Mille et un jours en prison à Berlin
Chapitre XIX
QUELQUES PRISONNIERS INTÉRESSANTS
Parmi les nombreux prisonniers, de nationalités diverses, qui furent mes compagnons d'infortune, à la Stadvogtei, pendant mes longues années de captivité, il en est quelques-uns qui méritent une mention spéciale.
Au début de l'année 1916, il nous arrivait assez souvent d'entendre, lorsque le silence régnait par les cellules et les corridors, une musique très douce, et qui nous semblait très lointaine. Nous ne savions qui remercier pour ces concerts gratuits: les uns prétendaient qu'il devait y avoir, dans un endroit assez éloigné de la prison, un musicien prisonnier comme nous, d'autres croyaient que cette musique nous venait plutôt du dehors.
Certain jour, le sergent-major, en faisant son inspection, me fit part d'une permission qui m'avait été accordée de visiter un prisonnier français dans une partie de la prison assez éloignée de celle où se trouvait ma cellule. Il s'agissait du professeur Henri Marteau. Ce nom était resté dans ma mémoire: je me rappelais vaguement que ce fameux violoniste avait visité le Canada, il y a une vingtaine d'années. Le sergent-major ajouta:—"Lorsqu'il vous conviendra d'aller rendre visite au professeur Marteau dans sa cellule, un sous-officier vous y accompagnera, mais quand vous serez dans la cellule du professeur, la porte sera fermée à clef vu qu'il est au secret. Il a, lui aussi, la permission d'aller vous visiter chez vous, mais lorsqu'il y sera, votre porte sera également fermée à clef."
J'étais naturellement très anxieux de rencontrer ce Français si distingué, et dès le lendemain je me faisais conduire à sa cellule. Je rencontrai là un des hommes les plus charmants qu'il soit possible de connaître.
Le professeur Henri Marteau est un homme d'environ 45 ans. Il a en tout l'apparence d'un vrai artiste: son maintien, sa parole, ses gestes, tout chez lui porte un cachet artistique du meilleur aloi. Voici, en somme, ce que m'a raconté, au sujet de son aventure, le brave professeur.
Au début de la guerre, il enseignait le violon au conservatoire de Berlin. Sa qualité de sujet français lui valut d'être interné à Holzminden, où se trouvait le camp d'internement des civils de nationalité française. Après quelques mois de captivité, il fut remis en liberté sur l'ordre exprès de l'empereur, et revint à Berlin.
Monsieur Marteau avait épousé une Alsacienne. Comme toutes les habitantes de cette province, ses sympathies étaient acquises à la France.
Le professeur et Madame Marteau étaient recherchés par la meilleure société de la capitale de l'Allemagne. Quelque temps après l'entrée de la Bulgarie dans la guerre, du côté de l'Allemagne, au cours d'une réunion dans le grand monde, Madame Marteau avait carrément exprimé son mécontentement de voir la Bulgarie se ranger avec les ennemis de la France.
Ces paroles de Madame Marteau, ayant scandalisé les oreilles teutonnes, furent immédiatement rapportées à l'autorité militaire. Le lendemain ou le surlendemain, deux détectives se présentaient à la résidence du professeur avec l'ordre de l'interner de nouveau ainsi que Madame Marteau. Madame Marteau fut enfermée dans une prison destinée aux femmes, et lui-même fut amené à la Stadvogtei, et mis au secret.
Lorsque nous posions au professeur la question suivante:—"Comment se fait-il que vous, professeur au conservatoire de Berlin, on vous ait interné?" Il répondait, avec un fin sourire dans lequel il était impossible de lire un reproche:—"C'est à cause de ma femme"... C'était, comme s'il nous eut dit:—"J'ai une femme qui parle hardiment, mais tout doit lui être pardonné, car c'est l'amour de la France qui déborde chez elle!"
Le lendemain de cette première visite, invité à venir de notre côté, le professeur arrivait à ma cellule accompagné d'un sous-officier qui, obéissant aux instructions formelles qui lui avaient été données, fermait la porte à clef sur nous. Le professeur avait apporté avec lui son merveilleux instrument. On lui avait donné la permission de faire de la musique dans sa cellule, et c'est cette délicieuse musique qui avait charmé nos oreilles les jours précédents.
A ma cellule, il nous joua du Gounod, du Bach, etc., etc., et nous tint sous le charme plus d'une heure. Nous avions beau être anti-boches, enfermés dans une prison de Berlin, la musique des maîtres allemands nous ravissait tout comme celle des maîtres français ou autres. L'Allemagne a produit beaucoup et de très grands musiciens, cela est indéniable. Ce serait une erreur grave de croire que ce pays est exclusivement peuplé de ces junkers prussiens bottés, sanglés et éperonnés. Les Polonais, férus de musique, comme tous les Slaves d'ailleurs, étaient à leurs fenêtres, captivés par les sons de cette musique enchanteresse. A la fin de chaque morceau, c'était un tonnerre d'applaudissements, auxquels se mêlaient quelques bravos. Cela fit sensation.
Le lendemain vers la même heure, alors que le professeur était encore à ma cellule, nous charmant de sa belle musique, la porte s'ouvre et le sergent-major fait irruption en coup de vent. Sans se donner la peine de rendre le salut gracieux qui lui est fait par le professeur, il s'écrie à la prussienne, c'est-à-dire d'une voix de tonnerre;—"Vous n'avez pas la permission de jouer ici!" Il se retire comme il était venu, et la porte se referme. Il est inutile de rapporter ici les remarques que nous avons échangées au sujet de procédés aussi incivils à l'égard d'un homme aussi distingué et aussi poli que le professeur Marteau.
Ce brave homme était père de deux charmantes fillettes respectivement âgées de quatre et de cinq ans.
Or, durant ses trois mois de réclusion à la Stadvogtei, et malgré ses instances réitérées, la Kommandantur refusa catégoriquement de laisser ces fillettes rendre visite à leur père ou à leur mère.
Quelques mois plus tard, le professeur recouvrait un simulacre de liberté. On lui permit d'aller habiter un village du Mecklembourg, où il devait chaque jour faire acte de présence à la mairie, mais il lui était absolument interdit de franchir les limites de la commune.
Nous avons bien des fois fait part au professeur Marteau du bonheur que nous éprouverions de le voir visiter le Canada et les États-Unis après la guerre, et nous n'avons pas hésité à lui prédire le plus grand triomphe artistique qu'il soit possible d'imaginer, même pour un homme de son immense talent.
Deux prisonniers également très intéressants que nous avons eus comme compagnons, l'un pendant trois mois, et l'autre pendant cinq mois, furent M. Kluss et M. Borchard, députés socialistes au Reichstag. Nous avons moins connu M. Borchard que M. Kluss. D'abord, il fut moins longtemps avec nous, et il fut au secret la plus grande partie du temps.
Nous avons toutefois gardé de cet excellent député allemand un bon souvenir, et en plus la copie d'une lettre qu'il avait adressée à l'empereur. Cette lettre, véritable chef-d'oeuvre, est le résumé de tout ce qu'un homme talentueux, et de sa nuance politique, peut accumuler d'arguments contre le système de gouvernement autocratique tel que pratiqué en Allemagne. J'ignore si c'est cette lettre qui lui valut plus tard son élargissement.
Quant à M. Kluss, il fut notre compagnon de captivité pendant beaucoup plus longtemps. Plus ou moins lié avec tous les prisonniers, il errait nonchalamment d'une cellule à une autre pour le plaisir de causer, et sa conversation était des plus intéressantes. C'était un homme très instruit, érudit même. Nous avons bien des fois, et durant de longues heures, causé avec lui des institutions politiques de l'Allemagne.
Durant la captivité de cet intéressant député, il s'est passé un incident qui mérite d'être relaté. Nous avions chaque année, à la prison, la visite du général Commandant de la ville de Berlin. A cette époque, c'était le général Von Boehm, un homme d'environ 70 ans, et sourd comme un pot.
Le général nous était arrivé au cours de la matinée, entouré de ses myrmidons, c'est-à-dire un colonel, une couple de majors, quelques capitaines, et quantité de lieutenants. Leur approche nous était signalé à l'avance par un imposant cliquetis de fourreaux, d'épées et de sabres, faisant résonner les marches des escaliers et le parquet des corridors. Le général s'arrêtait à la porte de chaque cellule et demandait:—"Avez-vous à vous plaindre?"
A cette question, je répondis comme suit:—"J'ai à me plaindre d'être interné quoique médecin. Je ne cesse de demander ma mise en liberté..." Il me dit:—"Très bien!" et continua son chemin.
Ainsi qu'il est dit, plus haut, la même question était posée à chaque cellule. La plupart des prisonniers ne disaient rien, mais lorsqu'il s'en trouvait un qui disait:—"Oui, j'ai à me plaindre", le général ajoutait:—"Rendez-vous dans la cour." Lorsque la tournée par tous les corridors fut terminée, il se trouva bien une dizaine de prisonniers ayant répondu affirmativement, rendus dans la cour. Parmi eux se trouvait le député socialiste Kluss, qui, va sans dire, avait répondu affirmativement à la question.
Le général, son inspection terminée, se rendit dans la cour, suivi de sa camarilla, et invita chacun des prisonniers à parler. Intimidés, tous demeurèrent silencieux à l'exception du petit député socialiste qui s'avance au milieu de la cour et commence un réquisitoire formidable contre les autorités militaires allemandes et contre les règlements arbitraires dont il est victime. Kluss sait très bien que le général Von Boehm est sourd. C'est pour lui une excellente raison d'élever la voix. Aussi nous assistons à une vraie harangue de tribune, prononcée d'une petite voix nasillarde niais très prenante.
On imagine combien nous étions tous amusés de cet incident dont nous pouvions être témoins en regardant à travers nos fenêtres. Le général écoutait, paraissait entendre, et faisait de la tête quelques petits signes affirmatifs. Au cours de sa harangue, Kluss fit une remarque des plus blessantes à l'endroit de l'autorité militaire allemande, comparant les méthodes employées contre lui aux méthodes les plus barbares du moyen-âge. Un officier qui, lui, n'était pas sourd, «tenta de lui imposer silence, mais rien ne pouvait arrêter le tribun lancé au plus fort de son éloquence. Il ignora la protestation de l'officier et continua sa harangue.
Quand il eut fini, le général qui, évidemment, n'avait rien compris, dit simplement:—"Ah! oui! Très bien!..." puis se disposa à se retirer. Kluss, ne voulant pas lui permettre de s'éclipser ainsi, se lança à sa poursuite en criant:—"Quelle réponse me donnez-vous? Une réponse, s'il vous plaît!..." Le général, s'apercevant qu'il est de nouveau apostrophé, se retourne et dit:—"Ah! oui! Très bien!" Il rentre, cette fois dans l'intérieur de la prison, et nous ne l'avons plus revu. Kluss était furieux. Il reçut les félicitations de tous ceux qui, tout en étant sujets allemands, se considéraient comme les victimes d'une injustice flagrante de la part de leur gouvernement.
Kluss, entre parenthèse, était un fervent admirateur de Herr Karl Leibknecht. Il mourut quelques mois seulement après son élargissement.
Chapitre XX
MACLINKS ET KIRKPATRICK
Ces deux noms de prisonniers rappellent à mon esprit un des épisodes les plus tragiques de ma vie de prisonnier. Maclinks était déjà à la Stadvogtei quand j'y arrivai, en juin 1915. La porte de sa cellule indiquait qu'il était sujet britannique. Il parlait parfaitement l'anglais. Il prétendait avoir habité Vienne pendant de longues années à titre de correspondant du London Times.
Selon toutes les apparences, Maclinks était un loyal sujet britannique. Il était très bien vu dans les cercles anglais. Il recevait beaucoup d'Anglais dans sa cellule et allait leur rendre visite à son tour. Il ne manquait certainement pas de talent et d'intelligence.
Vers la fin de 1915, arrivait à la prison un jeune homme également de nationalité anglaise et nommé Russell. Russell avait été arrêté à Bruxelles où il habitait. Dès son entrée en prison, il se lia d'amitié avec Maclinks. Ils étaient presque toujours ensemble. Un bon jour, ou plutôt un mauvais jour, on vînt prévenir Russell qu'il devait partir immédiatement pour une destination inconnue. On ne lui permit pas de mettre ordre dans ses papiers, il devait prendre son pardessus et sa casquette et suivre le sous-officier qui l'attendait à la porte. Il nous est enlevé dans l'espace d'une minute. Cet incident créa une vive sensation au milieu de nous tous. De quoi pouvait-il s'agir?... Pour quelles raisons venait-on ainsi chercher Russell, et sans aucun avis préalable?... Ce qui augmentait encore nos appréhensions, c'est qu'au bas du dernier escalier on avait remarqué deux sentinelles armées, avec casques à pointe, qui s'étaient emparé de lui et l'avaient conduit hors de la prison.
Ce même jour, le capitaine Wolff, un des officiers de la Kommandantur, était venu à la prison et l'on savait que Maclinks avait eu une entrevue avec lui. Nos soupçons se portèrent unanimement sur Maclinks. Pourquoi? Pour une infinité de raisons qu'il serait trop long d'énumérer ici. Tous les Anglais cessèrent leurs rapports avec lui. M. Kirkpatrick fut le seul d'entre nous qui continua à lui adresser quelques rares paroles.
Croyant peut-être que Kirkpatrick demeurerait toujours son ami malgré tout, Maclinks lui fit, quelques jours plus tard, une confession: il lui montra une lettre qui n'était que la copie de celle qu'il disait avoir adressée aux autorités militaires. Kirkpatrick prit connaissance de cette lettre, et, monstrueuse réalité, c'était une dénonciation formelle de Russell: il y était dit que Russell avait servi, en Belgique, comme espion aux gages du gouvernement anglais.
Étonnement et indignation de Kirkpatrick. Maclinks, sans attendre les remarques que pouvait lui faire Kirkpatrick, lui expliqua, comme pour se justifier, qu'en sa qualité d'officier de réserve autrichien (!) il ne pouvait se soustraire à son devoir, et que c'était pour obéir à sa conscience qu'il avait dénoncé Russell. On conçoit aisément l'état d'âme dans lequel se trouva M. Kirkpatrick. Il se leva et menaça Maclinks de le frapper s'il ne sortait pas immédiatement de sa cellule.
Cet incident, qui fut connu immédiatement par toute la prison, y créa une atmosphère que je ne saurais décrire. Ce soir-là, tout, était lugubre autour de nous: nous ne savions vraiment de quel côté regarder. Il nous semblait que chaque cellule recelait un ennemi. Une pareille affaire ne pouvait-elle arriver, un jour ou l'autre, à chacun de nous? Le spectre des oubliettes et la perspective d'une exécution sommaire nous hantait horriblement. La position de Maclinks, que nous considérions comme un véritable espion, devint intenable, et il dut demander un changement. Quelques semaines plus tard, il sortait de la prison pour n'y plus revenir.
Il y a ceci de particulier en Allemagne,—terre classique de l'espionnage,—c'est qu'on se défie formidablement de tous ceux qui ont pu, occasionnellement, servir d'espions au service même du pays.
Maclinks, il est vrai, sortit de la Stadvogtei, mais des renseignements précis qui nous vinrent du dehors nous apprirent, par la suite, qu'il était loin d'être en liberté. L'officier de réserve autrichien doit être utilisé pour faire le tour des prisons de l'Allemagne.
Quant à Kirkpatrick, le plus âgé de nous tous, il demeura, malgré ses hésitations au sujet de Maclinks, toujours fort respecté et profondément estimé: tous le considéraient comme un sage et un philosophe. Son humour écossais était du meilleur aloi. Nous voyait-il attablés, deux ou trois, avec du boeuf en conserve et du pain devant nous, qu'il s'écriait:—"Je ne puis comprendre en vérité comment il est possible en bonne humanité de se livrer à un tel luxe de table lorsque le pauvre peuple allemand de cette ville est martyrisé par la faim! Est-ce que vous ne savez pas que vous êtes ici à purger une sentence mille fois méritée?..." C'est ce même Kirkpatrick qui, un 31 décembre, alors que nous lui demandions comment il espérait franchir le seuil de la nouvelle année, nous répondit simplement:—"Vous entendrez parler de moi avant demain!" Que voulait-il dire? Nous l'ignorions entièrement. Nous n'avons pas été longtemps sans le savoir, car un peu plus tard, à minuit, alors que les cloches de l'église la plus voisine lançaient à tous les échos les douze coups, signal de la nouvelle année, une fenêtre s'ouvrit dans l'obscurité et une voix de stentor entonna le Rule Britannia!!!
La chanson patriotique était à peine terminée qu'une autre fenêtre s'ouvrit, celle du sous-officier de service qui, avec force cris et jurons, commanda de faire silence. Le lendemain, lorsque certains de mes compagnons se présentèrent à ma cellule, je leur posai à chacun la question suivante:—"Est-ce vous qui avez chanté Rule Britannia, la nuit dernière?" Tous, invariablement, répondaient:—"Non." Kirkpatrick lui-même fit son apparition vers les 9 heures. Il avait tout-à-fait le même air que de coutume, et il nous fit ses souhaits de bonne année. Faisant allusion à l'incident de la nuit précédente, je lui demandai s'il n'avait pas chanté. Il répondit d'un petit signe de tête négatif, avec un sourire qui en disait fort long sur sa culpabilité. Nous étions justement à dire, entre nous, qu'il serait préférable de faire le silence autour de l'incident, lorsqu'un sous-officier se présente et demande à chacun de nous, à l'exception toutefois de Kirkpatrick, si nous n'étions pas l'auteur de ce qui était arrivé durant la nuit. Chacun en répondant la franche vérité, pouvait nier positivement. On interrogea tous les Anglais, l'un après l'autre, de cellule en cellule. C'était la même réponse partout. Le seul auquel on ne se hasarda pas à poser la question fut Kirkpatrick dont l'apparente gravité ne pouvait prêter aux soupçons. Nous en avons beaucoup ri!
Chapitre XXI
UN SUISSE ET UN BELGE
Un des cas d'internement qui fera le plus de bruit, après la guerre, sera certainement celui de M. Hintermann, un Suisse. En mentionnant ce cas dans une publication du genre de celle que je fais en ce moment, je dois garder une certaine réserve et m'abstenir de livrer au public certains détails qui jetteraient une lumière trop vive sur les agissements de quelques employés du Ministère des Affaires Étrangères en Suisse.
M. Hintermann était suisse de naissance. Il n'avait jamais renoncé à sa nationalité en ce sens qu'il n'avait jamais été naturalisé dans un pays étranger. Il habitait Londres avec sa famille et était en relations d'affaires avec une firme importante de cette ville.
Venu en Suisse au cours de l'été 1915, pour certaines affaires, il décida de se rendre à Berlin. Il lui fallait pour cela un sauf-conduit signé par le ministre allemand à Berne. Il obtint ce sauf-conduit sans la moindre difficulté, mais son départ pour Berlin, qui devait être fixé, naturellement, par le ministre allemand, fut retardé de quelques jours. Enfin, M. Hintermann put quitter la Suisse sur un train à destination de Berlin, mais à la première gare sur le territoire allemand, il fut appréhendé au corps par deux casques à pointe. On l'emmena dans la gare, et là, M. Hintermann, en promenant ses regards un peu partout, remarqua sur la table du chef de gare une dépêche venant de Suisse le concernant. On l'emmena à Berlin où il fut enfermé dans la prison de la rue Dirksen. Nous étions là.
Sur la porte de sa cellule, on avait écrit: H. Hintermann, englander, c'est-à-dire sujet britannique. Ce ne fut pas long avant que M. Hintermann eût rayé le mot englander et y eût substitué la désignation correcte de sa nationalité qui était suisse. On changea plusieurs fois la carte servant à le désigner, et qui était collée sur sa porte, mais le mot englander y était toujours mystérieusement effacé et remplacé par le mot propre.
J'ai connu M. Hintermann intimement. Je sais qu'il n'a jamais été naturalisé en Angleterre, mais le gouvernement suisse et le gouvernement allemand ont été mis sous l'impression, facilement je dois le dire, qu'Hintermann était devenu sujet britannique. Il ne m'est pas permis de dire, du moins en ce moment, par quels procédés le gouvernement suisse et le gouvernement allemand ont été mis sous cette fausse impression.
Durant les trois ans que j'ai connu M. Hintermann, je puis affirmer qu'il n'a cessé de réclamer sa mise en liberté, et qu'il a maintes et maintes fois mis le gouvernement suisse et le gouvernement allemand en demeure de démontrer qu'il était sujet britannique. La seule réponse catégorique qu'il ait jamais reçue, à ce sujet, de la Légation Suisse à Berlin, fut que le ministère des Affaires Étrangères d'Allemagne était pertinemment renseigné, et qu'il possédait dans ses archives la preuve documentaire que M. Hintermann avait été naturalisé en Angleterre. M. Hintermann a toujours taxé de fausseté ces prétendus documents.
Je ne saurais en dire davantage, mais il est certain que cet internement d'un sujet neutre, d'un des hommes les plus braves et les plus honorables que j'aie connus, internement qui n'avait pas encore pris fin lors de mon départ d'Allemagne, et qui a causé, tant au point de vue de la santé qu'au point de vue de la finance, un tort incalculable à celui qui en a été victime, aura une certaine répercussion dans le monde politique après la guerre.
M. Hintermann était un homme d'une très grande valeur. Il était estimé et vénéré de tous les prisonniers. Dans notre petit monde, dont la grande majorité était composée de miséreux, il a déployé envers tous une charité inlassable. Parlant également bien l'anglais, le français et l'allemand, il était en état de se mettre au courant des misères et des souffrances des prisonniers de quelque nationalité qu'ils fussent.
Tous ceux qui l'ont connu, au cours des trois années qu'il a passées à la Stadvogtei, garderont un bon souvenir de son grand coeur et de sa belle intelligence.
Le sujet des déportations belges a fait les frais de nombreuses polémiques dans la presse mondiale, pendant un certain temps, et je ne saurais ajouter rien de nouveau à tout ce qui s'est dit. La presse allemande a concédé, avec hésitation et répugnance, que des déportations de Belges en Allemagne avaient eu lieu. Les faits, toutefois, crevaient tellement les yeux qu'il eut été impossible de le cacher plus longtemps.
Nous avions, à la prison, un grand nombre de ces déportés qui avaient refusé de travailler... pour le roi de Prusse. D'autres ayant accepté du travail afin d'améliorer la position pénible dans laquelle ils se trouvaient placés au camp de Guben, étaient si maltraités et si mal nourris, qu'ils quittaient tout bonnement leur usine ou les puits de mine de charbon. Ils étaient alors amenés à la Stadvogtei.
Nous en avons eu des quantités. Je ne saurais passer sous silence le cas d'un Belge nommé Edouard Werner. Werner était un homme de 25 ou 26 ans, doué d'un physique très remarquable: il était très grand et très fort. Avant la guerre, il habitait Anvers où il était à l'emploi de la compagnie du Pacifique Canadien qui a un bureau dans cette ville.
Son père et sa mère étaient allemands; lui-même était né à Anvers, mais à l'âge de 18 ans il avait opté pour la nationalité belge. Il avait satisfait à toutes les lois du pays au point de vue militaire. Il n'était pas enrôlé dans l'armée belge, mais il était porteur de papiers établissant son exemption.
Anvers, comme on le sait, était occupée par les Allemands depuis le 9 octobre 1914. Quelques mois plus tard, Werner reçut un avis d'avoir à se rapporter au commandant d'un district militaire de Westphalie. Il refusa de se conformer à cet ordre, malgré les instances de sa vieille mère qui, allemande elle-même, aurait voulu voir son fils dans les rangs de l'armée du Vaterland.
Après deux mois, un second avis lui était adressé, lui enjoignant de se rapporter sans délai au commandant de ce même district militaire dont il est fait mention dans le paragraphe précédent. Werner, malgré les supplications de sa mère, refusa encore de se rendre. Enfin, un dernier avis lui fut envoyé avec menace de mesures de rigueur à son endroit s'il n'obtempérait pas.
Plutôt pour ne pas affliger sa vieille mère que par crainte des menaces qu'on lui faisait, Werner décida de se rapporter mais il se munit, avant son départ d'Anvers, de tous les papiers d'identification possibles, démontrant sa nationalité belge, et démontrant également qu'il avait satisfait à toutes les exigences de la loi du service militaire belge.
Arrivé en Westphalie, il subit un interrogatoire, naturellement:
—Pourquoi ne vous êtes-vous pas rapporté plus tôt? lui demanda-t-on.
—Parce que je suis Belge, répondit Werner.
—C'est faux! c'est faux! vous êtes Allemand! Votre père et votre mère sont Allemands.
—Je n'y contredis point en ce qui concerne mon père et ma mère, mais quant à moi, j'ai opté pour la nationalité belge, et je suis en possession de tous les papiers le démontrant.
—Laissez voir ces papiers?...
Aussitôt en possession de tous ces papiers, l'officier lui annonce qu'il ne saurait être question de le considérer comme sujet belge, qu'il était dès lors enrôlé dans l'armée allemande, et qu'il doit partir incessamment pour Berlin. Là, on le conduisit à la caserne du fameux régiment Alexander, le plus beau régiment de Prusse,—à ce qu'ils disent,—et dans lequel on n'accepte aucun sujet qui ait moins de six pieds de taille. Werner, pour sa part, avait six pieds et deux pouces.
On lui met l'uniforme, et il commence son entraînement. Comme il possède le français, l'allemand et le flamand à la perfection, on l'emploie au bureau du sergent-major, pour les écritures et la traduction. Il devient plus ou moins populaire parmi les officiers et les sous-officiers. On le croit même sincèrement converti aux idées allemandes.
Peu de temps après avoir été enrégimenté malgré lui, Werner demande un congé pour aller voir ses parents à Anvers. Le major lui répond qu'il est absolument impossible d'accorder un congé pour aller en Belgique, mais que s'il a des parents en Allemagne, on lui permettra volontiers d'aller les visiter. Ce à quoi Werner répondit qu'en effet il avait une tante à Hambourg.
C'était un jour de fête: il devait partir dans la soirée, et dans l'après-midi, revêtu de son uniforme de gala, coiffé de son casque à plumet, il fit une promenade dans la ville avec un compagnon. Il laisse voir a son compagnon son permis tout en exprimant le regret qu'il ne fût pas valable pour aller à Anvers. Son compagnon, après lui avoir enlevé le permis des mains, et en moins de temps qu'il n'en faut à Werner pour déguster sa chope de bière, sort et revient quelques minutes après avec le permis tout transformé: c'est à Anvers et non plus à Hambourg que le porteur du dit permis peut se rendre.
Werner décide donc de prendre le train à destination d'Anvers au lieu de se rendre à Hambourg. Le long du trajet, particulièrement à Cologne et à Aix-la-Chapelle, tous les militaires doivent faire viser leurs permis de voyager. Il est contraire aux règlements militaires, en Allemagne du moins, de voyager en uniforme de gala, excepté dans des circonstances spéciales. On s'étonne à Cologne, on s'étonne à Aix-la-Chapelle de voir notre Werner avec son uniforme de gala, et on lui pose certaines questions à ce sujet.
Il répond qu'il veut faire plaisir à sa mère devant laquelle il ne s'est jamais présenté avec cet uniforme. On le laisse passer. Il arrive à Anvers, visite sa vieille mère qui l'embrasse et,—en bonne Allemande, —affirme qu'elle ne l'a jamais vu aussi beau.
Werner conçoit le projet,—si toutefois il ne l'avait conçu auparavant,—de se débarrasser de son uniforme, de revêtir un habit de civil, et de déserter en se sauvant en Hollande. Pour cela, il lui faut le concours d'un de ses cousins qu'il va visiter à ce sujet. L'affaire est immédiatement arrangée: l'habit de civil lui est fourni, et Werner,-précaution qui surprendra le lecteur,—fait un paquet de son uniforme de grenadier et l'adresse au régiment Alexander, à Berlin. Enfin, dans la soirée, on se met en marche vers Capellen pour, de là, passer la frontière au cours de la nuit si c'est possible.
A Capellen, Werner et son cousin tombent dans un piège. Un espion aux gages de l'autorité militaire occupante les amène dans un certain estaminet. Là, on leur conseille d'aller passer la nuit chez le maire, parce que toutes les chambres sont occupées, et le lendemain ils pourront passer la frontière. La maison du maire était un véritable guet-apens, car elle était occupée par des officiers allemands, ce que Werner et son compagnon ignoraient. Ils étaient tout bonnement pris au piège, et retenus jusqu'au lendemain chez Monsieur le maire. On leur fit alors subir un interrogatoire très minutieux au cours duquel on découvrit, il n'y avait pas à en douter, que ces messieurs désiraient passer en Hollande. On les ramena à Anvers, à la Kommandantur. Le cousin fut examiné le premier et se dégagea facilement; on le remit immédiatement en liberté. Werner se flattait déjà de partager l'heureux sort de son cousin, mais à peine eut-il donné son nom que l'officier l'interrogeant parut songer un peu plus longtemps qu'il ne faut. Il court au téléphone, et revenant après quelques minutes, dit à Werner:
—N'êtes-vous pas Edouard Werner?
—Oui.
—N'êtes-vous pas déserteur?
—Non!
—N'étiez-vous pas d'un régiment à Berlin?
—Oui.
—Et alors, comment se fait-il que vous soyez ici, et en habit de civil?...
Et sans attendre la réponse de Werner, l'officier rugit, écume, donne des ordres à faire trembler tout le monde, et fait jeter Werner en prison.
Peu après, on vient le chercher, à cette prison, pour le faire comparaître tout d'abord devant le commissaire de police allemande qui le menace des plus terribles châtiments, et lui dit, entre autres choses:—"Vous verrez ce que c'est que d'avoir affaire à l'autorité militaire prussienne. Je ne donne pas grand chose pour votre peau!" On le renvoie à la prison, et quelques jours après, il est ramené à Berlin. Là, il est mis dans un cachot, et le lendemain on le fait comparaître devant le major du régiment, ce même major qui lui avait octroyé un permis pour aller à Hambourg. En apercevant Werner, le major est près d'étouffer de rage: il peste, il jure, et il enjoint à Werner de disparaître immédiatement, et de ne revenir devant lui qu'après avoir remis son uniforme.
On trouve dans un coin, à l'étage inférieur, quelques vieux uniformes. Werner en passe un et on le ramène devant le major qui s'exclame, se fâche, frappe la table de ses poings, menace Werner des punitions les plus sévères, et même de le faire coller au mur, et enfin, ayant un peu repris ses sens, il lui demande ce qu'il a fait de son uniforme. Werner répond qu'il l'a renvoyé au régiment.
—Mensonge! Mensonge! reprit l'officier.
—Il est facile d'en faire la preuve dit Werner, demandez si on n'a pas reçu un uniforme renvoyé au régiment?
On s'empresse de faire enquête, et on découvre qu'en effet un colis contenant un uniforme de grenadier est arrivé, quelques semaines auparavant, venant d'Anvers. C'était l'uniforme de Werner.
On renvoie donc Werner en prison en attendant que l'on fasse son procès en Cour martiale. On lui offre un défenseur: il refuse. Traduit devant les juges de la Cour martiale, on le somme d'expliquer sa conduite avant que jugement ne soit rendu contre lui. Werner s'exprime à peu près en ces termes:
"Je suis Belge. En conscience, il m'était impossible de prendre les armes contre mon pays. A la première occasion qui s'est offerte, je n'ai pas déserté l'armée allemande, mais je suis rentré dans mon pays, d'oû j'avais été tiré contrairement aux lois. A mon point de vue, porter les armes dans les rangs de l'armée allemande est un acte de félonie et de haute trahison; je n'ai fait qu'obéir à la voix de ma conscience. Vous pouvez maintenant décider de mon sort: mon plaidoyer est fini."
Les officiers se consultèrent. L'un d'eux dit:—"On ne saurait lui donner plus de quinze ans." On le renvoie à son cachot. Werner attend avec anxiété le jugement que l'on va porter contre lui. Il attend en vain, mais quelques semaines après, on vient le chercher dans sa cellule, et il est amené à la Stadvogtei. C'est là que nous avons fait sa connaissance, et c'est lui-même qui nous a relaté ces divers incidents qui nous ont paru souverainement intéressants.
Il resta à la prison pendant cinq ou six mois, après quoi on le sollicita de nouveau de rentrer dans les cadres de l'armée allemande. Il refusa catégoriquement et enfin, on lui fit tenir un document officiel émanant des plus hauts tribunaux militaires de l'Empire, l'exonérant de l'accusation de désertion qui avait été portée contre lui.
Werner fut alors transféré au camp de Holzminden, et quelques mois plus tard, un prisonnier venu de ce camp, et que j'interrogeais au sujet de Werner, me dit:—"Il y a longtemps déjà qu'il a déserté. Il a même réussi à passer en Hollande, et nous avons appris par correspondance qu'il était dans l'armée belge, combattant ceux qui ont voulu l'enrégimenter de force."
Chapitre XXII
ÉVASIONS
Dans la vie de prison, la question de s'évader est constamment à l'ordre du jour: tous les prisonniers caressent l'espoir de reconquérir leur liberté par force ou par ruse; mais, même parmi les plus audacieux et les plus habiles, il en est peu qui réussissent. Au cours des trois années que j'ai passées à la Stadvogtei, plusieurs évasions sensationnelles ont eu lieu. Il serait trop long d'en entreprendre ici le récit détaillé. Je ne ferai mention que des cas les plus exceptionnels, comme ceux de MM. Wallace Ellison et Eric Keith qui s'échappèrent deux fois du camp de Ruhleben, et une autre fois de la prison même où j'étais.
Au début de la guerre, ces deux Anglais habitaient l'Allemagne. L'un, M. Ellison, était employé de la United Shoe Machinery Company à Francfort. Quant à M. Keith, dont j'ignore quelle fut l'occupation ante bellum, il était, si je me rappelle bien, né en Allemagne de parents anglais.
La première évasion de ces deux prisonniers eut lieu du camp de Ruhleben à peu près vers le même temps mais pas exactement au même moment, chacun agissant de sa propre initiative. Mais tous deux eurent la malchance de tomber entre les mains des gardes prussiennes au moment où ils allaient atteindre la frontière hollandaise. Ramenés à la prison, à Berlin, ils écopèrent une sentence de plusieurs mois de cellule. M. Ellison, en particulier, fut quatre mois et demi au secret, et ne pouvant recevoir d'autre nourriture que celle qui était distribuée chaque jour, laquelle consistait en un morceau de pain avec les deux soupes traditionnelles.
Malgré les démarches nombreuses qu'ils firent auprès des autorités allemandes pour être de nouveau transférés à Ruhleben; ils durent demeurer à la Stadvogtei parce qu'ils refusaient de déclarer qu'ils ne feraient plus aucune tentative d'évasion, une fois retournés a Ruhleben. Pendant les années 1915 et 1916, ils firent des plaintes nombreuses et adressèrent force requêtes tant à la Kommandantur qu'à l'ambassade américaine à Berlin. Tout fut inutile.
Au mois de décembre 1916, une évasion longuement et minutieusement préparée fut mise à exécution de la manière la plus habile. On était parvenu à à se procurer les services d'un serrurier expert, lui-même prisonnier, qui fabriqua une clef ouvrant la porte qui donnait accès à la rue Dirksen.
Tout avait été prévu: ou avait même trouvé moyen d'expédier des vivres au dehors, et de les faire déposer à certains endroits connus seulement des prisonniers qui devaient s'évader. Au moment choisi pour opérer la sortie, onze prisonniers, tous de nationalité anglaise, se promenaient dans la cour par groupes de deux ou trois, comme il était permis de le faire chaque jour, entre cinq et six heures de l'après-midi. Le portier, dont la cellule est voisine de la porte extérieure, était à ce moment occupé à causer avec un sous-officier. La conversation avait pris visiblement un caractère assez intéressant, et les deux Allemands semblaient y être absolument absorbés.
Ce fut à la faveur de cette distraction du portier que la clef libératrice fut introduite dans la serrure par l'un des onze. Un instant suffit pour ouvrir la porte, et les fugitifs disparurent dans les rues de Berlin. MM. Ellison et Keith étaient parmi les fuyards.
Ce fut une grande sensation dans la prison lorsque l'on découvrit, quinze minutes plus tard, que la porte avait été ouverte. Tous les prisonniers furent immédiatement renfermés dans leurs cellules respectives, car c'était là le seul moyen de savoir exactement combien d'internés manquaient à l'appel.
L'officier, qui se retirait généralement vers quatre heures de l'après-midi, avait été prévenu par téléphone, et s'amenait en grande hâte, et tout excité. Son premier geste fut de mettre le portier au cachot: on venait de découvrir qu'il manquait onze Anglais. Le service de la sûreté fut prévenu, et des dépêches furent lancées sur toutes les gares et toutes les frontières d'Allemagne. Le corps entier des policiers et les sentinelles des frontières étaient sur les dents.
A notre grand regret, de ces onze prisonniers évadés, dix furent repris: seul, M. Gibson réussit à se tenir au large. Quant à MM. Ellison et Keith, ils ne tombèrent entre les mains des Allemands qu'une dizaine de jours plus tard, après des marches de nuit épuisantes. La température était alors très froide, et on imagine les souffrances que durent endurer ces prisonniers en route vers les frontières des pays neutres.
Les dix prisonniers capturés furent, les uns après les autres, ramenés à la prison. Les règlements devinrent beaucoup plus sévères, et il ne pouvait être question, pour eux, de retourner à Ruhleben. Toutefois, vers le mois d'août 1917, une convention avait été conclue entre l'Angleterre et l'Allemagne au sujet du traitement à infliger aux prisonniers divers qui avaient essayé de s'évader. Une des clauses de cet arrangement stipulait que tous les prisonniers coupables de tentative d'évasion, et détenus dans les prisons, seraient immédiatement renvoyés dans leurs camps respectifs. Nous avions à peine lu, dans les journaux allemands que nous recevions, soir et matin, les diverses clauses de cet arrangement, que déjà la plupart des prisonniers entrevirent des possibilités nouvelles de conquérir leur liberté. MM. Ellison et Keith me prévinrent que ce ne serait pas long, à Ruhleben, avant qu'ils n'entreprissent le voyage de Hollande.
En effet, dès le mois de septembre, ils s'échappèrent le même jour du camp de Ruhleben, mais séparément, puis se retrouvèrent dans les rues de Berlin, et cette fois,—troisième évasion,—parvinrent à passer en Hollande.
Une carte postale qui me fut adressée par M. Ellison, de Hollande même, me mit au courant, sans beaucoup de détails naturellement, du succès de son entreprise. Ce fut une réjouissance générale chez tous les prisonniers qui avaient été, pendant de si longs mois, leurs compagnons de captivité.
C'est à Londres, au mois de juillet dernier (1918), que j'eus l'extrême bonheur de rencontrer MM. Ellison et Keith, et c'est là également, au cours d'une soirée inoubliable passée ensemble, qu'ils me racontèrent par le menu les péripéties de cette troisième évasion, leur course de Berlin à Brème, de Brème jusqu'à la rivière Ems, puis dans les marécages qui avoisinent la frontière germano-hollandaise, à quelques milles de là, et enfin leur visite, à trois heures du matin, chez un paysan hollandais où ils apprirent qu'ils étaient réellement et définitivement sortis d'Allemagne.
Rien de plus amusant que d'entendre raconter par ces deux ex-prisonniers les scènes de réjouissance qui eurent lieu dans la maison du paysan hollandais. La brave Hollandaise, femme d'une soixantaine d'années, s'était levée, à cette heure extra matinale, pour souhaiter la bienvenue aux deux héros de la poudre d'escampette. On alluma le poêle, on prépara un plantureux réveillon à la fin duquel les deux Anglais dansèrent, avec le vieux et la vieille, le cotillon de la délivrance.
M. Ellison fait maintenant partie de l'armée anglaise et M. Keith est dans l'armée américaine.
M. Keith m'adressait tout récemment de France une lettre dans laquelle il me disait que de la façon dont allaient les choses (à cette époque), il comptait pouvoir, avant peu, pénétrer avec une compagnie américaine dans la rue Dirksen et ouvrir les portes de cette fameuse prison où lui, tout comme moi, avait été détenu des années.
Une autre évasion sensationnelle fut celle d'un Français nommé B... Ce Français, soldat à l'armée, avait été, avec le peloton dont il faisait partie, cerné dès le début de la guerre dans un petit bois près de la frontière française, en Belgique. Pour ne pas tomber entre les mains des Allemands, lui et quelques-uns de ses amis s'étaient réfugiés chez des paysans belges, avaient dépouillé l'uniforme et revêtu un habit de civil.
M. B... avait tenté de passer en Hollande, par le nord. Il fut pris et amené au camp de concentration des Français en Allemagne. Après quelques mois, il parvenait à s'évader de ce camp, avec l'uniforme d'un soldat allemand; il avait même à sa boutonnière le ruban de la Croix de fer. Il fut pincé de nouveau, et jeté dans une cellule à la prison de Berlin. Il y fut tenu au secret pendant des mois, puis il obtint la permission de circuler, comme nous, dans les divers corridors. Il forma le projet colossal de s'évader par le toit, car il occupait une chambre au cinquième.
Les fenêtres des cellules du cinquième sont situées immédiatement sous le toit qui surplombe légèrement, mais n'offre aucune prise à la main. Le plan de notre Français était de scier une des barres de fer de la fenêtre, de sortir par l'étroite ouverture ainsi pratiquée, et de grimper sur le toit. Cette opération, dont je devais être témoin, fut parfaitement exécutée. C'était, il faut l'admettre, un tour de force mirobolant et une véritable réussite d'acrobatie.
Dès le matin, j'avais été prévenu par le prisonnier lui-même qu'il allait tenter son évasion vers onze heures du soir. A l'heure dite, je me tenais debout, sur ma chaise, ayant la tête au niveau de ma fenêtre. Ma cellule se trouvant au même étage que la sienne, je pouvais facilement observer tous les mouvements qu'il faisait au cours de son évasion.
La barre de fer préalablement sciée, fut d'abord écartée de son point d'appui par le bas, ce qui donna l'espace nécessaire pour permettre au prisonnier de sortir. Au moyen d'une serviette solidement attachée aux autres barreaux, il se préservait de toute chute éventuelle qui eut été fatale, puisque sa fenêtre était à soixante pieds au-dessus de la cour inférieure, entièrement pavée.
Il s'était fait un point d'appui au moyen d'une petite planchette qu'il avait glissée, au sommet de la fenêtre, entre les briques et la barre de fer horizontale, à laquelle sont fixées les barres verticales. Cette planchette faisait saillie d'environ un pied en avant du toit. La manoeuvre entière était d'un chic incroyable, et ce ne fut pas long avant que, appuyé d'une main sur la planchette, il pût, de l'autre, atteindre et saisir une gouttière qui se trouvait sur le toit à une faible distance du bord. En un instant, et par un magnifique élan, il allait rouler dans l'obscurité supérieure.
Mais celui qui est sur le toit n'est pas sorti du bois, surtout lorsqu'il s'agit d'un édifice dont les murs ont soixante-quinze pieds de hauteur. Notre Français s'était muni d'une corde d'une soixantaine de pieds de longueur faite de draps de lit et d'autres ficelles tirées de droite et de gauche. Il attacha solidement l'une des extrémités de cette corde au paratonnerre, et se laissa glisser tout du long du mur, puis tomber le plus doucement possible quand il fut au bout.
On ne l'a jamais revu: on n'en n'a jamais entendu parler. S'il eut été repris quelque part, on n'aurait pas manqué de le ramener à la prison. Nous avons tous été d'accord, y compris l'officier commandant, que cette évasion demeure une des plus renversantes qui soient.
Chapitre XXIII
ESPOIR DÉÇU
C'était au mois de mai 1916: j'étais depuis un an prisonnier à la Stadvogtei. Malgré toutes les démarches que j'avais faites moi-même par l'entremise de l'ambassade américaine, à Berlin, et malgré celles qui avaient été entreprises par le gouvernement anglais et le gouvernement canadien, démarches restées sans résultats,—mes nombreuses suppliques étaient demeurées sans réponses,—je m'étais fait à l'idée que je serais interné jusqu'à la fin de la guerre.
Un soir, après sept heures, alors que les portes de toutes les cellules avaient été refermées sur nous, un sous-officier, employé au bureau de la prison, se présente chez moi disant qu'il est porteur d'une bonne nouvelle:
—Quelle nouvelle?...
—Vous serez libéré!...
—Quand?...
—Après-demain, samedi. Cette nouvelle a été téléphonée, H y a un instant, de la Kommandantur, et j'ai reçu instruction de vous en faire part.
Je n'ai pu m'empêcher de saisir la main de ce sous-officier pour le remercier de la bonne nouvelle qu'il m'apportait. Ma porte n'était pas encore refermée que j'étais monté sur une chaise, appelant de ma fenêtre ceux de mes compagnons de captivité avec lesquels j'étais quotidiennement en relations. Je leur annonçai la bonne nouvelle: je reçois de nombreuses félicitations, et tous semblent heureux de ce qui m'arrive. Le lendemain est grand jour de fête; tous les Anglais partagent ma joie; l'on décide de faire une réunion plénière à ma cellule, et même d'y organiser un déjeuner. C'était en 1916. A cette époque, toutes les victuailles étaient rationnées à Berlin, et nous étions soumis au régime de la prison, c'est-à-dire qu'il nous était absolument défendu de faire venir quoi que ce soit du dehors. Préparer un déjeuner convenable, dans de telles circonstances, n'était pas un problème de mince envergure.
Des invitations, cependant, avaient été lancées: tous les Anglais avaient été priés d'assister à un déjeuner qui aurait lieu le soir au salon(!) No 669, dans l'Hôtel International de la Stadvogtei, pour rencontrer M. Béland à l'occasion de son prochain départ pour l'Angleterre. Ces cartes d'invitation portaient en post-scriptum:—On est prié d'apporter son assiette, son couteau, sa fourchette, sa tasse à thé, son verre et son pain; quant au sel, on le trouvera sur les lieux.
Ma table avait été placée au centre de la cellule, et on l'avait recouverte de petites serviettes en papier. On était parvenu à se procurer un peu de viande en conserve, entreprise qui, à cette époque, tenait du miracle. Va sans dire que le déjeuner fut très gai: il y eut des santés de proposées, des discours très à la hauteur des circonstances, prononcés en réponse aux dites santés, des chansons patriotiques, etc., etc.
L'après-midi de ce jour inoubliable j'avais obtenu la permission de sortir en ville pour aller magasiner. Pour la première fois, après douze mois d'incarcération, il m'était donné de mettre le pied dans la rue. C'était vers la fin du mois de mai; la végétation était luxuriante et les feuillages verdoyants; les plates-bandes regorgeaient de fleurs odoriférantes dans le square voisin de la prison. Jamais la nature ne m'avait paru si merveilleusement belle! J'étais tenté de sourire même aux Allemands,—et aux Allemandes,—qui se pressaient de tous côtés, dans la rue.
Ma promenade avait duré une couple d'heures. En rentrant à la prison, j'appris que mon départ, fixé au lendemain, avait été retardé parce que, disait-on, un certain document n'avait pas encore reçu la signature d'un personnage quelconque faisant partie du haut commandement. Ce ne pouvait être qu'une affaire de formalité, vu que tout était décidé. Force me fut donc d'attendre à la semaine suivante, au mercredi, jour que l'on avait définitivement fixé. Le mardi, j'étais absolument prêt, et mes malles étaient bouclés, quand on vint de nouveau me prévenir que le fameux document n'était pas là, que je devrais attendre encore quelques jours. Naturellement, je fus très ennuyé de ce nouveau retard, et je m'exerçais de mon mieux à la patience depuis deux semaines qui me parurent longues comme deux siècles, quand, enfin, un officier de la Kommandantur, le major Schachian, me fit appeler au bureau. Il venait m'expliquer que la Kommandantur de Berlin avait décidé de me remettre en liberté, et de me permettre de retourner en Belgique auprès de ma famille, et en particulier auprès de ma femme qui, à cette époque, était déjà souffrante depuis six mois, mais... une autorité supérieure avait désavoué cette décision.
On conçoit ma profonde désillusion. Je m'appliquai à faire remarquer à cet officier que j'étais détenu, bien que médecin, et cela en contravention avec toutes les lois internationales; qu'en plus, j'avais à maintes reprises reçu l'assurance, de la part des autorités allemandes à Anvers, que je ne serais jamais molesté; que j'avais pratiqué ma profession, non seulement à l'hôpital, avant la prise d'Anvers, mais encore depuis cette date chez la population civile de Capellen. L'officier n'en disconvenait pas, mais il ajoutait:—"Vous ayez pratiqué la médecine par charité, vous n'avez pas pratiqué régulièrement!" Est-il concevable qu'un homme de sa position puisse faire une remarque aussi saugrenue!... Je n'en revenais pas. Je lui fis l'observation suivante:
—J'ai toujours compris que la liberté des médecins, en temps de guerre, avait été assurée par les ententes et les conventions internationales, parce que le rôle des médecins est de soulager les misères physiques de l'humanité en temps de guerre, et non parce qu'il devait leur être permis de se faire des honoraires.
Voyant qu'il avait mis les pieds dans les plats, comme on dit vulgairement, mon officier tenta d'opérer une retraite en aussi bon ordre que possible. Il était visiblement fort embarrassé: il me quitta sans m'en dire plus long, et je remontai à ma cellule, l'âme toute remplie de l'amère désillusion. Et une autre année toute entière s'écoula avant qu'une amélioration quelque peu substantielle ne se produisit dans mon état de captivité.
Chapitre XXIV
UN COLLOQUE
J'étais donc depuis deux ans dans cette prison de la rue Dirksen, ne pouvant apercevoir, au dehors, qu'une très petite portion du firmament, et le mur d'en face percé d'une cinquantaine de fenêtres armées de solides barres de fer. Comme il a été dit au chapitre précédent, vers la fin de ma première année de captivité, j'avais eu, un jour, la permission de sortir de la prison, de marcher dans les rues pendant une couple d'heures, et de respirer le libre atmosphère de la cité. Ma santé laissait beaucoup à désirer: je ne pouvais ni manger ni dormir; au moral, j'étais sérieusement déprimé, surtout depuis que j'avais perdu tout espoir de recouvrer ma liberté avant la fin des hostilités. Un jour, le médecin de la prison, M. Bêcher, un très brave homme, vint me rendre visite à ma cellule. Nous avions eu, à maintes reprises, l'occasion de converser ensemble sur des sujets médicaux. Il savait, naturellement, que j'étais appelé auprès des malades pendant les vingt-trois heures où, chaque jour, il était absent de la prison. Il avait même mis à ma disposition sa petite pharmacie. Enfin, au point de vue médical, on peut dire qu'entre lui et moi les relations diplomatiques n'étaient pas rompues.
Il venait donc, cette fois, me rendre visite dans le but de s'enquérir de mon état de santé. Il avait sans doute remarqué que mon apparence générale n'était pas des plus brillantes.
—Comment vous portez-vous?... me dit-il en entrant dans ma cellule.
—Mal!... répondis-je.
—Vraiment, j'en suis fâché! Je remarque, en effet, que vous n'avez pas votre apparence ordinaire de bonne santé.
—Non, je ne dors ni ne mange. Je suis très énervé et je me sens faible et déprimé.
A travers ses lunettes, le vieux praticien teuton me regardait attentivement; il me semblait que je percevais dans son regard une profonde sympathie.
—Mais, dit-il, vous êtes médecin, vous devez peut-être savoir de quoi vous souffrez en particulier?
—Je ne vois pas d'autre chose qu'une privation continuelle, depuis deux ans, d'air pur et d'exercice.
—Mais... vous ne sortez donc pas quand vous le désirez?
—Comment! Voulez-vous dire que je sors de la prison à mon gré?...
—Oui.
—Eh! bien, je ne puis concevoir que vous remplissiez depuis des années les fonctions de médecin de cette prison sans avoir jamais appris que pas un seul prisonnier n'a la permission de sortir dans la rue. Je suis ici depuis deux ans, et la seule occasion que j'aie eue de sortir se présentait il y a un an, alors que j'eus ma permission spéciale d'aller dans les magasins acheter quelques effets. A l'exception de cette unique sortie qui dura deux heures, j'ai été constamment confiné dans ces murs. Vous savez que l'atmosphère de ces corridors est plus viciée qu'on ne saurait le dire, puisque chaque matin des centaines de prisonniers les traversent d'un bout à l'autre, en faisant le nettoyage complet de leurs cellules, et cela après treize heures de réclusion. Et cette cour, où il nous est permis d'aller pendant quelques heures de l'après-midi, vous la connaissez aussi bien que moi: quand on a fait, soixante-dix pas, on a côtoyé les trois côtés du triangle; elle est entourée d'un mur de 75 pieds de hauteur; trente-cinq cabinets d'aisance ouvrent sur elle leurs fenêtres pour opérer la ventilation; il en est de même aussi des cuisines, et en somme, l'air qu'on y respire n'est pas même aussi pur que celui de nos cellules.
Le vieux médecin écoutait tout cela et paraissait fort étonné.
—Eh! bien, dit-il, je suis surpris. Faites une demande aux autorités, réclamez la permission de sortir, et j'appuierai votre requête.
Je crus alors que l'occasion était propice pour moi de dire à ce vieux médecin ce qu'il fallait penser de l'arbitraire des mesures employées contre moi:
—Je vous prie de m'excuser, Monsieur le docteur, mais vous allez me trouver sourd à votre suggestion: il m'est impossible de demander une faveur au gouvernement allemand.
—Pourquoi?...
—Parce que toutes les requêtes justes et raisonnables que j'ai faites ont été refusées,—quand on s'est donné la peine d'y répondre,—et Dieu sait combien de requêtes et de pétitions j'ai adressées à vos autorités depuis deux ans!
—Qu'est-ce que vous avez demandé, en particulier?
—D'abord, j'ai protesté contre mon internement, prétendant qu'il était contraire aux lois de me retenir captif, vu que j'étais médecin. On répondit à cela qu'on n'avait aucune preuve documentaire établissant que j'étais médecin. C'était au début de ma captivité: par l'entremise de l'ambassade américaine, je me suis procuré les certificats, diplômes, etc., tant du Collège des Médecins et Chirurgiens canadien, que de l'université dont je suis gradué, établissant que j'étais bien médecin diplômé, et médecin pratiquant régulièrement ma profession. Ces documents, comme j'en ai été informé au mois d'octobre 1914, ont été remis aux autorités compétentes, ici, à Berlin. J'ai alors réclamé ma liberté; j'ai répété et répété mes requêtes sans autre résultat que de voir, après deux ou trois mois de démarches, un officier de la Kommandantur s'amener à ma cellule où il se contentait de recevoir une déposition établissant pourquoi j'étais venu en Belgique et ce que j'y avais fait, etc., toutes choses que les autorités allemandes connaissaient depuis longtemps. On me faisait signer une procès-verbal insignifiant, et on me quittait presque en se moquant de moi.
Ma femme était malade depuis un certain temps déjà. Pendant des mois et des mois, cette maladie faisait des progrès constants; les nouvelles que je recevais chaque semaine de mes enfants et du médecin m'indiquaient suffisamment que la maladie était fatale. J'ai supplié qu'on me permît de la visiter: on n'a pas daigné répondre à ma demande. Dans les deux dernières semaines de sa maladie, je fus prévenu, par dépêche, que je devais me hâter de me rendre auprès d'elle si je voulais la voir vivante: j'ai assiégé la Kommandantur de demandes quotidiennes pendant tout ce temps, mais toujours sans recevoir de réponse. J'ai offert aux autorités de défrayer les dépenses de deux militaires qui m'accompagneraient de Berlin à Anvers, d'où je m'engageais à revenir dès le lendemain. Cette demande fut encore refusée. On retint ma correspondance; et pendant une douzaine de jours, je fus sans nouvelles de ma famille, en Belgique; après ces douze jours d'angoisses indicibles, un officier venait m'apprendre que ma femme était morte, et lorsque je le pressais d'aller immédiatement auprès de la Kommandantur, afin d'obtenir la permission de m'accompagner jusqu'à Anvers et Capellen, pour assister aux funérailles, il eut pour toute réponse:—Madame est déjà inhumée depuis deux jours!... Vous concevez, M. le docteur, qu'après avoir subi un traitement aussi inhumain que celui-là, il m'est impossible, si je veux garder un certain respect pour ma dignité, de faire aucune nouvelle démarche tendant à obtenir une faveur du gouvernement allemand: on m'a refusé ce qui était juste, je n'ai plus rien à demander!
Le vieux médecin était triste et embarrassé; c'était comme si je lui avais ouvert les yeux sur un côté de cette mentalité allemande qui paraissait lui échapper entièrement. Il hésita quelques secondes, puis me promit tout de même de faire des démarches dans le but de procurer quelque adoucissement au régime dont je souffrais.
Deux jours après, des instructions arrivaient à la prison. On craignait, naturellement, des représailles du côté de l'Angleterre, où l'on savait que ma santé était sérieusement menacée par suite de mon internement. Ces instructions stipulaient que je pourrais sortir, accompagné d'un sous-officier, deux fois par semaine, durant l'après-midi, que ma promenade se ferait au parc, qu'il ne me serait pas permis de parler à qui que ce soit, ni d'entrer où que ce soit, de plus, que le sous-officier et moi nous devrions nous rendre au parc par chemin de fer et en revenir de même.
Je me suis naturellement prévalu de cette permission qui m'était donnée d'aller respirer l'air pur, deux fois par semaine, pendant quelques heures, et cela, je crois, n'a pas peu contribué à me remonter tant au physique qu'au moral.
Chapitre XXV
INCIDENTS ET REMARQUES
Quelques semaines après mon entrée en prison, j'étais invité à me rendre au bureau, qui se trouvait au rez-de-chaussée, et là je me trouvai face à face avec un personnage qui m'était entièrement inconnu.
--Je suis, me dit le visiteur, M. Wassermann, directeur de la Banque allemande. Êtes-vous M. Béland?
—Oui, Monsieur.
—Veuillez donc vous asseoir. J'ai reçu, avant-hier, continua-t-il, une lettre d'un de mes amis, un compatriote qui demeure à Toronto. Dans cette lettre, mon ami me dit qu'il vient justement d'apprendre, par les journaux canadiens, que vous étiez interné à Berlin, et il me demande de m'intéresser à vous. Mon correspondant ajoute qu'il n'a pas été ennuyé par le gouvernement canadien. Que puis-je faire pour vous?
—Vous pouvez sans doute me faire remettre en liberté, ce serait un joli commencement.
—Cela, je le voudrais bien, et je ferai tout en mon pouvoir pour vous être utile, mais je ne sais vraiment pas si je réussirai. Puis-je faire quelque chose, en outre de cela?
—Rien que je sache.
—Avez-vous une bonne cellule?...
—J'habite une cellule avec trois autres détenus.
—Vous serait-il agréable d'en avoir une à vous seul?
—Oui, assurément, car je pourrais y travailler beaucoup plus à mon aise.
Après ce court entretien, M. Wassermann prenait congé de moi, et quelques jours plus tard on m'offrait une cellule située au cinquième, c'est-à-dire à l'étage le plus élevé. Là, il y avait une circulation d'air plus considérable, et une plus grande proportion du firmament était accessible à nos regards. C'est cette cellule que j'ai habitée pendant trois ans, le No 669.
La prison était chauffée au moyen d'un système de radiateurs à l'eau, mais durant l'avant-midi seulement. Tout chauffage était abandonné vers les 2 heures après-midi et, généralement, dans la soirée il faisait très froid. Il m'est arrivé assez souvent d'être obligé de me mettre au lit dès 7 heures, au moment où les portes étaient fermées. En utilisant toutes les couvertures disponibles, je parvenais à économiser assez de calories pour ne pas souffrir du froid.
Il nous était permis d'écrire deux lettres et quatre cartes postales par mois. C'est le règlement, qui, en Allemagne, s'applique à tous les prisonniers sans distinction.
Toute lettre adressée à l'étranger était détenue pendant dix jours, mesure militaire. Toute notre correspondance, celle qui partait comme celle qui arrivait, était minutieusement censurée. Durant toute ma captivité, je n'ai jamais reçu un seul journal canadien, bien que plusieurs copies m'aient été adressées.
Des cours de langues,—vivantes,—étaient donnés par des prisonniers chaque jour à la prison. Là, chacun pouvait, suivant son goût, apprendre le français, l'anglais ou l'allemand.
Nous n'avions que très rarement un service religieux, soit protestant, soit catholique. Durant mes trois années de captivité, je ne me rappelle pas avoir été invité à me rendre à la chapelle, située dans une autre division que celle où j'avais ma cellule, plus de deux ou trois fois.
Je surprendrai peut-être un peu mes lecteurs en disant que tous les journaux publiés en Allemagne étaient admis dans la prison sur un même pied d'égalité: qu'ils fussent pangermanistes, libéraux, ou même socialistes de tendance. Mais il nous était défendu de lire ou de recevoir des journaux français ou anglais, bien qu'il nous fût connu, de science certaine, que les grands quotidiens de Paris et de Londres étaient mis en vente tous les jours dans les dépôts de journaux de Berlin.
Cela ne veut pas dire, cependant, que j'aie passé trois années sans lire un seul journal anglais ou français. Il arrivait quelquefois des prisonniers nouveaux qui faisaient leur entrée chez nous avec des journaux de Londres ou de Paris dans leurs poches. Nous avions en outre d'autres petits moyens de nous procurer des journaux des pays alliés.
La fête de Noël est célébrée avec beaucoup d'éclat à Berlin. La veille de Noël, il y avait, à la prison, une petite fête durant la soirée. A cette occasion, on faisait un arbre de Noël,—l'arbre de Noël semble bien être une trouvaille made in Germany dont la mode s'est répandue un peu partout, dans le monde anglo-saxon du moins,—et deux ou trois officiers de la Kommandantur, accompagnés de quelques dames, se rendaient à la prison pour faire une distribution de vivres aux plus nécessiteux.
En 1915, on avait fait une assez bonne distribution de provisions; je veux dire qu'il y en avait assez pour nous permettre de faire un repas. En 1916, on ne pouvait distribuer de vivres, mais on fit cadeau, à chaque prisonnier, soit d'un sous-vêtement, soit d'une paire de chaussettes. En 1917, il y eut bien un arbre de Noël, mais très sec, car on ne distribua rien. La situation économique, à l'intérieur de l'Allemagne, et à Berlin en particulier, était telle qu'il était impossible de faire une distribution quelconque.
Au cours d'une promenade que je faisais au Tiergarten, durant l'année dernière (1917), il me fut donné de voir passer, dans une rue qui longe ce parc, l'idole du peuple allemand à cette époque, le grand général Hindenburg. Il était en automobile, avec un autre officier, et comme j'étais, avec le sous-officier m'accompagnant, sur le bord même de la chaussée, du côté du parc, la figure du célèbre général m'est apparue en pleine lumière. Ce jour-là, en rentrant à la prison mon sous-officier annonça, à coup de trompe, qu'il avait vu, de ses yeux vu: Hindenburg! Les autres sous-officiers le regardaient en ayant l'air de dire:—"Vous vous vantez!" Je dus intervenir pour confirmer son assertion, et je suis sûr qu'à ce moment, moi, simple prisonnier et sujet anglais, je fus considéré comme un des hommes les plus chanceux qui soient, tant ce chef du grand État-Major était entouré de respect, d'admiration et de vénération. Bismarck lui-même, de son vivant, n'a jamais vu son front nimbé d'une pareille auréole.
Le peuple allemand n'est pas démonstratif: il est plutôt taciturne et songeur. Un jour, comme nous étions sur le quai de la gare, attendant le train pour nous rendre au parc, les journaux du midi venaient d'être mis en vente, et tous ces gens les lisaient posément, religieusement, mais sans faire le moindre mouvement indiquant l'impression ressentie au cours de cette lecture. C'était à l'époque de la grande offensive austro-allemande contre l'Italie, en novembre 1917, si j'ai bonne mémoire. Une nouvelle sensationnelle venait d'être publiée: des titres flamboyants annonçaient une grande avance allemande et la prise d'une quarantaine de mille prisonniers. Après avoir pris connaissance de cette dépêche, je me mis à observer les gens qui lisaient dans mon voisinage. Je continuai mon observation au cours du trajet, dans le compartiment que nous occupions, et je n'ai jamais remarqué le moindre sourire de satisfaction se dessiner sur la figure de ces Allemands. Personne ne semblait devoir en causer avec ses compagnons de route. Cela semblait la chose la plus naturelle, ou la plus insignifiante du monde.
Le peuple allemand commençait-il à réaliser que toutes ces victoires remportées par leurs armées depuis trois années ne laissaient entrevoir aucune solution heureuse, ou bien le sentiment de l'enthousiasme s'était-il émoussé chez lui après trois années de luttes, de privations et de sacrifices?... Ou bien encore, entre la bureaucratie gouvernementale, intensément militarisée, et la masse du peuple n'y avait-il plus aucune entente, ni aucun lien de sympathie? Je laisse au lecteur la solution de ce problème.
Je ne me rappelle plus maintenant le nom de cet Américain qui, le premier de sa nationalité, fut interné à la Stadvogtei. C'était un homme maladif. Il nous arriva vers le temps où l'ambassadeur M. Gérard était absent. Cela se passait, je crois, au mois d'octobre ou de novembre 1916. Cet Américain prétendait qu'il n'eût jamais été interné si M. Gérard n'avait pas quitté Berlin. Il nous a souvent exprimé des craintes au sujet de la sécurité de M. Gérard. Il était sous l'impression que l'Allemagne désirait sa perte, et qu'en retournant en Amérique, M. Gérard courait grand risque d'aller au fond de la mer. Il prétendait qu'on le détestait souverainement à Berlin, et qu'on le considérait comme un ennemi des intérêts allemands.
Il ne me semble pas hors de propos de mentionner ici qu'une petite polémique eut lieu, dans les journaux allemands, au sujet de Madame Gérard. Certaines feuilles l'avaient accusée d'avoir ignoré les bienséances jusqu'au point d'attacher la croix de fer au cou de son chien et de s'être promenée, avec son chien ainsi affublé, dans les rues de Berlin. L'affaire fit tellement de bruit, qu'un journal semi-officiel, la Gazette de l'Allemagne du Nord, publia un éditorial à ce sujet. On y disait que les remarques qui avaient circulé à propos de Madame Gérard étaient fausses de toute façon sous tous rapports, et que M. et Mme Gérard, en toutes occasions, avaient été d'une correction irréprochable...
Il se passait rarement un jour sans que l'un des sous-officier de service, à la prison, ne vint près des Anglais internés pour leur faire la question suivante:
—Quand aurons-nous la paix?... A cette question, nous répondions invariablement que nous ne le savions pas. C'était là un moyen, pour le sous-officier, d'entrer en matière puis de prolonger une conversation au cours de laquelle il trouvait le tour de dire que l'Allemagne voulait la paix, mais que l'obstacle était l'Angleterre.
Plusieurs d'entre nous, et en particulier un Belge du nom de Dumont,—qui n'avait pas la langue dans sa poche,—rétorquaient alors:—Mais pourquoi avez-vous donc commencé?... Un jour, le sous-officier protestait, disant que l'Allemagne n'avait ni voulu ni commencé la guerre. Alors Dumont, anti-boche enragé, et violent dans la manière de s'exprimer, se mit à crier:—Vous avez raison, vous avez mille fois raison, ce n'est pas l'Allemagne qui a commencé, c'est la Belgique!!! Éclat de rire général! Le sous-officier, confus et confondu, tourne les talons et quitte la cellule.
Chapitre XXVI
QUESTION D'ÉCHANGE
Le 19 avril 1918 restera pour moi une date mémorable. Je venais d'être prié de me rendre à la Kommandantur: un sous-officier, qui avait reçu l'ordre de m'y accompagner, m'attendait au rez-de-chaussée. De quoi pouvait-il s'agir?... On avait eu maintes fois l'exemple de prisonniers appelés à la Kommandantur, qui n'étaient jamais revenus chez nous mais avaient été transférés dans une autre prison. Je pouvais être un peu inquiet, mais il n'y avait pas à hésiter, surtout quand il s'agissait d'un ordre donné par l'autorité militaire.
En sortant de la prison, j'entamai avec le sous-officier une conversation un peu vague.
—Mais, me dit-il, savez-vous pourquoi vous êtes appelé à la Kommandantur?...
—Oui, lui répondis-je.
—Qu'est-ce? dit-il.
—Je vais être libéré!...
—Eh! bien, c'est cela, mais je vous prie de n'en pas desserrer les dents, car je serais fortement réprimandé, et même puni pour vous avoir communiqué cette nouvelle moi-même.
C'était la première fois que je me rendais à la Kommandantur. Je fus introduit dans une certaine pièce, où je me trouvai en présence d'un officier, le capitaine Wolff, le même qui venait à la prison, de temps à autre, recevoir les dépositions des prisonniers. En tout ce qui regardait l'administration de la prison, c'est-lui qui semblait faire le chaud et le froid. Cet homme a laissé un souvenir peu enviable chez tous les Anglais qui ont été mes compagnons de captivité. Quant à moi, je lui pardonnerai difficilement d'avoir ignoré et laissé sans réponse des douzaines et des douzaines de suppliques que je lui ai adressées pendant trois années.
Il était là, me regardant et ne disant mot.
—Bonjour, Monsieur, lui dis-je.
—Bonjour!... Je vous ai fait venir pour vous apprendre que vous serez bientôt libéré.
—Quand?...
—La semaine prochaine.
—Quel jour?...
—Jeudi.
—Au moins, est-ce que c'est bien certain?...
—Comment?...
—Je vous demande si, cette fois, ma libération est bien certaine?
—Pourquoi me demandez-vous cela?... Puisque je vous le dis. Puisque c'est décidé!...
—Eh! bien, je me rappelle qu'il y a deux ans vous m'avez communiqué, à la prison, une nouvelle semblable à celle-ci, et cependant je suis demeuré pendant deux ans encore votre pensionnaire.
Il promena vaguement son regard du côté du plafond, sembla chercher dans son passé s'il n'avait pas quelque chose à se reprocher, puis, avec un léger sourire, il admit que c'était vrai, mais qu'en vérité, cette fois-ci, il était question d'un échange entre moi et un prisonnier allemand, en Angleterre.
Les conditions avaient été arrêtées, et l'échange devait se faire incessamment. Je n'avais rien à ajouter si ce n'est de lui témoigner la satisfaction que j'éprouvais de sortir enfin de l'Allemagne. A une question que je lui posai il me répondit que ma qualité de député au parlement et de conseiller privé était cause de ma longue détention.
Il ajouta que tous les documents, papiers, catalogues, livres, correspondances, etc., etc., imprimés ou manuscrits, qui pourraient m'être utiles et que je désirais apporter avec moi devraient être soumis à la censure à Berlin.
De retour à la prison, je me mis donc à faire un triage de mes paperasses, livres et lettres reçues pendant ma captivité. J'en fis un paquet assez volumineux que j'envoyai au censeur. Tout cela fut minutieusement censuré, placé sous enveloppes soigneusement scellées et paraphées, et me fut renvoyé à la prison.
Cela se passait un samedi; le lundi suivant, le premier lieutenant Block, qui commandait à la prison, arrivait à ma cellule en toute hâte, me disant:
—J'ai une bonne nouvelle pour vous. Le gouvernement allemand vous fait offrir, par mon entremise, de passer en Hollande par la Belgique, afin de vous donner le plaisir et l'avantage de rendre visite à vos enfants qui demeurent près d'Anvers. On attend de vous une réponse immédiate à ce sujet.
—Ma réponse, lui dis-je, sera courte: j'accepte avec remerciements.
Il y avait alors trois ans que j'avais quitté Capellen et je n'avais jamais reçu la visite de ma fille et des enfants de ma femme qui y étaient demeurés.
—Cela prendra bien encore quelques jours, dit l'officier, vu qu'il faut prévenir les différents postes militaires, en Belgique, par où vous devez passer.
—Je n'ai pas d'objection à attendre une, deux ou même trois semaines pour avoir ce précieux privilège de revoir mes enfants avant de passer en Angleterre.
—Je vais communiquer votre réponse au Ministère des Affaires Étrangères.
Trois jours plus tard, ce même officier m'apprenait qu'il avait été choisi pour m'accompagner à Bruxelles et jusqu'à la frontière de Hollande. Il semblait particulièrement heureux d'avoir été choisi, et quant à moi, je n'avais rien à dire. J'avais eu des relations fréquentes avec cet officier depuis plus de deux ans, et il m'était plus agréable, évidemment, de voyager avec quelqu'un qui m'était ainsi familier, et qui en somme avait uni ses efforts aux miens lorsque j'avais tenté de me rendre au chevet de ma femme mourante.
J'attendis pendant une longue semaine, suivie d'une autre longue semaine, lorsque le même officier se présenta de nouveau, mais avec une figure sombre me laissant assez prévoir qu'une nouvelle tuile allait m'être lancée sur la tête...
—Une mauvaise nouvelle, lui dis-je?...
—Oui, une mauvaise nouvelle, vraiment.
—Je sais ce dont il s'agit: on refuse maintenant de me laisser passer par la Belgique...
—Vous l'avez dit.
Alors, je ne pus réprimer un léger mouvement d'impatience et de contrariété:
—Comment pareille chose peut-elle arriver?... Ne m'avez-vous pas dit que le gouvernement allemand avait décidé de me laisser passer en territoire occupé pour voir mes enfants?...
—Oui, répondit-il.
—Alors, quel est donc ce pouvoir supérieur qui est en position de désavouer une décision prise par le gouvernement?
—C'est l'autorité militaire!!!...
—Eh! bien, lui dis-je, et un peu sèchement, quand partirons-nous pour la Hollande?...
—Aussitôt que vous voudrez.
—Alors, nous partirons ce soir, ou nous partirons demain; enfin, le plus tôt possible.
Le départ fut enfin définitivement fixé au vendredi soir, le 9 mai.
Chapitre XXVII
VERS LA LIBERTÉ
On ne voit pas arriver sans une profonde émotion le moment de quitter une prison où l'on a été reclus pendant trois années, on l'on s'est fait, et où l'on possède encore des amis sincères et dévoués. Un grand nombre de ceux qui avaient été mes compagnons de captivité, pendant ces trois années, avaient déjà quitté la prison, mais il restait encore une dizaine de prisonniers de nationalité anglaise parmi lesquels je comptais, en particulier, trois ou quatre amis qui m'étaient bien chers.
Le jour du départ, vendredi, j'avais obtenu du sergent-major la permission de recevoir dans ma cellule, de 7 heures à 8 heures du soir, tous les prisonniers anglais—on se rappelle que les portes de toutes les cellules étaient fermées dès 7 heures. Mes amis se réunirent donc à ma cellule et nous causâmes, pendant cette dernière heure, des événements de la guerre et de la longueur probable de la détention de chacun. Malgré toute la joie que j'éprouvais à sortir de cet enfer, j'avais le regret d'y laisser plusieurs de ceux avec qui j'avais partagé les ennuis et les privations de la captivité, aux mains de leurs geôliers, privés de liberté, privés de l'atmosphère bienfaisante de la patrie absente.
Le train devait partir à 9 heures, et le départ de la prison même était fixé à 8 heures. A ce moment donc, je me séparai de ces braves garçons, à la porte même de la prison. Nous étions tous sous le coup d'une profonde émotion.
Le train pour la Hollande partait de la gare dite de Silésie. De la prison à cette gare, j'étais accompagné par trois militaires allemands: l'ordonnance, un sous-officier et l'officier qui devait m'accompagner jusqu'à la frontière.
Arrivé à la gare, l'officier me fit part de son intention de réclamer des autorités la jouissance exclusive, par nous, de tout un compartiment. Nous devions passer toute la nuit dans ce train. L'officier eut une entrevue avec le chef de gare, et lorsque le train stoppa, un Monsieur en uniforme bleu,—ce devait être ce chef de gare,—était à nos côtés et s'empressait de mettre à notre disposition un compartiment complet.
L'officier avait dû invoquer, pour obtenir ce privilège, une raison d'Etat: le transport d'un prisonnier de nationalité anglaise en territoire allemand pouvait motiver cette mesure de précaution extraordinaire; les conversations que ce prisonnier anglais entendrait sur le train seraient peut-être compromettantes, et de nature à nuire aux intérêts allemands si elles étaient rapportées en Angleterre?... Quoi qu'il en soit des raisons données par mon officier, le compartiment entier fut mis à notre disposition. Mais afin d'empêcher qu'il ne fut assiégé par les autres passagers, on avait pris la précaution de placer, contre la vitre de la porte ouvrant sur le couloir, un avis conçu en ces termes: Transport d'un prisonnier anglais, et sur une autre ligne, ce seul mot: Gefärlich! dangereux! J'ai lu moi-même ce qui était ainsi affiché à mon sujet, et je n'ai pu m'empêcher d'en sourire.
Un train qui quitte la gare de Silésie, en destination de la Hollande, doit traverser la ville de Berlin et passer en face de la fameuse prison, la Stadvogtei. J'avais été mis au courant de ce fait, et lorsque le train, filant déjà à une assez bonne vitesse, passa en face de la prison, j'étais à ma fenêtre pour laisser tomber un dernier regard sur ces murs gris sombre qui m'avaient séparé, pendant 3 ans, du monde extérieur. Quelle ne fut pas ma surprise d'apercevoir, au cinquième étage, dans une fenêtre que le nouveau sergent-major,—entre parenthèse, un homme convenable,—avait permis d'ouvrir, mes compagnons de captivité agitant leurs mouchoirs en signe d'adieu.
—Pauvres malheureux, pensais-je!...
Le lendemain matin, à 8 heures, nous arrivions à Essen, la ville fameuse où se trouvent les usines Krupp. Nous devions changer de train, à cet endroit, et il nous fallut marcher pendant quinze ou vingt minutes sur le quai de la gare de cette immense ville. Puis nous prenions le train qui devait nous conduire à la frontière dans le voisinage de laquelle nous arrivions vers midi.
Par suite d'une erreur commise par l'ordonnance dans leur enregistrement, mes bagages furent expédiés à une station frontière beaucoup plus au nord que celle où nous nous rendions. On fit jouer le télégraphe, et l'officier commandant le poste nous encouragea à prendre patience, nous donnant l'assurance que ces bagages seraient de retour le lendemain. Il fallut donc nous résigner à passer la nuit dans ce village.
Ce fut un problème très sérieux que celui de me procurer, le midi et le soir, dans ce petit village allemand de Goch, un repas à peu près convenable, sans être muni de la carte d'alimentation réglementaire. Mais quand on respire l'air à pleins poumons, quand on jouit d'une liberté relative, et que l'heure de la délivrance approche, il est assez facile d'imposer silence à son estomac. Le lendemain, vers midi, mes malles étant arrivées, nous pouvions faire le court trajet supplémentaire de deux ou trois milles pour atteindre la petite station-frontière où je devais subir une certaine inspection.
Ce jour-là, le dimanche 11 mai, j'étais le seul passager à destination de la Hollande. Un train minuscule, composé d'une locomotive et d'un seul wagon, faisait la navette entre le village frontière d'Allemagne et le village frontière de Hollande.
Toutes mes malles, valises, colis, etc., etc., étaient prêts pour l'inspection, régulièrement alignés dans la petite gare de fortune construite à cet endroit.
On avait été averti, ou on avait deviné, que j'étais un prisonnier de nationalité anglaise—oiseau rare en ces parages,—car tous les inspecteurs des deux sexes s'étaient donné rendez-vous autour de mes bagages, et de ma personne. Il y avait des dames: d'ordinaire, on utilise leurs services discrets pour faire les perquisitions chez les passagers du sexe. Elles semblaient n'être venues là, avec les autres, que par simple curiosité, pour orner la scène et égayer l'entrevue.
L'inspection est minutieuse, et je dois le dire, n'est pas faite intelligemment. Le sous-officier qui était chargé spécialement de faire l'inspection de mes bagages s'est révélé souverainement stupide. Dans l'une de mes valises il remarqua un petit calepin couvert en cuir, et portant en petites lettres dorées, repoussées dans le cuir, le mot: Tagebuch, qui veut dire simplement: Journal. Il le mit de côté, apparemment pour le confisquer. Je protestai contre ce procédé, et je lui demandai pourquoi il voulait retenir ce petit cahier qui ne contenait, en somme, rien d'écrit. Le sous-officier me répondit:—"C'est imprimé, et nous avons ordre de retenir tout ce qui est écrit ou imprimé."
Quelle stupidité pensais-je en moi-même! Je lui fis remarquer qu'il n'y avait rien d'écrit, et que le seul imprimé était le titre gravé sur la couverture. Mais cela ne parvint pas à convaincre ce sous-officier obtus qu'il n'y avait aucun danger pour son empire à laisser passer ce mot allemand écrit en lettres dorées.
L'officier Block qui m'accompagnait, et me connaissait très bien, était manifestement ennuyé. Alors je hasardai cette remarque:
—Je regrette énormément ce procédé, car de la façon dont vous y allez, toutes mes chemises, tous mes faux-cols, toutes mes manchettes seront retenus.
Il me regarda et ne parut pas comprendre.
Non, dit-il, non... pourquoi confisquerai-je ces articles?...
—Mais, parce que des mots y sont imprimés: et ce qui plus est, ces mots imprimés sont des noms de firmes anglaises ou américaines!
Mon inspecteur, vexé, embarrassé, rougit jusqu'aux oreilles, prit le calepin, le passa à l'officier Block, sans dire un mot, mais le geste qu'il fit nous indiqua assez qu'il voulait se libérer de toute responsabilité, mais que si l'officier, lui, voulait courir le danger de me remettre le calepin portant un mot imprimé, il était libre de le faire. L'officier n'hésita pas un moment: il me remit le petit cahier, que j'eus la satisfaction d'apporter avec moi.
Un bon nombre de photographies qui m'avaient été adressées, soit de Belgique, soit du Canada, furent retenues, et cependant elles avaient déjà subi la censure ordinaire à Berlin. Un petit nombre d'autres échappèrent à la griffe des perquisiteurs: ce sont celles qu'on trouvera reproduites dans cet ouvrage.
Quant aux autres documents, manuscrits ou imprimés que je parvins à sortir d'Allemagne, j'avais dû, au préalable, c'est-à-dire avant même de quitter Berlin, les soumettre à une censure rigoureuse. Ces documents avaient été placés sous enveloppe scellée et visée par le censeur en chef. Ces deux colis de documents, je fus assez heureux de les passer sans examen additionnel.
Enfin, le moment était venu de continuer ma route. La frontière hollandaise était là, à quelques mètres de nous. On replace tous mes bagages dans mon compartiment, l'officier Block me reconduit jusqu'à la porte du wagon, nous échangeons quelques paroles, une poignée de mains, et nous nous séparons... probablement pour toujours.
Je vais ouvrir ici une parenthèse pour rendre à cet officier,—ober-lieutenant Block,—le témoignage qu'à l'occasion du deuil que j'eus à subir, il a fait tout en son pouvoir pour obtenir des autorités les permissions tant désirées. Nos efforts, comme on le sait, sont demeurées sans succès, mais ce n'est assurément pas de sa faute.
M. Wallace Ellison, qui a publié ses mémoires dans le Blackwood Magazine, de Londres, rend le même témoignage à l'officier Block. Ses relations quotidiennes, pendant deux années, avec les prisonniers de nationalité anglaise lui avaient permis de se former une opinion différente de celle qu'il avait eue de nous jusque là.
Le train se mit en mouvement, et à une heure et sept minutes après-midi nous étions en Hollande, à la gare-frontière où, de la fenêtre de mon compartiment, je pouvais apercevoir, à l'intérieur de la gare, les petits douaniers de la reine Wilhelmine!
J'étais libre!!!... Quel sentiment que celui de la liberté après une captivité de trois années!... Il semble que chaque feuille, chaque plante, chaque maison nous sourit!!!... A cinq heures de l'après-midi, j'étais à Rotterdam.
Chapitre XXVIII
EN PENSANT A L'ALLEMAGNE
Durant mon séjour de sept semaines dans ce charmant et plantureux petit pays qui s'appelle la Hollande, au cours de promenades nombreuses que j'ai faites à travers la campagne, et dans les bois et les parcs, combien de fois ma pensée ne s'est-elle pas d'elle-même reportée vers cette prison où je venais de passer trois longues années. Comme en un songe fugace, je voyais sans cesse se présenter à mon esprit des bribes de conversations depuis longtemps oubliées, des incidents et des petits faits négligeables que je croyais pour toujours ensevelis dans les recoins les plus sombres de ma mémoire.
J'ai parlé un peu plus haut de l'officier Block, dont j'ai hautement prisé les procédés courtois à mon égard, en certaines occasions. Il ne faudrait pas s'imaginer, toutefois, que chez lui le Prussien était complètement éteint, c'est-à-dire l'officier prussien, un des membres de cette caste militaire, autocratique et intransigeante.
En 1917, on se le rappelle, le kaiser avant lancé une proclamation annonçant la réforme des institutions parlementaires de la Prusse, et en particulier l'uniformité de la franchise électorale pour tous les citoyens. La crainte du peuple est le commencement de la sagesse.
En Prusse, les représentants du peuple sont élus par trois classes d'électeurs, et lors des dernières élections, bien que les démocrates socialistes eussent enregistré un nombre de votes suffisant pour leur donner une représentation d'environ un tiers de la diète prussienne, ils ne comptaient que quelques rares députés.
Le gouvernement de Prusse, pour donner suite à l'édit impérial, avait présenté un projet de loi accordant la franchise électorale aux classes populaires qui en avaient toujours été privées. La majorité du parlement prussien refusa d'adopter cette mesure. Il y eut à ce sujet, une polémique violente dans la presse allemande.
Il y a, en Allemagne, plusieurs journaux à grande circulation que l'on pourrait appeler libéraux, c'est-à-dire favorisant l'établissement d'un gouvernement réellement responsable, non seulement pour l'empire d'Allemagne, mais également pour la Prusse, et qui luttent chaque jour contre les tendances pangermanistes de cette bureaucratie militarisée qui contrôla tout en Allemagne jusqu'au jour de la débâcle. Je pourrais citer en particulier le Frankfurter Zeitung, le Berliner Tageblatt, et le Vossiche Zeitung, pour ne pas mentionner les journaux socialistes comme le Volkszeitung et le Vorwearts.
Nous recevions, à la prison, tous les journaux allemands. J'étais abonné au Berliner Tageblatt et ce journal était toujours sur ma table. J'avais beaucoup d'admiration pour un publiciste dont le nom est bien connu en Allemagne et en France, M. Théodore Wolff. Il avait tant de fois, au cours de ses fins articles, dit son fait à l'autocratie allemande, qu'il était devenu parmi nous, prisonniers, extrêmement populaire. C'était au point que nous nous attendions, un jour ou l'autre, le voir arriver parmi nous. Nous lui eussions fait une réception!...
L'officier Block, lorsqu'il faisait sa visite, ne manquait jamais de remarquer le Tageblatt toujours sur ma table; cela servait de prétexte, entre lui et moi, à un échange de vues et d'opinions sur la situation politique en général et particulièrement sur les projets de réforme électorale en Prusse, très commentés à cette époque.
Comme il a été dit plus haut, la diète de Prusse venait de refuser d'adopter ce projet de réforme. L'officier fit irruption, ce jour-là, dans ma cellule, la figure toute illuminée. Il se gaudissait: il n'avait pas de phrases assez ronflantes pour exprimer sa satisfaction au sujet de ce qui venait d'arriver. La Prusse allait conserver son ancien système, disait-il, le système autocratique qui lui avait valu la prospérité et la grandeur.
Nous, sujets anglais habitant la libre Amérique, dont les ancêtres ont lutté plus d'un demi-siècle contre les coteries administratives de toute espèce, qui nous efforçons aujourd'hui de pratiquer le système représentatif anglais sous sa forme la plus largement démocratique, il nous est difficile de concevoir l'abdication volontaire de toute participation dans l'administration des affaires publiques, par un citoyen de l'importance de l'officier Block.
Voici un professeur, homme de 35 à 40 ans, qui nous confessait n'avoir jamais enregistré un vote,—il s'en glorifiait même,—et lorsque je lui exprimais ma profonde surprise, et que je lui demandais quels pouvaient être les motifs de son abstention, il me faisait, naïvement mais sincèrement, cette réponse renversante:—N'avons-nous pas notre kaiser, qui est en même temps roi de Prusse, pour gouverner efficacement le pays?
Un autre trait qui peint bien l'état d'âme d'un officier prussien. C'était à l'époque où la mort de Lord Kitchener, noyé dans la mer d'Écosse, couvrit d'un voile de deuil toute l'Angleterre. Cette nouvelle, comme toutes les mauvaises nouvelles, me fut apportée par notre officier avec beaucoup d'empressement. On s'étonnera assurément, comme nous nous sommes tous étonnés à la prison, de ce manque de tact.
—Kitchener, dit-il, est noyé!!!...
Cette nouvelle foudroyante m'arracha une expression de regret:
—C'est regrettable, dis-je...
L'officier se redresse, un éclair traverse son regard, et il me dit:
—Nicht fur uns. (Pas pour nous.) Nicht fur uns.
—Je désirerais seulement vous faire remarquer qu'il est déplorable qu'un militaire de la valeur de Lord Kitchener, au lieu de trouver une mort glorieuse sur le champ de bataille, ait péri de cette manière.
—Nicht fur uns! Nicht fur uns!! répétait le Prussien.
Des mois et des mois s'écoulèrent. L'officier avait évidemment oublié ce colloque qui avait eu lieu entre nous au sujet de la mort de Lord Kitchener. Or il arriva à ma cellule un bon matin avec une figure où la tristesse était empreinte:
—Savez-vous la lugubre nouvelle?... Richthofen est tombé!
Richthofen, on s'en rappelle, était le fameux aviateur qui en était arrivé,—au compte de l'Allemagne du moins,—à sa 75ième victoire aérienne.
—Oui, Richthofen est tombé! N'est-ce pas regrettable?
Je n'hésitai pas un instant, et je lui rétorquai:
—Nicht fur uns!
—Comment pouvez-vous dire cela!... Un tel héros qui disparaît!... N'est-ce pas déplorable?...
—Nicht fur uns... fut encore ma réponse.
Je ne savais trop quelle impression produirait chez mon interlocuteur cette franchise avec laquelle j'exprimais mon opinion.
—Pourquoi parlez-vous ainsi?...
—Mais, je n'ai fait que marcher sur vos traces. Lorsque j'exprimai, un jour, mes regrets au sujet de la mort peu glorieuse de Lord Kitchener, qui eût certes mérité beaucoup mieux, vous m'avez répondu en vous servant de ces mêmes mots: "Nicht fur uns!" Aujourd'hui Richthofen est tombé, mais il est tombé dans l'arène où son génie lui avait fait un nom immortel. Il est sans doute regrettable pour l'Allemagne, je le conçois, qu'elle soit désormais privée de ses précieux services, mais vous ne pouvez pas vous attendre que les sujets des pays en guerre avec elle expriment leurs regrets au sujet de sa disparition.
J'ignore dans quelle mesure mon officier apprécia la correction de mon attitude et la justesse de mes remarques, mais à l'instant même il me quitta... à la prussienne.
J'eus, un jour, une discussion assez vive avec le capitaine Wolff, de la Kommandantur de Berlin. Cet officier était conseiller judiciaire de guerre, et occupait, à la Kommandantur, une position très haute et de beaucoup de responsabilité. Il était investi de pouvoirs considérables, et personne ne le sait mieux que ceux qui, contre leur gré, et malgré leurs protestations, furent détenus pendant des mois et des années à la prison de la rue Dirksen.
Il visitait la prison ce jour-là, et il avait daigné m'entendre. C'est une façon de dire qu'il condescendait à répondre personnellement aux innombrables requêtes que j'avais adressées aux autorités depuis quelques mois. Périodiquement, j'entreprenais contre ces autorités ce que l'on pourrait appeler une offensive de liberté. Cette fois, je soumettais au capitaine Wolff,—parlant à sa personne,—que j'avais été arrêté en pays neutre, c'est-à-dire en Belgique; qu'aucun sujet étranger n'aurait dû être fait prisonnier en ce pays, du moins avant que les autorités militaires n'eussent donné à ces sujets étrangers l'occasion de sortir du territoire.
—Mais la Belgique n'est pas, et n'était pas un pays neutre.
—Je ne vous entends pas, lui dis-je.
—La Belgique était devenue l'alliée de l'Angleterre contre l'Allemagne.
—Je vous entends encore moins.
—N'avez-vous pas lu les documents qui ont été extraits des archives de Bruxelles, documents officiels qui sont une confirmation irréfutable de ma prétention?
En effet, la Gazette de l'Allemagne du Nord, journal semi-officiel, avait publié, au cours de l'hiver 1914-1915, une série de documents que l'on disait avoir été trouvés dans les archives de Bruxelles. Ces documents, qui ont dû être publiés dans tous les pays alliés, établissaient qu'une certaine convention avait eu lieu entre un attaché militaire anglais et un officier belge, au sujet d'un débarquement éventuel de troupes anglaises à Ostende.
J'avais pris connaissance de tous ces documents, et j'avais aussi remarqué, en marge de l'un d'eux, une note écrite par l'expert militaire belge, et ainsi conçue:—"L'entrée des Anglais en Belgique ne se ferait qu'après la violation de notre neutralité par l'Allemagne." Cette note enlevait au document tout entier son caractère d'hostilité envers l'Allemagne.
Après la publication de ces documents, des commentaires de source officielle avaient été publiés dans les journaux, et l'on disait entre autres choses que ces pièces, découvertes dans les archives belges, étaient connues des autorités compétentes en Allemagne, avant la déclaration de la guerre.
Je posai donc à M. Wolff la question suivante:
—N'est-il pas vrai que tous ces documents auxquels vous faites allusion étaient connus des autorités compétentes en Allemagne, avant la guerre?...
—Oui, dit-il.
—Alors, comment se fait-il que le chancelier impérial, M. Von Bethman-Hollweg, ait pu faire, le 4 août 1914, la déclaration suivante au Reichstag:
"Les troupes allemandes, au moment où je porte la parole devant vous, ont peut-être franchi la frontière de Belgique et envahi son territoire. Il faut le reconnaître, c'est là une violation du droit des gens et des traités internationaux. Mais l'Allemagne se propose et prend l'engagement de réparer tous les dommages causés à la Belgique aussitôt que les projets militaires qu'elle a en vue auront été réalisés."
On ne se fait pas d'idée de l'embarras où se trouva cet officier. Il essaya de balbutier quelques mots en guise d'explications:—"Il y a aussi, dit-il, que la Belgique a péremptoirement, refusé de nous laisser passer." Les termes et le ton de cette explication indiquaient suffisamment que le capitaine Wolff capitulait.
On a beaucoup critiqué, dans les journaux pangermanistes surtout, cette attitude de Bethman-Hollweg au Reichstag. On disait qu'une telle déclaration était suffisante pour justifier sa destitution dès le lendemain.
Chapitre XXIX
D'AUTRES RÉMINISCENCES
Durant les années 1916, 1917 et la première partie de l'année 1918, l'Allemagne possédait un dieu et une idole: le dieu, c'était l'empereur Guillaume, et l'idole, Hindenburg.
On se rappelle que Hindenburg était un général en retraite qui menait une vie paisible à Hanover, lorsque l'empereur le tira de sa vie relativement obscure pour lui donner le commandement des forces allemandes en Prusse orientale. Les Russes occupaient à cette époque une partie des provinces prussiennes de la Baltique. L'empereur, en examinant les thèses faites par les différents généraux allemands, avait découvert que Hindenburg, un quart de siècle auparavant, avait traité, dans la sienne, de l'invasion de la Prusse orientale. Il fit donc mander Hindenburg et lui imposa la tâche de libérer le territoire oriental de l'Allemagne de l'occupation russe.
On sait que Hindenburg s'acquitta de cette tâche victorieusement et qu'il acquit, surtout à la suite de la fameuse bataille de Tannenberg, une renommée qui surpassait celle de tout autre général prussien. Une pression fut alors exercée sur l'empereur par son entourage, dans le but de placer Hindenburg à la tête de l'état-major, et effectivement, par un geste de sa main, l'empereur Guillaume destitua Von Falkenhayn, qui était chef d'état-major, à cette époque, et le remplaça par Hindenburg.
La victoire de Tannenberg fut suivie de plusieurs autres, entre autres celle de Roumanie, et c'est alors que, ne pouvant contenir plus longtemps son enthousiaste admiration pour Hindenburg, la population de Berlin décida de lui élever un monument colossal, dans un endroit public. Ce témoignage d'estime populaire prit la forme d'une statue de bois de 41 pieds de hauteur, construite au bout de l'Avenue de la Victoire, au pied de l'immense colonne dite de la Victoire, laquelle avait été construite après la guerre de 1871, pour en perpétuer le souvenir.
Il m'a été donné à plusieurs reprises, au cours des sorties qu'il m'était permis de faire, durant ma dernière année de captivité, de voir avec quelle vénération on entourait ce monument informe et sans grâce, au centre du Tiergarten. Deux fois par semaine, comme je l'ai dit plus haut, j'allais faire une marche au jardin, accompagné par un sous-officier, et je ne manquais jamais de diriger mes pas du côté de cette statue. Un grand nombre de personnes, plus particulièrement des vieillards et des femmes accompagnés d'enfants, se pressaient au pied de la colonne près de cette statué de bois. On la regardait on l'examinait, on avait l'air d'en admirer et les proportions et les qualités artistiques. Mais ce qu'il y avait de curieux et d'intéressant, c'était le moyen qu'on avait inventé de prélever, au moyen de ce nouveau cheval de Troie, un fonds quelconque de charité. Un échafaudage entourait la statue, échafaudage qui permettait à chacun de monter jusqu'à la tête et de contempler de près les traits sévères de la figure du grand général.
Au bas de cet échafaudage, était installé un contrôle quelconque où l'on vendait des clous et il était loisible à chacun de se procurer un clou moyennant un mark ($0.25). Tout propriétaire d'un clou recevait un marteau et le grand privilège consistait à enfoncer le clou dans la statue. Les enfants, en particulier, adoraient ce sport. Ils se pressaient bruyamment autour de la statue, attendant leur tour, munis chacun dans sa petite main de la pièce d'argent qui devait payer le clou. La cérémonie de l'enfoncement d'un clou revêtait un caractère particulier de patriotisme. Aussi, il fallait voir avec quel orgueil l'enfant redescendait de son opération. Les vieillards et les mères applaudissaient le gamin.
On a ainsi prélevé des sommes considérables, et c'est le cas de le dire, Hindenburg fut littéralement criblé de clous. On pouvait choisir son endroit particulier, les pieds, les jambes, le tronc, les bras ou la tête. J'ai cru cependant constater que pour la tête on se servait de clous à tête de cuivre, du moins à cette époque où le cuivre n'était pas encore si rare en Allemagne.
Les revues artistiques de Berlin ne s'étaient jamais étendues très longuement sur les qualités artistiques du monument. Il était, en vérité, affreux. Mais une polémique s'engagea un jour dans les journaux entre deux sculpteurs qui prétendaient l'un et l'autre avoir été le père de cette idée géniale. Quelle ambition!
Il n'est pas exagéré de dire que la popularité dont jouissait Hindenburg en Allemagne l'emportait visiblement sur la vénération dont on entourait la personne de l'empereur, et même, j'ai entendu plusieurs sous-officiers me dire, confidentiellement, que Hindenburg était beaucoup plus populaire que l'empereur. Cet ascendant que prenait Hindenburg sur l'imagination populaire ne cessait pas d'inquiéter l'empereur lui-même. Aussi, à chaque nouvelle victoire de Hindenburg, Guillaume s'empressait d'accourir sur le champ de bataille et, de l'endroit, il lançait une dépêche à l'impératrice, comme pour faire comprendre à son peuple qu'il était véritablement le génie stratégique responsable du succès. C'était à ce point que lorsqu'une opération militaire se développait favorablement pour l'Allemagne, soit en Galicie, soit en Roumanie, nous savions prédire, un jour ou deux à l'avance, qu'une dépêche sensationnelle serait publiée dans les journaux, venant du kaiser à l'impératrice. Et nous nous trompions rarement.
Parmi les prisonniers de nationalité anglaise détenus à la Stadvogtei, il s'en trouvait un dont on a bien des fois soupçonné les sympathies exagérées pour la cause de l'Allemagne. Il était devenu fort impopulaire et beaucoup d'Anglais refusaient de lui parler ou même d'avoir avec lui quelque rapport que ce soit.
Un jour, toutefois, M. Williamson, dont il a été question dans un chapitre précédent, avait été appelé au bureau pour y recevoir un colis de provisions justement arrivé d'Angleterre. Au bureau, après l'examen de son colis, on le lui remit et on lui demanda d'apporter, chemin faisant au quatrième étage où se trouvait la cellule de cet autre Anglais, un second colis à son adresse. Williamson, qui parlait un peu l'allemand, refusa formellement de se charger de ce colis, en disant au sous-officier de service, et en présence d'autres sous-officiers: "Je n'apporterai pas ce paquet, je ne veux rien avoir de commun avec ce bloody German." Et il disparut avec son propre colis.
L'affaire fit sensation car les sous-officiers rapportèrent cette remarque peu sympathique faite à l'endroit d'un prisonnier. Le lendemain, tous les prisonniers de nationalité anglaise étaient invités à se rendre à une cellule au rez-de-chaussée, et là, l'officier lui-même, en charge de la prison, nous adressa à tous des remontrances très sévères. Il dit en particulier "qu'il n'espérait pas de nous que nous renonçions ouvertement à nos sympathies pour l'Angleterre, mais qu'il ne tolérerait jamais que l'on fît, à l'endroit de l'Allemagne, une remarque désobligeante". Et il citait, en particulier, le cas de Williamson et aussi celui de M. Keith qui, disait-il, "était né en Allemagne, avait profité de l'hospitalité germanique, avait reçu son éducation dans les écoles publiques de l'Empire et qui cependant manifestait, chaque fois que l'occasion s'en présentait, son antipathie à l'endroit de sa patrie d'adoption". Il nous menaça. Ceux qui se rendraient coupables de ces remarques déplacées seraient sévèrement punis.
Cette démarche de l'officier Block indisposa fortement les prisonniers anglais et deux d'entre eux, dont je désire taire les noms, lui organisèrent ce qu'on est convenu d'appeler, en langage vulgaire, une scie.
Par un stratagème des plus habiles, une des clefs passe-partout avait été chipée à un sous-officier. Cette clef pouvait ouvrir toutes les portes à l'intérieur de la prison, mais ne s'ajustait pas sur la serrure de la porte extérieure. Munis de cette clef, nos deux prisonniers conçurent l'idée d'embêter magistralement l'officier lui-même.
On parvenait avec beaucoup de difficultés, il est vrai, mais on réussissait quand même à se procurer, deux fois par semaine, une copie du Daily Télégraph de Londres, malgré la défense expresse d'introduire un journal anglais ou français dans la prison. Ce journal, ai-je besoin de le dire, faisait le tour des cellules des Anglais et quand tout le monde l'avait lu, l'opération était couronnée par une fumisterie de haut aloi.
Au moyen de cette clef, que l'on gardait soigneusement cachée, la porte de l'officier était ouverte, soit durant le déjeûner, alors qu'il était absent, soit durant les dernières heures de la journée, alors qu'il avait déjà quitté la prison, et le Daily Télégraph était placé sur le pupitre.
La deuxième journée, l'officier entra dans une grande colère et plaça un sous-officier à sa porte pendant son absence. On ne fut pas rebuté pour si peu.
Comme j'ai tenté de l'expliquer antérieurement, la partie de la prison que nous habitions était triangulaire. A sept heures, le soir, un sous-officier commençait à fermer les portes: il fermait d'abord un côté du triangle, s'engageait ensuite, après avoir doublé l'angle, dans le second côté. C'est à ce moment qu'un des prisonniers occupant une cellule au troisième côté, encore ouvert, venait subrepticement avec la fameuse clef ouvrir une porte, donner la clef à l'occupant, et retournait en toute hâte à sa cellule. Tout cela se faisait assez vivement et sans que le sous-officier qui fermait les portes à clef pût s'en apercevoir. Il terminait le troisième côté du triangle, il croyait alors que tout le monde était enfermé, puis il disparaissait de la prison.
C'est durant les heures de la soirée ou de la nuit que le prisonnier anglais, porteur du Daily Télégraph et muni de la clef, parvenait à glisser sa copie de nouveau, sur le pupitre de l'officier qui occupait une chambre au bout du corridor. Il revenait à sa cellule et sa porte restait toute la nuit dans cet état. Le matin, le sous-officier commençait à ouvrir les portes, en rebroussant le chemin qu'il avait fait la veille au soir, invariablement. Le même prisonnier, sortant de sa cellule le matin, se hâtait vers le côté du triangle encore enfermé, recevait la clef de celui qui avait fait l'opération nocturne, donnait un coup à la serrure, revenait à sa cellule, en sorte que, lorsque le sous-officier arrivait au dernier côté du triangle, il trouvait toutes les portes encore fermées!
Ce stratagème dura une dizaine de jours et amusa tous les autres prisonniers de la Stadvogtei plus que je ne saurais le dire. L'officier prit toutes les mesures imaginables pour pincer le coupable, mais, heureusement, n'y parvint jamais. Lorsqu'on put constater qu'une sentinelle était placée en permanence à la porte de l'officier durant la nuit, force fut au propriétaire de la clef d'abandonner la fumisterie.
La Turquie fut notablement représentée à la Stadvogtei pendant une couple d'années. Il s'agit ici de deux Turcs: un nommé Raschid et l'autre Tager.
Raschid était un jeune homme, il pouvait avoir 35 ans. Il habitait une cellule à l'étage supérieur et était en claustration. On l'avait coffré parce que, lors de son passage en Allemagne, il avait manifesté ses sympathies trop ouvertement pour la France. Tout comme M. Tager, il avait reçu une éducation française et avait vécu à Paris un grand nombre d'années. Ce pauvre Raschid, au secret tout le jour, n'avait pas reçu la permission de lire ou de fumer, mais plusieurs d'entre nous, mis au courant de sa grande misère, parvinrent à lui passer des livres français, des cigarettes et aussi de la nourriture. Le professeur Henri Marteau, célèbre violoniste, était particulièrement touché des malheurs de Raschid et le grand artiste, qui avait reçu la permission de jouer dans sa cellule, située dans les derniers temps de sa captivité au côté opposé du triangle où demeurait Raschid, se prêtait de bonne grâce chaque soir à tirer de son instrument de merveilleux accords pour soulager l'âme du pauvre Turc au secret.
Une nuit, j'étais appelé auprès de Raschid: il était fort malade. Et comme je causais avec lui en français, je pus obtenir beaucoup de renseignements, sans que le sous-officier y entendît goutte.
Raschid se croyait oublié entièrement par les autorités militaires. A cette époque-là, il avait été renfermé plus de quatre mois et n'avait jamais été capable d'obtenir une raison quelconque de ce traitement inhumain.
Cinq mois environ après sa claustration, il fut conduit au bureau du général Von Kessel, commandant en chef dans les Marches de Brandebourg. Raschid, avec qui je causais le lendemain de cette entrevue, me relatait les incidents de sa conversation avec le grand général. Von Kessel lui avait annoncé qu'il serait libéré bientôt, qu'il repartirait par l'express des Balkans à destination de Constantinople. Il lui posa entre autres la question suivante:
—Depuis combien de temps êtes-vous à la prison?
—162 jours, répondit Raschid.
—Combien de temps avez-vous été au secret? répartit le général.
—162 jours.
Éclat de rire du général.
—162 jours! s'exclama-t-il, mais comment cela se fait-il?
—Je l'ignore, répondit Raschid.
—Voilà qui est curieux! voilà qui est curieux! voilà qui est curieux! dit à trois reprises le commandant en chef prussien.
Sans plus amples renseignements, il renvoya Raschid à la prison. Enfin, quelques jours plus tard, Raschid nous quittait pour un monde meilleur.
On l'avait oublié!
Quant à M. Tager, c'était un homme d'environ 50 ans qui était venu à Berlin, muni d'un sauf-conduit du ministre allemand en Suisse. Il devait retourner en France, à Paris où il demeurait, mais un beau matin il était appréhendé, on l'amena à la Stadvogtei et il ignora lui-même, durant toute sa captivité qui se prolongea durant des mois, quel était le motif de son internement. Pour ma part, je n'en vois pas d'autre que ses sentiments francophiles.
Un jour, on lui annonça qu'il quitterait la prison pour un camp d'officiers français. Le jour de son départ avait été fixé au 7 décembre 1915. Durant son court (?) séjour, quelques mois parmi nous, M. Tager avait conquis l'estime de tous les prisonniers de nationalité anglaise. J'étais le seul cependant à qui il se soit ouvert d'une confidence, à son sujet. Il m'avait appris un jour, sous le sceau du plus grand secret qu'il était Grand Rabbi du Turkestan. A. juger par la façon dont il prononçait ces mots, on aurait pu croire que ce titre, en pays mahométan, équivalait à celui de Lord, en Angleterre. Il me supplia de n'en desserrer les dents à qui que ce soit.
Toutefois, les Anglais s'étaient réunis dans une cellule et avaient décidé de lui offrir un déjeûner à la prison le jour de son départ. Offrir un déjeûner à la prison, quelle entreprise formidable!
Le jour convenu, une table était préparée à ma cellule pour une quinzaine de couverts. Les assiettes, —ai-je besoin de le dire?—étaient fort rapprochées l'une de l'autre. A une heure, trois d'entre nous se détachent et vont quérir M. Tager qui ne sait du tout comprendre ce dont il s'agit.
Avant le déjeûner, j'avais fait part à mes collègues anglais de mon intention de leur révéler, au moment des toasts, que notre hôte, M. Tager, était Grand Rabbi du Turkestan, et bien que cette appellation fut du grec pour moi comme pour ceux qui m'écoutaient, je ne manquai pas de persuader à chacun de faire à cette déclaration un accueil enthousiaste, enfin toute une démonstration.
Le déjeûner tirait à sa fin, lorsque je me levai pour proposer la santé de M. Tager. Je ne pus terminer mes remarques sans prévenir mes auditeurs que j'allais faire éclater une sensation au milieu d'eux: j'annonce solennellement qu'il était de mon devoir, malgré la modestie bien connue de M. Tager, de faire connaître un de ses titres au respect et à l'admiration universels. "M. Tager, dis-je, est Grand Rabbi du Turkestan, ce qu'il nous a toujours caché."
Là-dessus, tout le monde se lève: grand tapage, des bravos, et selon l'usage antique et solennel, l'un d'entre nous attaque, le For he is a jolly good fellow. Nous avions à peine fini de chanter la première partie que le sous-officier Hufmeyer fait irruption dans ma cellule et nous impose silence. Il était trop tard, nous avions donné cours à notre enthousiasme pour M. Tager.
Il n'y a pas seulement Liebknecht qui ait attiré sur lui les foudres de l'autorité militaire, en 1915, 1916 et 1917.
Je ne saurais oublier le spectacle pathétique de ce brave vieillard qui fut interné avec nous pendant bien des mois: c'était le professeur Franz Mehring, âgé de 71 ans. En avril 1915, Mehring avait lancé une proclamation en faveur de la paix immédiate. Cette proclamation portait non-seulement sa signature mais encore celle de Rosa Luxembourg et de Ledebour. Cela suffit pour lui faire goûter un peu de la Stadvogtei. Mehring était, comme Borchardt, du groupe Spartacus. Très érudit, fin causeur, il nous fit passer avec lui des heures intéressantes, inoubliables. Ces noms de Mehring et de Borchardt, dont je n'avais gardé qu'un faible souvenir, ont pris une importance considérable depuis la révolution en Allemagne. Mehring resta quelque temps avec nous puis fut libéré. Il fut, par la suite, candidat au siège laissé vacant par Liebknecht à Postdam, où il fut défait, mais quelque temps après, sa candidature fut plus heureuse dans une division électorale de la Diète de Prusse. Il y fut élu par une grande majorité et il siège encore aujourd'hui au Parlement.
Chapitre XXX
UN SOUS-OFFICIER ALSACIEN
J'ai déjà parlé, dans un chapitre précédent, d'un officier de la Kommandantur du nom de Wolff. C'était un Juif allemand qui donnait des points aux Prussiens. Il portait force décorations parmi lesquelles on pouvait distinguer l'emblème d'un ordre de Turquie qui se portait en plein abdomen! Nous nous sommes souvent moqués, entre nous, de ce bedonnant officier, précédé d'un croissant quelconque à l'ombilic.
Je désire relater ici un incident, auquel il a été mêlé.
Chaque mardi et chaque vendredi, durant ma dernière année de captivité, j'avais la permission, comme on le sait, d'aller faire une promenade au Tiergarten en compagnie d'un sous-officier de la prison. On évitait soigneusement de désigner, pour m'accompagner, un sous-officier alsacien du nom de Hoch. Dans mes conversations avec Hoch j'avais souvent exprimé le désir de le voir un jour venir avec moi. Il ne demandait pas mieux, mais le sergent-major, en cette affaire, avait tout à dire, et il n'était jamais appelé. Il arriva cependant qu'au mois d'août 1917 il fut choisi pour la promenade au parc.
Les instructions qui avaient été envoyées à la prison à mon sujet étaient très sévères: j'étais censé les ignorer, mais je les connaissais parfaitement. Le sous-officier et moi nous devions quitter la prison à deux heures, nous rendre à la première gare du chemin de fer urbain, c'est-à-dire à environ 300 pieds de la prison, monter dans un train et nous rendre directement au parc. La promenade devait avoir lieu dans le parc même, sans en sortir, sans parler à qui que ce soit et sans entrer où que ce soit.
Nous étions à peine sortis, le sous-officier et moi, que je lui propose de m'accompagner sur la rue pour y acheter quelques cigares. Hoch se prête de bonne grâce à ma demande et nous nous engageons sur la rue Koenig. Nous achetons des cigares, et de cette rue nous traversons à l'avenue Unter den Linden, laquelle conduit directement à la porte de Brandebourg qui s'ouvre sur le Tiergarten. Tout cela pour faire comprendre que nous avions suivi la ligne la plus directe entre la prison et le jardin.
Sur l'avenue Unter den Linden, nous nous trouvons subitement face à face avec le capitaine Wolff, de la Kommandantur. Cet officier me connaissait parfaitement, m'ayant rencontré quatre ou cinq fois à la prison où il se rendait presque chaque semaine pour recevoir les dépositions des prisonniers qui, par requête ou autrement, se plaignaient du traitement qui leur était infligé.
Il s'avança vers moi et m'adressa la parole:
—Vous allez, dit-il, faire une promenade au jardin?
Oui, répondis-je.
Je portais à la main un petit paquet. Il l'avait remarqué.
—Et, dit-il, vous faites quelques petits achats lorsque vous sortez de la prison?
J'ai cru bien faire en répondant affirmativement.
—Au revoir; me dit-il. Et il passa outre.
J'ai bien remarqué que mon Alsacien était très ennuyé de cette rencontre. Il fut taciturne jusqu'à notre retour à la prison.
Deux jours plus tard, l'officier Block se présente à ma cellule, l'anxiété sur la figure.
—Vous êtes sorti, cette semaine? demanda-t-il.
—Oui, mardi.
—Où êtes-vous aller
—Au parc.
Êtes-vous allé ailleurs?
—Non.
—Cela me paraît curieux, dit-il, je viens de recevoir un document de l'Ober Kommando, et ce document contient une seule phrase à mon adresse, ainsi conçue: "Pourquoi les instructions, dans le cas de Béland, ont-elles été outrepassées?"
Je lui fis part de mon ahurissement, je ne pouvais comprendre (?) comment nous avions passé outre les instructions, car, comme je lui faisais remarquer, nous étions allés directement de la prison au Tiergarten.
—Avez-vous rencontré quelqu'un? me demande l'officier.
—Oui.
—Qui cela?
—Le capitaine Wolff, de la Kommandantur.
—Ah! dit-il, voilà toute l'affaire. A quel endroit l'avez-vous rencontré?
—Avenue Unter den Linden.
—Unter den Linden, s'écrit l'officier, Unter den Linden?
—Oui, et quel mal y a-t-il? répartis-je, n'ai-je pas la permission d'aller faire une marche dans les limites de ce parc, et comment puis-je m'y rendre plus directement qu'en suivant l'avenue Unter den Linden?
—Ah! dit-il, tout cela est vrai, mais ce n'est pas conforme aux instructions que nous avons reçues.
Et il m'explique comment je devais m'y rendre avec mon sous-officier par le chemin de fer urbain sans passer par les rues. Il ajoute que je ne suis pas censé connaître ces instructions, mais que le sous-officier devait être puni pour les avoir ignorées. J'exprimai tout mon regret de voir un brave homme comme M. Hoch impliqué dans cette affaire. Il convint avec moi que le sous-officier Hoch était un homme de devoir généralement. Alors il me passe une idée par la tête: celle de sauver Hoch, si c'était possible. Je suggère à l'officier d'attendre une heure avant d'envoyer sa réponse à l'Ober Kommando, et ma suggestion est agréée. Il me quitte et je descends immédiatement à la cellule du sous-officier Hoch.
En me voyant entrer, celui-ci comprit qu'il s'agissait d'une mauvaise affaire:
—Nous avons des ennuis? dit-il.
—Oui, mais ce n'est pas si grave. Voici: il nous arrive un petit embêtement.
Je lui relate ce qui venait de se passer entre l'officier et moi, et le pauvre sous-officier, levant les bras, s'écrie: "Je suis fini." Non, non, je lui assure qu'il n'est pas fini, qu'il y a moyen de se dégager.
—Comment? dit-il.
—Eh! bien, un jour chaque semaine, selon la règle, vous passez l'après-midi en ville: supposons que lorsque les instructions me concernant ont été lues par le sergent-major, supposons, dis-je, que cet après-midi-là vous étiez sorti.
—Ah! reprit Hoch, mais j'étais présent.
—Je ne vous demande pas, lui dis-je, si vous étiez présent. Je vous affirme que vous étiez sorti.
—Très bien, dit-il, mais le sergent-major, lui, se rappellera parfaitement que j'étais présent.
—Cela me regarde, lui dis-je, pour le moment je vous considère comme ayant été absent lors de la lecture des instructions.
Et je le quitte.
Je me dirige vers la cellule du sergent-major. Le sergent-major, à cette époque, était un homme malade qui m'avait consulté trois ou quatre fois au sujet de son affection rénale. Je me présente chez lui. Il s'étonne de me voir et me demande ce que je lui voulais.
—Eh! bien, lui dis-je, vous vous rappelez de ces fameuses instructions à mon sujet... Lorsque vous les avez lues, il y a trois mois, devant les sous-officiers réunis, M. Hoch avait son après-midi de congé?
__C'est vrai, dit-il.
—Eh! bien, avant-hier, lorsque je suis allé faire une marche, je lui ai proposé de passer sur la rue du Roi avec moi, et il a consenti?
—Il n'y a pas de crime, dit le sergent-major.
—Assurément pas, dis-je, il s'agit simplement de donner une petite explication.
Et je parlai d'autre chose, en particulier de sa maladie, puis je le quittai et m'empressai auprès de l'officier Block. Je lui expliquai simplement que lorsque les instructions avaient été lues trois mois auparavant, le sous-officier Hoch était absent.
—Eh! bien, dit-il, je ferai rapport en ce sens.
Et nous attendîmes le résultat de cette explication pendant quatre jours, et durant tout ce temps le sous-officier Hoch était dans des transes terribles: il se voyait condamné au cachot pour quatre ou cinq mois ou renvoyé dans les tranchées où déjà trois de ses frères étaient tombés.
Enfin, après quatre jours, le lieutenant Block venait me faire part de la réponse qu'il avait reçue de l'Ober Kommando. "L'explication, disait le document, est satisfaisante, mais le sous-officier Hoch devra être sévèrement réprimandé."—"J'espère que ces réprimandes ne seront pas trop sévères", lui risquai-je. Il ne voulut pas donner de réponse: Un officier allemand ne se compromet pas quand il s'agit de la discipline!
Il me quitte et, quelques instants après, il commande qu'on lui amène le sous-officier alsacien. Et voici le colloque qui eut lieu entre les deux:
L'officier.—Sous-officier Hoch?
—Oui, mon lieutenant.
—Vous êtes sorti avec le prisonnier Béland, la semaine dernière?
—Oui, mon lieutenant.
—Vous êtes passé par les rues du Roi et Unter Den Linden?
—Oui, mon lieutenant.
—Vous savez que c'est contraire aux instructions que nous avons reçues?
—Oui, mon lieutenant.
—Je vous réprimande sévèrement.
—Très bien, mon lieutenant.
—Allez-vous-en.
—Très bien, mon lieutenant.
Et Hoch fit demi-tour à droite et disparut.
L'instant d'après, il était dans ma cellule et riait sous cape de l'heureuse issue de toute l'aventure.
On voit que dans toute cette affaire il s'agit d'un excès de zèle de la part du fameux Wolff.
Chapitre XXXI
EN HOLLANDE ET EN ANGLETERRE
Je goûtais depuis deux jours la douce hospitalité de la Hollande, lorsque je fus invité à me rendre au Consulat général anglais, à Rotterdam.
La veille, j'étais allé m'enregistrer à la légation anglaise à La Haye. Je quittai donc mon hôtel, dès neuf heures du matin, pour me rendre au Consulat.
J'y fus informé que j'aurais à quitter la Hollande dès le lendemain, sur un navire-hôpital à destination de l'Angleterre. Je fis remarquer au fonctionnaire de la légation qu'il m'était impossible de partir aussi tôt.
—Pourquoi?... me demanda-t-il.
—Parce que j'ai reçu, à Berlin, l'assurance que ma fille, qui est en Belgique depuis quatre ans, et à qui les autorités militaires allemandes ont, jusqu'aujourd'hui, refusé la permission de partir, recevra un sauf-conduit pour la frontière hollandaise. Je dois donc attendre qu'elle soit sortie de Belgique.
—Mais, répond le jeune officier, cela ne fera pas l'affaire. On s'attend, à la Légation, à ce que vous partiez dès demain matin, et comme nous n'avons à ce sujet que des renseignements incomplets, nous vous suggérons d'aller discuter la chose à La Haye.
Cette après-midi-là, j'arrivais à la Légation anglaise à La Haye, où j'avais le plaisir de rencontrer un charmant officier de marine. Il m'explique donc qu'on s'attendait à mon départ pour l'Angleterre le lendemain matin. Je m'obstine, naturellement, à ne pas vouloir partir. Il insiste.
—Mais, lui dis-je, ne suis-je pas, après tout, le plus intéressé dans cette question de rapatriement. Il est de la plus haute importance que je demeure en Hollande jusqu'à l'arrivée de ma fille, détenue en Belgique depuis trois ans. D'Angleterre, il me sera à peu près impossible de communiquer avec les autorités militaires allemandes en Belgique.
Le brave officier admit bien qu'à ce point de vue il était beaucoup plus avantageux pour moi, sous tous rapports, de demeurer en Hollande au lieu de me rendre immédiatement en Angleterre.
—Mais, ajouta-t-il, vous semblez ignorer que votre cas est un cas spécial: vous êtes échangé avec un prisonnier allemand détenu en Angleterre.
—Je sais cela, répondis-je.
—Eh! bien, repartit l'officier, ce prisonnier allemand qui doit recevoir sa liberté en échange de la vôtre, ne saurait quitter l'Angleterre avant votre arrivée.
Quelque diable peut-être me poussant, je ne pus m'empêcher d'éprouver, lorsque l'officier me donna ces explications, une satisfaction méchante.
—Est-ce bien vrai?... ajoutai-je.
—Assurément!...
—Alors, pourquoi ne le laisserai-je pas fumer un petit peu? Il y a deux ans, j'étais prévenu, à la prison, que je serais libéré. On m'a tenu dans cette anxieuse attente de la liberté pendant deux ou trois semaines, pour ensuite briser tout mon espoir. Je vous approuve d'insister afin que je parte immédiatement pour l'Angleterre, mais, prenez-en ma parole, je n'ai pas l'intention de partir demain, ni après-demain, c'est-à-dire pas avant que les Allemands n'aient relâché ma fille qui est en Belgique. Vous pouvez laisser savoir aux autorités, en Angleterre, qu'étant après tout, en cette question d'échange, le plus intéressé, je me déclare satisfait. Je me considère suffisamment échangé pour qu'il soit permis à l'Allemand de quitter l'Angleterre. Et si, enfin, le gouvernement anglais juge à propos de retenir le dit Allemand jusqu'à mon arrivée, je ne puis vous dissimuler que j'en éprouve une certaine satisfaction.
L'officier sourit et m'assura qu'il allait communiquer par voie télégraphique, aux autorités anglaises, le résultat de notre entrevue.
J'appris cependant qu'une couple de semaines plus tard, M. Von Buelow, le représentant de la maison Krupp, en Angleterre avant la guerre, détenu en ce pays depuis le commencement des hostilités, et que le gouvernement anglais avait consenti à échanger contre moi, venait d'arriver en Hollande, en route vers l'Allemagne.
Trois semaines plus tard, ma fille sortait de Belgique. C'est à Rosendaal que nous nous sommes rencontrés après trois ans de séparation. Les trois semaines que nous avons passées en ce charmant pays, au milieu de cette brave population hollandaise, aux vieilles coutumes et aux costumes étranges, jouissant de la plus entière liberté et d'une température délicieuse furent des jours de bonheur qui demeureront inoubliables.
Toutefois, l'heure de reprendre notre course vers le foyer canadien allait bientôt sonner. Gavés de liberté, d'air pur et l'âme imprégnée du désir de revoir les paysages d'Amérique que depuis quatre ans nous n'avions pu contempler, nous décidâmes de faire les préparatifs nécessaires à la traversée de la Mer du Nord qui nous séparait de l'Angleterre.
Depuis dix-huit mois cette mer était infestée de pirates. Les sous-marins allemands y avaient deux bases principales, celle de la Baie de Kiel et celle de Zeebrugge. De ces deux points, et en particulier de Zeebrugge, les pirates allemands pouvaient en quelques heures pousser une pointe jusqu'à la côte d'Angleterre ou jusqu'à la route maritime Rotterdam-Harwich. C'était leur champ d'opération par excellence.
Nous le savions, certes, nous en avions même longuement causé avec les officiers canadiens internés en Hollande et dont nous avions été les hôtes à Sheveningen où ils avaient réussi à se créer une sorte de petit "Home".
J'y fus un jour invité et présenté par l'excellent major Ewart Osborne, de Toronto. Je garderai un souvenir bien agréable des quelques heures passées au milieu d'eux.
Nous avions parlé sous-marins; nous avions parlé du pays et de l'époque probable, possible de leur rentrée.
L'amirauté anglaise avait l'entière direction du service postal et passager entre l'Angleterre et la Hollande. Des convois allaient, des convois venaient, c'était tout ce qu'on pouvait dire. De l'heure du départ, du point d'embarquement, du nom des paquebots, de la route à suivre, du port d'arrivée, les passagers étaient tenus dans la plus complète ignorance.
Lorsqu'un permis de passer en Angleterre était consenti, le voyageur devait se présenter chaque jour de 11 heures à midi pour recevoir ses instructions. Nous faisions donc visite chaque jour, à cette heure, au Consulat Général d'Angleterre, à Rotterdam. Cela dura une semaine. Un bon jour, il y avait du nouveau! Nous recevions une communication verbale et très discrète de prendre place dans un train à telle gare, à telle heure.
Nous étions enchantés. Nous avions quitté le Consulat depuis cinq minutes à peine lorsque sur le quai d'une gare de tramway où nous attendions, un individu s'approche et s'adresse à moi en un anglais irréprochable, avec l'accent particulier de l'habitant de Londres.
—A quelle heure partons-nous? demande-t-il.
—Que voulez-vous dire?
—Oui, à quelle heure partent les bateaux? J'oublie si c'est cet après-midi ou ce soir...
—Je ne sais, monsieur, à quels bateaux vous voulez faire allusion.
—Je fais allusion, dit-il, aux bateaux qui doivent nous conduire en Angleterre.
La Hollande a été, durant toute la guerre, un pays littéralement couvert d'espions allemands. Nous le savions, car à l'hôtel de Rotterdam où j'avais logé pendant quelques semaines des personnages sympathiques trouvaient toujours moyen, sous un prétexte quelconque, de lier conversation avec moi. J'avais été prévenu lors de ma première visite au Consulat.
A la première question de mon interlocuteur, je fus sur le point de tomber dans le piège. J'allais lui donner le renseignement recherché, quand un soupçon vint me couper la parole.
A sa dernière question je répondis, faisant mine de me départir d'un secret:
—Exactement dans une semaine, à 6 heures du matin.
—C'est ce que j'avais cru comprendre! ajoute mon Anglais truqué.
Je n'eus plus de doute, j'avais affaire à un espion.
Ce jour-là, le 30 juin, tous les voyageurs munis d'une autorisation filaient dans un train vers Koek Van Holland où nous arrivions à sept heures du soir. Cinq bateaux passagers nous attendaient au quai. Nous nous embarquons. A quand le départ? sera-ce dans la soirée ou dans la nuit? Tout le inonde l'ignore, même—à ce qu'on affirmait—les officiers du bord.
La nuit du samedi au dimanche, la journée du dimanche, la nuit suivante s'écoulèrent sans que nous bougions. Un message radiographique seul pouvait nous détacher de Hollande. Apparemment le message vint, car à onze heures, lundi, nous sortions de la Meuse sans tambours ni trompettes. Le convoi de cinq vaisseaux, portant des milliers de passagers de tous âges et de toutes conditions, fit le quart au nord et s'avança lentement en longeant de très près la côte de Hollande jusqu'à Sheveningen. A ce point, le quart à gauche, donc à l'ouest, nos vaisseaux mettent le cap sur la côte anglaise. Nous étions à peine sortis des eaux côtières de Hollande lorsque soudainement un nuage de fumée se dessina à l'horizon en avant de nous.
Qu'est-ce? Nous l'ignorions. N'était-ce pas une escadre allemande?
Le doute fut vite dissipé. Ce point noir, d'abord imperceptible, qui grossissait en s'avançant sur nous, c'était le convoi parti d'Angleterre le matin qui rentrait dans les eaux Hollandaises.
Quel spectacle s'offrait à nos regards!—Vingt-quatre bâtiments disposés sur trois lignes fendaient les ondes, vomissant une épaisse fumée. Au centre précédé d'un hardi croiseur venaient les sept vaisseaux chargés de passagers, de chaque côté huit lévriers de la mer, navires de type particulier sillonnaient la surface dans toutes les directions, comme à la recherche d'un gibier ennemi à dévorer.
Et après un beau désordre apparent, des échanges de signaux, quelques courses à droite à gauche, une affaire de trois minutes, la situation s'était de nouveau éclaircie: sept vaisseaux longeaient la côte de Hollande en sécurité; les navires de guerre, dix-sept, avaient fait volte-face et l'imposant convoi, modelé sur le dernier, entreprenait le passage de la zone la plus dangereuse de la Mer du Nord.
Tout alla bien jusqu'à deux heures après-midi. Mais alors un champ de mines était signalé, quelques-unes, non complètement submergées, laissaient percer à la surface leur tête ressemblant à un chapeau de feutre noir.
Et les croiseurs et les torpilleurs s'en donnaient. Les merveilleux artilleurs pointaient leurs canons, tiraient, puis faisaient feu jusqu'à ce qu'une formidable explosion de la mine, lançant une colonne d'eau vers le ciel vint nous indiquer que le but était atteint.
Feu roulant pendant une heure! Nous avions traversé le champ de mines fraîchement pondues, sans encombres, et nous filions à bonne allure vers l'Angleterre, dont nous aperçûmes les phares vers 9 heures du soir.
Nous étions à l'embouchure de la Tamise; la nuit tombait.
De toutes les bouches s'échappaient des paroles d'admiration à l'endroit de ce merveilleux service de protection, poussé sur toutes les mers du globe, sans relâche, sans répit par l'intrépide marin de la Grande Bretagne.
Nous allions franchir la ligne de réunion de deux phares puissants qui marquaient la fin de la mer fréquentée par les pirates. Les dix-sept vaisseaux de guerre, comme dans un geste d'affection s'étaient rapprochés des nôtres, oh! très près!
Ils échangèrent quelques signaux, puis, prestement, silencieusement ils firent demi-tour et disparurent vers le large, vers la haute mer, dans la nuit, vers une autre mission de protection et d'humanité, chacun de ces braves matelots emportant avec lui l'hommage de notre reconnaissance émue et de notre admiration non mitigée.
Le 2 juillet, nous arrivions en Angleterre, et l'inspection de mes bagages, qui m'inspirait des craintes sérieuses à cause de certaines pièces écrites que j'avais apportées avec moi d'Allemagne, fut des plus simples. Le bureau d'inspection de Gravesend, où j'eus l'avantage de rencontrer quelques-uns des principaux employés, se montra excessivement conciliant et accommodant à mon égard. On ne voulut pas retarder mon voyage vers Londres, et l'on me promit de me faire tenir le lendemain, par l'entremise du Haut Commissaire canadien, tous les papiers, documents, lettres, dont j'avais une malle complètement remplie, et ils tinrent parole.
Durant mon séjour de quatre semaines à Londres, en juillet (1918), je tiens à faire mention de trois événements dont le souvenir restera profondément gravé dans ma mémoire.
Le premier est, naturellement, la gracieuse invitation que j'ai reçue de Sa Majesté le Roi de me rendre auprès de lui, au palais de Buckingham. Le jour fixé, à midi, j'eus le très grand honneur d'être reçu par Sa Majesté avec une courtoisie, une bienveillance qui m'ont profondément touché. Je ne pus m'empêcher de remarquer, toutefois, dans les traits de sa figure, la trace des anxiétés et des inquiétudes auxquelles le souverain avait été en proie au cours de ces dernières années.
C'était au moment de cette nouvelle et terrible offensive des Allemands en Champagne. Cette offensive,—nous l'ignorions alors tout en l'espérant, —devait être le signal de la contre-offensive qui devait conduire les Alliés de succès en succès jusqu'à la culbute définitive de l'Allemagne.
En prenant congé de Sa Majesté je lui demandai la permission de lui exprimer, de la part de ses sujets canadiens-français en particulier, des voeux et des souhaits à l'occasion de son 25ième anniversaire de mariage célébré la veille à la Cathédrale Saint-Paul.
C'est vers ce temps-là qu'il me fut donné de revoir, après quatre années de séparation, mon beau-fils, officier dans l'armée belge, qui avait obtenu, en Flandre, un congé pour venir me rencontrer en Angleterre.
J'avais moi-même, en passant de Hollande en Angleterre, été accompagné par le second fils de ma femme qui avait, au risque de sa vie, franchi la barrière électrique qui séparait la Belgique de la Hollande dans le but d'aller prendre du service dans l'armée belge. Ces deux frères, séparés depuis quatre ans, se rencontrèrent dans une salle d'hôtel à Londres, et quelques jours plus tard, l'aîné repartait pour le front de bataille, emmenant avec lui son jeune frère.
Enfin, quelques jours avant de prendre passage à bord du transatlantique pour rentrer dans mes foyers, je recevais du Général Turner l'invitation de visiter les camps de Frencham Pond et de Bramshot.
A Frencham Pond nous pouvions voir les troupes récemment débarquées du Canada. Elles subissaient, à cet endroit, le premier degré d'entraînement et de formation militaire. Elles étaient ensuite transférées à Bramshot où leur instruction militaire est parachevée.
A ces deux endroits, il me fut donné d'adresser la parole aux troupes canadiennes et aussi d'admirer leur belle tenue qui a soulevé, en Angleterre et en France, l'admiration universelle.
Ce jour que j'ai passé au milieu de nos officiers canadiens et de nos soldats, restera comme l'un des plus beaux de mon existence.
Je n'oublierai jamais l'impression causée par la marche du l0ième régiment de réserves (canadiennes-françaises) devant le colonel Desrosiers. On ne pouvait être témoin de ce défilé sans sentir courir dans tout son être un frisson d'enthousiasme et d'admiration.
Je me suis efforcé de faire part à nos soldats, dans l'un et l'autre camp, de nos sentiments d'orgueil et de notre gratitude, et je leur ai promis, d'apporter avec moi au peuple canadien, le message que je croyais lire sur chacune de leurs figures, et que l'on pourrait ainsi traduire: Courage, patience et confiance en la victoire.
Les exploits de tous ces braves canadiens, au moment où nous écrivons ces lignes, ont été couronnés de succès, et l'histoire de notre pays entourera les noms de ceux qui nous reviendront, comme de ceux qui seront tombés au champ d'honneur, d'une auréole de gloire immortelle.