Mienne: roman
The Project Gutenberg eBook of Mienne: roman
Title: Mienne: roman
Author: Thierry Sandre
Release date: May 29, 2022 [eBook #68199]
                Most recently updated: October 18, 2024
Language: French
Original publication: France: Edgar Malfère, 1923
Credits: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)
MIENNE
JUSTIFICATION DU TIRAGE
| Il a été tiré | 
| 5 exemplaires sur Japon, numérotés de 1 à 5. | 
| 15 exemplaires sur Hollande, numérotés de 6 à 20. | 
| 30 exemplaires sur Arches, numérotés de 21 à 50. | 
| La présente édition est l’édition originale de cet ouvrage. | 
Tous droits de reproduction réservés.
Copyright 1923 by Edgar Malfère.
BIBLIOTHÈQUE DU HÉRISSON
THIERRY SANDRE
MIENNE
ROMAN
car c’est vous seul qui pouvez la
rendre heureuse.»
AMIENS
LIBRAIRIE EDGAR MALFÈRE
7, RUE DELAMBRE, 7
1923
Treizième mille.
ON TROUVE CHEZ LE MÊME ÉDITEUR:
Jean Second: LE LIVRE DES BAISERS, texte latin de Jean Second accompagné d’une traduction par Thierry Sandre, précédé d’un poème de Pierre Louys, suivi de quelques imitations de Ronsard, Baïf et Belleau, le tout dédié à l’unique Psyché.
Joachim du Bellay: LES AMOURS DE FAUSTINE. Poésies latines traduites pour la première fois et publiées avec une introduction et des notes par Thierry Sandre.
PROCHAINEMENT:
Musée: LA TOUCHANTE AVENTURE DE HÉRO ET LÉANDRE remise au jour, traduite en prose nouvellement et publiée, avec la translation en vers qu’en fit Clément Marot et quelques autres pièces utiles ou curieuses, par Thierry Sandre.
A FRANCIS CARCO,
amicalement
et en souvenir des jours
de Jean-Marc Bernard, de Jean Pellerin
et de Paul-René Cousin,
jours heureux.
Le 9 août 1923.
VOUS désiriez savoir ce qu’il y a de vrai dans cette aventure où mon nom fut mêlé et dont une partie de la presse parisienne s’est longuement occupée pendant au moins trois jours? Vous l’auriez su plus tôt, chère vieille grande amie qui connaissez à peu près tout de mon existence, ou tout ce qui en est avouable, même à la chère vieille grande amie que vous êtes pour moi; vous l’auriez su plus tôt, n’en doutez point, si j’avais appris plus tôt que vous désiriez le savoir. Mais, dans la soirée du jour où le scandale éclata, je quittai Paris en ordonnant à ma concierge de garder mon courrier jusqu’à nouvel ordre. Je me promettais de ne lui donner ce nouvel ordre qu’après un mois de silence: pendant un mois je voulais disparaître, être seul, être loin, je voulais ne pas déplier un journal, ne pas ouvrir une lettre, même une lettre de vous, chère vieille grande amie; et vous me pardonnerez quand vous saurez tout, puisque je suis prêt à vous en dire plus que vous ne désiriez en savoir peut-être: et vous saurez tout, parce que j’ai besoin d’un confident,—mieux: d’une confidente, car les femmes sont seules dignes, à mon avis, de porter le poids de certaines confidences.
Votre lettre m’est enfin arrivée aujourd’hui, avec une cinquantaine d’enveloppes que je n’ai pas encore décachetées. Elle m’appelle aux confidences? Mais comment n’ai-je pas songé à me réfugier tout de suite auprès de vous? J’y ai songé. C’est une pudeur qui m’a retenu, l’indispensable pudeur de l’amitié, vertu difficile dont on fit justement une déesse en des temps plus barbares que le nôtre. Il y a des secrets que la bouche refuse de révéler, même à voix basse. Ainsi chacun de nous, souvent, à l’insu de ceux qu’il aime, enferme dans son cœur de quoi composer un drame. Si l’on pouvait y voir jusqu’au fond, quelles tragédies ne découvrirait-on pas dans le cœur des moins suspects? Nous côtoyons à tout instant des abîmes, et nous sommes devant nos plus chers amis comme ces anarchistes qui ont l’air timide et cachent dans leur poche une bombe dont un rien provoquerait l’explosion.
Doit-on avouer qu’on est dangereux? On peut s’en vanter, certes, car à notre époque on est volontiers vaniteux, et vaniteux sans propos, à moins que l’on ne se montre humble sans plus de propos, autre forme de vanité; mais qui oserait avouer simplement? La franchise est terrible. Si je ne vous le disais pas, je dirais que je n’ai jamais rencontré d’homme ni de femme sincère: nous avons peur de nous faire voir tels que nous sommes, et nous préférons par scrupule ressembler à tout le monde, ou par orgueil nous mettre en scène comme des monstres que nous ne sommes pas toujours. N’étant pas meilleur qu’un autre, je serais incapable de livrer devant vous, sous votre regard, chère vieille grande amie, le secret de mon cœur. Mais je peux vous écrire ce que je me senss incapable de vous avouer de vive voix. Et je veux vous l’écrire. Aussi bien je me laisserai moins facilement emporter que si je parlais. En parlant, le mieux disposé risque d’être dupe de ses intentions, et de s’apitoyer sur son propre compte ou de se noircir à l’excès, car la parole grise, et la vérité ne peut qu’y perdre. Or je vous ai promis la vérité, et vous saurez tout de ce scandale qui vous inquiéta.
Et d’abord, il ne faut point user d’un si grand mot pour ce qui ne fut qu’un incident. Quelques journalistes se sont plu à en exagérer l’importance parce qu’ils manquaient à ce moment de sujets de chroniques. Pour moi, je ne m’émeus guère des traits que plusieurs de ces messieurs ne me ménagent pas depuis quinze ans que j’expose au Salon des pierres sculptées: ils gagnent leur vie comme ils peuvent, ces malheureux, et c’est sans méchanceté que, le plus souvent, ils déshonorent une famille ou réduisent un artiste à la misère dont ils ne sont pas sortis. La plupart d’entre eux seraient bien en peine si on leur remontrait qu’ils assument trop légèrement de lourdes responsabilités. Au reste, vais-je vous laisser croire longtemps que mon affaire fut si grave?
J’avais envoyé cette année au Salon un simple moulage, faute de temps, et aussi parce que j’étais sans goût pour tailler dans la pierre une œuvre autour de laquelle j’attendais moins de bruit. Une œuvre d’art, poème, tableau, sonate ou statue, n’est belle que si elle saigne du sang de l’artiste; nul artiste ne l’ignore et ne s’y trompe; les profanes, eux, parlent d’imagination: nous voyons autrement, mais l’ignorance de la foule nous permet de souffrir en public sans crainte d’être surpris sous le voile de l’art: et j’espérais que ma statue de cette année passerait insoupçonnable. C’était une femme, nue, couchée sur le côté droit, les jambes ramenées le long des cuisses relevées, et le visage enfoui dans le creux des bras croisés haut: étude évidente d’une torsion de buste toute en souplesse, étude sans quoi que ce fût de hardi, et l’on n’apercevait de la poitrine de cette femme que la naissance du sein gauche. Il n’y avait rien là, vous le concevez, qui pût arrêter la foule. Le temps n’est plus où Clésinger, pour s’astreindre aux convenances, ajoutait un aspic à sa Rêverie d’Amour afin qu’on la tolérât sous le nom qu’elle a toujours de Femme au Serpent. Rien ne m’empêchait d’appeler mon œuvre: Souvenir, titre modeste, et banal à souhait. Bref, une semaine entière s’écoula depuis le jour du vernissage, et ma statue n’avait été remarquée à peu près par personne, et deux critiques seulement l’avaient signalée en quatre mots comme honorable, sans plus.
L’incident eut lieu le huitième jour, soudain. J’appris, par des reporteurs qui venaient m’interroger, qu’un inconnu s’était jeté comme un furieux sur le moulage de mon Souvenir et l’avait détruit à coups de marteau.
—Un inconnu? demandai-je.
—La police ne donne que les initiales de son nom.
Et on me les répéta.
—Ce détail vous éclaire-t-il?
—Non, répondis-je.
—C’est un fou, proposa l’un des journalistes.
—Je ne crois pas, dit un autre, puisque le marteau trouve la préméditation.
Ils discutaient entre eux et ne prenaient pas garde à mon silence. Après quelques phrases violentes ou spirituelles, sans un regret pour mon œuvre perdue, ils conclurent que le vandale, le barbare, et l’iconoclaste, ne pouvait être qu’un maniaque ennemi de la liberté dans l’art, du nu, de l’obscène et de la pornographie. Conclusion précipitée, et savoureuse façon de me défendre, mais conclusion moins puérile que feinte, chacun d’eux désirant persuader à ses confrères qu’il la répandrait et supputant déjà qu’un furieux dont la police réservait le nom, ne devait pas être n’importe qui. Mon silence témoignait qu’ils se trouvaient en face d’un petit mystère.
Quand ils surent, le lendemain, que j’avais quitté Paris en demandant à la police que l’affaire n’eût pas de suites, ils me punirent de ma discrétion par des perfidies à double entente, de saugrenues hypothèses, et des échos impudents. Mais je n’en fus informé que plus tard, lorsqu’il était trop tard pour exiger des rectifications où pour distribuer quelques gifles. Paris oublie si vite! Lui remettrais-je aujourd’hui en mémoire ce scandale périmé?
Voilà toute l’affaire, mon amie: Toute l’affaire officielle, naturellement. Considérée de haut, elle est bien, comme je vous l’avais annoncé, sans importance, et elle ne valait pas le tapage qu’on fit autour d’elle. Pour tout le monde, elle peut demeurer inexpliquée et ne mériter point d’explications. Pour vous, chère vieille grande amie qui avez la complaisance de vous intéresser à moi, je conterai le plus fidèlement possible l’histoire dont le scandale de mon Souvenir détruit n’est que le dénouement, ou du moins le dernier épisode, car tout n’est peut-être pas encore fini.
N’attendez pas que mes confidences vous révèlent des aventures extraordinaires: ne serais-je pas un piètre conteur de commencer mon récit par le dernier chapitre? C’est le secret de ma vie que je vais vous conter. Ne souriez pas. Je n’ai que trente ans, et vous, fière de vos soixante-dix ans que vous opposez toujours à mon inexpérience, vous me répéterez que je nais à peine. Mais un homme, à trente ans, joue sa vie; plus tôt, il se cherche; plus tard, il se surclasse. Acceptez cette formule qui n’est qu’une formule, chère vieille grande amie, et vous accepterez mieux que, vous ayant à peu près tout confié des secrets de ma jeunesse, j’aie pu vous dérober pendant quelque temps le secret de ma trentaine: il ne m’appartenait pas en toute propriété, et il me semblait capital, parce que je ne suis qu’un homme entre ces pauvres hommes qui voudraient bien qu’après tant de peines endurées pour l’attendrir, le bonheur ne fût pas une invention charitable des poètes.
On ne prononce de certains mots qu’avec appréhension: bonheur est de ceux-là, et d’instinct on l’écrirait volontiers par une majuscule, si l’on ne redoutait pas aussi de le charger d’emphase. A mesure que l’humanité vieillit et que dans son progrès elle abandonne peu à peu les dieux successifs qu’elle a révérés sous différents noms, elle tend à ne plus se dissimuler qu’elle n’en eut réellement jamais qu’un seul et qu’elle n’en aura peut-être jamais d’autre; et c’est celui que les prudents n’osent pas nommer: le Bonheur. Mais on croit moins aux dieux peut-être qu’on n’aimerait à y croire, et, si les hommes étaient plus assurés que le bonheur fût de ce monde, ils le révéreraient avec une ardeur moindre.
Pour ma part, j’ai laissé de ma laine aux buissons des sentiers où j’ai flâné. Je préférais d’abord les sentiers abrupts que le hasard emplit de surprises: mon imagination aimait à vagabonder, et l’univers s’ouvrait devant mes yeux comme un incunable aux gravures charmantes dont j’étais trop jeune pour apprécier la saveur. J’y en trouvais une, que j’y mettais, je n’en disconviens pas; mais j’avais ainsi le tort d’être un enfant précoce. Je désirai trop tôt de savoir ce que signifiaient les dessins mystérieux qui couvraient sur deux colonnes la plupart des pages de ce magnifique exemplaire du Jardin de Plaisance que mon père m’avait abandonné généreusement. Hélas! je lus trop, je ne m’en tins pas au Jardin de Plaisance, qui suffisait d’ailleurs à marquer ma destinée, et les livres les plus beaux ne sont gorgés que du désenchantement de leurs auteurs. On ne résiste pas à la tristesse qu’impose le génie. Elle enveloppe, elle prend, elle emporte. Loin d’affaiblir cependant, elle soutient et nourrit en quelque façon celui qu’elle envoûte. Et l’univers assombri ressuscite avec un charme neuf. Joies incomparables du pessimisme, danger séduisant, trébuchet des âmes jeunes, qui vous expliquera? Mais il faut avoir eu l’enfance difficile pour affronter sous de tels auspices les rigueurs attendues de la vie.
A quinze ans, j’étais persuadé que le bonheur n’est pas de ce monde. Il m’avait manqué les caresses d’une mère, qui mourut en m’enfantant. Ce que j’apprenais des hommes peu à peu par les offenses involontaires qu’ils m’infligeaient, me rétrécissait le cœur. Le travail, où je me réfugiai, me sauva. A quinze ans, orphelin désemparé dans les remous de mon siècle, je niais à peu près tout. A vingt ans, j’étais moins ambitieux: je n’osais rien affirmer. Je déroutais seulement mon inquiétude à force de labeur. J’avais entrepris de représenter des êtres vivants, puis des rêves, voire des idées, dans des blocs d’argile que je pétrissais voluptueusement, car l’argile cède aux doigts comme un corps de femme, et je m’attaquais à la pierre même, qui déconcerte autant qu’une âme de jeune fille. Si je compare mes déceptions à celles que doit éprouver un écrivain pour exprimer d’une matière aussi liquide que les mots tout ce qu’il sent ou tout ce qu’il pense, je peux me féliciter d’avoir choisi la sculpture. Mais satisfait, pouvais-je l’être? Toute œuvre réalisée est toujours inférieure au projet d’où elle sortit. Les artistes les plus grands sont les plus malheureux des hommes. J’ai souvent pleuré de n’être pas même un de ces artistes les plus grands. Dans ma vingtième année, j’ai souffert surtout parce que je doutais.
Il me serait facile ici, pour les besoins de ma cause, d’intenter procès à mon époque. Je répudie ces subterfuges. Il est vrai que je suis né à un moment des siècles où l’orgueil de l’individu s’est trouvé débridé par cette espèce de divinisation laïque de l’être humain que la doctrine de Luther a fait accepter sous le masque du libéralisme, alors que, dans le même temps, par un retour curieux, les masses d’individus groupés que sont devenues les nations allaient se précipiter sans intelligence vers un gouffre au fond duquel devait se dissoudre la dignité méprisée de la personne humaine. Il est vrai que toute une génération, héritière d’un siècle de théories contradictoires, a été ballottée au milieu d’erreurs morales et métaphysiques excessives et déprimantes, et que, dans l’alternative où elle fut jetée, ou de l’acceptation d’un destin qu’on sentait provisoire si l’on croyait encore à la vertu des formules républicaines, ou du renoncement total à ces droits de l’homme qu’un peuple enthousiaste avait proclamés avec imprudence, si l’on songeait à résoudre la question politique, dès lors quotidienne, par le socialisme ou la monarchie, elle fut une génération inquiète. Il est vrai que, dans de telles conjonctures où les égoïsmes du dehors et du dedans couvaient de vagues menaces, quiconque osait réfléchir n’osait rien entreprendre à long terme. Et les artistes mêmes, quantité négligeable au regard de la foule, élite submergée, burent le vin lourd des époques incertaines. Mais à quoi bon déclamer? Chacun de nous disparaît dans les tourbillons de l’Histoire, qui se rit de nos raisonnements. Je voulais relever sans plus que je suis de ceux qui ont grandi sous un ciel d’angoisse, qui ont pressenti tout jeunes qu’ils serviraient de gré ou de force à de grandes aventures nationales, qui ont prévu le peu de bonheur probable que le destin leur mesurait, qui eurent vingt ans aux abords de 1910, et qui allèrent vers leur destin, en se sachant écrasés d’avance, sans plainte, sans morgue, le regard droit, la bouche close, le cœur pantelant.
Un mot me presse, que j’ai retardé, que je ne peux pas ne pas écrire: la guerre. 1914. La guerre. Chaque fois que j’écris ce mot redoutable, mes yeux se troublent, je pose ma plume, et je suis envahi de souvenirs. On a dit beaucoup de choses sur la guerre de 1914. On en dira beaucoup de choses encore. Elle nous domine. Moi qui la fis comme combattant dans les rangs de l’infanterie, moi qui la vis d’en bas, de tout près, de trop près pour en parler sans passion, je ne peux rien en dire, sinon qu’elle a du moins révélé brusquement à plusieurs millions d’hommes à la fois ce que c’est que le malheur. De calamité si étendue, on n’avait pas d’exemple. Tous les pays, ni tous les hommes d’un même pays, n’en furent point frappés de la même manière. Mais les hommes qui en souffrirent le plus, ceux qui en furent les ouvriers enthousiastes ou contraints, je sais ce qu’ils ont retiré de l’épreuve. Ils sont mes frères, je les connais. Qui ne fut pas soldat à côté d’eux, ne les connaîtra jamais: ils ont, la guerre finie, gardé le silence et la dignité de leurs jours de misère. C’est qu’ils sont revenus des champs de la mort avec une vertu souveraine qui ne s’acquiert que par la souffrance: la pitié. Ces hommes ont vu l’épouvantable visage de la Gorgone: ils ont vu, je dis vu, senti, touché le malheur. Ils en demeurent imprégnés. Ils en demeurent pour toujours animés d’une émouvante tendresse. Ceux qui tuaient ont appris combien la mort est facile et la vie précaire: affreuse révélation, d’où leur vint le désir d’oublier tant d’horreurs encourues, et d’achever ce qui leur restait de vie, de vie précaire, dans la tendresse dont ils convoitaient le repos.
Repos! Tendresse! Pitié! Vœu de tous les hommes, quelle que soit leur existence! Cris terribles du jour, quand amour est le cri déchirant de la nuit! Pseudonymes effrayés du dieu qu’on n’ose pas nommer de son vrai nom! De quel sinistre éclat ne retentissez-vous point dans le désert qu’est une âme humaine! Mais la divinité qui se dérobe est sourde, et la voix s’épuise qui la supplie, et le malheureux se retrouve en face de son malheur qu’il ne reconnaît plus ou qu’il ne reconnaît que pour s’en accuser. Hélas! à vouloir porter trop haut la cause de ses peines, on risque d’attirer sur soi le blâme et les sourires. Et quel mérite excuserait tant de présomption? Et ne saurons-nous pas rester des hommes capables d’assumer leur part, leur grande part de responsabilité? Et n’aurons-nous pas le courage de subir humblement jusqu’au bout la vie que nous voulûmes?
Comme tout le monde, je suis pour une grande part responsable du malheur de ma vie. J’étais revenu des champs de la mort; désormais je pouvais disposer de ma liberté. J’avais échappé par chance au hasard des batailles; la paix me rendait à mes travaux, à mes rêves, à mes projets, à mon art, peu importe dans quelles conditions. Sous un ciel délivré de ses nuages, je pouvais essayer de reprendre, à trente ans, une existence que pratiquement je n’avais pas encore commencée: je redevenais, je devenais enfin un homme, maître de son petit domaine. Je ne me dissimule pas que j’avais tout loisir de mener ma barque où il me plairait. Si je ne l’y ai pas menée, je n’accuse personne; je n’accuse que moi seul, que ma jeunesse tourmentée peut-être exposait aux faiblesses d’un cœur tendre. Mais comme je ne veux pas avoir l’air de tirer vanité de ma faute, j’ajouterai qu’il sied de me tenir compte aussi d’un élément qui entre dans presque toutes les combinaisons humaines: c’est le hasard.
UN enfant qui ne fut pas élevé par sa mère arrive à l’âge d’homme en méprisant les femmes, ou en les craignant, ce qui revient souvent au même. Tout jeune, je méprisais aussi les femmes, par précaution. C’est pourquoi je fus bouleversé par la première qui m’émut.
J’avais dix-neuf ans, et je venais de recevoir des félicitations d’un vieux sculpteur, membre de l’Institut, mais grand artiste, pour une Salomé que j’avais soumise à son jugement et qu’il avait eu l’indulgence de regarder. La bonté de ce vieillard me stimula. Je crus avec moins d’incertitude que je pouvais suivre le chemin où je m’étais engagé. Je passai plusieurs semaines dans la joie. Je travaillais quatorze heures par jour, et je ne m’arrêtais que lorsque mes mains fatiguées ne m’obéissaient plus. Alors je souriais d’aise.
Résolument, je m’étais mis de bonne heure à tailler mes projets en pleine matière définitive. Il me passionnait de jouer la difficulté; je comprends aujourd’hui que j’y cherchais un apaisement. Mais à cette époque j’étais heureux de la peine que je me donnais, outre que je risquais, à chaque œuvre nouvelle, de dépenser en pure perte des sommes d’argent relativement importantes qu’il me fallait chercher ailleurs par des besognes commerciales. Je n’étais pas riche. Mon père, indifférent, m’avait abandonné dès mes premières paroles aux soins d’un oncle, du reste gêné, qui ne me pardonnait ni mes rêveries d’enfant ni l’antipathie que, jeune homme, j’avais montrée pour la médecine. Bref, comme je ne pouvais pas espérer un héritage que les débauches de mon père compromettaient fortement, je me suffisais en fournissant à d’industrieux intermédiaires soit des maquettes de statues que je retrouvais ensuite au Salon, corrigées ou respectées par quelqu’un de ces amateurs au nom illustre qui encombrent toutes les classes de l’art, soit des sujets achevés que des marchands répandaient à plusieurs centaines d’exemplaires en simili-bronze pour dégoûter évidemment de la sculpture les petits bourgeois provinciaux, soit encore des dessins de meubles hardis à l’intention des snobs, soit même des modèles de robes destinés aux couturiers du VIIIᵉ arrondissement. Ainsi je gagnais, non sans heurts, assez d’argent pour ne rien demander à mon oncle et pour me procurer de surcroît les blocs de pierre dont j’aventurais tranquillement le prix.
Ces détails, sur lesquels j’ai l’air de m’appesantir, ne sont pas sans intérêt pour moi: je m’y révèle tout entier, consciencieux à la fois et téméraire. Mais j’en sortirai. J’hésite peut-être encore un peu de toucher à mon secret. Nous éprouvons tant de répugnance à nous laisser pénétrer! D’autres l’ont remarqué avant moi: en France, et ailleurs aussi sans doute, dans tous les pays fiers de leur civilisation, un homme consent moins à paraître tel qu’il est que tel que paraissent être ceux qu’il appelle, d’un mot décisif, ses semblables. Par crainte du ridicule, fondement de toute société qui a souci de sa gloire, un homme cache qu’il est capable de n’être point pareil à ses voisins, et singulièrement quand l’amour est en jeu. On n’ignore pas que trois hommes réunis au fumoir, après dîner, ne sauraient causer que de femmes, et presque toujours de la façon la moins digne, comme s’ils éprouvaient, à rabaisser les indispensables compagnes de leurs joies et de leurs douleurs, le besoin trouble de s’avilir eux-mêmes. C’est une espèce de tradition, je le sais bien, et qui garde sa rigueur lorsque ces hommes sont à jeun; et je ne doute pas que chacun d’eux, pris à part, ne soit peut-être écœuré des propos qu’il recueillit avec complaisance ou qu’il tint lâchement; mais qui aurait le courage de se singulariser, dans cette bourgeoisie qui tend à devenir la classe unique de notre France, en avouant qu’il ne méprise ni les femmes ni l’amour? Irai-je affronter le ridicule sans quelques réticences?
Je ne me crois certes pas foncièrement différent des hommes d’aujourd’hui. Ils peuvent sembler plus occupés de soucis plus immédiats, car il nous plaît assez de nous guinder. Quel homme n’a pas aimé cependant? Quel homme osera dire qu’il n’a pas tressailli, au moins une fois, à l’attrait d’une femme, à l’espoir de la conquérir, au regret de la perdre? Pourtant, lorsque je veux me remémorer quelle histoire d’amour m’a touché le mieux entre tant d’histoires que les poètes nous ont contées, je m’en rappelle dix, vingt, trente, dont le personnage principal est une femme, et fort peu dont un homme soit le héros. Les poètes sont-ils à ce point timides? Et pourquoi, contre si peu d’interprètes trouvés dans le cours des âges par la passion de Tristan, la désolante aventure de Don Juan a-t-elle été si souvent reprise? Un homme ne peut-il faire figure sans déroger que de séducteur et de bourreau? La passion d’amour est-elle donc le privilège des femmes, ou les hommes la tiennent-ils, dans leur éternelle fatuité, pour une faiblesse qui les déshonore? Mais combien de malentendus ont dû naître entre les meilleurs amants, si l’un des deux résistait à sa franchise!
Faut-il que je précise ici qu’en vieillissant, ou parce que j’aimai, je regardai l’amour avec des yeux sérieux? J’en eus la révélation nécessaire, au moment qu’un vieux sculpteur m’encourageait dans mes travaux et que peu à peu montait autour de moi l’appréhension d’une catastrophe universelle, deux choses propres à me faire perdre mon sang-froid ou à me précipiter aux pires erreurs. Encore est-il bon que je dise aussi sans plus attendre que ce n’est point sur le moment que je pris conscience de tout le pathétique de cette révélation. Le hasard seul, si l’on refuse comme moi d’y voir une volonté mystérieuse, me donna par la suite la vraie mesure de ce qui ne fut d’abord à peu près rien.
Fier, comme s’il en eût été l’instigateur, du succès de ma Salomé, mon oncle m’avait invité à passer le mois de juillet dans sa petite villa de la côte normande. C’était une maisonnette fort simple, construite à peu de frais en un temps où l’endroit n’était pas encore à la mode, et qui gagnait chaque année de la valeur parce qu’elle était bien située. Mon oncle songeait à la vendre pour en placer le bénéfice, qu’il supputait considérable, en viager. Il songea sans doute que la présence chez lui d’un neveu dont quelques journaux avaient parlé en termes flatteurs, rehausserait le prix de la maison et rappellerait l’attention des acquéreurs éventuels. Il m’invita. J’avais besoin de repos après mes récents excès de travail. Je m’y rendis, emmenant pour tout bagage une énorme valise de cuir fauve. J’ai oublié bien des choses moins anciennes. Je n’ai rien oublié des moindres circonstances de ce séjour chez mon oncle. Je les évoquai trop souvent depuis.
M’y voici donc. Quel éblouissement! Nos voisins avaient une invitée, une vieille dame aux cheveux blancs, arrivée deux jours avant moi. Mon oncle la connaissait à peine, mais il connaissait intimement les voisins, bourgeois cossus, industriels retirés des affaires. Tous m’accueillirent avec un intérêt qui m’eût paru exagéré, car au milieu de mes plus vives ardeurs j’ai toujours gardé le sentiment du ridicule, si je ne m’étais pas ému tout à coup de me trouver devant la nièce de la vieille dame, une jeune fille dont le moins que je puisse dire, ou redire, est qu’elle me bouleversa.
Je redirai que j’avais dix-neuf ans. Elle en avait quinze ou seize. La beauté féminine était en quelque sorte de mon commerce familier. Réduite en ses éléments par mes études, admirée dans les innombrables représentations que nous ont transmises les siècles, vue sur tant de corps de modèles que j’avais eus sous les yeux, détaillée et reconstituée par mes mains, elle ne pouvait guère m’offrir d’autre surprise que celle qu’offre toujours à un artiste une beauté vivante. Ce n’est donc point par sa seule beauté que cette jeune fille me frappa, et je l’affirme aujourd’hui d’autant plus calmement qu’il me souvient que je ne pensai pas à l’examiner comme j’avais coutume d’examiner d’instinct toute femme belle que je rencontrais. Mais je n’affirme pas que je ne la jugeai pas d’ensemble plus belle que les autres femmes. J’eus seulement l’impression très nette qu’elle était différente, qu’il y avait d’une part les autres femmes, toutes les autres femmes, et d’autre part cette jeune fille. Et qu’elle fût jeune fille et non point femme, c’est une distinction que je ne fis pas non plus d’abord.
J’étais allé chez mon oncle pour y prendre du repos. J’y trouvai l’amour. Au milieu de mes longues promenades à pied dans la campagne et des heures que je restais assis au fond de notre jardin à épier des sorties ou des rentrées qui me troublaient chaque fois, je connus que j’aimais. Un pareil événement donnait un démenti formel à mes opinions. Mon pessimisme d’adolescent avait fondu soudain. Était-ce possible? J’en demeurais charmé.
Je voyais souvent la jeune fille. Nous causions. Elle me parlait librement de toutes choses. Nous discutions aussi parfois, et j’étais ravi lorsqu’en fin de compte je m’apercevais que nous avions tous deux bien des goûts et des sentiments sinon identiques, du moins parallèles. Elle ne mettait dans nos entretiens aucune coquetterie. J’étais de mon côté toujours en surveillance. Rien ne trahissait, je le crois encore, que j’eusse pour elle le moindre penchant, et rien ne me permettait de supposer qu’elle en pût avoir pour moi.
Le charme durait depuis quinze jours, quand, un dimanche matin, mon oncle entra dans ma chambre comme je m’éveillais à peine, et me dit sans détour:
—Mon petit, tu vas me faire le plaisir de préparer ta valise et de filer par le train de midi trente.
Mes yeux s’écarquillèrent.
—Sois plus poli, continua mon oncle, et ne joue pas l’innocent avec moi.
—L’innocent? demandai-je, véritablement étonné.
—Ne m’interromps pas. Où te crois-tu donc? Je m’imaginais que, l’âge aidant, tu étais devenu sérieux. Mais je me suis trompé. En tout cas, que tu sois sérieux ou non, je ne tolérerai pas que tu profites de mon hospitalité pour abuser plus longtemps d’une gamine.
—Moi? criai-je.
J’avais rougi comme sous une gifle.
—Je n’ignore rien, articula mon oncle. Je viens de tout apprendre. Et l’on m’a prié de t’éloigner. C’est du propre!
Le pauvre homme était plus confus que mécontent. Je l’assurai que j’avais été correct.
—N’importe, conclut-il. Je veux croire que tu ne t’es pas conduit en goujat. Mais cette petite n’est plus la même depuis que tu es ici, et sa tante désire que l’aventure ne se prolonge point.
Et je partis en effet par le train de midi trente, avec mon énorme valise de cuir fauve, sans avoir revu celle à qui je devais de si simple façon la révélation de l’amour. Toute ma vie allait dépendre de cette aventure minime.
SI j’essayais de réduire les sentiments divers que j’éprouvai pendant cette quinzaine de jours où plus rien n’exista pour moi que cette jeune fille tout de suite aimée, j’étais obligé de reconnaître qu’au fond de mon enthousiasme il n’y avait que de l’égoïsme.
—Elle n’est plus la même depuis que tu es ici, m’a dit mon oncle, songeais-je dans le train qui m’emportait loin d’elle. Elle m’aimait donc? Elle aurait donc pu être à moi?
Pensée mesquine, je le concède, où je retrouvais, non sans amertume, ce goût du triomphe et cette fatuité de propriétaire qui, soupçonnés seulement, m’avaient fait mépriser d’abord les hommes pour leur suffisance, et les femmes pour leur résignation. Mais je pensais presque aussitôt:
—Qui sait si je n’aurais pas pu la rendre heureuse?
Et je ne me jugeai pas plus beau d’avoir ainsi pensé: je ne voyais encore là que de l’égoïsme. Ce n’est que bien plus tard que je compris que mon dernier regret rachetait l’apparente lâcheté du premier, car on aime quand on désire se dévouer; et ce n’est qu’à présent que je constate que j’aimai totalement d’emblée: je voulais faire le bonheur de celle qui eût fait le mien.
Quelle dérision! Quel espoir! Quelle vanité! Même si tout ce qui nous vient du dehors ne nous empêchait pas de réaliser nos plus chers désirs, nous saurions nous en empêcher nous-mêmes, tant nous avons peu de soin de notre propre intérêt. Nous sommes tous égoïstes, mais nous poussons parfois l’égoïsme jusqu’à ne pas permettre que ce soit des autres que nous arrivent nos chagrins ou nos embarras. J’ai rêvé souvent de ce Prométhée que, pour le punir de son orgueil, le dieu des dieux enchaîne sur la montagne où un vautour lui déchiquetait le foie. Et je crois sincèrement que Prométhée eût refusé que son supplice prît fin par ordre du bourreau, ou même qu’il se le fût imposé, s’il avait prévu la décision du maître de l’Olympe. Mais ce sont des sentiments que nous n’osons pas avouer que nous avons, et nous préférons parler de fatalité.
J’accorde que, dans cette aventure puérile, je ne soignai pas beaucoup mon intérêt. Je m’y conduisis proprement comme un sot. Et je me le reproche chaque fois que j’y reporte mes regrets. Tout en eût peut-être été si différent! Il m’aurait suffi d’un peu d’audace. J’en étais dépourvu. J’ai peut-être perdu toute ma vie en quinze jours, en une heure peut-être. Mais les regrets ne servent de rien.
L’admirable, ou le naturel, c’est que, dans ces quinze jours où toute ma vie s’est louée, j’ai vécu comme dans un rêve. Nos promenades, nos entretiens, nos sourires, me paraissaient être tout ce que je pouvais souhaiter. Pas une fois il ne me vint à l’esprit de situer dans l’espace et dans le temps celle qui enchantait mes heures. Je dévidai devant elle tous mes souvenirs d’enfance, toutes mes inquiétudes, toutes mes intentions; elle me connut sans avoir à le désirer. D’elle cependant je ne connus pas grand’chose. Elle se réservait, et je ne le remarquai pas tout de suite. Quand je m’avisai d’y prendre garde, après l’avoir quittée, j’y découvris une marque de pudeur, et donc d’amour, comme il me semblait que mes confidences étaient aussi une preuve d’amour, sur un autre plan. Car, en matière d’amour, il nous plaît de tout faire converger au centre de nos préoccupations, et de la façon qui nous est le plus favorable.
Ces subtilités qu’ici j’étire comme si j’avais eu dès le début l’impression qu’elles devaient pour moi devenir capitales, je ne m’y suis pas arrêté longtemps. L’amour, on le sait, ne se nourrit que dans le loisir, et d’autre part il exige aussi la présence de l’objet aimé, ou du moins l’espoir d’une présence.
Pour moi rien de tel. Je n’avais que dix-neuf ans, j’y insiste; j’étais pauvre, obligé de travailler pour subsister et pour subvenir en même temps aux exigences de ma passion de sculpteur. Revenu piteusement à Paris, je ne pus pas m’offrir le luxe de ruminer mes regrets. Le travail, on ne l’a pas assez dit, est un grand médecin. Je m’y livrai. Ce ne fut pas néanmoins sans quelque gêne. Il y avait en moi comme un malaise que je n’avais jamais ressenti, et je ne m’en suis débarrassé qu’en l’analysant. On est à moitié guéri quand on sait de quoi l’on souffre. L’Église catholique n’a probablement institué la confession que pour amener ses fidèles à s’interroger et par suite à se mieux conduire; Socrate ne préconisait pas d’autre méthode; on n’a pas encore étudié d’assez près l’influence de la morale socratique sur la morale chrétienne, par où le monde moderne se relie à l’ancien; mais laissons ces problèmes. A dix-neuf ans, je n’avais point tant réfléchi, et tout en me penchant sur moi-même comme sur un modèle que j’examinerais avant de le reproduire, je m’instruisais de l’expérience des autres.
Je lus alors un ouvrage d’aspect didactique et personnel qui m’éclaira soudainement. Il traitait de l’amour. Une phrase en jaillit entre toutes pour moi. Je l’ai répétée si souvent que je la sais encore sans faute: «L’homme qui a éprouvé le battement de cœur que donne de loin le chapeau de satin blanc de ce qu’il aime est tout étonné de la froideur où le laisse l’approche de la plus grande beauté du monde.» Il ne m’en fallut pas davantage. C’est qu’il m’était nécessaire que la plus grande beauté du monde, que la simple beauté ne me laissât plus indifférent. Au risque de me faire honnir par toutes les femmes, s’il y en avait d’assez patientes pour lire ma confession, j’avoue que j’employai toute mon énergie à me délivrer du fantôme de ma petite bien-aimée. Et j’avoue aussi que j’y parvins sans trop d’efforts, car la vie qui nous entraîne efface peu à peu, en les remplaçant par d’autres, souvent moins précieuses, les plus charmantes visions dont nos regards sont pleins.
Un mois après l’avoir perdue, je ne souriais plus qu’avec attendrissement quand je pensais à ma petite bien-aimée, et j’étais content de moi. J’allais jusqu’à m’admirer.
—Tu aurais peut-être fait son malheur, me disais-je.
D’autres fois, plus égoïstement, je me disais:
—La connaissais-tu?
Et d’autres fois, raisonnable, je me demandais comment j’avais pu divaguer à ce point, car mon oncle m’avait bien dit qu’elle n’était plus la même depuis qu’elle m’avait rencontré, mais il ne m’avait ainsi rapporté que les impressions de la vieille tante, et rien ne prouvait que la nièce eût pour moi les sentiments qu’on m’avait fait l’honneur de lui prêter.
Bref, ma passion s’éteignit comme le jour s’éteint au large sur la mer, avec des couleurs violentes qui s’atténuent de teintes par ci par là fort douces avant de capituler sous la nuit irrésistible.
Ma nuit fut sans étoiles et sans lune. Ah! pauvre petite bien-aimée! pauvre amour! pauvre passion! pauvres rêves de bonheur! pauvres rêves! Je m’étais réfugié dans le travail. Il m’avait repris. Fiévreusement, comme si mes jours avaient été comptés, j’accumulais ébauches, plans, projets, notes, indications, croquis, pochades, comme si j’étais condamné, avant de disparaître pour toujours, à laisser au monde la preuve que je méritais de vivre plus longtemps. Une autre fièvre m’exaltait, dès le soleil couché, mais avec moins d’ardeur. Les quelques amis que j’avais étaient comme moi. Nous cherchions vainement à trouver du plaisir là où nos aînés se vantaient d’en avoir trouvé. Nous allions de brasserie en brasserie, de bar en bar, de cabaret en cabaret. Nous buvions sans goût en essayant de nous distraire au son de musiques exotiques dans les boîtes de Montmartre. Nous achevions désespérément nos débauches dans des chambres d’hôtel avec des filles respectueuses que nous ne méprisions pas, mais qui ne nous satisfaisaient point. Nous parlions d’art, de politique, beaucoup plus de politique, hélas, que d’art, et c’est notre génération pensive qui, longtemps avant la guerre, a vu la fin de cette vie montmartroise que nos pères ont dangereusement illustrée.
Ces nuits des samedis de 1911, comment les oublierais-je? Je les passais presque toutes avec des soldats venus à Paris en permission de vingt-quatre heures. Moi-même je me préparais à endosser l’uniforme militaire. Mais alors même que je n’avais pas encore servi, je savais d’avance tout ce que le mot pathétique comporte d’obligations et de renoncements. Il n’est rien de tel que d’être soldat pour s’affranchir bon gré mal gré de tout orgueil et pour admettre qu’un individu ne compte guère dans une société. Quelle atroce grandeur dans le geste unanime de plusieurs milliers d’hommes qui se courbent sans murmurer sous le devoir dont ils n’auront rien à attendre pour la plupart! C’est peut-être la seule excuse d’une démocratie, cet élan d’abnégation de ses jeunes hommes. Il serait trop monstrueux que, non contente de les exposer par incurie au sacrifice, elle pût les y précipiter de force tous.
Comme il est loin, le souvenir, même faible, de ma petite bien-aimée! Quand je repasse en revue les événements de ces années lourdes, je n’y découvre aucune place pour elle. Moi, qui lui avais donné toute son importance, j’y tiens déjà si peu de place. Un reste d’orgueil qui s’obstine m’y situe encore avec trop de complaisance, comme un point à peine perceptible à mes yeux attentifs. Mais, tout bien pesé, je ne reprends conscience de tant d’épreuves que par le réveil de quelque douleur dont chacune m’accable et m’étonne chaque fois. Est-ce moi qui ai pu m’évader de ces années d’épouvante? Est-ce moi qui respire encore, qui sens encore mon sang battre à mes poignets, qui pense encore, qui souffre encore? Est-ce moi qui peux avoir encore des souvenirs?
Quand j’ai dû revivre parmi les vivants, dans ce désordre général qui a suivi les prodigalités innombrables de la guerre, je ne me suis pas reconnu. J’avais commencé de lire un beau livre, assez triste; j’avais noté au passage un épisode fort petit dont j’étais resté fort peu de temps ému; et puis j’avais fait une maladie grave, très grave, mortelle; et puis j’entrais soudain en convalescence. Tout me semblait nouveau autour de moi, jusqu’à mon métier, jusqu’à mes plus vieux projets que je prenais pour ceux d’un autre, jusqu’à ce désir de gloire que je doutais d’avoir pu jamais imaginer, jusqu’à cette crainte de la mort que j’étais humilié d’avoir pu concevoir. Qu’est-ce donc qui m’attendait chez moi? Rien. Au cours de la tourmente, j’avais perdu mon père, mon oncle, mes meilleurs amis que je chérissais davantage; j’avais perdu ma dernière illusion, celle qu’il fût digne d’un homme de s’épuiser pour embellir la cruelle vie quotidienne des autres hommes. J’étais véritablement un convalescent désolé.
La vie eut raison de mon apathie. Peu à peu, et des amis nouveaux y aidant, je retrouvai le goût de mon métier. Le travail m’avait déjà sauvé du désespoir où trop de livres amers m’incitaient pendant mon enfance morose. Le travail me sauva de la résignation périlleuse que j’avais tirée de la guerre. Mais, pour me rendre à mon destin d’homme, qui n’est que de souffrir de maux à sa taille et dont il est presque toujours l’artisan vaniteux, il fallait que l’amour enfin me fût révélé sous ses espèces les moins favorables.
QUE la vie soit plus forte que nous et qu’elle triomphe lentement de nos résolutions, je ne suis pas le premier à l’avoir éprouvé. Les grands destins sont rares. Pour le commun des hommes, poussière enlevée par le vent, rien n’est durable, ni la joie, ni la paix, ni la douleur.
Il serait trop beau que la courbe d’une existence humaine fût harmonieuse. Si l’on tenait quelque part un registre des feuilles de température de nos péripéties morales, quelle collection de lignes tourmentées ne s’offrirait pas aux curieux? De cet amas de singularités, le philosophe peut déduire quelques réflexions relativement peu nombreuses qui lui permettent d’établir une règle de vie des collectivités; car, plus on considère les choses de haut, plus elles semblent être simples et tendre vers une espèce d’unité dont les politiques font leur profit. Mais si l’on regarde au contraire chacun des individus de la collectivité, tout y paraît complexe, imprévisible, fantasque et décourageant. Et c’est une des merveilles de ce monde que tant de diversités si décevantes en particulier se fondent dans un tout dont le contemplation satisfait les sages, amis de l’ordre. De là le sourire amusé qu’ils ont en face de nos révoltes s’ils nous observent dans l’ensemble, ou la pitié qui les étreint s’ils nous examinent en détail. L’un d’eux m’enseigna que, pour lui, dès qu’il s’agit d’un être humain, une seule constatation s’impose: c’est que tout est possible. Sa formule sans hardiesse a du moins le mérite de n’être pas à la merci de la mode et de faire une place large à l’indulgence.
Au mois de janvier 1920, je me contentais des raisons de vivre que peut avoir un homme sans famille qui vient d’échapper à un désastre et qui s’aperçoit qu’à trente ans, déjà vieux, quand toute œuvre d’art exige un temps si long, il n’a même plus d’ambition pour le stimuler. Comme je n’ai point souci de me poser en héros, je répète que je me confesse en pleine sincérité. J’abandonne mon cas aux moralistes, s’il en vaut la peine. Je leur saurais gré néanmoins d’essayer de me comprendre avant de me foudroyer ou de m’absoudre: ce seul effort que je leur demande est à peu près le seul que puisse demander un homme à un autre homme, faute de quoi le premier venu s’érige en juge tranchant, alors que nous avons tous besoin d’être compris et non jugés. Mais poursuivons.
Au mois de janvier 1920, j’allai chercher dans le Midi un peu de soleil et un peu de réconfort. Paris tout entier semblait chercher lui aussi son équilibre. Les premiers mois de la paix s’écoulaient difficilement. Des menaces politiques agitaient le pays. Trop de malheureux impatients faisaient craindre une révolution populaire que l’exemple de la Russie bolcheviste rendait attrayante pour les uns et fatale pour les autres, par contagion. De grands procès nés de la guerre mettaient au premier plan trop d’ignominies et de suspicions. Dans le même temps, on sentait que les Alliés sournoisement, comme de simples individus égoïstes, se disputaient les dépouilles d’une victoire qu’ils contribuaient à diminuer. A la faveur du désarroi général, les gens d’affaires opéraient. Les banques se multipliant devenaient autant de baraques de pari mutuel pour ces courses au billet de cent francs où se ruait la foule. Et, si j’ai dit que, dans la période d’angoisse qui précéda la guerre, les artistes avaient bu d’un vin lourd, ils ne burent après la paix signée que de l’eau. Les moins pauvres sont descendus à la misère. Il faut que l’amour de la beauté soit bien naturel pour que plus d’artistes, peintres, sculpteurs, musiciens, poètes, ne se soient pas jetés dans l’épicerie rémunératrice. Mais chacun d’eux besogna comme il put, et l’art français n’a pas capitulé.
Pour ma part, j’emportais à Nice deux commandes que m’avait données un éditeur d’ouvrages de luxe dont la furie était presque étale: je devais lui rapporter en avril quinze aquarelles destinées à une Aphrodite de Pierre Louÿs, et trente dessins au crayon noir pour une édition in-4º des Croix de Bois de Roland Dorgelès qu’un prix de littérature venait d’imposer à l’attention du public. Je n’étais pas en effet un sculpteur de l’école cubiste, mes pierres ne forçaient pas l’intérêt aveugle des nouveaux-riches, et je gagnais ma vie par des expédients tout de même honorables. Ainsi, parmi d’autres ouvrages qui m’avaient été proposés, j’en avais retenu deux à mon goût, et je comptais illustrer l’un avec mes rêves d’artiste impénitent et l’autre avec mes souvenirs douloureux.
A Nice, la fièvre de ces premiers jours de 1920 était moins ardente. Et puis, à Nice, il y a du soleil en hiver et il y a la Méditerranée. Quiconque y passa, retrouvera sous ma réserve toutes ses impressions de cette unique Baie des Anges, comme au rappel de trois accords plaqués sur un piano remontent en mémoire toutes les splendeurs assoupies d’une sonate. Quant à celui qui n’a pas fait séjour sur cette côte, il admettrait mal, si j’essayais de l’analyser par des mots trop précis, l’émotion qui tombe pour moi du ciel méridional sur l’eau sans reflux. A Nice, toutes les choses, tous les gens, toutes les joies, tous les soucis, prennent une couleur spéciale. L’air qu’on y respire anesthésie en quelque sorte, et libère à la fois les moindres possibilités du sentiment. Ce n’est que sous l’influence de l’opium que j’éprouvai de comparables délices. Et n’est-ce point une retraite par excellence que celle où je pouvais espérer de goûter un bon repos propice à mon travail?
Tous les matins, j’allais m’asseoir au soleil, devant la mer, un peu à l’écart de l’endroit où la plus grande partie des hivernants se tient. Je ne me lasse pas de regarder la mer: elle ne se ressemble jamais; elle est mouvante; on la pétrit, dirais-je, des yeux, et tant de songes complaisants naissent comme une écume fragile de ses agitations! Elle est inépuisable et capricieuse.
Un matin, j’aperçus de loin que le banc où j’avais coutume de m’asseoir était occupé. J’eus un mouvement de mauvaise humeur. Comme tous les hommes, je suis aussi pour bien des choses un homme d’habitudes. Il me déplut que mon banc ne fût pas libre ainsi que chaque jour. Je l’avais pourtant choisi en dehors de la zone fréquentée par les promeneurs ordinaires, et il m’était devenu le seul banc possible de tout le rivage. Or une femme était assise sur mon banc. Jeune ou vieille, je ne le distinguais pas, à cause de son ombrelle ouverte. Mais la question piqua ma curiosité, et ma mauvaise humeur s’oublia.
Comme je m’approchais, elle se leva et fit trois pas pour s’accouder au garde-fou qui borde la promenade. Je jugeai qu’elle était jeune et sa silhouette me plut.
—Pourvu qu’elle ne s’en aille pas! me dis-je.
J’avais envie de la voir de près. Elle m’était encore cachée par son ombrelle. Je m’amusai de ma curiosité. Ma mauvaise humeur première céda sans trop de peine.
J’arrivais à mon banc. Je m’assis. J’avais manœuvré de manière à ne me pas faire remarquer. Je souriais de la surprise que je causerais à l’inconnue qui m’avait d’abord offensé.
Je n’attendis pas longtemps. L’inconnue se retourna. Je la vis. Fit-elle un geste? Je serais incapable de l’affirmer. J’avais au moment même tressailli. Elle eut l’air gêné, mais elle reprit sa place sur le banc à côté de moi. Elle regardait vers le large. Je la regardai. Il me souvient que j’entendis alors le bruit des vagues déferlant contre les rochers à ma droite et des cris d’enfants qui jouaient sur la plage, à quelques mètres au-dessous de nous.
—Elle? me disais-je.
En cette jeune femme je croyais retrouver, transformée certes et différente, mais non point tellement, ma petite bien-aimée de jadis. Mais aussitôt je m’étonnai d’avoir gardé si net le souvenir d’une petite fille qui avait si vite disparu de ma vie. A la vérité, c’est plutôt le souvenir de la petite fille qui se ranimait grâce à cette jeune femme. Le visage oublié se recomposait en ma mémoire à l’aspect du visage que j’avais devant les yeux.
La curiosité fut trop forte. Après quelques phrases maladroites qui ne sont pas à mon honneur et que je ne rapporterai pas, mais qui m’encouragèrent par leur propre ineptie, je fis part de mon étonnement à ma voisine.
Elle eut un sourire satisfait.
—Vraiment, dit-elle, vous m’avez reconnue tout de suite?
Je ne sais pas quelle expression eut mon sourire. Mais il me semble que je ne le maîtrisai pas.
—Vous ne m’aviez donc pas oubliée? disait-elle.
Elle parlait sans élever la voix, ce qui accentue l’émotion qu’on provoque et qu’on ressent.
Oubliée?
Spontanément, car en la retrouvant je me retrouvais tout d’un coup tel que j’étais quand j’avais dû la quitter, je lui contai les vicissitudes des dix dernières années de ma vie. Chose étrange, je n’avais aucune honte à me montrer devant elle sans déguiser rien, ni ma volonté de l’oublier, ni l’oubli que tant d’événements plus grands que nous m’avaient procuré, ni la joie qui me soulevait depuis que je la revoyais; mais, tout en parlant, je sentais que je parlais d’un passé mort. Était-ce son attitude qui me poussait à développer mes souvenirs sans lui donner le temps de placer un mot qui eût rompu le charme?
Elle ne souriait plus que rarement, et avec une nuance de mélancolie.
—Quoi! dit-elle. Vous n’avez aimé que moi?
—Vous seule.
—C’est affreux, dit-elle si bas que je la devinai plutôt que je ne l’entendis.
Le silence qui succéda nous séparait. Je sentis que j’aurais tort de rien demander. Elle aussi était demeurée telle que jadis, réservée quand j’étais confiant. Mais je soupçonnais que son silence d’à présent approfondissait encore davantage sa réserve d’autrefois.
—C’est affreux, dit-elle de nouveau.
Et je crus qu’elle allait parler à son tour.
Mais brusquement, par l’escalier qui menait à la plage et s’ouvrait près de nous, apparurent en criant deux garçonnets.
—Mes enfants, me dit-elle.
Un homme les suivait.
—Mon mari, me dit-elle.
Elle se leva, me prit par la main, et me présenta.
UN regard de la femme qu’on aime a souvent plus de force persuasive que les raisonnements le mieux conduits. Un regard m’empêcha de céder à l’envie que j’avais peut-être de fuir. Ma docilité fut tout de suite complète.
Malgré la surprise, je fis tête à ce mauvais coup du sort, et je prononçai quelques mots qui ne trahirent point mon embarras. Je m’arrangeai cependant de façon que l’entretien ne se prolongeât pas outre mesure.
—J’aurai plaisir à vous revoir, me dit le mari.
J’étais déconcerté. J’étais surtout mécontent d’avoir avoué sans hésitation comme j’avais aimé et d’avoir insinué même que j’aimais toujours, ce qui n’était pas certain. Quelle faute j’avais commise! Et pour quel résultat? Qu’avais-je appris en retour?
Je marchais le long de la mer à pas lents. Je tournais le dos à la ville. Je détestai soudain ce ciel parfaitement pur que, comme tous les malheureux, j’accusai de son indifférence. J’aurais voulu qu’une tempête secouât la mer trop bleue et lutter contre le vent déchaîné.
—Elle est à un autre, me disais-je, elle est à un autre qui la rend heureuse. Elle a l’air heureux, elle a deux enfants, elle est à un autre.
Qu’elle m’eût été dérobée, voilà le chagrin qui me dominait. Jamais autrefois, aux heures de mon éblouissement, je n’avais imaginé qu’elle pût être mise nue, même par moi; c’est une pensée qui ne m’avait pas touché. Après dix ans, quand je la retrouvais, d’équivoques images se formaient devant moi. Elle était très belle. Je la voyais nue, et elle consentait d’être à un autre. Je me rassasiais du plaisir répugnant de me la représenter souillée dans les bras de l’autre. Je la méprisais. Mais de nouvelles pensées m’envahissaient, plus atroces.
—Consentir? me disais-je. Souillée? Tu n’as donc pas compris qu’elle l’aime?
Mon découragement s’appesantit. Elle l’aimait? Alors je me les représentai tous les deux côte à côte qui rentraient derrière leurs enfants en riant de moi. Elle l’aimait. Elle lui répétait sans doute ce que je lui avais confié. Je crus l’entendre dire, lui:
—Pauvre type!
Et je les vis d’avance mettre à profit, le soir même, dans le lit conjugal, le hasard qui m’avait placé sur leur route pour fouetter leur amour. Elle triompherait d’être aimée par deux hommes, et il s’enorgueillirait de la posséder.
Je ne pus m’empêcher de sourire, non pas de lui qui tenait son rôle de mâle, mais d’elle qui chantait trop tôt victoire. Aimée par moi, elle? Oui, jadis, quand elle était petite fille et quand je n’étais pas un homme. Mais à présent? Lui avais-je donc donné tant d’assurances que mon amour d’autrefois eût persisté?
Cette pensée, hélas, m’arrêta. J’aurais dû l’éluder. Il est dangereux de remuer les vieux sentiments engourdis. Il est dangereux de réveiller les vieux désirs qui ne furent pas satisfaits. J’essayai de tricher avec moi-même, de m’objecter des mais et des cependant; j’avais honte de me laisser convaincre; je n’osais pas reconnaître que mon amour rajeuni s’imposait de plus en plus à moi à mesure que je tâchais de le refouler. Pourtant j’aimais.
Las de marcher droit devant moi, je m’aperçus que j’étais loin de la ville. J’entrai dans une auberge. Deux ouvriers maçons y achevaient de déjeuner. Je me fis servir du jambon, du fromage, et une bouteille de vin gris.
Dans ce pauvre décor d’une salle d’auberge à peine propre, mon chagrin me parut dérisoire. Amèrement, je me divertis à en saper pour moi-même le pathétique. Cœur sensible, ô cœur naïf, t’ai-je assez torturé? T’ai-je assez piqué d’ironie? Mais est-ce un si bon moyen de se moquer de soi-même? L’ironie, arme des lâches et défense des autres, ne tue que les faibles. La mienne me blessa profondément: il est toujours cruel de perdre des illusions, et d’abord celles qui sont d’amour-propre, et je me rendis compte que je m’étais exagéré la grandeur de ma souffrance. N’est-ce pas en effet une espèce de volupté trouble que l’on goûte à se croire le plus malheureux des mortels, ou simplement très malheureux? Mais, tout bien considéré, je repris conscience de la médiocrité de mon aventure. Et je sortis plus calme de l’auberge.
Il n’en restait pas moins vrai que j’aimais, et que j’aimais une femme que rien ne me permettait d’espérer atteindre. Elle appartenait à un autre. Je ne songeais pas à rivaliser avec lui. Il n’avait rien en apparence du mari qu’on peut se flatter d’évincer: il n’était pas vieux, il n’avait pas l’air d’un imbécile, et physiquement il était ce que les femmes ont coutume d’appeler un bel homme, en quoi je devais lui abandonner le pas. Toute entreprise de conquête eût été vaine de ma part. En outre, ni jadis, ni aujourd’hui, celle que j’aimais ne m’avait livré le moindre indice qu’elle fût prête à recevoir mon amour.
Que de complications surgissaient au moment où je me croyais en sécurité! Je n’avais plus d’autre souci que de vivre au jour le jour en travaillant dans la modeste retraite que j’avais élue; je me soutenais de ces souvenirs ardents; j’assistais non sans quelque plaisir furtif aux ambitieuses agitations des gens qui m’entouraient, et je ne formais plus que d’humbles projets dont l’achèvement ne me semblait pas indispensable au bonheur du genre humain. Et tout à coup une femme venait remettre mon repos en question, une femme que j’avais aimée, puis oubliée, une femme dont je n’avais presque rien su, et dont je ne savais rien, sinon qu’elle n’était plus libre.
Quand je rentrai dans la ville, c’était à l’heure où, le soleil se couchant, un froid brusque succède à la douceur d’un après-midi de printemps. Je pressai le pas. Une bise aigrelette soufflait sur le rivage. J’évitai de repasser par le bord de la mer.
J’avais résolu de quitter Nice dès le lendemain matin; je ne voulais plus rencontrer celle que je voulais essayer d’oublier de nouveau. Je ne me dissimulais pas que j’y parviendrais sans doute moins aisément que la première fois, mais je ne croyais pas qu’il y eût d’autre façon de résoudre le problème. Celle-là me semblait simple et naturelle: fuir et me distraire d’une pensée malheureuse.
La porte de mon hôtel franchie, je me dirigeai vers le bureau du gérant.
—Je partirai demain matin par le train de 8 heures, lui dis-je. Mes bagages seront prêts à 7 heures.
—Bien, monsieur.
J’allais sortir. Le portier m’attendait.
—Une lettre pour monsieur.
Je pris l’enveloppe comme si j’avais deviné. L’écriture, haute et mince, était d’une femme: je ne la connaissais pas. J’ouvris. Je lus:
«Soyez demain matin où vous étiez ce matin. Je désire vous y revoir.»
Une signature était inutile. Il n’y en avait pas. Mais ce trait seul révélait une femme qui réfléchit.
Je relus le bref billet. Je n’y découvris rien. L’ordre de la première phrase, si sûr de lui, s’adoucissait par le désir de la fin, plus adroit ou plus tendre. Le moins que j’en pusse conclure était que cette femme, dont j’avais résolu de fuir le charme, savait ce qu’elle voulait et le cacher.
Je dis seulement au gérant:
—Contre-ordre, monsieur. Je ne partirai pas demain matin. Excusez-moi.
—Bien, monsieur, répondit-il.
EN arrivant à l’endroit où je devais l’attendre, le lendemain matin, j’étais aussi calme que je pouvais souhaiter de l’être. J’avais réfléchi longuement pendant la nuit.
Certes l’aventure était cruelle pour moi. Mais toutes mes aigreurs, mes rancunes et mes ironies, parce que je les avais disciplinées, faisaient place à une résignation dont je me félicitais. Et qui incriminer de mon infortune? Cette jeune femme qui ne m’avait jamais rien promis, à qui je n’avais jamais rien demandé, qui n’avait peut-être jamais eu soupçon de mes sentiments de jeune homme, et qui était parfaitement libre de disposer d’elle-même? En l’absolvant, je ne lui rendais qu’un hommage mérité. Elle demeurait toujours pour moi très haut, et, si je souffrais de la voir à un autre, j’avais enfin le sang-froid de l’estimer digne d’être heureuse, même à mon détriment. Aussi ne me proposais-je de lui rien dire qui désormais eût été une offense. Quelles que fussent à mon égard ses dispositions, je ne lui parlerais plus de mon amour: je ne voulais pas lui donner à rire ou à sourire, ou même, en mettant les choses au mieux, je ne voulais pas lui donner de remords. Sa vie s’était engagée loin de moi; je n’avais plus qu’à m’éloigner de sa vie. Et j’étais décidé à disparaître avant d’apprendre de sa bouche ce qu’elle avait à m’annoncer. N’allait-elle pas m’en prier, en effet?
Elle était vêtue de laine blanche, quand je l’avais rencontrée la veille par hasard. Elle vint à notre rendez-vous avec un grand manteau noir de fourrure.
Je la regardais venir. Mon cœur battait.
Quand elle ne fut plus qu’à quelques mètres de moi, elle ouvrit son manteau des deux pans sur une robe d’un mauve exquis.
—Vous rappelez-vous? me dit-elle sans autre préambule. Vous me préfériez en mauve jadis, et j’avais une robe à peu près pareille lors de notre dernière promenade. Vous vous rappelez?
—Il m’en souvient, répondis-je.
—Mon mari déteste le mauve, dit-elle.
Puis:
—Je n’ai pas pu m’échapper plus tôt. Les enfants me suivent. Nous n’avons pas beaucoup de temps à nous. Marchons, voulez-vous bien?
Je me mis à son pas. J’étais anxieux. Ce début ressemblait si mal à ce que j’avais cru qu’il serait! Qu’avait-elle dit? Que son mari détestait le mauve; mais elle en portait; et elle s’en était vêtue aujourd’hui comme au jour de notre dernière promenade, parce que je la préférais jadis ainsi. Voulait-elle donc me faire entendre qu’elle était moins à son mari que je ne l’avais pensé? Ou quelle comédie me préparait-elle? Il y avait pourtant une certaine émotion dans sa voix.
Elle reprit:
—Écoutez. Vous m’avez découvert des choses navrantes.
J’eus un geste vague.
—Écoutez-moi, dit-elle. Je ne savais pas. Je ne pouvais pas savoir. Si j’avais su... Non, laissez-moi parler.
Je n’objectai rien. J’avais résolu de ne plus me trahir comme j’avais eu l’imprudence de le faire, la veille. Mais l’entretien prenait un tour imprévu qui risquait de m’égarer. Quelle maîtrise de soi ne faut-il pas pour résister à la voix caressante d’une femme qu’on aime? Le silence qui me fut imposé me tira d’embarras.
—C’est bête, disait-elle. Au moment où l’on veut parler, les mots vous échappent.
Elle ne souriait pas. Je ne relevai point sa remarque. Je préférais imaginer ce que j’apprendrais, et trop d’espoirs et de craintes traversaient à la fois ma pensée, tandis que je savourais un sombre plaisir à ne point presser le dénouement.
—Écoutez, dit-elle encore. Je ne jouerai pas avec vous, je ne suis pas si habile. Ce que vous m’avez appris hier m’a consternée, profondément.
Elle posait la main sur mon bras. Je la regardai.
—Ne me regardez pas! Vous m’ôteriez tout mon courage.
Elle se mit à marcher.
—J’ai besoin de tout mon courage, reprit-elle. Vous en avez eu, vous, et plus que je ne pensais qu’un homme pût en avoir, car je ne pensais pas non plus qu’un homme pût aimer à ce point. Mais moi aussi j’en ai eu. Vous saurez tout un jour. Une jeune fille ne fait pas tout ce qu’elle veut. Elle fait même souvent ce qu’elle ne veut pas.
Elle parlait lentement et chacune de ses phrases me remuait.
—Je vous jure que je ne l’ai pas voulu...
Elle s’arrêta, puis, d’une voix plus forte:
—Me croyez-vous? dit-elle.
—Je vous crois, répondis-je.
Ma voix aussi était grave. Nous ne pûmes soutenir nos regards.
Je me remis à marcher.
—Un jour, dit-elle de nouveau, vous saurez tout, et que je n’étais peut-être pas indigne de votre fidélité.
—Ma fidélité...
—Oh! je n’ai pas le droit d’en être fière, évidemment. Je n’ai aucun droit devant vous. Hier, je méritais à vos yeux trop d’indulgence. Mais aujourd’hui, aujourd’hui!
—Aujourd’hui comme hier...
—Non, non, ne niez pas. Votre attitude, votre regard, votre voix, rien n’est en vous aujourd’hui comme hier. Je vois bien que vous êtes encore plus malheureux qu’hier.
Je me redressai.
—Qu’importe! m’écriai-je.
M’avait-elle appelé pour entendre des plaintes, ou des reproches, et recevoir un hommage supplémentaire à son triomphe?
Mais elle s’écria, sur le même ton que moi:
—Il m’importe au contraire. Je ne veux pas que vous soyez malheureux.
—Ni vous, ni moi...
—Je ne veux plus.
Et ces quatre mots, elle les prononça tout bas comme si elle était fatiguée par un effort trop long.
Je ne répondis rien.
Elle poursuivit, d’une voix de moins en moins assurée qu’elle tâchait cependant d’affermir:
—Tout est contre moi. L’heure me presse. Il faut que je rentre. Mais il faut que j’aie le courage de vous le dire aujourd’hui, car demain peut-être il serait trop tard et je vous aurais déjà reperdu. Écoutez!
Elle se mit devant moi, me saisit les mains, me regarda sans faiblir, et:
—Je ne peux plus, répéta-t-elle.
Puis, très vite:
—Je ne peux plus. Je serai à vous quand vous voudrez.
Je n’eus pas le temps de la retenir. Elle s’était dégagée et, ramenant sur sa robe mauve les pans de son grand manteau noir, s’enfuyait.
JE m’attendais peut-être à tout sauf à ce qui m’arrivait. Et la scène s’était déroulée avec tant d’invraisemblance que je doutai si je ne rêvais pas. Je n’étais pas seulement le condamné qui entend qu’on lui fait grâce; on me comblait en outre de la plus vive joie que j’eusse pu souhaiter. Il m’était difficile de ne pas me défier d’abord d’un si soudain retour de fortune.
On comprendrait mal mon étonnement et ma crainte si l’on ne considérait pas que je n’avais jamais essayé de séduire aucune femme. J’avais eu des aventures, certes, et je n’étais point si nigaud que le supposerait un lecteur inattentif. Mais les femmes qui m’avaient donné des plaisirs sans m’occuper sérieusement, n’étaient point femmes à conquérir. Je n’en avais jamais aimé qu’une, et je n’espérais plus de lui faire agréer ma dévotion. Celle-là seule comptait à mes yeux entre toutes les femmes. Or c’était celle-là qui m’offrait ce que je n’aurais pas osé lui demander, et à l’instant où j’étais près de renoncer à elle pour toujours.
Une joie inespérée, et qui s’amplifie d’autant, se présente à celui qu’elle choisit sous les apparences du bonheur. Elle le soulève de lui-même et lui découvre toutes choses comme s’il les voyait pour la première fois. Une extrême douleur s’attarde aux moindres détails, afin de s’en nourrir; une joie extrême accepte sans examen que tout concoure à la satisfaire. Dans ma joie du premier moment qui suivit ma surprise, je ne songeai pas à m’expliquer les raisons de mon allégresse: ce qui m’avait paru impossible, me paraissait conforme aux nécessités qu’il nous est expédient de concevoir pour notre intérêt. Je fus content que le ciel eût toujours au-dessus de moi son azur parfait. Comme à d’autres heures je m’étais senti écrasé de détresse, je me sentais allégé. L’état d’amour est un état de grâce. Je me sentais jeune surtout. Ah! jeunesse! jeunesse! que tu me venais tard! Mais je te reconnaissais, jeunesse, et c’était ma faute. Tu n’as de prix que si l’on t’ignore et si l’on te dépense les yeux fermés. Et qu’on ferme mal les yeux quand on veut les fermer!
Où m’égaré-je? Le souvenir de cette heure m’emporte. Ce fut peut-être ma plus belle heure. Mais j’en avais déjà l’intuition, et dès lors le drame de ma vie se nouait. Aussi bien je ne m’appartenais plus et je n’étais plus à mes seuls ordres.
—Je serai à vous quand vous voudrez.
J’avais cette promesse. Mais combien d’ombres autour d’elle! Mon orgueil, si longtemps comprimé, se redressait et, du même coup, je ne discernais rien du plus proche avenir. Ou peut-être, et je ne m’en rends compte que maintenant, je préférais ne rien prévoir et, dans ma joie enfin acquise, me laisser gouverner par les circonstances. J’aimais et je croyais enfin être aimé. Quand on peut se dire cette petite phrase, tous les trésors du monde s’évanouissent, tous les raisonnements cèdent. Un homme se dissout si vite et si volontiers! Et je ne suis pas plus grand que nature.
—Je serai à vous quand vous voudrez.
J’avais cette promesse. Je ne cherchai pas plus loin. Tous les voiles qui me cachaient la vie passée, les goûts, les sentiments de celle que j’aimais, je ne m’inquiétais pas de les écarter. J’accueillais la déesse avec son mystère: je l’avais si longtemps attendue sans succès! Mon allégresse était aveugle. Je devinais que je pénétrais dans une contrée inconnue où je n’aurais pas refusé de me perdre.
—Je serai à vous quand vous voudrez.
Promesse! L’amour n’est jamais si beau qu’à cet instant pour un homme. Et posséder n’est plus rien ensuite, sinon le plus souvent le point critique où la passion commence à décliner. Les femmes le savent d’instinct, qui résistent avant de se plier au désir d’un amant plus pressé. C’est que pour l’homme l’amour n’est pas toujours la grande affaire de la vie, et ceux qui aiment semblent avoir hâte d’épuiser leur joie. Les femmes conçoivent l’amour tout autrement, même quand elles n’y réfléchissent pas, et jeunes filles elles trouvent en des fiançailles qui se prolongent un contentement que les voluptés futures ne transformeront peut-être pas de façon avantageuse. Mais une femme, qui sait où elle va, sait mieux aussi qu’à l’heure qu’elle voudra se donner, elle marquera peut-être l’heure de ses déceptions. De là vient qu’elle temporise, et nous croyons, nous autres hommes, à des pudeurs où à une lutte contre ce que la société nomme le devoir; mais la pudeur recouvre des craintes plus secrètes, et le devoir retient rarement jusqu’au bout une femme qui aime, car c’est dans l’amour, même illégitime, qu’une femme accomplit et a conscience d’accomplir sa destinée. N’étais-je pas excusable, puisque j’aimais, d’en voir une preuve ici?
—Je serai à vous quand vous voudrez.
Elle m’avait jeté sa promesse au visage comme une provocation et comme un encouragement dont elle avait besoin plus que moi sans doute, puisqu’elle avait fui sur ces paroles téméraires. Je compris que tant d’audace avait dû lui être pénible. Et je compris qu’elle mettait dans sa promesse quelque chose de désespéré. Avait-elle deviné que, si elle n’osait pas faire cette démarche hardie, j’allais disparaître de nouveau, et qui sait avec quelles résolutions? En le supposant, je me dépouillai des craintes qui avaient suivi ma surprise, je fus peu à peu envahi d’attendrissement et de gratitude.
—Femme adorable, murmurai-je pour moi seul.
Mais je regardai tout aussitôt autour de moi. Avais-je déjà compromis mon secret, mon beau secret qui ne m’appartenait pas? C’était notre secret. Je regardais avec satisfaction les gens que je rencontrais. Ils ne savaient pas qu’ils rencontraient un homme heureux. J’avais pour les passants, pour le reste du monde, une indulgente pitié: je disais bien que ma jeunesse me venait enfin.
—Quand vous voudrez!
Je ne voulais plus rien, plus rien que ce qu’elle voudrait. Elle promettait d’être à moi; j’étais à elle depuis longtemps.
Rentré chez moi, je m’enfermai dans ma chambre, non sans faire observer au portier que je ne sortirais pas. Avouerai-je que, déjà fat, j’espérais recevoir quelque lettre, comme la veille, ou mieux même? Et puis, ce qui est moins ambitieux, j’avais envie de solitude, ou plutôt d’isolement. Une chambre d’hôtel, où pas un meuble, pas un objet, pas un souvenir ne nous attache, est un endroit propice à la méditation. Ailleurs, l’esprit se laisse distraire avec trop de complaisance. Dans ma chambre, nue et froide, car elle s’ouvrait à l’est, je ne pouvais considérer mon aventure qu’avec plus de lucidité.
Mais comment saisir au vol tant de pensées contradictoires, souvent si frêles qu’elles meurent à l’instant qu’on les sent naître, comment saisir tant de fantômes d’espoirs, de projets, d’objections, de souvenirs, et de scrupules, qui traversent l’esprit d’un amoureux? Je n’en garderais qu’une poussière aux doigts, comme les enfants quand ils ont pris un merveilleux papillon.
Aussi bien, à mesure que le jour s’écoulait, je me défendais plus mal contre l’inquiétude. Étais-je déjà si exigeant? Parce que je ne recevais pas la lettre que j’espérais, devais-je retomber dans les seules appréhensions qui semblèrent toujours l’aliment préféré de mes rêveries? Hélas, j’ai toujours eu plus de penchant pour la tristesse que pour la gaieté, et j’ai tiré moins de bénéfices et moins de plaisir, si le mot n’exagère pas, de mes bons moments que des mauvais. Maintes fois j’ai gâté par ma faute des joies qui méritaient d’être franchement savourées. Qu’est-ce donc qui m’obligeait, cette fois encore, sinon ma sotte manie, de pousser au noir mes pensées?
—Je serai à vous quand vous voudrez.
Qu’avais-je le droit de désirer plus outre à cette heure? N’était-ce pas assez d’une si belle promesse, si je daignais me rappeler que, la veille, un regret sans mesure me tourmentait?
Je n’avais pas de lettre. Je n’en eus pas. La nuit vint. J’en passai la plus grande partie à ma fenêtre. L’air était doux. Il y avait quelques étoiles au ciel. J’entendais le bruit faible de la mer proche. Jamais amant sur le point de triompher après une longue attente ne fut moins assuré que moi.
—Je serai à vous quand vous voudrez.
La phrase volontaire me harcelait. Je me la disais et me la redisais, je la disséquais, je la retournais. C’est une bien petite phrase, bien simple; mais elle engageait l’avenir, et quel avenir? Elle m’effrayait.
A quoi bon tergiverser davantage? A quoi bon hésiter ici comme j’hésitai là, devant l’inévitable réalité de mon aventure? Il faut que j’avoue que je suis entré dans le palais de l’amour par la porte basse. Toutes les considérations retarderaient seulement mon aveu.
Dépouillée du lyrisme dont je la parais comme chacun de nous pare la sienne, mon aventure, pour tout autre que moi, tombe à la plus courante banalité. C’est pourquoi j’en souffris. Mais dans la conscience que je prenais de sa navrante banalité, laquelle me faisait semblable à tous les hommes, je puisais une force nouvelle d’aimer. Nous sommes tous persuadés, quand nous aimons, que nul n’aima jamais de la même ardeur que nous. L’amour a cette singularité que chaque amant s’imagine qu’il l’invente. J’eus, moi, l’illusion de me relever à mes yeux en souffrant d’une situation dont plus d’un autre eût joui sans scrupule.
En effet, je n’avais pas reçu la lettre que j’attendais. J’attendis encore pendant toute la journée du lendemain. Le surlendemain, par le premier courrier, j’eus un billet. Il me fixait rendez-vous pour le jour même à l’endroit connu.
—Je suis contente, me dit-elle en me tendant la main. Je craignais tant quelque folie de votre part! Voyez-vous, j’aurais donné dix ans de ma vie hier, pour être sûre que je vous verrais aujourd’hui.
Dans les romans, les personnages d’importance n’échangent que des phrases admirables. Dans l’ordinaire réalité, un homme épris ne trouve presque rien à répondre quand il est heureux, ou il ne répond que par des mots sans grandeur. Mais deux êtres qui s’aiment ne se soucient pas de littérature.
—Vous êtes libre, vous, poursuivit-elle. Je n’ai même pas pu vous envoyer un billet, et je ne savais pas si vous auriez la patience d’attendre.
Je répondis:
—Je vous aime.
Elle ferma les yeux en souriant à peine. Mais, vite grave:
—Vous croyez?
J’allais protester, elle m’arrêta.
—Et vous m’aimerez? dit-elle.
Son regard cherchait le mien, comme si je devais comprendre sans qu’elle exprimât plus clairement sa pensée. Que vit-elle dans mon regard? Elle précisa:
—J’ai deux enfants.
J’ajoutai en moi-même:
—Et un mari.
Elle ajouta:
Je baissai la tête.
Elle continua:
—Ils furent ma consolation. Je ne les abandonnerai jamais.
Je ne répondis rien.
—A aucun prix, dit-elle.
Le courage qu’un début si franc supposait, ne pouvait pas ne pas émouvoir. Je devinais quelle lutte elle avait soutenue depuis notre rencontre: je recomposais tout le drame secret dont le dénouement était entre nos mains.
—Vous ne dites plus rien? fit-elle.
Je regrettai peut-être de n’être point parti sans la revoir, car je me sentais moins courageux qu’elle. Et je répondis:
—Je vous aime.
Elle eut alors un sourire infiniment triste.
Je repris:
—Je ne vous demanderai jamais d’abandonner vos enfants. Je ne vous demanderai jamais rien. Je suis trop heureux de ce que vous daignez m’accorder.
—Ah! pauvre ami, c’est peu de chose.
—Voulez-vous bien...
—Il y a dix ans que je suis à vous. C’eût été mon bonheur de vous offrir ma jeunesse.
—Votre jeunesse! me récriai-je.
—J’ai deux enfants aujourd’hui, dit-elle. Allez, si vous m’aimez, c’est encore moi, de vous et de moi, qui ai la part la plus grande.
Elle parlait sans fièvre. Tout ce qu’elle disait si simplement me semblait recouvrir l’abîme de tout ce qu’elle ne disait pas. Elle ne pouvait point se déclarer malheureuse avec plus de poignante discrétion. Malheureuse, elle, sous ces apparences qui m’avaient trompé d’abord comme elles m’auraient trompé pour toujours si je ne l’avais plus revue après notre rencontre? Tant de femmes cachent ainsi en public sans qu’on s’en doute la misère d’une âme blessée!
—Pensiez-vous que je fusse heureuse? reprit-elle sur un ton plus vif.
—Je pensais que...
—Je serais inexcusable de vous écouter.
J’avais rougi.
—Je sais, dit-elle, qu’aux yeux du monde je suis une femme coupable. Je me remets à vous en toute confiance. Je ne tiendrai que de vous mon bonheur, s’il m’en est réservé un peu.
Un homme n’entend pas de pareilles choses sans en être transporté. Que fut-ce de moi qui aimais déjà de toute ma force trop longtemps retenue?
—Ne faites pas moins beau qu’il n’est le présent que vous m’apportez, dis-je alors. Je ne suis peut-être pas digne de le recevoir, mais je m’évertuerai d’en être le moins indigne possible.
La faiblesse de ma réponse ne m’échappait point. J’en étais dépité. Dans ce dialogue qui avait plus de pathétique par ce qui ne s’y exprimait pas que par ce qui s’y exprimait, je me reprochais l’émotion qui diminuait mes répliques: il déplaît toujours à un homme, même heureux, d’être inférieur à la femme qu’il aime et qui l’aime.
Elle disait, elle, plus facilement que moi, ou du moins je le présumais:
—Je ne vous apporte rien qui ne vous était dû. Vous méritiez mieux, mon ami. Et qu’est-ce que je vous apporte? Osez regarder devant vous. Je serai vôtre, mais non point tant qu’il vous plaira ni qu’il me plaira.
Elle semblait s’arracher ces paroles douloureuses. Des larmes lui venaient. Elle répéta:
—Je vous dis que c’est moi qui suis enfin favorisée, malgré tout.
Elle essaya de sourire. J’étais interdit. Je lui pris la main. Elle me la retira.
—Attendez, dit-elle.
Elle se dégantait. Elle m’offrit ses doigts nus.
Sous mes lèvres, ils frémirent.
—Il faut que je rentre, fit-elle.
Je la regardai.
—Il faut toujours que je rentre, poursuivit-elle d’une voix lasse. Écoutez. Mon mari part ce soir. Il est rappelé à Paris. Je ne partirai, moi, qu’après-demain. Voulez-vous de moi demain après-midi? Nous irons où vous voudrez.
Puis, sans en avoir l’air, mais pour me faire entendre évidemment qu’elle n’était pas prête à se jeter dans mes bras en dépit de ses promesses:
—Soyez, par exemple, ajouta-t-elle, au pied du château vers deux heures. Je serais si contente de me promener avec vous dans la campagne, et de la voir sous l’aspect qu’elle a pour vous!
Là-dessus, prompte, elle me tendit encore la main:
—Vous m’aimez? dit-elle.
Je lui serrai les doigts.
—Et vous m’aimerez?
—Aussi longtemps que vous me le permettrez.
Elle se dérobait. Je la suivis du regard. Elle se retourna, me fit un petit signe, s’éloigna, disparut. Je sentais encore à mes lèvres le frémissement de ses doigts. J’étais en même temps joyeux et désolé. J’aurais voulu la garder près de moi, l’emporter au bout du monde, la rendre heureuse et qu’elle le déclarât sans arrière-pensée, l’avoir à moi pour lui tisser des jours de tendresse. Elle s’éclipsait de nouveau.
Je me répétai sa phrase:
—«Je serai vôtre, mais non point tant qu’il vous plaira ni qu’il me plaira.»
Était-ce bien ce que j’avais rêvé? Je ne jurerais pas que mon enthousiasme n’eût pas été plus ambitieux ni que la réalité, comme elle s’imposait à moi, ne me déçût point. Un doute s’insinuait au milieu de mes réflexions. Je manquais trop de cette assurance qui fait si peu défaut à la plupart des hommes pour accepter d’être heureux sans scrupule. Je me disais:
—Elle ne t’aime pas. C’est par pitié qu’elle consent à te leurrer. Que de réticences dans toutes ses paroles! Elle ne se joue peut-être pas de toi, mais elle n’a pas d’autre propos que de te consoler et de te guérir peu à peu d’une passion qui la touche. Elle? A toi? Elle ne le sera jamais.
Et j’avais envie de partir le soir même, moi aussi, pour rompre toutes les déceptions que je redoutais, et fuir avec l’orgueil d’avoir du moins détruit par ma volonté propre mon bonheur incertain.
IL est de fait que, sans les raisons que j’avais de ne tenir compte d’aucune objection, j’avais bien des raisons aussi de ne pas me réjouir outre mesure. Que savais-je au juste de celle que j’aimais? A peu près rien. Rien de plus que ce que j’en ai dit, et qu’elle m’avait dit. Que pouvais-je préjuger de si peu? Mais l’amour ne se gêne pas de prudence. Quelle que dût être la fin de l’aventure, j’y étais trop intéressé pour refuser de m’y abandonner aveuglément.
Ce qui m’inquiétait le plus, c’était de me sentir si troublé quand je trouvais ailleurs une espèce de lucidité qui me semblait incompatible avec l’amour. La jeune fille de jadis avait été fort réservée; la jeune femme que je revoyais, ne paraissait pas plus décidée à se révéler davantage. Elle gardait un sang-froid que, par moment, sa voix trahissait peut-être, mais qu’elle reprenait vite, comme s’il ne se fût pas agi d’elle-même. N’y avait-il aucun calcul dans ses pensées? Je voudrais en douter toujours. Mais, s’il n’y en avait point, comme je m’en persuade quelquefois, quelle force d’âme n’avait-elle pas? Et pouvait-elle résister ainsi au besoin que nous avons tous, quand nous aimons, de nous livrer à l’être que nous aimons? Je souffrais déjà de tout ce que je croyais qu’elle me dissimulait. Cependant, je ne l’accusais pas de coquetterie. Elle était, au contraire, d’une simplicité déconcertante. Aussi m’arrivait-il de n’éprouver que respect pour sa réserve, car j’y devinais la pudeur d’une femme malheureuse, qui tolère que l’on connaisse qu’elle est malheureuse mais non pas jusqu’à quel point elle l’est. Et ce n’est que plus rarement que j’y découvrais autre chose.
La promenade que nous devions faire ensemble dans la campagne, si j’avouais tout de suite qu’elle fut contremandée, on sourirait. Je n’ai jamais su, en effet, parce que je n’ai jamais cherché à le savoir, quelle part de vérité soutenait l’excuse qui m’en fut donnée. J’eus seulement un geste de colère quand j’appris qu’une indisposition subite de la gouvernante des enfants me priverait du plaisir d’un après-midi d’escapade. Mais j’acceptai l’excuse sans trop de peine, étant prié d’aller le soir, vers neuf heures, porter mon pardon et m’entendre dire que tous les regrets n’étaient pas de mon côté. A la réflexion toutefois, tant il m’est commun de ramener les moindres incidents à mon désavantage, je subodorai je ne sais quelle affectation dans le billet qui me renvoyait avant de me rappeler. Je supputais que la promenade qui m’avait été proposée n’eût pas manqué d’être dangereuse et qu’elle échouerait en entretien forcément inoffensif dans un salon d’hôtel, au milieu d’étrangers dont la présence nous gênerait. Et je me persuadais de plus en plus que mon amour ne devait rien espérer d’une amitié compatissante qui tâcherait de me faire prendre mon mal en patience pour m’en distraire. J’ajouterai donc sans insister que j’allai naturellement au rendez-vous, et que je n’y allai pas en conquérant.
Or, rien ne se réalisa de ce que j’avais prévu. Mon amie m’attendait dans le jardin de l’hôtel, et le jardin était désert. Tout de suite elle fut tendre comme une amante.
—Je pars demain, me dit-elle. Demain, et mon rêve merveilleux peut-être s’achèvera. De loin vous me pariez sans doute de toutes les beautés et de toutes les vertus. Maintenant je vous ai déchiré le voile enchanteur. Demain, vous regretterez de m’avoir revue. Et qui sait si vous ne le regrettez pas déjà? Votre souvenir était tellement plus beau!
—Pourquoi faites-vous la coquette? lui demandai-je d’une voix rauque dont le ton dénonçait, mieux que dix phrases, mon ardeur.
Elle répliqua:
—Je ne suis pas coquette. Je vois la situation telle qu’elle est. Pauvre ami! vous ne pouvez pas soupçonner comme je souffre de ne vous avoir pas été fidèle; non, vous ne pouvez pas, ni comme je souffre de n’avoir plus à vous offrir qu’un amour secret. Ah! que ce doit être une chose magnifique de se donner toute neuve et sans se cacher à celui qu’on a choisi! Et vous voulez que je n’aie pas peur?
—Mon amie...
—Mon pauvre ami, vous connaissant comme je vous connais, je suis sûre que vous me gardiez à la plus haute place dans votre souvenir?
—Je vous y garde toujours.
—Vous le dites, parce que vous êtes bon. Mais si! vous êtes bon, vous m’avez tout raconté. Que ne puis-je regagner ma belle place! Je vous engagerais, les yeux fermés, ma vie entière, corps et âme. Au lieu de cela, qu’ai-je à vous engager? Les loisirs d’une femme qui n’est pas libre, et les complications d’un amour clandestin. Comment ne reculeriez-vous pas? ou bien alors...
Elle hésitait.
—Ou bien alors, si vous ne désirez que tirer vengeance de moi et constater jusqu’à quel point je peux mériter votre mépris, s’il vous plaît de m’humilier sous votre triomphe, faites! je suis à vous. Je pars demain, et vous aurez ensuite tout le temps de me mépriser, puis de m’oublier.
Dans l’ombre, où elle parlait à voix basse, je voyais briller ses yeux. Elle me tendit les mains comme pour s’abandonner à moi. Je les pris entre les miennes, et commençai:
—Mon amie, j’étais venu vous soumettre un projet. Daignerez-vous m’écouter?
—Dites.
—Vous partez demain. Je vous suivrai de près. J’y songeais même avant de savoir quand vous partiriez. Bref, nous rentrons à Paris, vous chez vous, moi chez moi.
—Oui.
—Vous viendrez chez moi, si vous le désirez, dès que vous le désirerez, bien entendu. Je n’ai qu’un atelier pour tout logement. Il me suffisait. Il ne nous suffirait pas. Il sent le plâtre et la peinture. Je veux autre chose pour vous.
—Pour moi?
—Nous aurons notre chez-nous comme vous le souhaiterez. Nous le meublerons et le décorerons à votre goût et au mien, qui est le vôtre. Lorsque notre chez-nous sera prêt, lorsqu’il sera digne de vous et du sacrifice que vous avez promis de me faire, je vous rappellerai votre promesse. Vous la tiendrez quand vous voudrez. Mais, ce jour-là, je saurai ce que c’est qu’un homme heureux.
Je gardais ses mains entre mes mains. Elle me les déroba, saisit à son tour les miennes, m’attira.
Je me levai. Brusque, elle me prit la tête entre ses paumes et haussa ses yeux contre mes lèvres. Elle pleurait. Elle ne me défendit pas sa bouche. Elle haletait. Je connus qu’il y a une ivresse du baiser.
Quand elle parla, ce fut pour me dire:
—Je sais aujourd’hui ce que c’est qu’une femme heureuse.
Comme il arrive après toute scène d’émotion assez profonde, la détente nous fit causer de choses sans importance. Au reste il ne me souvient plus de ces propos. Il ne me souvient même plus si j’y prêtai la moindre attention. Il me semble que nous avions seulement souci, l’un et l’autre, d’éluder le silence, périlleux. Et toutes mes autres inquiétudes étaient en déroute. J’éprouvais une longue sensation de bien-être complet. Pourquoi le dissimulerais-je? Je n’étais pas mécontent de moi. Rien ne réconforte comme la pensée d’une bonne action accomplie.
—Il doit être tard.
C’est elle qui est revenue la première au sentiment de la réalité.
—Pourvu que les enfants dorment!
Puis:
—Il faut que je monte.
Et:
—Voulez-vous les voir?
Tout cela, coup sur coup.
Elle s’était levée. Elle m’emmenait.
Nous ne rencontrâmes personne. Le portier somnolant ne nous vit peut-être pas.
Elle ouvrit la porte de sa chambre et se posa l’index tendu contre les lèvres. J’entrai sans faire de bruit. A la lueur des lampes du couloir, j’aperçus deux petits lits, un de chaque côté de la fenêtre. Je m’approchai. Je regardai. Mon cœur battit avec violence.
—Ses enfants!
Je me retournai. Avait-elle compris, et regrettait-elle de m’avoir amené? Elle fermait la porte doucement. Presque aussitôt elle fut dans mes bras. Je cherchai son baiser. Elle y mit plus d’assurance.
L’avait-elle voulu? Elle m’entraîna. Je craignais surtout de heurter quelque meuble. Elle me tirait par les mains. Elle se renversa. Je tombai sur elle. Mon pied heurta le bois du lit. Elle éclata de rire. Puis ce fut un silence total. Les enfants dormaient. J’eus un mouvement de dégoût au contact de ce lit.
—Imbécile! me dis-je.
Quand je me dégageai, elle me suivit.
—Je suis heureuse, me dit-elle dans un souffle, en se faisant toute petite entre mes bras. Je suis à toi.
J’étais mécontent de moi. Le défaut de lumière sauva ma confusion.
—Je t’aime, dit-elle encore.
Je la pressais sur ma poitrine.
—Et toi?
Un dernier baiser me tint lieu de réponse, et je m’esquivai comme un voleur.
MÉCONTENT, oui certes, je l’étais. Mécontent de moi. Je me reprochais d’avoir succombé dans une minute de vertige. Je devais prouver à celle que j’aimais, que je ne désirais pas d’elle d’abord un bref plaisir que la première venue pouvait me procurer. Je craignis de lui avoir infligé sottement une humiliation dont peut-être elle pleurait. Il me peinait d’avoir souillé la noblesse douloureuse que je voulais garder aux premières heures de notre banale aventure.
Mécontent de moi, mais non point d’elle,—je tiens à le déclarer pour mon honneur,—car que savais-je des motifs qui l’avaient poussée à m’offrir ce que les hommes ont coutume de considérer comme la plus grande preuve d’amour? Car j’ignorais que, pour une femme qui aime, tout est plus simple que nous ne croyons. Et je compliquais toutes mes joies et tous mes chagrins. Or ce ne m’était pas une joie d’avoir si malencontreusement abusé d’une situation dont je m’imaginais être le maître. Un usage trop ancien exige des femmes qu’elles ne cèdent pas si vite, pour que ma maladresse n’eût pas blessé en son cœur le plus sensible celle que je respectais autant que je l’aimais, que je respectais parce que je l’aimais.
Je fus plus mécontent encore quand je revis mon amie, le lendemain. Son regard me troubla: il y avait une inquiétude qui ne se dissipa que lentement. Ce n’était point de la tristesse: mon amie semblait ne rien regretter; elle ne prononça pas une parole de regret ou de remords; elle avait accepté sans fausse honte toutes les conséquences, bonnes ou mauvaises, de son acte; mais je devinais qu’elle craignait d’avoir commis une faute,—une faute à mes yeux,—en essayant de m’attacher si vite par une audace propre à m’inspirer peut-être du mépris.
Selon la morale courante, une femme ne peut rien sacrifier de plus précieux que son corps, et l’on pardonne moins aisément une faiblesse momentanée de la chair qu’une longue tentation où l’esprit se complaise. Une femme qui se donne trop tôt s’expose à être jugée sans indulgence. Et je voyais bien que mon amie n’avait pas d’autre inquiétude que de perdre mon estime, et de me perdre du même coup, pour m’avoir prouvé seulement qu’elle m’aimait. Je n’en étais donc que plus mécontent de moi-même.
Quelques phrases échangées de biais, comme nous avions déjà pris pour toujours l’habitude funeste d’en échanger, car la discrétion observée rigoureusement peut déterminer les pires malentendus, quelques phrases discrètes nous rendirent un peu d’assurance. C’était notre dernière entrevue. Nous ne devions plus nous revoir qu’à Paris, après une semaine de séparation.
—Une semaine! Vous m’aurez oubliée.
Elle revenait malgré elle à son inquiétude. N’a-t-on pas assez souvent affirmé qu’un amant satisfait est plus difficile à garder?
Mais je n’étais point satisfait. Et j’usai de toutes les ressources du langage le moins direct pour lui témoigner ma reconnaissance, en regrettant qu’une précipitation aussi inconsidérée m’eût empêché de lui rendre ou même de lui offrir plus que je n’avais reçu. Cette maladresse augmentait en effet ma confusion. J’avais honte de moi, comme si je m’étais jeté sur mon plaisir de mâle pareil à tous les mâles sans m’occuper d’aucun retour. Moi qui m’étais intérieurement promis de donner et de me donner, j’avais fait preuve du plus vil égoïsme. J’en rougissais, je le sentais, j’en devenais confus davantage, et les phrases de tendresse, de gratitude et de remords que j’élaborais, se développaient avec peine.
—Alors, tu m’aimes?
On ne répond à de telles questions, quand on aime, que par des mots qui n’ont de prix que pour celui qui les prononce et celui qui les écoute.
Elle ajouta, plus grave:
—Il faut m’aimer.
Pourquoi me rappelai-je d’un trait que, la veille, au moment où je m’enfuyais de sa chambre, elle m’avait dit la première en me tutoyant: «Je t’aime», et qu’ensuite elle m’avait demandé: «Et toi?»
Je lui répondis, comme en écho:
—Je t’aime.
—Il faut m’aimer, reprit-elle.
Puis:
—Il faut surtout que tu saches une chose. C’est que, malgré les apparences qui me feraient condamner par n’importe qui, car enfin, même si tu ne t’en es pas aperçu, je n’ai rien négligé pour que tu juges mal de moi...
Je protestai.
—Non, dit-elle. Je sais ce que j’ai fait. Et je ne le regrette pas. Mais, et crois-le si tu veux, ou ne le crois pas, sache que je n’ai jamais eu d’amant.
Je l’adjurai de ne pas continuer. Elle me mit sa main sur la bouche.
—Sache, dit-elle, que je n’ai jamais aimé que toi.
Je ne pouvais que m’enorgueillir d’un aveu si flatteur. J’éprouvai que ma gorge se serrait.
Pour dérober mon émotion, je me penchai sur les mains de mon amie et les couvris de baisers. Je songeais, hélas, à la scène de la veille, et que j’avais eu un instant de dégoût sur ce lit où, la nuit précédente, elle n’avait pas couché seule.
Elle ne me laissa pas le temps de douter.
—Dès que tu seras arrivé à Paris, me disait-elle, me ramenant sur un terrain moins dangereux, j’irai te voir. J’ai une envie folle de visiter ton atelier, de savoir comment tu vis, au milieu de quels objets. C’est une envie de petite fille? Non, monsieur, c’est plus sérieux que vous ne pensez. Assurément. Comprends donc que je ne te connais qu’en toi, et que j’ai besoin de te connaître dans le décor que tu avais choisi pour y vivre.
—Oh! répondis-je, mon atelier n’est pas le merveilleux atelier d’un artiste mondain. Il me sert moins pour les autres que pour moi-même; j’y travaille; il est encombré de matériaux et de poussières, humble, et dépourvu de poésie. Si j’étais riche, je le parerais de toutes les splendeurs qu’on voit au théâtre dans un atelier d’artiste; mais, si j’étais riche, j’enverrais, pour commencer, mon atelier aux cinq cents diables, et je t’enlèverais, avec tes deux enfants, bien entendu.
Elle éclata de rire.
—Tais-toi! Ne parle pas de l’impossible.
—Impossible? répliquai-je.
—Tu es bon, tiens, s’écria-t-elle, toute joyeuse, je t’adore. Non, mais, écoutez-le! M’enlever, avec mes deux enfants?
—Naturellement.
—Naturellement? Et où irions-nous? La gendarmerie me reconduirait chez moi, avec mes deux enfants.
—Tu divorcerais.
—Tu rêves, mon pauvre grand. Si je voulais divorcer, ma volonté seule ne suffirait pas. Rien ne permet de supposer que le divorce puisse être demandé contre moi. Et d’ailleurs, s’il l’était, je n’obtiendrais pas de garder mes enfants. Or, je te l’ai dit: je ne les abandonnerai jamais.
Elle hésita un peu.
—Jamais, ajouta-t-elle, ou du moins tant qu’ils seront trop petits pour se passer de moi et pour comprendre.
Je baissais les yeux.
—Plus tard, dit-elle encore, plus tard, quand ils seront grands, si tu m’aimes toujours...
Je l’étreignis d’un geste passionné.
—M’aimeras-tu si longtemps? me demanda-t-elle.
Et elle était redevenue grave. Mais elle se ressaisit vite.
—Allons, dit-elle enfin. Du courage! J’emporte d’ici mon plus beau souvenir. C’est beaucoup.
Elle me regardait tendrement.
—A bientôt, mienne.
—Au revoir, mien.
EST-IL rien de merveilleux comme cette force irraisonnable de l’amour qui pousse deux êtres l’un vers l’autre sans que rien s’y puisse opposer? L’homme le plus sceptique et la femme la plus religieuse y succombent pareillement. L’honneur, le devoir, la morale, la sagesse, la prudence, fils et filles de la volonté, s’ils luttent, sont vaincus. Sous l’action du vieil instinct, la croûte molle dont les nécessités de la vie sociale enveloppent nos égoïsmes, éclate ou cède, et l’amoureux, qui était si fier d’avoir maîtrisé le destin, frémirait d’humilité, pourvu qu’il y réfléchît, devant la débâcle de toutes ses vertus qu’il s’imaginait moins chétives. Par bonheur, il n’y réfléchit point. Plus rien pour lui n’existe qui ne touche pas à son amour. Et le monde entier se rétrécit autour de son enthousiasme à mesure qu’un seul être prend à ses yeux une importance plus grande. L’objet qu’il amplifie lui éclipse le reste de l’univers.
Mais c’est ici que le drame commence. L’amour nous découvre dans quel désert chacun de nous s’épuise. D’autres par d’autres moyens arrivent à la même stupéfiante constatation. Par l’amour le commun des mortels aperçoit que toute âme humaine est immensément seule. Qu’on se fie à l’espoir qu’une lumière divine tombe pour l’éclairer sur notre détresse, ou qu’on se résigne à vivre dans un désert sans issue, l’originelle certitude subsiste que l’on n’acquiert qu’en souffrant. Et comment ne souffrirait-on pas, pour peu qu’on soit sensible, quand devant celle qu’on aime, et la plus sincère, on craint de ne connaître d’elle que ce qu’elle daigne laisser connaître? Une âme est si vaste! Je ne le savais pas avant la guerre, parce que je ne savais pas tout ce que peut contenir de précieux la carcasse trop facilement périssable d’un corps humain. J’ai vu tant d’hommes s’anéantir autour de moi, tant d’hommes jeunes, beaux, bons, admirables, que l’épouvante des jours où l’on mourait à la volée m’a fait comprendre que chaque vie a sa grandeur secrète.
Secrète. Secret. Mot plein de tendresse et de mystère, sinon de nargue. Mot d’arrêt. La porte est close et ne s’entr’ouvrira peut-être jamais. Quelle joie cependant, si l’on pouvait pénétrer, ne fût-ce que pour quelques heures, dans la pensée de celle à qui l’on se sacrifierait volontiers! L’homme sent bien que la femme est toute de faiblesse et qu’il doit s’approcher d’elle avec précaution. Mais qui nous dira ce qu’elle désire ou ce qu’elle redoute? L’amour suppose confiance et confidence. Qu’une femme parle, et nous la croyons. Et si elle ment? Ou si elle déguise? Ou si elle arrange? Ou si elle se réserve? Un homme qui aime éprouve une angoisse débilitante quand il se heurte au secret de sa bien-aimée. Toutes les femmes en ont un. Presque tous les hommes en souffrent. Presque toutes l’ignorent.
J’ai toujours été, pour moi, fort timide. Je ne peux pas me résoudre à poser des questions. Je ne sais pas interroger. Les paroles qui fouillent ne sortiraient pas de ma bouche. J’attends que la vérité se dévoile ou se laisse deviner. Est-ce aussi que j’ai peur de la voir laide ou décevante? J’ai plutôt le respect de tout ce qui se garde. Rien n’est plus respectable qu’une âme féminine, car la femme n’a guère les ressources de l’action pour se faire apprécier. C’est moins par ses gestes réels qu’on la juge, que par les mouvements de son âme. Or qu’y a-t-il de plus impalpable que de si vaines preuves?
Sans doute, comme n’auraient pas manqué de s’en réjouir bien des hommes, j’aurais dû me réjouir aveuglément du bonheur que le hasard venait de m’envoyer. Huit jours plus tôt, je menais une vie inutile. Tout à coup je me trouvais en possession de ce que je n’aurais jamais plus espéré. Une femme m’agréait, jeune et belle, moi tout indigne, je le dis sans fausse humilité, d’être choisi. Un autre eût savouré pareille victoire. Elle m’étonnait. Je la supportai mal. J’en fus moins digne que jamais.
Maintenant que je la considère dans le passé, un peu comme si elle n’était pas de moi, je m’accorde plus d’indulgence que sur le moment. Pourquoi mon adorable amie m’avait-elle mesuré ses confidences? Pourquoi s’était-elle montrée si retenue? Pourquoi peut-être s’enferma-t-elle dans tant de pudeur, lorsqu’elle me livrait avec tant d’imprudence un trésor que la morale et ma gratitude mettent à si haut prix? Ne rendait-elle pas légitimes, ou du moins excusables, toutes les suppositions que je pouvais faire, et même, puisqu’elle m’avait dit qu’elle les craignait, les pires? Si je les fis, je ne m’y attardai point, car j’en souffrais plus qu’elle n’en aurait souffert de son côté; et d’autre part j’avais tellement besoin, comme tous ceux qui aiment, d’avoir confiance, que je lui attribuai pour elle et pour moi les meilleurs sentiments. Tout cela, de façon moins grossière que je ne l’exprime ici. Et c’est peut-être à cause de tout ce qui s’est passé par la suite que j’insiste à présent sur le trouble de ces premières journées. J’étais alors trop heureux pour y discerner ce que j’y retrouve aujourd’hui.
Heureux? J’ai plutôt compris comme doivent être heureux un homme et une femme qui peuvent s’aimer en toute liberté, comme doivent être heureux deux fiancés qui peuvent se promettre de vivre côte à côte chaque jour. Mon amie avait son secret, qu’elle ne me laissait pas encore connaître. Désormais nous en avions un ensemble. Nous étions condamnés à vivre dans le mensonge et à n’être heureux que dans l’ombre. Noires fiançailles de l’adultère! Ténébreuse volupté des rendez-vous furtifs! Joie atroce des baisers dérobés et des caresses silencieuses! Bonheur misérable de deux êtres qui prétendent se suffire au mépris de la loi! Heureux, heureux vraiment, si nous avions au moins eu la certitude qu’il n’y eût pas de mensonge entre nous dans cette ombre où nous nous enveloppions l’un et l’autre, liés par notre secret. Hélas! je n’ai ni le droit ni le goût d’accuser mon amie; mais, s’il est excessif d’employer des termes trop exacts, je ne peux pas ne pas avouer que les premières heures de mon amour furent embarrassées d’un malaise dont j’étais peut-être seul à souffrir.
Pour m’attirer l’indulgence des personnes qui ont souci de la morale publique, je n’aurais probablement qu’à déclarer que des remords m’étaient venus. Mais il n’en fut rien. Pas un seul instant je ne songeai que je poussais ou suivais mon amie dans une aventure condamnable, ou damnable, selon les opinions. J’aimais. J’étais seulement inquiet parce que je cherchais à m’expliquer les raisons de mon bonheur, parce que je ne connaissais pas assez mon amie pour accepter mon bonheur tel qu’il était, tel qu’elle me le donnait; parce qu’enfin, insatiable comme tous les hommes et déjà par surcroît exigeant comme tous les amoureux, je regrettais que mon bonheur ne fût pas plus grand. Ingratitude? Non certes. Je manquais trop de confiance en moi pour n’en pas manquer à l’égard de mon amie. Et je n’aurais peut-être pas douté d’elle si je l’avais moins aimée. L’amour est avare. Je me répétais les dernières paroles de notre dernier entretien: «A bientôt, mienne», avais-je dit. Mienne? Elle me quittait à l’instant pour se rendre auprès de celui à qui elle appartenait. Est-ce qu’il est nécessaire que je confesse qu’en aimant je venais de me découvrir jaloux?
EN vérité, oui, je fus jaloux dès le premier jour, dès la première heure, alors que j’aurais dû peut-être exulter seulement. N’a-t-on pas coutume de sourire quand on parle d’un larron d’amour? Toute une tradition littéraire veut qu’on rie d’un mari trompé, et qu’on ait des sourires complices vers l’amant. Ces sourires me blessent. Neuf fois sur dix, il y a de la douleur au fond d’un adultère. Et c’est au dixième cas que se précipitent les écrivains, parce que l’exceptionnel les attire. Ils nous abandonnent les autres, qui sont de la simple vie courante, où nous nous débattons comme nous pouvons. Mais la vie courante, quand il s’agit de la nôtre, n’est pas comique. Ou elle ne l’est que pour les étrangers. De ce déséquilibre naît le sentiment que nous avons tous d’être seuls au milieu du drame qui nous menace.
Lorsque je me retrouvai seul après le départ de mon amie, il me revint à la mémoire quelques vers d’une ballade de ce Jardin de Plaisance qui avait enchanté ma jeunesse. Je me les murmurais, tout étonné d’y découvrir un charme qui m’avait jusqu’alors échappé. Ils étaient pourtant sans éclat. Mais ils me semblaient les plus ardents du monde. Je répétais:
Adieu vous dis, mon souverain plaisir;
Adieu vous dis, ma joie et ma liesse;
Adieu vous dis, mon amoureux désir;
Adieu vous dis, jusques au revenir.
Je pense aujourd’hui que ces vers me plaisaient tant à cause de cette insistance de l’adjectif possessif, que je n’y remarquais pas alors. Étais-je donc si égoïste? J’aimais. Je ne peux rien dire de plus. Mais je ne suis pas orgueilleux. Voilà pourquoi j’étais jaloux.
Baissons le ton et regardons les choses de sang-froid. Sans vantardise, je puis déclarer que je pouvais être fier de ma victoire. Le mari de mon amie était encore jeune; physiquement il l’emportait sur moi; il m’avait paru doux, intelligent, épris de sa femme au reste. Le caprice de sa femme était, à première vue, incompréhensible, et donc inexcusable aux yeux des personnes sévères. Comment n’aurais-je pas été moi-même étourdi par un coup si brusque? J’invoquais les raisons du passé. Oui, je me rappelais notre amourette d’adolescents. Je me disais: «On l’a peut-être mariée contre son gré. Son mari est peut-être un butor sans le laisser soupçonner. Elle est peut-être malheureuse. Il ne faut pas se fier aux apparences. Combien de ménages ne sont pas ce qu’on croirait qu’ils sont?» Je me heurtais toujours à cette hypothèse: «Elle n’aime pas son mari.» Mais je songeais au même instant qu’elle avait de lui deux garçons. Je n’admettais pas qu’une femme pût accepter d’être mère sans aimer le père de ses enfants. Et je tombais dans une perplexité profonde.
J’étais jaloux. D’avoir obtenu, même si facilement, une victoire si déconcertante, ne me satisfaisait pas. Cette femme, que j’aimais, que j’avais appelée mienne en la quittant, elle appartenait à un autre homme, qui était son maître. Elle ne voulait pas divorcer, à cause de ses enfants qu’elle voulait élever; elle ne voulait pas du moins que le divorce, s’il avait lieu, fût prononcé contre elle. Il était à présumer par conséquent qu’elle observerait à l’égard de son mari l’attitude qu’elle observait quand nous nous étions retrouvés. Elle était sa femme, elle le serait encore. Contrainte, je l’accorde; dégoûtée, j’y consens; malgré elle, je ne le nie pas. Mais aucune excuse n’empêchait... Et je serrais les poings en y songeant.
Ah! les beaux éclats de rire qu’un auteur dramatique provoquerait dans une salle de spectacle en me mettant en scène! Quelle comédie, avec ces rôles renversés: un mari qui n’est pas grotesque, et un amant qui est ridicule à force de prendre du mari traditionnel les travers dont on se gausse! Je ne sais pas si pareille comédie a jamais été représentée. Mais serait-elle vraiment si comique? Il faudrait modifier mon caractère, et me charger d’une fatuité que je n’ai pas. Car c’est la fatuité qui rend la jalousie ridicule. La jalousie humble est douloureuse. Les femmes ne l’ignorent pas, les unes pour l’éprouver par elles-mêmes, les autres parce qu’elles ont appris de quelle arme elles disposent contre ceux qui les aiment et ceux qui ne les aiment pas. Ai-je insinué que mon amie voulût jouer avec moi de cette corde? L’expression aurait trahi ma pensée.
Je n’ai pas dessein de conter au jour le jour le progrès de ma passion. Il m’y faudrait des volumes, qui n’auraient d’intérêt que pour moi. D’ailleurs, je n’en viendrais peut-être pas si facilement à bout, car je ne tiens pas registre de mes impressions quotidiennes, préférant qu’au fond de ma mémoire se dépouillent les souvenirs qui valent que je les garde.
Ainsi, à suivre de trop près ce que je prends à cette heure pour la démarche véritable de mon amour, je risquerais de déformer la vérité. Il me reste assez de souvenirs marquants en manière de jalons. Ils suffiront à qui voudra reconstituer la ligne exacte de mon aventure.
Ai-je dit trop vite, par exemple, que j’avais été jaloux dès le premier jour? C’est à présent le souvenir qui me domine. Je me revois, quittant Nice, incertain de ce qui m’attendait à Paris, mais certain déjà, sans raison acceptable peut-être, que je souffrirais. Et cependant, je dois le déclarer tout de suite, mon retour me préparait des joies telles que je ne les croyais pas possibles. Mais n’est-il pas à décider qu’elles ne me parurent si grandes que parce que j’avais eu tant d’appréhensions? Ou bien vais-je rougir d’avoir été si puéril, si délicieusement puéril? M’excuserai-je d’être arrivé si tard à l’amour avec un cœur tout neuf, ou plutôt avec une pareille naïveté? Ah! qu’il battait, ce cœur naïf, quand je vis proche l’heure où nous allions nous retrouver face à face! Je craignais tellement qu’une déception, mesquine mais cruelle, n’arrêtât mon amie!
A en juger par les apparences, mon amie menait un train assez luxueux. Elle ne m’avait encore vu qu’en représentation, dans la rue, à la promenade, ou en visite. Je n’étais pas d’une modestie exagérée en lui annonçant que mon atelier, où elle désirait me voir pour me connaître mieux, n’avait rien qui fût digne d’elle et rien du nid d’amour que ma tendresse et ma ferveur lui préparaient. Mais que dirait-elle, ou que penserait-elle, en me voyant chez moi, dans un intérieur si petit et si pauvre? Était-ce lui faire injure de présumer qu’elle pût être capable d’un mouvement de recul, ou du moins de surprise fâcheuse, devant la simplicité révélée de ma vie? Ne sont-ils pas bien rares ceux qui, sans mépriser la richesse, qui n’est pas méprisable, n’y attachent que l’importance qu’elle mérite?
Un regard me tranquillisa. J’en fus ravi au point que, perdant prudence, j’avouai les craintes que j’avais eues, car je ne sais pas dissimuler.
—Grand gosse! s’écria-t-elle. Voulez-vous vite demander pardon?
J’ouvrais la bouche.
—Tais-toi, dit-elle.
Et elle m’offrit ses lèvres.
Elle fut aussi jeune que moi. Tout sembla lui plaire, l’amuser. Le plus naturellement du monde, elle s’était installée chez moi, comme chez elle. Nul embarras, nulle affectation. J’étais content, et un peu gauche. Je parlais de tout ce qui nous entourait, j’étalais des croquis, j’expliquais. Elle hochait la tête gentiment. Elle avait l’air d’être là, non point comme une étrangère qui y venait pour la première fois, mais comme une habituée de toujours qui y serait revenue après un voyage.
Sottes appréhensions! Folles pensées! Pourquoi, devant tant de grâce charmante, me rappelai-je soudain qu’elle m’avait dit à Nice: «Croyez-le, ou ne le croyez pas, je n’ai jamais eu d’amant.» Je chassai l’affreux soupçon suscité par son aisance.
Elle disait:
—Mais c’est admirable chez toi!
—Vous êtes indulgente, répondis-je.
—Oh! le méchant! s’écria-t-elle. Il n’y a donc ici que ce qu’il y avait toujours?
C’est vrai, je ne sais pas faire de compliments. Je rougis.
—Et ta Tienne? dit-elle avec gaieté.
—Ma Mienne, dis-je sur le même ton, je lui veux un cadre moins poussiéreux.
—Tu l’aimes donc, ta Tienne?
Je la regardai.
—Tu l’aimes?
Elle se pressait contre moi. Je la repoussai doucement.
—J’ai déjà succombé une fois, dis-je. C’est trop.
—Tu regrettes?
—Je t’aime, Mienne, je t’aime, mais je ne t’aimerai, je te l’ai dit à Nice, que là où nous serons chez nous, où tu seras chez toi.
J’étais devenu sérieux.
—Laisse-moi nous entourer, poursuivis-je, d’un peu d’illusion.
—Comme tu voudras, dit-elle, sérieuse aussi, et tout ce que tu voudras, quand tu voudras. Je suis tienne.
Je ne répondis pas.
—Le crois-tu?
Je lui pris le visage entre mes mains, et, mon regard fixant le sien:
—Puis-je le croire? demandai-je.
Elle ne répondit pas.
Son regard soutenait résolument le mien.
—Songe, repris-je, songe, Mienne que je désire mienne de toute mon ardeur, songe à toutes les pensées, à toutes les inquiétudes, à toutes les tristesses qui peuvent m’assaillir quand tu es loin de moi, quand tu seras loin de moi, tout à heure, demain, après-demain, jusqu’à ce que je te revoie. Songe que je ne sais rien, que je ne saurai rien, que je suis obligé de tout imaginer de ta vie. Songe que tu t’en vas je ne sais où, que tu feras je ne sais quoi, songe à cette solitude où tu m’abandonnes.
—Songes-tu à ma solitude? répliqua-t-elle. Toi, du moins, nul ne t’y troublera.
—C’est ce qui me tourmente.
—Mon ami...
Fuyant mon regard, elle cacha ses yeux contre mon épaule.
Elle murmura:
—Ne sois pas jaloux, chéri. Ne sois pas jaloux. Ce n’est pas toi qui peux l’être.
Qu’aurions-nous dit?
Le silence pesa sur notre amour douloureux. Cœur contre cœur, étroitement embrassés, nous éprouvions toute l’angoisse du bonheur inquiet que nous espérions. Ce jour-là, j’ai connu que la tendresse est voluptueuse. Noires fiançailles de l’adultère!...
TOUT un mois, je vécus dans la fièvre. On appelait jadis l’amour la fièvre blanche. Expression parfaite, mais il faut avoir été malade pour en savourer la justesse. Et je ne me dissimule pas que la plupart des hommes d’aujourd’hui comprendraient mal qu’on pût avoir comme je l’eus cette fièvre contre laquelle ils se déclarent vaccinés, s’ils ne la tiennent pas pour mythique, surannée, ou imaginaire. Ils sont bien heureux. Je ne les envie pas. J’ai tiré de mon amour des joies et des peines que je ne changerais pas contre leur sagesse.
Je ne regrette pas d’avoir eu tant de candeur ni tant d’inquiétude. J’ai vu d’assez près le néant de toutes choses dans la boue de l’Artois et dans les trous d’obus de Douaumont pour m’accorder le droit de dédaigner la sympathie des indifférents. Si mon cœur est sensible, je n’en ai pas honte. Je n’ai pas eu honte quand j’ai claqué des dents sous les tirs de barrage à R 18. Je n’ai pas eu honte quand j’ai cueilli du muguet, au mois d’avril 1915, dans le bois des Buttes, pour l’envoyer à Paris. Un homme, s’il ne fut pas soldat pendant les années mortelles, haussera les épaules. Une femme comprendra. Ce ne sera point à l’honneur de l’homme. N’est-ce pas une femme, en effet, qui nous a décrits tels que nous fûmes, tels que nous sommes, nous, les ouvriers de la guerre, dans ces lignes martelées comme nous, où nous apparaissons «tremblants, exaltés, sceptiques et résignés, exigeants, privés de tout, lourds d’une vieillesse amère et étayés d’une foi enfantine»? Toute ma génération souffrante est là peinte au vif.
Tels je nous reconnais dans cette peinture, tel je me revois dans le souvenir mouvant de ce mois de fièvre qui suivit mon retour à Paris: ce ne furent qu’alternatives d’espoirs et de craintes, de contentements et de déceptions, de volontés et de faiblesses, d’ardeurs et d’émois. Tous comptes faits, ce sont des impressions charmantes qui m’en restent. Plaisir de meubler à neuf un minuscule appartement de deux pièces qui sera le refuge et le nid, la chambre et le sanctuaire. Plaisir de chercher des étoffes, de choisir des couleurs, une lampe, un coussin; plaisir de trouver un service à thé qui ne soit pas anglais, et plaisir de le mettre à l’épreuve, gravement, à l’instant où l’on constate qu’on a oublié d’acheter des cuillères; plaisir de tout ordonner en mêmeté de goûts; plaisir d’être approuvé; plaisir d’aller au-devant d’une envie; plaisir de faire plaisir! Heures douces, heures brèves, heures puériles, je vous crois d’hier quand je vous évoque, mes belles heures, mes bonnes heures, vous qui ne reviendrez plus jamais, jamais, que dans mon souvenir.
Nous courions à travers Paris avec une imprudence tranquille. Songions-nous seulement à notre imprudence? Je n’y songeais pas et mon amie n’avait pas l’air d’y songer. Elle acceptait tout ce que je lui offrais, approuvait tout ce que je proposais, mais elle-même ne demandait rien. Je le lui reprochai.
—Ai-je le temps de désirer quelque chose? répliquait-elle.
Et elle souriait.
Je songe à présent que nous aurions pu nous faire surprendre plus de vingt fois. Nous entrions ensemble dans les grands magasins, nous en sortions ensemble. Comment n’avons-nous jamais été vus? Nous passions, nous, sans rien voir. Nous évitions quelques rues, et c’est tout. La précaution nous semblait suffisante, nous ne parlions pas de ce qui nous eût gêné.
—Dans huit jours, notre chez-nous sera prêt, madame, disais-je.
—Il faudra que je me mette une voilette épaisse, répondait-elle. N’est-ce pas de tradition?
Elle souriait encore, tristement. Il n’en fallait pas davantage pour rabattre mon entrain. Où donc s’égaraient mes craintes?
Pendant tout ce mois, nous avons vécu comme deux fiancés classiques. Il me paraissait nécessaire de montrer à mon amie, qui était disposée à tout, que je la respectais mieux que je n’aurais peut-être respecté une jeune fille. J’ajoute néanmoins que je n’étais pas impatient: j’avais plutôt envie et besoin de tendresse. Or je sentais à chaque rencontre que, si elle s’en étonnait, mon amie me savait gré de ma réserve. Je jouais en effet un jeu dangereux: n’eût-elle eu pour moi qu’un caprice, ne risquais-je pas de la rebuter avant l’heure? Mais je n’avais pas le dessein de mettre à l’épreuve mon amie; je ne voulais que lui donner un témoignage de la qualité de mon amour. Une femme facile se blesse de n’être pas sollicitée; une autre, non. Je tenais à laisser concevoir jusqu’où je pouvais aimer: c’était marquer nettement que je me livrais pieds et poings liés, sans redouter les suites de mon abandon.
Parfois, mon amie m’arrivait taciturne. Sa bouche souriait, mais ses yeux refusaient de sourire. Je la regardais.
—Ce n’est rien, disait-elle. Tout est fini puisque je vous vois.
Je n’insistais pas. Je n’apprenais pas autre chose. J’avais déjà la dangereuse habitude,—oui, dangereuse,—de ne pas interroger.
De fait, elle s’empressait de m’enlever la moindre inquiétude. Vite, elle redevenait enjouée, me posait deux ou trois questions, se montrait contente, me tendait ses lèvres ou sa main, et demandait:
—Où allons-nous?
Nous finissions presque toujours par une courte visite à mon atelier.
—Le temps de vérifier si vous m’avez été fidèle, disait mon amie.
Il lui plaisait d’examiner mes dessins. Elle s’y intéressait, trouvait des mots qui appelaient des explications, jugeait sainement d’ailleurs en matière d’œuvres d’art, et, pour les miennes, avouait au moins de la sympathie.
—Tiens! s’écria-t-elle un jour, mais c’est moi!
Elle saisissait une esquisse au crayon rouge, un simple jeté de lignes à peine tracées. Je le lui retirai vivement.
—J’avais oublié de la détruire, lui dis-je. Excusez-moi.
Et je déchirai la feuille.
—Oh! le méchant!
Elle poussait volontiers cette exclamation, en l’accompagnant d’une moue délicieuse.
—Cela m’appartenait, dit-elle. Vous n’avez pas le droit...
—De le conserver. En effet.
—Quelle idée!
—Ce n’est pas le premier portrait de vous que je détruis ainsi. Comme pour vos lettres, je ne garderai rien qui puisse jamais servir contre vous, ni à moi...
—Vous vous injuriez.
—... ni à d’autres. J’entends que vous n’ayez aucune crainte.
—Je n’en ai aucune, puisque je suis là, puisque je vais où tu veux et que j’irai où tu voudras. Ne sais-tu pas que je suis toute tienne?
Mais elle s’était trop attardée chez moi. Elle n’avait que le temps de rentrer chez elle. Elle se pressait contre moi, penchait la tête en arrière, et murmurait:
—Quand?
Ensuite:
—Tu m’aimes?
Puis elle se dérobait, et partait.
Ma joie était tombée.
Je ne me suis jamais senti si seul qu’après ces départs de mon amie. Je la suivais en pensée. Hélas! où allait-elle?
J’avais eu, un soir, la curiosité de passer devant sa porte. Il faisait nuit, la rue était déserte. J’avais, sans m’arrêter, levé les yeux vers la maison: de la lumière brillait derrière quelques persiennes. Une fenêtre était ouverte, toute éclatante. Mais je ne savais pas même à quel étage mon amie habitait. Et soudain je m’étais éloigné rapidement, furieusement. Je pensais qu’à cette heure peut-être...
Ceux qui n’ont pas aimé une femme qui n’est pas libre, ne voudront pas admettre que l’amour n’est jamais si douloureux. Je refuse de descendre ici au fond de ma peine; au seul souvenir de ces heures troubles, ma gorge se serre, et je veux écarter les détails de ma souffrance; je préfère qu’on l’imagine; elle me brûle encore.
Toutefois, qu’on le sache, il n’y avait en moi aucune révolte. Je me suis défié toujours des mots trop grands qui masquent des réalités équivoques. Je suis de la génération des condamnés à mort. On m’a fait grâce, peut-être; on n’a peut-être que suspendu l’arrêt qui m’a frappé comme tant d’autres, le 2 août 1914. Ainsi chargé, je tiens toutes les révoltes pour vaines, et peut-être aussi la volupté qu’il y a dans la souffrance m’enivre et m’enchante. Je n’ai donc maudit ni le ciel, ni la société, ni rien, ni personne, parce qu’il m’était échu d’aimer une femme que l’Église et le Code m’interdisaient d’aimer. J’ai continué de l’aimer, simplement. Et qu’on ne se récrie pas! Je ne daigne pas prétendre que j’aie aucun droit ni à la vie ni à l’amour. Je ne réclame rien. Je ne suis pas de ces fous qui protestent que la société leur doit quelque chose. On ne me doit rien, pas même une tombe, si je ne laisse pas à un notaire l’argent qu’exigeront les fossoyeurs. Et qu’importe? Nous pourrirons tous. On aura pu m’empêcher d’aimer comme j’aurais voulu pouvoir aimer, on aura pu m’obliger à aimer dans la souffrance, on n’aura pas pu m’empêcher d’aimer.
Évidemment, si la loi que les hommes ont imposée aux hommes et aux femmes était différente, j’aurais moins souffert. Voilà une femme: elle a accepté, jeune et ignorante, de subir pendant toute sa vie un homme qu’elle ne connaît pas; désormais, qu’elle le veuille ou non, elle aura des enfants de cet homme, elle aura des caresses de cet homme, même si les caresses de cet homme lui sont odieuses. L’homme est protégé par la loi. La femme peut divorcer, dira-t-on. Non, si l’homme ne veut pas. Ou bien elle n’aura de recours que dans le scandale, et alors on la privera de ses enfants, que le dégoût de son mari ne lui fait pas forcément haïr. Comment appeler cela, pour la malheureuse? De la prostitution, déclarent pompeusement quelques-uns. Non pas. C’est de l’esclavage, le plus strict. Je ne récrimine point. Les hommes se moqueraient de moi, et je négligerais de le remarquer, comme je néglige de discuter s’ils ont trouvé le meilleur moyen de constituer la famille, premier élément de toute société. Non, je ne rêve pas de transformer leur monde cruel. J’ai seulement pitié de la femme que leur morale enchaîne. J’ai souffert d’aimer une de ces femmes, et je l’ai quand même aimée. Je ne réclame rien.
Devant la maison de ma bien-aimée, lorsque par cette nuit de printemps je me suis senti désespéré en imaginant tout ce que chacun devine, je n’ai pourtant pas épuisé ma peine. De pires tortures m’attendaient, que je ne prévoyais pas. Car tout ce que j’imaginai ne reposait en somme que sur des présomptions. Je ne connaissais presque pas celle que j’aimais déjà si durement. L’heure était proche où j’allais du moins connaître quelle femme elle se révélerait enfin sous les caresses.
ET pourtant, non. Je recule. Je ne dirai pas cela. J’ai dit tout ce que je savais de mon amie. Dans le drame que je rapporte, ce sont les sentiments seuls qui ont de l’intérêt. Je n’ai jamais eu le goût de m’introduire dans une alcôve, je n’introduirai personne dans la mienne. Tout ce que je dirais ne serait qu’ignominie, injure et blasphème à la mémoire de celle que rien ne me permet d’offenser.
Je n’ai pas dit non plus la couleur de ses cheveux, l’éclat de son œil, la grâce incomparable de ses mains. Je ne l’ai pas décrite. Je ne la décrirai pas. Je la trahirais peut-être, et en quoi pareille trahison serait-elle utile au récit que je fais d’une aventure malheureuse? En quoi pourrait-elle éclairer cette ombre où la personnalité de mon amie est demeurée inaccessible?
Je n’ai même pas dit son nom. Notre prénom, c’est ce que nous avons de plus intime. Le prénom n’appartient qu’à l’aimée et qu’à l’aimé. Que d’autres le prononcent, il y a profanation en quelque sorte. Et les amants en ont bien conscience, dans tous les pays et dans tous les mondes, quand ils se donnent entre eux de ces surnoms qui semblent ridicules aux étrangers et qui sont au juste une caresse de la parole. D’instinct, je n’aurais pas accepté d’appeler mon amie comme d’autres auraient pu l’appeler, comme un autre tout au moins devait l’appeler. Je ne dirai pas comment je l’appelais, et je ne lui inventerai pas un nom pour les besoins de mon récit: son nom restera secret, tel qu’était notre amour, et mon trésor particulier. Dans les heures où elle s’échappait pour se réfugier près de moi, il fallait qu’elle fût entièrement différente de ce qu’elle était ailleurs, et que rien ne la retînt à cet ailleurs trop journalier: lorsque nous nous retrouvions dans notre chez-nous enfin prêt, n’était-ce point pour n’être que deux amants, deux êtres qui n’ont plus souci de rien que d’eux-mêmes?
Elle me le dit un jour:
—Il faut nous entourer un peu d’illusion.
J’avais l’illusion qu’elle fût mienne. Quelle illusion m’eût grisé davantage? Ne venais-je pas de reconnaître un de mes désirs? Déjà, plusieurs fois, j’avais remarqué, sans en tirer d’orgueil, qu’elle me répétait comme venant d’elle des choses que je lui avais murmurées. J’en tirai peu à peu la conviction qu’elle m’offrait ainsi, et peut-être involontairement, une preuve de son amour, comme si, devenue mienne et telle que je pourrais la souhaiter, et dominée par ma tendresse, elle prenait de mes façons de penser et de sentir. Quel soutien nouveau pour moi! Deux amants que la chair seule attache, se lassent plus vite, au lieu que la tendresse ne va que s’affermissant en profondeur. Et quels espoirs devant moi qui ne rêvais que de tendresse, de communion véritable, et véritablement,—je ne l’écris pas sans mélancolie,—d’amour conjugal, l’unique amour que je conçoive!
J’avais bien l’illusion que chez nous elle était mienne, et qu’en fermant au verrou derrière elle la porte quand elle m’arrivait, elle montrait sa volonté d’exclure le reste du monde. Elle y mettait de la hâte. Se croyait-elle suivie, épiée? Non point. Elle avait l’air parfaitement calme, et jamais elle ne joua la comédie des précautions excessives. Elle venait, elle entrait, elle nous enfermait, elle se jetait contre mon épaule, elle était chez elle. Comme elle me l’avait dit un jour:
—Tout est fini, puisque je vous vois.
Par malheur, tout ne finissait que pour fort peu de temps. Mon amie n’arrivait pas toujours à l’heure qu’elle m’avait fixée.
—Je ne fais pas ce que je veux, disait-elle.
Et parfois elle me quittait plus tôt qu’à son envie. Lorsqu’elle avait deux heures à me donner, la bonne chance nous favorisait.
Si quelque jeune fille ignorante imagine merveilleux et terribles les plaisirs de l’adultère, qu’elle se détrompe. Une femme vicieuse ne court qu’au plaisir, sans doute; mais pour les autres,—le plus grand nombre,—pour celles qui, mal mariées, ne cherchent dans l’amour défendu que ce qu’elles n’ont pas trouvé dans le mariage, c’est-à-dire, non point un mâle et un maître, mais un homme et un ami, pour celles-là le dernier mot du bonheur n’est pas de s’épuiser de fatigue sous une étreinte vaine. Je le pense du moins, et mon amie aussi le pensait, je n’aurais pas voulu en douter.
Toute ardente qu’elle fût au lit, et audacieuse même, elle avait d’autres soins. Plus d’une fois, le commissaire de police eût perdu sa peine en pénétrant chez nous à l’improviste: nous causions seulement comme deux vieux camarades, ou bien, tandis qu’elle m’écoutait en mangeant des fruits, je lisais quelques pages d’un poète que le hasard de la conversation nous avait mis en goût de relire, ou de lire. J’ouvrais le plus souvent du Hugo, que mon amie connaissait mal et qu’elle fut surprise de découvrir soudain: car Hugo n’est pas à la mode et les hommes de ma génération le tiennent en grand mépris, sans le connaître probablement, ou pour des raisons de politique, ce qui ne me suffit pas. J’ouvrais aussi l’Homme Intérieur, ou le Cœur Solitaire. Charles Guérin est un poète qui m’émeut. Je crois qu’on ne lui a pas encore assez rendu l’hommage qu’il mérite. Pour moi, je n’oublierai probablement jamais cet après-midi de juin où tout à coup je lus, à mi-voix: