avait là, dans sa poche: « Et elle ose me demander de me voir!... Que peut-elle vouloir me dire?... Oui, j'irai à ce rendez-vous, et ce sera là ma vengeance, de l'insulter comme Claude insulte Colette!... Non, » continuait-il, « ce serait m'abaisser jusqu'à elle; la vraie vengeance, c'est de l'ignorer. Je n'irai pas... » Il était ballotté de l'une à l'autre de ces deux idées, et il se sentait impuissant à choisir, tant son appétit de revoir Suzanne était profond, et tant était sincère sa résolution de ne pas retomber dans le piège de ses mensonges. Son anxiété devint si grande qu'il voulut demander conseil à Claude. Alors seulement il s'étonna que cet ami fidèle n'eût pas envoyé prendre des nouvelles dès le matin, comme il l'avait annoncé.

—« Allons-y, mais, si tard, ce sera une visite inutile, » se disait René en gagnant la rue de Varenne et l'hôtel Saint-Euverte. Il était environ dix heures et demie du soir quand il sonna à la grande porte. Il vit de la lumière, à une des fenêtres de l'appartement occupé par l'écrivain. Claude était chez lui en effet, contre toute probabilité. René le trouva qui se tenait, cette fois, dans la première des trois pièces du haut, le fumoir. Une lampe à globe rose éclairait d'un joli jour cette pièce étroite, qu'un grand morceau de tapisserie décorait, et une photographie représentant le Triomphe de la mort, attribué à Orcagna. Dans un coin la flamme bleuâtre de l'esprit-de-vin brûlait sous une bouilloire. La théière avec ses deux tasses à thé, un flacon de vin d'Espagne et des bouchées au foie gras, sur un plateau de porcelaine, témoignaient que l'hôte de ce tranquille logis attendait quelqu'un. De petites cigarettes russes à long bout de papier dans une coupe, les favorites de Colette, indiquèrent assez à René qui était ce quelqu'un. Il n'aurait pas osé y croire cependant sans le visible embarras de son ami, qui finit par lui dire, avec un sourire un peu honteux:

—« Ma foi, j'aime mieux que vous le sachiez: canis reversus ad vomitum suum.—Oui, j'attends Colette. Elle doit venir après le théâtre. Vous serait-il désagréable de la rencontrer?... »

—« Franchement, » fit René, « j'aime mieux ne pas la voir. »

—« Et vous, » interrogea Claude, « où en êtes-vous?... » Et, quand le poète lui eut raconté, en quelques mots, sa situation actuelle, la scène à l'Opéra, la visite de Suzanne, puis la demande de rendez-vous par lettre, il reprit: « Que vous répondre? Avec ma faiblesse actuelle, est-ce que j'ai qualité pour vous parler? Qu'importe? J'y vois bien juste pour moi, tout en me laissant choir à chaque pas, comme un aveugle. Pourquoi n'y verrais-je pas juste pour vous, qui aurez peut-être plus d'énergie que je n'en ai? Vous êtes plus jeune, et surtout vous n'êtes pas tombé encore... Voici. Êtes-vous décidé à devenir, comme moi, un maniaque d'érotisme, un insensé qui va dans la vie où le conduit son sexe, un avili lucide,—c'est la pire espèce?... Alors courez à ce rendez-vous. Suzanne ne vous donnera pas une raison, pas une... Mais, malheureux, après ce que vous lui avez dit, si elle était innocente, vous lui feriez horreur et elle ne voudrait plus vous voir!... Elle est venue chez vous. Pourquoi? Pour vous tenir là, dans votre chambre et vous mettre sa beauté sur les sens. Elle vous appelle, où? Précisément dans l'endroit où vous pourrez le moins résister à cette beauté... Elle vous dira ce que disent les femmes, dans ces circonstances... Des mots... Des mots et encore des mots... Mais vous la verrez, vous entendrez le frisson de sa jupe... Et puis quelle poudre de cantharides que la trahison! Vous le saurez, quand vous vous jetterez sur elle, comme une bête... et, adieu les reproches!... Tout sera effacé,—pour dix minutes. Mais après?... Vous avez vu mon courage d'hier. Regardez bien mes lâchetés d'aujourd'hui, et dites-vous, comme l'autre devant l'ivrogne en train de vomir au coin de la borne: Voilà pourtant où j'en serai dimanche!... Après tout, si vous ne vous sentez pas capable de vous passer d'elle, s'il vous faut de ce vin-là, comme à cet ivrogne, dussiez-vous être malade à en mourir, cette lâcheté est une solution. Moi, je l'ai prise. Saoulez-vous de cette femme. Votre amour ou vous, vous y resterez. Nous allons bien au mauvais lieu quand la luxure nous démange. Suzanne sera votre mauvais lieu, comme Colette est le mien... Seulement, rappelez-vous ce que je vous aurai dit ce soir: c'est la fin de tout... Du talent? je n'en ai plus... De l'honneur? où le placerais-je maintenant que j'ai pardonné ce que j'ai pardonné?... Ah! » conclut-il avec un accent déchirant, « vous êtes encore à temps de vous sauver. Vous êtes en haut de l'escalier qui mène à l'égoût, entendez le cri d'un malheureux qui est en bas et qui en a jusqu'aux épaules... Et maintenant, adieu, si vous voulez ne pas voir Colette... Pourquoi vous a-t-elle dit ce qu'elle vous a dit?... Vous ne saviez rien, et quand on ne sait rien, c'est comme si ce n'était pas... Encore adieu, aimez-moi, René, et plaignez-moi. »

—« Non, » se disait le poète en rentrant chez lui, « je ne descendrai pas dans cette fange... » Pour la première fois peut-être, depuis qu'il assistait, en témoin attristé, aux douloureuses amours de Claude, il comprenait vraiment de quel mal son misérable ami était atteint. Il venait de découvrir, chez lui même, la monstruosité sentimentale qui dégradait l'amant de Colette: l'union du plus entier mépris et du plus passionné désir physique pour une femme, définitivement jugée et condamnée. Oui, après tout ce qu'il savait, il désirait encore Suzanne, il désirait cette gorge palpée par Desforges, cette bouche baisée par Desforges, toute cette beauté que la débauche du viveur vieillissant n'avait pu que souiller, sans la détruire. C'était cette chair blonde et blanche qui troublait son sang, plus rien que cette chair! Voilà où en était descendu son noble amour, son culte pour celle qu'il avait d'abord appelée sa Madone. S'il cédait à cet immonde désir, une première fois, Claude avait raison, tout était fini. La nausée devant les abîmes de corruption où se débattait son ami avait été si forte qu'elle lui rendit l'énergie de se dire: « Je me donne ma parole d'honneur de ne pas aller rue des Dames lundi, » et, cette parole, il sut la tenir. À l'heure même où Suzanne l'attendait dans le petit salon bleu, frémissante de désir et désespérée, il frémissait, lui aussi, mais enfermé dans sa chambre, et se répétant: « Je n'irai pas, je n'irai pas... » Il songeait à son ami, et il reprenait: « Pauvre Claude! » sentant à plein cœur toute la détresse de ce vaincu de la luxure, vaincu dans la lutte qu'il engageait à son tour. Il se plaignait en plaignant la victime de Colette, et cette pitié aidait son courage, comme aussi les habitudes religieuses prolongées si tard dans sa vie. Il avait cessé de pratiquer, depuis qu'il avait cessé d'être pur; et il s'était laissé gagner par cette atmosphère de doute que tout artiste moderne traverse plus ou moins, avant d'en revenir au christianisme, comme à la seule source de vie spirituelle. Mais, au moment même du doute, le muscle moral développé par la gymnastique de l'enfance et de l'adolescence continue à déployer sa force: dans cette résistance au plus pressant appel du désir physique, le neveu et l'élève de l'abbé Taconet retrouvait cette énergie à son service. Quand les douze tintements de midi eurent sonné à la pendule de la rue Coëtlogon, en même temps qu'ils sonnaient à la pendule de la rue des Dames, il se dit: « Suzanne est rentrée chez elle... Je suis sauvé. »

Il ne l'était pas, et son impuissance à suivre dans sa pleine rigueur le conseil donné par Claude aurait dû lui en être la preuve. Ni ce lundi, ni les jours qui suivirent, il ne se décida nettement, bravement, à quitter cette ville où respirait cette femme, dont il se croyait, dont il se voulait délivré. Il se donnait, pour rester à Paris, toutes sortes de prétextes spécieux: « Je suis aussi loin d'elle, dans cette chambre, que je le serais à Venise ou à Rome, puisque je n'irai pas chez elle et qu'elle ne viendra pas ici... » En réalité il attendait,—il n'aurait su dire quoi. Mais il sentait que cette passion était trop ardente pour s'éteindre de la sorte. Une rencontre aurait lieu entre Suzanne et lui. Comment? Où? Qu'importait, elle aurait lieu. Il ne s'avouait pas cette lâche et secrète espérance. Mais elle était si bien en lui qu'il ne quittait plus son logement de la rue Coëtlogon, toujours prêt à recevoir une nouvelle lettre, à se voir l'occasion d'une démarche suprême. La lettre n'arrivait pas. Aucune démarche n'était tentée, et il se mangeait le cœur. Quelquefois ce désir de se retrouver en face de Suzanne, qu'il subissait sans l'admettre, s'exaspérait au point de le jeter subitement à sa table, et là, il écrivait à l'adresse de cette infâme des pages de l'amour le plus effréné. Sa rage intérieure se donnait carrière en des lignes folles où il l'insultait et l'idolâtrait, où il entremêlait les mots de tendresse aux paroles de haine. C'est alors que les lamentations de Claude retentissaient de nouveau dans son souvenir, et il lacérait ce papier, confident de la plainte insensée qu'il étouffait en lui. Il se couchait sur des idées de désespoir, pensant à la mort comme au seul bienfait qu'il pût désirer maintenant. Il se levait sur des idées pareilles. L'éclat du jour, si radieux dans ce renouveau de toute la nature, lui était intolérable, et le poète qui survivait en lui, malgré tout, aspirait vers cette heure du crépuscule, où la détresse de la lumière s'accorde trop bien avec la détresse intime. Car, dans les ténèbres commençantes, il pouvait goûter la douceur des larmes. C'était l'heure aussi que sa pauvre sœur redoutait pour lui davantage. Ils s'étaient réconciliés dès le lendemain de leur dispute:

—« Tu es fâché contre moi, toujours? » était-elle venue lui demander, avec cette grâce dans le retour, propre à la véritable tendresse.

—« Non, » avait-il répondu, « tous les torts étaient à moi; mais je t'en conjure, si tu ne veux pas me revoir injuste et mauvais comme l'autre jour, ne me parle plus jamais de ce dont tu m'as parlé... »

—« Plus jamais, » avait-elle dit, et elle tenait sa promesse. Cependant elle voyait son frère dépérir, ses joues se creuser encore, et surtout un feu sombre brûler au fond de ses yeux, qui lui faisait peur; et c'est pour cela qu'à cette heure dangereuse de la fin du jour, elle venait s'asseoir auprès de lui. Fresneau était au Luxembourg qui promenait Constant. Elle avait trouvé un prétexte pour rester à la maison. Elle prenait la main de ce frère adoré, et cette muette caresse attendrissait l'infortuné, démesurément. Il répondait à cette étreinte, sans parler non plus. Cette détente dans une émotion plus douce durait jusqu'à la minute où l'idée de Desforges ressuscitait en lui, soudaine. Il le voyait possédant Suzanne. Il disait à Émilie: « Laisse-moi... » Elle lui obéissait dans l'espérance de l'apaiser. Elle partie, il se jetait sur le lit où Suzanne lui avait appartenu, et la jalousie lui tordait le cœur dans sa tenaille brûlante. Ah! Quelle agonie!

Combien de jours s'étaient écoulés ainsi? À peine sept, mais qui lui avaient paru infinis, comme sa souffrance. En regardant le calendrier, vers le matin du huitième, il vit que la fin du mois de mai approchait. Les habitudes de régularité bourgeoise qui avaient toujours présidé à sa vie le décidèrent, bien que la démarche lui fît horreur, à se rendre jusqu'à l'appartement de la rue des Dames. Il voulait régler le compte de la propriétaire et donner congé. Il choisit l'après-midi pour cette visite, afin d'être bien sûr qu'il ne rencontrerait pas Suzanne. « Comme si elle ne m'avait pas déjà oublié... » se disait-il. Que devint-il, en trouvant, sur la table du petit salon, non seulement le mouchoir et les gants, mais un billet plié, avec cette suscription: « Pour M. d'Albert, » qu'elle avait laissé là, au cours d'une seconde visite? Il l'ouvrit, ce billet, avec des mains si tremblantes qu'il lui fallut cinq minutes pour en lire les quelques phrases, dont plusieurs mots avaient été à demi effacés par les larmes.


Je suis revenue ici, mon aimé! C'est dans notre asile et au nom des souvenirs qui doivent s'y trouver, pour toi comme pour moi, que je te supplie encore une fois de me revoir. Dis, ne songeras-tu pas à moi, dans ce cher asile, sans ces horribles passages de haine que j'ai vus dans tes yeux? Souviens-toi de la tendresse que je t'ai montrée ici, là où tu es en lisant ces lignes. Non! je ne peux pas vivre si tu doutes de ce qui est la seule vérité, la seule de ma vie. Je te le répète, je ne suis ni indignée, ni froissée, je suis désespérée; et si tu ne le sens pas, c'est que je ne peux plus rien te faire sentir, parce qu'à cette minute il n'y a dans mon âme que mon amour et ma douleur. Adieu, mon aimé!... Que de fois je t'ai dit ces mots sur le pas de cette porte! Et puis j'ajoutais: Au revoir... Et, maintenant, il faudrait que ce fût adieu vraiment, sur mes lèvres et dans mon cœur. Mais se peut-il que ce soit à jamais et ainsi?...


—« Adieu, mon aimé! » se répéta le jeune homme. Il eut beau se raidir là contre: ces mots si simplement tendres, la vue de ces murs, l'idée que Suzanne était venue là, sans espérance de l'y revoir, comme en pèlerinage vers les heures passées, tout contribuait à le jeter dans un état de sensibilité folle, qu'il combattait vainement. « Son aimé! » se redit-il soudain avec fureur, « et elle se donnait à l'autre pour de l'argent!... Que je suis lâche!... » Pour échapper au frisson de regret qui l'envahissait dans cette solitude, il sortit de la pièce brusquement, et il alla sonner à la porte de madame Raulet. Le mielleux visage de la logeuse d'amour apparut dans l'entre-bâillement de cette porte. Elle fit entrer le jeune homme dans son petit salon à elle, garni avec le reste des meubles qu'elle n'avait pu disposer dans l'autre. Quand il lui annonça qu'il quittait l'appartement pour toujours, sa physionomie trahit une contrariété non jouée:

—« Mais la petite note n'est pas prête... » répondit-elle.

—« J'ai tout le temps, » reprit René. Il ajouta, craignant de subir dans la chambre d'où il sortait un nouvel assaut de désespoir: « Si je ne vous dérange pas, j'attendrai ici... »

Quoiqu'il ne fût guère en humeur d'observation, il ne put s'empêcher de remarquer que, durant les vingt minutes qu'il passa ainsi à l'attendre, madame Raulet avait trouvé le temps de changer de toilette. Au lieu du peignoir de chambre en cotonnade rayée dans lequel elle l'avait reçu, elle revenait, vêtue d'une jolie robe de grenadine noire, taillée pour la soirée;—dans le haut du corsage, les bandes d'étoffe alternaient avec des bandes de guipure à travers lesquelles se devinait la blanche peau de la coquette veuve. Elle avait dans les yeux un éclat plus vif, aux joues une couleur plus rouge que d'habitude, et, après avoir déployé sur la table cette note demandée, dont l'écriture témoignait que la prudente personne y avait pensé d'avance, elle dit:

—« Vous m'excuserez d'avoir tardé. Je ne me sentais pas bien. J'ai de telles palpitations au cœur!... Tenez!... » Elle prit la main du jeune homme qu'elle posa sur sa gorge, avec un demi-sourire, sur lequel la pire naïveté ne se serait pas trompée. Elle avait deviné la rupture entre le faux d'Albert et sa maîtresse, rien qu'aux deux visites solitaires de la jeune femme. Le congé significatif de René avait fini de l'éclairer, et elle avait eu l'idée d'en profiter, soit qu'il lui plût réellement avec sa beauté mâle et fine, soit qu'elle entrevît des avantages analogues à ceux que lui rapportaient déjà l'étudiant et le commis. Elle était encore fraîche et se croyait très séduisante. Mais, lorsqu'elle eut fait le geste de porter à sa poitrine la main de son locataire et qu'elle le regarda, elle vit dans ses yeux à lui une si méprisante froideur, mélangée d'un tel dégoût, qu'elle lâcha cette main. Elle reprit la note, et tâcha de couvrir sa confusion par un flot de paroles, expliquant tel ou tel détail d'un compte augmenté fantastiquement, que le poète ne daigna pas vérifier. Il lui remit la somme qu'il lui devait, par moitié en papier, par moitié en or. L'échec humiliant de sa tentative amoureuse n'avait pas aboli chez elle la force du calcul, car elle vérifia les billets bleus en les regardant à contre-jour, et, comme elle comptait les louis d'or, elle les examina l'un après l'autre. Une pièce ne lui ayant pas semblé de poids, elle la fit tinter, puis, après quelque hésitation:

—« Je vais être obligée de vous en demander une autre... » dit-elle.

Cette double impression d'éhontée luxure et de basse cupidité s'accordait si bien avec les pensées de René, qu'il éprouva, pendant le quart d'heure qu'il mit à porter de l'appartement dans son fiacre les quelques objets intimes épars dans les trois pièces, cette gaieté terrible, appelée si âprement et si justement par un humoriste la « gaieté d'un croque-mort qui s'enterre lui-même. » Quand la voiture roula, cette voiture de place cahoteuse, au drap taché, où il faisait comme le déménagement lamentable de ce qui avait été son bonheur, cette cruelle gaieté tomba pour laisser la place à la mélancolie la plus navrée. Il reconnaissait chaque détour du chemin qu'il avait accompli tant de fois dans l'extase du désir, qu'il n'accomplirait plus jamais. Le ciel pesait gris et bas, sur la ville. C'était, depuis la veille, une de ces reprises inattendues de l'hiver comme il s'en produit souvent à Paris vers le milieu du printemps, et qui donnent des frissons de froid à la jeune verdure. Quand le fiacre traversa la Seine qui coulait, si morne, si verte, le malheureux la regarda et il songea:

—« Il est pourtant facile d'en finir... »

Il chercha dans sa poche le billet de Suzanne, après ce mouvement de désespoir, comme pour se convaincre lui-même de la réalité de son malheur. Il prit aussi le mouchoir et le respira—longtemps;—il mania les gants, et il y retrouva la forme des doigts qu'il avait tant aimés. Il sentit qu'il était allé, dans sa résistance à la tentation, jusqu'aux dernières limites de sa force, et, quand il fut tout seul dans sa chambre, après cette nouvelle crise aiguë de sa peine, il dit tout haut:

—« Je ne peux plus... »

Tranquillement, presque automatiquement, il ouvrit un tiroir de son bureau, et il y prit, enveloppé dans sa gaine de peau de daim, un revolver de poche que sa sœur lui avait donné, pour les soirs où il rentrait du théâtre. Il fit jouer la batterie à vide. Il chercha le paquet des cartouches, et il en soupesa une.—Pauvre machine humaine, qu'il faut peu de chose pour tout endormir!—Il chargea le pistolet, défit sa chemise, trouva de sa main gauche la place où battait son cœur et il appuya le canon sur sa poitrine.

—« Non, » dit-il tout haut encore, « pas avant d'avoir essayé. »

Cette parole correspondait à une pensée qui l'avait assiégé à plusieurs reprises, qu'il avait toujours repoussée comme folle, et qui, maintenant, avec la netteté propre aux idées dans les minutes de délibération suprême, prenait forme et corps devant lui. Il remit le pistolet dans le tiroir, s'assit dans son fauteuil,—le fauteuil de Suzanne,—et il se laissa rouler dans cet abîme de la rêverie tragique où les images se dessinent avec un relief extraordinaire, où les raisonnements se font rapides comme dans la fièvre, où s'élaborent les résolutions désespérées. « Mon aimé... » se répétait-il, en se ressouvenant de ce que Suzanne lui avait écrit dans le billet. Oui, malgré ses mensonges, malgré la comédie qu'elle lui avait jouée, et dont il repassait en esprit les innombrables scènes, malgré cette abjection de son intrigue avec Desforges, elle l'avait vraiment, elle l'avait passionnément aimé. Sans la sincérité de cet amour, leur histoire commune était-elle intelligible une minute? Quel autre mobile avait pu la jeter à lui? Ce n'était pas l'intérêt? René était si pauvre, si humble, si au-dessous d'elle. Ni la gloriole de séduire un auteur à la mode? Elle-même avait exigé que leur liaison demeurât secrète. Ni la coquetterie? Elle ne l'avait pris à aucune rivale, elle ne s'était pas disputée, jour par jour, semaine par semaine. Oui, si monstrueux que fût cet amour, mélangé à cette corruption, à cette fourberie, elle l'avait aimé, elle l'aimait encore. Cette âme, dont la lèpre morale l'avait consterné d'horreur, demeurait pourtant capable d'une sincérité. Quelque chose s'agitait en elle, qui valait mieux que sa vie, mieux que ses actions. René consentait enfin à écouter la voix qui plaidait pour sa maîtresse, et il regardait bien en face cette vénalité dont la découverte l'avait terrassé. Son entrée à l'hôtel Komof, et ses premières impressions puériles d'aristocratie, la possession de Suzanne et la grâce des moindres détails de sa parure, en lui révélant le décor du grand luxe et sa minutie raffinée, l'avaient initié à bien des mystères. Le mirage de haute vie évoqué par ses premiers rêves naïfs de poète et de bourgeois, s'était dissipé à ses yeux pour lui laisser une vision presque juste des effrayantes prodigalités que comporte une opulente existence à Paris. À l'heure présente, et tandis que son amour, qui voulait vivre, s'appliquait à justifier Suzanne, à la comprendre du moins, à découvrir en elle de quoi ne pas la mépriser entièrement, il entrevoyait, grâce à cette connaissance plus vraie du monde, le drame intime qui s'était joué dans sa maîtresse... Claude le lui avait dit en propres termes: « Il y a sept ans, les Moraines étaient ruinés... » Ruinés! Ces trois syllabes se traduisaient maintenant pour le jeune homme par l'exacte image de ce qu'elles comportent de renoncements et d'abaissements. Suzanne avait grandi dans le luxe et pour le luxe. C'était son atmosphère, c'était sa vie. Son mari, ce Marneffe en habit noir,—le poète continuait à juger ainsi le pauvre Paul,—avait dû, le premier, la pousser dans la voie funeste. Desforges s'était présenté. Elle avait cédé. Elle n'aimait pas... Et quand elle avait aimé, pouvait-elle briser sa chaîne?... Oui, elle le pouvait, en lui proposant, à lui, René, de tout quitter, tous les deux, pour vivre ensemble, à jamais!...

—« Tout quitter?... Tous les deux?... Pour vivre ensemble?... » Il se surprit à prononcer ces mots, comme dans un songe. Mais était-ce trop tard? Cette offre de tout sacrifier à leur amour, de tout abolir du passé, sinon cet amour, d'y enfermer, d'y emprisonner leur être entier, tout le présent et tout l'avenir, s'il allait la faire, à Suzanne, lui, maintenant? S'il allait lui dire: « Tu me jures que tu m'aimes, que cet amour est la seule vérité de ton cœur, la seule. Prouve-le-moi. Tu n'as pas d'enfants, tu es libre. Prends ma vie et donne-moi la tienne. Pars avec moi et je te pardonne, et je crois en ton cœur?... »—« Je deviens fou, » fit-il en rejetant toute son âme en arrière, lorsque ce projet se présenta devant lui, si précis qu'il voyait Suzanne, là, qui l'écoutait... Fou? mais pourquoi?... Les phrases lues dans sa jeunesse sur le rachat des prostituées par l'amour, idée si profondément humaine qu'elle a tenté les plus grands artistes, lui remuèrent dans la pensée. La plus divine figure de courtisane amoureuse qui ait jamais été peinte, l'Esther de Balzac, avait tant séduit ses rêves d'autrefois, et chez les natures comme la sienne, en qui les impressions littéraires précèdent les autres, celles de la vie, des rêves pareils ne s'en vont pas tout à fait du cœur... Il aimait Suzanne, et Suzanne l'aimait. Pourquoi n'essaierait-il pas, au nom de ce sentiment sublime, de l'arracher, elle, à l'infamie où elle gisait, de s'arracher, lui, à ce gouffre noir de la mort vers lequel il se sentait attiré? Pourquoi ne lui apporterait-il pas cette occasion unique de réparer les hideuses misères de sa destinée?... Mais elle, que répondrait-elle?... « Je saurai enfin si elle m'aime, » reprenait René.—« Oui, si elle m'aime, avec quelle ardeur elle saisira ce moyen d'échapper au bagne de luxe où elle est enchaînée! Et si elle dit non?... » Un frémissement d'épouvante le secoua tout entier à cette pensée... « Il sera temps d'agir alors, » conclut-il. La tempête déchaînée par la subite invasion de ce projet dura près de trois heures. Le jeune homme s'y abandonnait sans comprendre que son parti était pris d'avance, et que ces allées et venues de ses idées ne faisaient que déguiser à ses propres yeux le sentiment qui dominait en lui par-dessus tout: l'appétit, le besoin furieux de ravoir sa maîtresse. Quand ce plan d'une fuite en commun eût été plus insensé, plus impraticable, plus contraire à toute espérance de succès, il s'y serait livré comme au plus raisonnable, au plus facile, au plus assuré, parce que c'était en effet le seul qui conciliât l'ardeur irrésistible de son amour et les exigences de dignité sur lesquelles son honneur encore vierge ne transigerait du moins jamais.

—« À l'action... » se dit-il enfin. Il s'assit à sa table, pour écrire à Suzanne un billet, dans lequel il lui demandait d'être chez elle le lendemain, à deux heures de l'après-midi. Il courut lui-même jeter cette lettre à la boîte, et il éprouva, en rentrant, cette détente qui suit les résolutions définitives. Lui qui s'était, durant la semaine et après son premier, son sauvage accès de violence, senti incapable de la plus faible énergie, jusqu'à n'avoir pu rouvrir le manuscrit de son Savonarole, il se mit sur-le-champ à tout préparer, comme si la réponse de Suzanne ne pouvait pas être douteuse. Il compta la somme d'argent enfermée dans son tiroir: un peu plus de cinq mille francs. C'était de quoi suffire aux premiers embarras. Et ensuite?... Il calcula de quel capital il avait le droit de disposer dans la fortune de la famille, restée indivise entre sa sœur et lui. La grande affaire était de passer les deux premières années, durant lesquelles il terminerait son drame et le ferait jouer. Il publierait, aussitôt après, son roman, que le succès de sa pièce pousserait, comme une vague pousse une vague, puis son recueil de vers. Un horizon de travaux et de triomphes se développait devant lui. De quel effort ne serait-il pas capable, soutenu par cet élixir divin: le bonheur, et par la volonté de rendre à Suzanne ce luxe qu'elle lui aurait sacrifié? Sa sœur le surprit, quand elle rentra, qui rangeait des papiers, classait des livres, mettait à part des gravures.

—« Que fais-tu là?... » demanda-t-elle.

—« Tu vois, » répondit-il, « je me dispose à partir. »

—« À partir?... »

—« Oui, » reprit-il, « je compte aller en Italie. »

—« Et quand cela? » fit Émilie stupéfaite.

—« Mais sans doute après-demain. »

Il était de bonne foi dans sa réponse. Il avait calculé qu'il faudrait à Suzanne environ vingt-quatre heures pour ses préparatifs à elle, si elle se décidait. Si elle se décidait? Ce seul doute sur l'issue de sa démarche lui faisait maintenant tant de mal qu'il ne le discutait même pas. Depuis la scène de l'Opéra, où il l'avait laissée pâle et comme foudroyée dans l'ombre de l'arrière-loge, il s'était imposé la plus surhumaine contrainte, en endiguant le flot de ses désirs passionnés. Son espérance soudaine était comme une brèche ouverte, par laquelle ce flot se précipitait, furieux, effréné, d'un jet si violent qu'il renversait, emportait tout. Sa folie alla, par cette matinée qui précéda l'entrevue, jusqu'à passer chez deux ou trois marchands d'objets de voyage de l'avenue de l'Opéra, pour y examiner des malles. Depuis le départ de Vouziers, personne, dans la famille Vincy, n'avait quitté Paris, même pour vingt-quatre heures. Il n'y avait, rue Coëtlogon, comme instruments d'emballage, que deux vieux coffres mangés aux vers, et trois valises de cuir délabrées de vétusté. Ces soins matériels, qui donnaient comme une réalité concrète aux chimères du jeune homme, trompèrent la fièvre de son attente jusqu'à l'heure du rendez-vous. L'hallucination du désir avait été si forte que la vue des circonstances réelles ne se produisit en lui qu'au moment où il entra dans le petit salon de la rue Murillo. Tout restait à faire.

—« Madame va venir... » avait dit le domestique, en le laissant seul dans cette pièce. Il n'y était pas revenu depuis le jour où il lisait ses vers les plus choisis à celle qu'il considérait alors comme une madone. Était-ce, de la part de cette dernière, une suprême ruse que ces cinq minutes d'abandon, avant leur entretien, dans cet endroit, si rempli pour lui de souvenirs? Ils se dressèrent en effet devant lui, ces souvenirs, mais pour le remuer d'une tout autre émotion que celle dont se flattait Suzanne. Ce cadre d'élégance, tant admiré jadis, lui faisait horreur maintenant. Il lui semblait qu'une vapeur d'infamie flottait autour de ces objets, dont beaucoup avaient dû être payés par Desforges. Cette horreur accrut encore en lui la volonté d'arracher celle qu'il aimait à ce passé de honte, et, quand elle apparut sur le seuil de la porte, ce n'est pas la tendresse qu'elle rencontra dans ses yeux, mais le fixe, l'implacable éclat de la résolution prise. Quelle résolution? De tous deux elle était la plus émue à présent, la plus incapable de se maîtriser. La blancheur de sa longue robe de dentelle faisant ressortir les teintes jaunies de son visage, épuisé par l'anxiété de ces derniers jours. Elle n'avait pas eu besoin d'avoir recours au crayon noir pour cerner ses yeux, comme il arrive aux comédiennes du monde aussi bien qu'aux autres; ni d'étudier le geste par lequel, à la vue du jeune homme, elle mit la main sur son cœur, en s'appuyant au mur, afin de ne pas tomber. Au premier regard, elle avait compris qu'il lui faudrait livrer une rude bataille pour le reconquérir, et tout son être tremblait. Il y eut entre les deux amants un de ces passages de silence où il semble que l'on entende frémir le vol de la destinée, tant ils sont redoutables et solennels. La durée de celui-ci fut intolérable pour la malheureuse, qui le rompit la première en disant d'une voix très basse:

—« Mon René, que tu m'as fait souffrir!... » Et, s'avançant vers lui, folle d'émotion, elle lui prit les deux mains et s'abattit sur sa poitrine, cherchant ses lèvres pour un baiser. Il eut l'énergie de la repousser.

—« Non, » disait-il, « je ne veux pas... »

—« Ah! » gémit-elle en se tordant les bras, « tu y crois donc toujours, à ces abominables soupçons!... Et tu n'es pas venu, et tu m'as condamnée ainsi sans m'entendre!... Et quelles preuves avais-tu pourtant?... De m'avoir vue sortir d'une maison!... Et pas un doute en ma faveur, pas une seule des vingt hypothèses qui pouvaient plaider pour moi!... Si je te disais pourtant que dans cette maison habite une amie malade, que j'étais allée voir ce jour-là?... Si je te disais que la présence de l'autre personne, dont la vue t'a rendu fou, avait la même cause? Si je te le jurais sur ce que j'ai au monde de plus sacré, sur... »

—« Ne jurez pas, » interrompit René durement, « je ne vous croirais pas, je ne vous crois pas... »

—« Il ne me croit pas, même maintenant; mon Dieu! Que faire? » Elle marchait, à travers la chambre, en répétant: « Que faire? Que faire? » Durant toute cette semaine, elle avait tourné et retourné cette idée qu'il pouvait cependant être assez irrité contre elle pour ne pas la croire. Qu'il lui restât un soupçon, un seul, et elle était perdue. Il la suivrait de nouveau ou la ferait suivre. Il saurait qu'à chaque visite à la maison de la prétendue amie, elle se rencontrait avec Desforges, et ce serait à recommencer? À quoi bon continuer de mentir, alors? Et puis, elle en avait assez de tant de tromperies. Maintenant que la plus sincère des passions grondait dans son cœur, elle éprouvait le besoin de dire à son amant la vérité, toute la vérité, mais, en la lui disant, de lui crier aussi cette passion, et, cette fois, il faudrait bien qu'il entendît ce cri suprême, et qu'il y crût. Et, comme hors d'elle: « C'est vrai, » dit-elle, « je te mentais... tu veux tout savoir, tu sauras tout... » Elle s'arrêta une minute, et passa les mains sur son visage, avec égarement... Hé bien! Non! Elle se sentait incapable de se confesser ainsi... Il la mépriserait trop, et, imaginant, à mesure qu'elle parlait, une espèce de compromis incohérent entre son besoin de sincérité et l'épouvante que René la prît en dégoût, elle continuait: « C'est une affreuse histoire, vois-tu... Mon père mort... Des lettres à racheter avec lesquelles des misérables pouvaient salir sa mémoire... Il fallait de l'argent, beaucoup... Je n'avais rien... Mon mari me repoussait... Alors, cet homme... J'ai perdu la tête, et puis il m'a tenue, il me tient par ce secret!... Ah! ne sens-tu pas que je ne t'ai menti que pour t'avoir, que pour te garder?... »

Tandis que ces mots se pressaient au hasard sur sa bouche, René la contemplait. Cette histoire de l'honneur de son père ainsi sauvé n'était qu'un nouveau mensonge; il le comprenait, il le voyait. Mais ce dernier cri, poussé avec une ardeur presque sauvage, n'en était pas un. Et que lui importait le reste? Il allait savoir si cet amour, la seule sincérité dont elle se réclamât maintenant, aurait la force de triompher de tout ce qui n'était pas lui.

—« Tant mieux! » répondit-il. « Oui, tant mieux si vous êtes l'esclave d'un infâme passé qui vous accable! Tant mieux, si cette dépendance à l'égard de cet homme vous fait cette horreur!... Vous me dites que vous m'avez aimé, que vous m'aimez, que vous ne m'avez menti que pour me garder?... Cet amour, je vous apporte l'occasion de m'en donner une preuve après laquelle je n'aurai plus le droit de douter. Ce passé, je viens vous offrir de l'effacer à jamais, tout entier, d'un coup... Moi aussi, je vous aime, Suzanne, ah! profondément! Ce que j'ai ressenti quand j'ai dû apprendre ce que j'ai appris, voir, ce que j'ai vu, ne me le demandez pas. Si je n'en suis pas mort, c'est que l'on ne meurt pas de désespoir. Je suis prêt cependant à tout oublier, à tout pardonner, pourvu que je sache, pourvu que je sente que vraiment vous m'aimez. Je suis libre et vous êtes libre aussi, puisque vous n'avez pas d'enfants. Je suis prêt, moi, à tout quitter pour vous, et je viens vous demander si vous êtes prête à en faire autant. Nous irons ensemble où vous voudrez: en Italie, en Angleterre, dans un pays où nous soyons sûrs de ne rien retrouver de ce qui fut votre vie d'autrefois. Et cet autrefois, je l'abolirai. J'en trouverai la force dans ma croyance en votre cœur, après ce que vous aurez fait. Je me dirai:—Elle ne me connaissait pas, et, du jour où elle m'a connu, rien n'a plus existé pour elle que son amour.—Mais d'accepter cet abject partage, que vous m'arriviez au sortir des bras de cet homme et salie par ses baisers; ou bien, si vous rompez avec lui, d'être là, misérable, à me défier de cette rupture, à jouer auprès de vous ce rôle avilissant d'espion que j'ai joué une fois déjà?... Non, Suzanne, ne me le demandez pas. Nous en sommes venus au point où nous devons être l'un pour l'autre ou tout ou rien, des amants qui trouvent dans leur amour de quoi se faire une famille, une patrie, un monde, ou des étrangers qui ne se connaissent plus.—À vous de choisir... »

Il avait parlé avec l'énergie concentrée d'un homme qui s'est pris la main et qui s'est fait le serment d'aller jusqu'au bout de sa volonté. Si insensée que fût cette proposition au regard d'une Parisienne habituée à ne rencontrer la passion que sous une forme conciliable avec les exigences et les commodités de la vie sociale, Suzanne n'eut pas une minute de doute. René s'exprimait dans la pleine vérité de son cœur, mais cette vérité comportait un tel excès d'amour qu'elle ne douta pas non plus de son triomphe final sur les révoltes et sur les folies du jeune homme.

—« Ah! » répondit-elle toute frémissante, « que tu es bon de me parler ainsi! Que tu m'aimes! Que tu m'aimes! Oui, que tu m'aimes!... » Elle frissonnait en prononçant ces mots, et penchait un peu sa tête, comme si le bonheur de cette évidence eût été presque impossible à soutenir. « Dieu! que c'est doux!... » dit-elle encore. Puis, s'avançant vers lui, et lui prenant la main, presque avec timidité cette fois, pour la lui serrer d'une pression lente: « Enfant que tu es, que viens-tu m'offrir?... S'il ne s'agissait que de moi, comme je te dirais: Prends toute ma vie, et tu ne sais pas comme j'y aurais peu de mérite!... Mais la tienne, est-ce que je peux l'accepter? Tu as vingt-cinq ans et j'en ai plus de trente. Ferme les yeux et vois-nous dans dix ans... Je suis une vieille femme et tu es encore un jeune homme... Et alors?... Et puis ton travail, cet art auquel tu es si attaché que j'en ai été jalouse?—Pourquoi te le cacher maintenant?—Il te faut Paris pour écrire... Je te verrais triste auprès de moi... Je te verrais m'aimant par devoir, par pitié, malheureux, esclave!... Non, je ne le supporterais pas!... Mon amour, quitte ce projet insensé, dis que tu me pardonnes sans cela, dis-le, mon René, dis-le!... »

Elle s'était rapprochée du jeune homme à mesure qu'elle parlait, appuyant sa gorge contre lui, cherchant sa bouche. Il sentit, avec un tressaillement de désir à la fois, et une nausée contre le plan de séduction attesté par ce détail, qu'elle n'avait pas de corset. Il la prit par le poignet, et le lui tordit en la rejetant loin de lui, durement:

—« Ainsi tu ne veux pas, » dit-il avec exaltation, « répète-moi que tu ne veux pas... »

—« Je t'en supplie, mon René, » reprit-elle avec des larmes dans sa voix et dans ses yeux, « ne me repousse pas... Mais puisque nous nous aimons, ah! soyons heureux!... Prends-moi comme je suis, avec toutes les misères de ma vie... C'est vrai... J'aime le luxe, j'aime le monde, j'aime ce Paris que tu hais... Non, je n'aurai pas le courage de tout quitter, de tout briser... Prends-moi ainsi, puisque tu sais bien, puisque tu sens que je te dis vrai quand je te jure que je t'aime, comme je n'ai jamais aimé... Ah! Garde-moi!... Je serai ton esclave, ta chose. Tu m'appelleras, je viendrai. Tu me chasseras, je m'en irai... Ne me regarde pas avec ces yeux, je t'en conjure, laisse fondre ton cœur!... Quand tu es venu à moi, est-ce que je t'ai demandé si tu avais une autre maîtresse? Non, je n'ai eu qu'une idée: te rendre heureux. Si je t'ai tout caché des tristesses de mon existence, dis! comment peux-tu m'en vouloir? Vois, je suis par terre devant toi, et je te supplie... » Elle s'était jetée à ses pieds, en effet. Que lui importait la prudence maintenant, et la possibilité de l'entrée d'un domestique? Et elle s'attachait à ses vêtements, en se traînant sur les genoux. Elle était admirable de beauté, les yeux fous, son ardent visage éclairé par tous les feux de la passion, et montrant à plein la sublime courtisane qu'elle avait toujours été, mais voilée. Les sens de René étaient bouleversés, mais un souvenir cruel lui revint tout d'un coup, et il lui jeta, comme une insulte, avec un ricanement:

—« Et Desforges?... »

—« N'en parle pas, » gémit-elle, « n'y pense pas! Si je pouvais le renvoyer, le mettre à la porte, est-ce que tu crois que j'hésiterais? Ne sens-tu pas que je suis prise? Mon Dieu! mon Dieu! on ne torture pas une femme ainsi... non, » ajouta-t-elle d'un air sombre, toujours à genoux, mais immobile et baissant la tête: « Non, je ne peux pas... »

—« Alors, accepte ce que je t'ai offert, » dit René, « il en est temps encore... Fuyons ensemble... »

—« Non, » reprit-elle d'un air plus sombre. « Non, je ne peux pas non plus... Vois, il me serait si facile de te promettre et de ne pas tenir!... Mais j'ai trop menti... » Elle s'était levée. La crise de nerfs qu'elle venait de traverser avait sa réaction, et elle répéta d'une voix épuisée: « Je ne peux pas non plus... Je ne peux pas... »

—« Et que voulais-tu donc de moi? » s'écria-t-il avec un accent furieux, « Pourquoi te traînais-tu à mes pieds tout à l'heure? Un laquais de plaisir, voilà ce que je serais pour toi?... Un jeune homme chez qui tu irais te débarbouiller des caresses du vieux!... Ah!... » et, la colère l'emportant, à la brutalité du langage il joignit celle du geste, et il marcha sur elle, le poing levé, avec un visage si terrible qu'elle crut qu'il allait la tuer. Elle reculait, livide d'épouvante, les mains tendues.

—« Pardon, pardon, » disait-elle éperdue. « Ne me fais pas mal, ne me fais pas mal! »

Elle s'abrita ainsi derrière une table sur laquelle se trouvait, parmi d'autres menus objets, une photographie du baron dans un cadre de velours. Les yeux de René s'étaient détournés de Suzanne, il luttait contre la tentation monstrueuse de frapper cette femme sans défense. Il n'eut pas plutôt vu le portrait qu'il eut un rire d'insensé. Il le saisit, et la prenant, elle, par les cheveux, il lui frotta ce portrait sur la bouche, cruellement, au risque de l'ensanglanter, et, continuant de rire comme un fou, il répétait:

—« Tiens, voilà ton amant! voilà ton amant, ton amant, ton amant!... »

Puis il jeta le cadre à terre et il le piétina. Il ne se fut pas plutôt livré à cette action de démence qu'il eut honte de lui-même. Il regarda Suzanne, une dernière fois, les cheveux épars, les yeux fixes, écrasée de terreur dans le coin de la chambre. Il ne prononça pas un mot, et il sortit, sans qu'elle eût eu, elle, la force d'articuler une parole.


XX

L'ABBÉ TACONET

Deux jours après cette scène terrible, et comme le ciel du mois de mai s'était de nouveau fait pimpant, bleu et tiède, Claude Larcher se trouvait, vers les deux heures de l'après-midi, accoudé au balcon de l'appartement de Colette qui donnait sur le jardin des Tuileries. Il venait de passer plusieurs nuits à la suite chez sa maîtresse. Les deux amants s'étaient repris d'un de ces caprices qui sont d'autant plus fougueux dans les liaisons de ce genre et plus avides, que le souvenir des querelles de la veille s'y mélange à la certitude de la brouille du lendemain. L'homme et la femme se donnent alors sans réserve. Il semble que la longue suite des plaisirs, jadis goûtés en commun, ait comme façonné leurs corps l'un pour l'autre, et auprès de ces renouveaux de possession ardente, presque frénétique, toute autre volupté perd sa saveur. Claude réfléchissait à cette loi singulière des habitudes amoureuses, en achevant un cigare dont la vapeur s'azurait au gai soleil. Il regardait les voitures se croiser dans la rue, et, sous les feuillages légers du jardin, le défilé des promeneurs. Il s'étonnait lui-même de la parfaite béatitude où ces quelques jours d'assouvissement l'avaient plongé. Ses jalousies douloureuses, ses trop légitimes fureurs, le juste sentiment de sa dégradation, tout s'abolissait parce que Colette avait fait ses volontés et consigné à la porte Aline aussi bien que Salvaney. Cela ne durerait pas, il le savait trop; mais la présence de cette femme lui procurait une félicité si entière qu'elle détruisait ses craintes pour l'avenir, comme ses rancunes pour le passé. Il fumait son cigare avec une lenteur paisible, et par instant il se retournait pour la voir, elle, à travers la fenêtre ouverte, qui, vêtue d'une robe chinoise toute rose et brodée de fleurs d'or,—la sœur de celle de la loge,—se balançait sur un fauteuil canné à bascule. Au bout de ses pieds chaussés de bas d'une soie rose comme celle de la robe, elle remuait, en se balançant, des mules marocaines, garnies, elles aussi, de broderies. Le fumoir, celui-là même où avait eu lieu la scène de la lettre, était rempli de fleurs. Aux murs se voyaient toutes sortes de souvenirs qui se rapportaient à la carrière de l'artiste: des aquarelles représentant des intérieurs de loges, des tambourins de cotillon, des photographies et des couronnes. Un chat très petit, un angora blanc, dont un œil était bleu, l'autre noir, jouait avec une balle, renversé sur le dos, tandis que Colette continuait de se balancer, tantôt souriant à Claude à travers les bouffées d'une cigarette russe, tantôt lisant un journal qu'elle tenait à la main, et elle fredonnait une adorable romance de Richepin, récemment mise en musique par un étrange compositeur du nom de Cabaner:

Chargement de la publicité...