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Mienne: roman

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Nous montons dans la vie, en peinant, côte à côte;
Mais un mur entre nous suit le même chemin,
Hélas! et l’on ne peut, tant la crête en est haute,
Se voir ni se donner la main.
On échange, il est vrai, mainte parole tendre,
L’un et l’autre on s’appelle en chantant par son nom:
Eh! qu’est-ce donc, au prix de l’angoisse d’entendre
Pleurer souvent son compagnon!
Quand l’étoile du soir, pour nous triste à voir poindre,
Réunit les amants heureux dans le repos,
Nous n’avons, vainement avides de nous joindre,
Rien à nous deux que nos sanglots.

Je m’arrêtai pour regarder mon amie.

Elle me regardait. Elle était oppressée.

—Continue, me dit-elle.

Je continuai. Les strophes se déroulèrent, gonflées de douleur, limpides, simples, nues. Elles n’ont aucune surcharge, elles ne s’alambiquent pas d’allitérations et de tentatives musicales, jeux byzantins où s’égare aujourd’hui, et nul n’ose le dire, la poésie française. Mais elles frémissent d’un frisson humain. Je lisais:

Mais une brèche s’ouvre enfin dans la muraille.
On s’élance, les bras tendus, éperdûment,
Et les noces ont lieu sur un lit de broussaille
Où l’on souffre encore en s’aimant.
Cette étreinte a suffi pour fondre les rancunes;
Ce qui n’est pas le seul présent semble aboli;
L’amour, quand on se sait si peu d’heures communes,
Serait atroce sans l’oubli.
Puis on reprend, chacun selon sa destinée,
Le sévère devoir prescrit par la raison,
Presque heureux d’avoir pu pendant une journée
Contempler le même horizon.
Poursuivrons-nous plus tard le chemin, sans barrière,
Ensemble, tendrement l’un sur l’autre appuyés,
Pour ne faire à jamais qu’une seule poussière
Et qu’une ombre unique à nos pieds!
Ou bien, marquant peut-être ici nos pas suprêmes,
Devrons-nous voir, surpris par un tournant du sort,
Aboutir et la route et le mur et nous-mêmes
Au gouffre brusque de la mort!

Ma voix tremblait. Je posai le livre. Au bruit que je fis, mon amie leva la tête. Ses yeux brillaient. Elle courut à moi. Elle se blottit contre mon épaule, à sa place préférée. Nous nous taisions.

—Mon Mien, mon Mien, murmura-t-elle. Je ne veux pas que tu souffres.

Elle répéta:

—Je ne veux pas.

—Tu ne souffres donc pas, toi? répliquai-je. Tu es donc heureuse?

—Si tu m’aimes, je suis heureuse.

—Si je t’aime? Tu me le demandes? Tu ne le sais pas, que je t’aime?

—Et toi, méchant, tu ne le sais pas aussi, que je t’aime?

—Je voudrais tant le savoir!

Elle me repoussa doucement.

—Tu es injuste, dit-elle.

—Non, je souffre.

—Et moi, je ne souffre pas? Moi, qui suis là près de toi comme si plus rien n’existait que toi et moi, moi qui vais te quitter... Toi, du moins, tu seras seul, tu pourras faire ce que tu voudras, penser ce que tu voudras, te taire si tu veux; tandis que moi je devrai subir des questions, je devrai parler, répondre, je devrai...

—Tais-toi, je t’en supplie, tais-toi!

Qu’aurait-elle dit, si je ne l’avais pas retenue?

Je la serrai contre moi.

—Méchant, méchant! dit-elle tout bas.

La jalousie me fouettant, et les lèvres amères, je cherchai les siennes, vivement, comme si elle me les eût refusées.

—Oh! le méchant! dit-elle encore, autant qu’elle le put. Croirait-on pas qu’il a besoin d’employer la force? Croirait-on pas que je ne suis pas sienne?

Elle se tut. Il me plaisait qu’elle fût silencieuse. J’ai en horreur les manifestations extrêmes de la joie, et qu’une femme crie ou geigne.

Après ce silence où tout s’oublie pour quelques instants:

—Quelle heure est-il? dit-elle soudain.

Nous n’y pensions plus.

—Je vais être en retard.

Et elle m’échappa, prompte. Rapidement, elle se préparait.

—Tu es bien pressée, dis-je sur un ton de reproche badin.

—Je n’ai plus une minute à perdre, je dîne en ville.

—Ah! fis-je. En décolleté, sans doute?

Elle riposta, souriante:

—Pourquoi pas?

Puis, se faisant admirer et la gorge offerte:

—C’est donc si laid qu’il faille le cacher?

Je grognai:

—Singulière manie que vous avez toutes, de montrer à tout venant ce qui doit se réserver.

Elle éclata de rire.

—Tu es stupide.

—Naturellement, dis-je non sans aigreur.

Meilleure que moi, ou plus fine, elle évitait les discussions. Elle reprit:

—Tu es stupide et je t’adore, tiens!

Elle était prête. Elle me planta sur chaque joue un baiser sonore, comme on fait aux enfants qui boudent.

—Au revoir, mon vilain jaloux! conclut-elle. Au revoir, vilain mon Mien!

Puis, son habituel:

—Tu l’aimes, ta Tienne?

Je refermai lentement la porte sur elle. J’écoutai le bruit de ses pas. Elle était partie. Notre chez-nous, pourtant si étroit, me parut plus grand. Je me sentis tout à fait découragé.

Machinalement, j’allai à la fenêtre et soulevai le rideau. Il avait plu, mais le soleil triomphait à l’occident. Je laissai retomber le rideau.

Machinalement encore, je pris pour le ranger le livre de Charles Guérin. Je l’ouvris au hasard. C’était à la page 113. Je lus:

C’est l’heure, après la pluie, où, redevenant pur,
Le ciel du soir se peint dans les vitres riantes,
Où les trottoirs mouillés réfléchissent l’azur
Et les pieds nus des mendiantes.
Couple las que son rêve isole des passants,
Nous suivons vers l’Ouest les rives de la Seine,
Mais tout à leur souci nos cœurs restent absents
Des lieux où le hasard nous mène.
Parfois levant les yeux au bord d’un carrefour,
Nous regardons avec des paupières émues
Les amants séparés par la tâche du jour
Se rejoindre à l’angle des rues.
Ils vivent, à les voir, dans de pauvres emplois;
Et leur destin pourtant nous fait haïr le nôtre,
Car la nuit dont l’attente entrelace leurs doigts
Va nous arracher l’un à l’autre...

Je ne poussai pas plus loin. Je regardai notre divan où les coussins avaient été écrasés. Un petit objet brillant fixa mon attention: c’était une épingle à cheveux. Je n’y touchai pas.


SINCÈREMENT, j’ai eu, maintes fois, pendant ce printemps merveilleux et cruel, l’illusion d’être aimé, je veux dire d’être l’homme de qui tient son bonheur une femme.

Avez-vous observé les femmes dans la rue ou dans un salon? On reconnaît celles qui sont heureuses, je veux dire celles qui sont aimées et qui aiment; on les devine: il y a autour de leur personne comme un halo spirituel et quasi voluptueux qui les dénonce. Les autres femmes en prennent ombrage, et les hommes à bonnes fortunes s’éloignent, non sans dépit, sachant bien qu’on ne les regardera même pas.

J’observai que mon amie, comme jadis la petite fille troublée qu’elle avait été, n’était plus la même. Il y avait en elle, dans son air, dans son sourire, quelque chose de nouveau. J’en étais secrètement satisfait, je ne le nierai pas, mais j’en avais aussi un peu d’inquiétude. Je le lui déclarai, par badinage.

—Ah! me dit-elle, si tu t’imagines qu’on le remarque! Il faudrait être jaloux pour le remarquer. Et un homme est-il jaloux de sa femme?

—Sans être jaloux...

—Il ne remarque même pas que j’ai les yeux rouges quand j’ai pleuré. Il n’a même pas remarqué que je pleurais, la première fois que...

—Je t’en supplie, dis-je brusquement.

—Il faut pourtant que tu saches...

Mais elle n’était peut-être pas si résolue qu’elle désirait le paraître.

Je n’ignorais pas qu’elles sont nombreuses, les pauvres femmes que leur mari traite comme on ne traite point une fille de rencontre, et qui ont enfanté dans la douleur, du commencement à la fin. Je n’ignorais pas qu’ils sont nombreux les hommes qui n’ont souci que de leur plaisir sans gêne.

—Si seulement j’avais eu ma mère! disait mon amie. Mais je l’ai perdue alors que j’étais gamine, et ma tante fut trop contente de se débarrasser de moi entre les mains du premier qui m’a demandée.

Je n’avais jamais reçu tant de confidences de mon amie. Toujours elle semblait préférer retarder l’instant que j’appelais de toute mon ardeur. Voulait-elle enfin m’écarter le voile que je n’osais pas toucher?

Son histoire était l’histoire de trop de femmes de ma génération, que la guerre a frappées non point dans ce qu’elles ont de plus précieux, qui est leur fils, mais dans elles-mêmes. Combien de jeunes filles n’a-t-on point poussées imprudemment au pire avenir, dès 1915, en répétant que les maris manqueraient, qu’il y aurait après la paix signée trois filles et peut-être quatre pour un garçon, qu’il était expédient de ne pas faire les difficiles ni de temporiser, et qu’un mari n’étant jamais qu’un mari, il fallait s’estimer assez privilégiée d’en trouver un, quel qu’il fût? De là tant de mariages précipités, tant d’unions désastreuses.

Pour mon amie en particulier, elle avait eu, selon sa tante, une chance providentielle. Elle avait trouvé «un mari très bien», un homme encore jeune et qui avait «une belle situation». Le 2 août, il était parti comme sous-lieutenant de réserve avec le 43ᵉ régiment d’artillerie; présent à la bataille de Charleroi, du côté de Roselies, il avait reçu à la joue gauche un éclat d’obus, dont il ne gardait qu’une fossette; mais il ne s’était laissé évacuer que plus tard, lorsqu’après la victoire de la Marne, qui se joua pour lui à Escardes et à Courgivaux, une balle allemande l’avait atteint à l’épaule, tandis qu’il se penchait hors de son observatoire de Saint-Thierry, devant Brimont. Quand il reparut, guéri, au dépôt de son régiment, on eut l’intelligence de considérer qu’il était chimiste «dans le civil», et de plus ancien élève de Polytechnique, et qu’il rendrait peut-être quelques services en aidant à fabriquer des explosifs. Dès lors sa guerre était finie. Il pouvait raisonnablement se marier. Il se maria.

—Ce n’est pas un méchant homme, disait mon amie, mais je ne l’aime pas. Que veux-tu? Je n’y peux rien. On aime ou on n’aime pas. Toi, je t’aime. Lui, je ne l’ai jamais aimé.

Était-ce habitude prise depuis la guerre, où, tenant le secret sur tout ce que de par ses fonctions il connaissait, il ne parlait pas à sa femme des travaux de son usine? Était-ce plutôt habitude très ancienne, et trait de caractère? Il ne parla pas davantage, après la démobilisation, des progrès de son entreprise. Il avait acheté, avec deux amis, une maison de «peinture, vitrerie, et décoration». Il travaillait pour les régions dévastées. L’affaire était excellente, à en juger par le train qu’il faisait mener à sa femme. Mais il négligeait de l’intéresser à ses efforts. Beaucoup d’hommes sont comme lui. Beaucoup de femmes s’en plaignent. Mon amie, elle, était depuis longtemps résignée à tout.

—Sans mes deux enfants, disait-elle, je ne me serais pas résignée, je serais libre. Pour eux, j’ai supporté des épreuves incroyables. J’en supporterai encore, et plus facilement, puisque je t’ai.

Elle se confiait en toute simplicité. Nulle coquetterie dans ses aveux. On aurait pu s’imaginer qu’elle racontait, non point sa vie, mais celle d’une autre femme. Elle n’y mettait aucune passion, aucune révolte, elle non plus. J’en fus frappé. Je pouvais m’imaginer que j’avais déjà sur elle, par mon amour, tant d’influence qu’elle en venait peu à peu à concevoir toutes choses, sinon dans le même plan que moi, du moins dans un plan parallèle. Rien qu’à son accent, à sa façon d’exprimer un regret, d’éluder une rancune, quelle différence entre la femme que j’avais retrouvée à Nice et la femme qu’elle devenait, qu’elle était déjà devenue! Ainsi de tout au reste. D’abord, par exemple, elle se montra timide, quand nous causions d’art. Mais les femmes ont une prodigieuse faculté d’assimilation. En peu de temps, mon amie ne prononça plus une parole qui m’eût déçu; d’instinct elle disait ce que je pouvais souhaiter qu’elle dît. Pareillement, avec une grâce exquise, elle me demandait de la conseiller pour ses lectures. Je me récusais, parce que je n’ai pas en matière de livres les goûts que l’on a maintenant, et je craignais de la rebuter. Je lui dis néanmoins: «Quand tu seras triste, lis les poètes; quand tu voudras t’enrichir, lis les historiens; mais n’ouvre un roman qu’avec discrétion et de préférence les jours de pluie: alors tu t’attristeras davantage, et tu te sauveras en ouvrant un livre de vers.» Elle avait ri; mais, un jour, ce jour où elle s’était décidée à me faire ses premières confidences, comme elle me déclarait gentiment qu’elle me devait d’avoir quelques heures moins grises dans la brume de ses longues semaines, elle ajouta:

—J’ai lu hier une jolie phrase. Écoute: «On peut très bien vivre sans être la plus heureuse des femmes, et d’ailleurs ce serait une grande injustice qu’une femme fût la plus heureuse de toutes.»

Je demeurai bouche close.

—Tu n’approuves pas? me dit-elle.

Après une légère hésitation, je répondis:

—Je pense à une phrase, que j’ai relue, moi aussi, hier.

—Voyons, ta phrase?

J’hésitai encore. Puis:

—«C’est toujours un pas décisif pour le bonheur, que de faire celui de l’homme qu’on aime.»

Elle me regarda.

—Pourquoi ce reproche? demanda-t-elle, sur un ton affectueux. Je ne sais pas si je fais ton bonheur, mais je t’assure...

—Non, répliquai-je, tout rougissant, et sans la laisser achever. Je suis stupide, comme tu me le dis souvent: je viens, par pudeur et par scrupule, de substituer cette phrase, que je n’avais aucune raison de citer, en effet, sous peine d’être un goujat, à une autre phrase, que je n’aurais pas la hardiesse de te répéter.

—Oh! alors, je veux que tu la répètes.

—Je veux? Je veux?

—Oui, je le veux.

—On m’a changé ma Mienne. Voilà qu’elle a de la volonté?

—Oui, monsieur, je veux.

—Regarde, Mienne: j’ai déjà rougi rien qu’à la pensée que j’aurais pu te répéter cette phrase.

—Rougis, mais répète.

—Tourne-toi donc, je ne pourrais pas t’obéir si tu me regardais.

Elle se tourna vivement, curieuse. Délicieux enfantillages! Quels amants n’en ont pas eu de semblables?

Elle s’impatientait.

—Allons, j’écoute.

J’articulai à mi-voix:

—«Elle semble votre propriété, car c’est vous seul qui pouvez la rendre heureuse.»

Elle se retourna, et, me prenant la tête entre ses mains:

—Tu es un grand gosse, dit-elle, un grand gosse incorrigible. Oui, elle est ta propriété, ta Tienne, oui, plus que tu ne le mérites peut-être.

Elle feignait de me renvoyer le reproche.

—Je ne le mérite peut-être pas, c’est vrai, dis-je sérieusement.

Elle éclata de rire.

—C’est vrai aussi, dis-je: je suis stupide.

—J’allais le dire.

—Je le sais bien.

Nous riions tous les deux. Pour la première fois, nous nous séparâmes, ce jour-là, en riant. Mais je n’eus pas à chercher si mon amie n’avait point oublié d’épingles à cheveux parmi les coussins de mon divan noir. Belle journée, dont j’ai gardé le souvenir le plus doux.

Belle journée dont j’ai gardé le souvenir le plus doux, sans doute par contraste avec le souvenir de la journée qui suivit.

Je ne devais pas voir mon amie, le lendemain.

—Courses et visites, m’avait-elle dit en me quittant.

Et elle avait ajouté, dans ce style volontiers argotique et télégraphique si fort à la mode aujourd’hui chez les gens de la meilleure société:

—Vieilles rombières et grands magasins.

Or, le lendemain, vers trois heures, comme je m’apprêtais à traverser la rue Royale, près du Ministère de la Marine, je remontai soudain sur le trottoir pour éviter une auto.

La voiture, une limousine, filait à vive allure vers la Madeleine. Ému par ce choc que nous éprouvons au cœur involontairement à l’instant que nous échappons à un danger, même petit, j’avais néanmoins encore assez de sang-froid pour distinguer, sans erreur possible, les deux personnes que la voiture emportait: je vis deux personnes, un homme et une femme: l’homme, je ne le reconnus pas: la femme, c’était mon amie. Et précisément ils riaient, comme nous avions ri, mon amie et moi, en nous séparant, la veille. Cette fois, le nouveau choc que je ressentis au cœur fut plus violent. Je demeurais interdit. Je suivais l’auto du regard. Quand elle disparut de ma vue, j’éprouvai que mon front était moite de sueur.


VOILA de ces riens qui suffisent à bouleverser un amant. Je n’étais déjà que trop disposé par mon caractère à pousser à l’extrême les moindres ennuis. On peut imaginer dans quel désarroi je tombai pour avoir aperçu celle que j’aimais en compagnie d’un homme que je ne connaissais pas. Hélas! je connaissais si peu, ou si mal, mon amie elle-même!

Ce qui me blessait plus profondément, c’était qu’elle eût pu rire loin de moi, quand moi je portais en tous lieux une mélancolie de tous les instants. Il me fallut ce réveil pour me tirer du bonheur,—bonheur mitigé, bonheur fragile, mais bonheur,—où je vivais depuis six semaines. Certes, deux amants, qui ne se rencontrent que pendant de trop brèves minutes et moins souvent qu’ils ne le désirent, ont ce privilège que leur passion est toujours au plus haut point: ils ignorent les attaques sournoises de l’existence en commun, les satisfactions trop faciles, les petites querelles qui naissent à propos de rien puis de tout, les petits travers qui se révèlent, les ridicules même qui se dénoncent, tout ce qui fait que peu à peu l’amour s’émousse et languit. Deux amants qui ne vivent pas côte à côte n’ont que le temps de s’aimer. Mais quel revers à cette brillante médaille! Et vaut-il mieux ne pas se connaître assez que de se connaître trop, si tant est que deux êtres humains puissent jamais se connaître?

Un remords soudain m’assaillit, un remords et une crainte: malgré les protestations qu’elle ne me ménageait pas, étais-je vraiment l’homme que mon amie s’attendait à trouver en moi? Ne l’avais-je point déçue? Parce que j’avais à Nice été touché par la gravité de ses premières paroles et le pathétique presque désespéré de son accueil et de son amour, devais-je maintenir notre amour dans cette tristesse où je me plaisais à l’élever? Si elle était malheureuse chez elle, ne devais-je pas me maîtriser quand elle accourait chez moi entre deux visites, et lui imposer l’illusion d’un peu de bonheur complet? Devais-je l’entraîner à ma suite sans précautions dans ce bonheur douloureux où je puisais, moi, un réconfort peut-être trop amer pour elle? Femme, et femme jeune, malheureuse mais prête à croire que le bonheur est possible, n’attendait-elle pas plutôt de moi que je lui entr’ouvrisse les portes d’ivoire des paradis rêvés? N’était-elle pas assez généreuse en ne me laissant pas deviner que je l’avais déçue? Fallait-il lui reprocher de se distraire quand elle m’offrait toujours une docilité parfaite, riant si je riais, silencieuse si je me taisais, et rembrunie si j’étais en peine?

Toutes ces raisons, je les admettais, mais un doute barrait ma sagesse naissante, un doute que j’essayais vainement de renverser, ou d’éviter,—un doute qui m’attirait. Je suis comme je suis. Et je pensais: «Et si elle ne t’aime pas? Et si elle a seulement pitié de toi? Et si elle te fait seulement l’aumône d’un semblant d’amour, pour te consoler?» Et des raisons aussi de douter me venaient. Je me rappelais une de ses premières paroles: sa décision préalable de ne pas renoncer à ses enfants, même pour son amour. Et je me disais: «Une femme qui aime, aime sans conditions.» Je me rappelais encore qu’elle m’avait déclaré que, sauf à moi d’y croire ou non, elle n’avait jamais eu d’amant. Et je considérais que c’était une étrange manière de m’inspirer confiance. Je m’égarais. Ces raisons, aujourd’hui, m’apparaissent telles qu’elles sont: injurieuses et faibles. Qu’on me les passe, j’aimais. La jalousie est impitoyable.

Que me restait-il de tant d’incertitudes, lorsque mon amie sonna le lendemain à ma porte, à notre porte?

Elle s’arrêta sur le seuil, inquiète.

—Mon Mien! Qu’as-tu?

Je la pris par la main et l’entraînai vers son fauteuil préféré.

—Tu me fais peur, dit-elle. Qu’as-tu, mon Mien?

Elle n’avait pas eu le temps d’ôter son chapeau. Elle s’assit, levant déjà les bras.

—Regarde-moi, lui dis-je.

Elle me regarda. Je me penchai sur ses yeux, avidement, comme un voyageur assoiffé sur une source. La source était limpide et d’un cristal parfait.

—Mon Mien...

Avait-elle peur? Elle ne dit rien de plus. Je lui pris les mains et les baisai. Elle essaya de sourire.

—Mon Mien, explique-moi.....

—Je t’ai vue, hier, à trois heures.

—A trois heures?

Elle cherchait.

—Rue Royale, précisai-je.

—Ah! fit-elle.

Elle n’eut aucune émotion apparente. Elle ajouta:

—Je ne t’ai pas vu.

Un regret perçait dans sa voix. Je ripostai:

—Tu étais trop occupée.

—Moi?

—Toi, oui, et l’homme qui était à ta gauche.

Je ne suis pas habile à dissimuler. Ma voix était devenue âpre.

Mon amie n’éclata pas de rire. Elle se leva.

—Bon! dit-elle. Je comprends.

Très calme, debout devant la cheminée, elle ôta son chapeau, me le tendit en disant:

—Tiens, fou que tu es. Mets où tu voudras le chapeau de la femme qui trompe son amant.

Puis, ayant du bout des doigts assuré l’ordre de ses cheveux, elle se tourna vers moi qui demeurais immobile, et:

—Tu es jaloux de mon beau-frère? dit-elle.

—Tu as un beau-frère?

—Tu ne le savais pas?

—Je ne sais rien, Mienne.

Déjà je respirais.

En quelques phrases, elle me délivra.

Son mari avait un frère, plus vieux de cinq ou six ans, veuf depuis 1916. Ce frère, fort aimable, excellent garçon, dirigeait en province l’usine qui fournissait de couleurs la société de peinture, vitrerie et décoration dirigée par le cadet. Il venait à Paris plusieurs fois par mois. Et il emmenait souvent sa belle-sœur dans ses courses à travers la capitale. Et c’était bien simple.

Je n’avais rien à répondre. Pour employer ma confusion, je demandai:

—Il n’a pas d’enfants?

—Non. Il vit tout seul, en célibataire, à Argenton-sur-Creuse. Tu connais?

Je répondis non. Elle poursuivit:

—Gentille petite ville, avec des maisons anciennes en aplomb sur la Creuse, et un pâtissier de génie. Gentille petite ville, mais combien province, et d’une curiosité! Tu vois cela d’ici. Comme mon beau-frère ferait, au su de tout le monde, un enviable parti, tu penses que tout le monde est sur les dents. Les mères qui ont des filles, mon Mien, sont terribles.

—Et le beau-frère?

—Il ne veut plus entendre parler de mariage.

—Tiens! tiens! fis-je.

Étonnée, elle me regarda. Je repris:

—Celle qui lui plairait n’est pas libre?

Son regard se chargea de reproche.

—En effet, dit-elle. Elle est à toi.

Décidément, je tenais un mauvais rôle. Mais je n’eus aucune peine à m’avouer vaincu. Mon amie triompha sans pitié. Je n’entrerai pas dans le détail de sa victoire: je n’écris pas un livre pour collégiens. Le silence accoutumé de nos caresses avait une pudeur dépourvue de dissimulation. Je noterai, sans plus, que jamais ma triomphatrice ne s’était montrée si exigeante et si hardie.

C’est le propre de l’amour d’ignorer toute espèce de honte, et de ne pas s’y avilir. Au feu d’une étreinte loyale flambent toutes les mesquineries du sentiment. Mais la réalité, ce spectre des drames romantiques, nous frappe à l’épaule sans s’émouvoir de nos rêves qu’elle casse, et nous ne rouvrons si tôt les yeux que pour revoir nos soucis. Avais-je tort de me découvrir tel que j’étais devant mon amie et de m’acharner en quelque sorte à lui ressasser: «Je t’aime. Tu le sais. Tu feras de moi ce que tu voudras. Je serai lâche, si tu veux. Mais laisse-moi t’aimer?»

Elle m’avait dit à Nice:

—Il faut m’aimer.

Il n’était plus besoin qu’elle me le dît: elle n’entendait que trop certainement ce que je lui disais:

—Il faut te laisser aimer.

Je lui dis en effet:

—Laisse-moi t’aimer, Mienne. Je voudrais tout connaître de toi, et je redoute d’en connaître trop. Laisse-moi t’aimer, laisse-moi t’aimer encore. Mais surtout, Mienne, Mienne chérie, s’il est vrai que tu m’aimes ou que tu acceptes que je t’aime, surtout que ce ne soit point par pitié! Et quand il te plaira de ne plus venir ici, ne mens pas surtout, et ne viens plus.

—Et quand tu ne m’aimeras plus? dit-elle.

Ainsi je me rendais. Était-ce calcul de ma part, et envie délibérée qu’elle eût soin de me mentir le plus longtemps possible? Était-ce au contraire le dernier geste d’un homme qui lutte depuis trop longtemps et qui aspire au repos, à ce repos que tous les hommes cherchent même dans les pires agitations?

Il est probable que, ce jour-là, mon amie connut qu’elle me tenait: j’avais été assez maladroit, c’est-à-dire assez franc. M’en sut-elle gré? Répondit-elle au contraire à mon élan par un élan semblable, sans autre calcul? Et fut-ce aveuglément qu’elle engagea notre amour dans cette voie où il allait se perdre?

Elle aussi, me dit-elle, souffrait de toutes les heures dangereuses qui nous séparaient.

—Il faut que nous nous voyions plus souvent.

—Le peux-tu? fis-je.

—Tu le peux.

Son mari ne m’avait-il pas exprimé sa sympathie dès notre première rencontre? Il avait reparlé de moi.

—Il ne se fera pas prier pour t’inviter.

—Moi?

—Nous recevons beaucoup, et des gens qui nous intéressent moins que toi, je t’assure.

—Est-ce que tu t’écoutes, Mienne?

—Mais, mon Mien, quoi de plus naturel?

Je lui affirmai sur un ton assez dur qu’elle me proposait de jouer un personnage malencontreux.

Elle se fâcha.

—Tu ne penses qu’à toi, dit-elle. Et moi, est-ce que tu t’imagines qu’il me sera si facile de me tenir entre toi que j’adore et cet autre que je déteste?

Elle n’avait jamais eu tant de violence. Ses yeux me parurent nouveaux. Mais vite ils s’adoucissaient déjà. Je répondais:

—Je ferai ce que tu voudras, Mienne.

—Du moins, je te verrai, dit-elle, même si j’en dois souffrir, et tu me verras, vilain Mien, et tu verras que tu peux te fier en moi sans te torturer, et tu verras...

—Je verrai le fameux beau-frère? dis-je en riant.

—Méchant Mien! répliqua-t-elle en riant aussi, et pauvre beau-frère! S’il apprenait que tu as pu être jaloux de lui, il tomberait de haut.

—Mais s’il apprenait qu’on a pu le juger digne de toi, qu’on a pu lui faire cet honneur, crois-tu qu’il s’en plaindrait?

Elle s’écria:

—Chéri...

—... Tu es stupide! fis-je plus vite qu’elle.

Et elle me mordit la lèvre.

La journée s’achevait mieux, somme toute, que je n’espérais. Je ne m’inquiétais pas du lendemain. J’étais trop content de sortir de mes transes de la veille.

Mon amie s’en alla.

J’attendais son habituel:

—Tu m’aimes?

Elle ne me le dit point.


OU avais-je accepté de descendre? Où avais-je accepté de suivre mon amie? Et savait-elle où elle nous entraînait? Et le savais-je? Mais, si je l’avais su, si je l’avais soupçonné, aurais-je refusé de la suivre? Il n’est que bien trop certain que nous sommes les ouvriers de notre fortune.

Un vers me revient à la mémoire, un vers grec dont on ignore l’auteur et qui est peut-être d’Euripide, un vers profond comme un regret:

«N’accuse pas un dieu, ne t’en prends qu’à toi-même.»

Je ne suis pas assez bon lettré pour traduire plus exactement avec moins de mots. Un helléniste m’a déclaré que le texte porte, précis: «Un dieu t’a fait ce mal? Non, c’est toi-même à toi.» Que servirait ici de discuter? Il ne m’échappe pas que je voudrais retarder à ce point le torrent de mes souvenirs. Ils se précipitent à mes yeux éblouis comme se précipitèrent les événements. Quelqu’un a dit un jour pour la première fois: le tourbillon de la vie. L’expression s’est galvaudée, mais qu’elle était belle, quand elle faisait encore image! Elle était désespérante. Il faut lui redonner son sens neuf avec moi pour comprendre d’ensemble ce que devint ma vie dès ce jour-là.

Jusqu’alors j’avais peut-être l’illusion que je menais notre amour sous la seule influence de mon amie. Nous eûmes le tort de sortir de chez nous. Dans le secret, tout étouffant qu’il fût, notre amour vivait, chaud comme une rose pourpre, et nos souffrances,—je tiens à cette dernière illusion du pluriel,—nos souffrances avaient une noblesse, peut-être arbitraire, mais respectable; car deux malheureux ont droit au respect. Du jour où nous fûmes assez maladroits pour exposer notre amour aux atteintes du dehors, la catastrophe, qui avait couvé dans ce secret étouffant, devint inévitable.

Tout de suite, puisque je n’écris pas un roman de surprises, je dois rassurer et détromper: notre amour ne fut pas découvert. Je me surveillai assez pour ne jamais être suspecté ni par trop d’abandon ni par trop de froideur. Quant à mon amie, je m’aperçus vite que, loin de se tenir difficilement, du moins en apparence, entre son mari et moi, elle se dirigeait au milieu des feintes avec un art terrible. Et le mari, je me persuadai d’emblée qu’il avait en sa femme une confiance béate. Devant lui, on se sentait devant un homme honnête, correct, tranquille, et heureux. Il avait une façon parfaitement quiète de regarder sa femme. Ce n’était point suffisance de mâle, ni orgueil de maître. C’était conscience d’une situation claire et de sentiments réciproques. Il m’étonna. Il ne semblait pas être du tout le bourreau que la conduite et les propos de sa femme donnaient à supposer. Près d’elle, il se montrait attentif,—sans excès, pour ne point s’abaisser peut-être, car certains hommes pensent qu’il est déraisonnable à un mari d’avoir l’air amoureux,—mais attentif néanmoins de manière qu’un jaloux tel que moi dût s’inquiéter. Il aimait sa femme, assurément, en bon mari, en bon bourgeois, si ce terme, où je ne mets rien de péjoratif, doit mieux me faire entendre. Mais est-ce ainsi que sa femme désirait d’être aimée? Et avait-elle tort ou raison, c’est une question que je demande à ne pas résoudre, par gratitude et par honneur.

De cet homme, parce que je lui avais été préféré, je jugeai promptement que rien ne me menaçait. Il n’en fut pas de même pour le fameux beau-frère. Les deux frères ne se ressemblaient pas plus que deux étrangers. L’aîné me déplut d’abord. Autant le mari paraissait calme et, pour ainsi dire, toujours de sang-froid, autant le beau-frère se montrait toujours en éveil. Il cultivait l’ironie, une ironie assez lourde, avec une espèce de rage sournoise, cherchant à briller par des moyens brusques, taquinant sa belle-sœur à l’occasion de n’importe quoi, la détournant de tout entretien qu’elle nouait loin de lui, la prenant à témoin du moindre fait qu’il citait, la houspillant parfois assez rudement d’une plaisanterie en lui baisant la main.

—Ma chère petite belle-sœur...

Il l’appelait ainsi à tout instant. J’ignore ce que pensaient les autres de son attitude, qui était désinvolte, hautaine, et certainement forcée. Moi, j’eus l’impression très nette que le beau-frère faisait plus figure de mari que le mari. Mais je guettais en vain un geste, un sourire, un regard, un mot, qui trahît la belle-sœur: elle demeurait impénétrable. Je pouvais, et en vérité je devais conclure que mes soupçons n’étaient que rêveries d’amant malheureux. Mais n’avais-je pas d’autre part la preuve que mon amie ne trahissait pas davantage qu’il y eût entre elle et moi ce qu’il y avait?

Je m’enfonçais les ongles dans les paumes chaque fois que je l’entendais appeler son beau-frère par son prénom. Il répondait:

—Ma chère petite belle-sœur...

Et il accourait à elle.

Un soir, nous étions là, réunis dans les salons, une quinzaine d’invités: gens d’affaires pour la plupart, jeunes en général, simples et modestes, curieux de toutes choses d’aujourd’hui, même d’art. Ils m’avaient marqué de la déférence et de la sympathie.

Jadis les bourgeois se méfiaient des artistes et les méprisaient un peu. A présent, ils les admirent d’oser gagner leur vie par un jeu perpétuel qui souvent use et ne produit que des dividendes aléatoires, car ils ont compris que les artistes sont des travailleurs absolus dont l’exemple ennoblit le travail, puisque pour eux le travail est une fin et non un expédient. Et puis, les femmes sont celles que nous envoûtons, nous, musiciens, sculpteurs, peintres, poètes: elles seules savourent d’instinct avant quiconque tout ce que nous mettons d’humain dans nos œuvres; les hommes ne nous accordent leur attention qu’après que leurs femmes nous ont couronnés de leur enthousiasme: et nous avons presque tous la sottise de préférer le suffrage des hommes et de renier, comme si elle était insuffisante, l’admiration des femmes: sots, triples sots, qui prétendons au laurier noir des penseurs et des apôtres, quand il s’agit de distraire la pauvre foule de ses soucis quotidiens en l’élevant au-dessus de sa misère que l’intelligence domine, et de mériter trois brins de remerciement, si notre œuvre ne fut pas inutile!

Pour moi qui ne m’aveugle pas sur la valeur de mon œuvre, je fus, je l’avoue, flatté du petit succès que j’eus, pendant quelques minutes, chez mon amie. C’est de ces instants que nous tirons la force de persévérer et de grandir, même lorsque nous sommes d’un génie médiocre. Et mon amie avait l’air d’être satisfaite.

—Vous voyez, cher ami, me dit-elle, combien en ne venant pas vous auriez déçu vos admiratrices.

D’un geste de sa main, qui traça devant elle un arc de cercle et qui me fut comme une caresse, elle attirait autant sur elle que sur moi l’hommage des sept ou huit jeunes femmes présentes. J’allais balbutier une protestation.

—Merci pour les admirateurs! s’écria le beau-frère qui s’approchait.

—Oh! Monsieur, lui répliquai-je, voudriez-vous me laisser croire que je n’étais pas un inconnu pour vous, ce matin?

—Mais oui, cher Monsieur, mais oui. Demandez donc à ma belle-sœur. Est-ce que je ne vous ai pas suppliée d’aller hier au Salon avec moi, ma chère petite belle-sœur? Et pour y voir quoi, s’il vous plaît?

Je rougis. La veille, mon amie ne m’avait point dit qu’elle eût été au Salon. Je la regardai. Elle regardait son beau-frère.

—Ajoutez, lui dit-elle, que mon mari s’était joint à vous.

Puis, me regardant enfin:

—Vous êtes, cher ami, je vous le répète, d’une modestie exagérée.

—A ce point-là, dit le beau-frère, la modestie est un défaut, ou un vice. Sérieusement, cher Monsieur, votre œuvre est admirable. Je n’entends rien à la sculpture, je m’empresse de ne pas vous le dissimuler, mais...

Il m’emmenait à l’écart. Était-ce pour me soustraire à mon petit succès, qui l’importunait peut-être?

Il avait quelque chose à me demander. Il s’en excusa, moitié sérieux, moitié badin, comme s’il s’adressait à un maître dont on se dispute la priorité.

—Depuis un an, me dit-il, je possède, près d’Argenton, une vieille bicoque Louis XIII. Je l’ai achetée parce qu’elle avait séduit ma petite belle-sœur, et aussi parce que, par le temps qui court, un célibataire de mon poil ne saurait mieux placer le superflu de ses rentes que dans de bonnes et solides pierres. D’autant que ces pierres sont entourées d’un magnifique parc, de dimensions respectables. Mes neveux, présents et futurs, me devront ces ombrages. Ils sont mes héritiers. Passons. Bref, voilà. Mon parc est aux trois quarts une forêt vierge, ou à peu près. Le quatrième quart a plus de dignité, si j’ose dire. J’aimerais y mettre en belle place une fontaine, et y disposer par ci par là quelques statues agrestes. Voulez-vous me faire l’honneur et le plaisir...

Il insistait sur les deux substantifs.

—... et le plaisir de civiliser ma forêt vierge?

Comme je ne répondais pas:

—Cela ne vous tente point? me dit-il.

Et il me posa la main sur l’épaule, affectueusement.

—C’est que, dis-je, je n’ai jamais rien tenté de tel.

Et ma réponse avait le ton d’un refus. L’autre ne s’en aperçut point, ou feignit.

—Eh bien! trancha-t-il, vous réfléchirez.

De loin, mon amie nous épiait.

Elle vint à nous.

—Il réfléchira, lui dit-il. Ma chère petite belle-sœur, vous y réussirez mieux que moi, peut-être.

Il nous quitta.

—Je suis tout décidé, dis-je à mon amie.

—C’est oui?

—C’est non.

—Tu es fou?

—Nullement.

—Alors, tu ne m’aimes pas?

—Alors, l’idée est de vous?

Elle répondit par un battement des paupières. Elle souriait.

—Songe, me dit-elle tout bas, que de cette façon je t’aurais près de moi tout l’été. Voici les vacances. Que ferions-nous, séparés? Tu travailleras là-bas, et tu m’auras à côté de toi: bonheur double. Ne sera-ce pas délicieux, dis, mon chéri?

—Pardon, répliquai-je. Pourquoi m’avais-tu caché...

Mais le mari marchait vers nous.

—Il accepte? demandait-il en s’avançant.

—Oui, mon chéri, répondit-elle. Il accepte.

Le mari me serra la main avec effusion. J’en profitai pour prendre congé. Mon amie souriait, heureuse,—heureuse apparemment.


ULCÉRÉ, ou néanmoins ravi, je ne distingue plus à cette heure ce que je fus; j’ai la certitude seulement que je ne m’appartenais pas, et que je n’avais pas envie de m’appartenir. En rêve on éprouve de pareilles sensations, vagues et très fortes, d’impuissance à la fois et d’allégresse, d’abandon et d’agrément.

Mon amie avait répondu pour moi. Elle était l’instigatrice du projet.

Pouvais-je ne pas vouloir ce qu’elle voulait? Eus-je même le temps de discuter?

Le lendemain de cette soirée dont je ne savais s’il m’était préférable de m’en réjouir ou de m’en attrister, mon amie m’arriva toute éblouissante de joie. Un autre mot serait moins exact. Il y a des jours où le visage de la femme qu’on aime rayonne.

—Chéri, me dit-elle de suite, il fait beau, je suis contente, je t’aime,—tais-toi, ou je t’adore,—et tu m’emmènes au Bois.

Mais un amant n’est heureux sans restriction que s’il est cause du bonheur de sa maîtresse. Mon amie m’arrivait joyeuse. Qu’allai-je soupçonner? Sa joie, je trouvai qu’elle sonnait mal; et puis je remarquai du même coup qu’elle m’avait apostrophé d’un nom qu’elle avait adressé la veille à son mari. J’exagérais peut-être.

Je répondis sérieusement:

—Nous irons où tu voudras, Mienne.

—Alors, ouste! Prends ton chapeau.

Elle sortait, je la suivis.

—Dépêchons-nous, mon taxi est en bas, dit-elle.

Je souris en lui prenant le bras, comme pour la remercier de n’avoir point douté de mon obéissance.

Il est de règle qu’une femme attaque, si elle sent qu’on va l’attaquer. Dès que nous fûmes dans la voiture:

—Tu ne m’as même pas embrassée, dit mon amie.

—Pardon, je...

—Tais-toi, tu es un monstre.

—Je...

—Tais-toi, ou je t’embrasse devant tout le monde!

Elle le fit aussitôt. La voiture était fermée.

—Mienne, essayai-je de dire.

—Tu n’as pas l’air content, mon Mien. Moi qui étais si contente! et qui croyais que tu serais si content! Tu aurais donc supporté de passer tout juillet, août, et septembre loin de ta Tienne?

Je pus enfin placer quelques phrases.

—Les convenances? dit mon amie. Quelles convenances? Nous aurons d’autres invités. Que tu en sois, qui s’en étonnera, puisque tu vas travailler à décorer le parc? Tu parles de convenances? Est-ce qu’on sait que tu es mon amant? Est-ce que cela se voit? Est-ce que je n’ai pas bien dissimulé hier?

Ses dernières paroles me furent comme une offense, comme une offense à elle-même, et d’autant plus grave qu’elle se l’infligeait. J’en éprouvais un malaise profond. Mais elle était si tendrement agressive!

—En outre, poursuivait-elle, sur un ton autre, il ne s’agit pas seulement de mon amant, il s’agit de mon amant qui est sculpteur. Tu vas décorer le parc d’Argenton. Ainsi, quand tu ne m’aimeras plus, quand tu m’auras abandonnée entre mon mari... et mon beau-frère...

—Mienne!

—... il me restera de toi ce beau souvenir vivant, les statues et la fontaine.

Avec quelle aisance elle passait, amoureuse exquise, de l’enjouement à la mélancolie! Avec quelle douceur elle touchait à la corde sourde qui m’émeut toujours au plus secret de mon cœur!

Nous contournions le premier lac.

—Rentrons! dit mon amie.

Et elle se rapprocha de moi, se faisant toute petite dans le creux du bras dont je lui enlaçai la taille.

On avouera que les raisons destinées par mon amie à me convaincre, n’étaient point irréfutables. Cependant, pour un homme qui aime, on les croira sans doute irrésistibles; ou bien on n’aurait jamais aimé.

Néanmoins, quand nous fûmes rentrés chez nous, je tentai de faire une nouvelle objection. Mon amie, sans me laisser achever, et feignant de ne pas entendre, se jeta contre mon épaule, la joue posée à sa place préférée, et, câline:

—Tu m’aimes? dit-elle.

—Tu m’aimeras longtemps? dit-elle encore.

Puis:

—Je n’ai plus qu’un quart d’heure à te donner, mon Mien.

Et, simplement, elle me montrait du regard notre divan noir.

—Je t’aime, ajouta-t-elle dans un souffle.

Une femme amoureuse a toujours raison. J’aurais eu tort de ne pas fermer les yeux. Parce que j’acceptais la vie de complications où elle nous entraînait, mon amie se montra plus tendre, comme si elle était enfin débarrassée d’un fardeau. N’avait-elle pas pénétré mes sentiments assez loin pour être sûre que je devinerais tout ce qu’une pudeur compréhensible l’empêchait de me révéler? Tout ce que, pour calmer mon impatience, elle ne pouvait pas me dire, n’était-elle pas avisée et prudente de me mettre en état de m’y reconnaître? Ou dois-je supposer qu’elle avait le goût du péril? Tant de femmes n’aiment que dangereusement! Mais se perd-on à de si torturantes pensées, quand une femme aimée vous ouvre ses bras? L’instinct nous mate. Nous n’en rougissons, car notre orgueil est grand, que plus tard. Dans l’heure même, le désir triomphe.

Des objections, je me persuadai que je n’en avais plus à faire. A de certains moments, l’amour pousse à l’optimisme. En pressant contre moi le corps docile de mon amie, je songeais:

—Je serai lâche jusqu’où tu voudras, Mienne.

Et je dis seulement à voix basse:

—Je t’aime.

Cela venait après un de nos silences habituels. Mon amie eut un sourire.

—Sais-tu où je suis? me demanda-t-elle.

Je la regardai.

—Je suis chez toi, dit-elle.

Elle se souleva sur un coude.

—Non, mon Mien, je ne rêve pas, reprit-elle. Je dis que je suis chez toi, dans ton atelier, si tu préfères. J’étais chargée d’aller t’inviter à déjeuner pour demain, parce que mon beau-frère, mon terrible beau-frère, regagne Argenton samedi soir, et qu’il a besoin de s’entretenir avec toi de vos projets.

—Nous pouvions nous en entretenir, grognai-je, sans que ce fût à table.

—Ne sois pas méchant, mon Mien.

—Je ne veux pas être un pique-assiette.

—Tu es stupide. Tu prends tout au tragique. Mon mari et mon beau-frère n’ont un peu de liberté que pendant les repas. Il est donc naturel...

—Pardon, dis-je, ton beau-frère est libre aussi en dehors des repas. Lorsque je vous ai vus...

—Tu vas recommencer?

—Non, Mienne, je me tais, je suis stupide.

—Et tu viendras?

—Je viendrai.

—Alors tu n’es plus stupide, mon Mien, et je t’aime, et je me sauve.

Ce déjeuner, où je me rendis sans entrain, je n’en parlerais pas s’il n’avait pas été marqué par un incident bien fait pour que je me le rappelle à loisir. J’y eus la même impression de gêne que lors de ma première soirée: le beau-frère, le terrible beau-frère, y avait absolument mine de mari. C’est lui qui menait la conversation, lui qui veillait à l’ordre du service, lui qui forçait mon amie à manger, lui qui s’imposait comme un maître plein d’importance. Il m’était odieux, et je sentais que mon amie, malgré sa gaieté, n’éprouvait pas un contentement parfait.

Après le repas, et tandis que, mon amie s’étant retirée avec les enfants, nous prenions le café dans son petit salon, la conversation tomba sur la jalousie.

—On ne tient une femme que si on la fait habilement jalouse, affirma le beau-frère.

—A quoi bon? riposta le mari. Des gens civilisés dédaignent de tels expédients. La jalousie n’est pas un sentiment de civilisés.

—Hé! Hé! repartit l’autre avec un accent ironique. Il ne faut pas oublier que les femmes ne sont pas arrivées au point de civilisation où l’on voit les hommes. Méfions-nous! En ne prenant pas l’offensive, nous risquons de la laisser prendre aux femmes et qu’elles nous donnent tous motifs d’être jaloux.

—Tu poses mal la question, dit le mari, très calme. Quand il s’agit de mariage, il ne faut pas oublier non plus qu’il ne s’agit pas toujours d’amour.

Je n’avais pas ouvert la bouche. Je hochais la tête, essayant de ne point paraître sot. A la dernière phrase du mari, les joues me brûlèrent; une joie brusque me pénétra: en dépit du calme qu’il gardait, je sentis qu’il exprimait un regret.

Mais le beau-frère tenait à briller.

—Pourquoi compliques-tu? fit-il. Nous ne disputons pas de l’amour dans le mariage, nous considérons l’amour en général. Et je prétends que la jalousie n’est pas méprisable.

A ce moment, mon amie revenait vers nous. Elle tendait l’oreille. Le beau-frère se redressa.

—Je ne conçois pas qu’on aime, dit-il, et qu’on ne soit pas jaloux. Et vous, ma chère petite belle-sœur?

Elle répondit sans se troubler:

—Je ne conçois pas qu’on soit jaloux quand on n’a pas sujet de l’être.

—On a toujours sujet de l’être, répliqua vite le beau-frère. Rappelez-vous les vers de Psyché; vous les avez applaudis hier soir, ma chère petite belle-sœur.

—Vous étiez aux Français, hier soir? demandai-je en la regardant.

Le beau-frère poursuivait:

—Rappelez-vous.

Et il récita:

Je suis jaloux, Psyché, de toute la nature.
Les rayons du soleil vous baisent trop souvent.
Vos cheveux souffrent trop les caresses du vent;
Dès qu’il les flatte, j’en murmure.
L’air même que vous respirez
Avec trop de plaisir passe par votre bouche;
Votre habit de trop près vous touche,
Et, sitôt que vous soupirez,
Je ne sais quoi qui m’effarouche
Craint parmi vos soupirs des soupirs égarés.

Ces vers sont incomparables, je n’en disconviens pas. Mais récités par cet homme, non sans goût d’ailleurs, et ce jour-là, et dans ce lieu, je les aurais critiqués, dénigrés et ridiculisés avec joie. C’est que j’aurais peut-être voulu les réciter moi-même à mon amie et enlever en ma faveur l’émotion qu’ils ne peuvent pas ne pas produire sur une femme.

Je ne sais pas, je ne sais plus ce que j’étais prêt à jeter dans la conversation, tant je souffrais, et je ne sais de quoi je souffrais davantage. Ne venais-je pas d’apprendre que mon amie m’avait caché qu’elle fût allée au théâtre la veille? Que n’ai-je la ressource des romanciers qui mènent les événements à leur gré! Il me serait facile de clore cette scène à mon avantage, ou d’une façon curieuse. Hélas! je n’invente rien. Et la vie n’a pas l’ordre que lui imposent les poètes.

La scène tourna court: le mari se levait. Il s’excusa, ses affaires l’appelaient dehors. Il me secoua vigoureusement les mains. Je balbutiai que je me retirais aussi.

J’allais le suivre.

Le beau-frère lui dit:

—Ne rentre pas trop tard, et pense à commander la voiture pour le bal.

—Oui, ajouta mon amie à mon intention, car elle avait dû voir, elle, la tristesse de mes yeux, mon beau-frère, ancien élève de l’École, nous emmène au bal de Centrale.

—Vous dansez? demandai-je bêtement.

—Si ma chère petite belle-sœur danse? fit le beau-frère en éclatant de rire. Dites qu’elle est danseuse enragée, et qu’elle n’aurait pas trop de deux maris pour la conduire et l’attendre aux bals où mon frère ne peut point passer toutes ses nuits.

Il me poussait déjà la porte dans le dos. Je n’eus pas le loisir de regarder mon amie. La porte fermée, j’entendis que l’odieux beau-frère riait encore. Le mari cependant me précédait dans l’escalier.


SÉDUIRE, c’est attirer à soi. Mon amie était séduisante. Elle me posséda. On en a des preuves par tout ce que j’ai rapporté déjà d’infime, de quotidien.

On m’accusera, il se peut, de manquer de caractère. Je l’aimais. Avec un peu de lâcheté, je ne le nie pas. Avec faiblesse plutôt. J’aurais voulu qu’elle fût à moi, qu’elle fût mienne, et non pas uniquement de présence, comme elle était, ou comme je me plaisais à croire qu’elle était à son mari. Ce que je souhaitais d’elle, pour le dire sans recherche, c’était son cœur, son esprit, sa pensée, comment dit-on? ce qu’on n’est jamais assuré de tenir de personne. J’aurais voulu qu’elle se sentît en sécurité près de moi, qu’il n’y eût rien de secret en elle à mon égard, que j’eusse au moins cette consolation et cet orgueil de songer que, faute de la posséder entièrement, je possédais ce que nulle volonté ne pouvait lui enlever: sa confiance. Me flatterai-je de l’avoir eue? On douterait. J’ai douté. Mais je n’ose pas affirmer aujourd’hui que je doute encore.

Dans de telles dispositions, et ne soupçonnant pas de coquetterie celle que j’aimais, je ne pouvais que souffrir en pénétrant peu à peu dans l’intimité de sa vie journalière où mes droits étaient minces. Je n’avais que ceux qu’elle consentait à me donner. En fait c’était peut-être beaucoup, sauf pour moi. Que de froissements je prévoyais! Et j’eus conscience que je m’étais embarqué sur une mer d’écueils. J’aimais, hélas, de telle sorte que le moindre heurt devait me blesser. Mon amie en eut-elle jamais conscience? Elle était jeune. A son âge, on hasarde son bonheur pour moins qu’une gerbe de roses. Je ne désire pas lui chercher d’autre excuse.

Comme nous étions convenus de ne nous rencontrer que trois jours après ce fâcheux déjeuner où j’avais appris qu’elle courait les bals sans me l’avoir jamais avoué, on supposera que je reçus le soir même, ou le lendemain matin, un billet de protestations. Une phrase m’eût convaincu. Mon amie me connaissait assez pour n’avoir rien à craindre d’un homme qui ne désirait que de se laisser convaincre. Ne m’eût-elle écrit que: «Ne te torture pas, je t’aime», j’aurais été consolé. Il n’en fut rien.

Elle parut surprise du reproche que je lui en fis dès qu’elle m’arriva, trois longues journées de silence écoulées.

—Voilà comme tu m’accueilles? dit-elle. Après trois jours d’absence, après trois jours où je n’aspirai qu’à celui-ci, voilà les yeux que je trouve, et ce baiser de glace sur mes mains!

Ses yeux avaient soudain changé d’expression. Fébrilement elle ôtait ses gants, son chapeau, et s’asseyait dans le fauteuil du coin de la cheminée, qui était le sien.

—Parle, dit-elle, qu’y a-t-il donc? Je ne t’ai pas écrit, mais tu ne m’avais pas demandé de t’écrire.

—C’est vrai, mais je croyais que tu m’aurais écrit.

—Un caprice? fit-elle en souriant.

—Un caprice? fis-je amèrement.

Ses yeux s’attristèrent.

—Mon Mien, dit-elle, je ne sais pas de quoi tu m’accuses.

Il y avait de l’humilité dans sa voix. Je m’attendris.

—Mienne, dis-je en m’approchant, Mienne, tu ne te rappelles pas?

Prêt à l’interroger, je préférais qu’elle prévînt mes questions.

—Ah! fit-elle d’un ton méprisant, la soirée à la Comédie-Française? La représentation de Psyché?

J’attendais. Elle continua:

—Je ne t’en avais rien dit? Avec raison, tu vois, puisque tu t’en serais alarmé.

—Tu penses donc que je m’en serais alarmé avec raison aussi?

Elle haussa les épaules.

—C’est que... tu es stupide, dit-elle.

Et elle essaya de sourire. Mais je n’avais pas envie de plaisanter.

—Evidemment, dit-elle, parce que j’ai été ta maîtresse, tu peux conclure que je l’aie été d’un autre. Je le mérite.

Elle se mordit les lèvres.

Si je ne l’avais pas aimée comme je l’aimais, je serais demeuré maître d’un argument faible à ce point. Il me troubla.

—Mienne, répondis-je, je ne mérite pas que tu me juges si vil.

—Oh! dit-elle.

Rien de plus.

Elle avait l’air accablé. Je lui pris les mains. Elle pleura. Deux grosses larmes tombèrent sur ses mains que je tenais.

—Mienne, lui dis-je, Mienne, comprends que je souffre. Comprends que tu n’es pas un jouet pour moi. Comprends que je t’aime. Sais-tu seulement ce que c’est que d’aimer?

—Je le sais depuis que je t’aime.

Elle avait souvent de ces réponses, courtes, qui me ranimaient.

—Tu feras de moi ce que tu voudras, Mienne, mais sache aussi, et je te l’affirme, que nul ne t’a jamais aimée comme je t’aime et que nul jamais ne t’aimera de cette façon.

Ses doigts serraient mes mains.

—Mienne, repris-je, comprends aussi de quelle façon je t’aime. Pour ta beauté? Oui, sans doute, ni plus ni moins que quiconque. Pour ta jeunesse, pour ta grâce, pour tes gamineries et pour ton sérieux, oui, oui, mais n’importe qui t’aimerait pour ces attraits. Sais-tu que je t’aimerais, moi, moins belle?

Ses paupières battirent. Je poursuivis:

—Je ne prétends pas, tel que certains, qu’une prédestination régisse les couples, et qu’il n’y ait qu’une femme qui puisse faire le bonheur d’un homme; mais, si la loi n’est pas universelle, je ne conçois pas qu’une autre femme que toi puisse faire mon bonheur. Tu es pour moi la femme dont tout homme rêve, la compagne et l’amante, la collaboratrice et la sœur, celle qu’on a besoin d’avoir à tout instant près de soi, celle qui a confiance et à qui l’on se confie, celle qui partage plaisirs et peines, celle que rien ni personne jamais ne peut remplacer.

—Mon Mien...

—Ce n’est point là, malgré les apparences, l’idéal de la bourgeoisie contemporaine. Pour le commun des mortels, la femme ne sert qu’à la reproduction ou qu’au simulacre de la reproduction. Joins un peu de vanité, si la femme est belle. Mais, et toutes les périphrases te ramèneront à ce dilemme brutal, la femme n’est que bête de somme ou bête de joie,—un sommier, si tu permets, dans les deux sens du mot. Les hommes qui la considèrent avec plus de respect sont rares.

—Oui, dit-elle.

Et elle retint un sanglot.

—Mais, Mienne, crois-tu que les femmes ne soient pas responsables? Qu’ont-elles fait, que font-elles pour gagner plus d’estime? Nous laissent-elles souvent et assez clairement entendre qu’elles soient capables de former avec nous ces couples parfaits qui sont le seul fondement excusable d’une société?

Elle ne répondit rien.

Je me taisais. Elle me serra les mains. Je songeai que, puisque j’avais tant dit, je devais profiter de l’avantage et renoncer aux abstractions.

Doucement, je repris:

—Mienne, écoute-moi. En m’autorisant à t’aimer, tu m’as donné le seul bonheur que j’aie jamais goûté depuis que je suis un homme. De cela, je te voue une reconnaissance profonde, que rien ne tachera, quoi qu’il arrive. Mais, Mienne, sois sincère. Fais-tu tout ce que tu peux pour que, t’aimant comme je t’aime, j’aie la consolation de ne pas t’aimer en vain? Ou bien, je t’en prie, Mienne, je t’en supplie, sois franche, est-ce d’une autre façon que tu désires que je t’aime? Je m’inclinerai.

Elle m’attira vers elle et, penchée sur moi, ses mains encadrant mon visage, ses lèvres contre ma bouche:

—Tu ne me connais donc pas? dit-elle.

Et sa voix tremblait.

Comment résister? Je fermai les yeux. Je les fermais toujours. De tels baisers anesthésient.

A distance, quand je rapporte mes faiblesses, dont je ne rougis d’ailleurs point parce que je suis seul en face de ce papier, deux images de moi se lèvent en même temps devant mes yeux: je me revois, quelques années plus tôt, le 25 septembre 1915, devant Souchez; j’étais adjudant; trois minutes, pas davantage, après notre bond hors des parallèles de départ, les deux officiers de ma compagnie tombaient, fauchés au milieu de la première vague d’assaut par une mitrailleuse; la panique était imminente; je criai; je courus en avant, le fusil haut; les débris de la compagnie me suivirent; nous ne nous arrêtâmes que cinq cents mètres plus loin; il parut par la suite que ma compagnie avait entraîné le succès de tout le bataillon; je fus nommé sous-lieutenant. Et puis je me revois à genoux devant mon amie, tremblant de la perdre, humble et près de pleurer. J’ai été ces deux hommes, et celui-ci peut-être à cause de celui-là. Et le contraste n’est peut-être pas si extraordinaire.

La réponse de mon amie n’avait pourtant rien qui forçât la conviction.

—Tu ne me connais donc pas?

Je ne souffrais que de ne pas la connaître. Sa réponse, qui me ramenait au centre douloureux, me sembla néanmoins l’unique réponse souhaitable.

—Mienne! murmurai-je.

—Tienne, oui, tienne, je suis tienne, tu peux le dire, tu peux t’en vanter, mon grand, mon pauvre grand chéri, je ne suis tienne que trop.

—Tu regrettes?

—... que trop, parce que je souffre de te voir souffrir ainsi pour des fantômes, pour des souffles, pour des riens. Donne-moi tes yeux, regarde-moi, regarde les miens, regarde au fond: il n’y a que toi dans mes yeux et au fond de mon cœur. Je n’ai jamais aimé que toi, je n’aime que toi. Quand on a le bonheur d’être aimée de la façon que tu m’aimes, de la façon que je désire que tu m’aimes, mon Mien, crois-tu qu’on puisse aimer ailleurs? Quelle femme faudrait-il être?

—Mienne!

—Notre amour est assez malheureux, mon grand. Ne le tourmente pas davantage. Ne sois jaloux de personne, tu n’as rien à redouter de personne, c’est toi que les autres, tous les autres ont à redouter. Tu n’es sans doute pas très heureux, mon Mien, et je le comprends, puisque je souffre autant que toi de tout ce qui nous sépare, mais ta Tienne, sache-le, sache-le bien, mon grand, ne fait et ne fera jamais le bonheur d’aucun autre.

On ne réplique pas à de pareilles déclarations. Le sang-froid et le vocabulaire courant abdiquent ici. Je me tirai d’embarras en souriant de gratitude, et je récitai à mi-voix:

—Je suis jaloux, Psyché, de toute la nature...

—Ne le sois pas surtout de mon beau-frère, mon Mien. Il n’a pas droit à tant d’honneur.

Comme plusieurs fois déjà, je retrouvais dans ses derniers mots l’écho de paroles que j’avais prononcées devant elle. Le faisait-elle à dessein, ou non? Dans les deux cas, ne m’abandonnait-elle pas une preuve que j’avais sur elle assez d’influence pour que ses pensées fussent de la même nuance que les miennes?

Je m’aperçus alors que notre entretien s’était engagé dans une autre direction que celle que j’avais résolu de lui faire prendre. Dès son arrivée, mon amie, trompée par mes réticences, avait cru que je lui reprochais d’être allée avec son beau-frère à la Comédie-Française. Or je lui reprochais plus encore le goût qu’elle avait pour le bal et les réunions où hommes et femmes se frôlent, goût dont elle ne m’avait jamais parlé, goût donc qu’elle condamnait ou qu’elle présumait coupable. Je le lui dis enfin.

—Pourquoi t’émouvoir de si peu? répliqua-t-elle.

—Il m’est désagréable que des hommes te tiennent dans leurs bras.

—Dans leurs bras? Mais non, mon Mien. Quand on danse, on a des soucis différents, ne serait-ce que de danser en mesure, ce qui est parfois laborieux.

Et elle riait de malice.

—Ne me raconte pas d’histoires, Mienne. Je sais danser et je sais ce que c’est qu’un bal. Un quart des danseurs, les débutants, n’ont que le souci de danser en mesure. Mais le reste, il suffit de les observer pendant cinq minutes; ils pratiquent la danse pour ce qu’elle est: un simulacre des jeux de l’amour.

Elle protesta vivement.

—Qu’on en ait conscience ou non,—tu vois, Mienne, que je fais grande la part de la naïveté,—la danse est un exercice indécent. Les Arabes, qui ont plus de pudeur que nous, ne dansent pas: ils regardent danser les femmes, lesquelles ne s’accouplent pas, et que dansent-elles? La danse du ventre, qui excite les hommes.

—Il est certain que la danse du ventre......

—... est la danse d’où les autres s’ensuivent. Mais, plus dégoûtants que les Arabes, et plus civilisés, dit-on, nos hommes ne se contentent pas de regarder les danseuses: ils s’accouplent à elles et se frottent contre leur ventre, en public.

—Tu ne diras pas que le shimmy...

—Le shimmy? répliquai-je. Le véritable nom de cette danse est: shimmy shake. Sais-tu ce que cela signifie?

—Non.

—Le tremblement de la chemise, si j’en crois Sem. C’est joli, n’est-ce pas? Et voilà ce que tu danses? Comment veux-tu que je m’en réjouisse?

—Mais, chéri, il y a des danseurs corrects.

—Avec les jeunes filles, oui, peut-être; avec les femmes, c’est plus douteux. Sans compter qu’aujourd’hui toutes les salles et tous les salons où l’on danse ont un air de maison louche fort contagieux. Non, je ne comprends pas qu’une femme, si elle aime et si elle est aimée, puisse se prêter à de tels dévergondages.

—Chéri, tu me désoles. T’ai-je dit que je dansais avec plaisir?

Je devinais l’excuse prête, excuse charitable, mais excuse.

—Ton beau-frère m’a dit, devant toi, que tu es une danseuse enragée.

Elle riposta:

—T’a-t-il dit depuis quand? T’a-t-il dit s’il me connaît? T’a-t-il dit s’il connaît le motif qui me pousse à courir les bals et les salles de spectacle?

Elle s’emportait comme si je l’avais offensée. Elle continua.

—Oublies-tu que j’ai un mari, qu’il est jeune, qu’il m’aime peut-être, que nous dormons dans la même chambre, et que je suis peut-être désirable?

—Mienne, je t’en prie!

—Pardon! s’écria-t-elle. Tu m’accuses, je me défends, et tu m’écouteras.

J’avais blémi.

—Sous peine de me trahir et de perdre mes enfants, je n’ai aucune raison de refuser à cet homme, qui y a droit...

—Mienne!

—Soit, je passe. Mais j’ai des raisons, méchant, de me dérober par tous les moyens.

—Mienne!

—Non, écoute. Tu ne parles jamais de mon supplice, qui est de toutes les nuits...

—Mienne!

—... qui serait de toutes les nuits, si je n’inventais pas des subterfuges. Oui, je cours au bal, mais c’est en désespérée; c’est parce qu’on m’accompagne; et comme il se lève tôt le matin pour travailler, ayant gardé du temps de la guerre cette habitude, il tombe de fatigue et de sommeil quand nous rentrons à la maison. Comprends-tu?

—Mienne!

—Et voilà ce que tu me reproches, toi!

—Mienne...

Je ne trouvais rien à répondre. Tandis qu’elle achevait, elle s’était remise à pleurer. Je la pris contre moi, comme une enfant qui a du chagrin. Sous mes caresses elle s’apaisa, elle sourit.

—Je t’aime, finit-elle par murmurer.

J’étais écrasé de bonheur, et confus. Que subsistait-il après cela de mes craintes et de ma jalousie?

—Et toi, dit-elle avant de se lever pour partir, tu l’aimes, ta Tienne? Tu peux l’aimer, va.


MA dernière semaine de juin, après la scène que j’ai rapportée, fut parfaite. Mon amie, toute à ses préparatifs de départ, emplissait de sa gaieté notre petit appartement. Apaisé, je pris plaisir à croire que mes imaginations n’étaient que fantômes, souffles, et riens, comme elle me l’avait dit. Est-ce parce qu’elle me sentait plus calme? Est-ce parce qu’elle se faisait une joie de m’avoir bientôt près d’elle constamment pendant plusieurs jours? Mon amie riait à tout propos, chantait, me décrivait la propriété d’Argenton et en particulier l’immense parc où j’aurais à planter ma fontaine et mes statues.

—Ce sera peut-être, dans dix ans, le seul souvenir de toi qui me restera, me dit-elle.

Elle me l’avait déjà dit. Pour me le répéter, craignait-elle donc de me perdre?

Elle ajouta:

—Ce sera comme des enfants que j’aurais eus de toi. Tu leur donneras de ton âme, et je serai bien un peu leur mère, dis?

Elle soupira.

—Ces statues-là, elles naîtront sous mes yeux. Tu y mettras peut-être quelque chose de ton amour. Les autres, toutes tes autres, elles me plaisent, oui, naturellement, mais elles me sont comme des enfants que tu aurais eus d’autres femmes: j’en suis jalouse.

—Toi, Mienne, jalouse?

—Pourquoi non? répliqua-t-elle d’un ton plus vif.

—Tu te moques.

—Pas du tout. T’imagines-tu, mon grand, que tu es seul à savoir aimer? Si je ne passe pas mon temps à te harceler de ma jalousie...

—Une pierre dans mon jardin?

—... cela ne signifie pas que je sois plus tranquille que toi-même.

—Mienne, tu me surprends.

—Je vais te surprendre davantage, mon Mien: je suis jalouse comme une tigresse, tu entends? et non seulement de toutes les femmes qui peuvent t’approcher, mais de toutes celles que tu as tenues dans tes bras. Si je te disais que je suis jalouse de tes modèles, même si tu te contentes de les regarder, ce qui est peu probable du reste, me croirais-tu?

Elle plaisantait, mais il y avait de l’inquiétude dans sa voix. Je ne pus pas m’empêcher de sourire.

—Ah! Mienne, répondis-je, Mienne chérie, de toutes les femmes que je regarde, je n’en vois pas une.

—Tu le dis.

—C’est la vérité.

—Je voudrais en être sûre, fit-elle gravement. Mais quoi! Tu es un homme, un homme que j’estime par-dessus tous, mais un homme. La chair est faible. Une jolie femme en passant, quelle tentation! et vous affirmez que ça ne tire pas à conséquence.

—Tu rêves, Mienne.

—Rêve cruel alors, et je rêve toute éveillée. Songe à ces longues heures, à ces longues journées et à ces nuits où nous sommes loin l’un de l’autre. A chaque instant, je me demande: où est-il? que fait-il? Il était triste, ce soir: il court peut-être les cabarets avec des femmes? Et moi, je ne veux pas, je souffre, tu es mon Mien à moi.

Que de tendresse dans son accent! Mais d’où puisait-elle l’ardeur sourde qui l’inspirait?

Je souriais, touché. Je répondis:

—T’aperçois-tu, Mienne, que tu m’insultes?

—Mais non, mon grand. J’ai peur, voilà tout.

—Peur?

Elle avoua, très bas:

—Oui, peur.

—Si quelqu’un a le droit d’avoir peur, Mienne, ce n’est certes pas toi.

—Vraiment? fit-elle. Tu m’aimes vraiment?

—Tu ne le sais pas?

—J’aime que tu me le dises.

Ce fut d’une voix à peine perceptible qu’elle acheva, comme si elle avait honte. Je l’entraînai vers le divan.

J’avais été trop étonné de ce que je venais d’entendre pour n’en pas demeurer étonné, maintenant, quand je me rappelle le détail de ces aveux. Était-elle sincère? Je me pose la question. Dois-je penser qu’à force de l’aimer et de lui découvrir mes faiblesses, je lui avais peut-être transmis mon inquiétude, imposé mes craintes, suggéré de m’aimer comme je l’aimais? Dois-je penser que, malgré elle ou volontiers, elle s’était en m’aimant mise à l’unisson de mon amour? Ou faut-il croire à une comédie, à une horrible comédie, ou tout au moins à un jeu charitable? On en jugera comme on voudra, lorsque j’aurai terminé mon récit. Nous n’en sommes, pour le moment, qu’à la semaine de calme et de joie qui précéda mon départ pour Argenton.

Ces alternatives d’enthousiasme et de découragement qui se succédaient avec une espèce de rythme depuis le début de notre liaison, elles marquent l’ordinaire progrès de tout amour; je n’ai pas la prétention d’avoir aimé comme personne jamais n’aima. Si j’ai souffert en aimant une femme qui m’échappait tout de même que nous échappe une poignée de sable, j’en ai souffert d’abord parce que je ne suis ni d’un âge ni d’un tempérament à chercher un dérivatif dans la révolte. La révolte flambe et illumine, la résignation brûle et consume. Les amours violentes ne durent pas. Car on m’objecterait: «Si votre amie vous aimait, elle n’aurait pas hésité à vous sacrifier ses enfants.» Mais notre liaison eût flambé, et qu’en serait-il resté, après une brillante nuit d’ivresse, que du dégoût, du mépris, et des cendres ternes? C’est dans les livres et chez quelques malades ou des adolescents égarés par des lectures, que l’amour tourne au feu d’artifice somptueux. Hélas! j’ai moi-même allumé trop de fusées dans les champs de la guerre; à leur lueur hallucinante j’ai vu devant moi, sur la plaine trouée d’obus, moins de vivants que de cadavres; je suis à jamais guéri de la vaine splendeur de tous les feux d’artifice.

Je rêvais de lampes voilées, d’une douce lumière qui aurait doré les cheveux de celle que j’aimais, le soir, à l’heure où la journée finie rapproche ceux qui s’aiment. Rêve de paix, rêve de durée. Rêve à moi défendu. Pourquoi fallait-il qu’elle ne fût pas libre, qu’elle ne pût pas se libérer sans s’arracher le cœur, celle qui eût peut-être apporté dans ma maison prête à la recevoir ce qui n’y fleurira sans doute jamais? Car j’avais en horreur cette ombre trouble où nous végétions: j’y étouffais comme dans une chambre qui sent la fièvre.

Fuir? Me dégager? Mais je m’accrochais à la moindre excuse, à la moindre espérance. Je me persuadais que ma patience aurait un jour sa fin. Quand je trouvais des raisons de mettre en doute la sincérité de mon amie, j’en trouvais d’autres aussitôt pour me rassurer. Qu’elle parût, qu’elle s’expliquât,—et elle avait toujours une explication à m’offrir,—et mes incertitudes s’évanouissaient.

Ainsi j’oscillais du désespoir à l’enthousiasme; car aux amants séparés, même s’ils dédaignent ou redoutent d’employer de grands mots, tout prend figure d’importance; peines et joies s’aggravent et s’enflent; parce que l’un des deux est absent, les chagrins de l’autre s’exaltent dans la solitude; et si l’absent revient, le chagrin plie, se courbe, renonce, et la foi, la foi rafraîchissante, s’épanouit: il en est de l’amour comme de toutes les misères humaines: il suffit de si peu de chose pour consoler qui souffre et lui rendre le goût de vivre! Ainsi je couvre aujourd’hui d’une excuse générale, par pudeur, toutes les excuses que je me donnais et l’orgueil momentané que j’eus d’endurer une passion exceptionnelle.

Fus-je flatté d’apprendre de mon amie qu’elle fût, et à mon insu, jalouse? Certes non. Mon premier mouvement fut de défiance. Le second, de gratitude. Je la remerciais de sa gentillesse. N’était-ce point pure gentillesse de me laisser entendre si précisément que nos deux cœurs—expression commode—battaient ensemble? Un amant peut-il savourer satisfaction plus grande? Et, en réfléchissant, en revenant, le soir, dans ma solitude, sur l’aveu délicat de mon amie, j’arrivai même à y croire sans trop de difficulté. J’étais encore sous le coup de l’émotion que j’avais ressentie en apprenant par quels subterfuges mon amie se dérobait à un devoir odieux. Cela joint à ceci, ceci corroborant cela, comment aurais-je pu bouder contre mon bonheur?

Souvenirs merveilleux de cette dernière semaine de juin, avec quels parfums de printemps clos vous m’enveloppez! Je ferme les yeux, comme je les fermais alors dans mon allégresse progressive. Chaque jour me réservait en effet une joie nouvelle. Je n’ai pas encore dévoilé la meilleure, celle qui devait emporter toutes les autres. Il m’en souvient comme d’un jour d’ivresse. J’ai honte d’en parler, sinon d’en garder précieusement la mémoire, et l’on me pardonnera si je n’en dis que l’indispensable.

C’est le châtiment de deux êtres qui s’aiment dans l’adultère que de ne pouvoir, sans ignominie ou sans angoisse, aller jusqu’au terme de leur amour, jusqu’au terme de tout amour, qui est de procréer. De là cet opprobre de vice qui flétrit les liaisons clandestines, quoique deux êtres qui s’aiment ignorent d’instinct le vice. Mais, par un retour de paradoxe, la morale la plus élémentaire exige que ceux-là qui semblent s’arroger des libertés détestables, se gouvernent plus sévèrement que quiconque.

Jamais, avec mon amie, nous n’avions abordé telle matière. Je ne savais pas ce qu’elle en pensait. Je ne désirais d’ailleurs pas, on le croira volontiers, j’espère, compliquer une situation assez pénible, et j’ai trop parlé de moi pour que je m’attarde à protester ici de ma discrétion. Jamais donc je n’avais rien tenté de dangereux. Deux ou trois fois, retenu, je m’étais senti près de succomber à la tentation. J’avais toujours résisté.

Or, l’avant-veille de son départ, l’avant-dernier jour de cette dernière semaine de juin, mon amie, que je ne devais plus revoir à Paris, m’arriva toute triste. J’en fus d’autant plus inquiet que, je l’ai dit, elle s’était, depuis plusieurs jours, montrée fort gaie.

—Laisse, fit-elle. Rien. Discussion et dispute.

—Dispute?

—A cause des petits. Le cadet est malade.

—Mais alors...

—Rien de grave, rassure-toi.

Et elle sourit, comme pour me remercier. J’avoue, en effet, que je lui témoignais rarement de l’affection à l’égard de ses deux fils, et elle ne s’en offensait pas.

—Laisse, dit-elle encore. Je te vois, tout est fini.

Mais tout n’était pas fini, car elle demeurait grave, malgré ses efforts, jusque dans mes bras. Je lui en fis la remarque.

—Écoute, répondit-elle. Ces statues que tu vas dresser dans le parc d’Argenton, je t’ai dit qu’elles seront peut-être pour moi dans dix ans le seul vestige de ton amour.

—As-tu l’intention de me chasser?

—Tu t’en iras.

J’ouvrais la bouche.

—Mais non, mon Mien, tu t’en iras. Tu ne supporteras pas, pendant dix ans, de mener la vie misérable que nous menons. Tu te lasseras, tu t’en iras, tu m’abandonneras.

—Mienne...

—Écoute. Je ne t’ai jamais rien demandé. Ou plutôt tu n’as jamais compris que je voulais de toi quelque chose. Aujourd’hui, aujourd’hui que nous nous aimons pour la dernière fois dans notre chez-nous, il faut que je te dise ce que je veux. Et il faut que tu me l’accordes.

—Parle, Mienne, je suis prêt.

—Jure d’abord que tu ne me refuseras pas.

—Parle, Mienne, je ne refuserai pas.

—Eh bien, je veux...

Elle était dans mes bras, la tête posée contre mon épaule, à sa place préférée. Et elle me dit tout bas ce qu’elle voulait. Et elle ajouta, prompte:

—Ne réplique pas que je veux donc éloigner davantage le moment où je pourrai me rendre libre. Je suis sûre que je ne te garderai pas si longtemps. Et je serai sûre au moins d’avoir de toi un souvenir que tu ne pourras pas m’enlever.

—Mienne! Mienne!

—Quelle joie pour moi! dis, mon Mien, dis, tu veux? tu veux?

J’abrège.

—Je veux que ce soit une fille, dit-elle quand elle n’eut plus rien à vouloir, et je veux qu’elle te ressemble.

—Mienne...

—Tout me sera tellement égal, quand tu m’auras abandonnée!

—Mienne...

—Ose prétendre qu’elle n’est pas tienne, ta Tienne, ose! dit-elle enfin.

Mais je m’arrête là. Le cœur me saute dans la poitrine. Mes paupières sont brûlantes. Si je n’ai pas connu le bonheur d’aimer, je ne le connaîtrai jamais.


INSENSÉ, peut-être, qui n’ai pas eu l’audace de forcer l’occasion! Trop de regrets m’enveloppent à présent. Je baisse la tête. Je fixe mon regard sur ce papier où je réveille des heures d’incertitude. J’écris lentement. J’hésite. Je relis ce que j’ai écrit. Vais-je poursuivre? Vais-je déchirer tous mes feuillets?

Je songe à ce geste légendaire du héros qui brise, après l’avoir épuisée, la coupe précieuse où nul ne boira plus, pas même lui. Il y a dans la vie des pauvres hommes des instants pareils dont rien ne renouvellera jamais l’éclat, des instants où les pauvres hommes se trouvent au sommet de leur trajectoire et où il leur serait merveilleux de disparaître tout à coup, en plein bonheur, en pleine apparence de bonheur. Mais voilà du rêve.

On le sent bien: j’arrive aux souvenirs mauvais de ma vie. Cette dernière semaine de juin, qui ne fut que d’enchantement, on sent bien, n’est-ce pas? que c’est la dernière semaine du malade condamné, celle où la maladie s’oubliant permet de sournois espoirs? Elle fut parfaite, je l’ai dit. Mais savais-je, mais sus-je que j’étais condamné? Non point. Tout m’incitait à l’espérance la plus quiète. Jamais comme alors je n’avais éprouvé que mon amie fût près de moi; jamais je n’avais pu davantage la croire mienne.

Mienne? Soit. Sauf que nous étions loin du temps qu’elle ne demandait rien et qu’elle acceptait tout ce que je proposais. C’est moi qui acquiesçais à tous ses désirs. Comme les rôles s’étaient renversés depuis que nous nous aimions! Cela frôlerait le comique, si je n’étais pas en cause. Mais je ne m’en rends compte qu’aujourd’hui. Et j’ai peut-être tort. La limite entre le comique et le tragique est aussi vague et mobile qu’entre le bien et le mal. L’acteur et le spectateur jugent différemment. Les autres décident, et nous, nous souffrons.

Ce séjour que j’allais faire près d’elle à la campagne, mon amie l’avait désiré, obtenu. Elle l’organisa. Je ne devais qu’obéir.

Le beau-frère nous attendait. Mon amie partait avec ses enfants et son mari. Je partais, moi, trois jours plus tard; mon amie comptait m’installer une chambre d’où j’aurais une belle vue du parc et, dans les communs, à côté du garage et des serres, une espèce de local sans emploi qui me tiendrait lieu d’atelier.

Ces détails ne sont pas inutiles; ils prouvent que la propriété d’Argenton appartenait à des gens assez riches pour jouer les seigneurs des siècles où les artistes ne travaillaient ni à la pièce ni à l’heure; que mon amie imposait à son entourage, comme à moi-même, ses désirs; et que je n’avais donc peut-être pas tort de me rendre là-bas non sans quelques appréhensions de paraître suspect, par exemple, et de tout compromettre, et d’encourir alors le pire blâme pour abus d’hospitalité. Mais n’insistons pas.

Il était entendu que je travaillerais sur place à mes statues et à ma fontaine, «dans l’atmosphère», disait en jargon mon amie, afin de me flatter; on me procurerait la pierre de mon choix, et licence de tailler directement selon ma fantaisie; avec cette seule restriction, qui pouvait me faire suspecter mais qui dégageait un peu ma conscience, que je travaillerais pour le plaisir, en souvenir de «mon pauvre oncle tant choyé jadis par mon amie alors qu’elle était gamine»: mensonge inattaquable.

Enfin toute liberté m’était d’avance accordée, car on sait ce que c’est qu’un artiste. Nul ne s’occuperait de moi, ni de mes humeurs ni de mes absences; je ne verrais personne quand je ne voudrais voir personne; je m’assoirais à table en blouse blanche ou en smoquine; j’aurais, bref, tous les droits.

—Sauf celui d’admirer les jolies filles d’Argenton, spécifia mon amie, et il y en a beaucoup dans les chemiseries de la ville.

Et elle riait, en me menaçant du doigt.

Elle ajouta:

—D’ailleurs, monsieur, on ne vous enfermera pas dans une île déserte. On sait aussi ce que c’est qu’un homme. Les affaires n’iront pas si mal, cet été, que les deux gêneurs ne soient pas obligés, et souvent, je l’espère, de se transporter à Paris; et alors, comme nous serons seuls, et pour des nuits entières, je ne sais pas ce que vous ferez, Monsieur, mais je crois que je ne dormirai pas beaucoup.

Puis, ardente:

—Dis, dis, tu ne trouveras pas que c’est trop long; toute une nuit, toute une nuit?

Ces promesses et d’autres enfantillages dominèrent à l’heure de la séparation.

—Dans trois jours, dit mon amie, je commencerai d’être heureuse pour longtemps.

—Je préférerais partir avec toi, dit-elle encore.

—Ne soyons pas trop exigeants, répondis-je. Il ne faut pas abuser du bonheur.

—Tu crois que nous en abusons?

—Il ne faut point parler du bonheur, Mienne. Le moindre bruit l’effarouche.

—Peux-tu dire que tu m’aimes?

—C’est autre chose, fis-je.

—Ah! fit-elle, c’est la même chose.

Elle me quitta sur ces mots.

Trois jours plus tard, je partis pour Argenton.

Mon amie ne m’attendait pas sur le quai de la gare. J’en fus tout de suite inquiet. Le beau-frère m’ayant aperçu, levait les bras de loin vers moi. M’attendait-elle dehors?

—Les convenances, me dis-je.

Mais mon amie n’était pas encore arrivée.

—Le médecin les retient, m’expliqua le beau-frère, affable. Il n’ose pas se prononcer sur l’état du petit.

—Est-ce plus grave? demandai-je.

—Peuh! répondit-il. Le médecin fait l’important. Ma belle-sœur se fie en son Diafoirus comme elle ne se fierait pas en son curé. Le tout parce qu’il l’entoure de compliments et de galanteries.

Il m’entraînait hors de la gare.

—Ne vous désolez pas, dit-il. Ils arriveront peut-être demain. Je suis convaincu que le petit n’a rien du tout. Mais les mères s’affolent aisément, et ma belle-sœur est mère jusqu’au bout des ongles. Du reste, j’ai pour vous une lettre qui vous éclaircira davantage.

Et il me tendit une enveloppe.

En même temps, il ajoutait:

—Donnez-moi donc votre bulletin, que je retire vos bagages.

Il avait mis tant de grâce, de concision, et d’ironie peut-être, dans son accueil, qu’un complice ne se fût pas montré plus adroit ou plus perfide. J’étais à peine au fait, qu’il me laissait discrètement avec ma lettre entre les doigts.

Lettre vide, comme on pense. Il n’y paraissait qu’un souci: la santé de l’enfant. Le médecin se réservait et ordonnait que le départ fût différé. La maman priait l’ami de se remettre aux soins du beau-frère, qui avait reçu des instructions pour que tout fût prêt comme si elle eût été là. Des nouvelles suivraient bientôt.

Le beau-frère ne revint que lorsque j’eus achevé.

—C’est bien ce que je disais? fit-il. Alors je vous enlève. Voici la voiture. Prenez place. Une lieue de route, et je vous ouvre la porte de votre domaine.

Il s’assit au volant, moi près de lui. L’automobile traversa la ville de bout en bout. La trompe sonnait. Le beau-frère conduisait en maître.

Une route blanche, des prairies. Des animaux au pâturage. Un joli petit château, sur la gauche, au milieu d’un bassin circulaire. Une côte à grimper. Un hameau. Une grande ferme. Des écuries. Un poulain gambadant à côté d’une jument. Des arbres. De la verdure. Paysage médiocre et frais.

Le beau-frère dirigea son doigt vers la droite.

—La Creuse, dit-il. Nous approchons.

Une brise légère, que nous ne sentions pas, agitait le feuillage des peupliers. Acceptant mal ma déception, et cherchant déjà pour quel motif plus secret mon amie ne m’avait ni devancé à Argenton, ni retenu à Paris, silencieux près du beau-frère qui ne disait rien ou que des lambeaux de phrases, j’aurais aimé que la voiture m’emmenât loin, très loin, n’importe où. Ne m’emmenait-elle pas à un piège? Attristé, j’eus l’impression que j’allais à une catastrophe.

La voiture, ralentissant, s’engagea dans un petit chemin qui s’embranchait sur la grand’route et descendait en pente assez raide vers la rivière.

—Le domaine en question.

Le bas du petit chemin s’enfonçait dans une forêt véritable, épaisse masse verte dont une trouée révélait le cours de la Creuse.

La maison, fort simple, était une gentilhommière du XVIIᵉ siècle. Les gens du pays l’appelaient le château. Ils exagéraient. Mais elle avait un aspect ancien et cossu qui ne rebutait pas. Les communs, où je devais trouver mon atelier, touchaient à une châtaigneraie qui tranchait de loin par son feuillage plus clair sur la masse voisine du parc et du bois, où le chêne abondait. Le parc, lui, où j’aurais à travailler, faisait suite, vers la gauche, à un jardin, vaste et sans prétention, tout taché de buissons d’œillets et de roses.

Quand nous entrâmes dans le parc, un écureuil se sauva. Le beau-frère, avant de me montrer la maison, m’en montrait en effet les dépendances.

—Ainsi, dit-il, quand vous aurez enfin la clé de votre chambre, vous serez chez vous et libre d’aller où vous voudrez en toute connaissance des lieux. Vous m’excuserez seulement si je n’ai pas pu vous délivrer plus tôt de mon encombrante personne.

Il y avait, dans l’attitude et les paroles de cet homme, du persiflage et de la rondeur, de l’affabilité et de la modestie; mais sa modestie me semblait excessive, son affabilité contrainte, sa rondeur un peu lourde, et son persiflage m’était insupportable. Je me demandai s’il n’avait pas deviné de quelle nature était l’amitié qui me liait à sa belle-sœur. Mais seul un amoureux, et jaloux, comme il avait un jour déclaré devant moi que tout amoureux l’est par principe, l’eût deviné. N’avais-je pas eu tort de croire que mon amie n’eût rien à lui reprocher? Nous étions l’un en face de l’autre, du moins à mon sentiment, tels que deux rivaux qui s’observent et se découvrent. Une gêne certaine était entre nous, et je me persuadais qu’il se réjouissait de ma déception dont il était le premier témoin.

Lorsqu’il m’eut laissé dans ma chambre, d’où j’avais une belle vue du parc, de la rivière et d’une île couverte d’arbres qui s’étendait le long d’une terrasse ombragée de tilleuls, je me demandai si cet homme n’était pas aussi l’ouvrier de ma mésaventure. On dira que je poussais trop vite les choses au plus sombre. Mais puis-je dissimuler à quel point mon amour malheureux m’avait rendu sensible?

Au reste, durant le déjeuner, puis dans l’après-midi, je revins sur mes noires pensées du début. Mon hôte me sembla moins guindé. Prompt à passer du noir au blanc, je m’assurai que j’avais été victime de ces imaginations, fantômes, souffles, riens, dont mon amie m’avait déjà dénoncé la fâcheuse influence.

Loin de fuir l’inquiétant beau-frère, je lui marquai que j’avais plaisir à causer avec lui. Il en parut flatté.

—Comment! me dit-il, vous n’avez jamais pêché? Mais c’est une distraction charmante. Je me proposais d’aller tout à l’heure taquiner le goujon, pour employer l’expression consacrée; et, si notre pacte ne m’empêchait pas d’attaquer votre tranquillité, je vous inviterais...

—Je m’empresserais de vous prendre au mot, répondis-je.

Une barque était amarrée à la terrasse ombragée de tilleuls. Il m’y entraîna. Le jardinier y avait rangé des lignes, un seau, et une boîte pleine de vers.

Mon hôte se mit aux rames, nous dirigeant du côté de l’île.

—Il y a là, me dit-il, un fond de sable, que je n’ai pas encore exploré cette année. Je parie que nous y aurons une pêche miraculeuse.

La pêche ne fut pas miraculeuse. Elle ne suscita point mon enthousiasme. Mais j’eus là, dans cette barque, au milieu d’un paysage agréable, à côté d’un homme qui ne parla point par crainte d’effrayer le poisson, une heure de solitude bienfaisante et de repos. Je pensais à mon amie. J’espérais la voir bientôt dans ces lieux qui lui plaisaient.

Pour la rentrée, je désirai me mettre aux rames à mon tour. Mais je n’avais jamais ramé non plus. Dès mon premier coup, je touchai le fond de l’eau, et un mince craquement se fit entendre. La rame s’était fendue à hauteur de l’attache.

—C’est sans importance, dit mon hôte. Avec deux clous le jardinier rafistolera cela.

J’étais néanmoins penaud.

—Bah! dit-il. S’il n’y avait que de pareils malheurs en ce bas monde!

Et pendant le repas dont la cloche nous annonçait l’heure, puis assez tard dans la soirée, il me conta des histoires de pêche, et des histoires de chasse que celles-là provoquèrent, car la chasse était son autre distraction favorite, et le domaine passait pour l’un des plus riches en faisans de la contrée.

Nous nous serrâmes la main, avant de gagner nos chambres, comme deux excellents amis.


ÉCRIVAINS dont les romans s’entassent chez les libraires, je vous admire. Magiciens déconcertants, vous pénétrez jusqu’au fond de la pensée de vos héros, et, charitables, vous dispensez aux lecteurs les merveilles de vos découvertes, de sorte qu’ils voient à leur tour la cervelle disséquée et le prodigieux mécanisme du cœur de vos personnages. Vos récits objectifs,—est-ce bien ainsi que vous appelez vos romans, quand vous ne feignez pas de rapporter une histoire personnelle en la bourrant de je et de moi?—ils me confondent surtout. Pouvez-vous vraiment présider à tant de drames simultanés ou successifs sans rougir de votre ambition ou sans redouter le ridicule, si vous n’êtes pas des dieux? Et j’admets que de tels romans soient considérés comme les plus difficiles et les plus louables. Mais je me sens moins écrasé, j’ai devant vous moins de respect, sinon de sympathie, lorsque, par un artifice banal et, dit-on, d’un ordre inférieur, vous semblez raconter seulement ce qu’un homme vous conta de sa vie. Vos récits à la première personne m’émeuvent davantage; j’oublie alors plus volontiers que je lis une histoire imaginée. Cependant mon admiration vous reste acquise; car, même là, votre héros qui parle, s’il ne m’étonne pas en se connaissant, il m’étonne en connaissant les personnages qui l’entourent. Je rêve quand vous écrivez ou que votre héros déclare: «Il pensait que...; il supposait que...; il songeait à...; il se disait...»

Je sais bien que vous avez une réponse toute prête: vous êtes des savants, votre science est la psychologie; observateurs, vous pouvez déduire que dans tel cas tel personnage doit penser ceci, songer à cela, et se dire ce que vous affirmez qu’il se dit. J’entends. Mais une science pareille ne vous permettrait de rien écrire avant, je suis généreux, votre soixantième année. Ou nous souririons de votre jeune expérience. Je préfère, sans ironie, vous admirer.

Je vous admire d’autant plus qu’ayant entrepris de conter une aventure où j’eus mon rôle, je me trouve à chaque page arrêté par cette barrière qui m’arrêtait à chaque instant dans la réalité: que pensait-elle? Que supposait-elle? Que voulait-elle? Je ne suis sans doute pas grand clerc en psychologie; j’ai peut-être tort de croire, avec beaucoup d’autres, que jamais un événement ne se reproduit, que jamais un homme n’a deux fois la même pensée, que jamais deux individus n’ont des sentiments identiques, et que, si la science des collectivités, qui est la politique, est possible parce que les collectivités sentent de façon simple et ne pensent guère, la science des individus, qui sont si complexes, est trop incertaine. Mais quoi? Si ma modeste expérience me convainc que tout est fuyant, imprévisible et, en somme, miraculeux, dans chaque être humain, si je suis craintif en face de ce miracle perpétuel que je pressens dans tous les fils et toutes les filles de l’homme et de la femme, vais-je me guinder et renier ma foi, ma foi décevante?

Connais-toi toi-même, disait Socrate, ce qui est une façon de dire: tu ne te connaîtras déjà pas si commodément. Sagesse! sagesse! Elle n’est aussi qu’un mot, et nous nous jetons dans les bras de la folie. Je n’ai pas la prétention de me connaître, mais je ne sais pas si, me connaissant, je ne désespérerais point quand même de ne connaître que moi. Et je suis sûr que je souffre de vivre dans une farandole de points d’interrogation. Qu’il est pénible de ne rien posséder de l’âme de ceux qu’on aime, sinon par présomption et par hypothèse!

Je n’ai que trop longuement démontré qu’il métait impossible de me faire de mon amie une opinion raisonnable. M’aimait-elle? Un jour je le croyais; j’en doutais le lendemain. Quand j’étais parti pour Argenton, j’avais de nombreux motifs de ne plus douter, ou de douter moins étroitement. L’ennui qui marqua le début de mon séjour me rendit à mes appréhensions.

Jaloux, inquiet, maniaque si l’on veut, je retrouvais au contact du beau-frère, du terrible beau-frère, toutes mes incertitudes. En vain j’essayai de travailler. Le parc, qui me semblait hostile, ne m’inspirait pas. L’absence de mon amie m’était une véritable trahison, dont gens et choses autour de moi m’apparaissaient comme des complices inconscients ou pervers. La médiocrité paisible de ce paysage berrichon me déprimait. Je regrettais d’être venu. J’avais envie de m’en aller. Mais quel prétexte alléguerais-je? Et une brusque retraite n’éveillerait-elle pas des soupçons? Et quoi de plus? J’attendais que l’arrivée de mon amie détruisît mon malaise.

Les nouvelles que nous reçûmes devinrent meilleures. La prudence du médecin fit place à de la joie: l’enfant sortait indemne de l’alerte. Après cinq journées d’attente, un télégramme nous annonça:

—Demain.

La journée fut délicieuse. Je ne songeai pas à m’offenser des propos que le beau-frère tint avec abondance sur sa belle-sœur. Je lui savais gré, comme à un confident plein de tact, pour tout ce qu’il me disait de mon amie.

—Le domaine est mort quand elle n’y est pas, disait-il. Vous verrez, dès qu’elle sera là, tout vous paraîtra métamorphosé.

Et il me berçait d’anecdotes, de traits charmants, de longs détails, que pas n’est besoin de rapporter ici.

Il disait vrai, cet homme terrible. Indulgence d’amoureux mise de côté, mon amie survenant transforma tout dans le domaine morose. Elle en était la fée que la salle à manger trop grande, le jardin trop encombré de fleurs inutiles, la châtaigneraie trop déserte, et le chien trop calme attendaient. Elle y apportait de la gaieté, du bruit, du mouvement, de la grâce. Elle y réveillait partout des raisons d’être. Elle était la châtelaine sans qui le château n’a pas d’excuse.

Je laisse à conclure de quel sursaut mon amour se ranima, plus profond que jamais, plus reconnaissant, plus humble et plus fier à la fois, plus confiant aussi. Belle journée blanche, que celle où mon amie m’apparut au centre de ce décor où elle avait décidé de m’apparaître dans l’éclat de son triomphe modeste. Tous et tout lui rendaient hommage: et d’abord son beau-frère, avec un peu d’affectation; son mari, tranquillement; ses enfants, avec turbulence; et moi, qui me morfondais d’orgueil et de timidité.

Nous ne pûmes guère nous parler sans témoins, le jour de son arrivée. Trop de gens la sollicitaient, qui pour demander un ordre, qui pour lui présenter ses devoirs. A tout le monde elle souriait. Elle inspecta le domaine, entra chez les métayers, interrogea le valet d’écurie, le jardinier, la vieille laveuse. Elle vint même me visiter dans mon atelier. Elle était accompagnée de son beau-frère, qui tenait à lui montrer qu’il avait suivi ses instructions. Dont elle le remercia.

—Quelle maîtresse de maison! s’écria-t-il. Elle a l’œil sur tout, je vous l’avais dit. Mais, et c’est peut-être en votre honneur, cher hôte, jamais nous ne l’avions vue s’installer au château avec tant d’empressement minutieux. A la place de mon frère, moi, je me méfierais.

J’eus assez de sang-froid pour ne pas rougir. Content de ce trait, il emmenait déjà mon amie ailleurs. Elle lui courut après, l’ombrelle levée. J’entendis leurs rires qui s’éloignaient.

Je m’allongeai sur les nattes du divan de fortune dont on avait garni le fond de l’atelier. Mes réflexions se perdirent en fumée de cigarettes. Mais, une heure après, je me dressais. Et je couvris d’esquisses une dizaine de feuilles de papier: je venais de trouver enfin l’inspiration qui m’avait fui jusqu’alors, et de concevoir un projet possible pour ma fontaine.

Je travaillais avec ardeur quand la cloche du dîner sonna. J’arrivai le dernier dans la salle à manger.

—Nous respectons notre pacte, me dit le beau-frère: nous avons commencé sans vous attendre. C’est obéir à vos vœux, n’est-ce pas?

—Ce serait parfait, répondis-je, si l’on m’avait laissé le bas-bout de la table.

Je devais m’asseoir, en effet, à côté de mon amie.

—Dieux! fit-elle, que ces artistes sont donc exigeants!

Et comme je m’asseyais, je sentis que son pied cherchait le mien et se posait dessus.

Je me penchai sur mon assiette. Était-ce vergogne? Je n’ai peut-être pas beaucoup de goût pour ce genre de fourberies vénielles. Mais je pensais: elle est gentille, elle te caresse, elle te dit vous, elle dit tu à son mari, elle doit être très gênée.

Nul embarras néanmoins ne la dénonçait. Enjouée, elle tenait tête aux attaques de son beau-frère, ou bien elle taquinait son mari, qui se défendait sans aigreur ni obséquiosité. Et pendant ce temps, elle faisait glisser sa jambe le long de la mienne.

A mesure que le repas tirait à sa fin, elle devenait plus entreprenante, plus gaie aussi, et je devais comprendre que sa gaieté trompait sa tendresse opprimée.

—Je tombe de fatigue, dit-elle en se levant. J’envie les enfants qui dorment déjà.

—Tu n’es pas raisonnable, lui dit son mari. Qu’avais-tu besoin de tant te démener dès le premier jour?

—Voulez-vous que je vous porte au lit, petite fille? lui demanda son beau-frère.

—J’irai bien toute seule, répliqua-t-elle.

Puis, à moi:

—Vous permettez?

Qu’avais-je à permettre? La politesse a des ironies cruelles. Je m’inclinai sur une main dont les doigts s’attardèrent contre les miens. Le beau-frère baisa le poignet de sa chère petite belle-sœur.

—Bonsoir, dit-elle à son mari.

Et, lui ayant tendu la joue, elle nous quitta.

—La vie sera drôle ici, pensai-je.

Le beau-frère dépliait un journal du matin. Le mari alluma un cigare.

La porte du salon était ouverte. J’allai par contenance regarder le ciel, étoilé modérément. Nuit douce. Un crapaud chantait dans le jardin. Je fis un pas dehors, puis deux, puis trois. Je gagnai le jardin, sans hâte, puis le parc, et la clairière où s’élèverait ma fontaine.

Quand je revins au salon, les deux frères lisaient des journaux. Je ne fis que leur souhaiter un bon soir et je montai dans ma chambre.

Sur ma table, on avait mis un vase avec deux roses et un œillet.


NUIT douce, ai-je dit. Nuit fade, sur une campagne d’une simplicité décourageante. Ces paysages berrichons n’ont rien de romantique. Ils serviraient mal de cadre à des héros de tragédie. Une âme tourmentée n’y trouve pas matière à s’émouvoir, sauf par contraste. C’est un pays de tout repos.

Par ma fenêtre ouverte, je n’entendais que le cri morne du crapaud qui chantait dans le jardin. L’eau de la Creuse luisait à peine.

Je m’assis à ma table pour y fixer un croquis. J’aurais pu me croire seul dans la maison, tant le silence y était parfait. Un écrivain eût mieux apprécié que moi les ressources d’une nuit pareille en une pareille solitude. Nous autres, sculpteurs et peintres, qui travaillons au grand jour, nous ignorons la volupté du travail nocturne et l’orgueil de penser ou de souffrir pour la multitude qui sommeille.

A mesure que ma main combinait des harmonies de lignes, je m’enivrais de la docilité de mes doigts à jouer du crayon. Pour la première fois depuis mon arrivée, je me sentais dispos. Étais-je enfin conquis par la douceur modeste du climat? Dix projets différents pour ma fontaine naissaient en moi l’un de l’autre, et le dernier me séduisait toujours plus que le précédent.

Combien de temps passai-je ainsi, à noter les démarches pressées de mon imagination jusque-là si rétive? Je ne sais pas. Les trois fleurs, que mon amie avait placées sur ma table, enchantaient de leur parfum mon allégresse. Le cri du crapaud persistait dans le jardin, morne et fidèle. Toute la maison semblait endormie.

J’avais l’impression qu’en me levant je troublerais d’un bruit intempestif la quiétude qui m’environnait. Je n’osais plus bouger de ma chaise. Je crayonnais d’une main lente. Le moindre geste maladroit eût sans doute éveillé de lointains échos.

Derrière moi, le bois de l’armoire craqua. Je tournai la tête, surpris qu’un effet si grand n’eût pas de cause plus considérable. Et j’eus envie de me coucher, afin de ne point me gagner près de mes hôtes une réputation d’importun.

Mais, comme machinalement je traçais quelques dernières lignes, un autre bruit soudain m’arrêta, un autre craquement, moins proche, puis un autre, et un autre, et un autre, et un autre, puis un autre, puis d’autres encore; et tout à coup je crus que ma respiration allait s’arrêter aussi; mon cœur battit avec violence contre la table.

Une plainte sourde m’arrivait. Une plainte, rythmée comme le bruit qui avait arrêté ma main. Cette voix... Des mots dominèrent la plainte. Je les entendis. Une voix, une seule. Des mots d’extase. La voix haletait. Elle cria. Deux cris légers. Silence.

Les craquements duraient. J’aurais été incapable de me lever. Quel coup de matraque venait de me frapper à la nuque? Ces bruits qui m’arrivaient prenaient une ampleur de cauchemar. La plainte recommençait. La même faible voix geignit, geignit longtemps, râla, encouragea, témoigna, se rendit, s’oublia, cria. Toute la maison aurait dû entendre comme j’entendais. Mais non, rien. Silence. Silence partout. Seuls les craquements premiers se prolongeaient, étouffés, mais réguliers, tenaces, lancinants.

J’étais rivé à ma table, les épaules lourdes, les oreilles bourdonnantes, paralysé, anéanti. Une troisième fois,—oui, une troisième fois, alors que l’homme, pas une fois, ne se révéla d’aucune façon,—je subis le supplice de ces cris de femme en plaisir, puis tout se tut. Silence complet. Silence enfin total. Silence définitif. J’ai connu de pareils silences pendant la guerre, la nuit, après des fusillades inopinées.

Qu’ajouterais-je? Rien. Il faut qu’ici le même silence pèse, comme là-bas sur toute la maison endormie, comme il pèse encore à cette heure sur mon cœur battant. Rien. Il ne faut rien ajouter.

Ma longue détresse qui s’ensuivit, elle n’importe pas. Ni le désordre des mille résolutions qui m’éblouirent et m’épuisèrent. Ni mon accablement. Ni ma honte. Ni rien. Rien. Silence.

L’aube à la cime des tilleuls blémit. J’étais toujours prostré à ma table. J’eus froid. Un coq appela.

Le soleil parut. Des oiseaux, jetant au jour leur joie en paquets de sifflets confus, marquèrent la fin du silence. Tout peu à peu se réveilla, au loin, plus près, à la ferme, dans la maison. Ce fut comme un flux de vie qui monta vers ma stupeur.

Courbatu, je me levai, et j’allai vers un miroir. Mes cheveux n’étaient point devenus blancs, mais quel désarroi trahissaient mes yeux!

Quand je sortis de ma chambre, vers huit heures, le beau-frère de mon amie sortait de la chambre voisine. En costume d’appartement, et la main sur le bouton de la porte, il disait, vers l’intérieur:

—Je vous envoie le chocolat et des rôties, mais levez-vous, hein? Vous avez assez dormi, petite paresseuse.

Après quoi:

—A la bonne heure au moins! me dit-il. Voilà qui est d’un campagnard, de ne pas s’attarder au lit. Comment allez-vous, ce matin?


NE devrais-je pas clore ici cette confession, et la détruire peut-être? C’est grande pitié que d’aimer si lâchement, et tant de misère consentie ne mérite peut-être pas non plus de compassion. Et ne devine-t-on pas que je fus sans courage?

Il est vrai que les conditions de la vie courante ne sont pas telles que dans les livres où tout se construit et se compose pour distraire ou pour éclairer les lecteurs curieux. Personnage de roman ou de drame, sans aller jusqu’au crime ou jusqu’au suicide, j’aurais fui tout de suite au mépris du scandale probable, et j’aurais eu, avec la traîtresse que j’aimais, une scène horrible. Mais, quoi qu’on en pense, des scrupules et un sentiment du devoir m’empêchèrent de fuir: je ne me reconnaissais pas même le droit de sacrifier à ma rage celle qui m’avait traité de si affreuse façon. Quel motif donner à mon brusque départ, sans la compromettre? Elle avait deux enfants, qu’elle adorait. Pour eux, que je n’adorais pas, pour son mari, qui était un honnête homme, pour elle, qui eût été sans défense, je ne fis aucun éclat. J’avalai ma honte, et ma fureur, et—je le dis—mon dégoût. Si l’on m’objectait qu’il ne faut pas plus de courage pour se réprimer que pour fuir, je ne daignerais pas répondre. Au demeurant, je ne plaide pas, j’expose.

Et puis, je l’avoue, je désirais épuiser ma misère et ne me retirer de cette noire aventure qu’après avoir tout de même confondu ma cruelle amie. Je me réjouissais amèrement à l’espoir et à la crainte de lui démontrer toute l’ignominie de sa conduite. Les griefs, qui peu à peu s’étaient accumulés au fond de mes doutes, me remontaient à la mémoire en faisceau. Je me préparais à une dernière scène, et à une retraite digne.

Hélas! j’avais aussi la crainte de cette dernière scène. La réflexion use les possibilités de toutes violences. La réflexion s’accroche aux moindres hypothèses favorables. Plus l’affreuse stupeur de ma nuit se diluait, plus j’espérais également en je ne sais quel miraculeux malentendu. L’attitude seule de mon amie, quand je la reverrais, m’avertirait de ma chance. Et ma crainte s’emmêlait à ce point avec mon espoir, que je désirais retarder l’instant où je reverrais mon amie.

Je la revis à l’heure du déjeuner. Elle supporta mon regard inquiet comme si elle n’eût aucune faute sur la conscience. J’en fus désarmé. Y avait-il vraiment malentendu? Était-elle plutôt si audacieuse? Son pied sous la table chercha le mien, comme la veille. J’observai le mari. J’observai le beau-frère. Je ne remarquai rien. J’eus envie de sourire; quelle comédie désastreuse jouaient ces quatre marionnettes que nous étions autour de cette table?

La scène eut lieu dans mon atelier, l’après-midi, tandis que les deux hommes étaient à Argenton.

Il m’est désagréable d’en rapporter tous les détails. Au reste, je ne le pourrais peut-être pas. Elle fut d’abord si embarrassée, et si pleine d’allusions plutôt que de coups directs,—on le conçoit sans peine,—que je ne saurais plus m’en rappeler exactement le progrès tortueux.

Devant l’évidence, devant les mots et les cris que je lui répétais, la malheureuse ne chercha pas à nier. Elle fondit en larmes.

Ce n’était pas répondre.

—Il te faut une réponse? dit-elle.

Elle leva la tête et me regarda. Mais elle se taisait.

—Oui, dis-je, il me faut une réponse.

De quel reproche s’éclaira son regard?

Elle prononça lentement:

—Tu ne te rappelles pas ce que tu as fait, à Paris, la dernière fois que nous nous sommes vus?

Sans attendre, elle ajouta:

—Tu ne te rappelles pas ce que je t’ai demandé de faire?

C’est moi qu’elle accusait, et d’une voix dure. Elle me jeta sans pitié ce reproche enfin exprimé:

—Et si je suis enceinte?

Je baissai le front.

Elle en profita pour pousser son attaque. Elle la poussa loin. Je ne l’aimais pas, ou je ne l’aimais plus. Elle avait prévu juste, en prévoyant que je m’efforcerais de m’échapper sitôt qu’un semblant d’occasion s’offrirait à moi, mais en réalité parce que tous les hommes sont pareils; et elle ne regretterait pas, elle, malgré moi, d’avoir voulu me prendre un souvenir plus durable que mon amour; et ne savais-je pas qu’elle était mariée et que par conséquent...

Et elle m’accabla d’une phrase précise. Cinglé profondément dans mon orgueil d’homme, je crus retrouver sous le rauque de sa voix ses râles satisfaits. Je me bouchai les oreilles. Avec moi toujours elle était demeurée silencieuse, et réservée en pleins transports. Je compris, humilié, que j’avais été toujours incapable de l’émouvoir.

Elle ne pleurait plus.

—Eh bien! dit-elle. Vous vous taisez à votre tour?

Elle s’était ressaisie. Allais-je me rendre? Je me sauvai dans les sarcasmes. Je me permettais seulement de relever que, pour une femme qui subit une charge fastidieuse mais inévitable, elle la subissait avec une ardeur un peu bien singulière.

Ah! l’abominable discussion!

A mesure que je faiblissais et que je tentais en vain de résister, je voyais mon adversaire se raidir et s’éloigner de moi.

Un indicible mépris passa dans son regard. Elle riposta:

—Il est facile à une femme de feindre.

Riposte double, à dessein peut-être. Avec qui devais-je entendre qu’elle avait feint? Faisait-elle un pas vers moi, ou me chassait-elle à jamais de son amitié si longtemps complaisante? Mais je m’étais trop avancé et j’avais abdiqué toute honte: d’un trait, pour en finir, tant pis! je lui posai la question. Ainsi je capitulais d’avance.

—Ingrat! répondit-elle.

L’abominable discussion s’achevait par deux défaites. Le reste n’a plus d’importance. Toutes les querelles d’amants à peu de chose près se ressemblent. Celle-ci cependant avait été la plus âpre des nôtres. Ma blessure saignait encore. Je ne pouvais pas l’oublier sur-le-champ.

—Reproche-moi tout ce que tu voudras, disait mon amie, mais je te défends,—je te défends de douter de mon amour.

Je ne souhaitais que de me laisser convaincre.

Elle dit:

—Tu ne m’aimes peut-être plus, toi, et tu cherches à te retirer avec l’avantage? Sois plus franc, je ne te garderai pas malgré toi. Surtout, surtout je ne veux pas que tu feignes de m’aimer par pitié. Je ne veux pas de ta pitié. Je veux que tu m’aimes, ou que tu partes. Mais, si tu pars, sache-le, nulle ne t’a jamais aimé et nulle jamais ne t’aimera comme moi.

J’aurais pu tomber à genoux devant elle, si je ne lui avais pas déjà dit naguère moi-même ce qu’elle venait de me dire là. Mes incertitudes me reprirent. Était-elle sincère, et l’amour lui faisait-il vraiment répéter comme d’elle ce qui était de moi? Ou manœuvrait-elle avec art? Dilemme insoluble, pour toujours insoluble. Et comment m’imputer à crime les pires suppositions? De la franchise de celle que j’aimais, je n’avais en preuves que ses serments. Et dans l’autre plateau de la balance, qu’on me l’accorde, combien de doutes légitimes?

J’aimais trop pour refuser de croire. Je souffrais trop pour accepter d’emblée une affirmation, même un serment. J’étais désemparé. J’entendais encore des cris d’amour qui n’avaient pas été pour moi. Je voyais couler encore des larmes, qui sont plus troublantes que toutes les paroles. Mais je me la représentais couchée, offerte, les bras en collier, telle que pour moi, pour l’autre. Je savais comment elle s’offrait.

Je me dressai du divan où je pensais être rivé comme je l’avais été, la nuit précédente, à ma table.

—Tu t’en vas?

D’un bond elle m’avait rejoint, et me retenait.

—Tu t’en vas? redit-elle.

Son élan, je ne pus point le présumer joué.

—Non, dis-je à bout de courage. Non, je ne pars pas. Mais laisse-moi seul, je t’en prie, laisse-moi seul, laisse-moi seul, Mienne.

Ses bras me serraient.

—Mienne, dis-je, je t’en supplie, laisse-moi. Comprends. J’ai besoin d’être seul. Je souffre. Laisse-moi. Va. Comprends, Mienne.

Prête à me laisser, elle se haussait sur la pointe des pieds.

—Non, dis-je, non, pas maintenant. Comprends, mon petit. Je t’aime.

Elle sortit de l’atelier sans se retourner. «Mon petit», avais-je dit. Elle me parut en effet moins grande qu’à l’accoutumée, pendant qu’elle sortait.


ELLE avait compris. Pendant plusieurs jours, elle n’essaya pas une fois de forcer mon indécision. Elle se plaignit seulement, dès le premier, au dîner, d’être souffrante. Et, plusieurs jours durant, elle traîna de vagues migraines et des mines fatiguées. C’était sans doute une façon de se montrer à mes yeux humble et repentante. Un homme plus cruel que moi l’eût accusée de sentiments plus habiles. La discrétion qu’elle observa m’attendrit. Tels sont les effets de la présence. Si j’avais fui tout de suite, chaque heure d’absence nous aurait éloignés davantage l’un de l’autre: tout rapprochement eût été désormais impossible.

Que désirais-je? J’étais dans l’état d’un blessé qui ne se rend même plus compte de la gravité de sa blessure, que la fièvre alimente, que d’étranges rêves soutiennent, et qui ne sait point s’il guérira ni s’il a peut-être envie de guérir, tant un retour à la vie normale de tous les hommes n’est pas toujours pour les hommes désirable.

Les jours, lents, se succédaient. Je m’enfermais dans mon atelier. N’ayant encore fixé mon choix sur aucun de mes projets, je n’avais pas encore commandé le marbre convenable. Pour éviter des questions, je m’étais empressé de manier quelques blocs de glaise, au hasard, et, couvert par cette apparence, je ne faisais rien, que de ruminer des pensées débilitantes.

Quelquefois, les enfants entraient dans l’atelier. Ils avaient l’air contraint. Obscurément, ils pressentaient peut-être en moi un ennemi, et ils ne cherchaient pas mon amitié; ils demeuraient distants, comme il arrive à l’ordinaire à ces pauvres petits êtres devant ceux qui menacent de leur dérober une part de l’affection maternelle qu’ils veulent toute pour eux.

Le mari, quand il venait me voir, ne laissait percer aucune gêne. Il avait, comme on dit, des idées arrêtées, mais, quand l’éducation de ses enfants n’était pas en jeu, il n’essayait pas de les imposer. A mon égard, il montrait de la sympathie. Je ne m’en réjouissais pas. Il m’interrogeait volontiers, s’intéressait à ce qu’il nommait mon labeur secret d’artiste; mais, en homme de méthode, il ne me parlait de mon art que dans mon atelier. Il était intelligent, curieux, et n’affichait qu’un goût modéré pour les spéculations philosophiques, se retranchant derrière sa seule compétence de technicien qui regrette que tout le monde ne l’imite pas. Au demeurant, un homme de bonne compagnie.

Quant au beau-frère, il ne me dérangeait presque jamais. Il prétendait, disait-il, ne pas violer les mystères de mon temple. Et je lui savais gré de ne m’infliger que rarement, et rapidement, son intrusion. C’est à cause de lui, on le comprend, que je retardais de plus en plus l’instant où j’ouvrirais mes bras à mon amie pardonnée, si je devais les lui ouvrir jamais.

Quelle certitude attendais-je?

Mon amie ne semblait pas pressée d’obtenir malgré moi son pardon. Discrète, humble, digne, et douloureuse, elle attendait, elle aussi. Depuis la nuit affreuse, je ne montais dans ma chambre que fort tard, après de longues et desséchantes heures passées au fond de mon atelier, lorsque je présumais que je pouvais enfin sans risque gagner mon lit, où d’ailleurs le sommeil m’échappait longtemps. Nuits détestables. Nuits atroces. Réveils pénibles. Je descendais de ma chambre vers midi, pour ne pas risquer non plus de trouver encore le beau-frère sur le seuil de sa belle-sœur, ou de rencontrer l’un de mes hôtes au sortir du lit, alors que les yeux et tout le visage ont une franchise indécente.

Quand je revoyais mon amie, elle me regardait tristement, puis elle baissait la tête. Rien de plus. Selon mon humeur, c’était beaucoup, ou c’était peu. Certains jours, j’avais envie de la prendre dans mes bras, devant tout le monde; d’autres jours, je serrais les poings, et je l’aurais frappée avec plaisir.

Orgueil! Orgueil! Lequel fut le plus coupable, du sien ou du mien? Pourquoi n’avait-elle pas le courage de me tendre des mains chéries? Pourquoi n’eus-je pas la force d’être lâche encore, aveuglément? Le même orgueil nous retenait tous deux. Aurais-je persévéré? Je ne crois pas. Du plus profond de ma misère, je songeais souvent à cet enfant qu’elle avait voulu de moi. Me fallait-il d’autres preuves de son amour? A ces moments-là, si elle avait ouvert la porte de mon atelier, je me serais jeté devant elle et je lui aurais demandé pardon. Elle ne venait pas.

Quand elle vint, après une semaine perdue, après une semaine de torture, si j’étais à la limite de la patience et déjà cédant avant d’en être sollicité, comment ne le comprit-elle pas au premier regard? Quel travail s’était fait, pendant cette semaine, sous la tristesse visible de ses yeux? Ou n’avait-elle que l’intention de m’éprouver d’abord? Et fûmes-nous tous deux assez imprudents pour ne pas discerner où nous courions?

—Excusez-moi, me dit-elle en entrant. J’ai à vous parler.

—Vous êtes ici chez vous, lui répondis-je.

Elle eut un sourire ambigu. Mais quel orgueil avait écarté de nos lèvres le tu nécessaire?

—Depuis huit jours, dit-elle, vous cherchez un prétexte pour partir honorablement.

—Moi?

—Vous. J’admire que vous ayez cru devoir obéir à des scrupules dont je vous remercie, mais dont il est temps que je vous délivre.

Que voulait-elle dire?

—Vous pouvez partir tranquille, dit-elle. Plus rien ne vous attache ici: je ne suis pas enceinte.

Quelle abjecte mesquinerie osait-elle m’imputer? Je demeurai stupéfait. Je n’imaginai pas que ce ne fût qu’une épreuve. Un sursaut de colère m’emporta.

—A de telles injures je ne répondrai point, dis-je. Mais répondez à ma question, je vous en prie, et je vous débarrasserai de ma personne.

Les mains levées, elle protesta.

—Répondrez-vous?

—Je réponds toujours.

—L’autre soir, l’autre nuit, vous me comprenez?...

Elle fit oui de la tête. Ses paupières battirent.

—Qui était avec vous? demandai-je.

Les paupières hautes, elle me regarda.

—Qui? repris-je. Répondez. Votre mari, ou votre...

Je n’achevai pas. Elle chancelait. Elle tombait déjà sur le divan. Je me précipitai vers elle.

Évanouie? Je ne sais pas. Je n’ai jamais vu de femme évanouie. Son visage, que je dégageai des coussins, était mouillé de larmes. Elle sanglotait, respirait mal. Je la couchai mieux. Elle ne résista pas. Que faire? Je l’examinais, anxieux. Les yeux clos, la poitrine oppressée, elle pleurait.

Elle se retourna soudain vers les coussins, pour me dérober son visage. Dans ce mouvement, une enveloppe bleue, cachée entre ses seins, sortit de sa robe. Malgré moi, j’y lus mon nom. Je la pris. On l’avait décachetée.

C’était une invitation d’une dame quelconque, rencontrée n’importe où et que je n’aurais pas reconnue si je l’avais rencontrée de nouveau, mais qui me conviait à une quelconque fête en des termes excessifs. Les maladroites de cette espèce ne manquent pas à Paris.

Le billet remis dans l’enveloppe, je lançai le tout à l’autre bout du divan, et je revins à mon amie.

Elle me regardait.

—Vous pouvez partir, dit-elle. Tout s’explique.

Je haussai les épaules.

Elle se redressa.

—Vous n’allez pas nier, je suppose?

Je la regardai.

—Vous ne dites rien? fit-elle.

Mon orgueil s’effondra.

—Mienne, tu es stupide.

Ses yeux brillèrent. Elle me tendit les mains. Je m’assis près d’elle. Elle souriait pauvrement.

—C’est vrai?

Je n’avais pas à me défendre. Je me défendis néanmoins.

—C’est vrai? disait-elle.

Elle pleurait sans bruit, peu à peu calmée, peu à peu détendue.

—Tu m’aimes? dit-elle.

Elle m’attirait.

—Je souffre, murmurait-elle.

Au contact de son corps que j’enlaçais, je capitulai. Ardente, elle s’offrit. Déroute silencieuse. Triomphe bref. Je songeai tout à coup aux cris qu’elle ne poussait pas.

—Ah! fit-elle, tu es un monstre, je t’aime trop.

Elle m’avait repris.

Alors seulement, elle me reprocha l’injurieuse question que je lui avais posée.

—Tais-toi, Mienne, tais-toi.

Je la serrais contre ma poitrine.

—La porte n’est pas fermée, me dit-elle.

Ces minutes d’oubli s’achevèrent.

—Soyons prudents, dit-elle.

Subitement raisonnable, elle me quitta.

Je n’eus pas trop de loisir jusqu’au dîner pour me débattre au milieu des réflexions diverses qui m’envahirent.


PAR des commentaires il m’aurait été facile de rendre moins invraisemblable le récit que je viens d’interrompre; mais je trahirais l’incohérence même de la réalité, et je mettrais un ordre factice dans des événements qui me déconcertèrent au point que je croyais encore n’avoir que rêvé quand la cloche du dîner sonna.

Il est toujours facile après coup d’expliquer les choses: le raisonnement, pour peu qu’on l’y oblige, trouve sans peine des motifs à tout, et l’imagination, qui n’est guère qu’une des formes, centrifuge, du raisonnement, ne se refuse pas à qui la sollicite. Mais des commentaires seraient vains. Les événements vont quelquefois plus vite que notre volonté, c’est une vérité banale, et ils vont plus vite que notre intelligence, ce qui est moins flatteur pour nous. J’ai l’air ici d’énoncer des lapalissades. Que l’on observe cependant que l’histoire d’un siècle ne peut jamais être écrite que dans les siècles suivants, parce que le temps éclaire et tamise; et l’on ne me reprochera pas, pour mon histoire minime, de n’avoir pas vu tout de suite ce que je ne discernai que peu à peu, à mesure que les événements m’instruisaient.

A cet endroit de mon récit, je n’ai d’ailleurs pas le goût d’épiloguer. Et si j’ai tenté de m’en excuser d’abord par des considérations générales, j’avoue aussi que j’avais besoin de prendre courage et de m’assurer la voix avant de confesser ce qu’il me reste à dire.

J’ai tout dit de l’indispensable. On connaît à présent mon amie comme je la connaissais. On me connaît. On connaît la situation. Je vais dire le reste sans m’attarder davantage. La conclusion ne m’appartient pas.

On peut se représenter quels pouvaient être mes sentiments lorsque je m’assis à ma place, pour le dernier repas de la journée, le soir de notre réconciliation fortuite. Qu’on juge maintenant du tour qu’ils prirent, quand le petit incident que voici m’alarma tout à coup.

Le mari annonçait qu’il avait reçu un télégramme de leur médecin de Paris.

—Il n’arrivera que mercredi, par le train de trois heures, dit-il.

—Alors, dit le beau-frère, on pourra disposer de l’auto pour samedi. Ma chère belle-sœur, je vous enlève.

Puis à moi:

—Et vous également, cher Monsieur, s’il vous plaît d’aller par exemple à Gargilesse ou à Crozant.

—Après-demain? fis-je interloqué.

De quoi me souvenait-il en effet au même instant? Que, le jour de mon arrivée, dans la cour de la gare, le beau-frère m’avait appris, en passant, que sa belle-sœur recevait sans déplaisir les compliments empressés du médecin en question. Et ce médecin était invité par mes hôtes? Et mon amie me l’avait caché? Pourquoi?

—Après-demain, répondis-je, je me proposais d’aller à Argenton.

Le beau-frère s’inclina, protestant ainsi que nul, dans cette maison, n’attenterait à ma liberté.

—Au fait, dit le mari en s’adressant à sa femme, pour combien de temps vient-il, ton médecin?

—Il n’est pas plus mon médecin que le tien, répliqua-t-elle.

—Soit, dit-il doucement. Mettons que j’aie dit: ton danseur. Il n’est pas le mien, n’est-ce pas?

Il parlait d’un ton badin. Elle riposta:

—Je croyais qu’il était ton ami?

—Je n’avais pas l’intention de t’offenser, dit-il. Ne te fâche pas. Là, je corrige: notre médecin, ton danseur et mon ami, sa lettre de ce matin te laisse-t-elle prévoir la durée du séjour qu’il daignera faire chez nous?

Sa lettre du matin qui, avant contre-ordre, ne le précédait que de quarante-huit heures. Notre réconciliation de l’après-midi qui aurait pu si aisément céder à une rupture définitive. Quel rapport entre l’une et l’autre? Je me renfrognai.

Mon amie répondait:

—Sa lettre ne laisse rien prévoir. Je te la donnerai, si tu le désires.

—Nullement. Mais pour combien de temps l’avais-tu invité?

—Hé! fit-elle, perdant patience, je ne l’ai pas invité, je lui ai transmis l’invitation que tu me chargeais de lui transmettre. Tu n’avais rien précisé? Moi non plus. Un point, c’est tout.

—Ne te fâche pas, je t’en prie, dit-il encore. Le jeu n’en vaut pas la chandelle. Je te demande pardon. Êtes-vous satisfaite, Madame? Faut-il que je me traîne à vos pieds?

Il avait l’air confus et semblait vouloir à la fois qu’on ne le vît point.

—L’incident est clos, prononça le beau-frère.

Il n’était pas intervenu. Que ne pouvais-je en déduire?

Sous la table, le pied de mon amie pressa plus fortement, et longuement, le mien.

L’incident clos, le repas s’acheva sans encombre. L’habituelle partie de bridge qui suivit fut plus animée que de coutume. Une douce gaieté familiale, dont je savourais en secret l’ironie, détendait les quatre personnages que nous jouions, sciemment pour certains.

Mon amie et moi fûmes les perdants.

—Malheureux au jeu..., dit le beau-frère.

—... Heureux en amour, dit le mari.

Et il s’assit au piano.

Les hommes de ma génération affectent un goût marqué pour la musique. Ceux qui sont passés par les grandes écoles en sont férus. Il n’y a plus guère d’élève de Polytechnique ou de Normale qui ne ferme des yeux dévots en écoutant un Nocturne de Chopin. C’est une manie que l’on croit élégante et qui m’exaspère. La musique, oui, je l’aime, mais non à ce point. Il me plaît de m’y distraire, non de m’y abîmer.

—Je vous fais fuir? me cria le mari, comme je me levais.

Je n’étais pas si grossier. Aussi bien, le mari tenait le piano de façon fort modeste et fort agréable. Je changeais seulement de fauteuil parce que, placés ainsi que nous l’étions, je craignais que le beau-frère ne remarquât le regard attentif que mon amie commençait à poser sur moi.

Mon amie fut, en effet, à partir de ce soir-là, d’une imprudence qui ne manqua pas de m’inquiéter. Rêveuse en compagnie, elle entrait dans mon atelier et dans ma chambre plusieurs fois par jour sous les prétextes les plus futiles. Je devais chaque fois modérer ses élans. Il y avait une espèce de fièvre dans l’amour qu’elle me donnait.

Un matin que je me promenais au jardin, elle me rejoignit. Nous gagnâmes le parc, et la clairière de ma future fontaine. Elle me parla de mes projets. Elle approuva.

—Tu m’aimes? dit-elle.

Elle se pressait contre moi.

—Si, dit-elle, tout de suite.

—Ici? tu es folle.

—Oui, de toi.

Et il fallut que j’obéisse.

—Quelle affaire! murmura-t-elle en se moquant de mes craintes.

—Tu ne m’aimes donc pas? dit-elle encore.

Et maints autres enfantillages qui trahissaient une passion véritable, mais un peu trouble. Combien de fois n’aurions-nous pas pu nous faire surprendre jusque par ses enfants? Elle semblait narguer tout. N’est-ce pas le propre d’une amoureuse? Il m’était permis de le penser. Ces quelques jours, qui précédèrent l’arrivée du médecin, furent d’une ardeur pleine et dangereuse.

J’avais attendu qu’elle me parlât d’elle-même de ce médecin dont elle s’était si vivement défendue d’être la malade. Mais il allait arriver, et mon amie s’était gardée de faire la moindre allusion à l’incident qui me revenait souvent à l’esprit. Je fus donc obligé de lui en toucher deux mots.

—Pourquoi je l’ai invité? me répondit-elle. Voilà que tu me récompenses par des soupçons aussi contre celui-là? Ne sais-tu pas qu’il n’est pas inutile d’avoir un médecin près de soi quand on commence une grossesse? Et n’avais-je pas l’espoir?... Vraiment, mon pauvre Mien, tu poses toujours des questions qu’il vaut mieux ne pas poser.

Elle se tut sur cette phrase amère.

—Tu as toujours, toi, fis-je, réponse prête à toutes les questions.

Elle haussa les épaules.

La querelle tomba brusquement. L’automobile pénétrait à cet instant dans la cour. Le mari amenait le médecin. J’avais attendu jusqu’à la dernière minute pour poser mon importune question.

Ce médecin me déplut et je compris vite qu’il déplaisait au beau-frère. Avions-nous les mêmes motifs de nous méfier de lui? C’était un de ces hommes qui cherchent à plaire, qui veulent plaire, qui font des avances à chacun et ne se rebutent d’aucune nasarde. Grand, mince, environ la quarantaine, le visage étroit et allongé, le teint brun, des cheveux noirs bien peignés, il avait des gestes précieux et toute une comédie d’intonations dont les plus fréquentes s’alanguissaient en une tendresse fort peu masculine. Il séduisait peut-être les femmes, encore qu’il n’eût pas du séducteur de race l’assurance nécessaire. Aux hommes, il paraissait dès l’abord assez suspect. Dans ses yeux légèrement hagards de morphinomane, on trouvait de tout, sauf de la franchise. Et l’on présumait qu’il n’aurait sans doute reculé devant aucune des petites malpropretés quotidiennes qui s’offrent en tentation aux médecins pauvres. Celui-là devait avoir plus d’un avortement sur la conscience sans en souffrir, et peut-être pis. Je ne serai pas trop étonné d’apercevoir un jour son portrait dans les journaux, à propos de quelque sale affaire.

Au milieu des compliments de bienvenue, j’appris qu’il était marié.

—Oui, m’expliqua le beau-frère, il a épousé une jeune fille charmante, qui a vingt ans de moins que lui.

—Et il voyage sans elle?

—Elle file un mauvais coton. Tuberculose, je crois. Elle était délicieuse, avant son mariage.

Sur quoi il se tut, montrant qu’il ne dirait plus rien et qu’il m’en avait dit assez.

Qu’était-ce donc que ce singulier personnage?

A table, le soir, il tint haut la conversation. Causeur brillant, c’est-à-dire bavard, ne redoutant pas la vulgarité, qui lui était peut-être naturelle, il débitait les lieux-communs les plus éculés avec une faconde complaisante. Pour me conquérir, il me fit l’éloge de Carpeaux comme s’il l’avait découvert, et, remontant jusqu’à l’art grec, qu’il préférait à tous les arts, cela va de soi, il confondit Praxitèle et Phidias très tranquillement. Il m’amusa, certes, mais non point dans le sens qu’il voulait.

Le bridge n’était pas son fort: on n’y peut guère causer. Il ne jouait pas. Il nous regarda.

Or la partie ne fut pas longue.

—Dix heures? s’écria-t-il. Oh! cher ami, puisqu’il n’est pas tard, jouez-nous donc un petit tango: je veux faire ma partie aussi, moi.

Il s’était adressé au mari.

—Vous ne refuserez pas de le danser, chère Madame?

—Je suis bien fatiguée, ce soir, répondit-elle.

—Ne te fais donc pas prier, dit le mari: tu en meurs de désir.

—Moi?

—Mais oui. Allons.

—Chère Madame...

Le mari préludait. Maussade, elle se leva.

Ils tournèrent.

Peu à peu, elle résista de moins en moins au rythme de la danse. Elle sourit. Le médecin, excellent danseur comme tous les médiocres, la serrait contre lui. Je voyais le sein gauche de mon amie s’aplatir sur le veston, leurs jambes emmêlées, emboîtées, mariées, et leurs têtes proches à se toucher.

Mon cœur battait violemment. Jamais je n’avais vu danser mon amie. Je ne savais pas encore de quelle façon elle dansait.

Quand elle revint vers son beau-frère et vers moi, j’étais penché sur un journal que je ne me décidais pas à quitter du regard.


SI je dormis cette nuit-là, je ne le dirai point. Au matin, je sortis de ma chambre d’assez bonne heure et, après une promenade au fond du parc, je me réfugiai dans mon atelier.

—Déjà au travail? me demanda le beau-frère, qui passait devant ma porte au moment que je l’ouvrais.

—Oh! répondis-je, travail ou cigarettes.

—Cafard?

—Plus ou moins.

—Venez donc avec moi. Vous n’avez pas encore vu toutes les vieilles maisons d’Argenton. Il y en a de charmantes au bord de l’eau.

—Vous me tentez, mais mon divan me tente davantage.

—Comme il vous plaira, cher ami. En tout cas, si le cœur vous en chante, je pars à onze heures.

—Merci.

Je m’enfermai dans l’atelier. Un peu d’isolement au milieu de mes vagues maquettes m’attirait plus que toutes les excursions du monde. Non point que j’eusse ce matin-là, pour le beau-frère, un dédain plus grand. Non. Au contraire. Depuis la veille, il me semblait moins antipathique. Il n’avait pas eu l’air ravi, lui non plus, de voir sa belle-sœur entre les bras du médecin. Je m’en étais bien aperçu. Et mon dégoût et ma méfiance de cet homme suspect me rapprochaient du beau-frère, qui m’avait été suspect lui aussi, mais d’une autre façon. Néanmoins, je préférais d’être seul, et de ne pas faire le voyage d’Argenton.

Rien ne m’apaise tant que de songer ou de réfléchir dans le lieu même où j’ai l’habitude de travailler. Je ne suis pas un de ces sculpteurs de génie comme on en rencontre dans les romans. Je sais où sont mes limites. Pourtant, et tout modeste artiste que je sois, quand je suis dans mon atelier, parmi mes ébauches, mes cartons et mes livres, j’éprouve un sentiment de bien-être qui me rassérène. Le monde idéal où nous pénétrons si facilement, nous artistes, il nous console de l’autre monde qu’on ne peut pas abolir. Mon atelier? C’est là que j’ai toujours trouvé mes meilleurs amis. C’est là de même, ce soir, que j’écris ce chapitre. Je suis seul. Nul ne viendra me visiter. Nul. Et nulle. Quelle solitude!

Hélas! à quoi pend notre pauvre bonheur? A moins qu’à un geste, à moins qu’à une parole, à rien, à moins qu’à rien. O souvenir, souvenir, noir aliment de notre humilité, amer soutien de nos tristesses, fumée, fumée! Qu’avais-je besoin d’aller chercher ce livre dans ma chambre? Qu’avais-je besoin de sortir de mon atelier et d’aller au-devant du malheur?

J’y fus.

Je redescendais, ce livre à la main, que j’étais allé chercher dans ma chambre.

La porte du salon, sur le vestibule, était ouverte.

Machinalement, je regardai.

Debout, le médecin tenait mon amie et lui baisait la bouche.

Ils me virent comme je les vis.

Elle le repoussait.

—Ah! s’écria-t-elle, je vous le disais bien!

A ce moment, la voiture quittait le garage.

—Une minute, voulez-vous? dis-je au beau-frère. Je prends mon chapeau, et je vous accompagne.

—Nous déjeunerons là-bas, me dit-il.

—Tout ce que vous voudrez.

A mi-côte, je me retournai vers la maison. Mon amie était sur le seuil, et nous regardait partir.

J’avais pris, on le devine, la décision de m’échapper de mon enfer. Je ne souffrais pas. Je ne souffrais plus. J’en étais surpris à la fois et content. J’éprouvais ce qu’on éprouve quand un coup de bistouri vient de libérer un abcès: un soulagement profond.

M’échapper. Oui. Me reprendre. Me guérir. L’horrible jeu n’avait duré que trop longtemps.

Il ne fallait pas plus d’un quart d’heure pour aller à Argenton. Le beau-frère se rendait à l’usine. Il me laissa sur la place du marché.

—Rendez-vous à la Cloche d’Or, à midi et demi, me dit-il.

—Entendu, fis-je.

Les vieilles maisons du bord de l’eau ne m’intéressaient pas. C’est au bureau de poste que j’avais affaire. Je désirais m’envoyer un télégramme.

Le bureau de poste était vide. J’en profitai. Je priai la seule jeune fille présente de me recopier sur une feuille de papier bleu réglementaire le texte de la dépêche que je voulais recevoir. Elle n’avait pas l’air de comprendre. Mais je lui tendis un petit billet de banque, et elle fit comme si elle comprenait.

Quand le beau-frère vint me rejoindre à l’hôtel de la Cloche d’Or, je lui montrai le télégramme.

—Le dernier oncle qui me reste, expliquai-je. Il est au plus mal. J’ai un train à deux heures, je vais le prendre. Vous aurez l’obligeance de m’excuser auprès de mes amis, n’est-ce pas?

Ainsi je sauvai la face.

De Paris, le lendemain, j’écrivis au beau-frère que je serais probablement forcé de prolonger mon absence, l’état de mon oncle étant mauvais, mais non point encore désespéré.

Pendant trois jours, si parfois je souffris, j’eus plus souvent la joie de me croire en bonne voie de convalescence. Mon aventure m’apparaissait comme celle d’un étranger, ou tout au moins d’un camarade. Je la jugeais du dehors. J’en reconstituais le dessin. Dans l’ensemble, des détails négligés prenaient une valeur qui m’étonnait.

J’allais tous les jours chez nous, dans ce petit appartement que j’avais meublé pour elle. C’est là que je souffrais surtout. Quels que fussent ses torts, je ne pouvais pas supprimer d’un trait de volonté, comme d’un trait de plume, les instants de bonheur qu’elle m’avait donnés. Femme imprudente ou perfide, qu’avait-elle fait? Et méritais-je pareille avanie? Ou qu’aurais-je dû faire? Que voulait-elle? Que ne voulait-elle pas? Mais je ne regrettais point de lui avoir prouvé que j’étais assez fort pour me délivrer de ses pièges.

Le quatrième jour, je reçus une lettre, dont la haute écriture mince m’était familière. J’eus la force de ne pas l’ouvrir.

J’eus la force de n’ouvrir aucune des huit lettres qui m’arrivèrent ensuite l’une après l’autre. Je les posais, à mesure, l’une sur l’autre, dans une coupe de verre jaune de notre petite chambre jaune et bleue. Plus elles devenaient nombreuses, plus je sentais que je ne les ouvrirais pas.

J’écrivis alors au beau-frère que, mon absence menaçant de se prolonger sans que j’en pusse prévoir la fin, je le priais de me renvoyer ma malle, et de me laisser remettre à plus tard le plaisir de dresser dans le parc d’Argenton la fontaine et les statues qu’il y souhaitait.

Mon amie savait bien que je n’avais plus de famille et que la prétendue maladie de mon oncle n’était qu’invention et prétexte. Après ce que je venais d’écrire à son beau-frère, elle devait comprendre que je renonçais enfin à souffrir davantage par elle.

Je reçus encore deux lettres. Puis rien.

Trois jours passèrent. Je ne recevais plus rien. La séparation était définitive. Pour la première fois depuis mon départ d’Argenton, je pleurai. Tant que je n’avais pas la certitude que tout fût fini, j’étais trop encore sous l’influence, reconnue ou inconsciente, de ma colère. Le silence de celle que j’avais tant aimée me fit l’effet d’un gouffre où mon beau trésor s’engloutissait.

Et puis...

Et puis je reçus l’effroyable nouvelle.

D’abord je ne compris pas. Je ne voulais pas comprendre. Ce n’était pas possible.

Il me fallut relire le billet que, dans le désarroi de la maison, le beau-frère avait eu la bonté de m’adresser.

Que disait-il?

Mon amie? Noyée? Avec ses deux enfants? Et l’on n’avait retiré de la rivière, au barrage du moulin, que trois cadavres?

Était-ce possible? Était-ce possible?


Y eût-il une façon la plus pudique d’exprimer la douleur d’un homme qui vient de perdre celle qu’il aime et qui ne peut même pas la conduire à sa tombe, je jetterais ici le voile lourd de mon silence. Je n’ai pas le goût de pleurer en public. Les larmes doivent être secrètes. Secrètes. Secret. Ce mot couvre comme une dalle de granit gris toute ma pauvre aventure, tout mon pauvre amour.

Mon amie morte, plus rien ne signifiait rien autour de moi. Qu’on se rappelle au fond de quelle solitude je me traînais avant de l’avoir retrouvée à Nice, un jour de soleil qu’elle était vêtue de blanc. Qu’on se rappelle du fond de quelle solitude elle m’avait ramené vers une vie moins morne. Qu’on se rappelle comme tout s’était transformé pour moi depuis qu’elle m’avait permis de l’aimer.

Elle était morte. Je retombais à ma solitude, mais à quelle solitude plus sombre? Elle était morte; mais comment? Je ne savais rien. Mais où aurais-je pu savoir quelque chose? Écrire? Interroger? Montrer trop d’intérêt? Compromettre une morte? Et saurais-je les causes de cet accident horrible? Qui les savait? Et si elle avait provoqué l’accident?

Une crainte atroce s’installait en moi peu à peu. Je cherchais vainement à l’éluder, car je ne songeais plus aux tortures que, le voulût-elle ou ne le voulût-elle pas, mon adorable amie m’avait infligées. Cette parfaite reconstitution de notre amour que j’avais si aisément élaborée à mon retour d’Argenton, après ma fuite, elle s’était effacée tout d’un coup à l’annonce de la catastrophe. Il ne m’en restait qu’un chaos d’images vives où j’eusse été bien en peine de choisir. Et toutes mes pensées ne se fixaient que sur un point: la mort de mon amie. La mort emporte toutes nos pensées.

Que n’aurais-je pas donné pour savoir comment mon amie était morte! De toute sa vie qui m’avait échappé, dont ç’avait été mon tourment quotidien de ne rien savoir, tout m’échappait donc, jusqu’à cette triste consolation de savoir comment elle s’était achevée? De celle que j’appelais Mienne, non sans en frémir chaque fois d’inquiétude, je ne pouvais donc me flatter de posséder rien? Et sa tombe, loin de moi, je ne savais même pas où, s’était à jamais fermée sur son mystère?

Que parlé-je d’accident? Une crainte atroce m’obsédait. Est-ce que mon amie, innocente peut-être, innocente en dépit de tout ce que j’avais vu et de tout ce que j’avais cru voir, et désespérée de ma fuite, est-ce que mon amie avait eu le triste courage...? Est-ce qu’elle était morte à cause de moi, par moi, pour moi? Mais comment le savoir? Et comment admettre qu’elle eût entraîné ses enfants avec elle? Et pourquoi, si elle était innocente, avait-elle eu recours à cette preuve déplorable?

Tant de questions m’assaillaient à la fois devant le billet du beau-frère que je tournais et retournais entre mes doigts! Et toujours, tellement l’intelligence humaine s’atrophie dans les grandes circonstances, toujours je revenais à cette misérable conclusion, que je ne comprenais pas. Je ne comprenais pas. Et comment savoir? Savoir si peu que ce fût, mais savoir quelque chose, savoir...

Penché sur ce gouffre où j’avais eu, qu’on se le rappelle, le pressentiment que notre amour s’était englouti dès mon départ d’Argenton, j’essayais en vain d’imaginer ce que je n’arrivais pas à déduire, faute d’éléments suffisants. Je m’accusais déjà d’être parti sans attendre. Je me reprochais ma précipitation. Mais quoi? N’avais-je pas vu qu’ils s’embrassaient dans le salon? Et mon amie aurait-elle pu nier cette fois? Qu’eussé-je attendu? Et pouvais-je capituler encore une fois, capituler toujours, et toujours accepter tout?

Tout s’achevait de façon affreuse, par ce billet que le beau-frère m’avait envoyé. Que je comprisse ou non, la mort brutale nous arrachait l’un à l’autre: telle était la réalité nue, froide, impitoyable. Il me souvint du poème de Charles Guérin que je lui avais lu, un jour, dans cette même chambre jaune et bleue où j’étais seul à cette heure avec ce billet tragique entre les doigts. Quel rapprochement! Quelle coïncidence! Je blémis en me répétant le

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