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Micah Clarke - Tome II: Le Capitaine Micah Clarke

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Quand ton étoile sera dans le trine aspect,
Entre l'éclat et les ténèbres,
Duc Monmouth, Duc Monmouth,
Méfie-toi du Rhin.

—Ton étoile dans le trine aspect? Qu'est-ce que cette mauvaise plaisanterie.

—S'il plaît à Votre Majesté, dis-je, j'ai des motifs de croire que la personne qui vous a envoyé ce message est un des adeptes profondément versés dans les arts de la divination, et qui prétendent annoncer les destinées des hommes d'après les mouvements des corps célestes.

—Ce gentleman a raison, sire, fit remarquer Lord Grey. Ton étoile dans le trine aspect, est un terme d'astrologie qui signifie que votre planète natale sera dans une certaine région du ciel. Ces vers tiennent de la prophétie. Les Chaldéens et les Égyptiens du temps jadis passent pour avoir acquis une grande habileté dans cet art, mais j'avoue que je ne fais pas grand cas de l'opinion de ces prophètes des temps nouveaux qui se donnent la peine de répondre aux sottes questions de la première ménagère venue:

Et qui révèlent grâce à Vénus ou à la Lune
Qui a volé un dé à coudre ou une cuiller.

dit à demi-voix Saxon, citant un passage de son poème favori.

—Eh! voici que nos colonels prennent la maladie de la rime, dit le Roi en riant. Nous allons donc poser l'épée pour prendre la harpe, ainsi que le fit Alfred en ce même pays. Ou bien je deviendrai un Roi des bardes et des trouvères, comme le bon Roi René de Provence. Mais, messieurs, si c'est vraiment une prophétie, elle est, à mon avis, de bon augure pour notre entreprise. Sans doute je suis invité à me défier du Rhin, mais il est bien peu probable que notre querelle se décide par les armes sur ses rives.

—Tant pis! murmura l'Allemand entre ses dents.

—Ainsi donc nous pouvons remercier ce Sir Jacob et son gigantesque messager pour sa prédiction autant que pour son or. Mais voici le digne Maire de Taunton, le plus âgé de nos conseillers et le plus récent de nos chevaliers. Capitaine Clarke, je vous prie de vous poster en dedans de la porte et de vous opposer à toute intrusion. Ce qui se passe entre nous, sera, j'en suis certain, en sûreté sous votre garde.

Je m'inclinai et pris le poste qui m'était assigné pendant que les conseillers et les chefs militaires s'asseyaient autour de la grande table de chêne qui occupait le centre du hall.

La douce lumière du soir se répandait à flots par les trois fenêtres de l'ouest, tandis que les conversations des soldats campés sur la pelouse du château résonnait comme le bourdonnement endormant des insectes.

Monmouth allait et venait d'un pas rapide, d'un air embarrassé, jusqu'au bout de la pièce, jusqu'à ce que tout le monde fût assis.

Alors il se tourna vers le groupe et lui adressa la parole:

—Vous avez dû deviner, messieurs, dit-il, que si je vous ai réunis aujourd'hui, c'est pour profiter de votre sagesse collective et me fixer sur le parti que nous avons à prendre. Nous nous sommes avancés d'environ quarante milles dans notre royaume, et nous avons trouvé partout le chaleureux accueil auquel nous nous attendions. Bien près de huit mille hommes suivent nos étendards et un nombre égal ont dû être renvoyés faute d'armes. Nous nous sommes trouvés deux fois en présence de l'ennemi, et le résultat de ces rencontres nous a livré ses mousquets et ses pièces de campagne. Depuis le début jusqu'au dernier moment, il ne s'est rien passé qui n'ait tourné à notre avantage. Nous devons faire en sorte que l'avenir soit aussi heureux que le passé. C'est pour assurer ce succès que je vous ai réunis, et maintenant je vous demande de me donner votre avis sur notre situation, et de me laisser combiner notre plan d'action après que je vous aurai entendus. Il y a parmi vous des hommes d'état, il y a parmi vous des militaires, il y a parmi vous des hommes de piété qui peuvent apercevoir un éclair de lumière alors qu'hommes d'état et militaires sont dans les ténèbres. Donc parlez sans crainte, faites-moi connaître vos pensées.

De mon poste central près de la porte je voyais parfaitement les rangées de figures de chaque côté de la table, les solennels Puritains à la face rasée, les soldats brûlés par le soleil, les courtisans à moustaches et en perruques blanches.

Mes yeux se portèrent surtout sur les traits scorbutiques de Ferguson, sur le profil dur, aquilin de Saxon, sur la face grossière de l'Allemand et sur la figure pointue et pensive du lord de Wark.

—Si aucun autre ne veut exprimer une opinion, s'écria le fanatique docteur, je vais parler moi-même, comme étant inspiré par une voix intérieure. Car n'ai-je pas travaillé pour la cause, ne m'en suis-je pas fait l'esclave, pâtissant, souffrant, bien des choses par le fait de l'audacieux? Par quoi mon esprit a fructifié avec abondance. N'ai-je pas été foulé comme dans un pressoir à vin et jeté au rebut avec des sifflets et du mépris?

—Nous connaissons vos mérites et vos souffrances, docteur, dit le Roi. La question qui nous est soumise est de savoir ce que nous avons à faire.

—Une voix ne s'est-elle pas fait entendre à l'Orient? cria le vieux Whig. Un nom ne s'est-il pas élevé comme celui d'une grande clameur, de grands pleurs pour un Covenant violé et une génération pécheresse. D'où venait ce cri? Quelle était cette voix? N'était-elle pas celle de cet homme, Robert Ferguson, qui s'est dressé contre les grands de la terre et n'a pas voulu se laisser apaiser?

—Oui, oui, docteur, dit Monmouth, avec impatience. Parlez de ce qui nous occupe, ou faites place à un autre.

—Je vais m'expliquer clairement, Majesté. N'avez-vous pas appris qu'Argyle est pris. Et pourquoi est-il pris? Parce qu'il n'a point eu la confiance qu'il devait avoir dans les œuvres du Tout-Puissant, parce qu'il lui a fallu rejeter l'aide des enfants de lumière pour accepter celle des rejetons du Prélatisme, hommes aux jambes nues, à moitié païens, à moitié papistes. S'il avait marché dans la voie du Seigneur, il ne serait point enfermé dans la Prison d'Édimbourg, avec la corde ou la hache en perspective. Que n'a-t-il ceint ses reins, pour marcher droit en avant, avec l'étendard de la lumière, au lieu de s'amuser ici et là, à attendre, ainsi qu'un Didyme au cœur incertain. Et notre sort sera le même ou pire encore, si nous n'avançons pas dans l'intérieur, si nous ne plantons pas nos étendards devant cette ville coupable de Londres, la ville où l'œuvre du Seigneur doit être faite, où l'ivraie doit être séparée du froment, et entassée à part pour être brûlée.

—En somme, vous êtes d'avis que nous nous mettions en marche, demanda Monmouth.

—Que nous marchions en avant, Majesté, et que nous nous préparions à être les instruments de la grâce, que nous nous abstenions de souiller la cause de l'Évangile en portant la livrée du diable, dit-il en lançant un regard féroce à un cavalier au costume brillant qui était assis de l'autre côté de la table, qu'on renonce à jouer aux cartes, à chanter des chansons profanes, et à lancer des jurons, autant de fautes qui sont commises chaque soir par les membres de cette armée, ce qui est un grand scandale envers Dieu et le peuple.

Un murmure d'assentiment et d'approbation s'éleva parmi les Puritains les plus fermes de l'assemblée, quand ils entendirent exprimer cette opinion, pendant que les gens de cour échangeaient des coups d'œil et avançaient les lèvres d'un air moqueur. Monmouth alla et vint deux ou trois fois et demanda un autre avis.

—Vous, Lord Grey, dit-il, vous êtes un soldat et un homme d'expérience; quel est votre avis? Devons-nous faire halte ici ou pousser sur Londres?

—Nous diriger vers l'Est serait aller à notre perte, selon mon humble jugement, répondit Grey, en parlant avec lenteur, et du ton d'un homme qui a longtemps et mûrement réfléchi avant de se prononcer. Jacques Stuart a beaucoup de cavalerie, et nous en sommes entièrement dépourvus. Nous pouvons tenir ferme derrière des haies, dans un pays accidenté, mais quelle chance aurions-nous au milieu de la plaine de Salisbury? Entourés par les dragons, nous serions comme un troupeau de moutons cerné par une bande de loups. En outre, chaque pas que nous faisons dans la direction de Londres nous éloigne du terrain qui nous est favorable, et du pays fertile qui fournit à nos besoins, en même temps que cela raccourcit la distance que Jacques Stuart doit parcourir pour amener ses troupes et ses subsistances. Ainsi donc, à moins que nous ne recevions la nouvelle d'un soulèvement important en notre faveur à Londres, nous ferions mieux de défendre notre terrain et d'attendre une attaque.

—Vous raisonnez avec finesse et justesse, Mylord Grey, dit le Roi. Mais combien de temps attendrons-nous ce soulèvement qui ne se produit jamais, ces appuis toujours promis qui n'arrivent point. Voici sept longs jours que nous sommes en Angleterre et pendant ce temps, pas un des membres de la Chambre des Communes n'est venu à nous, et parmi les Lords il n'y a que Lord Grey qui était lui-même en exil. Pas un baron, pas un comte, et un seul baronnet a pris les armes pour nous. Où sont les homme que Danvers et Wildman m'avaient promis de Londres? Où sont les remuants apprentis de la Cité qui, disait-on, me demandaient instamment? Où sont les insurrections qui devaient s'étendre de Berwick à Portland, à ce qu'on annonçait. Pas un homme n'a bougé, excepté ces bons paysans. J'ai été trompé, attiré dans un piège, poussé dans une trappe par de vils agents qui m'ont entraîné à l'abattoir.

Il allait et venait en se tordant les mains, se mordant les lèvres, le désespoir marqué en grands traits sur sa figure.

Je remarquai que Buyse disait quelques mots à l'oreille de Saxon.

C'était sans doute une allusion à la crise de froid dont il avait parlé.

—Parlez, colonel Buyse, dit le Roi, faisant un violent effort pour maîtriser son émotion. En qualité de soldat, êtes-vous d'accord avec Mylord Grey?

—Interrogez Saxon, Majesté, répondit l'Allemand. Dans une réunion du Conseil, mon opinion, ainsi que je l'ai remarqué, est toujours la même que la sienne.

—Alors nous nous adressons à vous, colonel Saxon, dit Monmouth. Nous avons dans ce conseil un parti en faveur d'une marche en avant, et un autre qui propose de maintenir notre position. Si votre vote devait faire pencher la balance, que décideriez-vous?

Tous les regards se retournèrent vers notre chef, car son attitude martiale et le respect que lui témoignait Buyse, un vétéran, faisaient supposer avec toute probabilité que son avis l'emporterait.

Il resta un instant silencieux, les mains sur sa figure.

—Je vais dire ce que je pense, Majesté, fit-il enfin. Feversham et Churchill marchent vers Salisbury avec trois mille hommes d'infanterie, et ils ont lancé en avant huit cents hommes de la garde bleue et deux ou trois régiments de dragons. Nous serions donc forcés de livrer bataille dans la plaine de Salisbury, comme l'a dit Lord Grey, et notre infanterie, qui a des armes de toutes les sortes, ne serait guère capable de résister à leur caractère. Tout est possible au Seigneur, ainsi que le dit sagement le docteur Ferguson; nous sommes comme des grains de poussière dans le creux de sa main. Toutefois il nous a donné de la cervelle pour que nous soyons en état de choisir le meilleur parti, et si nous omettons d'en faire usage, nous aurons à supporter les suites de notre sottise.

Ferguson eut un rire dédaigneux, et marmotta une prière, mais bon nombre de Puritains hochèrent la tête en signe d'assentiment, reconnaissant que cette façon de voir les choses n'avait rien de déraisonnable.

—D'un autre côté, reprit Saxon, il me semble également impossible que nous restions ici. Les amis qu'a Votre Majesté dans toute l'Angleterre seraient entièrement découragés si l'armée restait immobile, sans frapper un coup. Les paysans retourneraient près de leurs femmes, dans leurs foyers. Un tel exemple est contagieux. J'ai vu une grande armée se fondre comme un glaçon au soleil. Une fois qu'ils seraient partis, il ne serait pas facile de les réunir de nouveau. Pour les retenir, il faut les occuper. Ne jamais les laisser une minute sans rien faire, les exercer, les faire marcher, les faire manœuvrer, les faire travailler, leur prêcher, les faire obéir à Dieu et à leur colonel. Rien de cela n'est possible dans une garnison confortable. Nous ne pouvons espérer de mener à sa fin cette entreprise, tant que nous ne serons pas arrivés à Londres. Ainsi donc, Londres doit être notre but. Mais il y a bien des routes pour y arriver. Sire, vous avez bien des partisans à Bristol et dans les Terres du centre, à ce que j'ai entendu dire. S'il m'est permis de donner un conseil, je dirais: Marchons de ce côté-là. Chaque jour qui passe augmentera le nombre de vos troupes et les rendra meilleures, si l'on s'aperçoit qu'on se remue. Supposez que nous prenions Bristol—et j'ai ouï dire que les ouvrages ne sont pas très forts—cela nous donnerait une très bonne prise sur la navigation, et un centre d'action comme il y en a peu. Si tout va bien pour nous, nous pourrions marcher sur Londres à travers les comtés de Gloucester et de Worcester. En attendant, je serais d'avis qu'une journée de peine et d'humiliation soit imposée pour appeler une bénédiction sur la cause.

Cette allocution, où étaient habilement combinées la sagesse de ce monde et le zèle spirituel, conquit les applaudissements de toute l'assemblée, et surtout du Roi Monmouth, dont l'humeur mélancolique se dissipa comme par enchantement.

—Par ma foi, Colonel, dit-il, ce que vous dites est clair comme le jour. Naturellement, si nous prenons de la force dans l'Ouest et si mon oncle est menacé de perdre des partisans quelque part, il n'aura aucune chance de tenir contre nous. S'il veut nous combattre sur notre propre terrain, il lui faudra dégarnir de troupes le Nord, le Sud et l'Est, chose à laquelle on ne peut songer. Nous pouvons fort bien entreprendre la marche sur Londres par la route de Bristol.

—Je trouve le conseil bon, remarqua Lord Grey, mais je tiendrais à savoir sur quoi se fonde le colonel Saxon, pour dire que Churchill et Feversham sont en route avec trois mille hommes d'infanterie régulière, et plusieurs régiments de dragons.

—Sur les paroles d'un officier des Bleus avec lequel je me suis entretenu à Salisbury, répondit Saxon. Il m'a fait ses confidences, croyant que je faisais partie de la maison du Duc de Beaufort. Quant à la cavalerie, une troupe de celle-ci nous a poursuivis dans la Plaine de Salisbury avec des mâtins. Une autre nous a attaqués à moins de vingt milles d'ici, et a perdu une vingtaine d'hommes et un cornette.

—Nous avons entendu parler de l'affaire dit le Roi. Elle a été bravement menée. Mais si ces gens-là sont aussi près, nous n'avons pas beaucoup de temps pour nos préparatifs.

—Leur infanterie ne peut être ici avant une semaine, dit le Maire, et à ce moment-là nous serions de l'autre côté des murs de Bristol.

—Il y a un point sur lequel on pourrait insister, dit Wade, l'homme de loi. Ainsi que le dit avec grande vérité Votre Majesté, nous avons été cruellement désappointés par ce fait qu'aucuns gentilshommes, et fort peu de membres importants des Communes ne se sont déclarés pour nous. La raison de cela, à mon avis, est que chacun d'eux attend que son voisin se mette en mouvement. S'il nous en venait un ou deux, les autres ne tarderaient pas à les imiter. Comment donc faire pour amener un ou deux Ducs sous nos étendards?

—Voilà la question, Maître Wade, dit Monmouth en hochant la tête d'un air de découragement.

—Je crois que la chose est possible, répondit le légiste whig. De simples proclamations adressées à tout l'ensemble des citoyens n'attraperont pas ces poissons dorés. Ils ne mordront point à l'hameçon s'il n'y a point d'appât. Je recommanderais une sorte de convocation, d'invitation qui serait envoyée à chacun d'eux, et qui les sommerait de se rendre à notre camp, avant une certaine date, sous peine de haute trahison.

—Ainsi parla l'esprit des formes légales, dit le Roi Monmouth en riant. Mais vous avez omis de nous dire comment la dite citation ou sommation serait signifiée à ces mêmes délinquants.

—Le Duc de Beaufort, reprit Wade, sans s'arrêter à l'objection du Roi, est Président de Galles, et comme le sait Votre Majesté, lieutenant de quatre comtés anglais. Son influence s'étend sur tout l'Ouest. Il a deux cents chevaux dans ses écuries à Badminton, et, à ce que j'ai ouï dire, mille hommes s'assoient chaque jour à ses tables. Pourquoi ne ferait-on pas une tentative particulière pour gagner un tel personnage, d'autant mieux que nous nous proposons de marcher dans sa direction?

—Malheureusement Henri, Duc de Beaufort, est déjà en armes contre son souverain, dit Monmouth, d'un air sombre.

—Il l'est, Sire, mais on peut le décider à tourner en votre faveur l'armée qu'il a levée contre vous. Il est protestant. On le dit Whig. Pourquoi ne lui enverrions-nous pas un message? On flatterait son orgueil. On ferait appel à sa religion. On lui ferait des caresses et des menaces. Qui sait? Il peut avoir des griefs personnels que nous ignorons. Il est peut-être mûr pour une pareille démarche.

—Votre conseil est bon, Wade, dit Lord Grey, mais je trouve que Sa Majesté a fait une question bien naturelle. Je crains que votre messager n'en vienne à se balancer au bout d'une corde sur un des chênes de Badminton, si le Duc veut faire parade de son loyalisme envers Jacques Stuart. Où trouver un homme à la fois assez avisé, et assez hardi pour une pareille mission, sans risquer un de nos chefs, dont nous aurions peine à nous passer en un temps pareil?

—C'est vrai, répondit Monmouth, il vaudrait mieux renoncer tout à fait à cette aventure que de la tenter d'une façon maladroite et comme à regret. Beaufort croirait que c'est un complot ayant pour but non point de le gagner, mais de le compromettre. Mais où veut en venir notre géant de la porte, avec ces signes qu'il nous fait?

—S'il plaît à Votre Majesté, demandai-je, m'autorisera-t-elle à parler?

—Nous ne demandons pas mieux que de vous écouter, capitaine, répondit-il d'un ton plein de bienveillance, pour peu que votre intelligence soit proportionnée à votre force, votre opinion doit avoir du poids.

—Alors, Majesté, dis-je, je m'offrirais comme messager propre à me charger de l'affaire. Mon père m'a commandé de n'épargner ni ma vie, ni mes membres en cette querelle, et si l'honorable Conseil pense qu'on peut gagner le Duc, je suis prêt à garantir que le message lui sera remis, si un homme à cheval peut accomplir la chose.

—Je déclare qu'on ne saurait choisir un meilleur héraut, s'écria Saxon. Ce jeune homme a du sang-froid et un cœur à toute épreuve.

—Alors, jeune monsieur, nous agréons votre offre vaillante et loyale, dit Monmouth. Êtes-vous d'accord sur ce point, messieurs?

Un murmure d'assentiment partit de l'assemblée.

—Vous rédigerez la lettre, Wade. Offrez-lui de l'argent, la préséance dans l'ordre des Ducs, la présidence des Galles à perpétuité, ce que vous voudrez, si vous pensez pouvoir le faire hésiter. Si non, le séquestre, l'exil, l'infamie éternelle. Puis, écoutez-moi bien, vous pouvez joindre une copie des documents écrits par Van Brunow, prouvant le mariage de ma mère, ainsi que les attestations des témoins. Tenez tout cela prêt pour demain matin à la pointe du jour, heure où le messager pourra se mettre en route.

—Tout cela sera prêt, Majesté, dit Wade.

—En ce cas, messieurs, reprit le Roi Monmouth, je puis vous renvoyer à vos postes. S'il survient quelque chose de nouveau, je vous réunirai une seconde fois pour mettre à profit votre sagesse. Nous séjournerons ici, avec la permission de Sir Stephen Timewell, jusqu'à ce que les hommes soient reposés et les recrues enrôlées. Alors nous nous mettrons en marche dans la direction de Bristol, et nous verrons quelle sorte de chance nous aurons dans le Nord. Si Beaufort passe de notre côté, tout ira bien. Adieu, mes bons amis, je n'ai pas besoin de vous recommander la diligence et la fidélité.

Le Conseil se leva à ce congé du Roi, et chacun s'inclinant devant-lui sortit à la file du Hall du Château. Plusieurs des membres se groupèrent autour de moi pour me donner des indications au sujet de mon voyage, ou des avis sur la conduite à tenir.

—C'est un homme plein d'orgueil et d'insolence, dit quelqu'un. Parlez-lui humblement. Sans quoi il n'écoutera pas votre message et vous fera chasser de sa présence à coups de fouet.

—Non, non, s'écriait un autre, il est vif, mais il aime un homme qui soit homme. Parlez-lui honnêtement, franchement: il est plus probable qu'il entendra raison.

—Parlez-lui comme le Seigneur vous inspirera de le faire, dit un Puritain. C'est son message que vous portez, autant que celui du Roi.

—Tâchez de l'entraîner à l'écart sous quelque prétexte, dit Buyse, puis hop! en route, avec votre homme en travers de la selle. Tonnerre de grêle, voilà qui serait bien joué.

—Qu'on le laisse tranquille, s'écria Saxon. Le gars a autant de bon sens qu'aucun de vous: il verra bien de quel côté le chat saute. Allons, ami, revenons auprès de nos hommes.

—Vraiment, je suis fâché de vous perdre, dit-il, pendant que nous nous faisions passage à travers la foule des paysans et des soldats sur la pelouse du Château. Votre compagnie vous regrettera vivement. Lockarby devra en commander deux. Si tout va bien, vous devez être de retour dans trois ou quatre jours. Je n'ai pas besoin de vous dire que vous allez à un danger réel. Si le Duc tient à prouver à Jacques qu'il n'entend pas qu'on cherche à le séduire, il ne peut le faire qu'en punissant le messager, et en sa qualité de lieutenant du comté, il a le droit de le faire dans les temps d'agitation politique. C'est un homme dur, si les on-dit sont vrais. D'autre part, si vous avez la chance de réussir, cela peut être le fondement de votre fortune, ainsi que le moyen de sauver Monmouth. Ah! il a besoin d'aide, par le Lord Harry! Jamais je ne vis une cohue comme son armée. Buyse dit qu'ils se sont battus avec entrain à Axminster, mais il est d'accord avec moi pour déclarer que quelques coups de canon et quelques charges de cavalerie les éparpilleront par tout le pays. Avez-vous quelques messages à laisser?

—Non, rien que de rappeler mon affection à ma mère.

—C'est bien. Si vous succombez d'une façon déloyale, je n'oublierai pas Sa Grâce le Duc de Beaufort, et le premier de ses gentilshommes qui tombera entre mes mains sera pendu aussi haut qu'Aman. Et maintenant vous n'avez rien de mieux à faire que de gagner votre chambre, et de dormir aussi bien que possible, car votre nouvelle mission commence demain au chant du coq.


VII—Nouvelles reçues de Havant.

Après avoir donné mes ordres pour que Covenant fût sellé et harnaché le lendemain à la pointe du jour, j'étais rentré dans ma chambre, et je me préparais pour une longue nuit de repos, quand Sir Gervas, qui couchait dans la même pièce, entra en dansant et agitant au-dessus de sa tête un paquet de papiers.

—Trois devinettes, Clarke, cria-t-il. Qu'est-ce que vous désireriez le plus?

—Des lettres de Havant, dis-je vivement.

—Juste! répondit-il en les jetant sur mes genoux. En voilà trois, et pas une qui soit d'une écriture féminine. Je veux être pendu si je comprends ce que vous avez fait de toute votre vie:

Comment un cœur jeune peut-il renoncer
À l'amour de la femme, au vin qui pétille?

«Mais vous êtes si absorbé par vos nouvelles que vous n'avez pas remarqué ma transformation.

—Ah! où donc avez-vous trouvé tout cela? demandai-je, fort étonné.

Il était vêtu d'un costume de nuance prune très délicate avec des boutons et des bordures d'or, que faisaient ressortir des culottes de soie et des souliers à l'espagnole avec des roses sur le cou-de-pied.

—Cela sent plus la Cour que le camp, dit Sir Gervas en se frottant les mains et promenant sur sa personne des regards fort satisfaits. Je suis également ravitaillé en fait de ratafia et d'eau de fleur d'oranger. En plus, j'ai deux perruques, une courte, et une de gala, une livre du tabac à priser impérial qui se vend à l'enseigne de «l'Homme noir», une boîte de poudre à cheveux de De Crépigny, mon manchon en peau de renard et plusieurs autres choses indispensables. Mais je vous gêne dans votre lecture.

—J'en ai vu assez pour être assuré que tout va bien à la maison, répondis-je en jetant un coup d'œil sur la lettre de mon père. Mais comment sont venues toutes ces choses?

—Des cavaliers sont arrivés de Petersfield et les ont apportées. Quant à ma petite caisse, garnie par un bon ami que j'ai à la ville, elle a été expédiée à Bristol, où on suppose que je me trouve présentement, et où je serais en effet si je n'avais eu la bonne fortune de rencontrer votre troupe. La caisse a néanmoins trouvé le moyen d'arriver à l'Hôtellerie de Bruton, et la bonne femme qui la dirige et dont je me suis fait une amie, a su s'arranger pour me la faire parvenir. C'est une règle utile à suivre, Clarke, dans ce pèlerinage terrestre: il faut toujours embrasser l'hôtelière. C'est peut-être peu de close, mais en somme la vie est faite de petites choses. J'ai peu de principes fixes, je le crains, mais il en est deux que je puis me flatter de ne jamais violer. Je suis toujours pourvu d'un tire-bouchon, et jamais je ne manque d'embrasser l'hôtelière.

—D'après ce que j'ai vu de vous, dis-je en riant, je pourrais me porter garant que ces deux devoirs sont toujours accomplis.

—J'ai des lettres moi aussi, dit-il en s'asseyant sur le bord du lit, et parcourant un rouleau de papiers. «Votre Araminte au cœur brisé.» Hum! la donzelle ne doit pas savoir que je suis ruiné. Sans quoi son cœur serait bientôt raccommodé... Qu'est-ce que cela? Un défi pour faire combattre mon coq Julius contre le jeune coq de Lord Dorchester, enjeu cent guinées. Par ma foi, j'ai trop d'occupation à soutenir l'oiseau de Monmouth, pour l'enjeu du championnat... Un autre m'invite à une partie de chasse au cerf à Epping... Diantre, si je n'avais pas gagné au large, je me verrais moi-même aux abois, avec une meute de mâtins d'huissiers aux talons... Une lettre où mon drapier me réclame son dû. Il peut supporter cette perte. Je lui ai réglé plus d'une note bien longue... Une offre de trois mille livres que me fait le petit Dicky Chichester! Non, non, Dicky, pas de cela. Un gentleman ne doit pas vivre aux crochets de ses amis. On n'en est pas moins très reconnaissant... Qu'est-ce maintenant? De Mistress Butterworth. Pas d'argent depuis trois semaines: des garnisaires dans la maison! Non, malédiction, voilà qui est trop fort!

—Qu'y a-t-il? demandai-je en interrompant la lecture de mes propres lettres.

La figure pâle du baronnet avait pris une légère coloration, et il arpentait la pièce d'un air furieux, une lettre froissée à la main.

—C'est une honte abominable, Clarke, s'écria-t-il. Par la corde, elle aura ma montre, qui sort de chez Tompion, à l'enseigne des Trois-Couronnes, dans la Cour de Saint-Paul, et qui a coûté toute neuve cent livres! Cela pourra assurer son existence pendant quelques mois... Pour cela Mortimer aura à se mesurer à l'épée avec moi. J'écrirai le mot de vilain sur lui avec la pointe de ma rapière.

—Je ne vous ai jamais vu en colère jusqu'à ce jour, dis-je.

—Non, répondit-il en riant. Bien des gens m'ont fréquenté pendant des années et me donneraient un certificat d'égalité d'humeur. Mais cela est trop fort. Sir Edward Mortimer est le frère cadet de ma mère, mais il n'est pas mon aîné de beaucoup. Un jeune homme convenable, tiré à quatre épingles, à la voix douce, le voilà tel qu'il fut toujours. En conséquence de quoi, il a réussi dans le monde, et a joint les terres aux terres, selon le langage de l'Écriture. Au temps jadis, je l'ai aidé de ma bourse, mais il n'a pas tardé à devenir plus riche que moi, car il gardait tout ce qu'il gagnait. Moi au contraire, tout ce que je gagnais... Bah! cela s'est dissipé comme la fumée de la pipe que vous allumez en ce moment. Lorsque je m'aperçus qu'il n'y avait plus rien, je reçus de Mortimer un prêt qui était suffisant pour me permettre de me rendre dans la Virginie, ainsi que je le désirais, et de faire emplette d'un cheval et d'un équipement. La chance pouvait tourner de telle sorte, Clarke, que les domaines des Jérôme lui revinssent, s'il m'arrivait un accident. Aussi ne voyait-il aucun inconvénient à ce que je partisse pour le pays des fièvres et des couteaux à scalper. Non, ne hochez pas la tête, mon cher campagnard, vous êtes peu au fait des malices du monde.

—Faites-lui crédit, jusqu'à ce que le pire soit prouvé, dis-je en m'asseyant sur le lit, et fumant, mes lettres étalées devant moi.

—Il est prouvé, le pire, dit Sir Gervas, dont la figure s'assombrit. Comme je l'ai dit, j'ai rendu à Mortimer quelques services, dont il aurait bien dû garder le souvenir, quoique je ne juge pas convenable de les lui rappeler. Cette Mistress Butterworth a été ma nourrice, et ma famille avait l'habitude de pourvoir à son entretien. Je ne pouvais me faire à l'idée que la ruine de ma fortune lui ferait perdre une ou deux pauvres guinées par semaine, sa seule ressource contre la faim. Je demandai donc à Mortimer une seule chose, au nom de notre ancienne amitié, c'était de continuer cette aumône. Je lui promis que si je réussissais, je le rembourserais entièrement. Ce vilain au cœur bas me serra la main avec chaleur et jura de le faire. Combien la nature humaine est chose vile, Clarke! Pour cette misérable somme, lui, un homme riche, il a manqué à son engagement. Il a abandonné cette pauvre femme à la mort par la faim. Mais il me paiera cela. Il me croit sur l'Atlantique. Si je marche sur Londres avec ces braves garçons, je dérangerai l'harmonie de sa pieuse existence jusqu'à ce jour... Je me contenterai des cadrans solaires, et ma montre ira aux mains de la mère Butterworth. Bénis soient ses amples seins! J'ai goûté de bien des liquides, mais je parierais volontiers que le premier de tous était le plus salutaire. Eh bien? Et vos lettres? Vous avez eu des froncements et des sourires comme un jour d'Avril.

—En voici une de mon père, à laquelle ma mère a ajouté un mot, dis-je. La seconde est d'un vieil ami à moi, Zacharie Palmer, le charpentier du village. La troisième est de Salomon Sprent, un marin retiré, pour qui j'ai de l'affection et du respect.

—Voilà un rare trio de porteurs de nouvelles, Clarke. Je voudrais connaître votre père. D'après ce que vous dites, ce doit être un solide bloc de chêne anglais. Je disais, il n'y a qu'un instant, que vous ne connaissiez guère le monde, mais vraiment il peut se faire que dans votre village on voit l'humanité exempte de tout vernis, et qu'ainsi on en vienne à mieux voir le bon côté de la nature humaine. Avec ou sans vernis, le mauvais finit toujours par percer à jour. Or, sans aucun doute, ce charpentier et ce marin se montrent tels qu'ils sont. On peut connaître, pendant toute la durée d'une existence, mes amis de la cour sans jamais pénétrer jusqu'à leur nature réelle, et peut-être aussi se trouverait-on mal récompensé de cette recherche. Peste! voilà que je deviens philosophe, ce qui fut toujours le refuge de l'homme ruiné. Qu'on me donne un tonneau, je le mettrai sur la Piazza de Covent-Garden, et je serai le Diogène de Londres. Je ne demande pas à redevenir riche, Micah! Que dit donc le vieux couplet:

Notre argent ne sera pas notre maître,
Et ne nous traînera pas à Goldsmith Hall.
Ni pirates ni naufrages ne peuvent nous effrayer,
Nous qui ne possédons point de domaines,
Qui ne redoutons ni pillages ni impôts,
Qui n'avons nul besoin de fermer nos portes à clef.
Quand on est à terre, on ne risque plus de tomber.

«Ce dernier vers ferait une jolie devise pour un asile de mendiants.

—Vous allez réveiller Sir Stephen, dis-je pour le mettre sur ses gardes, car il chantait à tue-tête.

—Pas de danger. Lui et ses apprentis s'exerçaient au sabre dans le hall, lorsque je l'ai traversé. C'est un coup d'œil qui en vaut la peine. Le vieux qui bat du pied, qui brandit son arme et crie: Ha! en l'abaissant. Mistress Ruth et l'ami Lockarby sont dans la chambre aux tapisseries. Elle est occupée à filer, et lui à lire à haute voix un de ces divertissants ouvrages qu'elle aurait voulu me voir lire. M'est avis qu'elle a entrepris de le convertir, et cela finira peut-être en ceci: que c'est lui qui la convertira de fille en femme mariée. Ainsi donc vous allez trouver le Duc de Beaufort! Eh bien, je serais charmé de faire le voyage avec vous, mais Saxon ne voudra rien entendre, et je dois m'occuper avant tout de mes mousquetaires. Que Dieu vous ramène sain et sauf! Où sont ma poudre au jasmin et ma boîte à mouches? Lisez-moi vos lettres, s'il y a quelque chose d'intéressant. J'ai cassé le cou à une bouteille, à l'auberge, en compagnie de notre vaillant colonel, et il m'en a dit assez long sur votre intérieur à Havant pour me faire désirer de le mieux connaître.

—C'est un intérieur un peu sérieux, dis-je.

—Non, j'ai l'esprit tourné aux choses sérieuses. Allez-y, quand même il y aurait là toute la philosophie platonicienne.

—Celle-ci est du vénérable charpentier qui a été pendant de longues années mon conseiller et mon ami. Cet homme est religieux sans rien du sectaire, philosophe sans être attaché à un parti, affectueux sans faiblesse.

—Un modèle, vraiment, s'écria Sir Gervas, occupé à manier sa brosse à sourcils.

—Voici ce qu'il dit, repris-je.

Puis, je me mis à lire la lettre même que je vous transcris maintenant:

«Ayant appris par votre père, mon cher garçon, qu'il y avait quelque possibilité de vous faire parvenir une lettre, j'ai écrit celle-ci, que je vous envoie par les soins du digne John Packingham, de Chichester, qui part maintenant pour l'Ouest.

«J'espère que vous êtes sain et sauf, avec l'armée de Monmouth, et que vous y avez obtenu un emploi honorable.

«Je suis certain que vous trouverez parmi vos camarades un certain nombre de sectaires excessifs, ainsi que d'autres qui sont des railleurs et des incroyants.

«Suivez mes conseils, ami, écartez-vous des uns et des autres.

«Car le fanatique est l'homme qui ne s'en tient pas à défendre la liberté de son propre culte, ce qui ne serait que justice, mais veut encore s'imposer à la conscience d'autrui, et par là tombe dans cette même erreur contre laquelle il combat.

«D'autre part, le simple railleur sans cervelle est inférieur à la bête des champs, car il n'en a pas l'instinctif respect de soi-même et l'humble résignation...

—Par ma foi, s'écria le baronnet, le vieux gentleman a un côté de la langue assez rude.

«Prenons la religion par sa base la plus large, car la vérité a plus de largeur que nous ne sommes capables d'en concevoir.

«La présence d'une table prouve l'existence d'un charpentier, et de même la présence de l'univers prouve celle d'un être qui a fait l'univers, quelque soit ce nom qu'on lui donne.

«Jusque là vous avez sous les pieds un sol très ferme, sans qu'il y ait besoin d'inspiration, d'enseignement, ni d'une aide quelconque.

«Dès lors, puisqu'il doit y arriver un auteur de l'univers, jugeons de sa nature par son œuvre.

«Nous ne pouvons observer les gloires du firmament, son étendue infinie, sa beauté, et l'art divin avec lequel il a été pourvu aux besoins de toutes les plantes, de tous les animaux, et ne point voir qu'il est plein de sagesse, d'intelligence et de puissance.

«Nous somme encore ici, vous le reconnaîtrez, sur un terrain solide, sans avoir besoin d'appeler à notre aide autre chose que la pure raison.

«Quand nous sommes parvenus à ce point, demandons-nous pour quelle fin l'univers a été fait et pour quelle fin nous y avons été mis.

«La nature tout entière nous enseigne que ce doit être pour nous perfectionner, pour tendre plus haut, pour croître en vertu véritable, en science, en sagesse.

«La Nature est un prédicateur muet qui se fait entendre les jours de la semaine comme le jour du Sabbat.

«Nous voyons le gland grandir en un chêne, l'œuf produire l'oiseau, la chenille devenir papillon.

«Dès lors, douterons-nous que l'âme humaine, de toutes les choses la plus précieuse, ne soit aussi sur la route qui monte.

«Et comment l'âme peut-elle faire du progrès, sinon en cultivant la vertu et l'empire sur elle-même?

«Peut-il exister une autre voie?

«Il n'en est aucune.

«Ainsi donc nous pouvons dire avec confiance que nous sommes placés ici-bas pour croître en science et en vertu.

«Voilà l'essence intime de la religion, et pour aller jusque-là, il n'est pas besoin de foi.

«Cela est aussi vrai et aussi susceptible de démonstration qu'aucun des exercices d'Euclide que nous avons étudiés ensemble.

«Sur ce terrain commun les hommes ont élevé bien des édifices différents.

«Le Christianisme, la religion de Mahomet, la croyance des Orientaux, toutes ont une même substance.

«Les diversités se trouvent dans les formes et les détails.

«Tenons-nous en à notre foi chrétienne, la doctrine de l'amour, celle qui est si belle, qui a été souvent enseignée, et rarement mise en pratique, mais ne méprisons point nos semblables, car tous nous sommes les branches issues d'une même racine, la vérité.

«L'homme quitte les ténèbres pour la lumière: il y passe quelque temps, puis il retourne dans les ténèbres.

«Micah, mon garçon, les jours passent, pour moi comme pour toi.

«Qu'ils ne se passent point en pure perte!

«Leur nombre est bien petit.

«Que dit Pétrarque?: À celui qui y entre, la vie parait l'infini; à celui qui la quitte, le néant.

«Que chaque jour, chaque heure soient employés à seconder les vues du Créateur, à mettre en œuvre toutes les puissances du bien qui sont en vous.

«Qu'est-ce que la douleur, le travail, le chagrin?

«C'est le nuage qui passe devant le soleil. Ce qui est tout, c'est le résultat de l'œuvre bien faite.

«Il est éternel; il vit et s'accroît de siècle en siècle.

«Ne vous arrêtez pas pour vous reposer.

«Le repos viendra quand sera achevée l'heure du travail.

«Que Dieu vous protège et vous garde!

«Il n'y a pas grand-chose de nouveau.

«La garnison de Portsmouth est partie pour l'Ouest.

«Sir John Lawson, le magistrat, est venu ici et a fait des menaces à votre père et à d'autres, mais il ne peut faire grand-chose faute de preuves.

«L'Église et les Dissenters se prennent à la gorge, comme toujours.

«Vraiment l'austère Loi de Moïse règne plus longtemps que les douces paroles du Christ.

«Adieu, mon cher garçon, recevez les meilleurs souhaits de votre ami à la tête grisonnante.

«ZACHARIE PALMER»

—Corbleu! s'écria Sir Gervas, pendant que je repliais la lettre, j'ai entendu Stillingfleet et Tenison, mais je n'ai jamais écouté un meilleur sermon. Celui-là, c'est un évêque déguisé en charpentier. Mais voyons notre ami le marin. Est-ce un théologien en droit, un docteur en droit canon parmi les loups de mer?

—Salomon Sprent est un personnage tout différent, bien qu'il soit fort bon en son genre, dis-je, mais vous allez juger de lui par sa lettre.

—Maître Clarke.

«La dernière fois que nous fûmes de compagnie, j'ai couru sous les batteries, en service d'enlèvement, pendant que vous restiez au large et attendiez les signaux.

«M'étant arrêté pour me radouber et passer l'examen de ma prise, qui s'est trouvée être en bonne condition pour le gréement et la charpente...

—Que diable veut-il dire? demanda Sir Gervas.

—C'est d'une demoiselle qu'il parle, Phébé Dawson, la sœur du forgeron. Il est resté pendant plus de quarante ans presque sans mettre le pied sur la terre ferme. Aussi s'exprime-t-il en ce jargon maritime, tout en s'imaginant qu'il parle un anglais aussi pur que n'importe qui dans le Hampshire.

—Alors, continuez, dit le baronnet.

«Lui ayant lu les règlements de guerre, je lui ai expliqué les conditions d'après lesquelles nous devions naviguer de conserve dans le voyage de la vie, savoir:

«Premièrement: elle obéira aux signaux sans faire de questions, dès qu'ils seront reçus.

«Deuxièmement: elle gouvernera d'après mon calcul.

«Troisièmement: elle me soutiendra en fidèle navire de conserve, qu'il fasse mauvais temps, ou dans la bataille, ou dans le naufrage.

«Quatrièmement: elle se mettra à l'abri sous mes canons, en cas d'attaque par des bandits, corsaires, ou garde-côtes.

«Cinquièmement: j'aurai à la tenir en bon état, à la mettre en cale sèche de temps en temps, et pourvoir à ce qu'elle soit bien repeinte, approvisionné de parois, d'étamine, ainsi qu'il convient pour un coquet navire d'agrément.

«Sixièmement: je m'interdirai de prendre à la remorque aucun autre bateau, et s'il s'en trouve un qui me soit amarré présentement, je couperai les aussières.

«Septièmement: je devrai la ravitailler chaque jour.

«Huitièmement: si par hasard elle venait à avoir une voie d'eau, ou à se trouver échouée et prisonnière dans un banc de sable, j'aurai à la soutenir, la vider avec la pompe, et la redresser.

«Neuvièmement: arborer le pavillon protestant à la pomme du grand mât pendant la traversée de la vie, et tracer notre route vers le grand port, avec l'espoir de rencontrer un amarrage et un fond propre à jeter l'ancre, pour deux navires de construction anglaise, quand ils seront désarmés pour l'éternité.

«Le huitième coup du quart de midi allait sonner quand ces articles ont été signés et scellés.

«Ensuite, lorsque j'ai piqué sur vous, je n'ai pas seulement aperçu le bout de notre hunier.

«Bientôt après, j'ai appris que vous étiez parti pour servir comme soldat, en compagnie de ce bâtiment efflanqué, dégingandé, aux longs espars, à la mine de corsaire, que j'avais vu quelques jours auparavant dans le village.

«Je trouve que vous ne vous êtes pas trop bien conduit envers moi, en partant sans même me saluer de votre pavillon.

«Mais peut-être que la marée était favorable, et que vous ne pouviez pas attendre.

«Si je n'avais pas été affligé d'un mât de fortune, un de mes espars coupé, j'aurais eu le plus grand plaisir à ceindre mon sabre d'abordage et à sentir encore la poudre à canon.

«Et je le ferais encore, malgré ma patte de bois et le reste, sans mon vaisseau compagnon, qui pourrait se plaindre de la violation du contrat et dès lors s'esquiver.

«Il faut que je suive le feu de sa poupe jusqu'au jour où nous serons légalement unis.

«Adieu, matelot!

«Dans l'action, suivez le conseil d'un vieux marin, gardez la position du vent, et à l'abordage!

«Dites cela à votre amiral le jour de la bataille.

«Dites-le lui tout bas, à l'oreille.

«Dites-lui: gardez la position du vent et allez-y: à l'abordage.

«Dites-lui aussi qu'il frappe vite, qu'il frappe fort, qu'il frappe toujours.

«C'est ainsi que parlait Christophe Minga, et jamais on ne mit à la mer un homme meilleur, bien qu'il ait eu à grimper à travers le tuyau à aussière.

«Bien à vous et à vos ordres.

«SALOMON SPRENT»

Pendant toute la lecture de cette épître, Sir Gervas n'avait fait que rire en dedans, mais la dernière partie nous fit rire aux éclats.

—Qu'il soit à terre ou à bord, il veut absolument que toute bataille soit un combat naval, dit le baronnet. Il aurait fallu que vous eussiez ce sage conseil à proposer dans la réunion convoquée aujourd'hui par Monmouth. Si jamais il vous demande votre avis, répondez-lui: «Gardez la position du vent et montez à l'abordage!»

—Il faut que je dorme, dis-je en posant ma pipe. Je dois me mettre en route dès la pointe du jour.

—Non, je vous en prie, mettez le comble à votre bonté en me permettant d'entrevoir votre respectable père, la Tête-Ronde.

—Il n'y a que quelques lignes, répondis-je. Il a toujours été bref dans son langage, mais puisqu'elles vous intéressent, je vais vous le lire:

«Je vous envoie la présente, mon cher fils, par un homme pieux, pour vous dire que j'espère que vous vous comportez ainsi qu'il vous convient.

«Dans toutes les difficultés et tous les dangers, ne comptez pas sur vous, mais invoquez l'aide d'en haut.

«Si vous exercez un commandement, enseignez à vos hommes à chanter des psaumes au moment où ils se rangent en bataille, selon la bonne vieille coutume.

«Dans l'action, usez de la pointe plutôt que du tranchant.

«Un coup d'estoc doit parer un coup de taille.

«Votre mère et les autres vous envoient leur affection.

«Sir John Lawson a tourné autour d'ici comme un loup affamé, mais il n'a pu trouver aucune preuve contre moi.

«John Marchbank, de Bedhampton, a été jeté en prison.

«Véritablement l'Antéchrist règne sur le pays, mais le royaume de la lumière est proche.

«Frappez avec entrain pour la vérité et la conscience.

«Votre père affectueux,

«JOSEPH CLARKE»

«Post-scriptum (de ma mère): J'espère que vous vous rappelez ce que je vous ai dit au sujet de vos caleçons et aussi des larges collets de toile, que vous trouverez dans le sac.

«Il n'y a guère plus d'une semaine que vous êtes parti, et pourtant cela paraît une année.

«Quand vous aurez froid ou que vous serez mouillé, prenez dix gouttes de l'élixir de Daffy dans un petit verre d'eau de vie.

«Si les pieds vous cuisent, frottez le dedans de vos bottes avec du suif.

«Rappelez-moi à Maître Saxon, et à Maître Lockarby, s'il est avec vous.

«Son père a été dans une rage folle par suite de son départ, car il avait à brasser une grande quantité de bière et personne pour surveiller la cuve à fermentation.

«Ruth a fait cuire un gâteau, mais le four lui a joué un mauvais tour, et le dedans est resté en pâte molle.

«Un millier de baisers, cher cœur, de la part de votre tendre mère.

«M. C.»

—Un couple de gens sensés, dit Sir Gervas qui, après avoir achevé sa toilette, s'était mis au lit. Maintenant je commence à comprendre comment vous êtes fabriqué, Clarke. Je vois les fils dont on s'est servi pour vous tisser. Votre père veille à vos besoins spirituels; votre mère se préoccupe des besoins matériels. Mais je crois que le prêche du vieux charpentier est plus à votre goût. Vous êtes un infâme latitudinaire, mon homme. Sir Stephen crierait haro sur vous et Josué Pettigrue vous renierait. Bon! éteignons la lumière, car nous devons tous les deux être en mouvement au chant du coq. Voilà notre religion pour le moment.

—Celle des premiers Chrétiens, suggérai-je.

Sur quoi on rit tous les deux.

Puis, on s'endormit.


VIII—Le piège tendu sur la route de Weston.

Aussitôt après le lever du soleil, je fus réveillé par un des domestiques du Maire qui me prévint que l'honorable Maître Wade m'attendait en bas.

M'étant levé et habillé, je le trouvai assis à la table du salon, avec des papiers, une boîte de pains à cacheter, et occupé à sceller la missive que je devais porter.

C'était un homme de petite taille, vieilli, à la figure blême, se tenant très droit, brusque dans son langage, et dont la tournure faisait songer à un soldat plutôt qu'à un homme de loi.

—Voilà, dit-il en appuyant le cachet sur la cire qui couvrait le nœud du cordon. Je vois que votre cheval vous attend tout sellé, dehors. Vous ferez bien de passer par Nether le Bas, et le Canal de Bristol, car nous avons appris que la cavalerie ennemie garde les routes jusqu'au delà de Wells. Voici votre paquet.

Je m'inclinai et plaçai le pli dans l'intérieur de ma tunique.

—C'est un ordre écrit, ainsi qu'il a été proposé dans le conseil. Le Duc répondra peut-être par écrit, peut-être de vive voix. Dans les deux cas, conservez bien sa réponse. Le paquet contient aussi les dépositions du clergyman de la Haye, et celles des deux témoins présents au mariage de Charles d'Angleterre avec Lucy Walters, la mère de Sa Majesté. Votre mission est d'une importance telle que le succès de notre entreprise peut en dépendre entièrement. Faites en sorte de remettre le papier à Beaufort en personne. Sans quoi il n'aurait peut-être aucune valeur devant un tribunal.

Je promis de le faire, si la chose était possible.

—Je vous engagerais aussi, reprit-il, à emporter le sabre et le pistolet pour vous prémunir contre les dangers de la route, mais à laisser ici casque et cuirasse, qui vous donneraient une tournure trop guerrière pour un paisible messager.

—J'avais déjà pris ce parti, dis-je.

—Il n'y a plus rien à ajouter, capitaine, dit l'homme de loi, en me tendant la main. Puisse la bonne fortune vous accompagner! Ayez la langue muette et l'oreille au guet. Veillez attentivement sur tout ce qui se passera. Examinez bien quelles gens auront l'air sombre ou l'air content. Il peut se faire que le Duc soit à Bristol, mais il est préférable que vous alliez à sa résidence de Badminton. Notre mot de passe est aujourd'hui Tewkesbury.

Après avoir remercié mon instructeur de ses conseils, je sortis et montai sur Covenant, qui piétinait le sol et rongeait son frein, tout joyeux de son nouveau voyage.

Fort peu de citadins étaient dehors, mais plus d'une tête coiffée du bonnet de nuit me regarda avec étonnement par la fenêtre.

Je pris la précaution de faire marcher Covenant avec le moins de bruit possible, jusqu'à ce que nous fussions à une bonne distance de la maison, car je n'avais pas dit un mot à Ruben du voyage que je projetais.

J'étais convaincu que s'il était mis au fait, ni la discipline, ni même les chaînes toutes neuves de son amour ne sauraient l'empêcher de partir avec moi.

Malgré mon attention, les fers de Covenant rendaient un son clair sur les galets, mais en me retournant, je vis que les stores restaient abaissés à la chambre de mon fidèle ami, et que tout paraissait tranquille dans la maison.

Aussi j'agitai ma bride et partis à un trot rapide, par les rues silencieuses, encore jonchées des fleurs fanées, encore égayées de rubans.

À la porte du nord était de garde une demi-compagnie, qui me laissa franchir la muraille, sitôt que j'eus prononcé le mot de passe.

Aussitôt que je fus hors des anciens murs, je me trouvai en pleine campagne, orienté vers le nord, et la route libre devant moi.

C'était une matinée superbe.

Le soleil se levait au-dessus de ses collines lointaines.

Ciel et terre prenaient des teintes de rouille et d'or.

Les arbres des vergers, qui bordaient la route, étaient peuplés d'innombrables oiseaux qui babillaient, chantaient, remplissaient l'air de leur ramage aigu.

Il y avait dans chaque souffle quelque chose qui vous rendait plus léger, plus joyeux.

Le bétail roux du Somerset avec ses yeux curieux se rangeait le long des haies, projetant de grandes ombres sur les champs, et me regardait au passage.

Des chevaux de ferme posaient la tête par-dessus les portes à claire-voie et hennissaient comme pour saluer leur frère à la robe lustrée.

Un grand troupeau de moutons à toison de neige descendit vers nous sur la pente d'une hauteur et se mit à sauter et gambader au soleil.

Tout n'était que vie innocente, depuis l'alouette qui chantait dans les airs jusqu'à la menue musaraigne qui courait par le blé mûrissant, jusqu'au martinet qui partait au bruit de mon approche.

Partout, la vie, dans son innocence.

Que devons-nous penser, mes chers enfants, quand nous voyons les bêtes des champs pleines de bienveillance, de vertu, et de gratitude.

Où est-elle cette supériorité dont, nous parlons!

Sur le terrain dominant qui montait au Nord, je me retournai pour contempler la ville endormie, avec cette large bordure de tentes et de chariots, qui faisait bien voir combien sa population s'était accrue subitement.

L'étendard royal flottait encore au clocher de Sainte-Madeleine, pendant que le beau clocher symétrique de Saint-Jacques portait bien haut le drapeau bleu de Monmouth.

Pendant que je les contemplais, le vif et pétulant roulement d'un tambour se fit entendre dans l'air matinal, en même temps que le chant clair et vibrant des trompettes, tirant les troupes de leur sommeil.

Au loin, et des deux côtés de la ville se déployait une magnifique perspective sur les collines du comté de Somerset, formant des ondulations jusqu'à la mer lointaine, peuplée de villes, de hameaux, de châteaux à tourelles, de clochers, avec des combes boisées, des étendues de terres à blé, un spectacle aussi beau que l'œil pouvait le souhaiter.

Quand j'eus fait faire demi-tour à mon cheval pour reprendre ma route, je sentis, mes chers enfants, qu'un tel pays méritait qu'on se battit pour lui et que la vie d'un homme était bien peu de chose, du moment qu'il pouvait contribuer, pour si peu que ce fût, à lui assurer la liberté et le bonheur.

Dans un petit village de l'autre côté de la hauteur, je rencontrai un poste de cavalerie dont le chef m'accompagna quelque temps à cheval et me mit sur la route de Stowey le Bas.

Mes yeux de natif du Hampshire furent étonnés en remarquant la couleur rouge uniforme du sol de cette région qui est bien différente du calcaire et du gravier de Havant.

Les vaches sont également rousses, en majorité.

Les cottages ne sont point bâtis en briques ni en bois, mais d'une sorte de pisé qu'on nomme cob et qui garde sa solidité et son état lisse tant qu'il n'a pas été mouillé.

En conséquence, on protège les murs contre la pluie au moyen de toits de chaume qui s'avancent beaucoup.

Il y a à peine un clocher dans toute cette région, chose encore qui parait étrange aux habitants des autres parties de l'Angleterre.

Toutes les églises ont une tour carrée, avec des clochetons aux angles.

Les tours sont presque toujours très larges et contiennent de très beaux carillons.

La route, que je devais suivre, longeait la base des belles collines de Quantock, où des combes aux denses forêts sont éparses parmi des dunes vastes, couvertes de bruyères et d'un épais tapis de fougères et de myrtilles.

De chaque côté du chemin descendaient des ravins tortueux bordés d'ajonc jaune, qui jaillissait de l'épaisse couche de terre rouge comme une flamme sortant de cendres chaudes.

Des ruisseaux d'une eau colorée par la tourbe descendaient à grand bruit de ces vallons et passaient par-dessus la route.

Covenant y enfonçait jusqu'aux pâturons et avait des mouvement de surprise, en voyant des truites au large dos passer comme des flèches entre ses pieds de devant.

Je voyageai pendant tout un jour à travers ce beau pays, où je fis peu de rencontres, car je me tenais à distance des grandes routes.

Quelques pâtres et fermiers, un clergyman aux longues jambes, un colporteur avec sa mule, un cavalier portant une grande sacoche et qui me fit l'effet d'un acheteur de chevelures, voilà tout ce que je peux me rappeler.

Une cruche noire d'une demi pinte d'ale et un croûton de pain dans une auberge voisine de la route, tel fut mon seul repas.

Près de Combwich, Covenant perdit un fer et j'eus à perdre deux heures dans la ville, avant de trouver une forge et de pouvoir faire remédier à l'accident.

Ce fut seulement dans la soirée que j'arrivai enfin sur les bords du Canal de Bristol, à un endroit nommé les Shurton Bars, où les flots vaseux du Parret se déversent dans la mer.

En cet endroit, le canal est si large, que l'on distingue à peine les montagnes galloises.

Le rivage est plat, noir, bourbeux, piqué çà et là de taches blanches qui sont des oiseaux de mer, mais plus loin, vers l'est, surgit une ligne de collines fort sauvages, fort escarpées, qui en certains endroits se dressent en murailles à pic.

Ces falaises se dirigent vers la mer, et les intervalles, que laissent leurs entailles, forment un grand nombre de petits ports, de baies à sec pendant la moitié de la journée, mais capables de porter un bateau de belle taille, dès que le flux est à la moitié.

La route suivait ces crêtes nues et rocheuses, qu'habite une population clairsemée de pêcheurs et de pâtres farouches.

Ils venaient sur le seuil de leurs cabanes en entendant résonner les fers de mon cheval, et me lançaient au passage quelqu'une des grosses plaisanteries qui ont cours dans l'Ouest.

À mesure que la nuit approchait, le pays se faisait plus triste et plus désert.

À de rares intervalles clignotait une lumière lointaine venant d'un cottage solitaire au flanc des collines.

C'était le seul indice de la présence de l'homme.

Le rude sentier se rapprochait de la mer, mais malgré son élévation, les embruns produits par les brisants le franchissaient.

J'avais les lèvres saupoudrées de sel.

L'air était plein du grondement rauque de la houle, du sifflement grêle des courlis, qui m'effleuraient de leur vol, pareils à des créatures de l'autre monde, blanches, vagues, à la voix mélancolique.

Le vent soufflait par bouffées courtes, brusques, irritées, venant de l'Ouest.

Bien loin, sur les eaux noires, s'apercevait un point lumineux, unique, montant, descendant, oscillant, puis disparaissant à la vue, ce qui indiquait la violence de la tempête qui avait éclaté sur le canal.

Pendant que je chevauchais par le crépuscule à travers ce paysage étrange et sombre, mon esprit se tourna naturellement vers le passé.

Je songeai à mon père, à ma mère, au vieux charpentier, à Salomon Sprent.

Puis, mes pensées se reportèrent sur Decimus Saxon, dont le caractère aux faces multiples offrait autant de sujets d'admiration et de sujets d'horreur.

L'aimais-je, ne l'aimais-je pas?

C'était plus que je ne pouvais dire.

Après lui, je me rappelai mon fidèle Ruben, et son idylle amoureuse avec la jolie Puritaine, pour songer ensuite à Sir Gervas et au naufrage de sa fortune.

De là mon esprit se reporta à l'état de l'armée, et à l'avenir de la rébellion, ce qui me ramena à ma mission présente, à ses périls et à ses difficultés.

Après avoir retourné en mon esprit toutes ces choses, je commençais à m'assoupir sur le dos de mon cheval.

Je succombais à la fatigue du voyage et à l'endormante cantilène des vagues.

Je venais justement de commencer un rêve où je voyais Ruben Lockarby couronné Roi d'Angleterre par Mistress Ruth Timewell, pendant que Decimus Saxon se préparait à décharger sur lui son pistolet bourré d'un flacon de l'élixir de Daffy, lorsque tout à coup, sans avertissement, je fus violemment jeté à bas de mon cheval, et me trouvai étendu à moitié évanoui, sur le sentier pierreux.

J'étais si étourdi, si ébranlé par cette chute inattendue, que je restai quelques minutes incapable de comprendre où j'étais et ce qui m'était arrivé, bien que j'entrevisse vaguement des gens qui se penchaient sur moi et que des rires rauques retentissent à mes oreilles.

Lorsqu'enfin je fis un effort pour me remettre debout, je m'aperçus qu'un tour de corde avait été passé autour de mes bras et de mes jambes, de façon à les rendre immobiles. D'un violent effort, je parvins à dégager une main et la lançai à la face d'un des hommes qui me maintenaient, mais aussitôt toute la bande, au moins une douzaine, se jeta sur moi.

Les uns me donnaient des coups de poing ou de pied.

D'autres serraient une autre corde sur mes coudes et la nouaient si adroitement que j'étais tout à fait impuissant.

M'apercevant que dans mon état de faiblesse et d'étourdissement, tous mes efforts seraient vains, je restai étendu dans un silence grognon, mais l'œil au guet, sans prendre garde aux nouvelles bourrades qui fondaient sur moi.

Il faisait si noir qu'il me fut impossible de voir les figures de mes agresseurs, ni de faire la moindre supposition sur ce qu'ils pouvaient être, ou sur la façon dont ils m'avaient fait tomber de ma selle.

Le bruit que faisait un cheval en rongeant son frein et piétinant tout près de là, m'apprit que Covenant était prisonnier, aussi bien que son maître.

—Pete le Hollandais en a reçu autant qu'il peut en porter, dit une voix rude et rauque. Il gît sur la route aussi inerte qu'un congre.

—Ah! Pauvre Pete! dit à demi-voix un autre. Il ne touchera plus à une carte; il ne videra plus son verre de cognac.

—Pour ça, vous mentez, mon bon ami, dit l'homme frappé, d'une voix faible et chevrotante, et je vous prouverai que vous mentez, si vous avez un flacon dans votre poche.

—Quand même Pete serait mort et enterré, dit celui qui avait parlé le premier, il suffirait du mot d'eau-de-vie pour le faire revenir. Donnez-lui une gorgée de votre bouteille, Dicon.

On entendit dans l'obscurité un bruit de glouglou et d'aspiration, suivi d'une forte inspiration du buveur.

Gott sei gelobt! (Dieu soit loué) s'écria-t-il d'une voix plus forte. J'ai vu plus d'étoiles qu'il n'en a été fait. Si ma kopf (tête) n'avait pas été bien cerclée, il l'aurait démolie comme un baril mal lié. Il a un coup de poing qui vaut une ruade de cheval.

Comme il parlait, le rebord de la lune se montra par-dessus un escarpement et jeta un flot de froide et claire lumière sur la scène.

Levant les yeux, je vis qu'une grosse corde avait été tendue en travers de la route, d'un tronc d'arbre à un autre, à une hauteur d'environ huit pieds au-dessus du sol.

Je n'aurais pu m'en apercevoir dans les ténèbres, lors même que j'eusse été tout à fait éveillé, mais comme elle me rencontra au niveau de la poitrine, pendant que Covenant passait par-dessous au trot, elle m'arrêta brusquement et me jeta à terre avec une grande violence.

Soit par l'effet de la chute, soit par celui des coups reçus, j'avais des coupures profondes, en sorte que je sentais le sang couler en nappe chaude sur mon oreille et mon cou.

Néanmoins je ne fis aucune tentative pour remuer.

J'attendis en silence pour voir qui étaient les gens aux mains desquels j'étais tombé.

Je ne craignais qu'une chose, qu'on m'enlevât mes lettres et que ma mission n'eût plus de but.

À la seule pensée d'être désarmé sans combattre et de perdre les papiers qui m'avaient été confiés, et cela la première fois que l'on me chargeait d'une tâche pareille, le sang me monta tout bouillant à la figure, tant j'étais honteux.

La bande, qui m'avait capturé, se composait de gaillards aux barbes incultes, coiffés de bonnets de fourrure, vêtus de jaquettes de futaine, avec des ceintures de buffle auxquelles étaient suspendus des épées courtes et droites.

Leurs figures hâlées, tannées par le soleil, et leurs grandes bottes montraient que c'étaient des pêcheurs ou des marins, et on eût pu, d'ailleurs, le deviner à leur rude langage maritime.

Deux d'entre eux se tenaient à genoux de chaque côté de moi avec leurs mains sur mes bras.

Un troisième était debout en arrière tenant un pistolet armé, pendant que les autres, au nombre de sept ou huit, aidaient à se remettre sur pied l'homme que j'avais frappé, et qui saignait abondamment par une entaille au-dessus de l'œil.

—Emmenez le cheval chez le père Microft, dit un homme trapu, à barbe noire, qui paraissait être leur chef. Ça n'est pas une rosse louée pour un dragon, mais une belle bête, dans toute sa force, qui se vendra au moins soixante pièces. Avec votre part, Pete, vous aurez de quoi acheter onguent et emplâtres pour votre blessure.

—Ha! chien! cria le Hollandais en me montrant le poing, vous voudriez bien tomber sur Peter, n'est-ce pas? Vous voudriez bien saigner Peter, n'est-ce pas? Mille diables, mon homme, si vous et moi, nous étions ensemble sur la cime de la montagne, on verrait bien lequel est le plus fort.

—Embrayez votre machine à bavarder, Pete, grogna un de ses camarades. Ce gaillard-là est, bien sûr, un membre de Satan, et il exerce une profession qu'un gredin à l'âme basse, rampante, un coquin de vile naissance est seul capable d'embrasser. Et pourtant, je vous le garantis, rien qu'à le voir, il vous trousserait comme un coq de bruyère, s'il posait sur vous ses grandes mains. Et vous crieriez au secours, comme vous l'avez fait à la dernière Saint-Martin, quand vous avez pris la femme de Dick le tonnelier, pour un employé de l'excise.

—Me trousser, n'est-ce pas? Mort et enfer! cria l'autre que sa blessure et l'eau-de-vie avaient mis dans une rage folle, nous allons voir, attrape-ça, frai du diable, attrape-ça.

Et courant à moi, il me donna des coups de pieds de toute sa force, avec ses lourdes bottes de marin.

Quelques-uns de la bande riaient, mais l'homme, qui avait parlé le premier, donna au Hollandais une poussée qui le fit tourner sur lui-même.

—Pas de ça! dit-il d'un ton rude. Sur le sol anglais, on se bat loyalement à l'anglaise. Pas de vos mauvais coups du continent. Ce n'est pas moi qui resterai là à voir donner des coups de pied à un Anglais, par le fils d'une fille de joie d'Amsterdam, un individu au ventre en tonneau, au lécheur de schnaps, au cœur de poulet. Qu'on le pende, si cela plaît au patron! Tout ça se passera à bord, à découvert, mais, par le tonnerre, c'est une bataille que vous allez avoir, si vous touchez encore à cet homme-là.

—Tout doux, Dicon, dit leur chef, d'une voix conciliante, nous savons tous que Pete n'est pas de taille à se battre, mais il est le meilleur tonnelier de la côte. Eh! Pete! Il n'a pas son pareil pour faire une douve, pour cercler, pour assembler. Qu'on lui donne une planche, et il en aura fait un baril, pendant le temps qu'un autre se demandera comment il faut faire.

—Ah! vous vous rappelez cela, Capitaine Murgatroyd, dit le Hollandais d'un ton maussade, mais vous me regardez assommer, battre, et narguer, et injurier, et qu'est-ce qu'on fait pour moi? Je vous le jure, quand la Maria retournera au Texel, je me remettrai à mon ancien métier, je vous en réponds, et je ne remettrai plus le pied sur son bord.

—Pas de danger! répondit le Capitaine, en riant. Tant que la Maria ramassera ses cinq mille pièces d'or et sera capable de montrer ses talons à n'importe quel cotre de la côte, on n'a pas à craindre que cet avaricieux de Pete perde sa part de gain. Comment l'ami, si cela continue, vous serez assez riche dans un an ou deux pour monter une baraque à votre compte, avec une pelouse bien tondue par-devant, des arbres taillés en forme de paons, des fleurs formant un dessin, un canal près de la porte, et une grande ménagère, pleine d'entrain, tout comme si vous étiez un bourgmestre! Il s'est fait plus d'une fortune, grâce aux malines et au cognac.

—Oui, et grâce aux malines et au cognac, il y a eu plus d'une tête cassée, grogna mon ennemi. Tonnerre! Il y a autre chose à envisager que les baraques et les plates-bandes. Il y a les côtes qui donnent des coups de vent, et les tempêtes du Nord-Ouest, et la police, et les espions.

—Et c'est justement par là que le marin adroit l'emporte sur le pêcheur de harengs, ou sur le caboteur aux allures timides, qui se donne tant de mal d'un Noël à l'autre, qui risque tous les dangers et n'a pas de ces petits profits. Mais assez causé! En route avec le prisonnier, et qu'on le mette en sûreté avec les entraves aux pieds!

Je fus remis debout, et tantôt porté, tantôt traîné au milieu de la bande.

Mon cheval avait déjà été emmené dans la direction opposée.

Notre trajet s'écartait de la route, pour descendre par un ravin très rocheux, très accidenté qui allait en pente vers la mer.

Il semblait qu'il n'y eût pas trace de sentier.

Je ne pouvais que marcher d'un pas incertain en me butant aux pierres et aux buissons, du mieux que je pouvais, enchaîné et impuissant comme je l'étais.

Mais le sang s'était séché sur mes blessures, et la fraîche brise de la mer, qui se jouait sur mon front, me rendit des forces, ce qui me permit de me faire une idée plus claire de ma situation.

D'après leurs propos, il était évident que ces hommes étaient des contrebandiers.

Dès lors, ils ne devaient pas éprouver une sympathie bien vive pour le gouvernement, ni souhaiter de soutenir le Roi Jacques en quoi que ce fût.

Il était probable, au contraire, qu'ils étaient portés vers Monmouth.

En effet, n'avais-je pas vu, la veille un régiment entier d'infanterie de son armée, lequel avait été levé parmi les gens de la côte.

D'autre part, il se pouvait que leur avidité l'emportât sur leur loyalisme et les décidât à me remettre à la justice, par l'espoir d'une récompense.

Tout bien considéré, il valait mieux, à mon avis, ne rien dire de ma mission et tenir cachés mes papiers aussi longtemps que possible.

Mais je ne pus m'empêcher de me demander, pendant qu'on m'entraînait, quel motif avait poussé ces gens-là à m'attendre dans une embuscade, ainsi qu'ils l'avaient fait.

La route que j'avais suivie était fort écartée, et pourtant bon nombre des voyageurs qui se rendaient de l'Ouest à Bristol, par Weston, devaient la prendre.

La bande ne pouvait pas être occupée sans cesse à la garder.

Dès lors pourquoi avait-elle tendu ce piège, cette nuit-là?

Les contrebandiers, gens sans crainte de la loi, gens décidés à tout, ne s'abaissaient point, généralement, au rôle de voleurs allant à pied, de brigands.

Tant qu'on ne se mêlait pas de leurs affaires, il était rare qu'ils fussent les premiers à causer du désordre.

Donc, pourquoi m'avaient-ils guetté, moi qui ne leur avais jamais causé aucun tort?

Pouvait-il se faire que je leur eusse été dénoncé?

Je continuais à tourner et retourner ces questions en mon esprit, quand tout ce monde s'arrêta.

Le capitaine lança un coup de sifflet perçant, au moyen d'un sifflet qu'il portait suspendu au cou.

L'endroit où nous nous trouvions était le plus sombre et le plus accidenté de toute cette gorge sauvage.

Des deux côtés se dressaient de grands escarpements qui se rapprochaient au-dessus de nos têtes en une voûte dont les bords étaient frangés de bruyères et d'ajoncs, en sorte que le ciel noir et les étoiles scintillantes étaient presque cachés.

De gros rochers noirs apparaissaient vaguement dans la lumière indécise, et devant nous un haut fouillis de quelque chose qui ressemblait à des broussailles nous barrait le chemin.

Mais sur un second coup de sifflet, on aperçut à travers les branches un point lumineux, et toute la masse s'écarta d'un côté comme si elle avait tourné sur un pivot.

De l'autre côté se voyait un couloir sombre et tortueux, ouvert dans le flanc de la colline.

Nous descendîmes par là en nous baissant, car la voûte de rochers n'était pas très haute.

De chaque côté résonnait le bruit cadencé de la mer.

Après avoir franchi l'entrée, qui avait dû être pratiquée à grand renfort de travail à travers le roc massif, nous pénétrâmes dans un souterrain élevé et spacieux, éclairé à un bout par un feu et par plusieurs torches.

À en juger par leur lueur jaune et fumeuse, je pus voir que le toit était au moins à cinquante pieds au-dessus de nous, et que de tous côtés en pendaient des cristaux calcaires qui scintillaient de l'éclat le plus vif.

Le sol du souterrain était composé d'un sable fin, aussi doux, aussi velouté qu'un tapis de Wilton, et formant une pente douce.

Cela prouvait que l'ouverture du souterrain devait donner sur la mer; supposition confirmée par le bruit sourd et l'éclaboussement des vagues, par la fraîcheur et le goût salin de l'air qui remplissait toute la grotte.

Mais je ne vis pas l'eau, car un brusque changement de direction déroba l'issue à mes regards.

Dans cet espace libre, au sein des rochers, qui pouvait avoir soixante pas de long et trente de large, étaient entassés de grandes piles de barils, de tonneaux, de caisses, des mousquets.

Des coutelas, des bâtons, des triques, et de la paille étaient épars sur le sol.

À une extrémité flambait joyeusement un feu de bois, qui projetait des ombres bizarres sur les parois et se reflétait en milliers d'étincelles pareilles à des diamants, sur les cristaux de la voûte.

La fumée sortait par une grande fissure parmi les rochers.

Sept ou huit autres membres de la bande, les uns assis sur des caisses, les autres étendus sur le sable autour du feu, se levèrent promptement et allèrent au-devant de nous à notre entrée.

—L'avez-vous pris? crièrent-ils. Est-ce qu'il est vraiment venu? Était-il accompagné?

—Le voici, et il est seul, répondit le capitaine. Notre câble l'a descendu de cheval aussi proprement qu'une mouette est prise au filet par un grimpeur de falaises. Qu'avez-vous fait en notre absence, Silas?

—Nous avons préparé les ballots pour le transport, répondit l'homme interpellé, un marin solide, hâlé, d'âge moyen. La soie et la dentelle sont emballées dans ces caisses carrées couvertes de toile à sac. J'ai marqué l'une du mot: traîne, et l'autre, jute; il y a un millier de malines, et un cent de brillant. Cela se fera contrepoids sur le dos d'une mule. L'eau-de-vie, le schnaps, le seniedam, l'eau d'or de Hambourg, tout est rangé en bon ordre. Le tabac est dans les caisses plates là-bas du côté du Trou Noir. Voilà une besogne qui nous a donné bien du mal, mais enfin ça a pris la tournure d'un arrimage. Le lougre flotte comme un plat à passoire, et il a tout juste assez de lest pour se tenir droit pour une brise de cinq nœuds.

—A-t-on aperçu quelque indice de la Fairy-Queen (Reine des fées)?

—Aucun. Le grand John est là-bas, au bord de l'eau, à guetter ses feux. Ce vent-ci devrait l'amener, si elle avait doublé la Pointe de la Combe Martin. On a vu une voile à environ dix milles à l'Est-Nord-Est vers le coucher du soleil. Il se peut que ce soit un schooner de Bristol. Il se peut aussi que ce soit un navire du roi, un bateau-mouche.

—Un bateau escargot, dit le Capitaine Murgatroyd, d'un air narquois. Nous ne pouvons pas pendre l'homme de l'Excise, avant que Venables amène la Fairy-Queen, car, après tout, c'est un homme de son équipage qui a écopé. Qu'il fasse lui-même sa sale besogne!

—Mille éclairs! cria le coquin de Hollandais. Ne serait-ce pas une galante façon d'accueillir le capitaine Venables que d'envoyer le gabelou par le Trou Noir avant son arrivée? Il peut bien avoir quelque autre besogne à faire pour nous un autre jour.

—Hein! l'ami, est-ce vous ou moi qui commande ici? dit le chef, d'une voix irritée. Qu'on amène le prisonnier devant ce feu! Maintenant entendez bien, chien de requin de terre, vous êtes aussi sûr de mourir que si vous étiez déjà allongé dans la bière, avec les cierges allumés. Regardez par ici.

À ces mots il prit une torche, et à sa rouge lumière, montra une large fente qui traversait le sol, à l'autre bout du souterrain.

—Vous pourrez juger de la profondeur du Trou-Noir, dit-il en prenant un baril vide, et le lançant dans le gouffre béant.

Nous écoutâmes en silence pendant dix secondes avant qu'un bruit lointain et sourd d'un objet qui se brise nous apprit qu'il était arrivé au fond.

—Ça le portera jusqu'à mi-chemin de l'enfer, avant que le souffle l'abandonne, dit l'un d'eux.

—C'est une mort plus douce que sur la potence de Devizes, dit un autre.

—Non, il faut qu'il aille d'abord à la potence, cria un troisième. C'est seulement son enterrement que nous arrangeons.

—Il n'a pas ouvert la bouche depuis, le moment où nous l'avons pris, dit l'homme qu'on nommait Dicon. Il est donc muet? Retrouvez votre langue, mon beau gaillard et apprenez-nous comment vous vous appelez. Il aurait mieux valu pour vous être muet de naissance, car vous n'auriez pu prêter un serment qui a causé la mort de notre camarade.

—J'attendais qu'on m'interrogeât poliment après tous ces braillements et ces injures, dis-je. Mon nom est Micah Clarke. Maintenant, veuillez me dire qui vous pouvez être, et de quel droit vous arrêtez les voyageurs paisibles sur la route publique.

—Notre droit, le voici, répondit Murgatroyd en mettant la main sur la poignée de son coutelas. Quant à ce que nous sommes, vous le savez de reste. Vous vous nommez non point Clarke, mais Westhouse ou Waterhouse, et vous êtes ce même, ce maudit employé de l'Excise qui a pincé notre pauvre camarade le tonnelier Dick, et dont le serment a causé sa mort à Ilchester.

—Je jure que vous vous trompez, répondis-je. Jamais de ma vie je ne suis allé dans ce pays-là!

—Belles paroles? Belles paroles! cria un autre contrebandier. Employé de l'Excise ou non, vous aurez à faire le saut, puisque vous connaissez le secret de notre souterrain.

—Votre secret ne court aucun danger avec moi, répondis-je, mais si vous voulez me mettre à mort, j'accueillerai mon sort comme doit le faire un soldat. J'aurais préféré mourir sur le champ de bataille plutôt que d'être à la merci d'une pareille meute de rats-d'eau dans leur terrier.

—Par ma foi, dit Murgatroyd, voilà un langage trop fier pour être celui d'un homme de l'Excise. Puis il a l'attitude d'un vrai soldat. Il serait possible qu'en tendant un piège à la chouette, nous ayons pris le faucon. Et pourtant nous savions de source certaine qu'il passerait par là, et monté sur un cheval tout pareil.

—Qu'on fasse venir le grand John! suggéra le Hollandais. Je ne donnerais pas une chique de tabac de la Trinité pour la parole du coquin. Le grand John était avec Dick le tonnelier quand il a été pris.

—Oui, grogna le matelot Silas, il a reçu sur le bras une estafilade du couteau de l'employé. Si quelqu'un le reconnaît à sa figure, ce sera lui.

—Qu'on l'appelle alors!

Bientôt arriva de l'entrée du souterrain un long dégingandé, qui y était de garde.

Il avait autour du front un mouchoir rouge, et un tricot bleu, dont il releva lentement la manche tout en s'approchant.

—Où est l'employé Westhouse? cria-t-il. Il a laissé sa marque sur mon bras. Par ma foi, c'est à peine si elle est guérie. Cette fois, le soleil est du côté du mur ou nous sommes, l'employé. Mais... Hallo! camarade. Quel est-il celui que vous avez mis aux fers? Ce n'est pas notre homme.

—Pas notre homme! crièrent-ils avec une volée de jurons.

—Mais ce gaillard ferait deux hommes de la taille de l'employé, et il resterait de quoi faire le secrétaire d'un magistrat. Vous pouvez le pendre, pour plus de sûreté, mais enfin ce n'est pas notre homme.

—Oui, qu'on le pende! dit Pete le Hollandais. Sapperment! Faut-il que notre souterrain fasse parler de lui dans tout le pays? Alors où ira-t-elle la jolie Maria, avec ses soieries, et ses satins, ses barils et ses caisses? Faut-il risquer notre souterrain pour faire plaisir à cet individu? En outre, est-ce qu'il ne m'a pas frappé à la tête, n'a-t-il pas frappé la tête de votre tonnelier, comme s'il avait tapé sur moi avec mon propre maillet. Est-ce que ça ne mérite pas une cravate de chanvre?

—Est-ce que ça ne mérite pas un grand rumbo? s'écria Dicon. Avec votre permission, capitaine, je voudrais dire que nous ne sommes point une bande de brigands ni de petits voleurs, mais un équipage d'honnêtes marins, incapables de faire du mal excepté à ceux qui nous en font. L'employé de l'excise Westhouse a fait périr Dick le tonnelier et il est juste qu'il en soit puni par la mort, mais pour ce qui est de mettre à mort ce jeune soldat, je penserais plutôt à saborder la coquette Maria ou à hisser le gros Roger à la pomme de son mât.

Je ne sais quelle réponse on aurait faite à ce discours, car à ce moment même un coup de sifflet aigu retentit en dehors du souterrain, et deux contrebandiers parurent portant entre eux le corps d'un homme.

Celui-ci se laissait aller d'un air si inerte, que d'abord je le crus mort, mais lorsqu'ils l'eurent jeté sur le sable, il remua, et enfin se mit sur son séant avec l'expression d'un homme à demi tiré d'un évanouissement.

C'était un personnage trapu, à figure résolue, dont une longue cicatrice blanche traversait la joue.

Il était vêtu d'un habit bleu collant à boutons de cuivre.

—C'est l'homme de l'Excise, Westhouse, crièrent les voix avec ensemble.

—Oui, c'est l'homme de l'Excise, Westhouse, dit l'homme avec calme, en tordant le cou, comme s'il souffrait. Je représente la loi du Roi, et au nom de la loi, je vous arrête tous. Je déclare confisquées et saisies toutes les marchandises de contrebande que je vois autour de moi, conformément à la seconde section de la première clause du Statut sur le commerce illégal. S'il y a des honnêtes gens dans la compagnie, ils m'aideront à faire mon devoir.

En parlant ainsi, il fit un effort pour se mettre debout, mais il avait plus de courage que de force, et il retomba sur le sable au milieu des bruyants éclats de rires des grossiers marins.

—Nous l'avons trouvé étendu sur la route, en revenant de chez le père Microft, dit un des nouveaux venus.

C'étaient ceux qui avaient emmené mon cheval.

—Il a du passer aussitôt après vous. La corde l'a pris sous le menton et l'a fait tomber à une douzaine de pas. Nous avons vu sur son habit le bouton de l'Excise, c'est pourquoi nous l'avons apporté. Par mon corps, il en a donné des coups de pied et fait des ruades, jusqu'à ce qu'il fût aux trois quarts assommé.

—Avez-vous détendu la corde? demanda le capitaine.

—Nous avons dénoué un des bouts et laissé l'autre en place.

—C'est bien. Nous aurons à le garder pour le capitaine Venables. Mais maintenant il s'agit de notre premier prisonnier. Il faut le fouiller et examiner ses papiers, car il y a tant de navires qui font voile sous un faux pavillon, que nous sommes forcés d'être attentifs. Vous entendez, monsieur le soldat? Qu'est-ce qui vous amène dans ce pays et quel Roi servez-vous? Car j'ai entendu parler d'une mutinerie et de deux patrons qui se disputent le même grade dans le vieux vaisseau anglais.

—Je sers sous le Roi Monmouth, répondis-je, voyant que la fouille en question aboutirait à la découverte de mes papiers.

—Sous le Roi Monmouth! s'écria le contrebandier. Non, mon ami, voilà qui a un air de mensonge. Le bon Roi a trop grand besoin de ses amis dans le Sud, à ce que j'ai oui dire, pour envoyer un aussi bon soldat à l'aventure le long de la côte, comme un naufrageur de Cornouailles par un temps de Sud-Ouest.

—Je porte, dis-je, des dépêches de la propre main du Roi, adressées à Henri, Duc de Beaufort, dans son château de Badminton. Vous pourrez les trouver dans ma poche de dedans, mais je vous prie de ne pas rompre le cachet, car cela jetterait du discrédit sur ma mission.

—Monsieur, cria l'employé de l'Excise, en se soulevant sur son coude, je vous déclare pour cela en état d'arrestation, sous l'accusation de trahison, de fauteur de trahison, de vagabond et d'individu sans maître aux termes du quatrième statut de l'Acte. En ma qualité de représentant de la loi, je vous somme de vous soumettre à mon mandat.

—Fermez-lui la gueule avec votre écharpe, Jim, dit Murgatroyd. Quand Venables viendra, il trouvera bientôt le moyen d'enrayer son débit... Oui, reprit-il, en examinant le verso de mes papiers, il y est écrit: «De la part de Jacques II d'Angleterre, connu jusqu'à ce jour sous le nom de Duc de Monmouth, à Henri, Duc de Beaufort, Président de Galles, par les mains du capitaine Micah Clarke, du régiment d'infanterie du comté de Wilts, du colonel Saxon.» Enlevez les cordes, Dicon. Ainsi donc, Capitaine, vous voici redevenu libre, et je suis fâché que nous vous ayons maltraité sans le savoir. Nous sommes du premier au dernier, de bons Luthériens, et plus disposés à vous aider qu'à vous entraver dans votre mission.

—Ne pourrions-nous pas en effet l'aider à faire son voyage? dit le lieutenant Silas. Pour mon compte, je ne craindrais pas de mouiller ma jaquette ou de barbouiller ma main de goudron en faveur de la cause, et je suis certain que vous êtes tous dans les mêmes dispositions que moi. Maintenant, avec cette brise, nous pourrions pousser jusqu'à Bristol et débarquer le capitaine, le matin. Cela lui éviterait le danger d'être saisi au vol, par quelqu'un des requins de terre qui sont sur la route.

—Oui, oui, s'écria le grand John, la cavalerie du Roi bat le pays jusqu'au delà de Weston, mais il pourrait leur brûler la politesse, s'il était à bord de la Maria.

—Bon, dit Murgatroyd, nous pourrions être de retour en trois longues bordées. Venables aura besoin d'un jour ou deux pour débarquer ses marchandises. Si nous devons naviguer de compagnie, nous aurons du temps de reste. Ce plan vous arrangera-t-il, capitaine?

—Mon cheval, objectai-je.

—Il ne faut pas que cela nous arrête. Je peux gréer une écurie confortable avec mes espars de rechange et du grillage. Le vent est tombé. Le lougre pourrait être amené à la côte de l'Homme Mort, et on y ferait entrer le cheval. Courez chez le vieux père, Jim, et vous, Silas, occupez-vous du bateau. Voici de la viande froide, capitaine, et du biscuit—l'ordinaire du marin—avec un verre de vrai Jamaïque pour les faire descendre, et vous ne devez pas avoir l'estomac trop délicat pour des mets grossiers.

Je m'assis sur un baril près du feu et étirai mes membres raidis et engourdis par leur immobilité pendant qu'un des marins lavait la coupure de ma tête avec un mouchoir mouillé et qu'un autre mettait de la nourriture sur une caisse devant moi.

Le reste de la bande s'était rendu à l'entrée de la caverne pour mettre le lougre en état, à l'exception de deux ou trois qui gardaient l'infortuné employé de l'Excise.

Il était assis le dos contre la paroi de la caverne, les bras croisés sur sa poitrine, jetant de temps à autre sur les contrebandiers des regards menaçants, tels qu'un vieux mâtin plein de courage en jetterait à une meute de loups qui l'auraient terrassé.

Je me demandais intérieurement s'il ne serait pas possible de tenter quelque chose pour le tirer d'affaire, quand Murgatroyd survint, et plongeant une tasse de fer blanc dans le baril de rhum défoncé, la vida au succès de ma mission.

—J'enverrai Silas Bolitho avec vous, dit-il, pendant que je resterai ici à attendre Venables, qui commande mon navire compagnon. Si je puis faire quelque chose pour vous faire oublier ce mauvais traitement...

—Une seule chose, dis-je avec vivacité. C'est autant, ou plus encore pour vous que pour moi, que je vous le demande. Ne laissez pas tuer ce malheureux.

La figure de Murgatroyd s'empourpra de colère.

—Vous avez le langage franc, dit-il. Ce n'est point un meurtre, mais un acte de justice. Quel mal faisons-nous ici? Il n'y a pas dans tout le pays une seule vieille ménagère qui ne nous bénisse. Où achètera-t-elle son souchong, ou son eau-de-vie, si ce n'est chez nous? Nous demandons un faible profit, et n'imposons nos marchandises à personne. Nous sommes de paisibles commerçants. Et pourtant cet homme et ses pareils sont sans cesse à aboyer sur nos talons. On dirait des chiens marins après un banc de morues. Nous avons été harcelés, pourchassés. Nous avons reçu des balles, au point qu'il nous a fallu chercher un abri dans des cavernes comme celle-ci. Il y a un mois, quatre de nos hommes portaient un baril, de l'autre côté de la montagne au fermier Black, qui a fait des affaires avec nous depuis ces cinq dernières années. Tout à coup surgissent une dizaine de cavaliers, conduits par cet employé de l'Excise. Ils jouent de la pointe et du tranchant, fendent le bras au grand John et font prisonnier Dick le tonnelier.

«Dick a été traîné dans la prison d'Ilchester, et pendu après les assises, comme on pend une fouine sur la porte d'un garde-chasse. Nous avons appris que ce même employé de l'Excise passerait par là, et il ne se doutait guère que nous le guetterions. Qu'y a-t-il d'étonnant à ce que nous lui ayons tendu un piège et qu'après l'avoir pris, nous lui fassions subir la même justice qu'il a infligée à nos camarades!

—Il n'est qu'un serviteur, objectai-je; ce n'est pas lui qui a fait la loi; c'est son devoir de l'appliquer. C'est avec la loi elle-même que vous êtes en querelle.

—Vous avez raison, dit le contrebandier d'un air sombre. C'est surtout avec le juge Moorcroft que nous aurons à régler le compte. Il se peut que dans sa tournée il passe sur cette route. Fasse le ciel qu'il prenne ce chemin! Mais nous pendrons aussi l'employé de l'Excise. Maintenant il connaît notre souterrain, et ce serait folie de le laisser partir.

Je vis qu'il était inutile d'argumenter plus longtemps.

Aussi je me contentai de laisser tomber mon couteau de poche sur le sable à portée de la main du prisonnier dans l'espoir que cela pourrait lui servir.

Ses gardes riaient et plaisantaient ensemble, et ne s'occupaient guère de leur captif, mais l'employé avait l'esprit suffisamment en éveil, car je vis sa main se fermer sur le couteau.

J'avais passé environ une heure à me promener en fumant, lorsque le lieutenant Silas reparut, annonçant que le lougre était prêt, et le cheval à bord.

Je dis adieu à Murgatroyd, et hasardais en faveur de l'employé de l'Excise quelques mots qui furent accueillis par un froncement de sourcils et un serrement de main où il y avait de la mauvaise humeur.

Un canot était tiré sur le sable en dedans du souterrain, près du bord de l'eau.

J'y entrai, comme on me dit de le faire, avec mon sabre et mes pistolets, qui m'avaient été rendus.

L'équipage le poussa au large et s'y embarqua d'un saut dès qu'il fut en eau profonde.

À la faible lueur de la torche unique que Murgatroyd tenait sur l'extrême bord, je vis que le toit de la grotte s'abaissait rapidement au-dessus de nous, pendant que nous ramions du côté de l'entrée. Il finissait par baisser tellement qu'il y avait à peine quelques pieds de distance entre lui et la mer, et qu'il nous fallut courber la tête pour éviter les rochers qui nous dominaient.

Les rameurs donnèrent deux bons coups d'aviron, et nous passâmes brusquement sous le rideau vertical, pour nous trouver au grand air, sous les étoiles, qui brillaient d'un éclat trouble, et la lune, qui se montrait en un contour vague et indécis, à travers un brouillard de plus en plus dense.

Juste en face de nous se présentait une tache foncée, mal délimitée, qui à notre approche prit la forme d'un lougre de grande taille se soulevant et s'abaissant suivant les pulsations de la mer.

Ses vergues longues et minces, le réseau délicat des cordages montaient au-dessus de nous pendant que nous nous glissions sous la voûte, et que le grincement des poulies, le froissement des câbles, indiquaient qu'il était prêt à accomplir ce voyage.

Il allait d'une allure légère et gracieuse, pareil à un gigantesque oiseau de mer déployant une aile, puis l'autre, pour se préparer à prendre son vol.

Les bateliers nous mirent bord à bord et attachèrent le canot, pendant que j'escaladais les bastingages et mettais le pied sur le pont.

C'était un navire spacieux, très large au milieu, avec une élégante courbure aux bans, et des mâts d'une hauteur bien supérieure à tous ceux que j'avais vus aux navires de ce genre sur le Solent.

Il était ponté à l'avant, mais avait l'arrière fort profond, avec des cordages figés sur toute la longueur des côtés pour assujettir les barils, lorsque la soute était pleine.

Au milieu de cet arrière-pont, les marins avaient établi une solide écurie où se tenait debout mon brave cheval devant un seau d'avoine.

Mon vieil ami frotta ses naseaux contre ma figure, dès que je fus à bord, et poussa un hennissement de joie en retrouvant son maître.

Nous étions encore à échanger des caresses, lorsque la tête grisonnante du lieutenant Bolitho apparut brusquement à l'écoutille de la cabine.

—Nous voici en bon chemin, Capitaine Clarke, dit-il, la brise est tout à fait tombée, comme vous pouvez le voir, et il pourra s'écouler assez longtemps avant que nous soyons arrivés à votre port. N'êtes-vous pas fatigué?

—Je suis un peu las, avouai-je. J'ai encore des battements dans la tête par suite de la fêlure que j'ai attrapé quand votre corde m'a jetée à terre.

—Une heure ou deux de sommeil vous rendront aussi dispos qu'un poulet de la mère Carey. Votre cheval est bien soigné, et vous pouvez le quitter sans crainte. Je chargerai un homme de s'occuper de lui, bien que, à dire la vérité, les coquins s'entendent en bonnettes et en drisses, mieux qu'en ce qui regarde les chevaux et leurs besoins. En tous cas, il ne peut lui survenir rien de fâcheux. Aussi ferez-vous mieux de descendre et d'entrer.

Je descendis donc les marches raides qui conduisaient à la cabine basse de plafond du lougre.

Des deux côtés un enfoncement dans la paroi avait été aménagé en couchette.

—Voici votre lit, dit-il, en me montrant l'une d'elles. Nous vous appellerons quand nous aurons du nouveau à vous apprendre.

Je n'eus pas besoin d'une seconde invitation. Je m'étendis aussitôt sans me déshabiller, et au bout de quelques minutes je tombai dans un sommeil sans rêves, que ne purent interrompre ni le doux mouvement du navire, ni les piétinements qui résonnaient au-dessus de ma tête.


IX—De la bienvenue qui m'accueille à Badminton.

Lorsque j'ouvris les yeux, j'eus quelque peine à me rappeler où j'étais, mais le souvenir m'en fut brusquement ramené par le choc violent de ma tête contre le plafond bas quand je voulus me mettre sur mon séant.

De l'autre côté de la cabine, Silas Bolitho était couché de tout son long, la tête enveloppée d'un bonnet de laine rouge.

Il dormait profondément, en ronflant.

Au milieu de la cabine se balançait une table suspendue, très usée, et marquée d'innombrables taches par d'innombrables verres et cruches.

Un banc de bois vissé au plancher complétait l'ameublement.

Il faut toutefois y ajouter un râtelier garni de mousquets, sur l'un des côtés.

Au-dessus et au-dessous des compartiments qui nous servaient de couchettes, étaient des rangées de coffres contenant, sans aucun doute, ce qu'il y avait de plus précieux en fait de dentelles et de soieries.

Le vaisseau s'élevait et s'abaissait avec un mouvement doux, mais d'après le flottement des voiles, je jugeai qu'il y avait peu de vent.

Je me glissai sans bruit hors de ma couchette, de façon à ne pas réveiller le lieutenant, et me rendis sur le pont.

Nous étions non seulement en plein calme, mais emprisonnés dans une épaisse masse de brouillards qui nous cernaient de tous côtés, et nous dérobaient même la vue de l'eau qui nous portait.

On aurait pu nous prendre pour un vaisseau aérien naviguant à la surface d'un vaste nuage blanc.

De temps à autre un léger souffle agitait la voile de misaine et l'enflait un instant, mais ce n'était que pour la laisser retomber sur le mât immobile, pendante.

Parfois un rayon de soleil perçait à travers l'épaisseur du brouillard et colorait la muraille morne et grise d'une bande irisée, mais la brume l'emportait de nouveau et faisait disparaître le brillant envahisseur.

Covenant regardait à droite et à gauche, ouvrant de grands yeux interrogateurs.

Les matelots étaient groupés le long des bastingages, fumant leur pipe, et cherchant à percer du regard le dense brouillard.

—Bonjour, capitaine, fit Dicon, en portant la main à son bonnet de fourrures. Nous avons marché magnifiquement, tant qu'a duré la brise, et le lieutenant, avant de descendre, a calculé que nous ne devions pas être bien loin de Bristol.

—En ce cas, mon brave garçon, répondis-je, vous pouvez me débarquer, car je n'ai pas beaucoup de trajet à faire.

—Oui, mais il faut nous attendre que le brouillard se soit dissipé, dit le long John. Voyez-vous, il n'y a par ici qu'un endroit où nous puissions débarquer notre cargaison sans qu'on s'en mêle. Quand il fera clair, nous nous dirigerons de ce côté-là, mais jusqu'au moment où nous pourrons relever notre position nous aurons bien des soucis avec les bancs de sable du côté pour le vent.

—Ayez l'œil par là, Tom Baldock, cria Dicon à un homme porté à l'avant. Nous sommes sur le passage de tous les navires de Bristol, et bien qu'il y ait très peu de vent, un navire à haute mâture pourrait profiter d'une brise que nous manquerions.

—Chut! dit tout à coup le grand John, levant la main en signe d'avertissement, chut!

—Appelez le lieutenant, dit à demi-voix le matelot. Il y a un navire près de nous. J'ai entendu le grincement d'un cordage sur son pont.

Silas Bolitho fut sur pied en un instant, et nous restâmes tous immobiles, l'oreille tendue, cherchant à voir à travers le brouillard épais.

Nous étions presque convaincus que c'était une fausse alerte, et le lieutenant s'en allait d'assez mauvaise humeur, quand une cloche au son fort et clair tinta sept fois fort près de nous, et ce son fut suivi d'un coup de sifflet aigu, puis d'un bruit confus de cris et de pas.

—C'est un navire du Roi, grommela le lieutenant, c'est la septième heure, et le contremaître fait monter les hommes de quart.

—Il était à l'arrière de notre travers, dit tout bas quelqu'un.

—Non, dit un autre, je crois qu'il était près de notre ban de bâbord.

Le lieutenant leva la main.

Nous attendîmes en silence qu'un nouvel indice nous révélât la position de notre malencontreux voisin.

Le vent avait un peu fraîchi, et nous glissions sur l'eau avec une vitesse de quatre à cinq nœuds à l'heure.

Soudain une voix rauque se fit entendre presque bord à bord.

—Tout le monde sur le pont! criait-elle, qu'on mette des hommes aux bras du dessous du vent, par ici. Du monde aux drisses! Donnez un coup de main, coquins de fainéants, ou je vais tomber sur vous avec ma canne, et que le diable vous emporte!

—C'est un navire du Roi, voilà qui est certain, et il se trouve juste par ici, dit le grand John, en montrant la hanche. Sur les navires du commerce, on vous parle poliment. Ce sont ces personnages aux habits bleus, aux galons dorés, ces louchons au gaillard d'arrière, qui parlent de cannes. Ha! ne vous l'avais-je pas dit!

Comme il parlait encore, le voile blanc de vapeurs se leva comme on remonte un rideau de théâtre, et laissa apercevoir un imposant vaisseau de guerre, si proche de nous, qu'on aurait pu y jeter des biscuits.

Sa coque longue, grêle, noire, se soulevait et s'abaissait avec une cadence gracieuse, ses belles vergues et ses voiles d'une blancheur de neige montaient jusqu'à ce qu'elles disparussent dans les traînées de brouillards qui flottaient encore autour de lui.

Neuf brillants canons de bronze nous regardaient par les sabords.

Au-dessus de la rangée de hamacs suspendus comme de la laine cardée le long de ses bastingages, nous apercevions sans peine les figures des matelots qui nous contemplaient avec étonnement et nous montraient les uns les autres.

Sur la haute poupe était debout un officier d'un certain âge, en tricorne, et en belle perruque blanche, qui s'arma aussitôt d'une longue-vue et la dirigea sur nous.

—Ohé! là-bas, cria-t-il en se penchant par-dessus le couronnement de la poupe, qu'est-ce que ce lougre?

—La Lucie, répondit le lieutenant, en route de Portlockquay pour Bristol avec des peaux et du suif... Tenez-vous prêts à virer de bord, reprit-il plus bas, voilà que le brouillard redescend.

—Vous avez là une des peaux avec le cheval dedans, cria l'officier. Mettez-vous sous notre soute, il faut que nous y regardions de plus près.

—Oui, oui, monsieur, dit le lieutenant, qui donna un fort coup de barre.

Le boute-hors se mit en travers, et la Maria partit à toute vitesse, dans le brouillard, pareille à un oiseau de mer qu'on a effrayé.

Lorsque nous regardâmes en arrière, une masse foncée nous indiqua seule la position où nous avions laissé le grand vaisseau.

Mais nous entendions encore les ordres lancés à haute voix et le va-et-vient des hommes.

—Gare à l'averse, mes enfants, cria le lieutenant. Il va nous en donner maintenant.

Il avait à peine dit ces mots qu'une demi-douzaine de flammes brillèrent derrière nous dans le brouillard, pendant que le même nombre de boulets sifflaient à travers nos agrès.

L'un d'eux trancha l'extrémité de la vergue et la laissa pendante.

Un autre effleura le beaupré et éparpilla en l'air un nuage d'éclats blancs.

—Chaude affaire, hein, capitaine, dit le vieux Silas, en se frottant les mains. Par ma foi, ils tirent mieux dans les ténèbres qu'ils ne l'ont jamais fait en pleine lumière. On a tiré sur ce lougre-ci plus de boulets qu'il ne pourrait en porter s'il en était chargé. Et cependant pas un n'a même rayé sa peinture jusqu'à présent. Ils recommencent!

Une nouvelle bordée partit du navire de guerre, mais cette fois, il avait perdu toute trace, et tirait au jugé.

—C'est leur dernier coup de gueule, fit Dicon.

—N'ayez pas peur, grogna un autre des contrebandiers. Ils vont faire flamber la poudre pendant tout le reste du jour. Tenez, Dieu vous bénisse! N'est-ce pas un bon exercice pour l'équipage? Et comme les munitions sont au Roi, cela ne coûte un liard à personne.

—Il est heureux que la brise ait fraîchi, dit le grand John, car j'ai entendu le grincement des davits aussitôt après la première décharge. Il mettait ses canots à la mer, ou bien traitez-moi de Hollandais.

—Ça serait très flatteur pour vous, espèce de morue de sept pieds, cria mon ennemi le tonnelier, dont la figure n'était point embellie par un large emplâtre posé sur un œil. Vous auriez appris à faire quelque chose de mieux que de tirer sur un cordage, ou à laver le pont tout votre vie, comme une femme.

—Je vous jetterai à la dérive dans un de vos tonneaux, saindoux coulé dans une vessie, riposta le marin. Combien de fois nous faudra-t-il vous battre pour vous faire dégorger votre sauce?

—Le brouillard s'éclaircit un peu du côté de la terre, fit remarquer Silas. Il me semble que je reconnais la cime de la Pointe Saint-Augustin. Elle se dresse par là sur le ban de tribord.

—C'est elle, pour sûr, monsieur, s'écria un des marins, en montrant un cap noir, qui fendait le brouillard.

—Barrez pour la crique de trois brasses, alors, dit le lieutenant, quand nous aurons doublé la pointe, capitaine Clarke, nous pourrons vous débarquer, ainsi que votre monture. Alors vous n'aurez plus qu'une chevauchée de quelques heures pour atteindre votre destination.

Je pris à part le vieux marin, et après l'avoir remercié de la bienveillance qu'il m'avait témoignée, je lui parlai de l'employé de l'Excise, et le suppliai d'user de son influence pour le sauver.

—Cela regarde le capitaine Venables, dit-il d'un air sombre. Si nous le laissons partir, qu'adviendra-t-il de notre souterrain?

—N'y a-t-il aucun moyen de s'assurer de son silence?

—Peut-être pourrions-nous l'embarquer pour les plantations, dit le lieutenant. Nous pourrions l'emmener avec nous au Texel, et obtenir du capitaine Donders ou de quelqu'autre qu'il le prenne à bord pour la traversée de l'Océan Pacifique.

—Faites-le, dis-je, et je veillerai à ce que le Roi Monmouth soit mis au fait de l'aide que vous avez donnée à son messager.

—Bon, nous serons là en une ou deux bordées, fit-il remarquer. Descendons, et garnissez bien votre rez-de-chaussée, car il n'y a rien de tel qu'une soute bien lestée pour faire un bon départ.

Suivant le conseil du marin, je descendis avec lui, et fis un repas grossier mais copieux.

Au moment où nous le finissions, le lougre avait été amené dans une crique étroite que bordait de chaque côté une côte sablonneuse en pente douce.

La région était inculte, marécageuse, et présentait peu d'indices d'habitations.

À force de caresses, je décidai Covenant à se mettre à l'eau.

Il gagna aisément la côte à la nage pendant que je le suivais dans la yole du lougre.

On me lança quelques adieux, en un langage plein d'une rude cordialité.

J'assistai au retour de la yole.

Le beau navire reprit la route du large et ne tarda pas à s'effacer une fois de plus dans le brouillard qui couvrait encore la surface des eaux.

Vraiment la Providence intervient d'étrange façon, mes enfants, et avant d'être arrivé à l'automne de la vie, on aurait peine à distinguer ce qui est imputable à la bonne ou à la mauvaise fortune.

Car parmi toutes les aventures de mon existence errante, qui m'ont paru fâcheuses, il n'en est aucune que je n'aie fini par regarder comme un bienfait.

Et si vous gravez avec soin cela dans votre cœur, ce sera d'un puissant secours pour vous mettre en état d'affronter, les lèvres serrées, tous les ennuis.

En effet, pourquoi s'affliger, tant qu'on n'est pas absolument certain que l'événement ne peut pas tourner de façon à vous apporter de la joie?

Aussi, maintenant vous voyez bien que j'ai commencé par être jeté à bas sur une route pierreuse, par recevoir des coups de poing, des coups de pieds, et qu'enfin j'ai failli être mis à mort étant pris pour un autre.

Et pourtant l'issue de tout cela fut de me faire arriver sain et sauf au but de mon voyage.

Si au contraire j'avais pris la route de terre, il est plus que probable que j'aurais été pris à Weston, car, comme je l'appris plus tard, une troupe de cavalerie battait activement tout le pays, en fermant les routes et arrêtant tous ceux qui s'y présentaient.

Maintenant que je me trouvais seul, mon premier soin fut de me baigner la figure et les mains dans un ruisseau, qui descendait à la mer, et de faire disparaître toutes les traces de mes aventures de la nuit précédente.

Mon entaille était fort peu de chose et mes cheveux la cachaient.

Après m'être rendu à peu près présentable, je frictionnai aussitôt mon cheval aussi bien que possible et arrangeai de nouveau sa sangle et sa selle.

Puis, je le conduisis par la bride au haut d'une éminence voisine, de laquelle je pensais pouvoir me faire quelque idée de l'endroit où je me trouvais.

Le brouillard s'étendait fort épais sur le Canal, mais du côté de la terre tout était clair et transparent.

Le pays, qui longeait la mer, était désolé et marécageux, mais de l'autre côté s'étendait devant moi une belle plaine fertile, bien cultivée.

Une chaîne de hautes montagnes, qui me parurent être les Mendips, bordait tout l'horizon, et plus loin encore au nord apparaissaient les cimes bleues d'une autre chaîne.

L'Aven scintillant coulait dans la campagne comme un serpent d'argent dans un parterre fleuri.

Tout près de son embouchure à deux lieues au plus de l'endroit où j'étais, s'élevaient les clochers et les tours de l'imposante ville de Bristol, la Reine de l'Ouest, qui était, et qui est peut-être encore la seconde cité du royaume.

Les forêts de mâts qui s'élevaient comme un bois de pins au-dessus des toits des maison prouvaient l'importance des relations commerciales tant avec l'Irlande qu'avec les Colonies, qui avaient fait naître cette florissante cité.

Sachant que la résidence du Duc était à bien des milles de la cité dans la direction du comté de Gloucester, et craignant d'être arrêté et interrogé si je me hasardais à franchir les portes, je pris à travers champs pour contourner l'enceinte, et éviter ainsi ce péril.

Le sentier, que je suivis, me conduisit à une ruelle champêtre qui, à son tour, déboucha sur une grande route couverte de voyageurs, les uns à cheval, les autres à pied.

Comme les troubles, qui régnaient alors, obligeaient les gens à voyager armés, il n'y avait rien dans mon équipement qui pût exciter l'attention, et il me fut facile d'aller mon train parmi les autres cavaliers, sans être questionné, ni soupçonné.

À en juger par leur apparence, c'étaient pour la plupart des fermiers ou de petits gentilshommes, qui se rendaient à Bristol pour s'informer des nouvelles, ou pour mettre à l'abri dans une place forte ce qu'ils avaient de plus précieux.

—Avec votre permission, monsieur, dit un gros homme aux traits épais, vêtu d'une jaquette de velours, qui chevauchait à ma gauche, pourriez-vous me dire si Sa Grâce de Beaufort est à Bristol ou dans sa maison de Badminton?

Je lui répondis que je ne pouvais le lui dire, mais que j'allais moi-même le trouver.

—Il était hier à Bristol, occupé à faire faire l'exercice aux volontaires, dit l'inconnu, mais, il faut le dire, Sa Grâce est si loyaliste et se donne tant de peine pour la cause de Sa Majesté, que c'est par le plus grand des hasards qu'on peut mettre la main sur lui. Mais si vous le cherchez, où voulez-vous aller?

—J'irai à Badminton et je l'y attendrai. Pouvez-vous m'indiquer la route?

—Comment! il ne connaît pas la route de Badminton? s'écria-t-il tout ébahi, et ouvrant de grands yeux. Eh bien, je croyais que l'univers entier la connaissait! Vous n'êtes pas de Galles, ni d'un des comtés de la frontière, monsieur, voilà qui est bien clair.

—Je suis du Hampshire, dis-je, et je suis venu d'assez loin pour voir le Duc.

—Oui, je m'en serais douté, s'écria-t-il en riant à gorge déployée. Si vous ne savez pas la route de Badminton, vous n'en savez pas long. Mais j'irai avec vous, je veux être pendu si je n'y vais pas, je vous montrerai le chemin, et je tenterai ma chance d'y trouver le Duc. Comment vous appelez-vous?

—Je me nomme Micah Clarke.

—Et moi, je suis le fermier Brown, John Brown, sur le registre, mais plus connu comme le Fermier. Prenez ce tournant sur la droite de la grande route. Maintenant nous pouvons mettre nos bêtes au trot, sans être étouffés par la poussière des autres. Et pourquoi allez-vous trouver Beaufort?

—Pour des affaires particulières qui ne comportent pas d'explications, répondis-je.

—Diable à présent! Des affaires d'État, probablement, dit-il en sifflotant. Bon, une langue, qui se tait, a sauvé le cou de plus d'un. Je suis de mon côté un homme précautionné et nous sommes en un temps où je me garderais de dire tout bas certaines idées à moi. Non, je ne les dirais pas même à l'oreille de ma vieille jument brune que voici, de peur de la voir à la barre des témoins, déposant contre moi.

—On parait très affairé par ici, remarquai-je, car nous avions alors sous nos yeux les murs de Bristol, que des équipes d'ouvriers étaient occupés à réparer, le pic et la pelle à la main.

—Oui, on est pas mal affairé. On fait des préparatifs dans le cas où les rebelles arriveraient de ce côté. Cromwell et ses noirauds ont trouvé ici à qui parler, au temps de mon père, et il en arrivera sans doute autant à Monmouth.

—Il y a aussi une forte garnison? dis-je, me rappelant le conseil donné par Saxon à Salisbury. Je vois là-bas deux ou trois régiments sur ce terrain nu et découvert.

—Il y a quarante mille hommes d'infanterie, et mille de cavalerie, répondit le fermier, mais les fantassins ne sont que des apprentis; pas moyen de compter sur eux après Axminster. On dit par ici que les rebelles sont près de vingt mille et qu'ils ne font point quartier. Eh bien, si nous devons avoir la guerre civile, j'espère que cela ira chaudement, vivement, au lieu de traîner pendant une douzaine d'années comme la dernière. Si l'on doit nous couper la gorge, que ce soit avec un couteau bien affilé, et non avec de vieux ciseaux à ébrancher.

—Que dites-vous d'un pot de cidre? demandai-je, car nous passions devant une auberge vêtue de lierre, dont l'enseigne portait ces mots: «Aux Armes de Beaufort.»

—De tout mon cœur, mon garçon, répondit mon compagnon. Holà! par ici! deux pintes d'ale, de la vieille et de la forte! Voilà qui fera passer la poussière de la route. Les véritables «Armes de Beaufort» sont là-bas, à Badminton, car au guichet du cellier, le premier venu peut demander ce qu'il veut, pourvu qu'il soit raisonnable, sans rien tirer de sa poche.

—Vous parlez de la maison comme si vous la connaissiez bien, dis-je.

—Qui donc la connaîtrait mieux? demanda le gros fermier, en s'essuyant les lèvres, quand on se remit en route. Il me semble qu'hier encore, nous jouions à cache-cache, mes frères et moi, dans le vieux château des Botelers, qui s'élevait près de la nouvelle maison de Badminton, où Acton Turville, comme quelques-uns la nomment. Le Duc l'a bâtie il y a seulement quelques années, et à vrai dire son titre de Duc n'est guère plus ancien. Certains trouvent qu'il aurait mieux fait de garder le nom que portaient ses ancêtres.

—Quelle sorte d'homme est le Duc? demandai-je.

—Emporté, précipité, comme tous ceux de sa famille. Mais quand il a le temps de réfléchir, et qu'il s'est refroidi, il est juste, en somme. Votre cheval a été dans l'eau ce matin, mon ami?

—Oui, dis-je d'un ton bref, il a pris un bain.

—C'est pour une affaire de cheval que je vais trouver Sa Grâce, dit mon compagnon. Ses officiers ont requis mon cheval pie de quatre ans et l'ont emmené sans même dire: «Avec votre permission... Permettez-vous» pour le service du Roi. Je tiens à leur apprendre qu'il y a quelque chose au-dessus du Duc et même du Roi. Il y a la loi anglaise, qui accorde protection aux gens et à ce qu'ils possèdent. Je ferais n'importe quoi de raisonnable pour le service du Roi Jacques, mais mon cheval pie de quatre ans! C'est trop.

—Je crains que les besoins du service de l'État ne fassent passer par-dessus votre objection, dis-je.

—Comment! Mais c'est assez pour faire de vous un Whig, s'écria-t-il. Les Têtes-Rondes eux-mêmes payaient jusqu'au dernier penny tout ce qu'ils prenaient. Il est vrai qu'ils en prenaient pour la valeur de leur argent. J'ai entendu mon père dire que jamais le commerce n'alla aussi bien qu'en quarante-six, quand ils étaient par ici. Le vieux Noll avait une cravate de chanvre prête pour les voleurs de chevaux, qu'ils tinssent pour le Roi ou pour le Parlement. Mais voici la voiture du Duc, si je ne me trompe.

Comme il parlait encore, un grand et lourd coche jaune, traîné par six juments flamandes couleur crème, arriva à grand train sur la route et nous dépassa rapidement.

Deux laquais à cheval galopaient en avant, deux autres, tous en livrée bleu et argent chevauchaient de chaque côté.

—Sa Grâce n'est point dedans. Sans cela il y aurait eu une escorte derrière, dit le fermier, pendant que nous tirions sur les rênes pour ranger nos chevaux de côté pour faire place.

Il leur lança au passage une question pour savoir si le Duc était à Badminton et reçut comme réponse un signe d'assentiment du majestueux cocher en perruque.

—Nous avons de la chance, nous le joindrons, dit le fermier Brown. En ces jours-ci, il est aussi malaisé de mettre la main sur lui, que d'attraper un râle dans un champ de blé. Nous serons arrivés dans une heure au plus. C'est grâce à vous que je n'aurai pas fait inutilement le voyage de Bristol. Quelle était, disiez-vous, votre commission?

Je fus contraint une fois encore de lui assurer que l'affaire n'était point de celles dont je puisse m'entretenir avec un inconnu, ce qui parut le vexer.

Aussi fîmes-nous plusieurs milles sans qu'il ouvrit la bouche.

Des bouquets d'arbres bordaient les deux côtés de la route et nous sentions la douce odeur des pins.

Au loin, dans l'air ardent de l'été, flottait le son musical tantôt vibrant, tantôt affaibli d'une cloche.

L'ombre des branches était bienvenue, car un soleil, très chaud, flamboyant, dans un ciel sans nuage, faisait monter des champs et des vallées une buée.

—Cela, c'est la cloche de Chipping Sodbury, dit enfin mon compagnon en épongeant sa face rougeaude. Voici l'église de Sodbury de ce côté, par-dessus la hauteur; puis, ici à droite, voici l'entrée du Parc de Badminton.

De hautes portes en fer, avec le léopard et le griffon qui sont les supports des armoiries de Beaufort, fixées au haut des piliers qui les flanquaient, s'ouvraient sur un beau parc formé de pelouses et de prairies, avec des bouquets d'arbres disséminés çà et là, et de grandes pièces d'eau, ou pullulaient les oiseaux sauvages.

À chaque détour de l'avenue sinueuse que nous parcourions à cheval, se présentait à nos yeux quelque beauté nouvelle, que le Fermier Brown me signalait et m'expliquait.

Il avait l'air aussi fier de cet endroit que s'il en eût été le propriétaire.

Ici c'était un ouvrage en rocaille où des milliers de pierres aux brillantes couleurs s'entrevoyaient sous les fougères et les plantes grimpantes qui avaient été placées de manière à les revêtir.

Là c'était un joli ruisseau babillard dont le lit avait été tracé de telle sorte qu'il franchissait en écumant un bord formé de roches à pic.

Ou bien c'était la statue d'une nymphe, d'un dieu des forêts, ou encore une retraite construite avec art et dissimulée sous les roses et les chèvrefeuilles.

Je n'avais jamais vu un parc disposé avec autant de goût, et c'était arrangé comme doit l'être toute œuvre d'art excellente, en suivant la nature de si près, que la seule différence consistait dans l'accumulation de ces ouvrages dans un espace aussi restreint.

Quelques années plus tard, notre goût anglais, si sain, fut gâté par le jardinage pédantesque des Hollandais, avec ses pièces d'eau remarquables par leur platitude et leurs lignes droites, par ses arbres qui tous étaient taillés, tous alignés, comme des grenadiers végétaux.

À vrai dire, je trouve que le Prince d'Orange et Sir William Temple sont amplement responsables de ce changement, mais aujourd'hui le mal est réparé, à ce que j'ai ouï dire, et nous avons cessé de vouloir en remontrer à la nature dans nos domaines d'agrément.

Comme nous approchions de la maison, nous arrivâmes près d'une vaste pelouse horizontale, où s'exerçaient des cavaliers.

À ce que m'apprit mon compagnon, ils avaient été recrutés uniquement dans la domesticité qui entourait la personne du Duc.

Après les avoir dépassée, nous traversâmes un bouquet d'arbres d'essences rares, et nous nous trouvâmes sur une vaste place sablée devant la façade de la maison.

L'édifice lui-même était de grande étendue, construit dans le nouveau style italien, plutôt en vue d'une installation confortable que pour s'y défendre, mais à une des ailes, on avait conservé, ainsi que mon compagnon me le montra, une partie du vieux donjon et des murs du château féodal du Botelers, qui avait l'air aussi déplacé qu'un vertugadin de la reine Elisabeth ajusté à une toilette de cour arrivée de Paris tout récemment.

On accédait à la principale entrée par une colonnade et un large escalier de marbre, sur les marches duquel se tenait debout un groupe de valets de pieds et de palefreniers, qui prirent nos chevaux, quand nous mîmes pied à terre.

Un intendant ou majordome grisonnant s'enquit de ce qui nous amenait, et en apprenant que nous désirions voir le Duc en personne, il nous dit que Sa Grâce donnerait audience aux étrangers dans l'après-midi à trois heures et demie.

Il ajouta qu'en attendant, le repas des hôtes venait d'être servi dans le hall, et que son maître entendait que personne de ceux qui viendraient à Badminton n'en partit affamé.

Mon compagnon et moi, nous fûmes fort heureux d'accepter l'invitation de l'intendant.

Aussi, après avoir visité la salle de bains, et pourvu aux soins qu'exigeait notre costume, nous suivîmes un valet de pied qui nous introduisit dans une vaste pièce où était déjà réunie la société.

Les hôtes devaient être au nombre d'environ cinquante ou soixante, jeunes, vieux, gentlemen et roturiers, offrant les types et les apparences les plus diverses.

Je remarquai que beaucoup d'entre eux jetaient autour d'eux des regards hautains et interrogateurs, dans les intervalles du service, comme si chacun s'étonnait de se voir dans une société aussi mêlée.

Le seul trait qui leur fût commun était l'accueil empressé qu'ils faisaient aux plats et aux bouteilles de vin.

On ne conversait guère, car il y avait fort peu de gens qui connussent leurs voisins.

C'étaient des soldats venus pour offrir leur épée et leurs services au lieutenant du Roi.

D'autres étaient des marchands de Bristol, qu'amenait le désir de faire quelque proposition ou suggestion relative à la sûreté de leurs biens.

Il y avait deux ou trois hauts fonctionnaires de la ville, qui étaient venus recevoir des instructions relatives à sa défense.

Je remarquai aussi par ci par là quelque fils d'Israël, qui avait trouvé le moyen de pénétrer jusque là dans l'espoir que ces temps de trouble lui amèneraient des personnages importants et de nobles emprunteurs.

Des marchands de chevaux, des selliers, des armuriers, des chirurgiens, et des clergymen formaient le reste de la compagnie qui était servie par une troupe de domestiques poudrés et en livrée.

Ils apportaient et remportaient les plats avec le silence et la dextérité qui annoncent une longue pratique.

La pièce contrastait avec la simplicité nue de la salle à manger de Sir Stephen Timewell, à Taunton, car elle était richement lambrissée à panneaux, et son pourtour décoré avec luxe.

Le parquet était fait de carrés en marbre blanc, ou noir.

Aux murailles revêtues de chêne poli, étaient suspendus, formant une longue série, les portraits de la famille de Somerset, à partir de Jean de Gand.

Le plafond était aussi orné avec goût de peintures représentant des fleurs et des nymphes, et on avait le temps de s'engourdir le cou avant d'y avoir tout admiré.

À l'autre bout de la salle s'ouvrait largement une cheminée de marbre blanc, au-dessus de laquelle étaient sculptés sur bois les lions et les lis des armoiries des Somerset.

Elles étaient surmontées d'une longue bande dorée qui portait la devise de la famille: Mutare vel timere sperno, (je dédaigne de changer ou de craindre).

Les tables massives, auxquelles nous étions assis, étaient couvertes de grands plats et de candélabres d'argent, et on y voyait briller la somptueuse argenterie qui avait rendu Badminton fameux.

Je ne pus m'empêcher de songer que si Decimus Saxon pouvait jeter les yeux sur tout cela, il ne perdrait pas un moment pour demander instamment que la guerre fût poussée dans cette direction.

Après le dîner, on conduisit tout le monde dans une petite antichambre, autour de laquelle se voyaient des sièges couverts de velours, et où nous devions attendre que le Duc fût prêt à nous recevoir.

Au centre de la pièce, il y avait plusieurs caisses à dessus de verre, et doublées de soie, dans lesquelles on voyait de petites verges d'acier et de fer, avec des tubes de cuivre et d'autres objets très polis, très ingénieux, bien qu'il me fût impossible de deviner dans quel but ils avaient été assemblés.

Un gentilhomme-chambellan fit le tour de la compagnie, avec du papier et une écritoire de corne, pour marquer nos noms et notre affaire.

Je m'adressai à lui pour savoir s'il ne serait pas possible d'avoir une audience rigoureusement en tête-à-tête.

—Sa Grâce ne donne jamais d'audience privée, répondit-il. Il est toujours entouré de ses conseillers intimes et des officiers à son service.

—Mais l'affaire en question est telle que lui seul doit l'entendre, insistai-je.

—Sa Grâce est d'avis qu'il n'y a aucune affaire qu'il doive être seul à entendre, dit le gentilhomme. C'est à vous de vous arranger de votre mieux, quand vous lui serez présenté. Toutefois je veux bien vous promettre que votre requête lui sera soumise, mais je vous avertir qu'elle ne sera point accueillie.

Je le remerciai de ses bons offices, et le quittai pour aller avec le fermier jeter un coup d'œil sur les singuliers petits engins contenus dans les caisses.

—Qu'est-ce que cela? demandai-je, jamais je n'ai rien vu de pareil.

—C'est, dit-il, l'ouvrage de ce fou de marquis de Worcester. Il était le grand-père du Duc, et il passait tout son temps à inventer et fabriquer de ces joujoux, mais ils n'ont jamais servi, ni à lui ni à d'autres. À présent regardez-moi cela. Celui qui a des roues s'appelait la machine à eau: il s'était mis en tête la baroque idée qu'en chauffant l'eau de cette chaudière que voici, on pourrait faire tourner les roues, et qu'ainsi on pourrait voyager sur des barres de fer plus vite qu'un cheval. Hou! j'engagerais bien ma vieille jument brune contre des mécaniques de cette sorte, jusqu'à la fin du monde. Mais reprenons nos places, car voilà le Duc.

Nous nous étions à peine assis avec les autres solliciteurs, que la porte s'ouvrit à deux battants.

Un homme trapu, gros, courtaud, d'une cinquantaine d'années, entra dans la pièce d'un air affairé, et la parcourut à grandes enjambées entre deux rangées de protégés qui s'inclinaient.

Il avait de grands yeux bleus, saillants, au-dessous desquels la peau formait deux grosses poches, et le visage jaune, blême.

Sur ses talons venaient une douzaine d'officiers, et de gens de naissance, aux perruques flottantes, aux épées sonores.

À peine avaient-ils franchi la porte d'en face qui conduisait dans la chambre même du Duc, que le gentilhomme à la liste appela un nom, qui commença le défilé des gens venus pour se trouver en présence du grand personnage.

—Il me semble que Sa Grâce n'est pas de très bonne humeur, dit le fermier Brown. Avez-vous remarqué, quand il a passé, comme il se mordait la lèvre inférieure?

—Il a pourtant l'air d'un gentilhomme bien pacifique, dis-je, mais Job et lui-même serait mis à une rude épreuve, s'il lui fallait recevoir tout ce monde dans un après-midi.

—Écoutez-moi cela! dit-il tout bas, en levant le doigt.

Et comme il parlait encore, on entendit la voix du Duc toute vibrante de colère, dans la chambre du fond, et un petit homme à figure pointue sortit et traversa l'antichambre en courant, comme si la frayeur lui avait fait perdre la tête.

—C'est un armurier de Bristol, dit à demi-voix un de mes voisins. Il est probable que le Duc n'a pu s'entendre avec lui sur les conditions d'un contrat.

—Non, dit un autre, c'est qu'il a fourni des sabres, à l'escadron de Sir Marmaduke Hyson, et l'on dit que les lames se ploient comme si elles étaient en plomb. Pour peu qu'elles aient servi, il est impossible de les faire rentrer dans le fourreau.

—L'homme de haute taille qui entre maintenant, dit le premier, est un inventeur. Il possède le secret d'un certain feu très meurtrier, dans le genre de celui que les Grecs ont employé contre les Turcs dans le Levant, et il désire le vendre pour mieux défendre Bristol.

Sans doute le feu grégeois ne parut pas indispensable au Duc, car l'inventeur sortit bientôt, la figure aussi rouge que si elle eût été en contact avec sa composition.

Celui qui se trouvait ensuite sur la liste était mon ami le brave fermier.

L'accent irrité qui l'accueillit, était de fâcheux augure pour le sort du cheval de quatre ans, mais une accalmie se produisit.

Le fermier sortit et vint se rasseoir en frottant ses grosses mains rouges avec satisfaction.

—Par dieu! dit-il tout bas, il s'est diablement emporté en commençant, mais ça s'est arrangé, et il m'a promis que si je paie l'entretien d'un dragon pour toute la durée de la guerre, on me rendra mon cheval pie.

J'étais resté assis pendant tout ce temps-là, me demandant quelle idée le ciel m'inspirerait pour mener mon affaire au milieu de ce fourmillement de solliciteurs, parmi cette cohue d'officiers qui entouraient le Duc.

S'il y avait eu la moindre chance d'obtenir une audience de lui par un autre moyen, je l'aurais saisie avec empressement, mais tout ce que j'avais tenté dans ce but avait échoué.

Si je ne saisissais pas cette occasion, il se pourrait que jamais je ne me retrouvasse en face de lui.

Mais lui était-il possible de réfléchir à une telle affaire, ou de la discuter en présence d'autres personnes?

Quelle chance avait-elle d'être examinée ainsi que cela convenait?

Alors même que ses dispositions le porteraient de ce côté, il n'oserait laisser entrevoir son indécision quand tant d'yeux étaient fixés sur lui.

Je fus tenté de prendre un autre motif pour expliquer ma venue, et de compter sur la fortune pour obtenir d'elle une chance plus favorable pour la remise de mes papiers.

Mais enfin cette chance pouvait ne point se présenter, et le temps pressait.

On disait qu'il retournerait à Bristol le lendemain.

Tout bien considéré, il me parut que je devais tirer le meilleur parti possible de ma situation actuelle et espérer que la discrétion et le sang-froid du Duc le décideraient à m'accorder une entrevue plus particulière, quand il aurait vu l'adresse inscrite sur mes dépêches.

J'avais à peine formé cette résolution que mon nom fut appelé.

Aussitôt je me levai et entrai dans la chambre du fond.

Elle était petite, mais fort haute, tendue de soie bleue, avec une large corniche dorée.

Au milieu se voyait une table carrée encombrée de piles de papiers.

De l'autre côté était Sa Grâce, en grande perruque retombant jusque sur ses épaules, la mine majestueuse, imposante.

Il avait ce même air insaisissable de la Cour, que j'avais remarqué tant chez Monmouth que chez Sir Gervas, et cela joint à ses traits bien marqués, énergiques, à ses grands yeux perçants, le désignait comme un meneur d'hommes.

Son secrétaire particulier était auprès de lui, notant ses ordres.

Les autres personnes étaient rangées derrière lui en demi-cercle, ou échangeaient des prises de tabac dans la profonde embrasure de la fenêtre.

—Marquez la commande faite à Smithson, disait-il lorsque j'entrai, cent casques, et autant de pièces de cuirasse, devants et dos, à tenir prêts pour mardi, en outre cent vingt fusils hollandais pour les mousquetaires, avec deux cents bêches en plus pour les ouvriers, marquez que cette commande sera tenue pour nulle et non avenue si elle n'est point exécutée au jour dit.

—C'est marqué, Votre Grâce.

—Capitaine Micah Clarke, dit le Duc, en lisant la liste qu'il avait devant lui. Que désirez-vous, capitaine?

—Il serait préférable que je puisse en entretenir Votre Grâce en particulier, répondis-je.

—Ah! c'est vous qui demandiez l'audience particulière? Eh bien, capitaine, voici mon conseil, et mon conseil est un autre moi-même. Ainsi donc vous pouvez vous regarder comme en tête-à-tête. Ce que je peux entendre, ils peuvent l'entendre. Pardieu, mon homme, au lieu de bégayer et de rouler de gros yeux, dites votre affaire.

Ma demande avait attiré l'attention de l'assistance.

Ceux qui étaient à la fenêtre se rapprochèrent de la table.

Rien ne pouvait être plus défavorable au succès de ma mission, et pourtant il n'y avait pas d'autre parti à prendre que de remettre mes dépêches.

Je puis le dire en toute conscience, et sans aucune vantardise, je ne redoutais rien pour moi-même.

Accomplir mon devoir était la seule pensée présente à mon esprit.

Et ici, je puis le dire une fois pour toutes, mes chers enfants, je parle de moi-même dans tout le cours de ce récit, avec la même liberté que s'il s'agissait d'un autre homme.

À dire vrai, le vigoureux et actif jeune homme de vingt et un ans était bien, en effet, un autre homme que le vieux bonhomme à tête grise assis au coin de la cheminée, et incapable de faire autre chose que de raconter des vieilles histoires aux petits.

Moins l'eau est profonde, plus elle éclabousse.

Aussi un faiseur d'embarras m'a toujours paru un objet méprisable.

J'espère donc que vous ne vous figurerez jamais que votre grand papa chante ses propres louanges, ou se pose en être supérieur à son prochain.

Je me borne à vous exposer les faits, aussi bien que je puis me les rappeler, avec une parfaite franchise, et dans toute leur vérité.

Mon court retard, mon hésitation avaient fait monter à la figure du Duc une vive rougeur de colère.

Aussi je tirai de ma poche intérieure le paquet de papiers, que je lui tendis en m'inclinant avec respect.

Lorsque ses yeux tombèrent sur la suscription, il eut un sursaut de surprise et d'agitation et fit un mouvement comme pour les cacher dans son habit.

Si tel fut son premier mouvement, il le maîtrisa et resta perdu dans des réflexions pendant une minute au moins les papiers à la main.

Puis, avec un rapide hochement de tête, de l'air d'un homme qui a pris son parti, il rompit les sceaux et parcourut le texte, qu'il jeta ensuite sur la table avec un rire amer.

—Qu'en dites-vous, gentilshommes, s'écria-t-il, en jetant autour de lui un regard dédaigneux, que pensez-vous que soit ce message particulier? C'est une lettre que le traître Monmouth m'adresse pour m'inviter à abandonner le service de mon souverain naturel et à tirer l'épée en sa faveur. Si j'agis ainsi, je puis compter sur la grâce de sa faveur et de sa protection. Sinon, j'encours la confiscation, le bannissement et la ruine. Il croit que la loyauté de Beaufort s'achète comme la marchandise d'un colporteur, ou qu'on peut le contraindre à s'en départir par un langage menaçant. Le descendant de Jean de Gand rendra donc hommage au rejeton d'une actrice ambulante!

Plusieurs des personnes présentes se dressèrent brusquement, et un bourdonnement général de surprise et de colère succéda aux paroles du Duc.

Il resta assis les sourcils baissés, frappant le sol du pied et remuant les papiers sur la table.

—Qu'est-ce qui a élevé ses espérances à une telle hauteur? s'écria-t-il. Comment ose-t-il envoyer une pareille lettre à un homme de ma qualité. Est-ce parce qu'il a vu une meute de méprisables miliciens lui montrer les talons, et parce qu'il a fait quitter la charrue à quelques centaines de mangeurs de lard pour les décider à suivre son drapeau, qu'il ose tenir un pareil langage au Président des Galles? Mais vous me rendrez témoignage des dispositions avec lesquelles je l'ai accueilli.

—Nous saurons mettre votre Grâce à l'abri de tout danger d'être calomniée sur ce point, dit un officier d'un certain âge dont la remarque fut suivie d'un murmure approbateur de tous les autres.

—Et vous, s'écria Beaufort, en élevant la voix et dirigeant sur moi ses yeux flamboyants, qui êtes-vous pour oser porter un pareil message à Badminton? Vous avez certainement donné congé à votre bon sens, avant de partir pour une commission de cette sorte.

—Ici comme partout ailleurs je suis dans la main de Dieu, répondis-je, dans un éclair du fatalisme paternel. J'ai fait ce que j'avais promis de faire. Le reste ne me regarde point.

—Vous allez voir que cela vous regarde de fort près, hurla-t-il, en s'élançant de son siège et arpentant la pièce, de si près que cela mettra fin à toutes les autres choses de ce monde qui vous regardent. Qu'on appelle les hallebardiers du premier vestibule! Maintenant, mon homme, qu'avez-vous à dire pour votre défense?

—Il n'y a rien à dire, répondis-je.

—Mais il y a quelque chose à faire, répliqua-t-il avec un redoublement de fureur. Qu'on saisisse cet homme et qu'on lui lie les mains!

Quatre hallebardiers, qui avaient répondu à l'appel du Duc, s'avancèrent et mirent la main sur moi.

Résister eût été de la folie, car je n'avais nulle intention de malmener des gens qui faisaient leur devoir.

J'étais venu en acceptant mon destin, et si ce destin devait être la mort, ainsi que cela semblait alors très probable, il faudrait m'y résigner comme à une chose prévue.

Alors me revinrent à la pensée ces vers distiques que Maître Chillingfoot avait toujours recommandés à notre admiration:

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