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Micah Clarke - Tome II: Le Capitaine Micah Clarke

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The Project Gutenberg eBook of Micah Clarke - Tome II

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Title: Micah Clarke - Tome II

Author: Arthur Conan Doyle

Translator: Albert Savine

Release date: June 29, 2006 [eBook #18717]

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and www.ebooksgratuits.com

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MICAH CLARKE - TOME II ***

Arthur Conan Doyle


MICAH CLARKE

Tome II

LE CAPITAINE MICAH CLARKE

(1911)


Table des matières
I—Notre arrivée à Taunton.
II—Le rassemblement sur la place du Marché.
III—Maître Stephen Timewell, Maire de Taunton.
IV—Une mêlée nocturne.
V—La Revue des Hommes de l'Ouest.
VI—Un échange de poignées de mains entre moi et le Brandebourgeois.
VII—Nouvelles reçues de Havant.
VIII—Le piège tendu sur la route de Weston.
IX—De la bienvenue qui m'accueille à Badminton.
X—Des choses étranges qui se passent dans le Donjon des Botelers.
XI—La querelle au conseil.

I—Notre arrivée à Taunton.

Les ombres empourprées de soir s'étendaient sur la campagne.

Le soleil s'était couché derrière les lointaines hauteurs de Quantock et de Brendon quand la colonne d'infanterie, que formaient nos rudes paysans, traversa de son pas lourd Curry Revel, Wrantage et Hendale.

De tous les cottages situés sur le bord de la route, de toutes les fermes aux tuiles rouges, les paysans sortaient en foule sur notre passage, portant des cruches pleines de lait ou de bière, échangeant des poignées de mains avec nos rustauds, les pressant d'accepter des vivres ou des boissons.

Dans les petits villages, jeunes et vieux accouraient en bourdonnant, pour nous saluer, et poussaient des cris prolongés et sonores en l'honneur du Roi Monmouth et de la Cause protestante.

Les gens, qui restaient à la maison, étaient presque tous des vieillards et des enfants, mais çà et là un jeune laboureur que l'hésitation ou quelques devoirs avaient retenu, était si enthousiasmé de notre air martial, des trophées visibles de notre victoire, qu'il s'emparait d'une arme et se joignait à nos rangs.

L'engagement avait diminué notre nombre, mais il avait produit un grand effet moral et fait de notre cohue de paysans une véritable troupe de soldats.

L'autorité de Saxon, les phrases braves et âpres où il distribuait l'éloge ou le blâme, avaient produit plus encore.

Les hommes se disposaient en un certain ordre et marchaient d'un pas alerte en corps compact.

Le vieux soldat et moi, nous chevauchions en tête de la colonne, Master Pettigrue cheminant toujours à pied entre nous.

Puis, venait la charrette chargée de nos morts.

Nous les emportions avec nous pour leur assurer une sépulture décente.

Ensuite marchaient une quarantaine d'hommes armés de faux et de faucilles, portant sur l'épaule leur arme primitive et précédant le chariot où se trouvaient nos blessés.

Après venait le gros de la troupe des paysans.

L'arrière-garde était composée de dix ou douze hommes sous les ordres de Lockarby et de Sir Gervas.

Ils montaient les chevaux capturés et portaient les cuirasses, les épées et les carabines des dragons.

Je remarquai que Saxon chevauchait la tête tournée en arrière et jetait de ce côté des regards inquiets, qu'il s'arrêtait près de toutes les saillies du terrain, pour s'assurer que nous n'avions personne sur nos talons pour nous poursuivre.

Ce fut seulement quand on eut parcouru bien des milles d'un trajet monotone, et quand le scintillement des lumières de Taunton put s'apercevoir au loin dans la vallée, vers laquelle nous descendions, qu'il poussa un profond soupir de soulagement et déclara qu'il nous croyait hors de tout danger.

—Je ne suis pas enclin à m'effrayer pour peu de chose, fit-il remarquer, mais nous sommes embarrassés de blessés et de prisonniers, au point que Petrinus lui-même aurait été fort empêché de dire ce que nous aurions à faire, dans le cas où la cavalerie nous rattraperait. Maintenant, Maître Pettigrue, je puis fumer ma pipe tranquillement, sans dresser l'oreille au moindre grincement de roue, aux bâillements d'un villageois en gaîté.

—Alors même qu'on nous aurait poursuivis, dit le ministre d'un ton résolu, tant que la main du Seigneur nous servira de bouclier, pourquoi les craindrions nous?

—Oui, oui, répondit Saxon impatienté, mais en certaines circonstances, c'est le diable qui a le dessus. Le peuple lui-même n'a-t-il pas été vaincu et emmené en captivité? Qu'en pensez-vous, Clarke?

—Un engagement pareil, c'est assez pour une journée, fis-je remarquer. Par ma foi, si au lieu de charger, ils avaient continué à faire feu de leurs carabines, il nous aurait fallu faire une sortie ou tomber sous les balles là où nous étions.

—C'est pour cette raison-là que j'ai interdit à nos hommes armés de mousquets de riposter, dit Saxon. Leur silence a fait croire à l'ennemi que nous n'avions à nous tous qu'un ou deux pistolets. Aussi notre feu a été d'autant plus terrifiant qu'il était plus inattendu. Je parierais que parmi eux il n'y a pas un homme qui ne comprenne qu'il a été attiré dans un piège. Remarquez comme ces coquins ont fait volte-face et pris la fuite, comme si cela faisait partie de leur exercice journalier.

—Les paysans ont reçu le choc comme des hommes, fis-je remarquer.

—Il n'y a rien de tel qu'une teinture de calvinisme, pour tenir bien raide une ligne de bataille, dit Saxon. Voyez le Suédois quand il est dans ses foyers. Où trouverez-vous un homme au cœur plus honnête, plus simple, plus dépourvu de toute qualité militaire, si ce n'est qu'il est capable d'ingurgiter plus de bière de bouleau que vous ne pourrez en payer. Et pourtant il suffit de le bourrer de quelques textes énergiques, familiers, de lui mettre une pique entre les mains, et de lui donner pour chef un Gustave, et il n'y a pas au monde d'infanterie capable de lui résister. D'autre part, j'ai vu de jeunes Turcs, sans éducation militaire, batailler en l'honneur du Koran avec autant d'entrain que l'ont fait les gaillards, qui nous suivent, en l'honneur de la Bible que Maître Pettigrue portait devant eux.

—J'espère, dit gravement le ministre, que par ces remarques vous n'avez pas l'intention d'établir une comparaison quelconque entre nos écritures sacrées et les compositions de l'imposteur Mahomet, non plus que d'inférer une analogie, entre la furie que le diable inspire aux incroyants Sarrasins, et le courage chrétien des fidèles qui luttent.

—En aucune façon, répondit Saxon en m'adressant un ricanement par dessus la tête du ministre, je me bornais à montrer combien le malin est habile à imiter les influences de l'Esprit.

—Ce n'est que trop vrai, Maître Saxon, dit le ministre avec tristesse. Parmi les débats et les discordes, il est bien difficile de discerner la vraie route. Mais je m'émerveille de ce que, au milieu des pièges et tentations qui assaillent la vie de soldat, vous vous soyez conservé pur de souillure, et le cœur toujours fidèle à la vraie foi.

—Cette force là ne me venait point de moi-même, dit Saxon d'un ton pieux.

—En vérité, en vérité, s'écria Maître Josué, des hommes comme vous sont bien nécessaires dans l'armée de Monmouth. Il s'en trouve plusieurs, à ce qu'on m'a dit, qui viennent de Hollande, du Brandebourg, de l'Écosse, et qui ont été formés à l'art de la guerre, mais ils ont si peu cure de la cause que nous soutenons, qu'ils jurent et sacrent de manière à épouvanter nos paysans et à attirer sur l'armée une condamnation d'en haut. Il en est d'autres qui tiennent fermement pour la vraie foi et qui ont été élevés parmi les justes, mais hélas! ils n'ont aucune expérience du camp et de la campagne. Notre Divin Maître peut agir par le moyen de faibles instruments, mais il n'est pas moins certain que tel peux être choisi pour briller dans la chaire, et être malgré cela peu capable de se rendre utile dans une échauffourée comme celle que nous vîmes aujourd'hui. Pour ma part, je sais disposer un discours de façon à satisfaire mon troupeau, et que mes auditeurs soient fâchés de voir le sablier fini, mais je sens que ce talent ne servirait à bien peu de chose quand il s'agirait de dresser des barricades, ou d'employer les armes charnelles. C'est ainsi que cela se passe dans l'armée des fidèles: ceux qui ont les capacités pour commander sont mal vus du peuple, tandis que ceux dont le peuple écoute volontiers la parole sont peu entendus aux choses de la guerre. Maintenant nous avons vu en ce jour que vous êtes un homme de tête et d'action, et néanmoins de vie modeste et réservée, plein d'aspirations après la Parole, et de menaces contre Apollyon. En conséquence, je vous le répète, vous serez parmi eux un véritable Josué, ou bien un Samson, destiné à briser les colonnes jumelles du Prélatisme et du Papisme, de façon à ensevelir dans sa chute ce gouvernement corrompu.

Decimus Saxon s'en tint pour toute réponse à un de ces grognements qui passaient parmi ces fanatiques pour la manifestation d'une intense agitation, d'une émotion intérieure.

La physionomie était si austère, si pieuse, ses gestes si solennels.

Il répétait tant de fois sa grimace, levant les yeux, joignant les mains, et faisant tant d'autres simagrées qui caractérisaient le sectaire exalté, que je ne pus m'empêcher d'admirer la profondeur et la perfection de l'hypocrisie qui avait enveloppé si complètement sous son manteau sa nature rapace.

Un mouvement malicieux, que je ne pus maîtriser, me porta à lui rappeler qu'il y avait au moins un homme qui appréciait à leur valeur les apparences qu'il se donnait.

—Avez-vous raconté au digne ministre, dis-je, votre captivité parmi les Musulmans et la noble manière dont vous avez soutenu la foi catholique à Istamboul?

—Non, s'écria notre compagnon, j'aurais bien du plaisir à entendre ce récit. Je m'émerveille de voir qu'un homme aussi fidèle, aussi inflexible que vous, ait été jamais mis en liberté par les impurs et sanguinaires sectateurs de Mahomet.

—Il n'est pas bien séant que je fasse ce récit, dit Saxon avec un grand sang-froid, en me jetant un regard de travers tout plein de venin. C'est à mes camarades de mauvaise fortune et non à moi à décrire ce que j'ai souffert pour la foi. Je suis à peu près certain, Maître Pettigrue, que vous auriez fait comme moi, si vous vous étiez trouvé là-bas... La ville de Taunton se déploie bien tranquillement devant nous, et il y a bien peu de lumière pour une heure aussi avancée, vu qu'il est près de dix heures. Il est clair que les troupes de Monmouth ne sont pas encore arrivées, sans cela nous aurions vu des indices de bivouacs dans la vallée; car s'il fait assez chaud pour dormir en plein air, les hommes sont obligés de faire du feu pour préparer leur repas.

—L'armée aurait eu quelque peine à arriver aussi loin dit le ministre. Elle a, à ce qu'on m'a appris, été très retardée par le manque d'armes et le défaut de discipline. Songez aussi, que c'est le onze que s'effectua le débarquement de Monmouth à Lyme et nous ne sommes qu'à la nuit du quatorze. Il a fallu faire bien des choses dans ce temps.

—Quatre jours entiers! grommela le vieux soldat. Et pourtant je n'attendais rien de mieux, vu le défaut de soldats éprouvés parmi eux, à ce qu'on me dit. Par mon épée! Tilly ou Wallenstein n'auraient pas mis quatre jours pour aller de Lyme à Taunton, quand même toute la cavalerie du Roi Jacques aurait barré la route. Ce n'est pas ainsi, en lambinant, qu'on mène les grandes entreprises. On doit frapper fortement, brusquement. Mais, dites-moi, mon digne monsieur, car nous n'avons guère recueilli en route que des rumeurs et des suppositions, n'y a-t-il pas eu quelque sorte d'engagement à Bridport?

—En effet, il y a eu un peu de sang versé dans cette localité. Ainsi que je l'ai appris, les deux premiers jours ont été employés à enrôler les fidèles, et à chercher des armes pour les en pourvoir. Vous avez raison de hocher la tête, car les heures étaient précieuses. À la fin, on parvint à mettre en un certain ordre environ cinq cents hommes, auxquels on fit longer la côte, sous le commandement de Lord Grey de Wark et de Wade, l'homme de loi. À Bridport, ils se trouvèrent en face de la milice rouge du Dorset et d'une partie des Habits jaunes de Portman. Si tout ce qu'on dit est vrai, on n'a pas lieu de se montrer bien fier de part ni d'autre. Grey et sa cavalerie ne cessèrent de tirer sur la bride que quand ils furent revenus se mettre en sûreté à Lyme. On dit cependant que leur fuite est plutôt imputable à la dureté de la bouche de leurs montures qu'au peu de cœur des cavaliers. Wade et ses fantassins tinrent tête bravement et eurent le dessus sur les troupes du Roi. On a beaucoup crié dans le camp contre Grey, mais Monmouth n'a guère les moyens de se montrer sévère à l'égard du seul gentilhomme qui ait rejoint son drapeau.

—Peuh! fit Saxon, d'un ton bourru, les gentilshommes n'abondaient pas dans l'armée de Cromwell, je crois, et pourtant elle a fait une bonne figure contre le Roi, qui avait autour de lui autant de Lords qu'il y a de baies dans un buisson. Si vous avez le peuple pour vous, à quoi bon rechercher ces beaux gentlemen à perruque, dont les blanches mains et les fines rapières rendent autant de services que des épingles à cheveux.

—Sur ma foi, dis-je, si tous les freluquets font aussi peu de cas de leur vie que notre ami Sir Gervas, je ne souhaiterais pas de meilleurs compagnons sur le champ de bataille.

—Et c'est la vérité, oui, s'écria avec conviction Maître Pettigrue. Et pourtant, comme Joseph, il porte un habit de bien des couleurs, et il a d'étranges façons de parler. Personne n'aurait pu combattre avec tant de bravoure, ni fait meilleure figure contre les ennemis d'Israël. Assurément ce jeune homme a du bon dans le cœur, et deviendra un séjour de la grâce et un vaisseau de l'Esprit, quoique pour le moment il soit empêtré dans le filet des folies mondaines et des vanités charnelles.

—Il faut l'espérer, dit dévotement Saxon. Mais avez-vous encore quelque chose à nous apprendre au sujet de la révolte, digne monsieur?

—Très peu, si ce n'est que les paysans sont accourus en si grand nombre qu'il a fallu en renvoyer beaucoup, faute d'armes. Tous ceux qui paient la dîme dans le comté de Somerset vont à la recherche de cognes et de faux. Il n'y a pas un forgeron qui ne soit occupé dans sa forge du matin au soir, à faire des fers de pique. Il y a six mille hommes comme cela dans le camp, mais ils n'ont pas même un mousquet pour cinq. À ce qu'on m'a dit, ils se sont mis en marche sur Axminster, où ils auront affaire au Duc d'Albemarle qui est parti d'Exeter avec quatre mille hommes des milices de Londres.

—Alors, quoique nous fassions, nous arriverons trop tard, m'écriai-je.

—Vous aurez assez de bataille avant que Monmouth échange son chapeau de cheval contre une couronne et sa roquelaure à dentelles contre la pourpre, dit Saxon. Si notre digne ami que voici est exactement renseigné, et qu'un engagement de cette sorte ait lieu, ce ne sera que le prologue de la pièce. Lorsque Churchill et Feversham arriveront avec les propres troupes du Roi, ce sera alors que Monmouth fera le grand saut, qui le portera sur le trône ou sur l'échafaud.

Pendant qu'avait lieu cette conversation, nous avions mis nos chevaux au pas pour descendre le sentier tortueux qui longe la pente Est de Taunton Deane.

Depuis quelque temps, nous avions pu voir dans la vallée au-dessous de nous les lumières de la ville de Taunton, et la longue bande d'argent de la rivière la Tone.

La lune, brillant de tout son éclat dans un ciel sans nuages, répandait un doux et paisible rayonnement sur la plus belle et la plus riche des vallées anglaises.

De magnifiques résidences seigneuriales, des tours crénelées, des groupes de cottages bien abrités sous leurs toits de chaume, les vastes et silencieuses étendues des champs de blé, de sombres bosquets, à travers lesquels brillaient les fenêtres éclairées des maisons qui peuplaient leurs profondeurs, tout cela se développait autour de nous, ainsi que les paysages indéfinis, muets, qui se déploient devant nous en nos rêves.

Il y avait dans ce tableau tant de calme, tant de beauté, que nous arrêtâmes nos chevaux à un coude que faisait le sentier, que les paysans las, les pieds meurtris, firent halte, que les blessés eux-mêmes se soulevèrent dans la charrette, pour réjouir leurs yeux par un regard jeté sur cette terre promise.

Tout à coup, du silence, monta une voix forte, fervente, qui s'adressait à la Source de Vie pour lui demander de garder et préserver ce qu'elle avait créé.

C'était Maître Josué Pettigrue, qui, à genoux, implorait à la fois des lumières pour l'avenir, et exprimait sa reconnaissance de ce que son troupeau était sorti sain et sauf des dangers rencontrés sur son chemin.

Je voudrais, mes enfants, posséder un de ces cristaux magiques dont vous parlent les livres, afin de pouvoir vous y montrer cette scène: les noires silhouettes des cavaliers, l'attitude grave, sérieuse des paysans, les uns agenouillés pour prier, les autres s'appuyant sur leurs armes grossières, l'expression à la fois soumise et narquoise des dragons prisonniers, la rangée de figures pâles, contractées par la souffrance, qui regardaient par-dessus le bord de la charrette, le chœur de gémissements, de cris, de phrases entrecoupées qui interrompait parfois la parole ferme et égale du pasteur.

Si seulement j'étais capable de peindre une pareille scène avec le pinceau d'un Verrio ou d'un Laguerre, je n'aurais pas besoin de la décrire en ce langage décousu et faible.

Maître Pettigrue avait terminé son discours d'actions de grâce, et allait se relever quand le tintement musical d'une cloche nous arriva de la ville endormie à nos pieds.

Pendant une ou deux minutes, ce son s'éleva tour à tour fort et faible, en sa douce et claire vibration.

Il fut suivi d'un second coup d'un son plus grave, plus âpre, et d'un troisième, et l'air finit par s'emplir d'un joyeux carillon.

En même temps, on entendit une rumeur de cris, d'applaudissements, qui s'enfla, s'étendit et devint un grondement puissant.

Des lumières étincelèrent aux fenêtres.

Des tambours battirent.

Toute la ville fut en mouvement.

Ces manifestations soudaines de réjouissance, suivant d'aussi près la prière du ministre, furent regardées comme un heureux présage par les superstitieux paysans, qui poussèrent un cri de joie et, se remettant en marche, furent bientôt arrivés aux confins de la ville.

Les sentiers et la chaussée étaient noirs d'une foule formée par la population de la ville, hommes, femmes, enfants.

Beaucoup d'entre eux portaient des torches et des lanternes, et cette masse serrée allait dans une même direction.

Nous les suivîmes, et nous nous trouvâmes sur la place du marché, où des groupes de jeunes apprentis entassaient des fagots, pour un feu de joie, tandis que d'autres mettaient en perce deux où trois grands tonneaux d'ale.

Ce qui donnait lieu à cette subite explosion de joie, c'était la nouvelle toute fraîche que la milice d'Albemarle avait déserté en partie, et que le reste avait été battu, ce matin là, à Axminster.

Lorsqu'on apprit le succès de notre propre engagement, la joie populaire devient plus tumultueuse que jamais.

On se précipita au milieu de nous, on nous combla de bénédictions, en cet étrange dialecte de l'ouest, à la prononciation épaisse.

On embrassait nos chevaux autant que nous.

Des préparatifs furent bientôt faits pour accueillir nos compagnons fatigués.

Un long édifice vide, qui servait de magasin pour les laines, fut garni d'une épaisse couche de paille et mis à leur disposition.

On y plaça un grand baquet rempli d'ale, et une abondante provision de viandes froides et de pain de froment.

De notre côté, nous descendîmes par la rue de l'Est, à travers les cris et les poignées de main de la foule, pour nous rendre à l'hôtellerie du Blanc-Cerf, où, après un repas hâtif, nous fûmes fort heureux de nous mettre au lit.

Mais à une heure avancée de la nuit, notre sommeil fut interrompu par les réjouissances de la foule qui, après avoir brûlé en effigie Lord Sunderland et Grégoire Alford, Maire de Lyme, s'attarda à chanter des chansons du pays de l'Ouest et des hymnes puritains jusqu'aux premières heures du matin.


II—Le rassemblement sur la place du Marché.

La belle ville où nous nous trouvions alors, était le véritable centre de la rébellion, bien que Monmouth n'y fût pas encore arrivé. C'était une localité florissante, faisant un grand commerce de laine et de draps à côtes, qui donnait du travail à près de sept mille habitants.

Ainsi elle occupait un rang élevé parmi les cités anglaises, et n'avait au-dessus d'elle que Bristol, Norwich, Bath, Exeter, York, Worcester, entre les villes de province.

Taunton avait été longtemps fameux non seulement par ses ressources et par l'initiative de ses habitants, mais encore par la beauté et la bonne culture du pays qui s'étendait autour d'elle et produisait une vaillante race de fermiers.

Depuis un temps immémorial, la ville avait été un centre de ralliement pour le parti de la liberté, et pendant bien des années elle avait penché pour la République en politique et pour le puritanisme en matière de religion.

Aucune localité du Royaume n'avait combattu avec plus de bravoure pour le Parlement, et bien qu'elle eût été deux fois assiégée par Goring, les bourgeois, sous les ordres du courageux Robert Blake, avait lutté si désespérément que chaque fois les Royalistes avaient été obligés de se retirer déconfits.

Pendant le second siège, la garnison avait été réduite à se nourrir de la chair des chiens et des chevaux, mais pas un mot relatif à une reddition n'était sorti de sa bouche, non plus que de celle de l'héroïque commandant.

C'était ce même Blake sous lequel le vieux marin Salomon Sprent avait combattu contre les Hollandais.

Après la Restauration, le Conseil Privé, pour faire voir qu'il se souvenait du rôle joué par la glorieuse ville du comté de Somerset, avait ordonné, par une mesure toute spéciale, la démolition des remparts qui entouraient la cité vierge.

Aussi, au temps dont je parle, il ne restait de l'enceinte de murs épais, si bravement défendue par la dernière génération de citadins, que quelques misérables amas de débris.

Toutefois il restait encore bien des souvenirs de ces temps orageux.

Les maisons du pourtour portaient encore les cicatrices et les lézardes produites par les bombes et les grenades des cavaliers.

D'ailleurs, la ville entière avait une farouche et martiale apparence.

On eût dit un vétéran parmi les cités qui avaient combattu au temps jadis.

Elle ne redoutait point de voir encore une fois l'éclair des canons et d'entendre le sifflement aigu des projectiles.

Le Conseil de Charles pouvait détruire les remparts que ses soldats avaient été incapables de prendre, mais nul édit royal n'avait le pouvoir d'en finir avec le caractère résolu et les opinions avancées des bourgeois.

Bon nombre d'entre eux, nés et grandis dans le fracas de la guerre civile, avaient subi dès leur enfance l'action incendiaire des récits de la guerre de jadis, et des souvenirs du grand assaut où les mangeurs d'enfants de Lumley furent précipités en bas de la brèche par les bras vigoureux de leurs pères.

Ainsi furent entretenues dans Taunton des dispositions plus énergiques, un caractère plus guerrier qu'en toute autre ville provinciale d'Angleterre.

Cette flamme fut attisée par l'action infatigable d'une troupe d'élite de prédicants non conformistes, parmi lesquels le plus en vue était Joseph Alleine.

On n'eût pu mieux choisir comme foyer d'une révolte, car aucune cité n'attachait plus de prix aux libertés et à la croyance qui étaient menacées.

Une forte troupe de bourgeois était déjà partie pour rejoindre l'armée rebelle, mais beaucoup étaient restés à la ville pour la défendre.

Ceux-ci furent renforcés par des bandes de paysans, comme celle à laquelle nous nous étions nous-mêmes attachés.

Elles étaient accourues en masse des environs, et maintenant elles partageaient leur temps entre les discours de leurs prédicateurs favoris, et l'exercice qui consistait à s'aligner et à manier leurs armes.

Dans les cours, les rues, les places du marché, on apprenait la marche, la manœuvre, le soir, le matin, à midi.

Lorsque nous sortîmes à cheval après le déjeuner, toute la ville retentissait des cris de commandement et du fracas des armes.

Nos amis d'hier se rendaient sur la place du marché au moment où nous y arrivâmes, et ils nous eurent à peine vus qu'ils ôtèrent leurs chapeaux et nous accueillirent par des acclamations nourries, et ils ne consentirent à se taire que quand nous les eûmes rejoints au petit trot pour prendre notre place à leur tête.

—Ils ont juré qu'aucun autre ne serait leur chef, dit le ministre, debout près de l'étrier de Saxon.

—Je ne pouvais pas souhaiter de plus solides gaillards à conduire, dit-il.

—Qu'ils se déploient en double ligne, en avant de l'hôtel de ville! Comme cela! c'est cela!

—Rangez-vous bien, la ligne d'arrière! dit-il en se plaçant à cheval vis-à-vis d'eux. Maintenant mettez-vous pour prendre position, le flanc gauche immobile, pour servir de pivot à l'autre! C'est cela: voilà une ligne aussi rigide, aussi droite qu'une épée sortant des mains d'Andrea Ferrare... Je t'en prie, l'ami, ne tiens pas ta pique comme si c'était une houe, quoique j'espère que tu feras de bonne besogne avec elle pour émonder la vigne du Seigneur... Et vous, monsieur, il faut porter votre mousqueton sur l'épaule au lieu de le tenir sous le bras comme un dandy tient sa canne. Jamais malheureux soldat se vit-il obligé de mettre en ordre une équipe aussi panachée! Mon bon ami le Flamand lui-même ne servirait pas à grand-chose, ici, non plus que Petrinus qui, dans son traité De re militari, ne donne nulles indications sur la façon de faire faire l'exercice à un homme dont l'arme est une faucille ou une faux.

—Épaulez faux! Portez faux! Présentez faux! dit tout bas Ruben à l'oreille de Sir Gervas.

Et tous deux éclatèrent de rire sans se préoccuper des froncements de sourcils de Saxon voûté.

—Partageons-les, dit-il, en trois compagnies de quatre-vingts hommes.

—Non, un instant... Combien avez-vous d'hommes armés de mousquets? Cinquante-cinq. Qu'ils sortent des rangs! Ils formeront la première ligne ou compagnie. Sir Gervas Jérôme, vous avez sans doute commandé la milice de votre comté, et vous savez quelque chose sur l'exercice à feu. Si je suis le chef de cette troupe, je vous nomme capitaine de cette compagnie. Elle formera la première dans la bataille, et c'est une position qui ne vous déplaira pas, je le sais.

—Pardieu, il faudra qu'ils se poudrent la tête, dit Sir Gervas d'un ton décidé.

—Vous aurez à pourvoir à tout leur arrangement, répondit Saxon. Que la première compagnie s'avance de six pas sur le pont! C'est cela!... Maintenant que les hommes armés de piques se présentent! Quatre-vingt sept! une compagnie bonne pour le service. Lockarby, chargez-vous de ces hommes, et n'oubliez pas ceci: les guerres d'Allemagne l'ont démontré. La meilleure cavalerie est aussi impuissante contre des piquiers bien fermes que les vagues contre un rocher. Vous serez le capitaine de la seconde compagnie. Allez vous placer à sa tête.

—Par ma foi, s'ils ne savent pas mieux se battre que leur capitaine ne sait se tenir à cheval, dit à demi-voix Ruben, ce sera une fâcheuse affaire. J'espère qu'ils seront plus solides sur le champ de bataille que je ne le suis en selle.

—Quant à la troisième compagnie des hommes armés de faux, je la confie à vos soins, capitaine Micah Clarke, reprit Saxon. Le bon Maître Josué Pettigrue sera notre aumônier militaire. Sa voix et sa présence ne seront-elles pas pour nous comme la manne dans le désert, comme des sources d'eau dans les lieux arides. Quant aux sous-officiers, je vois que vous les avez déjà choisis. Vos capitaines auront le droit d'ajouter à ce nombre, ceux qui frappent avec sang-froid et ne font pas de quartier. Maintenant j'ai encore une chose à vous dire. Je parle de façon à ce que tout le monde m'entende, et que dans la suite personne ne se plaigne de ce qu'on ne lui a pas fait connaître clairement les règles de son service. Ainsi donc, je vous avertis que quand le clairon sonnera l'appel du soir, qu'on aura déposé le casque et la pique, je suis comme vous, et vous comme moi, les uns et les autres, des ouvriers dans le même champ, et nous buvons aux mêmes sources de vie. Ainsi donc je prierai avec vous, je prêcherai avec vous, je vous donnerai des éclaircissements, je ferai tout ce qui peut convenir à un frère de pèlerinage sur la route fatigante. Mais écoutez bien, amis, quand nous sommes sous les armes, et qu'il y a de bonne besogne à faire, en marche, ou sur le champ de bataille, ou à la revue, que votre tenue soit régulière, militaire, scrupuleuse. Soyez vifs à entendre, alertes à obéir, car je ne veux pas de flemmards, ni de traînards, et s'il s'en trouvait, je leur ferais sentir le poids de ma main. Oui, j'irai même jusqu'à les supprimer. Je vous le déclare, il n'y aura point de pitié pour des gens de cette sorte.

Sur ces mots il s'arrêta, promena ses regards sur sa troupe d'un air sévère, ses paupières très baissées sur ses yeux brillants et mobiles.

—Si donc, reprit-il, un homme se trouvait parmi vous qui redoute de se soumettre à une discipline rigoureuse, qu'il sorte des rangs, et qu'il se mette en quête d'un chef plus indulgent car je vous le dis, tant que je commanderai ce corps, le régiment d'infanterie de Wiltshire, qui a pour chef Saxon, sera digne de faire ses preuves en cette cause sainte et si propre à élever les âmes.

Le colonel se tut et resta immobile sur sa jument.

Les paysans, formés en longue ligne levèrent les yeux, les uns d'un air balourd, les autres d'un air d'admiration, certains avec une expression de crainte devant ses traits sévères, osseux, et son regard plein de menaces.

Mais personne ne bougea.

Il reprit:

—L'honorable Maître Timewell, Maire de cette belle ville de Taunton, laquelle a été une tour de force pour les fidèles pendant ces longues années pleines d'épreuves pour l'esprit, se dispose à nous passer en revue, quand les autres corps se seront réunis. Ainsi donc, capitaines, à vos commandements... Là, les mousquetaires! Formez les rangs, avec trois pas d'intervalle entre chaque ligne. Faucheurs, prenez place sur la gauche; que les sous-officiers se postent sur les flancs et en arrière. Comme cela! Voilà qui est bien manœuvré pour un premier essai, quoiqu'un bon adjudant avec sa trique, à la façon impériale, puisse trouver encore ici pas mal de besogne.

Pendant que nous étions occupés ainsi à nous organiser d'une manière rapide et sérieuse un régiment, d'autres corps de paysans, plus ou moins disciplinés, s'étaient rendus sur la Place du Marché et y avaient pris position.

Ceux de notre droite étaient venus de Frome et de Radstock, dans le nord du comté de Somerset.

C'était une simple cohue dont les armes consistaient en fléaux, maillets, et autres outils de ce genre, et sans autres signes de ralliement que des branches vertes fixées dans les rubans de leurs chapeaux.

Le corps, qui se trouvait à notre gauche, portait un drapeau indiquant qu'il se composait d'hommes du comté de Dorset.

Ils étaient moins nombreux, mais mieux équipés, car leur premier rang tout entier était comme le nôtre, armé de mousquets.

Pendant ce temps, les bons bourgeois de Taunton, leurs femmes et leurs filles, s'étaient groupés sur les balcons et aux fenêtres qui avaient vue sur la place du Marché, et d'où ils pouvaient assister au défilé.

Ces graves bourgeois, aux barbes taillées en carré, aux vêtements de drap, avec leurs imposantes moitiés en velours et taffetas à triple poil, regardaient du haut de leurs observatoires, tandis que çà et là s'entrevoyait sous la coiffe puritaine une jolie figure timide et très propre à confirmer la renommée de Taunton, ville aussi célèbre par la beauté de ses femmes que pour les prouesses de ses hommes.

Les côtés de la place étaient occupés par la masse compacte des gens du peuple, vieux tisseurs de laine à la barbe blanche, matrones aux faces revêches, villageoises avec leurs châles posés sur la tête, essaims d'enfants, qui de leurs voix aiguës acclamaient le Roi Monmouth et la succession protestante.

—Sur ma foi, dit Sir Gervas, en faisant reculer son cheval jusqu'à ce qu'il se trouvât sur la même ligne que moi, nos amis aux bottes carrées ne devraient pas être si pressés d'aller au ciel, alors qu'ils ont parmi eux, sur terre, des anges en si grand nombre. Par le Corps Dieu! ne sont-elles pas belles! Et à elles toutes, elles n'ont pas une mouche, pas un diamant, et pourtant que ne donneraient pas vos belles fanées du Mail ou de la Piazza pour avoir leur innocence et leur fraîcheur?

—Je vous en prie, au nom du ciel, ne leur envoyez pas de ces sourires et de ces saluts, dis-je. Ces politesses sont de mise à Londres, mais elles seraient entendues de travers parmi ces simples villageoises au Somerset et leurs parents, gens à la tête chaude, et qui frappent dur.

J'avais à peine dit ces mots que la porte à deux vantaux de l'Hôtel de Ville s'ouvrit, et que le cortège des pères de la cité apparut sur la place du marché.

Deux trompettes en justaucorps ini-parti les précédaient, en sonnant une fanfare sur leurs instruments.

Derrière eux venaient les aldermen et les conseillers, graves et vénérables vieillards, drapés dans des robes de soie noire à traîne, aux collets et aux bords formés de coûteuses fourrures.

Après eux s'avançait un petit homme rougeaud, bedonnant, qui tenait à la main la verge, insigne de son office.

C'était le secrétaire de la ville.

Le défilé des dignitaires se terminait par la haute et imposante personne de Stephen Timewell, Maire de Taunton.

Il y avait dans l'extérieur de ce magistrat bien des choses faites pour attirer l'attention, car tous les traits qui caractérisaient le parti puritain, auquel il appartenait, se personnifiaient et s'exagéraient en lui.

Il était d'une taille très haute, extrêmement maigre, avec un air fatigué, des paupières lourdes, qui trahissaient les jeûnes et les veilles.

Les épaules courbées, la tête penchée sur la poitrine marquaient les effets de l'âge, mais ses yeux brillants, d'un gris d'acier, l'animation qui se remarquait dans les traits de sa figure pleine de vivacité, prouvaient à quelle hauteur l'enthousiasme religieux pouvait s'élever au-dessus de la faiblesse corporelle.

Une barbe pointue, en désordre, tombait à mi-chemin de sa ceinture.

Ses longs cheveux, blancs comme la neige, s'échappaient en voltigeant de dessous une calotte de velours.

Cette calotte était fortement tendue sur le crâne de façon à faire saillir les oreilles dans une position forcée, de chaque côté, coutume qui a valu à son parti l'épithète de «dresse-l'oreille» qui lui fut si souvent appliquée par ses adversaires.

Son costume était d'une simplicité étudiée, de couleur sombre.

Il se composait de son manteau noir, de culottes en velours foncé, de bas de soie, avec des nœuds de velours aux souliers à la place des boucles alors en usage.

Une grosse chaîne d'or, qu'il portait au cou, était la marque de son office.

En avant de lui marchait à pas comptés le gros secrétaire de la ville, au gilet rouge, une main sur la hanche, l'autre étendue pour brandir la verge qui lui servait d'insigne.

Il jetait des regards solennels à droite et à gauche, s'inclinait de temps en temps comme s'il s'attribuait les applaudissements.

Ce petit homme avait attaché à sa ceinture un énorme sabre qui résonnait sur ses pas avec un bruit de ferraille sur le pavé formé de galets, et qui de temps en temps se mettait entre ses jambes.

Alors l'homme l'enjambait d'un air brave et reprenait sa marche sans rien perdre de sa dignité.

Trouvant à la fin ces interruptions trop fréquentes, il abaissa la poignée de son sabre de manière à en élever la pointe, et il continua à marcher avec l'air d'un coq bantam dont la queue aurait été réduite à une seule plume.

Lorsque le Maire eut passé en avant et en arrière des différents corps et les eut inspectés avec une minutie et une attention bien propres à prouver que l'âge n'avait point émoussé ses qualités militaires, il fit demi-tour dans l'intention évidente de nous parler.

Aussitôt son secrétaire s'élança devant lui, agitant les bras, et criant à tue-tête:

—Silence, bonnes gens! Silence pour le très honorable Maire de Taunton! Silence pour le digne Maître Stephen Timewell.

Et au milieu de ses gestes et de ses cris, il s'empêtra encore une fois dans son arme démesurée, et alla s'étaler à quatre pattes dans le ruisseau.

—Silence, vous même, Maître Tetheridge, dit d'un ton sévère le magistrat suprême, si l'on vous rognait votre épée et votre langue, ce serait aussi avantageux pour vous que pour nous. Ne saurais-je dire quelques mots opportuns à ces braves gens sans que vous veniez m'interrompre par vos aboiements discordants?

L'encombrant personnage se ramassa et s'esquiva derrière le groupe des conseillers, pendant que le Maire gravissait avec lenteur les degrés de la croix du marché.

De là, il nous parla d'une voix haute, perçante, qui prenait plus d'ampleur à chaque mot, si bien qu'elle s'entendait jusque dans les coins les plus éloignés de la place.

—Amis dans la foi, dit-il, je rends grâce au Seigneur d'avoir été épargné dans ma vieillesse pour être présent à cette pieuse réunion. Car nous, gens de Taunton, nous avons toujours entretenu vivante parmi nous la flamme du Covenant, parfois peut-être obscurcie par les courtisans des circonstances, mais restée toujours allumée dans les cœurs de notre peuple. Toutefois il régnait autour de nous des ténèbres pires que celles de l'Égypte, alors que Papisme et Prélatisme, Arminianisme et Érastianisme faisaient rage et se donnaient libre cours sans rencontrer d'obstacle ni de répression. Mais que vois-je maintenant? Vois-je les fidèles se retirer tremblants en leurs cachettes, et dressant l'oreille pour percevoir le bruit des fers des chevaux de leurs oppresseurs? Vois-je une génération docile aux maîtres du jour, avec le mensonge aux lèvres, et la vérité ensevelie au fond de son cœur? Non, je vois devant moi des hommes pieux, qui viennent non seulement de cette belle cité, mais encore de tout le pays à la ronde, et des comtés de Dorset, et de Wilts, certains même, à ce qu'on me dit, du Hampshire, tous disposés, empressés à besogner vigoureusement pour la cause du Seigneur. Et quand je vois ces hommes fidèles, et quand je pense que chacune des grosses pièces de monnaie qu'ils ont dans leurs caisses est prête à les soutenir, et quand je sais que ceux qui, dans le pays, ont survécu aux persécutions, rivalisent de prières pour nous, j'entends une voix intérieure qui me dit que nous abattrons les idoles de Dagon et que nous bâtirons dans cette Angleterre, notre pays, un temple de la vraie religion tel que ni Papisme, ni Prélatisme, ni idolâtrie, ni aucune autre invention du Mauvais ne prévaudra jamais contre lui.

Un sourd murmure d'approbation que rien ne pouvait contenir, monta des rangs compacts de l'infanterie insurgée, en même temps que les armes ou mousquetons retombaient sur le pavé avec un bruit sonore.

Saxon tourna à demi sa figure farouche, en levant la main d'un signe d'impatience.

Le grondement rauque s'éteignit parmi nos hommes, pendant que nos compagnons de droite et de gauche, moins disciplinés, continuaient à agiter leurs branches vertes et à faire sonner leurs armes.

Les gens de Taunton restaient immobiles, résolus, silencieux, mais leurs traits contractés, leurs sourcils froncés prouvaient que l'éloquence de leur concitoyen avait remué jusqu'en ses profondeurs l'esprit fanatique qui les distinguait.

—J'ai en main, reprit le Maire, en tirant de sa poitrine un papier roulé, la proclamation dont notre royal chef s'est fait précéder. En sa grande bonté, en son abnégation, il a, dans le premier appel daté de Lyme, fait savoir qu'il laisserait le choix d'un monarque aux Communes d'Angleterre, mais ayant appris que ses ennemis faisaient de cette déclaration l'usage le plus scandaleux, le plus vil, et assuraient qu'il avait trop peu de confiance en sa propre cause pour surprendre publiquement le titre qui lui était dû, il a décidé de mettre fin à ces mauvais propos.

«Sachez donc que par la présente il est proclamé que James, Duc de Monmouth, est désormais le Roi légitime d'Angleterre, que Jacques Stuart, le papiste et le fratricide, est un scélérat usurpateur, qu'il est promis cinq mille guinées à quiconque le livrera mort ou vif, et que l'assemblée siégeant actuellement à Westminster et se donnant le nom de Communes d'Angleterre est une assemblée illégale, que ses actes sont nuls et non avenus devant la loi. Dieu bénisse le Roi Monmouth et la Religion protestante!»

Les trompettes sonnèrent une fanfare, et le peuple applaudit, mais le Maire, levant ses mains maigres et blanches pour réclamer le silence, reprit:

—Il est arrivé ce matin un message du Roi. Il envoie son salut à ses fidèles sujets protestants, et ayant fait halte à Axminster, pour se reposer après sa victoire, il se mettra bientôt en marche, et sera parmi vous dans deux jours au plus tard.

«Vous serez peinés d'apprendre que le bon Alderman Rider a péri, frappé au plus fort de la mêlée. Il est mort en homme et en chrétien, léguant toute sa fortune en ce monde, ainsi que sa fabrique de draps et ses biens immeubles, pour la continuation de la guerre.

«Parmi les autres morts, il n'y en a pas plus de dix qui soient de Taunton. Deux vaillants jeunes pères ont été moissonnés, Ohosés et Ephraïm Hollis, dont la pauvre mère...

—Ne vous désolez pas à mon sujet, bon Maître Timewell, cria une voix de femme dans la foule. J'ai trois autres fils, aussi solides, que j'offre tous pour la même querelle.

—Vous êtes une digne femme, Mistress Hollis, répondit le Maire, et vos enfants ne seront point perdus pour vous. Le nom suivant sur ma liste est celui de Jessé Tréfail, puis viennent Joseph Millar et Aminadab Holt...

Un mousquetaire, homme d'un certain âge, se trouvant dans là première ligne de l'infanterie Taunton, enfonça son chapeau sur ses yeux, et cria d'une voix forte et ferme:

—Le Seigneur me l'a donné, le Seigneur me l'a ôté. Béni soit le nom du Seigneur!

—C'est votre fils unique, Maître Holt, dit le Maire, mais le Seigneur a aussi sacrifié son Fils unique pour que vous et moi nous puissions boire aux eaux de la vie éternelle... Puis viennent Route-de-lumière-Régan, James Fletcher, Salut-Smith et Robert Jolinstone.

Le vieux Puritain roula ses papiers d'un air grave, et après être resté quelques instants les mains croisées sur sa poitrine, en une silencieuse prière, il descendit de la croix du marché, et s'éloigna suivi des aldermen et des conseillers.

La foule commença de même à se disperser, d'une façon posée et sans désordre.

Les figures étaient solennelles, sérieuses, les yeux baissés.

Toutefois un grand nombre de paysans, plus curieux ou moins dévots que les citadins, se groupèrent autour de notre régiment, pour voir ceux qui avaient battu les dragons.

—Vois-tu l'homme qui a une tête de gerfaut? s'écria l'un, en désignant Saxon. C'est lui qui a abattu hier ce Philistin d'officier, et qui a mené les fidèles à la victoire.

—Remarquez-vous cet autre, s'écria une vieille dame, celui qui a la figure blanche, et qui est habillé comme un prince? C'est un noble, qui est venu de Londres pour rendre témoignage en faveur de la foi protestante. C'est un bien pieux gentleman, oh, oui, et s'il était resté dans la cité coupable, on lui aurait coupé la tête, comme on a fait au bon Lord Russell, ou on l'aurait enchaîné avec le digne monsieur Baxter.

—Par la Vierge Marie, compère, criait un autre, l'homme de grande taille au cheval gris, voilà mon soldat à moi. Il a les joues aussi lisses qu'une demoiselle, et des membres comme Goliath de Gath. Je vous parie qu'il serait capable d'emporter ce vieux compère de Jones en travers de sa selle aussi aisément que Towser enlève une donzelle. Mais voici ce bon monsieur Tetheridge, le secrétaire: il est bien occupé, et c'est un homme qui n'épargne ni le temps ni la peine pour la Grande Cause.

—Place, bonnes gens, place! criait le petit secrétaire affairé, l'air autoritaire. N'entravez pas les hauts employés de la corporation dans l'accomplissement de leurs fonctions. Vous ne devez pas non plus encombrer les abords des combattants, vu que par là vous les empêchez de se déployer et de s'étendre en ligne, ainsi que le demandent actuellement plusieurs chefs importants. Je vous prie, quel est donc celui qui commande cette cohorte, ou plutôt cette légion, vu que vous avez le concours de cavalerie auxiliaire?

—C'est un régiment, monsieur, dit Saxon d'un air bourru, le régiment du colonel Saxon, infanterie du Comté de Wilts, que j'ai l'honneur de commander.

—Je demande pardon à monsieur le colonel, s'écria le secrétaire, d'un air inquiet, en s'écartant du soldat à figure bronzée. J'ai entendu parler de monsieur le colonel et de ses exploits dans les guerres d'Allemagne. Moi-même, j'ai porté la pique dans ma jeunesse, et j'ai brisé une ou deux têtes, oui, et même aussi un ou deux cœurs, au temps où je portais justaucorps et bandoulière.

—Faites connaître votre message, dit brièvement le colonel.

—C'est de la part de son Excellence monsieur le Maire. Il s'adresse à vous-même, et à vos capitaines, qui sans doute sont ces cavaliers de haute stature que je vois à mes côtés. Beaux gaillards, sur ma foi, mais vous et moi, colonel, nous savons bien qu'un petit tour d'escrime peut mettre le plus petit d'entre nous au même niveau que le plus fendant. Oui, je vous le garantis, vous et moi qui sommes des soldats, nous pourrions, étant mis dos à dos, tenir tête à ces trois galants.

—Parlez, mon garçon, gronda Saxon, en étendant un long bras musculeux et saisissant par le revers de son habit le bavard secrétaire, et le secouant de façon à faire sonner encore une fois son grand sabre.

—Quoi! Colonel! Comment? s'écria Mr Tetheridge, dont l'habit parut prendre une teinte plus foncée par le contraste avec la pâleur soudaine de ses joues. Porteriez-vous une main irritée sur le représentant du Maire? Moi aussi, je porte l'épée au côté, comme vous pouvez le voir. En outre, je suis assez vif, assez prompt à me fâcher, et je vous avertis en conséquence de ne rien faire que je puisse par hasard regarder comme une offense personnelle. Quant à mon message, c'était pour vous dire que son Excellence Mr le Maire désirait avoir un entretien avec vous et vos capitaines à l'Hôtel de Ville.

—Nous allons nous y rendre, dit Saxon.

Puis, s'adressant au régiment, il se mit à expliquer quelques-uns des mouvements et exercices les plus simples, en instruisant ses officiers tout comme ses hommes, car si Sir Gervas connaissait un peu l'exercice, Lockarby et moi, nous n'avions guère que de la bonne volonté à offrir dans l'occasion.

Lorsque l'ordre de rompre fut enfin donné, nos compagnies retournèrent à leur casernement dans le magasin à laines, pendant que nous remettions nos chevaux aux valets d'écurie du Blanc-Cerf et que nous nous mettions en route pour présenter nos respects au Maire.


III—Maître Stephen Timewell, Maire de Taunton.

Tout était en mouvement, en agitation, dans l'Hôtel de Ville.

Sur un des côtés, à une table basse couverte de serge verte, étaient assis deux écrivains, ayant devant eux de grands rouleaux de papier.

Une longue procession de citadins défilaient devant eux.

Chacun déposait un rouleau ou un sac de pièces de monnaies qui était dûment enregistré par les receveurs.

Une caisse carrée, renforcée de fer, se trouvait à côté d'eux.

On y jetait l'argent et nous remarquâmes au passage qu'elle était à moitié pleine de pièces d'or.

Nous ne pûmes éviter de constater que parmi les donateurs, il y en avait beaucoup dont les doublets râpés et les figures amaigries montraient que les sommes si volontiers données par eux étaient le fruit de privations qu'ils s'étaient imposés jusque dans leur nourriture.

Beaucoup, parmi eux, accompagnaient leur offrande d'une courte prière, ou de la citation d'un texte bien choisi, où il est parlé du trésor qui ne se corrompt point, ou du prêt fait au Seigneur.

Le secrétaire de la ville, debout près de la table, délivrait les reçus pour chaque somme, et le mouvement incessant de sa langue emplissait la salle, lorsqu'il lisait les noms et les sommes, en y intercalant ses remarques:

—Abraham Willis, criait-il à notre entrée, inscrivez-le pour vingt-six livres dix shillings. Vous recevrez dix pour cent sur cette terre, Maître Willis, et je vous garantis qu'ensuite vous ne serez point oublié... John Standish, deux livres, William Simons, deux guinées... Tiens-bon Bealing, quarante-cinq livres. Voilà un fameux coup dans le flanc du Prélatisme, brave Maître Hoaling... Salomon Warren, cinq guinées; James White, cinq shillings, l'obole de la veuve, James!... Thomas Bakewell, cinq livres. Non, Maître Bakewell, avec trois fermes sur les bords de la Tone et des pâturages dans l'endroit le plus fertile d'Athelney, vous pouvez vous montrer plus libéral pour la bonne cause. Nous vous reverrons sans doute. L'Alderman Smithson, quatre-vingt-dix livres! Aha! voilà un soufflet sur la figure de la femme vêtue d'écarlate. Encore quelques autres comme celui-là, et son trône se changera en chaise à plongeon. Nous la démolirons, digne Maître Smithson, ainsi que Jéhu, le fils de Nimshi, démolit la demeure de Baal.

Et il bavardait, bavardait, faisant succéder éloges, conseils, reproches, bien que les graves et solennels bourgeois ne prêtassent guère attention à son vain jacassement.

À l'autre côté de la salle, il y avait plusieurs longues auges de bois, employées à loger les piques et les faux.

Des messagers spéciaux, des appariteurs avaient été expédiés pour battre le pays et réunir des armes.

Ceux-ci, à leur retour, avaient déposé là leur butin sous la surveillance de l'armurier en chef.

Outre les armes ordinaires des paysans, on voyait un tonneau à moitié plein de pistolets et de pétrinaux, sans compter un bon nombre de mousquets, de fusils à écrou, des fusils hollandais, canardières, carabines, ainsi qu'une douzaine de tromblons à canon de bronze, à gueule évasée, quelques armes de rempart d'antique façon, telles que sacres, couleuvrines, provenant des manoirs du comté.

On avait pris sur les remparts, tiré des greniers de ces vieilles demeures bien d'autres armes, que sans doute nos aïeux regardaient comme des objets de prix, mais qui paraîtraient bien étranges en ce temps-ci, où on peut tirer un coup de fusil toutes les deux minutes, et envoyer aussi une balle à une distance de quatre cents pas.

Il y avait des hallebardes, des haches de combat, des masses d'armes, des lances, et d'antiques cottes de mailles, capables encore aujourd'hui de mettre la vie d'un homme à l'abri d'un coup d'épée ou de pique.

Maître Timewell, le Maire, était debout au milieu de ces allées et venues, mettant de l'ordre dans toutes choses, en chef habile et prévoyant.

Je compris aisément la confiance et l'affection qu'éprouvaient pour lui ses concitoyens, quand je le vis à l'œuvre, et faisant preuve de toute la sagesse de l'âge et de tout l'entrain de la jeunesse.

Il était tout entier à sa besogne.

Au moment de notre arrivée, il essayait le fonctionnement d'un falconnette, mais en nous apercevant, il s'avança et nous salua avec beaucoup de bienveillance.

—J'ai entendu parler beaucoup de vous, dit-il, et raconter comment vous avez maintenu ensemble les fidèles, et battu ainsi les cavaliers de l'usurpateur. Ce ne sera pas la dernière fois, je l'espère, que vous aurez vu leur dos. On m'a appris, Colonel Saxon, que vous avez beaucoup servi à l'étranger.

—J'ai été l'humble instrument de la Providence dans plus d'une bonne besogne, dit Saxon en s'inclinant. J'ai combattu avec les Suédois contre les Brandebourgeois, puis avec les Brandebourgeois contre les Suédois, mon temps étant expiré et mes conditions satisfaites avec ces derniers. Ensuite j'ai combattu avec les Bavarois contre les Suédois et les Brandebourgeois réunis, sans parler de la part que j'ai prise aux grandes guerres sur le Danube contre le Turc, et de deux campagnes dans le Palatinat avec les Messieurs, ce qui toutefois peut passer pour une distraction plutôt que pour de la guerre.

—De vrais états de service pour un soldat! s'écria le Maire, en caressant sa barbe blanche. J'ai entendu dire aussi que vous êtes puissant dans la prière et le chant. Vous êtes, ce que je vois, colonel, de la vieille race de mil six cent quarante, où les hommes passaient toute la journée en selle, et la moitié de la nuit à genoux. Quand reverrons-nous leurs pareils? Il ne reste plus que des débris tels que moi, le feu de notre jeunesse entièrement éteint, et n'offrant plus que des cendres léthargiques de la tiédeur.

—Non, non, dit Saxon, la position et l'occupation où vous voilà maintenant ne sont guère d'accord avec la modestie de votre langage. Mais voici des jeunes gens qui trouveront l'ardeur, si leurs anciens apportent le concours de leurs cerveaux. Voici le Capitaine Micah Clarke, le Capitaine Lockarby, et le Capitaine Honorable Sir Gervas Jérôme, qui sont venus de loin tirer leurs épées en faveur de la foi foulée aux pieds.

—Taunton vous souhaite la bienvenue jeunes messieurs, dit le Maire, en regardant un peu de travers, du moins je me le figurais, le baronnet qui avait tiré son miroir de poche et était occupé à se brosser les sourcils J'espère que durant votre séjour en cette ville, vous voudrez bien vous installer chez moi. C'est une maison sans façon, où la chère est simple, mais un soldat a peu de besoins. Et maintenant, colonel, je serais heureux de vous consulter au sujet de ces drags, et de savoir si après avoir été recerclés, ils peuvent encore servir, ainsi qu'au sujet de ces trois demi-canons, qui furent employés au temps ancien du Parlement et diront peut-être leur mot dans la cause du peuple.

Le vieux soldat et le Puritain s'enfoncèrent aussitôt dans une profonde et savante discussion sur les mérites des pièces de rempart, des petits canons, demi-couleuvrines, sacres, mignons, mortiers, faucons, pierriers, autant de types d'artillerie sur chacun desquels Saxon avait à exprimer des opinions bien tranchées, étayées de bien des aventures, de bien des expériences personnelles.

Il s'étendit ensuite sur les avantages des flèches à feu, des lances à feu, dans l'attaque ou la défense des places fortes.

Il termina par une longue dissertation sur les fortins, directis lareribus, sur les ouvrages en demi-lune, en ligne droite, horizontaux, obsculaires, avec tant de mentions des lignes de la Majesté Impériale, à Gran, qu'il semblait que ce discours ne dût jamais finir.

Nous nous esquivâmes pendant qu'il était en train de discuter sur les efforts que produisirent les grenades autrichiennes sur une brigade de piquiers bavarois à la bataille d'Obergranstock.

—Que je sois maudit, si je suis disposé à accepter l'offre de ce personnage, dit Sir Gervas à demi-voix. J'ai entendu parler des ménages puritains. Beaucoup de prières, peu de vin du Rhin, et de tous côtés des vols de textes aussi durs, aussi tranchants que des cailloux. On se couche avec le soleil, et un sermon est là qui vous guette pour peu qu'on regarde avec bienveillance la domestique, ou qu'on chantonne un refrain de chanson à boire.

—La maison peut être plus importante que celle de mon père, fis-je remarquer, mais elle ne peut pas être plus rigoureuse.

—Pour cela, je le garantis, s'écria Ruben. Quand nous allions à une danse moresque, quand nous organisions un jeu des samedis soir, comme la ronde aux baisers ou «le curé qui a perdu son habit», j'ai vu Joe Côte de Fer nous jeter au passage un regard capable de geler le sourire sur nos lèvres. Je vous réponds qu'il aurait aidé le Colonel Pride à tuer les ours ou à abattre les maïs.

—Un tel homme eût commis un fratricide en tuant des ours, dit Sir Gervas, avec tout le respect que je professe pour votre honorable père, ami Clarke.

—Tout comme vous si vous aviez abattu un papegai, répondis-je en souriant. Quant à l'offre du Maire, nous ne pouvons maintenant nous dispenser d'aller à son repas, et si on le trouve ennuyeux, il vous sera aisé de trouver une excuse, et de vous tirer honorablement de là. Mais rappelez-vous ceci, Sir Gervas, ces intérieurs-là sont très différents de tous ceux que vous connaissez. Aussi donc réfrénez votre langue: sans quoi il pourrait y avoir quelqu'un de fâché. Si je fais hem! ou si je tousse, cela signifiera que vous ferez bien de vous tenir sur vos gardes.

—Convenu, jeune Salomon, s'écria-t-il. Il fait réellement bon avoir un pilote qui connaît comme vous ces eaux sacrées. Quant à moi, je ne me doutais pas combien j'étais près des récifs. Mais nos amis ont fini la bataille d'Ober... je ne sais pas quoi, et ils s'avancent vers nous. J'espère, Monsieur le Maire, que toutes les difficultés sont résolues?

—Elles le sont, répondit le Puritain. J'ai été extrêmement édifié par les propos de votre colonel, et je suis certain qu'en servant sous ses ordres vous ferez grand profit de sa mûre expérience.

—Très probable, monsieur, très probable! dit Sir Gervas d'un ton insouciant.

—Mais, reprit le Maire, il est près d'une heure, et notre faible chair demande à grands cris à manger et à boire. Je vous en prie, faites-moi la faveur de m'accompagner en mon humble demeure, où nous trouverons le repas de famille déjà servi.

En disant ces mots, il nous précéda pour sortir de la salle, et descendit lentement Fore Street, les gens s'écartant à droite et à gauche sur son passage et se découvrant respectueusement devant lui.

De place en place, ainsi qu'il nous le fit remarquer, des mesures avaient été prises pour barrer la route avec de fortes chaînes, destinées à rompre l'élan de la cavalerie.

Dans certains endroits, à l'angle d'une maison un trou avait été pratiqué dans la maçonnerie, et par là pointait la gueule noire d'une caronade ou d'une pièce de rempart.

Ces précautions étaient d'autant plus nécessaires, que plusieurs corps de cavalerie, sans compter celui que nous avions repoussé, étaient répandus dans les environs, on le savait, et que la ville, n'ayant plus ses remparts, était exposée à une incursion d'un chef audacieux.

La demeure du principal magistrat était une maison trapue, à façade carrée en pierre, située dans une cour qui s'ouvrait sur la rue de l'Est.

La porte de chêne, à imposte pointue, parsemée de gros clous de fer, avait un air sombre et maussade, mais le vestibule sur lequel elle s'ouvrait était clair et aéré.

Il avait un parquet de cèdre très poli et était lambrissé jusqu'à une grande hauteur, d'un bois de nuance foncée qui répandait une odeur agréable, analogue à celle de la violette.

Un large escalier partait de l'autre bout du vestibule.

Ce fut par là qu'arriva, d'une marche légère, au moment de notre entrée, une jeune fille à la figure douce, suivie d'une vieille dame chargée de lingerie blanche.

En nous voyant, la personne âgée battit en retraite, remontant l'escalier, pendant que la jeune personne descendait les marches trois à trois, entourait de ses bras le cou du vieillard, et l'embrassait avec tendresse, en le regardant bien en face, comme une mère regarde un enfant, quand elle craint quelque chose d'inquiétant.

—On s'est encore fatigué, grand-papa, encore fatigué, dit-elle en hochant la tête, et lui posant sur chaque épaule une petite main blanche. Vraiment, vraiment, ton courage est plus grand que tes forces.

—Non, non, petite, dit-il, en passant affectueusement la main à travers une opulente chevelure brune, l'ouvrier doit travailler jusqu'à ce que sonne l'heure du repos. Gentilshommes, voici ma petite fille Ruth, tout ce qui reste de ma famille, et la lumière de ma vieillesse. Tout le bosquet a été abattu, et il ne reste plus que le vieux chêne et le jeune rejeton. Ces cavaliers, ma petite, sont venus de loin pour servir la cause, et ils nous ont fait l'honneur d'accepter notre hospitalité.

—Vous êtes venus au bon moment, gentilshommes, répondit-elle en nous regardant bien en face avec un bienveillant sourire, comme celui d'une sœur accueillant ses frères. La maisonnée est réunie autour de la table, et le repas est prêt.

—Pas plus prêt que nous ne le sommes, s'écria le robuste vieux bourgeois. Conduis nos hôtes à leurs places, pendant que j'ôterai cette robe officielle, ma chaîne et mon col de fourrure, avant de rompre mon jeûne.

À la suite de notre jolie conductrice, nous entrâmes dans une chambre très grande et très haute, dont les murs étaient revêtus de panneaux de chêne et dont chaque extrémité était ornée d'une tapisserie.

Le parquet était en marqueterie à la façon française et couvert d'une quantité de peaux et de tapis.

À un bout de la pièce se dressait une grande cheminée de marbre, assez vaste pour former à elle seule une petite chambre, meublée, comme au temps jadis, d'un appui pour les ferrures, dans le centre, et pourvue de larges bancs en pierre sur les côtés.

Au-dessus du manteau de la cheminée, des rangées de crochets avaient servi, à ce qu'il me sembla, à supporter des armes, car les riches marchands anglais avaient coutume d'en avoir chez eux au moins en quantité suffisante pour équiper leurs apprentis et leurs ouvriers.

Mais elles avaient été enlevées, et il ne restait plus d'autre indice des temps de troubles, qu'un monceau de piques et de hallebardes entassées dans un coin.

Au milieu de la chambre s'étendait une longue table massive, autour de laquelle étaient assis trente ou quarante personnes, pour la plupart des hommes.

Ils étaient tous debout à notre entrée.

À l'extrémité la plus éloignée de la table, un individu à figure grave débitait avec une prononciation traînante des actions de grâce qui n'en finissaient pas.

Cela commençait par une formule de reconnaissance, pour la nourriture, mais se perdait dans des histoires d'Église et d'État, pour finir par une supplication en faveur d'Israël, qui venait de prendre les armes pour livrer les batailles du Seigneur.

Pendant tout ce temps-là, nous formions un groupe près de la porte, nu-tête, et nous nous occupions à observer la compagnie et nous pouvions le faire de plus près que la politesse ne nous eût permis de le faire, si les gens n'avaient pas tenu les yeux baissés, et si leur pensée ne s'était pas portée ailleurs.

Il y en avait de tous les âges, depuis les barbons jusqu'aux jeunes garçons ayant à peine dépassé les dix-huit ans.

Tous avaient sur les traits la même expression austère et solennelle.

Tous étaient vêtus de la même façon, de costumes simples et sombres.

À part la blancheur de leurs larges cols et de leurs manches, pas un cordon de couleur n'égayait la triste sévérité de leur habillement.

Leurs vestes et leurs gilets noirs étaient de coupe droite et collante, et leurs souliers de cuir Cordoue, qui, au temps de notre jeunesse, étaient d'ordinaire l'endroit préféré pour quelques menus ornements, étaient tous, sans exception, à bouts carrés et attachés avec des cordons de couleur foncée.

La plupart portaient des baudriers simples en cuir non tanné, mais les armes elles-mêmes, ainsi que les larges chapeaux de feutres et les manteaux noirs, étaient entassés sur les bancs, ou déposés sur les sièges le long des murs.

Ils tenaient les mains jointes, la tête penchée et écoutaient cette allocution inopportune, en témoignant de temps à autre, par un gémissement ou une exclamation, de l'émotion que les paroles du prédicant excitaient en eux.

Les trop longues actions de grâces se terminèrent enfin.

La troupe s'assit et se mit sans autre retard ni cérémonie à attaquer les gros quartiers de viande qui fumaient devant elle.

Notre jeune hôtesse nous conduisit au bout de la table, où une haute chaise sculptée, pourvue d'un coussin noir, indiquait la place du maître de la maison.

Mistress Timewell s'assit à la droite du Maire, ayant à côté d'elle Sir Gervas et la place d'honneur, la gauche, étant donnée à Saxon.

À ma gauche était assis Lockarby, dont j'avais vu les yeux se fixer avec une admiration visible et persistante sur la jeune Puritaine depuis le premier instant où il l'avait aperçue.

La table n'étant pas très large, nous pouvions causer d'un bord à l'autre malgré le fracas de vaisselle et des plats, malgré l'affairement des domestiques et le grave bourdonnement des voix.

—C'est le personnel de la maison de mon père, fit remarquer notre hôtesse, s'adressant à Saxon. Il n'y a ici personne qui ne soit à son service. Il a un grand nombre d'apprentis dans le commerce de la laine. Nous sommes ici quarante à chaque repas, tous les jours de l'année.

—Et un repas fameux, dit Saxon, en jetant un regard sur la table, du saumon, des côtes de bœuf, des croupes de mouton, des pâtés de veau, qu'est-ce qu'un homme peut désirer de plus? De la bière brassée à la maison, servie en abondance, pour faire descendre tout cela. Si le digne Maître Timewell trouve le moyen d'approvisionner l'armée de cette façon, je serai le premier à lui en être reconnaissant. Une tasse d'eau sale, et un morceau de viande enfilé sur une baguette de fusil et charbonnée plutôt que rôtie au feu du bivouac, voilà probablement ce qui succédera à ces douceurs.

—Ne vaut-il pas mieux avoir la foi? dit la jeune Puritaine. Le Tout Puissant ne nourrira-t-il pas ses soldats, tout de même qu'Élisée fut nourri dans sa solitude et qu'Agar le fut dans le désert?

—Oui, dit un jeune homme à la tignasse frisée, au teint basané, qui était assis à la droite de Sir Gervas, il pourvoira à nos besoins, tout de même qu'un ruisseau jaillit des endroits secs, tout de même que les cailles et la manne tombèrent en abondance sur le sol stérile.

—Je l'espère bien, mon jeune monsieur, dit Saxon, mais il ne nous faudra pas moins organiser un service d'approvisionnement, avec une escorte de chariots numérotés, et un intendant pour chacun, à la façon allemande. Ce sont là choses qu'il ne faut point laisser au hasard.

À cette remarque, la jolie Mistress Timewell leva les yeux d'un air presque effaré, comme si elle en était scandalisée.

Ses pensées auraient pris la forme de paroles, si à ce moment même, son père n'était entré dans la salle, où toute la compagnie se leva et salua, pendant qu'il gagnait sa place.

—Asseyez-vous, mes amis, dit-il, en faisant un geste de la main... Colonel Saxon, nous sommes des gens simples, et l'antique vertu du respect pour nos anciens n'est point entièrement éteinte chez nous. J'espère, Ruth, reprit-il que tu as pourvu aux besoins de nos hôtes?

Nous protestâmes d'une seule voix que nous n'avions jamais été l'objet d'autant d'attention et d'hospitalité.

—C'est bien, c'est bien, dit le bon tisseur de laine, mais vos assiettes sont nettes et vos verres vides. William, veillez à cela. Un bon travailleur sait toujours découper à table. Si un de mes apprentis n'arrive pas à faire plat net, je sais que je ne tirerai pas grand chose de lui quand il maniera l'outil à carder et le chardon à foulon. Les muscles et les nerfs se font avec des matériaux... Une tranche de ce quartier de bœuf, William... À propos de cette bataille d'Obergranstock, colonel, quel fut le rôle qu'y joua ce régiment de Pandous dans lequel vous aviez une commission?

Sur une question de ce genre, vous pouviez vous imaginer que Saxon avait bien des choses à dire.

Les deux hommes ne tardèrent pas à s'enfoncer dans une discussion animée où les incidents de la Dune de Roundway et de la bande de Marston furent mis en parallèle avec les résultats d'une vingtaine d'affaires aux noms impossibles à prononcer, dans les Alpes de Styrie et sur les bords du Danube.

Dans sa vaillante jeunesse, Maître Timewell avait commandé d'abord un escadron, puis un régiment, pendant les guerres du Parlement, depuis la bataille de Chalgrove jusqu'à la lutte finale à Worcester, en sorte que ces aventures militaires, sans avoir autant de diversité et d'étendue que celles de son interlocuteur, étaient suffisantes pour lui permettre de formuler et défendre des opinions précises.

Au fond, elles étaient les mêmes que celles du soldat de fortune, mais lorsque leurs idées différaient sur quelque détail, aussitôt s'engageait un feu croisé d'expressions militaires.

Il était tant question d'estacades, de palissades, de comparaisons entre la cavalerie légère et la grosse cavalerie, entre piquiers et mousquetaires, entre lansquenets et lanciers que l'oreille du profane était étourdie de ce torrent de mots.

Enfin, à propos d'un détail de fortification, le Maire traça le plan de ses ouvrages avancés avec des cuillers et des fourchettes, pendant que Saxon ouvrait ses parallèles avec des lignes de morceaux de pain, les poussait rapidement en traverses et chemins couverts, pour s'établir sur l'angle rentrant de la redoute du Maire.

De là partit une nouvelle discussion au sujet des contre mines, ce qui eût pour effet de donner au débat un redoublement d'ardeur.

Pendant que cette dispute amicale avait lieu entre les anciens, Sir Gervas Jérôme et Mistress s'étaient mis à causer d'un bout de la table à l'autre.

—Mes chers enfants, j'ai rarement vu une figure aussi belle que celle de cette demoiselle puritaine.

Elle était belle de cette sorte de beauté modeste et virginale où les traits doivent leur charme au charme de l'âme qui les illumine.

Le corps, dans sa perfection de forme, semblait n'être que l'expression de l'esprit accompli qui l'habitait.

Sa chevelure brun foncé tombait en arrière depuis son front large et blanc, qu'embellissaient deux sourcils fortement marqués, et de grands yeux bleus et pensifs.

L'ensemble de ses traits avait un caractère de douceur qui faisait songer à la tourterelle.

Néanmoins il y avait dans la bouche une fermeté, dans le menton une délicate saillie qui indiquaient qu'en des temps de trouble et de danger, la petite demoiselle saurait se montrer la digne descendante du soldat Tête-Ronde et du magistrat puritain.

Je suis certain qu'en des circonstances où des matrones, à la voix plus forte et plus autoritaire, se seraient vues réduites au silence, la jeune fille du Maire, avec sa douce voix, n'aurait pas été longtemps à perdre son accent de conciliation et à laisser apparaître l'énergie naturelle qu'elle cachait.

Je fus fort diverti en observant le mal que Sir Gervas se donnait pour causer avec elle, car la demoiselle et lui appartenaient à des mondes si profondément divers, qu'il lui fallait toute sa galanterie, tout son esprit, pour se maintenir sur un terrain où ses propos fussent intelligibles pour elle.

—Sans doute, Mistress Ruth, vous employez une grande partie de votre temps à la lecture, remarqua Sir Gervas, je me demande si vous pouvez faire autre chose, étant aussi loin de la Ville.

—De la ville? dit-elle d'un air surpris. Est-ce que Taunton n'est point une ville.

—Le Ciel me préserve de dire le contraire, répondit Sir Gervas et tout particulièrement en présence d'un aussi grand nombre de dignes bourgeois qui passent pour être assez susceptibles en ce qui regarde l'honneur de leur cité natale. Il n'en est pas moins vrai, belle Mistress, que la ville de Londres l'emporte sur toutes les autres villes à tel point qu'on la nomme la Ville, ainsi que je viens de le faire.

—Elle est bien grande alors, s'écria-t-elle, avec un joli étonnement. Mais on bâtit de nouvelles maisons à Taunton, en dehors des anciennes murailles, et de l'autre côté de Shuttern, et même sur l'autre bord de la rivière. Peut-être sera-t-elle aussi grande, avec le temps.

—Quand bien même on ajouterait toute la population de Taunton à Londres, dit Sir Gervas, personne n'y remarquerait le moindre accroissement.

—Mais non, vous vous moquez de moi, s'écria la petite provinciale. C'est contre toute raison.

—Votre grand-père confirmera mes paroles, dit Sir Gervas. Mais pour revenir à vos lectures, je parierais qu'il n'y a pas une page de Scudéry et de son Grand Cyrus que vous n'ayez lue. Sans nul doute vous connaissez très bien les choses sentimentales qui se trouvent dans Cowley, dans Waller, ou Dryden?

—Qui sont ces gens-là? demanda-t-elle. Dans quelle église prêchent-ils?

—Sur ma foi! s'écria le baronnet en riant, l'honnête John prêche dans l'église de Will Unwin, connue de tout le monde sous la dénomination de «Chez Will», et bien souvent deux heures du matin sonnent avant la fin de son sermon. Mais pourquoi cette question? Croyez-vous que nul n'a le droit d'écrire sur du papier, à moins qu'il ne porte une robe et n'ait grimpé dans une chaire. Je me figurais que toutes les personnes de votre sexe avaient lu Dryden. Dites-moi, je vous prie, quels sont vos livres favoris.

—Il y a le Tocsin sonné aux Inconvertis d'Alleine, dit-elle. C'est un ouvrage qui vous remue, un ouvrage qui a opéré beaucoup de bien. N'avez-vous pas ressenti des fruits abondants à sa lecture?

—Je n'ai point lu l'ouvrage que vous désignez, avoua Sir Gervas.

—Point lu? s'écria-t-elle en levant les sourcils. Vraiment, je croyais que tout le monde avait lu le Tocsin. Alors, que pensez-vous des Combats du Fidèle?

—Je ne l'ai point lu.

—Ou bien des Sermons de Baxter? demanda-t-elle.

—Je ne les ai point lus.

—Et le Cordial de l'Esprit, par Bull?

—Je ne l'ai point lu.

Mistress Ruth le regarda en ouvrant de grands yeux, pleins d'un étonnement sincère.

—Vous trouverez peut-être qu'en parlant ainsi je manque d'éducation, mais je ne puis m'empêcher d'être surprise. Où donc avez-vous été? Qu'avez-vous fait pendant toute votre vie? Mais voyons, les enfants des rues eux-mêmes ont lu ces livres.

—La vérité, c'est que des ouvrages de cette sorte ne se rencontrent guère sur notre chemin, à Londres, répondit Sir Gervas. Une pièce de Georges Etheredge, des bouts-rimés de Sir John Suckling sont choses plus légères, bien qu'elles soient peut-être moins nourrissantes pour l'esprit. À Londres, on peut se tenir au fait de ce qui se passe dans le monde des lettres, sans avoir beaucoup de lectures à faire, car sans parler des commérages des cafés et des nouvelles à la main qu'on rencontre sur sa route, il y a les bavardages des poètes et les beaux-esprits dans les assemblées, puis de temps en temps, peut-être une soirée ou deux dans la semaine, le théâtre, avec Vanbrugh ou Farquhar. Ainsi on ne fausse pas longtemps compagnie aux Muses. Puis, après la pièce, si l'on se sent disposé à tenter la fortune au tapis-vert chez Groom Porter, on peut aller faire un tour au «Cocotier» si l'on est Tory, ou à Saint-James, si l'on est un Whig. Il y a dix contre un à parier que la conversation tournera sur la façon de composer des alcaïques, ou sur la rivalité entre le vers blanc et le vers rimé. Puis, après un arrière-souper, on s'en ira chez Will ou chez Slaughter où l'on trouvera le vieux John, ainsi que Tickell, Congrève, et le reste de la troupe, en train de travailler ferme sur les unités dramatiques, ou sur la justice poétique, ou d'autres sujets analogues. J'avoue que mes goûts ne me portent guère dans cette direction, et qu'à cette heure-là, j'avais le tort de consacrer mon temps à la bouteille de vin, au cornet à dés, ou bien...

—Hem! Hem! fis-je très bruyamment pour le mettre sur ses gardes, car plusieurs des Puritains étaient aux écoutes, avec des mines qui exprimaient toute autre chose que de l'approbation.

—Ce que vous dites de Londres m'intéresse vivement, dit la jeune Puritaine, bien que ces noms et ces endroits n'aient pas beaucoup de sens pour mes oreilles d'ignorante. Mais vous avez parlé du théâtre. Assurément, personne ne s'approche de ces antres d'iniquité, de ces pièges que tend le Mauvais? Le bon et sanctifié Maître Bull déclara du haut de la chaire que ce sont là les lieux où se rassemblent les effrontés, les lieux que hantent de préférence les pervers Assyriens, et qui sont aussi dangereux pour l'âme qu'aucune de ces constructions papistes pourvues d'un clocher, où la créature est d'une manière sacrilège confondue avec le Créateur.

—Voilà qui est bien parlé, et qui est bien vrai, Mistress Timewell, s'écria le jeune et efflanqué Puritain de gauche, qui avait prêté une oreille attentive à toute la conversation. Il y a plus de choses mauvaises en ces maisons-là, qu'en toutes les cités de la plaine. Je ne doute point que la colère du Seigneur ne fonde un jour sur elles et ne les détruise entièrement, ainsi que les hommes dissolus et les femmes perdues qui les fréquentent.

—Vos opinions tranchées sont sans doute, mon ami, fondées sur une connaissance complète de votre sujet, dit avec calme Sir Gervas. Combien de fois, dites-moi, êtes-vous entré dans ces maisons que vous décriez?

—Grâce au Seigneur, je n'ai jamais été tenté de m'écarter du droit chemin jusqu'au point de mettre les pieds dans une seule. Je n'ai pas même pénétré dans ce vaste égout qu'on appelle Londres. Toutefois, j'espère, et avec moi d'autres fidèles, que nous arriverons un jour à nous mettre en marche dans cette direction, nos estocs au côté, avant que cette affaire-ci soit terminée, et alors, je vous en réponds, nous ne nous bornerons pas, comme fit Cromwell, à clore ces séjours du vice, mais nous n'en laisserons pas pierre sur pierre, nous sèmerons du sel sur leur emplacement, si bien qu'ils deviennent pour le peuple un proverbe et une occasion de siffler.

—Vous avez raison, John Derrick, dit le Maire, qui avait saisi au vol la fin de ces remarques. Toutefois m'est avis que de parler moins haut et de vous mettre moins en avant, vous siérait mieux, quand vous vous entretenez avec les invités de votre maître... À propos de ces mêmes théâtres, colonel, cette fois-ci, quand nous aurons le dessus, nous ne tolérerons pas que l'ivraie d'autrefois étouffe le nouveau froment. Nous savons quel fruit ont produit ces endroits-là au temps de Charles, les Gwynn, les Palmer, et toute la vile bande de parasites impurs, prostitués. Êtes-vous jamais allé à Londres, capitaine Clarke?

—Non, monsieur, je suis né et j'ai été élevé à la campagne.

—Vous n'en valez que mieux, dit notre hôte. J'y suis allé deux fois. La première, ce fut au temps du Parlement Croupion, lorsque Lambert amena sa division pour terrifier les Communes. Je fus alors logé à l'Enseigne des Quatre Croix dans Southwark, alors tenue par un digne homme, un nommé John Dolman, avec lequel j'eus plus d'un édifiant entretien au sujet de la prédestination. Tout était tranquille et bien réglé alors, je vous en réponds, et vous auriez pu aller à pied de Westminster à la Tour, en pleine nuit, que vous n'auriez pas entendu d'autre bruit que le murmure des prières et le chant des hymnes. Dès qu'il faisait sombre, on ne rencontrait dans les rues pas un ruffian, pas une péronnelle, rien que des citadins bien posés allant à leurs affaires, ou des hallebardiers de la garde. La seconde visite que je fis eut lieu au sujet de cette affaire de la démolition des remparts. Alors moi et l'ami Foster, le gantier, nous fûmes envoyés à la tête d'une députation de cette ville au Conseil Privé de Charles. Qui aurait cru que si peu d'années auraient pu produire un pareil changement? Toutes les mauvaises choses qu'on avait fait rentrer sous terre à coups de pieds avaient germé, pullulé, si bien qu'enfin cette vermine déborda dans les rues, et que les gens pieux furent réduits à fuir la lumière du jour. Apollyon en personne triompha vraiment pendant quelque temps. Un homme paisible ne pouvait parcourir à pied les rues sans être bousculé dans le ruisseau par des bravaches, des rodomonts, ou accosté par des femelles fardées. Brigands et volereaux, manteaux brodés, éperons sonores, bottes découpées à jour, grandes plumes, querelleurs, souteneurs, jurons et blasphèmes, je vous réponds que l'enfer s'enrichissait. Et jusque dans l'isolement de votre voiture, vous n'étiez pas à l'abri du larron.

—Comment cela, monsieur? demanda Ruben.

—Eh bien, tenez, voici comment. Comme c'est moi qui en ai pâti, j'ai mieux que tout autre le droit de conter la chose. Vous saurez qu'après avoir été reçus, d'une façon très froide—car nous étions aussi bien vus du Conseil Privé que le collecteur de l'impôt du foyer l'est de la ménagère villageoise—on nous invita par raillerie, je suppose, plutôt que par courtoisie, à la réception du soir au Palais de Buckingham. Nous n'aurions pas demandé mieux, que de nous en excuser, mais nous redoutions que notre refus ne fût regardé comme une offense gratuite, et qu'il ne fût nuisible au succès de notre mission. Mes habits de gros drap étaient un peu grossiers pour une telle circonstance, mais je résolus de les garder pour me présenter, en y ajoutant un gilet neuf de baye à devant de soie, et une bonne perruque, que je payai trois livres dix shillings au Haymarket.

Le jeune Puritain qui faisait vis-à-vis, fit des yeux blancs en murmurant quelques mots comme «sacrifier à Dagon,» et qui heureusement ne furent pas entendus de l'énergique vieillard.

—Ce n'était là que vanité mondaine, dit le Maire, car avec toute la déférence possible, Sir Gervas Jérôme, la chevelure naturelle d'un homme, quand elle est arrangée avec un peu de goût, avec peut-être une pincée de poudre, est, à mon avis, l'ornement qui convient le mieux à sa tête. Ce qui a de la valeur, c'est le contenu et non le contenant. Après avoir disposé cette friperie, le bon Maître Foster et moi nous louâmes une calash, et on partit pour le Palais. Nous étions tout entiers dans une conversation sérieuse, et, je l'espère, profitable, pendant qu'on parcourait les rues interminables de la ville, lorsque soudain je sentis une violente traction à la tête, et mon chapeau fut lancé sur mes genoux. Je levai les mains: le croiriez-vous, elles touchèrent ma tête nue. La perruque avait disparu. Nous descendions à ce moment Fleet-Street, et il n'y avait dans la calash d'autre personne que l'ami Foster, qui était aussi abasourdi que moi. Nous regardâmes en haut, en bas, sur les sièges et par-dessous: pas la moindre trace de la perruque. Elle s'était évaporée sans laisser d'indices.

—Dans quel endroit, alors? demandâmes-nous d'une seule voix.

—C'était la question que nous cherchâmes à résoudre. Je vous assure que pendant un moment nous crûmes que c'était là une punition pour avoir accordé autant d'attention à de telles sottises charnelles.

«Puis, il me vint à l'esprit que cela pourrait bien être le fait de quelque lutin malicieux, comme le tambour de Tedworth, ou ceux qui causèrent quelques désordres il n'y avait pas fort longtemps à la maison Gast, à Little Burton dans notre comté de Somerset.

«Croyant cela, nous appelâmes le cocher, et lui dîmes ce qui était arrivé. L'homme descendit de son perchoir, et quand il eut entendu notre récit, il se répandit en propos des plus grossiers, passa derrière son calash, et nous fit voir qu'une fente avait été pratiquée dans le cuir dont la capote était faite.

«Le voleur avait glissé sa main par là et avait fait passer ma perruque par le trou, en se tenant debout sur la barre de traverse de la voiture.

«C'était chose assez commune, dit-il, et les voleurs de perruques formaient une corporation nombreuse. Ils se tenaient au guet dans les environs des boutiques des perruquiers, et lorsqu'ils voyaient un client sortir avec une emplette qui en valait la peine, ils le suivaient et si par hasard celui-ci partait en voiture, ils employaient ce moyen pour le voler.

«Qu'il en soit ainsi ou autrement, je n'ai jamais revu ma perruque, et je fus obligé d'en acheter une autre, avant de me hasarder en présence du Roi.

—Voilà vraiment une étrange aventure, s'écria Saxon. Mais comment la chose tourna-t-elle pour vous dans la soirée?

—D'une façon fort piteuse, car la figure de Charles, qui avait le teint assez sombre en tout temps, s'assombrit encore à notre entrée, et son frère le Papiste ne se montra guère plus complaisant. On ne nous avait amenés là que dans le but de nous éblouir de leur clinquant, de leurs hochets, et pour que nous eussions à raconter de belles choses aux gens de l'Ouest.

«Il y avait là des courtisans à l'échine souple, des nobles à la démarche guindée, des courtisanes aux épaules nues, et qui sans leur haute naissance, auraient été envoyées à Bridewell aussi bien que pas une des pauvres filles qu'on a promenées derrière une charrette. Puis, il y avait là les gentilshommes de la chambre, avec leurs habits couleur de cinnamome ou de prune, et un bel étalage de dentelle, d'or, de soie, de plumes d'autruche.

«L'ami Foster et moi, nous nous faisions l'effet de deux corbeaux qui se seraient égarés parmi une troupe de paons. Mais nous avions présent à l'esprit Celui à l'image duquel nous avons été créés, et nous nous comportâmes, je l'espère, en citoyens anglais, indépendants.

«Sa Grâce le Duc de Buckingham se permit de nous railler.

«Rochester nous tint des propos narquois.

«Les femmes minaudaient, mais nous présentâmes notre front de bataille, mon ami et moi, pour discuter, ainsi que je m'en souviens bien, les très précieuses doctrines de l'élection et de la réprobation, sans faire grande attention à ceux qui se moquaient de nous, non plus qu'aux gens qui jouaient, à notre gauche, ni aux gens qui dansaient à notre droite.

«Nous tînmes bon ainsi pendant toute la soirée.

«Alors s'apercevant que ces gens-là ne s'amuseraient guère à nos dépens, Milord Clarendon, le chancelier, nous fit signe de nous retirer, ce que nous fîmes sans nous presser, après avoir salué le Roi et la société.

—Non, pour cela, je ne l'aurais jamais fait, s'écria le jeune Puritain qui avait écouté attentivement le récit de son ancien. N'eût-il pas été bien plus à propos de lever vos mains et d'appeler la vengeance sur eux, ainsi que le fit le saint homme de jadis sur les cités criminelles.

—Plus à propos, dites-vous? répondit le Maire avec impatience. Ce qui est le plus à propos, c'est que la jeunesse se taise, jusqu'au moment où on lui demande son avis sur des affaires de ce genre. La colère de Dieu marche avec des pieds de plomb, mais elle frappe avec des mains de fer. Au moment propice qu'il s'est choisi, il a jugé quand serait pleine à déborder la coupe des iniquités de ces hommes-là. Ce n'est point à nous à l'en instruire. Ainsi que l'a dit le Sage, les malédictions ont l'habitude de revenir à leur perchoir. Mettez-vous cela dans l'esprit, Maître Derrick, et n'en soyez pas trop libéral.

Le jeune apprenti—car c'en était un—courba la tête d'un air maussade sous cette réprimande.

Puis le Maire, après un court silence, reprit son récit:

—Comme la nuit était belle, dit-il, nous décidâmes de regagner à pied notre logement, mais jamais je n'oublierai les scènes scandaleuses que nous vîmes en route. Le bon Maître Bunyan, d'Elstow, aurait pu ajouter quelques pages à sa description de la Foire aux Vanités, s'il s'était trouvé avec nous. Des femmes avec des mouches, aux cheveux teints, aux fronts d'airain, les hommes, aux allures désordonnées, tapageuses, et blasphémant, et les cris, et le maquerellage, et l'ivrognerie. C'était bien le royaume qui méritait d'être gouverné par une cour pareille. À la fin, nous passâmes par des rues plus tranquilles, et nous espérions en avoir fini avec nos aventures, quand tout à coup arriva au galop une troupe de cavaliers à moitié ivres, sortant d'une rue latérale, qui attaquèrent les passants à coups d'épée, comme si nous étions tombés dans une embuscade de sauvages en quelques pays de mécréants. Ils étaient, à ce que je supposais, de la même couvée que ceux au sujet de qui l'excellent John Milton À écrit: «Fils de Bélial, gonflés d'insolence et de vin.» Hélas! ma mémoire n'est plus ce qu'elle était: car il fut un temps où j'aurais pu réciter par cœur des chants entiers de ce noble et pieux poème.

—Et comment vous êtes-vous tiré d'affaire avec ces querelleurs, monsieur? demandai-je.

—Ils nous assaillirent, nous et quelques autres honnêtes citadins qui regagnaient leur domicile. Brandissant leurs épées, ils nous sommèrent de poser les armes et de leur rendre hommage.

«—À qui? demandai-je.

«Ils montrèrent l'un d'eux qui était vêtu d'un costume plus voyant et était un peu plus ivre que les autres.

«—Voici notre très souverain soigneur.

«—Souverain de quoi? demandai-je.

«—Souverain des Tityre-tu, répondirent-ils. Oh! très barbares et cocus de bourgeois, ne vous apercevez-vous pas que vous êtes tombés entre les mains de cet ordre très noble?

«—Ce n'est point votre véritable monarque, dis-je, car celui-ci est enchaîné dans l'abîme, au-dessous de nous, et c'est là qu'un jour il réunira autour de lui ses fidèles sujets.

«—Entendez-vous, il a tenu des propos de traître, crièrent-ils.

«Sur quoi, sans autre préambule, ils foncèrent sur nous, l'épée et le poignard en main.

«L'ami Foster et moi, nous nous adossâmes contre un mur, et nos manteaux roulés autour de notre bras gauche, nous jouâmes de nos armes, et fîmes si bien que nous atteignîmes un ou deux de ces fendants de la vieille ruelle de Wigan.

«L'ami Foster, en particulier, piqua le Roi de telle façon que Sa Majesté s'enfuit dans la rue en hurlant comme un petit bouledogue qu'on saigne.

«Mais nous étions accablés par le nombre, et notre mission aurait peut-être été terminée à ce moment et à cet endroit, si la garde n'était pas entrée en scène, pour faire tomber nos armes d'un coup de hallebarde, et n'avait ainsi arrêté toute la troupe.

«Pendant qu'avait lieu cette échauffourée, les bourgeois des maisons voisines versaient de l'eau sur nous, comme sur des chats de gouttières, et si cela ne refroidit pas notre ardeur au combat, cela nous mit dans un état fâcheux et peu présentable.

«Nous fûmes traînés ainsi au poste de garde, et nous y passâmes la nuit en compagnie de braillards, de voleurs et de marchandes d'oranges, mais je suis fier de pouvoir dire que mon ami Foster et moi-même nous dîmes à celles-ci quelques paroles de joie et de réconfort.

«On nous relâcha dans la matinée, et secouant aussitôt de nos souliers la poussière de Londres, nous partîmes.

«Et je souhaite de n'y jamais retourner, à moins que ce ne soit à la tête de nos régiments du Comte de Somerset, pour voir le Roi Monmouth poser sur sa tête la couronne, qu'il aura arrachée, dans une lutte loyale, au corrupteur papiste.

Lorsque Maître Stephen Timewell eut achevé son récit, il se fit un brouhaha général, et on se leva de tous côtés, ce qui annonçait la fin du repas.

La compagnie sortit en lent défilé par ordre d'ancienneté.

Tous avaient la même expression sombre et sérieuse, la démarche grave, les yeux baissés.

Ces façons puritaines m'étaient, il est vrai, familières depuis mon enfance, mais jusqu'alors je ne les avais point vu pratiquées par une maisonnée nombreuse, et je n'avais point remarqué leur effet sur un aussi grand nombre de jeunes gens.

—Vous resterez quelques instants encore, dit le Maire, au moment où nous allions les suivre. William, apportez un flacon de vieux vin du Rhin à cachet vert. Ces réconforts charnels, je ne les offre point devant mes jeunes gens, car ce qui leur convient le mieux, c'est le bœuf et une bière saine. À l'occasion toutefois, je partage l'opinion de Paul à savoir qu'un flacon de vin entre amis n'est point chose mauvaise pour l'esprit et le corps. Vous pouvez vous retirer maintenant, ma chérie, si vous avez quelque chose à faire.

—Est-ce que vous allez sortir de nouveau? demanda Ruth.

—Bientôt. Je dois aller à l'Hôtel de Ville. La revue des armes n'est pas terminée.

—Je tiendrai votre costume prêt, ainsi que les chambres de nos hôtes, répondit-elle.

Après quoi, nous adressant un joli sourire, elle partit de son pas léger.

—Je voudrais pouvoir gouverner la ville comme cette fillette dirige cette maison, dit le Maire. Il n'est pas une chose nécessaire à laquelle elle ne pourvoie, avant même qu'on n'en sente le besoin. Elle lit mes pensées et y conforme ses actes avant que mes lèvres aient eu le temps de les exprimer. S'il me reste encore quelque force à consacrer au service public, c'est parce que ma vie privée est toute pleine d'une paix reposante. N'ayez nulle crainte au sujet du vin du Rhin: il vient de chez Brooke et Hellier, d'Abchurch-Lane, et il mérite toute confiance.

—Ce qui prouve que du moins il vient de Londres une bonne chose, fit remarquer Sir Gervas.

—Oui, c'est vrai, dit le vieillard, en souriant. Mais que pensez-vous de mes jeunes gens, monsieur? Il faut qu'ils soient d'une classe très différente de celle que vous connaissez, si comme on me le dit, vous avez fréquenté le monde de la cour.

—Mais parbleu oui, ce sont de fort braves jeunes gens, sans doute, répondit Sir Gervas, d'un ton léger. M'est avis toutefois qu'ils manquent un peu de sève. Ce qu'ils ont dans les veines, ce n'est pas du sang, mais du petit lait aigri.

—Non, non, répondit le Maire avec chaleur. Sur ce point, vous ne leur rendez pas justice. Leurs passions, leurs sentiments sont soumis à un contrôle. C'est ainsi qu'un bon cavalier tient son cheval en main. Mais ils existent tout autant que dans l'animal il existe de la vitesse et de l'endurance. Avez-vous remarqué le pieux jeune homme qui était assis à votre droite, et que j'ai eu maintes fois sujet de réprimander pour son excès de zèle? C'est un bon exemple à citer pour faire voir comment un homme peut garder la haute-main sur ses sentiments, et les maintenir sous la règle.

—Et comment y est-il arrivé? demandai-je.

—Hé bien, entre amis, dit le Maire, ce fut seulement à la dernière Annonciation qu'il demanda la main de ma petite fille Ruth. Son temps est presque terminé, et son père, Sam Derrick, est un estimable ouvrier, en sorte que le mariage serait assez bien assorti. La jeune personne l'a pris en grippe—les jeunes filles ont aussi leurs caprices—et il n'a plus été question de rien. Et pourtant il demeure sous le même toit, il la coudoie du matin jusqu'au soir, sans jamais laisser rien percer de cette passion, qui n'a pas pu s'éteindre aussi vite. Deux fois mon magasin à laines a été détruit au ras du sol par l'incendie, et deux fois il s'est mis à la tête de ceux qui luttaient contre les flammes. Bien peu de gens, après avoir vu leur demande repoussée, auraient été capables de faire preuve d'autant de résignation et de patience.

—Je suis tout disposé à reconnaître la justesse de votre appréciation, dit Sir Gervas Jérôme. J'ai appris à ne pas prendre au mot les antipathies trop promptes, et j'ai présent à l'esprit ce distique de John Dryden:

Les erreurs, comme les brins de paille, flottent à la surface,
Quiconque cherche des perles, doit plonger dans les profondeurs.

—Ou bien, dit Saxon, le digne Docteur Samuel Butler, qui dit, dans son immortel poème d'Hudibras:

Le sot ne voit que la peau;
Le sage s'efforce de regarder à l'intérieur.

—Je m'étonne, Colonel Saxon, dit notre hôte d'un ton sévère, de vous entendre parler avec éloge de ce poème licencieux. D'après ce que j'ai ouï dire, il a été composé dans le but exprès de jeter le ridicule sur les gens pieux. Je n'aurais pas été plus surpris de vous entendre louer l'ouvrage criminel et sot de Hobbes, qui soutient cette thèse malfaisante: «À Deo Rex, à Rege lex»: «De Dieu vient le Roi, du Roi vient la loi.»

—Il est vrai que je méprise et dédaigne l'usage que Butler a fait de sa satire, dit adroitement Saxon. Toutefois je puis admirer la satire elle-même, tout comme je puis admirer une lame damasquinée, sans approuver la querelle pour laquelle on la tire.

—Ces distinctions-là, je le crains, sont trop subtiles pour ma vieille cervelle, dit l'énergique vieux Puritain. Cette Angleterre, notre patrie, est divisée en deux camps, celui de Dieu, et celui de l'Antéchrist. Quiconque n'est point avec nous est contre nous, et aucun de ceux qui servent sous la bannière du démon n'aura rien de moi, sinon mon mépris et le tranchant acéré de mon épée.

—Bien, bien, dit Saxon, en remplissant son verre, je ne suis point un Laodicéen, non plus qu'un adorateur du succès. La cause ne trouvera point en défaut ma langue ni mon épée.

—Pour cela, j'en suis bien convaincu, mon digne ami, répondit le Maire, et si j'ai parlé en termes trop secs, vous voudrez bien m'excuser. Mais j'ai le regret d'avoir à vous annoncer de mauvaises nouvelles. Je ne les ai point fait connaître au corps communal, de peur de le décourager, mais je sais que l'adversité sera simplement la pierre sur laquelle votre ardeur s'aiguisera et prendra un tranchant plus fin. Le soulèvement d'Argyle a échoué. Lui et ses compagnons sont tombés entre les mains de l'homme qui n'a jamais su ce que c'est que le pardon.

À ces mots, nous sursautâmes tous sur nos chaises, en échangeant des regards effarés, à l'exception de Sir Gervas Jérôme, dont la sérénité naturelle était à l'épreuve de toute perturbation.

Vous vous le rappelez sans doute, mes enfants quand j'ai commencé à vous raconter ces incidents de ma vie, j'ai dit que les espérances du parti de Monmouth reposaient en grande partie sur l'invasion des exilés écossais dans le comté d'Ayr.

On comptait y faire naître ainsi des troubles, tels qu'ils détourneraient une bonne partie des forces du Roi Jacques, ce qui rendrait notre marche sur Londres moins difficile.

On y comptait d'autant plus sûrement que les domaines d'Argyle étaient situés dans cette région de l'Écosse, où il pouvait lever cinq mille hommes armés de sabres parmi les gens de son clan.

En outre, il y avait, dans les comtés de l'Ouest, un très grand nombre de farouches zélotes, tout prêts à soutenir la cause du Covenant, et qui avaient prouvé, en maintes escarmouches, leurs brillantes qualités guerrières.

Il semblait certain qu'avec le concours des Highlanders et des Covenantaires, Argyle serait capable de résister, d'autant mieux qu'il avait emmené avec lui en Écosse le puritain anglais Rumbold, et un grand nombre d'autres gens de guerre habiles.

La nouvelle inattendue de sa défaite complète était donc un coup terrible, car il en résultait que nous aurions affaire à toutes les forces du Gouvernement.

—Tenez-vous cette nouvelle d'une source sûre? demanda Decimus Saxon, après un long silence.

—C'est une certitude qui n'admet pas de doute, répondit Maître Stephen Timewell. Toutefois je comprends bien votre surprise, car le Duc était entouré de conseillers dignes de confiance. Il y avait Sir Patrick Hume, de Polwarth.

—Tout en paroles, rien en action, dit Saxon.

—Et Richard Rumbold.

—Tout en action, rien en paroles, dit notre compagnon. M'est avis qu'il aurait dû faire en sorte qu'on parlât mieux de lui.

—Puis il y avait le Major Elphinstone.

—Un sot et un fanfaron.

—Et Sir John Cochrane.

—Un traînard captieux, à la langue longue, à l'intelligence courte, dit le soldat de fortune. Commandée par de tels hommes, l'expédition était condamnée dès le début. Pourtant je me figure que tout au moins, et en admettant qu'ils ne fissent rien de plus, ils auraient pu se jeter dans la région montagneuse, où ces caterans aux jambes nues auraient pu se maintenir parmi les nuages et les brouillards de leur pays natal. Tous pris, dites-vous? C'est une leçon, un avertissement pour nous. Je vous le dis, si Monmouth n'infuse pas plus d'énergie dans ses conseils, s'il hésite à pousser tout droit vers le cœur, s'il fait des passes, des feintes d'escrime aux extrémités, nous nous trouverons dans la situation d'Argyle et de Rumbold. Que signifient ces deux journées gaspillées à Axminster, en un temps où chaque heure a son prix? Faudra-t-il chaque fois qu'il se frottera contre un corps de milice et le rejettera de côté, qu'il se repose quarante-huit heures, pour chanter «Te Deum» alors que Churchill et Feversham sont en route, je le sais, pour l'Ouest avec tous les hommes qu'ils ont pu ramasser, et que les Grenadiers hollandais pullulent comme les rats dans un magasin de grains?

—Vous avez parfaitement raison, Colonel Saxon, répondit le Maire, et j'espère que, quand le Roi arrivera ici, nous réussirons à lui inspirer une action plus rapide. Il a grand besoin de conseillers plus entendus à la guerre, car depuis le départ de Fletcher, il n'a guère autour de lui de gens qui aient appris le métier des armes.

—Bon, dit Saxon, d'un air bourru, maintenant qu'Argyle a disparu, nous voici face à face avec le Roi Jacques, sans pouvoir compter sur autre chose que nos bonnes épées.

—Sur elles et sur la justice de notre cause. Comment trouvez-vous ces nouvelles, jeunes messieurs? Est-ce qu'elles auraient fait perdre au vin tout son bouquet? Seriez-vous enclins à déserter le drapeau du Seigneur?

—Pour mon compte, dis-je, j'entends voir la chose jusqu'au dénouement.

—Et moi, dit Ruben Lockarby, je suivrai Micah Clarke partout où il ira.

—Quant à moi, dit Sir Gervas, la chose m'est parfaitement indifférente, tant que je suis en bonne compagnie et qu'il y a de quoi donner de fortes émotions.

—En ce cas, dit le Maire, ce qu'il y a de mieux à faire, c'est que chacun remplisse son rôle propre, et que nous nous tenions prêts pour l'arrivée du Roi. Jusqu'alors, j'espère que vous me ferez l'honneur d'agréer mon humble toit.

—Je crains, dit Saxon, de ne pouvoir accepter cette offre si bienveillante. Quand je suis sous les armes, je me lève tôt et me couche tard. J'établirai donc mon quartier-général à l'auberge, qui n'est pas très bien fournie au point de vue des victuailles, mais qui peut m'offrir la nourriture simple à laquelle se bornent mes besoins, avec mon quart de bière noire d'octobre, et ma pipe de Trinidad.

Saxon tenant ferme dans sa décision, le Maire cessa d'insister auprès de lui, mais mes deux amis s'empressèrent de se joindre à moi pour accepter l'offre du digne marchand de laines, et nous nous installâmes pour la durée de notre séjour sous son toit hospitalier.


IV—Une mêlée nocturne.

Si Decimus Saxon refusa de mettra à profit l'offre du logement et de la table que lui avait faite Maître Timewell, ce fut, ainsi que je l'appris plus tard, pour cette raison que le Maire étant un ferme Presbytérien, il croyait inopportun de laisser s'établir entre eux une intimité trop grande, qui lui nuirait auprès des Indépendants et autres zélotes.

À vrai dire, mes chers enfants, cet homme plein de ruse commença, dès ce jour, à régler sa vie et ses actes de façon à se concilier l'amitié des Sectaires, et de se faire considérer par eux comme leur chef.

En effet, il était fermement convaincu que dans des mouvements violents comme celui où nous étions engagés, le parti le plus extrême est sûr d'avoir enfin la haute main.

—Fanatisme, me disait-il un jour, cela signifie ferveur, et ferveur signifie qu'on sera âpre à la besogne, et l'âpreté à la besogne signifie la puissance.

Tel était le pivot de toutes ses intrigues, de tous ses projets.

En premier lieu, il s'appliqua à prouver qu'il était un excellent soldat. Il n'épargna ni le temps, ni la peine pour y arriver.

Du matin jusqu'à midi, dans l'après-midi jusqu'à la nuit, nous faisions l'exercice, et encore l'exercice, si bien qu'enfin les commandements lancés à tue-tête, ce fracas des armes devinrent fatigants par leur monotonie.

Les bons bourgeois purent bien se figurer que l'infanterie du Wiltshire sous le colonel Saxon, faisait partie de la place du Marché au même titre que la croix de la ville ou le carcan de la paroisse.

Il fallait faire bien des choses en peu de temps, et même tant de choses que plus d'un aurait déclaré la tentative inutile.

Ce n'était pas seulement la manœuvre d'ensemble du régiment; il fallait de plus que chacun de nous habituât sa compagnie à l'exercice qui lui était propre.

Il nous fallait apprendre de notre mieux les noms et les besoins des hommes.

Mais notre tâche fut rendue plus aisée par la certitude que ce n'était point du temps perdu, car à chaque rassemblement nos patauds se tenaient plus droit et maniaient leurs armes avec plus de dextérité.

Depuis le chant du coq jusqu'au coucher du soleil, on n'entendit dans les rues d'autres cris que: «Portez armes, préparez armes, reposez vos armes, apprêtez vos amorces» et tous les autres commandements de l'ancien exercice de peloton.

À mesure que nous devenions meilleurs soldats, notre nombre augmentait, car notre apparence coquette attirait dans nos rangs l'élite des nouveaux-venus.

Ma compagnie s'accrut au point qu'il fallût la dédoubler.

Il en fut ainsi des autres dans la même proportion.

Les mousquetaires du baronnet atteignirent le chiffre d'une bonne centaine, gens sachant pour la plupart se servir du mousquet.

En totalité, nous passâmes de trois cents à quatre cent cinquante, et notre façon de manœuvrer se perfectionna au point de nous valoir de tous côtés des éloges sur l'état de nos hommes.

À une heure avancée de la soirée, je rentrais à cheval, lentement, à la maison de Maître Timewell, quand Ruben arriva à grand bruit derrière moi et me pria de revenir sur mes pas avec lui pour assister à un spectacle qui valait la peine d'être vu.

Bien que je ne me sentisse guère disposé à ce genre de plaisirs, je fis faire demi-tour à Covenant, et nous descendîmes toute la longueur de la Grande Rue, pour entrer dans le faubourg qui se nomme Shuttern.

Mon compagnon s'y arrêta devant un édifice nu, qui avait l'air d'une grange, et me dit de regarder dans l'intérieur par la fenêtre.

Le dedans se composait d'une seule grande chambre.

C'était le magasin, alors vide, dans lequel on avait l'habitude de mettre la laine.

Il était éclairé d'un bout à l'autre par des lampes et des chandelles.

Un grand nombre d'hommes parmi lesquels je reconnus des gens de ma compagnie, ou de celle de mon camarade, étaient couchés des deux côtés, occupés les uns à fumer, d'autres à prier, d'autres à polir leurs armes.

Dans le centre, sur toute la longueur, des bancs avaient été rangés bout à bout, et sur ses bancs étaient assis à cheval tous les cent mousquetaires du baronnet.

Chacun deux était en train de tresser en forme de queue la chevelure de l'homme assis devant lui.

Un jeune garçon allait et venait, un pot de graisse à la main, et avec cet ingrédient et de la ficelle à fouet, la besogne marchait rondement.

Sir Gervas en personne, muni d'une grande boîte pleine de farine, était assis, perché sur un ballot de laine au bout de la rangée, et aussitôt qu'une queue était achevée, il l'examinait à travers son monocle, et si elle lui paraissait convenablement faite, il la saupoudrait d'un geste précieux, en puisant dans sa boîte, et opérait avec autant de soin et de sérieux que s'il se fut agi d'une cérémonie de l'Église.

Jamais cuisinier, assaisonnant un plat, n'eût distribué ses épices avec autant d'exactitude et de jugement que notre ami n'en mettait à enfariner les têtes de sa compagnie.

Au milieu de son travail, il leva les yeux, et vit une ou deux figures souriantes à la fenêtre, mais son occupation l'absorbait trop pour qu'il se permit de l'interrompre, et nous finîmes par repartir à cheval sans lui avoir parlé.

À ce moment, la ville était fort tranquille et silencieuse, car les gens de cette région étaient habitués à se coucher tôt, à moins que quelque occasion ne les tînt sur pied.

Nous parcourions, au pas lent de nos chevaux, les rues muettes.

Les fers de nos montures résonnaient d'un bruit clair sur le pavé de galets, et nous tenions de ces propos légers qui sont d'usage entre jeunes gens.

Au dessus de nous, la lune brillait d'un vif éclat, répandait une lueur argentée sur les larges rues, et dessinait en un réseau d'ombres les pointes et les clochetons des églises.

Arrivé dans la cour de Maître Timewell, je mis pied à terre, mais Ruben, charmé par le calme et la beauté de la scène, continua sa promenade à cheval, dans l'intention de pousser jusqu'à la porte de la ville.

J'étais encore occupé à défaire les boucles de la sangle, et à enlever mon harnais, quand tout à coup arriva d'une des rues voisines, un grand cri, un bruit de lutte, de choc d'épées en même temps que la voix de mon camarade appelant à l'aide.

Je tirai mon épée et sortis en courant.

À une faible distance de là, se trouvait un assez large espace, tout blanc de clarté lunaire, et au centre j'aperçus la silhouette trapue de mon ami.

Il faisait des bonds avec une agilité dont je ne l'avais jamais cru capable, et échangeait des coups de pointe avec trois ou quatre hommes qui le serraient de près.

Sur le sol gisait une figure sombre.

Du groupe de combattants, la jument de Ruben se dressait, se baissait comme si elle comprenait le danger que courait son maître.

Comme j'accourais, criant, l'épée haute, les assaillants s'enfuirent par une rue latérale, excepté l'un d'eux, un homme de haute taille, musculeux, qui avait une épée.

Il se lança contre Ruben, en lui portant un furieux coup de pointe, jurant, et le traitant de trouble-fête.

J'éprouvai une sensation d'horreur en voyant la lame passer à travers la parade de mon ami, qui leva les bras, et tomba la face en avant, pendant que l'autre, après avoir lancé un dernier coup, s'enfuyait par une des ruelles étroites et tortueuses qui allaient de la rue de l'Est à la rive de la Tone.

—Au nom du ciel, où êtes-vous atteint? m'écriai-je en me jetant à genoux près du corps étendu. Où êtes-vous blessé, Ruben?

—Surtout dans le soufflet, dit-il en soufflant comme un soufflet de forge, et aussi derrière la tête. Donnez-moi la main, je vous prie.

—Vraiment, vous n'êtes pas touché? m'écriai-je, le cœur soulagé d'un grand poids, en l'aidant à se relever. Je croyais que ce gredin vous avait transpercé.

—Autant chercher à percer un crabe de Warsash avec un épingle à cheveux, dit-il. Grâce au bon Sir Jacob Clancing, jadis de Snellaby Hall, et présentement de la Plaine de Salisbury, leurs rapières n'ont produit d'autre effet que de rayer ma cuirasse impénétrable. Mais où en est la demoiselle?

—Quelle demoiselle?

—Oui, c'était pour la sauver que j'ai dégainé. Elle était assaillie par des rôdeurs de nuit. Voyez, elle se relève. Ils l'avaient jetée à terre quand j'ai fondu sur eux.

—Comment vous trouvez-vous, madame? demandai-je, car la personne gisante à terre s'était relevée et avait pris l'aspect d'une femme, jeune et gracieuse, d'après toutes les apparences, mais dont la figure était enveloppée dans un manteau. J'espère que vous n'avez eu aucun mal?

—Aucun, monsieur, répondit-elle d'une voix basse et douce, mais si j'ai échappé, je le dois à la valeur et à l'empressement de votre ami, ainsi qu'à la sagesse prévoyante de Celui qui confond les complots des méchants. Sans doute tout homme digne de ce nom aurait rendu ce service à une jeune personne en détresse, quelle qu'elle fût, et pourtant, ce qui contribuera peut-être à votre satisfaction, ce sera d'apprendre que votre protégée ne vous est pas inconnue.

Et en parlant ainsi, elle laissa tomber son manteau et tourna sa figure vers nous sous la clarté de la lune.

—Grands Dieux! C'est Mistress Timewell, m'écriai-je tout abasourdi.

—Rentrons à la maison, dit-elle d'une voix ferme et rapide. Les voisins ont pris l'alarme et il y aura bientôt un rassemblement de populace. Échappons aux commentaires.

En effet, on entendait déjà de tous côtés le bruit des fenêtres, et des gens demandant à tue-tête de quel malheur il s'agissait.

Bien loin, au bout de la rue, nous pouvions apercevoir la lueur des lanternes se balançant et annonçant la patrouille qui arrivait à grands pas.

Nous nous dérobâmes cependant, à la faveur de l'ombre, et fûmes bientôt en sûreté dans la cour du Maire, sans être interpellés ou arrêtés.

—J'espère, monsieur, que vous n'avez pas été blessé, bien vrai? dit la jeune demoiselle à mon compagnon.

Depuis qu'elle avait découvert sa figure, Ruben n'avait pas dit un mot.

Il avait tout l'air d'un homme qui est bercé par un rêve agréable et qui n'est fâché que d'en être réveillé.

—Non, je ne suis pas blessé, répondit-il, mais je voudrais que vous nous disiez quels sont ces spadassins errants et où l'on peut les trouver.

—Non, non, dit-elle, le doigt levé, vous ne pousserez pas l'affaire plus loin. Quant à ces hommes, je ne puis dire avec certitude qui ils pouvaient être. J'étais sortie pour rendre visite à Dame Clatworthy, qui a la fièvre tierce, et ils m'ont assaillie pendant que je revenais. Peut-être sont-ce des gens qui ne partagent pas les opinions de mon grand-père sur les affaires de l'État, et est-ce lui qu'ils ont visé par-dessus moi. Mais vous fûtes tous deux si bons pour moi, que vous ne me refuserez pas une autre faveur que j'ai à vous demander.

Nous protestâmes que cela nous était impossible, en mettant la main sur la garde de nos épées.

—Non, gardez-les pour la cause de Dieu, dit-elle, en souriant de notre geste. Tout ce que je vous demande, c'est de ne rien dire de cette affaire à mon grand-père, car la moindre chose suffit pour le mettre en feu, malgré son grand âge. Je ne voudrais pas que son attention fût détournée des affaires publiques par un détail personnel comme celui-là. Ai-je votre parole?

—La mienne! dis-je en m'inclinant.

—La mienne aussi! dit Lockarby.

—Merci, mes bons amis! Ah! J'ai laissé tomber mon gant dans la rue. Mais cela n'a pas d'importance. Je rends grâce à Dieu de ce qu'il n'est arrivé malheur à personne. Merci encore une fois, et que des rêves agréables vous attendent.

Elle gravit lestement les marches et disparut en un instant.

Ruben et moi, nous ôtâmes les harnais de nos chevaux et assistâmes en silence aux soins qu'on leur donna.

Nous entrâmes alors dans la maison, pour regagner nos chambres, toujours sans mot dire.

Arrivé sur le seuil de sa porte, Ruben s'arrêta.

—J'ai déjà entendu la voix de l'homme au long corps, Micah, dit-il.

—Et moi aussi, répondis-je. Le vieillard fera bien de se méfier de ses apprentis. J'ai presque envie de sortir pour aller chercher le gant de la fillette.

Un joyeux clignement d'yeux brilla dans le nuage qui avait obscurci la figure de Ruben. Il ouvrit la main gauche et me montra le gant de peau de daim froissé entre ses doigts.

—Je ne le troquerais pas contre tout l'or qui se trouve dans les coffres de son grand-père, dit-il avec une explosion soudaine d'ardeur.

Puis riant à la fois et rougissant, il se hâta de rentrer et me laissa à mes pensées.

Ce fut ainsi que j'appris pour la première fois, mes chers enfants, que mon bon camarade avait été percé par les flèches du petit dieu.

Quand un homme ne compte que vingt ans, l'amour jaillit en lui, ainsi que la citrouille dont parle l'Écriture et qui poussa en une seule nuit.

Je vous aurais mal raconté mon histoire, si je ne vous avais pas fait comprendre que mon ami était un jeune homme franc, au cœur chaud, tout de premier mouvement, chez qui la raison était rarement de faction en présence de ses penchants.

Un homme de cette sorte est aussi peu capable de s'éloigner d'une jeune fille attrayante que l'aiguille de fuir l'aimant.

Il aime, tout comme l'alouette chante, tout comme joue un chaton.

Or, un garçon à l'esprit lent et lourd comme moi, et dans les veines duquel le sang avait toujours coulé avec quelque froideur, quelque réserve, peut entrer dans l'amour ainsi qu'un cheval entre dans un cours d'eau aux rives en talus, degré par degré, mais un homme tel que Ruben frappe du talon un seul instant sur le bord, et l'instant d'après, il s'est lancé jusqu'aux oreilles dans l'endroit le plus profond.

Le ciel seul sait quelle mèche avait mis le feu à l'étoupe.

Tout ce que je puis dire, c'est que depuis ce jour, mon camarade était mélancolique et assombri une heure, puis gai, et plein d'entrain l'heure suivante.

Il n'avait plus rien de son flot constant de bonne humeur, il devenait aussi piteux qu'un poussin qui mue, chose qui m'a toujours paru un des plus singuliers résultats de ce que les poètes ont appelé le joyeux état de l'amour.

Mais, il faut le dire, en ce monde, joie et plaisir se touchent de si près, qu'on dirait qu'ils sont à l'attache dans des stalles contiguës, et qu'une ruade suffirait pour faire tomber la cloison qui les sépare.

Voici un homme aussi plein de soupirs qu'une grenade est bourrée de poudre.

Il fait triste figure; il a l'air abattu. Son esprit va à l'aventure et si vous lui faites remarquer qu'il est très malheureux dans cet état, il vous répondra, vous pouvez en être certain, qu'il ne l'échangerait pas pour les Puissances ni pour les Principautés du ciel.

Pour lui les larmes sont de l'or, et le rire n'est que de la fausse monnaie.

Mais, mes chers enfants, c'est peine perdue pour moi que de vous expliquer une chose que moi-même je n'entends point.

Si comme je l'ai entendu dire, il est impossible de trouver deux empreintes du pouce qui soient identiques, comment espérer de faire coïncider les pensées et les sentiments les plus intimes de deux êtres.

Toutefois, il est une chose que je puis affirmer comme vraie, c'est que quand je demandai la main de votre grand-mère, je ne m'abaissai point à prendre la mine d'un homme qui mène un enterrement.

Elle me rendra ce témoignage que j'allai à elle avec la figure souriante, bien que j'eusse tout de même une petite palpitation au cœur, et je lui dis...

Mais diantre, ou me suis-je laissé entraîner?

Qu'y a-t-il de commun entre tout cela et la ville de Taunton, et la révolte de 1685?

Le mercredi soir, 17 juin, nous apprîmes que le Roi, (c'était ainsi qu'on désignait Monmouth dans tout l'Ouest) était campé à moins de dix milles de là, avec toutes ces forces, et que le lendemain matin, il ferait son entrée dans la fidèle ville de Taunton.

On s'ingénia tant qu'on put, comme vous le pensez bien, pour lui souhaiter la bienvenue d'une façon qui fût digne de la ville d'Angleterre la plus attachée aux Whigs et au Protestantisme.

Un arc de plantes vertes avait déjà été dressé à la porte de l'ouest.

Il portait cette devise: «Bienvenue au Roi Monmouth!»

Un second s'élevait depuis l'entrée de la place du Marché jusqu'à la fenêtre la plus haute de l'hôtellerie du Blanc-Cerf, avec ces mots en grandes lettres écarlate «Salut au Chef Protestant.»

Un troisième, si je m'en souviens bien, surmontait l'entrée de la cour du château, mais je ne me rappelle plus la devise qui s'y lisait.

L'industrie du drap et de la laine est, ainsi que je vous l'ai dit, la principale occupation de la ville.

Les marchands n'avaient pas ménagé leurs marchandises.

Ils les avaient étalées à profusion pour embellir les rues.

De riches tapisseries, des velours lustrés, de précieux brocarts flottaient aux fenêtres ou décoraient les balcons.

La rue de l'Est, la Grande Rue, la rue d'Avant, étaient tendues des greniers jusqu'à terre d'étoffes rares et belles.

De gais étendards étaient suspendus aux toits des deux côtés, ou voltigeaient en longues guirlandes d'une maison à l'autre.

La bannière royale d'Angleterre était déployée au clocher élevé de Sainte Marie-Madeleine, et le drapeau de Monmouth flottait au clocher tout pareil de Saint Jacques.

Jusqu'à une heure avancée de la nuit, on manœuvra le rabot, le marteau, on travailla, on inventa, si bien que le jeudi 18 juin, quand le soleil se leva, il éclaira le plus beau déploiement de couleurs et de verdure qui ait jamais paré une ville.

Une sorte de magie avait changé la ville de Taunton en un jardin fleuri.

Maître Stephen Timewell s'était occupé de ces préparatifs, mais il s'était dit en même temps que le signe de bienvenue le plus agréable qu'il pût offrir aux yeux de Monmouth serait la vue du gros corps d'hommes armés qui étaient prêts à suivre sa fortune.

Il y en avait seize cents dans la ville.

Deux cents d'entre eux formaient la cavalerie.

La plupart étaient bien armés et équipés.

Ils furent rangés de façon que le Roi passât devant eux à son entrée.

Les gens de la ville bordaient, sur trois rangs de profondeur, la place du Marché, depuis la porte du Château jusqu'à l'entrée de la Grande Rue.

De là jusqu'à Shuttern, les paysans du comté de Dorset et ceux de Frome étaient placés sur les deux côtés de la rue.

Notre régiment était posté à la porte de l'Ouest.

Avec des armes bien astiquées, des rangs bien alignés, et des branches vertes à tous les bonnets, aucun chef ne pouvait s'abstenir de souhaiter de voir son armée ainsi accrue.

Lorsque tous furent à leurs places, que les bourgeois et leurs épouses se furent parés de leurs atours des jours de fête, avec des figures réjouies, des corbeilles pleines de fleurs, tout fût prêt pour la réception du royal visiteur.

—Voici mes ordres, dit Saxon en s'avançant vers nous sur son cheval, au moment où nous prenions nos places près de nos compagnons. Moi et mes capitaines, nous nous réunirons à l'escorte du Roi, quand il passera, et nous l'accompagnerons ainsi jusqu'à la place du Marché. Vos hommes présenteront les armes et resteront en place jusqu'à notre retour.

Nous tirâmes, tous les trois, nos sabres et nous fîmes le salut.

—Si vous voulez bien venir avec moi, messieurs, et prendre position à droite de cette porte-ci, dit-il, je pourrai vous dire quelques mots au sujet de ces gens, quand ils défileront. Trente ans de guerre, sous bien des climats, m'ont bien donné le droit de parler en maître-ouvrier qui instruit ses apprentis.

Nous suivîmes son invitation avec empressement.

On franchit la porte, qui maintenant se réduisait à une large brèche parmi les tas de déblais marquant l'emplacement des anciennes murailles.

—On ne les aperçoit pas encore, fis-je remarquer, pendant que nous montions sur une hauteur commode. Je suppose qu'ils doivent arriver par cette route dont les détours suivent la vallée en face de vous.

—Il y a deux sortes de mauvais généraux, dit Saxon, l'homme qui va trop vite et celui qui va trop lentement. Les conseillers de Sa Majesté ne seront jamais accusés du premier de ces défauts, quelques erreurs qu'ils puissent commettre d'ailleurs. Le vieux Maréchal Grunberg, avec qui j'ai fait trente-six mois de campagne en Bohème, avait pour principe de voler à travers le pays, pêle-mêle, cavalerie, infanterie, artillerie, comme s'il avait le diable à ses trousses. Il aurait pu commettre cinquante fautes, mais l'ennemi n'avait jamais le temps d'en profiter. Je me rappelle un raid que nous fîmes en Silésie. Après deux jours de marche dans les montagnes, son chef d'état-major lui dit que l'artillerie était hors d'état de suivre.

«—Qu'on la laisse en arrière! répondit-il.

«On abandonna donc les canons, et le lendemain au soir, l'infanterie était fourbue.

«—Ils ne peuvent pas faire un mille de plus, dit le chef.

«—Qu'on les laisse en arrière, dit Grunberg.

«Nous voilà donc partis avec la cavalerie. Pour mon malheur, j'étais dans son régiment de pandours, après une escarmouche ou deux, tant par l'état des routes que par le fait de l'ennemi, nos chevaux étaient crevés inertes.

«—Les chevaux sont fourbus, dit le capitaine en chef.

«—Qu'on les laisse en arrière! crie-t-il.

«Et je parie qu'il aurait poussé jusqu'à Prague avec son état-major, si on l'avait laissé faire. Après cela, nous lui donnâmes comme surnom «Général Laisse-en-arrière.»

—Un brillant commandant, oh! oui, s'écria Sir Gervas, j'aurais aimé servir sous lui.

—Oui, et il avait une façon de former ces recrues qui n'aurait guère été du goût de nos bons amis d'ici dans l'Ouest, dit Saxon. Je me rappelle qu'après Salzbourg, quand nous eûmes pris le château ou la forteresse de ce nom, nous fûmes renforcés d'environ quatre mille hommes d'infanterie qui n'avaient point été dressés. Comme ils approchaient de nos lignes, en agitant les mains, en sonnant du clairon, le vieux Maréchal «Laisse-en-arrière» déchargea sur eux tous les canons qui se trouvaient sur les murs, ce qui tua soixante hommes et jeta parmi le reste une grande panique.

«—Il faut que ces coquins apprennent tôt ou tard à tenir bon sous le feu, dit-il. Ils peuvent bien commencer tout de suite leur éducation.

—C'était un rude maître d'école, fis-je remarquer. Il aurait pu laisser à l'ennemi partie de cet enseignement.

—Et pourtant le soldat l'aimait, dit Saxon. Il n'était point homme, quand une ville avait été prise d'assaut, à regarder de trop près quand une femme braillait, non plus qu'à écouter tous les bourgeois qui avaient par hasard trouvé leur coffre plus léger d'une bagatelle. Mais parlons des chefs qui vont lentement. Je n'en ai connu aucun qui pût être comparé au Brigadier Baumgarten, qui était aussi de l'armée impériale. Il levait par exemple ses quartiers d'hiver, pour venir s'établir devant une place forte. Il élevait un épaulement ici, là il creusait une sape, si bien que ses soldats finissaient par avoir mal au cœur rien qu'à regarder la place. Il jouait ainsi avec elle comme un chat avec une souris, jusqu'au moment où elle allait ouvrir ses portes, mais alors il pouvait bien prendre la fantaisie de lever le siège et de se mettre en quartiers d'hiver. J'ai fait deux campagnes sous lui, sans honneur, sans mise à sac, sans pillage, sans profit, excepté une misérable solde de trois florins par jour, payée en pièces rognées, avec six mois de retard... Mais voyez-vous les gens sur ce clocher! Ils agitent leurs mouchoirs comme s'ils apercevaient quelque chose.

—Je ne puis rien voir, répondis-je, en abritant mes yeux et promenant mon regard sur la vallée semée d'arbres qui montait en pente douce jusqu'aux collines couvertes de pâturages de Blackdown.

—Les gens, qui sont sur les forts, agitent des mouchoirs et désignent du geste quelque chose. Il me semble que j'entrevois l'éclair de l'acier parmi les bois tout là-bas.

—C'est ici, dit Saxon, étendant sa main armée d'un gantelet sur la rive ouest de la Tone, tout près du pont de bois. Suivez mon doigt, Clarke, et voyez si vous pouvez le discerner.

—Oui, c'est vrai, m'écriai-je, je vois un reflet brillant qui va et vient. Et ici, à gauche, à l'endroit où la route passe en courbe par dessus la hauteur, apercevez-vous cette masse compacte d'hommes! Ha! la tête de la colonne commence à sortir d'entre les arbres.

Il n'y avait pas un nuage au ciel, mais la grande chaleur produisait une buée qui s'étendait sur la vallée.

Elle devenait très épaisse le long du cours sinueux de la rivière, et flottait en petits flocons en lambeaux, au-dessus de la région boisée qui avoisine ses bords.

À travers cette mince couche de vapeur pénétrait de temps en temps un éclair de vive lumière, quand les rayons du soleil tombaient sur une cuirasse ou sur un casque.

Par intervalles, la douce brise de l'été apportait à nos oreilles de soudains éclats d'une musique militaire, où se mêlaient le son aigu des trompettes et le sourd grondement des tambours.

Puis, nos regards perçurent l'avant-garde de l'armée, qui commençait à se dérouler, sortant de l'ombre des arbres et apparaissant en noir sur la route blanche et poussiéreuse.

La longue ligne continua à s'étendre, se tordant sur elle-même, à mesure qu'elle sortait des bois, pareille à un serpent noir aux écailles polies.

Enfin, l'armée rebelle tout entière—cavalerie, infanterie, artillerie—fut visible pour nous.

L'éclat des armes, le flottement de nombreux drapeaux, les plumes des chefs, les colonnes épaisses des hommes en marche, tout cela formait un tableau qui remuait jusqu'au fond du cœur les citoyens de Taunton.

Ceux-ci, du haut des toits, des éminences croulantes que formaient les murs démantelés, pouvaient contempler les champions de leur foi.

Si la seule vue d'un régiment qui passe est capable d'exciter un frisson dans votre poitrine, vous vous imaginerez sans peine ce qui se passe, quand les soldats que vous regardez ont pris les armes pour tout de bon afin de défendre vos intérêts les plus chers, les plus aimés, et viennent de sortir victorieux d'une lutte sanglante.

Si la main de tous les autres hommes était levée contre nous, du moins ceux-là étaient de notre côté, et nos cœurs allaient à eux comme à des amis et à des frères.

De tous les liens qui unissent les hommes en ce monde, il n'en est pas de plus fort qu'un commun danger.

Pour mes yeux inexpérimentés, tout cela apparaissait comme très guerrier, très imposant, et en contemplant ce long défilé, je me disais que notre cause était en quelque sorte gagnée.

Mais à ma grande surprise, Saxon postait, jetait à demi-voix des peuh! dédaigneux.

À la fin, ne pouvant plus maîtriser son impatience, il éclata en paroles brûlantes de mécontentement.

—Regardez-moi seulement cette avant-garde pendant qu'elle descend la pente, s'écria-t-il. Où est le groupe d'éclaireurs, de vorreiter, comme disent les Allemands? Et où est l'espace qu'il faudrait laisser entre l'avant-garde et le corps principal? Par l'épée de Scanderbeg, ils me rappellent plutôt un troupeau de pèlerins, comme j'en ai vus, lorsqu'ils s'approchent du sanctuaire de Saint Sébald, à Nuremberg, avec leurs bannières et leurs flots de rubans. Et au centre, parmi cette troupe de cavaliers, se trouve sans doute notre nouveau monarque. Quel malheur pour lui de n'avoir point à ses côtés un homme capable de ranger cet essaim de paysans en quelque chose qui ressemble à un ordre de campagne! Maintenant regardez-moi ces quatre pièces de canon qui traînent comme des moutons boiteux derrière le troupeau! Carajo, je voudrais être un jeune officier du Roi avec un escadron de cavalerie légère sur cette crête que voilà! Par ma foi, je fondrais sur ce croisement de routes, comme un émouchet sur une bande de petits pluviers. Alors et je taille, et je coupe. À bas ces canonniers qui rampent, un feu de carabines pour nous couvrir, un mouvement enveloppant de la cavalerie, et les canons des rebelles partent dans un nuage de poussière. Qu'on dites-vous, Sir Gervas?

—Un fameux sport, colonel, dit le baronet, dont une légère rougeur anima les joues pâles. Je parie que vous faisiez trotter vos pandours!

—Oui, les coquins avaient le choix: travailler ou être pendus. Mais il me semble que nos amis sont loin d'être aussi nombreux qu'on le rapportait. J'estime que la cavalerie se monte à un millier, et que l'infanterie compte environ cinq mille deux cents hommes. J'ai été regardé comme un bon appréciateur en fait de nombre en pareilles occasions. Avec les quinze cents qu'il y a dans la ville, cela nous ferait près de huit mille hommes, et ce n'est pas là une armée bien considérable pour envahir un royaume et disputer une couronne.

—Si l'Ouest peut fournir huit mille hommes, combien peuvent donner tous les comtés d'Angleterre, demandai-je. N'est-ce pas la façon la plus équitable d'envisager la situation?

—La popularité de Monmouth est concentrée surtout dans l'Ouest, répondit Saxon. C'est ce souvenir qui l'a décidé à lever son étendard dans ces comtés.

—Dites plutôt ses étendards, fit Ruben. Tenez, on dirait qu'ils ont mis leur linge à sécher tout le long de la ligne.

—C'est vrai, ils ont plus d'enseignes que je n'en vis jamais dans une armée aussi faible, répondit Saxon, en se dressant sur ses étriers. Il y en a un ou deux qui sont bleus. Tous les autres, autant que je pus en juger, avec le soleil qui les éclaire, sont blancs, avec un mot ou une devise.

Pendant cette conversation, le corps de cavalerie qui formait l'avant-garde de l'armée protestante était parvenu à moins d'un quart de mille de la ville, lorsqu'une sonnerie bruyante et claire de trompettes le fit s'arrêter.

Ce signal fut répété dans chacun des régiments ou escadrons en sorte que le son passa rapidement sur toute la longue rangée, jusqu'à ce qu'il finit par se perdre dans l'éloignement.

À la vue de ce câble humain qui couvrait toute la route, et qui était à peine agité d'un mouvement de vibration, d'ondulation dans sa ligne oscillante, l'analogie avec un serpent gigantesque me revint encore une fois à l'esprit.

—Je trouverais que cela ressemble à un grand boa, qui irait entourer la ville de ses replis.

—Un serpent à sonnettes plutôt, dit Ruben, en montrant les canons à l'arrière-garde. C'est dans sa queue qu'il garde de quoi faire du bruit.

—Voici sa tête qui approche, si je ne me trompe, dit Saxon. Il vaudrait mieux, je crois, nous placer sur le côté de la porte.

Comme il parlait, un groupe de cavaliers aux costumes voyants se détacha du corps principal et se dirigea tout droit vers la ville.

À leur tête se trouvait un jeune homme de haute taille, de tournure svelte et élégante, qui montait avec la grâce d'un écuyer accompli.

Il se faisait remarquer parmi ceux qui l'entouraient par la fierté de son attitude et la richesse de son harnachement.

Lorsqu'il se fut approché au galop de la porte, une clameur de bienvenue, partit de la multitude, clameur qui se transmit et se prolongea dans la foule plus éloignée.

Celle-ci, ne pouvant voir ce qui se passait en avant, conclut de ces acclamations que le Roi approchait.


V—La Revue des Hommes de l'Ouest.

Monmouth était alors dans sa trente-sixième année.

Il se distinguait par ces grâces superficielles qui plaisent à la multitude et mettent un homme en état de prendre la direction d'une cause populaire.

Il était jeune.

Il avait la parole facile et spirituelle.

Il était habile dans tous les exercices qui conviennent à un soldat et à un homme.

Pendant qu'il parcourait l'Ouest, il n'avait point jugé au-dessous de lui d'embrasser les jeunes villageoises, d'offrir des prix pour les sports champêtres, et de disputer, chaussé de bottes, la palme de la course à pied avec les plus agiles des paysans courant nu-pieds.

Il était d'un naturel vain et prodigue, mais il excellait en cette sorte de magnificence qui frappe les yeux, et dans cette générosité insouciante qui gagne les cœurs du peuple.

Tant sur le Continent qu'à Bothwell-Bridge, il avait conduit des armées avec succès.

Sa bonté, sa pitié envers les Covenantaires, après la victoire, lui avait valu autant d'estime auprès des whigs que Dalzell et Claverhouse s'étaient attiré de haine.

Au moment où il arrêta son beau cheval noir à la porte de la ville, il ôta son chapeau montero à plumes devant la foule qui l'acclamait. Il avait une attitude si gracieuse et si digne qu'elle semblait bien celle d'un chevalier errant de roman, combattant à armes très inégales pour conquérir une couronne qui lui aurait été dérobée par la ruse d'un tyran.

On trouva qu'il avait bonne mine, mais je ne saurais dire que je fusse de cet avis.

Sa figure me parut trop allongée, trop pâle pour être agréable; mais ses traits étaient accentués et nobles, son nez saillant, ses yeux brillants, pénétrants.

On aurait peut-être pu discerner dans le dessin de sa bouche quelques indices de cette faiblesse qui entacha sa réputation, bien que l'expression en fût douce et aimable.

Il portait une jaquette de cheval en roquelaure pourpre foncé, avec des bords et des revers de dentelle d'or, et qui, en s'écartant par devant, laissait voir une brillante cuirasse d'argent.

Son habillement était complété par un costume de velours d'une nuance plus claire que la jaquette, une paire de bottes montantes en cuir jaune de Cordoue, une rapière à poignée d'or qu'il portait d'un côté, et un poignard de Parme de l'autre côté, ces deux armes suspendues à une ceinture en cuir du Maroc.

Un large col en dentelle de Malines flottait sur ses épaules et de ses manches sortaient à flots des manchettes de cette même coûteuse dentelle.

Bien des fois, il souleva son chapeau et s'inclina sur le pommeau de sa selle pour répondre au tonnerre des applaudissements.

—Un Monmouth! Un Monmouth! criait le peuple. Salut au Chef Protestant!

—Vive le Roi Monmouth!

Et à toutes les fenêtres, sur tous les toits, à tous les balcons, les mouchoirs, les chapeaux s'agitaient pour animer cette scène joyeuse.

L'avant-garde des rebelles s'enflamma à cette vue et lança un grand cri au timbre sourd qui fut repris et répété bien des fois par le reste de l'armée et qui finit par remplir tout le pays.

Pendant ce temps, les anciens de la cité, ayant à leur tête notre ami le Maire, sortirent par la porte dans tout l'apparat des costumes de soie et de fourrures pour rendre dommage au Roi.

Le Maire mit un genou à terre à côté de l'étrier de Monmouth et baisa la main que celui-ci lui tendit avec grâce.

—Mon cher monsieur le Maire, dit le Roi d'une voix claire et forte, c'est à mes ennemis à se prosterner devant moi, et non à mes amis. Je vous en prie, qu'est-ce que ce rouleau que vous déployez?

—C'est une allocution de bienvenue et de soumission, Votre Majesté, de la part de votre loyale ville de Taunton.

—Je n'ai pas besoin d'une telle allocution, dit le Roi Monmouth, en promenant ses yeux autour de lui. Elle est écrite tout autour de moi en plus beaux caractères qu'on n'en vit jamais sur parchemin. Mes bons amis m'ont prouvé que je suis le bienvenu, sans recourir à l'aide d'un clerc ou d'un écrivain. Vous vous nommez Stephen Timewell, digne Mr le Maire, à ce qu'on m'a appris.

—Oui, Majesté.

—C'est un nom trop court pour un homme aussi digne de confiance, dit le Roi en tirant son épée, et l'en touchant sur l'épaule, je veux l'allonger de trois lettres. Relevez-vous, Sir Stephen, et puissé-je trouver grand nombre d'autres chevaliers semblables dans mon royaume, et aussi loyaux, aussi fermes.

Le Maire se retira avec les conseillers au côté gauche de la porte, au milieu des applaudissements que fit éclater cet honneur conféré à la ville, pendant que Monmouth et son escorte formaient un groupe à droite.

Sur un signal donné, un trompette sonna une fanfare.

Les tambours firent entendre un roulement guerrier, et l'armée des insurgés, en rangs serrés, bannières déployées, reprit sa marche vers la ville.

Pendant qu'elle approchait, Saxon nous désignait les différents chefs et personnages de marque, qui entouraient le Roi, et nous disait leurs noms, en y ajoutant quelques mots sur leur caractère.

—Voici Lord Grey de Wark, dit-il. C'est ce petit homme maigre entre deux âges, du côté gauche du Roi. Il a été mis une fois à la Tour pour haute trahison. C'est lui qui s'enfuit avec Lady Henriette Berkeley, sœur de sa femme. Un beau chef, vraiment, pour une cause pieuse. L'homme à sa gauche, celui qui a une figure rouge, bouffie, et la plume blanche à son bonnet, est le colonel Holmes. J'espère qu'il ne montrera jamais la plume blanche ailleurs que sur la tête. L'autre, sur le cheval bai-brun est un homme de loi, mais, à mon sens, un homme qui s'entend mieux à disposer un bataillon qu'à rédiger une note de frais. C'est le républicain Wade qui menait l'infanterie à l'engagement de Bridport et qui l'a tiré de là sans dommage. Le grand, là-bas, avec de gros traits, qui est coiffé d'un heaume d'acier, c'est Antoine Buyse, le Brandebourgeois, un soldat de fortune, un homme de grand cœur, ainsi que la plupart de ses compatriotes. J'ai bataillé tantôt avec lui, tantôt contre lui, avant le jour présent.

—Remarquez donc le personnage de haute taille, très maigre qui est derrière lui, s'écria Ruben. Il a dégainé son épée et la brandit au-dessus de sa tête. Voilà un moment et un endroit singulièrement choisis pour l'exercice au sabre. Il est certainement fou.

—Vous n'êtes peut-être pas très loin de la vérité, dit Saxon, et pourtant par la garde de mon épée, sans cet homme-là, il n'y aurait point d'armée protestante, comme celle qui s'avance vers nous par cette route-ci. C'est lui qui en faisant voltiger la couronne sous les yeux de Monmouth, lui a fait quitter sa confortable retraite en Brabant. Il n'y a pas un de ces hommes qu'il n'ait séduit et attiré dans cette affaire par tel ou tel appât. Avec Grey, ce fut un Duc, hé, avec Wade le sac de laine, avec Buyse, la mise au pillage de Cheapside. Chacun a son motif personnel, mais les ficelles qui les font mouvoir sont entre les mains de ce fanatique enragé qui remue ces pantins à sa volonté. Il a comploté plus, menti plus et souffert moins qu'aucun des Whigs du parti.

—Ce doit être le docteur Robert Ferguson, dont j'ai entendu mon père parler, dis-je.

—Vous avez raison, c'est lui. Je l'ai vu une seule fois à Amsterdam, mais je le reconnais à sa perruque ébouriffée et à ses épaules difformes. On dit tout bas que son infatuation démesurée a troublé sa raison. Voyez, l'Allemand lui met la main sur l'épaule et lui persuade de rengainer son arme. Le Roi Monmouth regarde aussi autour de lui et sourit comme s'il voyait en lui le bouffon de la cour, en manteau genevois, au lieu de l'habit multicolore. Mais l'avant-garde arrive près de nous. À vos compagnies, et n'oubliez pas de lever vos épées pour saluer au passage le drapeau de chaque troupe.

Pendant la conversation de notre compagnon, l'armée protestante tout entière roulait vers la ville et la tête de l'avant-garde était au niveau de la porte.

Quatre escadrons de cavalerie marchaient en avant, mal harnachés, mal montés, avec des cordes en guise de brides, et certains d'entre eux ayant pour selles des carrés en toile à sac.

La plupart des hommes avaient pour armes le sabre et le pistolet.

Quelques-uns portaient la cotte de buffle, des pièces d'armure, des casques pris à Axminster, et parfois tachés encore du sang de celui qui les avait portés le dernier.

Au milieu d'eux marchait un porte-drapeau.

Il tenait un grand étendard carré suspendu à une hampe et celle-ci reposait sur un trou pratiqué sur le côté de la selle.

Sur ce drapeau étaient inscrits en lettres d'or les mots: «Pio libertate et religione nostra

Ces cavaliers appartenaient à la classe des petits propriétaires ruraux et de leurs fils.

Inaccoutumés à la discipline, ils avaient une haute opinion d'eux-mêmes, en leur qualité de volontaires, ce qui les portait à plaisanter et raisonner à propos de chaque commandement.

Il en résulta que sans être dépourvus de courage naturel, ils rendirent peu de services pendant la guerre et furent pour l'armée une cause d'embarras plutôt qu'un secours utile.

Après la cavalerie, venaient les fantassins, rangés sur six de front, répartis en compagnies d'effectif variable.

Chaque compagnie avait un étendard indiquant la ville ou le village où elle avait été levée.

On avait adopté cette façon d'ordonner les troupes parce qu'on avait reconnu l'impossibilité de séparer des hommes unis par des liens de parenté et des relations de voisinage.

Ils entendaient, disaient-ils, se battre côte à côte, ou bien ne pas se battre du tout.

Pour mon compte, je trouve que ce n'est point une mauvaise idée, car quand on en vient à jouer de la pique, chacun tient d'autant plus ferme, s'il se sait flanqué à droite et à gauche de vieux amis éprouvés.

J'arrivai dans la suite à connaître un grand nombre de localités par les propos des hommes, et j'en traversai un grand nombre d'autres, en sorte que les noms inscrits sur les bannières avaient pour moi un sens réel.

Homère a consacré, à ce que je me rappelle, un chapitre ou un livre à l'énumération de tous les chefs grecs, des localités d'où ils venaient et du nombre d'hommes qu'ils amenèrent à la revue générale.

Il est malheureux que l'Ouest n'ait pas eu son Homère pour conserver les noms de ces braves paysans et artisans, rappeler ce que chacun d'eux accomplit ou endura.

Du moins les lieux de leur naissance ne seront point perdus dans l'oubli, en tant que cela dépendra de ma faible mémoire.

Le premier régiment d'infanterie, si l'on peut appeler ainsi une troupe organisée d'une manière aussi rudimentaire, se composait des gens de mer, pêcheurs, caboteurs vêtus des justaucorps de grosse étoffe bleue et du grossier costume de leur classe.

C'étaient des loups de mer bronzés, hâlés, avec des figures dures, de couleur d'acajou, avec des armes variées, canardières, sabres d'abordages, pistolets.

Je me figure que ces armes n'étaient pas employées pour la première fois contre le Roi Jacques, car les côtes de Somerset et de Devon étaient fameuses par leur race de contrebandiers, et plus d'un lougre aux allures capricieuses était sans doute amarré dans une crique ou dans une baie, pendant que son équipage était parti à Taunton pour guerroyer.

Quant à la discipline, ils n'en avaient aucune idée.

Ils allaient de leurs pas de marins en vrais loups de mer, échangeant des cris divers entre eux et avec la foule.

Depuis la Star Point jusqu'à Portlands Roads, les filets allaient rester inactifs pendant bien des semaines, et plus d'un poisson parcourut les détroits de la mer, qui aurait dû former des piles à Lyme Cobb ou être étalé en vente au marché de Plymouth.

Chacun des groupes ou des bandes de ces gens de mer avait sa bannière.

Celle de Lyme était en tête; puis venaient celles de Topsham, de Colyfort, de Bridport, de Sidmouth, d'Otterton, d'Abbotsbury et de Charmouth, villes qui sont toutes dans le Sud sur la côte ou tout près.

Ils passèrent ainsi devant nous en troupe confuse et insouciante, les chapeaux posés de travers, la fumée de leur tabac montant au-dessus d'eux comme la vapeur du corps d'un cheval fatigué.

Leur nombre devait s'élever à environ quatre cents.

Les paysans de Rockbere, armés de fléaux et de faux, venaient en tête de la colonne suivante, qui précédait la bannière de Honiton défendue par deux cents robustes ouvriers en dentelles venus des rives de l'Otter.

Ces hommes, ainsi que le montrait la teinte de leur figure, avaient été retenus entre quatre murs par leur métier, mais ils étaient bien supérieurs à leurs camarades les paysans par leurs façons alertes, et leur attitude martiale.

D'ailleurs, à propos de toutes les troupes en général, nous avons remarqué que si les paysans montraient plus d'endurance et de bonne volonté, les gens de métier prenaient plus vite l'air et l'esprit des camps.

Derrière les gens de Honiton venaient les tisseurs de draps, les Puritains de Wellington, avec leur Maire monté sur un cheval blanc, à côté de leur porte-étendard, et précédés d'une fanfare de vingt instrumentistes.

Avec leurs figures farouches, c'étaient des hommes réfléchis, posés.

Le plus grand nombre étaient vêtus de gris et coiffés de chapeaux aux larges bords.

«Pour Dieu et la Foi» telle était la devise d'un étendard qui flottait au milieu d'eux.

Les drapiers formaient trois fortes compagnies, et le régiment entier devait compter bien près de six cents hommes.

Le troisième régiment avait en tête cinq cents fantassins fournis par Taunton, gens de vie paisible et industrieux, mais profondément pénétrés de ces grands principes de liberté civile et religieuse qui devaient trois ans plus tard renverser tout devant eux en Angleterre.

Lorsqu'ils franchirent la porte, ils furent salués par un tonnerre d'applaudissements de leurs concitoyens postés sur les murs et aux fenêtres.

Leurs rangs réguliers et compacts, leurs larges et honnêtes figures de bourgeois, me parurent avoir un air marqué de discipline et de besogne bien faite.

Derrière eux venaient les recrues de Winterbourne, d'Illminster, de Chard, d'Yeovil, de Collumpton, chaque troupe d'au moins cent piquiers, ce qui portait à mille hommes l'effectif du régiment.

Puis passa au trot un escadron de cavalerie.

Il était suivi de près par le quatrième régiment.

L'avant-garde portait les étendards de Beaminster, de Crewkerne, de Langport et de Chidiock, autant de paisibles villages du comté de Somerset, qui avaient envoyé leurs hommes frapper un coup pour la vieille cause.

Des ministres puritains, coiffés du chapeau pointu, et vêtus des robes genevoises, jadis noires, mais maintenant blanches de poussière, marchaient d'un pas ferme à côté de leur troupeau.

Puis venait une forte compagnie de pâtres sauvages, à peine armés, sortis des grandes plaines qui s'étendent depuis les Blackdowns, dans le Sud, jusqu'aux Mendips dans le Nord.

Je vous réponds que ces gaillards-là n'avaient aucun trait de ressemblance avec les Corydons, avec les Strephons de Maître Waller ou de Maître Dryden, qui ont dépeint les bergers toujours occupés à verser des larmes d'amour et à souffler dans un chalumeau plaintif.

Je crains que Chloé, que Phyllis n'eussent trouvé de bien grossiers amoureux chez ces sauvages de l'Ouest.

Après eux venaient des mousquetaires de Dorchester, des piquiers de Newton-Poppleford, d'un corps de solide infanterie fourni par les tisseurs de serge d'Ottery Saint Mary.

Ce quatrième régiment se montait à un peu plus de huit cents hommes, mais par l'armement et la discipline, il était inférieur à celui qui le précédait.

Le cinquième régiment avait en tête une compagnie des gens habitant les contrées marécageuses qui forment la monotone région des environs d'Athelney.

Ces hommes, en leurs logements sombres et sordides, avaient gardé le même caractère libre et hardi qui, au temps jadis, avait fait d'eux la dernière ressource du bon Roi Alfred et les défenseurs des comtés de l'Ouest contre les incursions des Danois: ceux-ci ne purent jamais pénétrer au cœur de leurs forteresses entourées par les eaux.

Deux compagnies de ces hommes, à la chevelure d'étoupe, aux pieds nus, mais ardents au chant des hymnes et aux prières, étaient venues de leurs citadelles pour secourir la cause protestante.

Après eux, venaient les bûcherons et charpentiers de Bishop's Lidiard, hommes gros et vigoureux sous leurs justaucorps verts, puis les villageois en manteaux blancs de Huish Champ-flover.

Le régiment se terminait par quatre cents hommes en habits rouges, avec des buffleteries blanches en croix et des mousquets bien polis.

C'étaient des déserteurs de la Milice du comté de Devon.

Ils avaient fait avec Albemarle le trajet depuis Exeter et s'étaient réunis à l'armée de Monmouth sur le champ de bataille d'Axminster.

Ceux-là étaient groupés en un seul corps, mais il y avait bon nombre d'autres miliciens, les uns en habits rouges, les autres en habits jaunes, disséminés parmi les différents corps que j'ai énumérés.

Ce régiment pouvait compter sept cents hommes.

La sixième et dernière colonne d'infanterie avait en tête une troupe de paysans dont la bannière portait inscrit le nom de Minehead, avec les trois ballots et le vaisseau aux voiles déployées qui forment les armes de cette antique cité.

La plupart étaient venus de la sauvage contrée qui s'étend au nord de Dunster Castle, et longe les bords du canal de Bristol.

Puis venaient les braconniers et les chasseurs de Porlock Quay.

Ils avaient laissé le daim rouge de l'Exmoor brouter en paix pour se mettre à la piste d'un plus noble gibier.

Après eux, c'étaient des gens de Dulverton, des gens de Milverton, des gens de Wiveliscombe, et des pentes ensoleillées des Quantocks, les hommes hâlés, farouches, des stériles landes de Dunkerry Beacon, les hauts et forts éleveurs de chevaux et marchands du bestiaux de Bampton.

Les bannières de Bridgewater, de Shepton Mallet, et du Bas-Storvey passèrent devant nous, avec celles des pêcheurs de Clovelly et des carriers des Blackdowns.

À l'arrière venaient trois compagnies d'hommes étranges, de taille gigantesque, bien qu'un peu courbés par le travail, avec de longues barbes en broussailles, et des cheveux tombant en désordre sur leurs yeux.

C'étaient les mineurs des collines de Mendip, et des vallées de l'Oare, de Bagworthy, gens rudes, à demi sauvages, qui roulaient des yeux à la vue des velours et des brocarts déployés par les citadins, criant à tue-tête, ou bien ils fixaient leurs femmes souriantes avec une intensité farouche qui terrifiait les paisibles bourgeois.

La longue ligne se déroula ainsi, pour se terminer par quatre escadrons de cavalerie, et quatre petits canons accompagnés de leurs artilleurs, des Hollandais en vêtements bleus, qui se tenaient aussi raides que leurs écouvillons.

Une longue procession de chars et voitures, qui avaient suivi l'armée, furent conduits dans les champs en dehors des murs et installés-là.

Lorsque le dernier soldat eut franchi la porte de Shuttern, Monmouth et ses chefs entrèrent lentement, à cheval, le Maire marchant à côté de la monture du Roi.

Au moment où nous les saluâmes, ils nous firent face, et je vis un rapide éclair de joie passer sur la figure pâle de Monmouth, quand il remarqua nos rangs compacts et notre aspect militaire.

—Par ma foi, messieurs, dit-il, en promenant ses regards sur son état-major, notre digne ami le Maire a dû hériter des dents du dragon de Cadmus. Où avez-vous fait cette belle récolte, Sir Stephen? Comment êtes-vous parvenu à les amener à une telle perfection, jusqu'au point d'avoir des grenadiers poudrés?

—J'ai quinze cents hommes dans la ville, répondit le vieux drapier avec fierté, bien que tous ne soient pas aussi disciplinés. Ces gens-ci viennent du comté de Wilts, les officiers, sont du Hampshire. Quant à leur bon ordre, le mérite n'en revient point à moi, mais au vieux soldat le colonel Decimus Saxon, qu'ils ont choisi pour commandant, ainsi que les capitaines qui servent sous ses ordres.

—Je vous dois mes remerciements, dit le Roi, s'adressant à Saxon, qui s'inclina et baissa jusqu'à terre la pointe de son épée, et à vous aussi, messieurs; je n'oublierai point l'ardente fidélité qui vous a amenés du Hampshire en si peu de temps. Dieu veuille que je trouve la même vertu en plus haut lieu. Mais à ce qu'on me dit, Colonel Saxon, vous avez longtemps servi à l'étranger. Que pensez-vous de l'armée qui vient de défiler devant vos yeux?

—S'il plaît à Votre Majesté, répondit Saxon, elle ressemble à une quantité de laine qui n'a pas encore été cardée, et qui est assez grossière par elle-même, mais qui peut avec le temps se tisser pour devenir un beau vêtement.

—Hein! On n'aura pas beaucoup de loisir pour le tissage, dit Monmouth. Mais ils se battent bien. Si vous aviez vu comment ils se sont conduits à Axminster! Nous espérons vous voir et vous entendre exposer vos vues à la table du conseil. Mais qu'est-ce? N'ai-je pas déjà vu la figure de ce gentleman?

—C'est l'honorable Sir Gervas Jérôme, du comté de Surrey, dit Saxon.

—Votre Majesté a pu me voir à Saint-James, dit le Baronnet en se découvrant, ou au balcon de Whitehall. J'allais beaucoup à la Cour pendant les dernières années du défunt Roi.

—Oui, oui, je me rappelle le nom aussi bien que la figure, s'écria Monmouth... Vous le voyez, messieurs, reprit-il en s'adressant à son état-major, les gens de la Cour se décident enfin à venir. N'êtes-vous pas celui qui s'est battu avec Sir Thomas Killigrew, derrière Dunkirk House? Je m'en doutais. Ne voulez-vous pas faire partie de ma suite personnelle?

—S'il plaît à Votre Majesté, répondit Sir Gervas, je crois que je pourrai rendre plus de services à votre cause royale, en restant à la tête de mes mousquetaires.

—Eh bien, soit, soit! dit le Roi Monmouth.

Puis, donnant de l'éperon à son cheval, il ôta son chapeau pour répondre aux acclamations des troupes et parcourut au trot la Grande Rue sous une pluie de fleurs qui tombaient des toits et des fenêtres sur lui, son état-major et son escorte.

Nous nous étions joints à sa troupe, ainsi que nous en avions reçu l'ordre, en sorte que nous eûmes notre part de ce joyeux feu croisé.

Une rose, qui voletait, fut happée au passage par Ruben.

Je le remarquai, il la porta à ses lèvres, puis il la cacha sous sa cuirasse.

Je levai les yeux et je surpris la figure souriante de la petite fille de notre hôte nous épiant à une fenêtre.

—Quelle adresse, Ruben! dis-je à demi-voix. Au trictrac comme à la balle au trou, vous avez toujours été notre meilleur joueur.

—Ah! Micah, dit-il, je bénis le jour où j'ai eu l'idée de vous suivre à la guerre. Aujourd'hui je ne changerais pas ma place avec celle de Monmouth.

—Nous en sommes déjà là! m'écriai-je. Quoi, mon garçon, vous avez à peine ouvert la tranchée, et vous parlez comme si vous aviez emporté la place.

—Peut-être que je me laisse emporter par l'espoir, s'écria-t-il en passant du chaud au froid ainsi qu'un homme le fait quand il est amoureux, ou qu'il a la fièvre tierce ou quelque autre maladie du corps. Dieu sait combien je suis peu digne d'elle, et pourtant...

—N'attachez point votre cœur trop fortement à quelque chose qui pourra bien être inaccessible pour vous, dis-je. Le vieillard est riche, et il portera ses regards plus haut.

—Je voudrais qu'il fût pauvre, soupira Ruben, avec tout l'égoïsme de l'amoureux. Si cette guerre dure, je pourrais conquérir de l'honneur, un titre. Qui sait? D'autres l'ont fait. Pourquoi ne le ferais-je pas?

—Nous sommes partis trois de Havant, fis-je remarquer. L'un est aiguillonné par l'ambition, l'autre par l'amour. Maintenant que faire, moi qui suis indifférent aux grandes charges et qui n'ai cure de la figure d'une demoiselle? Qu'est-ce qui peut m'entraîner au combat?

—Nos mobiles viennent et s'en vont, mais le vôtre reste toujours en vous. L'honneur et le devoir, Micah, voilà les deux étoiles qui ont toujours guidé vos actions.

—Sur ma foi! Mistress Ruth vous a appris à faire de jolis discours, dis-je, mais il me semble qu'elle devrait être ici au milieu des jeunes filles de Taunton.

Tout en causant, nous nous dirigions vers la place du Marché, que nos troupes remplissaient à ce moment.

Autour de la croix était rangé un groupe d'une vingtaine de jeunes filles vêtues de costumes en mousseline blanche, avec des écharpes bleues autour de la taille.

À l'approche du Roi, ces jeunes demoiselles, avec une timidité pleine de grâce, s'avancèrent à sa rencontre, et lui offrirent une bannière qu'elles avaient brodée pour lui, ainsi qu'une Bible fort élégamment reliée en or.

Monmouth remit le drapeau à l'un de ses capitaines, mais il leva le livre au-dessus de sa tête, en criant qu'il était venu défendre les vérités qui y étaient contenues, ce qui donna un redoublement de vigueur aux applaudissements et aux acclamations.

On pensait qu'il haranguerait le peuple du haut de la croix, mais il se borna à rester là pendant que les hérauts proclamaient ses titres à la couronne.

Après quoi, il donna l'ordre de se disperser, et les troupes gagnèrent les divers lieux de rassemblement où on avait pourvu à leur nourriture.

Le Roi et ses principaux officiers établirent leur quartier-général dans le château, pendant que le Maire et les plus riches bourgeois pourvoyaient au logement des autres.

Quant aux simples soldats, un grand nombre d'entre eux furent mis en subsistance chez les habitants.

Beaucoup d'autres campèrent dans les rues et sur les terrains environnant le château.

Le reste s'installa dans les voitures et les charrettes laissées dans les champs en dehors de la ville.

Ils y allumaient de grands feux.

Ils firent rôtir du mouton et couler la bière à flots, avec autant d'entrain que s'il s'agissait d'une partie de campagne et non d'une marche sur Londres.


VI—Un échange de poignées de mains entre moi et le Brandebourgeois.

Le Roi Monmouth avait convoqué une réunion du conseil pour la soirée et donné au colonel Decimus Saxon l'ordre d'y venir.

Je m'y rendis avec lui, muni du petit paquet que Sir Jacob Clancing avait confié à ma garde.

Arrivés au château, nous apprîmes que le Roi n'était pas encore sorti de sa chambre.

On nous introduisit dans le grand hall pour l'attendre.

C'était une belle pièce avec de hautes fenêtres et un superbe plafond de bois sculpté.

Tout au fond on avait fixé les armoiries de Monmouth, mais sans la barre à senestre qu'il avait portée jusqu'alors.

Là étaient réunis les principaux chefs de l'armée, un grand nombre des officiers subalternes des fonctionnaires de la ville, et d'autres personnes qui avaient des requêtes à présenter. Lord Grey de Wark était debout près d'une fenêtre et contemplait la campagne d'un air sombre.

Wade et Holmes hochaient la tête et causaient à demi-voix dans un coin.

Ferguson allait et venait à grands pas, sa perruque posée de travers, lançant à tue-tête des exhortations et des prières, qu'il prononçait avec l'accent écossais le plus marqué.

Un certain nombre de personnages, aux costumes plus gais, s'étaient groupés devant la cheminée sans feu et écoutaient l'un d'eux racontant une histoire dans un langage bourré de jurons, et qui les faisait rire aux éclats.

Dans un autre coin, un groupe de fanatiques, en vêtements noirs ou bruns, avec de larges poignets blancs et des manteaux traînants, faisaient cercle autour de quelqu'un des prédicants les plus goûtés et discutaient à demi-voix la philosophie calviniste dans ses rapports avec la science du gouvernement.

Un petit nombre de soldats aux costumes et aux façons simples qui n'étaient ni des courtisans, ni des sectaires allaient et venaient, ou regardaient fixement par les fenêtres le camp plein d'animation qui était formé sur la pelouse du château.

Saxon me conduisit vers l'un de ces hommes remarquable par sa haute stature et la largeur de ses épaules, et le tirant par la manche, il lui tendit la main comme à un vieil ami.

Mein Gott! s'écria l'aventurier allemand, car c'était celui-là même que Saxon m'avait désigné le matin, je me suis dit que c'était bien vous, Saxon, quand je vous ai vu près de la porte, quoique vous soyez encore plus maigre qu'autrefois. Comment se fait-il qu'après avoir lampé autant de bonne bière bavaroise que vous l'avez fait, vous soyez resté aussi décharné. Cela dépasse mon intelligence. Et comment vos affaires ont-elles marché?

—Comme, jadis, dit Saxon, plus de coups que de thalers, et j'ai eu plus souvent besoin d'un chirurgien que d'un coffre-fort. Quand vous ai-je vu pour la dernière fois, mon ami? N'était-ce pas à l'affaire de Nuremberg, quand je commandais l'aile droite, et vous l'aile gauche de la grosse cavalerie?

—Non, dit Buyse, je vous ai rencontré depuis lors, sur le terrain des affaires. Avez-vous oublié l'escarmouche sur les bords du Rhin, quand vous avez déchargé sur moi votre fusil hollandais? Sans un gredin qui éventra mon cheval, je vous aurais fait sauter la tête aussi aisément qu'un gamin abat des chardons avec un bâton.

—Oui, répondit Saxon avec placidité, je l'avais oublié. Vous avez été fait prisonnier, si je m'en souviens bien, mais par la suite vous avez assommé la sentinelle avec vos chaînes et franchi le Rhin à la nage sous le feu d'un régiment. Et cependant, je crois, nous vous avions offert les mêmes avantages que vous receviez des autres.

—On m'a fait, en effet, de ces sales offres, dit l'Allemand, d'un ton âpre. À quoi j'ai répondu que si je vendais mon épée, je ne vendais pas mon honneur. Il est bon que des cavaliers de fortune fassent voir ce qu'est pour eux un contrat... comment dites-vous... inviolable pour toute la durée de la guerre. Alors on redevient parfaitement libre de changer son payeur-général. Pourquoi pas?

—C'est vrai, mon ami, c'est vrai, répondit Saxon. Les mendiants d'Italiens et de Suisses ont fait du métier un vrai commerce. Ils se sont vendus avec tant de sans-gêne, corps et âme, à celui qui a la bourse la mieux garnie, que nous devons nous montrer chatouilleux sur le point d'honneur. Mais vous vous rappelez la poignée de main d'autrefois que pas un homme du Palatinat n'était de force à échanger avec vous. Voici mon capitaine, Micah Clarke. Il faut qu'il voie quelle chaude bienvenue peut vous faire un Allemand du Nord.

Le Brandebourgeois montra ses dents blanches dans un ricanement en me tendant sa large main brunie. Dès que la mienne y fut enfermée, il mit brusquement toute sa force à la serrer, si bien que le sang se porta vivement aux ongles, et que j'eus toute la main paralysée, impuissante.

Donner wetter! s'écria-t-il en riant à gorge déployée au sursaut de douleur et de surprise que j'avais fait. C'est une grosse farce à la Prussienne et les gamins d'Angleterre n'ont pas assez d'estomac pour cela.

—À vrai dire, fis-je, c'est la première fois que j'ai vu cet amusement et je ne demanderais pas mieux que de m'y exercer sous un maître aussi capable.

—Comment? Encore une fois? s'écria-t-il, mais vous devez être encore tout échaudé de la première. Eh bien, je ne vous la refuserai pas, quoique, après cela, vous n'ayez plus la même force pour serrer la poignée de votre sabre.

En disant ces mots, il tendit sa main, que je saisis avec force, pouce contre pouce, en levant le coude pour mettre toute ma force dans cette pression.

Ainsi que je l'avais remarqué, son artifice consistait à paralyser l'autre main par un grand et brusque déploiement de force.

J'y résistai en déployant moi-même toute la mienne.

Pendant une ou deux minutes, nous restâmes immobiles, nous regardant dans les yeux.

Puis, je vis une goutte de sueur rouler sur son front.

Je fus alors certain qu'il était vaincu.

La pression diminua lentement.

Sa main devint inerte, molle pendant que la mienne continuait à se serrer si bien qu'enfin, d'une voix grognonne et étouffée, il fut contraint de me demander de le lâcher.

—Diable et Sorcellerie! s'écria-t-il en essuyant le sang qui sortait goutte à goutte sous ses ongles, j'aurais mieux fait de mettre mes doigts dans un piège à rats. Vous êtes le premier qui ait pu échanger une vraie poignée de mains avec Antoine Buyse.

—Nous produisons du muscle en Angleterre aussi bien que dans le Brandebourg, dit Saxon qui riait aux éclats en voyant la déconfiture du soldat allemand. Hé, tenez, j'ai vu ce jeune garçon prendre à bras-le-corps un sergent de dragons de grandeur naturelle et le jeter dans une charrette aussi aisément qu'il eût fait d'une pelletée de terre.

—Pour fort, il l'est! grogna Buyse, qui tordait encore sa main paralysée, aussi fort que Goetz à la main de fer. Mais à quoi sert la force toute seule pour le maniement d'une arme? Ce n'est pas la force du coup, mais la manière dont il est porté, qui produit l'effet. Tenez, votre sabre est plus lourd que le mien, à première vue, et cependant ma lame ferait une entaille plus profonde. Eh! n'est-ce pas un jeu plus digne d'un guerrier que ne l'est un amusement d'enfants, comme un serrement de main, et le reste?

—C'est un jeune homme modeste, dit Saxon, et pourtant je parierais pour son coup contre le vôtre.

—Quel enjeu? grogna l'Allemand.

—Autant de vin que nous pourrons en boire en une séance.

—Ce n'est pas peu dire, en effet, fit Buyse, un couple de gallons pour le moins. Eh bien soit. Acceptez-vous la lutte?

—Je ferai ce que je pourrai, dis-je, bien que je n'aie guère l'espoir de frapper aussi fort qu'un vieux soldat éprouvé.

—Que le diable emporte vos compliments! cria-t-il d'un ton rageur. Ce fut avec de douces paroles que vous avez pris mes doigts dans ce piège à imbéciles que voilà. Maintenant voici mon vieux casque d'acier espagnol. Comme vous le voyez, il porte une ou deux traces de coups, et une nouvelle marque ne lui fera pas grand mal. Je le pose ici sur cette chaise qui est assez haute pour donner un jeu suffisant au coup de sabre. Allons-y, mon gentilhomme, et voyons si vous êtes capable d'y mettre votre marque.

—Frappez le premier, monsieur, dis-je, puisque vous avez porté le défi.

—Il me faudra abîmer mon propre casque pour refaire ma réputation de soldat, grommela-t-il. Soit, soit, ces jours-ci il a résisté à plus d'un coup de taille.

Il tira son sabre, fit reculer la foule qui s'était amassée autour de nous, brandit la lame avec une vigueur étonnante autour de sa tête, et l'abattit dans tout son élan, avec justesse, sur le casque d'acier poli.

L'objet rebondit très haut, puis retomba à grand bruit sur le parquet de chêne.

On y voyait une longue et profonde entaille qui avait pénétré à travers l'épaisseur du métal.

—Bien frappé! Un beau coup! crièrent les spectateurs.

—C'est de l'acier mis à l'épreuve et trois fois trempé, garanti capable de faire glisser une lame de sabre, dit quelqu'un après avoir ramassé le casque pour l'examiner.

Puis il le replaça sur la chaise.

—J'ai vu mon père trancher de l'acier trempé avec ce vieux sabre, dis-je, en tirant l'arme qui avait cinquante ans d'âge. Il y mettait un peu plus de force que vous ne l'avez fait. Je lui ai entendu dire qu'un bon coup venait plutôt du dos et des reins que des seuls muscles du bras.

—Ce n'est pas une conférence qu'il nous faut, mais un beispiel ou exemple, railla l'Allemand. C'est à votre coup que nous avons affaire, et non aux leçons de votre père.

—Mon coup, dis-je, est d'accord avec les leçons de mon père.

Puis faisant tournoyer le sabre, je l'abattis de toute ma force sur le casque de l'Allemand.

La bonne vieille lame du temps de la République trancha la plaque d'acier, coupa la chaise en deux et enfonça sa pointe à deux pouces de profondeur dans le parquet de chêne.

—Ce n'est qu'un tour, expliquai-je, un tour que j'ai exécuté à la maison dans les soirées d'hiver.

—Voilà un tour que je ne me soucierais guère de voir faire sur moi, dit Lord Grey au milieu du murmure général d'applaudissements et de surprise. Par ma foi, mon homme, vous êtes venu au monde deux siècles trop tard. Quelle valeur auraient eue vos muscles avant que la poudre à canon eût mis tous les hommes au même niveau!

—Merveilleux! grogna Buyse, merveilleux! J'ai passé l'âge de la force, mon jeune monsieur, et je puis bien vous laisser la palme de la vigueur. C'était vraiment un coup magnifique. Voilà qui m'a coûté un baril ou deux de vin des Canaries, et un bon vieux casque, mais je ne le regrette pas, car la chose s'est faite en toute loyauté. Je suis heureux que ma tête n'ait pas été dedans. Saxon, que voici, nous a fait voir quelques beaux tours à l'épée, mais il n'a pas le poids qu'il faut pour des coups assommants comme celui-ci.

—J'ai encore le coup d'œil juste et la main ferme, bien que le défaut d'exercice leur ait fait perdre quelque chose, dit Saxon, trop heureux de saisir cette occasion d'attirer sur lui les regards des chefs. Au sabre, avec l'épée et la dague, l'épée et le bouclier, un seul fauchon ou l'assortiment de fauchons, mon défi d'autrefois tient toujours contre le premier venu, à l'exception de mon frère Quartus, qui joue aussi bien que moi, mais il a un demi-pouce de taille qui lui donne l'avantage sur moi.

—J'ai étudié l'escrime au sabre sous le signor Contarini, de Paris, dit Lord Grey. Quel a été votre maître?

—Mylord, dit Saxon, j'ai étudié sous le signor l'Âpre Nécessité, d'Europe. Pendant trente-cinq ans, chaque jour de ma vie a dépendu de ce que j'étais en mesure de me défendre avec ce bout d'acier. Voici un petit tour qui exige quelque justesse de coup d'œil. Il consiste à lancer cet anneau au plafond et à le recevoir à la pointe d'une rapière. Cela semble peut-être facile, et cependant on ne peut y arriver sans quelque pratique.

—Facile! s'écria Wade, l'homme de loi, personnage à figure carrée, au regard hardi. Mais l'anneau est juste assez large pour votre petit doigt. On pourrait réussir ce tour une fois par hasard, mais on ne peut y compter.

—Je mets une guinée sur chaque coup, dit Saxon, et jetant en l'air le petit cercle d'or, il brandit sa rapière et lança un coup de pointe.

L'anneau glissa avec un bruit métallique le long de la lame et sonna contre la garde, dextrement enfilé. D'un vif mouvement du poignet, il le lança de nouveau au plafond, où l'anneau heurta une poutre sculptée et changea de direction, mais il fit encore un prompt mouvement en avant, se plaça dessous et le reçut sur la pointe de son épée.

—Sûrement il y a dans l'assistance quelque cavalier capable de faire ce tour-là aussi bien que moi, dit-il en remettant l'anneau à son doigt.

—Colonel, je crois que je pourrais m'y risquer, dit une voix.

Nous regardâmes autour de nous et vîmes que Monmouth était entré dans la salle et attendait en silence, près du groupe nombreux.

Il était resté inaperçu grâce à l'attention générale qu'avait absorbée notre rivalité.

—Non, non, gentilshommes, reprit-il d'un ton charmant, pendant que nous nous inclinions et faisions des saluts d'un air assez embarrassé... Mes fidèles compagnons ne sauraient mieux employer leur temps qu'à reprendre un peu le souffle avec quelques petits jeux à l'épée. Je vous en prie, colonel, prêtez-moi votre rapière.

Il ôta de son doigt un anneau où était enchâssé un diamant, le lança en l'air et l'enfila avec autant d'adresse que l'avait fait Saxon.

—Je me suis exercé à ce tour à la Haye, où, sur ma foi, j'avais beaucoup trop de loisirs à consacrer à de pareilles bagatelles. Mais que signifient ces plaques d'acier, et ces éclats de bois épars sur le plancher?

—Un fils d'Anak est apparu parmi nous, dit Ferguson, levant de mon côté sa figure toute ravagée et rougie par la scrofule. Un Goliath de Gath dont le coup est pareil à celui d'une ensouple de tisserand. N'a-t-il pas la joue lisse d'un petit enfant et les muscles de Bellemoth.

—Un coup adroit, en vérité, dit le Roi en ramassant la moitié de la chaise. Et comment se nomme notre champion?

—Il est mon capitaine, Majesté, dit Saxon en remettant au fourreau l'épée que le Roi lui avait tendue, Micah Clarke, natif du Hampshire.

—Ce pays-là produit une bonne vieille race anglaise, dit Monmouth, mais comment se fait-il que vous vous trouvez ici, monsieur? J'ai convoqué ce matin ma suite personnelle, et les colonels des régiments. Si tous les capitaines doivent être admis à nos conseils, nous serons obligé de le tenir sur la pelouse du château, car il n'y aura pas de salle assez grande pour nous.

—Majesté, répondis-je, si je me suis hasardé à venir ici, c'est que, au cours de mon voyage j'ai été chargé d'une commission, qui consistait à remettre un paquet entre vos mains. J'ai donc cru qu'il était de mon devoir de ne pas perdre un moment pour m'acquitter de ma mission.

—Qu'est-ce que c'est? demanda-t-il.

—Je l'ignore, répondis-je.

Le Docteur Ferguson chuchota quelques mots à l'oreille du Roi, qui se mit à rire, et tendit la main pour prendre le paquet.

—Ta! Ta! dit-il, les temps des Borgia et des Médicis sont passés, docteur. En outre ce jeune homme n'est point un conspirateur italien et la Nature lui a donné comme certificat d'honnêteté de loyaux yeux bleus et une chevelure couleur de chanvre. C'est bien lourd... un lingot de plomb, à en juger par le poids. C'est enfermé dans de la toile cousue avec du gros fil. Ha! c'est un barreau d'or, d'or vierge massif, n'est-ce pas bien extraordinaire. Chargez-vous de cela, Wade, et veillez à ce que cela entre dans le trésor commun. Ce petit morceau de métal peut fournir dix piquiers. Qu'est-ce que ceci? Une lettre et un pli fermé. «À James, Duc de Monmouth.» Hum! ceci a été écrit avant que nous eussions pris notre titre royal: «Sir Jacob Clancing, jadis de Snellaby-Hall, envoie ses salutations et une preuve d'affection. Menez la bonne œuvre à la bonne fin. Cent lingots pareils vous attendent quand vous aurez traversé les plaines de Salisbury.» De magnifiques promesses, Sir Jacob! Je souhaiterais que vous les eussiez envoyées. Eh bien, messieurs, vous le voyez, l'aide et les témoignages de bonne volonté affluent vers nous. N'est-ce pas l'heure de la marée montante? L'usurpateur a-t-il quelque espoir de se maintenir? Ses gens lui resteront-ils attachés? En un mois, et même moins du temps, je vous verrai tous réunis autour de moi à Westminster, et alors aucun devoir ne me sera plus agréable que de pourvoir à ce que tous, du plus haut jusqu'au moindre, vous soyez récompensés de votre loyauté envers votre monarque en cette heure sombre pour lui, en cette heure périlleuse.

Un murmure de gratitude s'éleva du milieu des courtisans à ce gracieux discours, mais l'Allemand tira saxon par la manche et dit tout bas:

—Il a son accès de chaleur maintenant. Vous allez le voir se refroidir bientôt.

—Quinze cents hommes m'ont rejoint ici, où je n'en attendais qu'un millier au plus, reprit le Roi. Si nous avions de grandes espérances lors de notre débarquement à Lyme Cobb, où nous étions accompagné de quatre-vingts personnes, que devons-nous penser maintenant, quand nous nous trouvons dans la principale ville du Somerset avec huit mille braves autour de nous? Encore une affaire comme celle d'Axminster, et le pouvoir de mon oncle s'écroulera comme un château de cartes. Mais réunissez-vous autour de la table, messieurs, et nous allons discuter sur les affaires selon toutes les règles.

—Voici encore un bout de papier que vous n'avez pas lu, sire, dit Wade en lui tendant un billet qui avait été inclus dans la note.

—C'est une attrape rimée, ou un refrain de ronde, dit Monmouth en y jetant un coup d'œil. Quel sens donnerons-nous à ceci?

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