Miss Rovel
The Project Gutenberg eBook of Miss Rovel
Title: Miss Rovel
Author: Victor Cherbuliez
Release date: April 6, 2009 [eBook #28523]
Most recently updated: January 4, 2021
Language: French
Credits: Produced by Daniel Fromont
Produced by Daniel Fromont
[Transcriber's note: Victor Cherbuliez (1829-1899), Miss Rovel (1875), édition de 1906]
VICTOR CHERBULIEZ
de l'Académie française
MISS ROVEL
QUINZIEME EDITION
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET CIE
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1906
Droits et traduction et de reproduction réservés.
MISS ROVEL
PREMIERE PARTIE
I
Tom Jones, s'il faut en croire son biographe, rencontra un soir dans les environs d'Upton un vieux misanthrope qui s'était fait ermite; on l'appelait l'homme de la montagne. Vêtu d'une peau d'âne, il vivait au fond d'un bois, où il n'avait pas de peine à éviter les passants, attendu qu'il n'y passait personne. Il employait ses journées, soit à contempler sa longue barbe blanche, soit à observer les plantes et les étoiles. Il professait que tout est beau dans l'univers, excepté l'homme, qui déshonore la création; sa misanthropie lui venait d'avoir été dans ses jeunes années abandonné par sa maîtresse, trahi par son ami, qui était son obligé. Tom Jones essaya vainement de lui faire entendre raison. "Pourquoi, lui disait-il, vous en prendre à tout le genre humain de vos injures particulières? Vous avez été la victime d'un accident fâcheux; mais, croyez-moi, je connais des hommes sans venin et des femmes sans tache.—Vous êtes encore bien jeune, lui répondit le vieillard, et à votre âge je pensais comme vous."
Raymond Ferray ne portait point une barbe blanche; au moment où commence cette histoire, il avait à peine trente-quatre ans. Il n'était point vêtu d'une peau d'âne, car, s'il s'inquiétait peu de déplaire aux autres, il tenait à se plaire à lui-même. Ce qui lui était commun avec l'homme de la montagne, c'est qu'ayant été, lui aussi, trahi par la femme qu'il aimait, son aventure l'avait rendu misanthrope ou, pour mieux dire, misogyne. A l'âge des passions sérieuses, il avait juré qu'il n'en aurait plus et mis les femmes au défi de forcer l'entrée de son coeur. Il se sentait protégé contre elles par la hauteur de son mépris.
Fils d'un médecin de province qui s'était établi à Paris, il était demeuré orphelin de fort bonne heure. Un oncle lui servit de tuteur, et lui fut plus utile pour gérer son patrimoine, qui n'était point méprisable, que pour le conseiller dans le choix d'un état. Il est superflu de dire aux vignobles de la Bourgogne qu'ils sont nés pour produire du vin; Raymond n'avait pas besoin qu'on l'aidât à démêler sa vocation. Après avoir balancé quelque temps entre la poésie et la science, il se résolut à les cultiver l'une et l'autre. Il estimait que l'exacte précision est la vertu des grands poètes, et que, si un peu de science éloigne de la poésie, beaucoup de science y ramène. Sa prodigieuse précocité d'esprit avait été l'admiration et l'effroi de ses professeurs. A dix-huit ans, il savait l'hébreu, le persan et l'arabe. La nature l'avait visiblement prédestiné au métier d'orientaliste. De taille moyenne, robuste et nerveux, maigre, basané, le nez aquilin, les yeux noirs, bien fendus, le regard à la fois vif et caressant, la bouche mince et un peu dure, il avait l'air d'un Arabe; sa physionomie offrait ce singulier mélange de douceur presque féminine et de fierté sauvage, presque féroce, qui est propre à l'Oriental. Ses camarades de lycée l'avaient surnommé le Bédouin. Dans leur bouche, ce sobriquet n'était pas une injure. S'ils goûtaient médiocrement ses manières brusques, où perçait quelque hauteur, en revanche ils appréciaient la sûreté de son commerce, la noblesse de son caractère généreux et franc comme l'or.
Sa barbe poussait à peine qu'il avait commencé à rassembler des matériaux pour écrire l'histoire de Mahomet, qui selon lui n'avait pas encore été écrite. Ce devait être son monument. Quelques juges compétents, qui étaient dans le secret de ses portefeuilles, assuraient que le futur biographe du prophète était un homme de génie, qu'il unissait à une vaste érudition une sagacité peu commune, qu'il était appelé à renouveler l'histoire de l'Orient par d'importantes découvertes. Comme Ansse de Villoison, Raymond aurait mérité d'être de l'Institut à vingt-quatre ans. Il s'en souciait peu; il avait l'humeur libre, volontaire, un peu cassante, répugnait à se laisser enrégimenter, et préférait infiniment la science aux corps savants.
Il approchait de la trentaine quand il publia le premier volume de son histoire de Mahomet, qui justifia toutes les prédictions de ses amis. Avant d'écrire le second, il voulut faire connaissance avec l'Arabie. Il y passa deux ans, parcourut à cheval ou à dos de chameau les vallons rocheux de l'Yémen, les pâturages du Nedjed, les plages sablonneuses de l'Asha, devisa sous la tente avec le Wahabite et le Bédouin. Par un trait d'audace qui aurait pu lui être fatal, il voulut visiter les saints lieux. Déguisé en derviche, il se fit recevoir dans une caravane de pieux pèlerins musulmans; il alla prier avec eux sur le tombeau du prophète, avec eux il fit sept fois le tour de la Caaba et baisa dévotement la pierre noire. S'il eût été reconnu, il aurait payé cher sa témérité, et, à vrai dire, il fut plus d'une fois en danger de sa vie; il dut son salut à son teint bronzé, à son nez aquilin, à sa merveilleuse possession de la langue et à son remarquable sang-froid. De retour à Djeddah, il écrivit un récit de sa prouesse, qui parut dans une revue célèbre et attira sur le faux pèlerin l'attention de l'Europe. Il publia peu après un recueil de sonnets faits de main d'ouvrier, où respiraient l'Arabie, l'immensité du désert, une sagesse rêveuse qui avait pris le turban.
Raymond n'était pas allé en Arabie à la seule fin d'y converser avec l'ombre de Mahomet; il s'était éloigné de Paris par obéissance. En coûte-t-il d'obéir quand on aime? Ce Bédouin avait le coeur ardent, il ne savait pas aimer à moitié. La belle Mme de P…, qu'il adorait, avait fait la sottise d'épouser un homme aussi violent que libertin, qui la rendait fort malheureuse. Raymond fut le confident de ses peines, bientôt il l'en consola; c'est un pas qui se franchit aisément. Il était depuis dix-huit mois le plus heureux des mortels, quand M. de P… fut atteint d'une de ces maladies qui ne pardonnent point. Il devint impotent, puis tout à fait perclus, perdit la vue, et les médecins déclarèrent qu'il n'avait plus longtemps à vivre. Mme de P…, qui joignait à la beauté toutes les délicatesses du coeur, dit un soir à Raymond: "Il me répugne de tromper un malade. Mon mari est condamné, respectons ses derniers jours. Allez au désert faire moisson de science et de gloire, illustrez un nom qu'avant peu je serai fière de porter. Quittons-nous pour quelque temps et jurez-moi de ne pas m'oublier."
Cette dernière recommandation était superflue. Raymond emportait en Orient cinquante projets de travaux, cent problèmes à résoudre et un souvenir adoré, qui donnait du prix à tout le reste. Il s'en entretenait avec lui-même dans toutes les langues qu'il savait. Quand on a le bonheur de parler l'arabe et celui d'être aimé de Mme de P…, deux ans d'exil passent comme un jour. Il reçut de sa maîtresse, chemin faisant, plusieurs missives des plus tendres; il s'en exhalait un parfum de passion qui lui semblait plus précieux mille fois que la myrrhe et que le baume de La Mecque. La dernière qui lui parvint lui apprit que M. de P… n'était plus de ce monde. Cette nouvelle le rendit un peu fou. Il employa huit heures consécutives à contempler la beauté de son avenir dans la fumée de son chibouque. Il se sentait de force à soulever des montagnes, à renouveler tous les miracles de Mahomet. Il lui semblait que, pareil au prophète, les pierres et les plantes le saluaient, que, s'il l'eût voulu, il eût mis la lune dans sa manche. Il répétait dans la joie de son coeur le verset du Coran: "Tu posséderas le jardin promis, qu'arrosent des eaux éternellement fraîches, qu'ombragent des arbres éternellement verts. Là tu seras visité par les anges, qui entreront par toutes les portes." Il n'en demandait pas tant; un ange suffisait à son paradis. Il passa la nuit accoudé à sa fenêtre, le regard perdu dans le firmament; il croyait y voir briller les yeux qu'il aimait
Quelques mois plus tard, il arrivait à Paris, le coeur en proie à cette délicieuse inquiétude qui accompagne les grandes espérances. Il se demandait: "Quel sera son premier mot? aura-t-elle la force de parler? aurai-je celle de rester debout devant elle? n'allons-nous pas mourir de joie l'un et l'autre?" Il arrive, il accourt. Un concierge bourru lui épargna la peine de gravir l'escalier qui menait à son paradis; cet homme cruel lui apprit que Mme de P… était en Italie, qu'elle y faisait son voyage de noces, s'étant remariée quinze jours auparavant à un agent de change sur le retour.
Le coup fut terrible, il atteignait en plein coeur un homme extrême dans tous ses sentiments, abandonné à sa passion comme un musulman à son destin. Raymond tomba dangereusement malade; pendant six mois, il fut entre la vie et la mort. Cependant la vigueur de sa constitution l'emporta. Il sortit vivant de son lit, mais il n'était plus que l'ombre de lui-même. Mahomet, l'Arabie, ses talents, ses rêves d'avenir et de gloire, il ne ressentait plus pour tout ce qu'il avait aimé ou espéré qu'une profonde et amère indifférence. Il était comme détaché de sa propre vie; le Raymond Ferray qu'il avait connu pendant trente ans lui semblait un étranger qui avait succombé aux suites d'un accident. Impatient d'oublier tout à fait ce mort, il résolut de quitter Paris pour dépayser ses souvenirs, d'aller enterrer dans quelque retraite fermée aux humains sa désespérance et ses colères, qui s'étendaient à toute la race d'Eve et d'Adam; car s'il détestait toutes les femmes, qui ne sont que caprice et mensonge, il ne pouvait pardonner aux hommes de se laisser gouverner par ce méchant et dangereux animal. Il se trouva que, pendant son séjour en Arabie, un de ses oncles, marié à une Genevoise, était mort sans enfants, laissant à son neveu une petite terre située à trois quarts de lieue de Genève. Il s'avisa que cette terre, qui s'appelait l'Ermitage, pouvait bien être son fait. Dès qu'il fut en état de voyager, il se mit en route pour visiter son héritage, qui lui plut. Une jolie maison plantée sur la crête d'un coteau, un jardin, un verger en pente, trois grands saules au milieu d'un pré, dans le bas un petit bois de frênes et de peupliers au bord d'une eau courante,—pouvait-il trouver mieux? S'il avait résolu de s'enterrer, il n'était pas de ces gens à qui tout est égal, et qui, pourvu qu'on ne les secoue pas, s'accommodent d'un enterrement de dernière classe. Il entendait jouir de quelque confort dans son cercueil; il y fut bientôt installé.
Le prince de Ligne a dit que l'agriculture et la métaphysique sont deux retraites honorables, où, si l'on peut encore être trompé, du moins on ne l'est plus par les hommes. Raymond, qui avait de la facilité pour tout, s'entendit bien vite à cultiver son jardin; il y employait le meilleur de son temps. Le soir, il philosophait. Il avait répudié à jamais ses études favorites, comme si elles eussent été les complices de son infortune; l'arabe et le persan lui étaient également odieux, il rougissait de penser qu'il avait composé jadis dans la langue de Saadi des madrigaux en l'honneur des beaux yeux de Mme de P… Cependant, comme il fallait quelque occupation à un esprit si actif, il conçut le projet de traduire en vers Lucrèce, ce hautain contempteur des dieux et des passions, le plus sombre des grands poètes, le seul qu'il prît encore plaisir à lire. Il en possédait une édition rare, qu'il fît magnifiquement relier. C'était son évangile. Il jugea inutile d'écrire dans la marge comme certain commentateur anglais: "Nota bene, quand j'aurai terminé mon livre sur Lucrèce, il faudra que je me tue." Sortant à peine d'une maladie qui l'avait rudement éprouvé, il aimait à se persuader qu'il en avait dans l'aile, et que sa vie serait plus tôt finie que sa traduction.
Quelle que fût son aversion pour les femmes, Raymond en avait une avec lui, et il se fût difficilement passé de sa compagnie. Cette femme était Mlle Agathe Ferray, sa soeur. Mince, fluette, presque diaphane, boitant légèrement du pied gauche, la vue basse, les yeux clignotants, le nez pointu, remuant sans cesse les lèvres comme si elle eût marmotté d'éternels orémus ou secrètement conversé avec elle-même, elle avait l'air attentif et inquiet d'une souris occupée à grignoter une pensée. Assurément elle n'était ni belle ni jolie; mais le sourire qui éclairait ce visage éveillé était presque divin,—il exprimait une mansuétude infinie et comme un abîme de bonté. Si Mlle Ferray voulait du bien à toute la création, y compris ses poules et ses chats, elle réservait à son frère le fond de son coeur. Elle avait douze ans de plus que lui et lui avait tenu lieu de mère dans son enfance. Pour ne point le quitter, elle avait refusé dans le temps un parti honorable. Ce frère, qui la rudoyait quelquefois, était sa gloire, son dieu et son roman; elle croyait à son génie, elle lui rendait un culte. Aussi fut-elle navrée de douleur quand il lui annonça sa résolution d'abandonner Paris et de briser sa carrière pour vivre désormais en ermite. Elle avait peine à concevoir que, parce que Mme de P… avait épousé un agent de change, ce fût une raison pour renoncer à tout. Après avoir hasardé quelques timides observations, qui furent mal accueillies, elle se résigna. Elle affecta même d'approuver son frère, d'entrer dans sa querelle avec la vie; toutefois elle se promettait de ramener ce coeur aigri. Elle était optimiste par tempérament; elle tenait,—c'était son mot,—que tout finit par s'arranger, et croyait du meilleur de son âme à une Providence incessamment occupée de débrouiller les cas embrouillés, de raccommoder, de ravauder, de rhabiller, de redresser les affaires et les gens qui clochent. Elle se dit qu'il fallait laisser passer la première fougue d'un désespoir qui lui semblait excessif; pleine de confiance dans l'action bienfaisante du temps, elle tint pour assuré que la raison aurait son jour. En attendant, cette excellente ménagère s'appliquait à rendre la vie agréable à son malade. Elle lui faisait bonne chère, et, faute de mieux, elle l'encourageait à tailler ses rosiers et à traduire Lucrèce. A peine Raymond eut-il passé trois mois à l'Ermitage, elle eut la joie de voir sa santé se raffermir, son humeur s'adoucir, l'âpreté de son chagrin se changer en ce que le fabuliste appelle les sombres plaisirs d'un coeur mélancolique. Il est certain que l'Ermitage était un endroit charmant. Le printemps, un ruisseau, un saule, un rossignol,—c'est à peu près le bonheur pour qui n'y croit plus.
Si bien qu'on s'y prenne pour vivre en solitaire, il est rare qu'on n'ait quelque voisin. A une portée de fusil au-delà du ruisseau que Raymond aimait à voir courir, s'élevait une maison fort élégante: elle était louée chaque année par son propriétaire à quelqu'un de ces nombreux oiseaux de passage que la belle saison attire à Genève. Cette villa, qu'on nommait la Prairie, était demeurée vide et close pendant plusieurs mois; mais dans les premiers jours d'août elle ouvrit ses portes et ses fenêtres, et une étrangère en prit possession. C'était une Anglaise qui approchait de la quarantaine, et qui s'était rendue célèbre dans tous les pays civilisés par sa beauté miraculeusement conservée, par l'élégance suprême de sa taille, par son port de sultane ou de déesse, et surtout par le nombre et l'éclat de ses aventures, dont quelques-unes avaient été fort bruyantes.
Lady Rovel n'était point de ces femmes qui se cachent, ou qui composent avec le monde, ou qui disent une chose et en font une autre. Ce que lady Rovel faisait, elle le disait; ce qu'elle disait, elle le faisait. Elle était à sa façon une femme à principes, elle professait ouvertement les siens, et déclarait tout haut que sans aventures la vie serait d'un ennui mortel, qu'elle était venue au monde pour y faire sa volonté et que sa volonté bien arrêtée était de ne point s'ennuyer, qu'au surplus elle ne devait qu'à elle-même compte de ses actions, et que le qu'en-dira-t-on n'en impose qu'aux sots. Quand une Anglaise se décide à jeter son bonnet par-dessus les moulins, elle le lance si haut que la terre entière le voit tomber.
Lady Rovel avait épousé à seize ans le gouverneur d'une des Antilles anglaises. Ayant constaté après quelques années de mariage que son humeur était absolument incompatible avec celle de l'honorable sir John Rovel, elle avait quitté la Barbade pour revenir en Europe, où elle promenait de capitale en capitale ses cheveux châtains tressés en couronne, ses robes un peu trop voyantes et ses innombrables fantaisies. Superbe, impérieuse, elle savait bien tout ce qu'elle valait, se laissait longtemps adorer en pure perte, désespérait son monde, et tout à coup se rendait comme par un effet mystérieux de la grâce. Les heureux de ce monde qui avaient eu part à ses bontés, et parmi lesquels figuraient de très-grands personnages et une tête couronnée, s'étaient vus traités par elle comme des sujets par leur souveraine. Elle exigeait d'eux une soumission absolue, les menait le bâton haut, et à la moindre incartade rompait avec eux sans retour. Le fond de l'affaire est que, comme Diogène, sa lanterne à la main, elle cherchait un homme. Elle avait cru plus d'une fois le trouver, et n'avait pas tardé à s'apercevoir qu'elle s'était trompée; mais, quand on a le goût de la science et le génie des découvertes, on ne se rebute pas aisément. Elle continuait de chercher, elle ne désespérait pas de trouver.
Sa dernière méprise avait été un prince valaque dont elle s'enticha au point de partir avec lui pour la Syrie. Ce prince de hasard ayant fait une assez médiocre figure dans une rencontre avec des brigands, elle le bannit de son coeur dans la minute et le planta là. Elle se fut volontiers consolée de son erreur en liant partie avec le chef de bande qui l'avait détroussée. Il se trouva qu'en dépit de sa physionomie romantique ce coupeur de bourses était peu galant, qu'il prisait beaucoup plus une belle rançon qu'une belle femme. Furieuse de sa double déception, lady Rovel, dès qu'elle eut recouvré sa liberté, repassa en Europe et vint en Suisse se refaire de ses lassitudes. En arrivant à Genève, elle consulta un médecin qui lui conseilla la campagne, le repos et le lait d'ânesse. Sans se soucier du déplaisir qu'elle allait causer à un ex-arabisant, elle vint se loger dans son voisinage, se proposant d'y passer la fin de l'été.
Elle prenait assez régulièrement son lait d'ânesse, et ce n'est pas là ce qui incommodait Raymond; mais il goûtait peu sa façon d'entendre et de pratiquer le repos. Il est des femmes à qui la Faculté recommande en vain la solitude, qui leur est interdite par la nature. Elles exercent une puissance d'attraction à laquelle rien ne résiste; où qu'elles se posent, elles y deviennent le centre d'un tourbillon. Enfermez un rayon de miel dans un buffet, vous serez bien habile si vous empêchez les mouches d'y courir. Lady Rovel n'était pas depuis trois jours dans sa Prairie que tous les étrangers de distinction qui se trouvaient de passage à Genève eurent vent de son arrivée. Elle connaissait toute l'Europe, et toute l'Europe la connaissait. Jeunes ou vieux, les uns conduits par l'habitude, d'autres par la curiosité, d'autres encore par l'espérance, s'empressèrent de forcer sa porte. Elle tint bientôt cour plénière, et cette cour était bruyante. Tout ce monde allait et venait à cheval ou en voiture; on déjeunait sur l'herbe, on dînait et on soupait sur la terrasse, on tirait le pistolet, on causait et on riait. Il y avait le soir des illuminations vénitiennes et des concerts qui se prolongeaient fort avant dans la nuit. Ce grand hourvari chagrinait cruellement les oreilles de Raymond et interrompait ses muets entretiens avec les sylvains de son petit bois, qui avait perdu son mystère. Ce malade aurait volontiers fait mettre de la paille devant sa porte: il adorait les longs silences. Le seul bruit qu'il pût agréer était le murmure d'une eau qui s'écoule, les confidences qu'un peuplier échange à mots couverts avec le vent, et, passé minuit, l'aboiement lointain d'un chien de garde qui a des raisons avec un passant ou avec la lune.
Lady Rovel avait deux enfants, un fils qui était resté à la Barbade avec son père, et une fille qu'elle avait amenée en Europe. Miss Meg Rovel n'avait pas encore attrapé ses seize ans. C'était une blonde aux yeux noirs, bien prise dans sa taille, très-formée pour son âge, pleine de force, de santé, vive, remuante, le pied et la main toujours en l'air. On la traitait en enfant, et ce n'était que justice, bien qu'elle s'en plaignît et maugréât contre les robes courtes qu'on la condamnait à porter;—mais cette enfant en pleine sève promettait déjà d'être un jour aussi belle que sa mère. L'une était une admirable fleur de serre chaude; en voyant l'autre, on pensait à une superbe pêche d'espalier. Encore un peu de pluie et de soleil, et demain le fruit sera mûr: heureux qui le mangera!
Meg avait été pour sa mère tour à tour une idole et un embarras. Lady Rovel était fière de cette beauté naissante; mais c'est un grand rémora qu'un enfant dans une vie très-accidentée et très-vagabonde. Quand lady Rovel avait le coeur inoccupé, elle se persuadait qu'elle était la plus tendre des mères et ne voyait rien de plus adorable que sa fille. Cette illusion durait tant bien que mal jusqu'au jour où elle se flattait derechef d'être sur la piste de l'homme idéal. Elle passait alors un nouveau bail avec ses passions, et, tout entière à son caprice, elle entreposait Meg quelque part, comme on se débarrasse d'un paquet qui gêne. Après quoi, son expérience ayant avorté comme les précédentes, dégrisée de sa chimère et renonçant pour jamais, c'est-à-dire jusqu'à la nouvelle lune, à trouver le phénix dont le rêve l'obsédait, il lui souvenait subitement qu'elle avait une fille, que cette fille était nécessaire au bonheur de sa vie. Comme elle avait au repos une excellente mémoire, elle se rappelait exactement où elle l'avait posée, et courait l'y chercher.
C'est ainsi que les choses s'étaient passées à son retour de Syrie, et voilà comment il se faisait que Meg était devenue, elle aussi, la voisine de Raymond Ferray. Si tendre mère qu'elle fût, lady Rovel ne trouvait dans sa vie tourbillonnante que trois minutes chaque jour pour s'occuper de l'éducation de sa fille. L'enfant croissait comme il plaisait à Dieu, sous la garde d'une négresse langoureuse nommée Paméla, laquelle ne la gardait guère, sa seule étude étant de se requinquer, de contempler son nez camus et ses dents blanches dans un petit miroir de poche qui ne la quittait pas. Aussi Meg était-elle à peu près la maîtresse absolue de l'emploi de son temps. Le travail qu'elle préférait à tous les autres était de jouer à la crosse, de se balancer sur les échaliers, de grimper aux arbres, de pêcher des écrevisses dans le ruisseau, de déchirer ses robes à toutes les broussailles. Dans ses promenades, elle échappait sans cesse à l'indolente Paméla, qui la redemandait à tous les échos, criant d'une voix nasillarde: "Meg, revenez donc! Meg, où êtes-vous? Meg, prenez-y garde, les écrevisses vous mangeront!" Raymond entendait de son jardin ces longs appels, et souhaitait de tout son coeur que Meg fût mangée une fois pour toutes. Il avait d'autres griefs plus sérieux contre cette terrible enfant. Elle avait des notions assez vagues sur le tien et le mien, un goût prononcé pour la maraude. Il la soupçonnait de franchir quelquefois le ruisseau pour venir faire main basse sur ses espaliers. Il la guetta, la surprit en flagrant délit; mais, souple comme une anguille, la jeune picoreuse lui glissa entre les doigts et s'enfuit à toutes jambes en le narguant.
Mlle Agathe Ferray était loin de partager les ires de son frère contre leurs voisines. L'indulgence, cette fille du ciel, s'était bâti dans son coeur un temple inviolable, le sanctuaire de ses grâces. Cette débonnaire personne comprenait tout, excusait tout, pardonnait tout. Lorsqu'on lui contait les forfaits de quelque sacripant, elle commençait par se récrier, par s'indigner, puis elle ajoutait bien vite: "Et pourtant, quand on y réfléchit, cela s'explique, et si l'on pouvait obtenir de ce scélérat qu'il promît de ne pas recommencer, eh! bon Dieu! il faudrait lui pardonner." S'il y avait beaucoup de gens du caractère de Mlle Ferray, il n'y aurait plus de procès dans ce monde, les tribunaux chômeraient, les avocats fermeraient boutique. Ses yeux révélaient les exquises bienveillances de son âme, ils semblaient crier comme les anges du Seigneur: Paix sur la terre! bonne volonté envers les hommes! Au surplus, elle avait une autre raison de prendre en patience les déportements de lady Rovel et de sa fille. Pour sainte qu'elle fût, elle ne laissait pas d'être femme; elle ne s'accommodait guère d'une vie trop unie, à l'abri de tous les incidents. Je soupçonne que sainte Thérèse elle-même n'était pas fâchée d'avoir des voisins et de savoir ce qui se passait de l'autre côté de sa haie,
…… car pour les nouveautés On peut avoir parfois des curiosités.
Ce sont les fines épices des vies innocentes. Comme les femmes ont des grâces d'état pour apprendre ou deviner ce qu'elles veulent savoir, et qu'on aime toujours à exercer ses talents, trois jours avaient suffi à Mlle Ferray, sans se remuer beaucoup, pour découvrir à peu près qui était lady Rovel et pour imaginer le reste.
A l'insu de son frère, elle eut l'occasion de voir de près cette lionne britannique et de faire envers elle acte de courtoisie. Les plates-bandes de l'Ermitage renfermaient d'épais buissons de roses mousseuses d'une incomparable beauté. Lady Rovel, passant à cheval sur le chemin, avisa ces roses à travers la grille, et commanda sans autre cérémonie à son groom de lui en apporter un bouquet. Mlle Ferray, qui se trouvait là, s'empressa de satisfaire à cet auguste désir. Elle fit le bouquet, se donna le plaisir de l'offrir en personne, et fut récompensée de son obligeance par un signe de tête et un sourire olympiens.
Deux jours plus tard, se promenant au bord du ruisseau, elle aperçut Meg assise sur l'autre rive, les jambes ballantes, et causant avec une pie apprivoisée qui faisait ses délices. Mlle Ferray ajusta son lorgnon sur son nez. Après quelques instants de muette contemplation: "Ma belle enfant, s'écria-t-elle, au lieu de voler des pêches, pourquoi n'en demandez-vous pas?"
Meg répondit effrontément: "Chère mademoiselle, c'est que les pêches volées ont meilleur goût que les autres."
Et, se levant, elle lui tira sa révérence.
Loin de se scandaliser de l'impertinence de Meg, Mlle Ferray avait emporté de son court entretien avec elle une vive admiration pour ses grands yeux noirs, qui semblaient lui manger le visage, et une profonde pitié pour cette enfant abandonnée, pour l'avenir qui lui était réservé. Les exemples que miss Rovel avait sous les yeux, les conversations qu'elle entendait dans le salon de sa mère, les longues heures qu'elle passait dans la solitude, qui est bien souvent l'avocat du diable, tout devait contribuer également à pervertir cette jeune âme. Qui la sauverait d'elle-même et des autres? L'excellente demoiselle rumina le cas dans sa tête; à la campagne, on a du temps pour suivre ses pensées, et les siennes couraient si vite qu'elle avait souvent peine à les rattraper.
II
Un matin que Raymond arpentait son verger avec sa soeur, il redoubla de plaintes sur le fâcheux voisinage dont l'affligeaient les destinées. La veille au soir, la lune étant dans son plein, lady Rovel avait imaginé de dresser sa table au bord du ruisseau qui formait la limite des deux propriétés. Après le souper, les violons, les hautbois et le cor de chasse avaient tenu Raymond éveillé jusqu'à l'aube. Pour l'achever, son jardinier venait de l'informer qu'une nouvelle insulte avait été faite à ses fruits; cinq ou six de ses plus belles pêches avaient disparu avec la branche qui les portait. Raymond avait donc sujet de pester contre les hautbois de lady Rovel et contre les hauts faits de miss Meg. Il déclara que sa patience était à bout, qu'il aviserait aux moyens de protéger son sommeil et ses espaliers.
Mlle Ferray vénérait trop son frère pour le contredire ouvertement. Elle était toujours de son avis, quitte à reprendre en détail tout ce qu'elle lui avait concédé en gros; c'est encore un art où les femmes excellent. Elle abonda dans son sens, épousa tous ses griefs; puis elle lui représenta timidement que la nuit, quand la lune éclaire, un air de hautbois n'est pas désagréable, qu'à l'égard des pêches il n'était point démontré que ce fût miss Rovel qui les eût mangées. Elle ajouta que cette pauvre petite, comme elle l'appelait, ayant été surprise en flagrant délit, il n'y avait pas d'apparence qu'elle se permît de récidiver, que la leçon lui avait sans doute profité, que l'Ermitage n'avait plus rien à craindre de ses entreprises.
Elle en était là de sa démonstration quand elle avisa au bout du verger comme une grosse boule noire qui passait d'un bond par-dessus la haie. Son frère, qui avait la vue très-longue et très-nette, lui certifia que cette boule se composait d'un poney et d'une amazone, l'un portant l'autre, et que cette amazone était Meg, qui se livrait à des exercices de haute école. Le saut périlleux qu'elle venait de faire exécuter à sa monture ne fut pas des plus heureux. Le poney tomba d'un côté, Meg de l'autre; mais elle n'était pas à la merci d'une chute. Elle se ramassa bien vite, se remit en selle, sangla au poney un grand coup de cravache, et le lança au travers du verger. Le regain était magnifique cette année; l'herbe montait jusqu'aux branches basses des pommiers, et les poiriers en avaient jusqu'aux genoux. Raymond poussa un cri d'indignation et se précipita au-devant de l'ennemi; mais l'ennemi le vit venir, se rabattit brusquement sur le bois, gagna de toute la vitesse de ses quatre jambes un endroit où le lit du ruisseau se resserrait assez pour qu'à la rigueur il fût possible de l'enjamber. En un clin d'oeil, l'enjambée fut faite, et, se sentant hors d'atteinte, Meg gagna du pays en entonnant un hurrah victorieux.
"Pour le coup, c'en est trop!" s'écria Raymond dès qu'il eut repris haleine, et il courut incontinent chez lady Rovel pour lui signifier que charbonnier entendait être maître chez lui.
Il remit sa carte à un valet de chambre, qui l'introduisit dans un petit salon où il attendit quelque temps. Enfin une porte s'ouvrit, et lady Rovel parut, vêtue d'un riche peignoir à dentelle; ses cheveux, négligemment coiffés, se jouaient sur des épaules que Junon lui aurait enviées. Elle sortait du bain, fraîche, reposée, le teint éblouissant, belle comme un soleil d'été qui surgit du sein des eaux. Malgré son parti-pris, l'ennemi des femmes ne put se défendre d'une sorte de saisissement. Il composa aussitôt son visage et lui interdit de trahir son indigne faiblesse. Il examinait lady Rovel, et lady Rovel l'examinait. D'entrée de jeu, elle fut frappée de sa figure énergique, expressive, du feu de son regard. Il lui parut à vue de pays que ce petit homme maigre pouvait bien être quelqu'un. Au demeurant, elle ne doutait pas qu'il ne fût venu lui présenter ses devoirs ou ses hommages, peut-être la remercier de ce qu'elle avait daigné admirer ses roses; sûrement il avait l'intention de déposer à ses pieds ses plates-bandes, son verger, sa maison, son boeuf, son âne et sa propre personne. Elle était accoutumée à de tels empressements.
Elle s'avança vers Raymond en attachant sur lui un regard qui n'était ni dur, ni méprisant, et lui fit signe de s'asseoir.
"Si je ne me trompe, monsieur, nous sommes voisins de campagne, lui dit-elle.
—Oui, madame, pour mon malheur," répondit-il sèchement.
Cette réponse et le geste qui l'accompagnait firent reculer d'un pas lady Rovel; elle ne souffrait guère qu'on lui parlât sur ce ton. Elle observa de nouveau Raymond, le toisa de la tête aux pieds, comme pour prendre la mesure du faquin. Elle se disait: "Quel est cet insecte? d'où sort-il? à qui en a-t-il? Serait-il assez court d'esprit pour ignorer à qui il parle?"
Cependant plus elle le regardait, moins elle réussissait, en dépit de ses efforts, à se convaincre que Raymond fût un insecte. Elle se tira d'affaire en se remontrant à elle-même qu'elle s'était trompée, qu'elle avait pris pour de l'insolence une déclaration bourrue, l'emportement d'un désespoir amoureux, que sans doute Raymond avait voulu dire: "Je suis bien malheureux d'être votre voisin, madame, car, si la Prairie ne confinait pas à l'Ermitage, je n'aurais pas l'occasion de vous voir passer devant ma grille, et la tranquillité de mon coeur comme le repos de mes nuits courraient moins de dangers."
Satisfaite de cette interprétation, qui sauvait tout: "Expliquez-vous, monsieur, reprit-elle en s'asseyant. Pourquoi êtes-vous si désolé de m'avoir pour voisine?
—Excusez-moi, madame, lui répondit-il. Je suis un original, j'ai l'humeur solitaire, et tous mes voisins me déplaisent, quels qu'ils soient, à plus forte raison quand ils ont un goût qui me paraît exagéré pour le cor de chasse. Je conviens toutefois que j'aurais tort de vous reprocher votre petite sérénade de la nuit dernière et l'insomnie qu'elle m'a procurée. Convenez de votre côté que, s'il vous est permis de faire chez vous tout ce qui vous plaît, mes droits de propriétaire sont aussi sacrés que les vôtres. Or vous avez une fille qui, permettez-moi de vous le dire, est une enfant fort mal élevée et qui n'a pas une idée très-claire du tien et du mien. A plusieurs reprises, elle est venue me voler mes pêches, et tantôt elle a pris la liberté de franchir ma haie et de faire caracoler son cheval au beau milieu de mon pré. Veuillez, je vous prie, la tenir de plus court ou la chambrer quelquefois pour lui donner certains éclaircissements sur ses droits et ses devoirs, dont elle me paraît avoir besoin."
Lady Rovel avait éprouvé pendant ce discours un accès d'étonnement et d'indignation dont elle fut presque suffoquée. Qu'un homme eût l'insigne fortune de se trouver tête-à-tête avec elle à l'heure où elle venait de sortir du bain, et que cet homme fût assez dénué de raison, assez destitué de tout jugement, assez abandonné de tous les dieux, pour employer ces courts, ces précieux instants à lui parler de ses pêches et de son foin, une telle sottise avait quelque chose de si insolite, de si étrange, de si baroque, qu'elle ne pouvait y croire, et qu'elle se demandait si c'était bien arrivé. Dès qu'elle fut revenue de sa stupeur, se levant brusquement:
"Monsieur, dit-elle, soyez assez bon pour calculer au plus juste ce que peuvent valoir votre foin et vos pêches; envoyez-moi votre note, on la paiera rubis sur l'ongle.
—Je ne vous enverrai point de note, madame, répliqua-t-il. Je désire seulement que vous adressiez à votre fille quelques avertissements salutaires, afin que je sois dispensé à l'avenir de vous importuner de mes plaintes.
—Eh! monsieur, reprit-elle en élevant la voix, sachez qu'un homme qui a un peu d'esprit ou un peu de caractère,—l'un ne va guère sans l'autre,—ne se plaint de rien à personne, qu'il règle toutes ses petites affaires lui-même, et se fait lui-même justice. Si vous surprenez Meg maraudant chez vous, tâchez de la prendre et mettez-la en fourrière. Je verrai ensuite à débattre avec vous le prix de sa rançon. Cela me procurera l'infini plaisir de revoir un homme qui, je vous l'avoue, a réussi à m'étonner, et Dieu sait combien aujourd'hui mes étonnements sont rares."
Là-dessus, l'ayant salué avec une politesse ironique, elle se dirigea rapidement vers la porte. Au moment où elle mettait la main sur le loquet, elle retourna la tête, regarda une fois encore cet homme prodigieux d'un air d'étonnement mêlé de profond dédain, comme elle eût contemplé dans quelque baraque de foire un albinos, un veau à trois têtes, ou tout autre phénomène du même genre. Puis elle murmura entre ses dents: "What a bear!
—Je sais l'anglais, madame, lui dit gracieusement Raymond en s'inclinant.
—Was fur ein Bär! reprit-elle.
—Et l'allemand, ajouta-t-il.
—En ce cas, qué oso!
—Et un peu d'espagnol," fit-il.
Elle se mit à rire à gorge déployée, et s'écria: "Fort bien, monsieur. J'aurais dû commencer par vous dire en bon français que vous êtes un des ours les plus mal léchés que j'aie jamais rencontrés dans la grande foire de ce monde." Et à ces mots, elle disparut.
Raymond rentra chez lui assez mal édifié de l'accueil qui avait été fait à ses doléances, et très-résolu d'administrer à miss Rovel la plus verte des leçons, si jamais elle lui tombait sous la main; mais le destin, qui se rit de nos colères aussi bien que de nos amours, avait décidé que ce jour même, loin de prendre vengeance de son jardin fourragé et de son herbe outrageusement foulée, il rendrait à Meg le plus essentiel des services en la tirant d'un mauvais pas où l'avait engagée une de ses innombrables étourderies.
Dans l'après-midi, il avait fait une promenade avec sa soeur. Au retour, comme ils allaient passer devant la Prairie, leur attention fut subitement attirée par des cris stridents de fureur et de désespoir, qui n'avaient rien d'humain. On eût dit tantôt l'effroyable gémissement poussé par un voyageur qui en escaladant un précipice sent se rompre la corde qui l'attache à ses compagnons, tantôt les piailleries aiguës d'un poulailler envahi par une fouine, ou le rauque rugissement d'une bête fauve tombée dans quelque embûche et qui proteste avec rage contre sa captivité.
Mlle Ferray tressaillit, pâlit, s'arrêta: "Que se passe-t-il donc chez nos voisins? dit-elle à Raymond. Je crois en vérité qu'on y égorge quelqu'un.
—La belle affaire! lui répondit-il en haussant les épaules. Je crois reconnaître la voix de miss Meg. Cette charmante enfant aime la musique comme sa mère."
Il se disposait à continuer son chemin. Elle le retint par le pan de son habit, l'assurant qu'il était arrivé quelque grand malheur, et qu'on appelait au secours. Les cris ayant redoublé d'intensité, elle se suspendit à son bras et l'entraîna le long de l'avenue d'acacias qui conduisait chez lady Rovel. Lorsque l'homme de la montagne,—Fielding nous en est garant,—entendit du haut d'une colline les appels désespérés d'une malheureuse qu'un malandrin s'apprêtait à juguler, il laissa Tom Jones voler seul à sa défense; impassible, il s'assit sur le gazon et se mit à contempler le ciel. Raymond n'était point un misanthrope aussi consommé que l'homme de la montagne; il n'est pas donné à tout le monde d'être parfait dans son métier.
Ayant traversé le vestibule sans rencontrer personne, il pénétra dans une antichambre qui contenait une grande armoire en vieux chêne fermée à double tour. C'est de cette armoire que partaient les cris. A deux pas de là, une négresse effarée marmottait des patenôtres, poussait de fréquents hélas! levait les bras au ciel, ne sachant à quel saint se vouer. Les gens perplexes sont toujours heureux de trouver à qui parler. La négresse courut à Raymond, et, s'efforçant de dominer le vacarme, elle lui expliqua en anglais que, Meg ayant eu l'indiscrétion d'essayer une robe de sa mère et la maladresse d'y faire un accroc, lady Rovel, fort irritée, l'avait enfermée dans l'armoire en vieux chêne, que sur ces entrefaites trois messieurs étaient venus la voir, qu'elle était sortie avec eux à cheval, qu'avant de sortir elle avait oublié de mettre l'enfant en liberté, qu'on ne savait quand elle rentrerait, ses promenades étant quelquefois fort longues, et qu'il était à craindre qu'avant son retour Meg ne mourût dans les convulsions. C'est ce qui faisait de Paméla la plus embarrassée de toutes les caméristes. Pendant la première demi-heure, Meg avait affecté par bravade de rire, de chanter, de dire que c'est une fort belle chose qu'une armoire et qu'elle se trouvait à merveille dans la sienne, après quoi, sentant l'air lui manquer, la crainte d'étouffer l'avait prise, et elle avait tenté d'enfoncer la porte, qui lui avait résisté. Alors, appelant Paméla, elle l'avait conjurée de lui donner la clé des champs, et, Paméla l'ayant suppliée à son tour d'avoir un peu de patience, elle l'avait injuriée, puis menacée, et enfin elle s'était mise à crier, et elle criait encore. Il était difficile de comprendre que ses jeunes poumons pussent suffire à de si prodigieux efforts.
Raymond demanda à la négresse si elle savait où était la clé de l'armoire. Paméla répondit que oui; mais elle lui représenta en se signant combien il était dangereux de se jouer à lady Rovel, d'ouvrir une porte que lady Rovel avait fermée, enfin de contrecarrer lady Rovel dans la moindre de ses volontés, qui étaient aussi sacrées que la loi et les prophètes. Raymond coupa court à ses remontrances en lui intimant l'ordre d'aller chercher la clé. Elle la lui remit en tremblant; il ouvrit aussitôt l'armoire. Pâle, échevelée, Meg sortit d'un bond de son cachot et s'élança au milieu de la chambre, attachant son oeil en feu sur son libérateur, prête à lui sauter au visage comme une jeune chatte qui, la griffe allongée, confond amis et ennemis, et cherche à qui s'en prendre de son malheur.
Son mouvement avait été si brusque, son attitude était si menaçante, que la bonne Mlle Ferray ne put réprimer un geste d'effroi; elle recula précipitamment vers la porte en couvrant ses yeux de sa main, comme pour les mettre hors d'insulte. Sa frayeur parut plaisante à Meg, dont la colère s'évanouit aussitôt et fit place à un accès d'hilarité bruyante, presque convulsive, à laquelle succéda une demi-pâmoison. Elle serait tombée toute raide sur le plancher, si Mlle Ferray ne l'eût reçue dans ses bras, et, l'asseyant sur une chaise, ne lui eût fait respirer un flacon de sels. Meg ne tarda pas à reprendre ses sens. Le premier usage qu'elle en fit fut de considérer attentivement Raymond, qui la regardait le sourcil froncé. Il commençait à se reprocher le sot mouvement de commisération qui lui avait fait rendre service à son ennemie. Sa figure était si parlante que Meg devina sans peine ce qui se passait en lui.
"Quel drôle d'air vous avez! lui dit-elle en partant d'un nouvel éclat de rire. Vous vous repentez de votre bonne action! Ce qui m'ennuie, moi, c'est que bienfait oblige, et que me voilà condamnée à ne plus vous voler vos pêches.
—Vous nous en demanderez, lui dit Mlle Ferray.
—Demander! demander! dit-elle en faisant la moue; c'est bien plus commode de prendre."
Sur ces entrefaites, la négresse, qui jusqu'alors s'était tenue prudemment à distance, voyant sa jeune maîtresse revenue à des dispositions plus pacifiques, s'approcha d'elle, et avec force circonlocutions lui insinua qu'elle venait de faire une petite provision d'air, que partant il ne lui restait plus qu'à rentrer bien gentiment dans son armoire, afin que sa terrible mère la retrouvât où elle l'avait laissée. Meg jugea la proposition fort incongrue. "Sais-tu quoi, Paméla? lui dit-elle; maman a tant d'idées en tête qu'elle s'embrouille quelquefois dans ses comptes. Je gagerais qu'en ce moment elle se ressouvient vaguement qu'elle a mis quelqu'un dans une armoire, et pourvu qu'elle y retrouve quelqu'un, elle sera contente. Fais-moi l'amitié de t'y mettre à ma place, et tout sera pour le mieux."
Paméla, qui goûtait peu cette substitution, soutint que lady Rovel, en dépit de l'abondance de ses idées, avait une redoutable exactitude de mémoire, et que son dévoûment serait en pure perte.—Seigneur Jésus! que va dire milady? s'écriait-elle d'un ton tragique, tout en se regardant à la dérobée dans son petit miroir de poche, doux exercice qu'elle pratiquait au milieu même de ses plus graves préoccupations. Mlle Ferray mit fin à ce débat en déclarant qu'elle prenait tout sur elle, qu'elle assumait toutes les responsabilités, qu'elle se chargeait de toutes les explications, bref qu'elle se faisait fort d'obtenir le pardon de Meg. "Accompagnez-nous à l'Ermitage, ma chère enfant, lui dit-elle. Je vous ramènerai ici tout à l'heure, et si votre mère veut absolument punir quelqu'un, c'est moi qui passerai la nuit dans l'armoire.
—Tôpe! cela me va, s'écria Meg en lui jetant familièrement le bras autour de la taille; mais jurez-moi que, quand je serai chez vous, monsieur votre frère ne me mangera pas."
Mlle Ferray la menaça du doigt; elle n'admettait pas qu'on parlât jamais légèrement ni du bon Dieu, ni de M. Raymond Ferray. Puis se penchant à son oreille: "Rassurez-vous, lui dit-elle, ses yeux sont plus grands que sa bouche."—Et aussitôt que Meg eut mis son chapeau, elle l'emmena à l'Ermitage. Chemin faisant, elle lui fit beaucoup de questions, accompagnées de beaucoup de caresses, que Meg recevait d'un air dégagé, en princesse qui connaît sa naissance et son mérite, et se flatte d'avoir droit à toutes les prévenances.
Mlle Ferray avait ceci de rare chez les personnes disgraciées par la nature, qu'elle adorait la beauté partout où elle la trouvait, dans une jolie femme comme dans une jolie plante. La beauté est une harmonie, et Mlle Ferray avait une belle et bonne âme qui éprouvait le besoin de croire que tout est harmonieux dans ce monde, qu'il a été créé par un grand musicien, lequel fait cheminer les astres et tourner la terre au son de son violon, et ne se permet les dissonances que pour préparer et faire valoir l'accord final. Si Mlle Ferray avait eu la tête métaphysique, elle se serait fait à elle-même de longs raisonnements pour se convaincre que les désordres apparents de la nature et de la vie contribuent à l'ordre universel. Une rose dans sa fraîcheur et les grâces d'un jeune sourire la dispensaient de raisonner; en les contemplant, elle tenait pour prouvé que le musicien existe; elle croyait entendre son violon, et se sentait heureuse de vivre. Tel était le catéchisme de Mlle Ferray, qui paraîtra peut-être insuffisant aux consciences rigoristes et aux esprits dogmatiques; mais en matière de dogme chacun prend ce qui lui convient,—chacun, comme le disait la princesse Palatine, se fait son petit religion à part soi, et la première des impertinences est de prétendre imposer la sienne aux autres. Il parut à Mlle Ferray que, de toutes les preuves de l'existence de Dieu, la plus frappante était Meg. Elle admirait les contours de son visage, que Lawrence aurait voulu peindre, ses grands yeux rayonnants, le frémissement de ses narines qui humaient la vie, ses cheveux blonds flottant librement sur ses épaules, la clarté et la franchise de son regard, sa voix pleine, étoffée, semblable au chant du merle dans les bois. Elle ne se lassait pas de l'examiner, et se disait: "Si on me chargeait d'élever cette petite, son âme serait un jour aussi belle que son visage."
De son côté, Meg se sentait portée à prendre en amitié Mlle Ferray. Rien n'est plus égoïste que l'amitié des enfants, et rien n'est plus clairvoyant que leur égoïsme. Ils ont bientôt fait de tâter le pouls aux personnes qui les entourent, de savoir ce qu'ils en peuvent attendre. Leur jeune et ardente volonté ne voit en nous, tant que nous sommes, que des obstacles ou des jouets. Meg n'avait pas fait cinquante pas à côté de Mlle Ferray, qu'elle se dit: "Cette chère demoiselle est une vraie bête du bon Dieu à qui je ferai faire tout ce que je voudrai; c'est une de ces bontés qui permettent qu'on abuse d'elles." Or le seul plaisir des enfants est d'abuser.
Tout à coup elle s'écria: "Voilà l'ennemi!" Elle venait d'apercevoir, s'avançant à sa rencontre, lady Rovel, montée sur une haquenée blanche, et qu'escortait à son ordinaire un brillant état-major international. Lady Rovel avait la vue perçante; du plus loin, elle reconnut Meg, et fut frappée d'étonnement. Il lui ressouvint aussitôt qu'elle possédait une armoire et une fille, et qu'en partant pour la promenade elle avait enfermé sa fille dans son armoire. Comment s'y était-elle prise pour en sortir? Cette question l'intéressait. Meg se dissimulait de son mieux derrière sa nouvelle amie, laquelle continuait d'avancer avec l'intrépidité des myopes, qui ne s'avisent du danger que lorsqu'ils ont mis le nez dessus. L'instant d'après, elle faillit donner de la tête contre le museau d'une cavale blanche qui lui barrait le passage. Une voix lui cria: "Si je ne suis pas trop indiscrète, mademoiselle, où donc emmenez-vous ma fille?"
L'aigreur de cette voix fit tressaillir Mlle Ferray; mais la charité ne se déconcerte pas facilement. Elle braqua ses petits yeux clignotants sur lady Rovel, et lui expliqua que les cris de Meg avaient touché ses entrailles, la priant d'excuser son audacieuse intervention: "Je ne vous rendrai cette belle enfant, madame, ajouta-t-elle de sa voix la plus caressante, qu'après que vous m'aurez promis de nous pardonner à toutes les deux."
Lady Rovel l'avait d'abord écoutée d'un air sévère; mais une idée lui vint,—elle en avait beaucoup, comme le disait Meg. Elle découvrit soudain que Mlle Ferray était la solution providentielle d'un petit problème qui la tracassait depuis une heure, et ce fut avec un sourire de bienveillance qu'elle lui dit: "Vous avez l'âme tendre, mademoiselle?
—C'est un reproche qu'on m'a souvent fait, madame.
—Et vous aimez les enfants?
—Passionnément.
—Autant que vos roses?
—Bien davantage, s'il est possible.
—J'en suis charmée," s'écria lady Rovel; puis rendant la bride à sa monture, elle fut se planter en face de Raymond, qui demeurait immobile à cent pas en arrière. Depuis le matin, il roulait dans sa tête la traduction d'un passage épineux du De rerum natura. Il venait d'en trouver deux vers, et, de peur de les laisser échapper, il s'était arrêté pour les écrire sur son calepin.
"Ai-je rêvé, monsieur, lui dit lady Rovel, que vous êtes venu ce matin chez moi, ému d'une noble fureur, me déclarer que ma fille, miss Rovel, était un monstre?
—Si ce ne sont les termes, c'était bien le sens, répondit-il froidement, le nez collé sur ses tablettes.
—Je croyais aussi que vous m'aviez priée de lui infliger un châtiment digne de tous ses forfaits.
—C'est vrai, madame.
—Qui a mis l'oiseau en liberté?
—C'est moi, madame; mais ce n'est pas que je lui veuille le moindre bien. Mademoiselle votre fille a une façon insupportable de crier, et je vous conjure à l'avenir de ne plus l'oublier au fond d'un buffet.
—Oui ou non, monsieur, reprit-elle, m'avez-vous déclaré ce matin du ton le plus décisif que charbonnier est maître chez lui?
—Je crois m'en souvenir, madame.
—Ma fille et mes armoires sont-elles à moi?
—Assurément, madame.
—Monsieur, le premier devoir d'un homme qui se respecte n'est-il pas d'avoir un peu de suite dans les idées?
—J'y ai renoncé depuis longtemps, madame. Dans un monde de fous, malheur à qui se pique d'être toujours raisonnable." Et il se remit à écrire.
—This man, s'écria lady Rovel, is the most insupportable of all the cold-blooded animals!
—Ce qui signifie, madame, que je suis le plus insupportable de tous les animaux à sang froid. Vous oubliez toujours que je sais les langues étrangères.
—Meg! cria du haut de sa bête lady Rovel, je vous permets d'accompagner M. Ferray chez lui. Tâchez de profiter de sa conversation, qui est aussi instructive qu'agréable."
A ces mots, elle partit au galop; son état-major la suivit et disparut bientôt dans un tourbillon de poussière. Meg, qui pendant cet entretien s'était tenue blottie dans les jupes de Mlle Ferray, la prit par la main et se mit à courir avec elle du côté de l'Ermitage, en lui disant: "Ma bonne demoiselle, vous me donnerez l'hospitalité pendant deux heures; c'est juste le temps qu'il faut à maman pour oublier ses colères."
Les enfants proposent, et Dieu dispose. Meg, une heure plus tard, s'occupait à aider Mlle Ferray dans l'arrosage de ses plates-bandes, et prenait goût à cette occupation, qui lui était nouvelle, quand un haquet chargé de deux ou trois malles fit son entrée dans la cour. Il était précédé de la négresse. Elle tenait à la main une lettre qu'elle remit à Mlle Ferray. Cette lettre, écrite à la diable, et dont les pattes de mouche montaient de la cave au grenier, était ainsi conçue:
"Mademoiselle, on m'a proposé tantôt de partir dès ce soir pour l'Engadine, le temps étant propice, et d'aller faire l'ascension du Bernina et de quelques autres cimes où l'on assure qu'aucune femme n'est jamais montée et ne montera jamais, surtout dans cette saison. Meg est un grand empêchement à ce beau projet. Les enfants sont comme les bagages dans les armées; le jour de la bataille, il est bon qu'un soldat n'ait que son havre-sac sur le dos. Vous m'avouerez que je ne puis mener Meg au sommet du Bernina. Si je tombe dans un précipice, j'y veux tomber seule. Il m'a paru que vous aviez quelque amitié pour elle, et je ne fais aucun doute que vous ne consentiez à la garder chez vous jusqu'à mon retour. Je suis vraiment heureuse de la confier à vos bons soins. Il m'a paru aussi que monsieur votre frère s'intéressait beaucoup à l'éducation des enfants. Il s'est plaint que j'élevais mal ma fille. Je lui serai fort reconnaissante de vouloir bien retoucher mon ouvrage, et je suis sûre que Meg profitera beaucoup dans la société d'un homme si distingué,—quoique, à mon avis, il manque un peu de suite dans les idées, mais on n'est pas tenu d'être parfait. Il est bien entendu que vous avez le droit de me faire vos conditions; j'y souscris d'avance, et nous réglerons tout à mon retour comme il vous plaira. Mon absence durera probablement quinze jours ou plus longtemps, car je ne veux tromper personne, et je dois vous confesser qu'il y a quelques années, étant partie de Paris à huit heures précises du matin pour aller passer l'après-midi à Fontainebleau, j'ai poussé jusqu'à Madrid, d'où je ne suis revenue qu'au bout d'un an. Comme il faut tout prévoir, les précipices et les avalanches, s'il m'arrivait malheur sur le Bernina, veuillez écrire à l'honorable sir John Rovel, gouverneur-général de la Barbade et autres petites Antilles. Il vous indiquerait ce que vous devez faire de Meg. Votre très-reconnaissante lady Aurora Rovel. "
Il y avait beaucoup de parenthèses dans les lettres de lady Rovel; il y en avait beaucoup aussi dans son esprit et dans sa conduite, et, à vrai dire, ce qui lui plaisait le plus en ce monde, c'étaient les parenthèses. On les ouvre, on les ferme, et on reprend sa phrase ou son projet, comme si rien ne s'était passé. Aussi faisait-elle bien de compter avec les futurs contingents, non qu'on pût craindre qu'il lui arrivât malheur dans ses ascensions. Elle avait le pied sûr, une tête à l'abri de tous les vertiges; mais il pouvait se faire qu'elle rencontrât au sommet du Bernina l'homme idéal, et qu'en redescendant elle partît avec lui pour Saint-Pétersbourg ou Constantinople.
En lisant sa prose, Mlle Ferray devint rouge de plaisir; jamais elle n'avait cru plus dévotement à sa chère Providence, qu'elle aimait à voir partout, avec qui elle causait sans cesse, qui lui faisait quelquefois attendre ses réponses, mais finissait toujours par parler. Depuis une heure qu'elle connaissait Meg, elle avait dit cent fois in petto:—O Providence, si vous ne vous en mêlez, que deviendra cette blonde aux yeux noirs? O Providence, que je vous saurais gré de me la donner! J'aurais le plaisir de la regarder, le plaisir plus grand encore de l'élever; ce serait pour moi une douce occupation, et pour elle le salut et le bonheur.—A tes souhaits! je te la donne, venait de lui dire la Providence, qui cette fois avait répondu courrier par courrier.
Mlle Ferray embrassa Meg sur les deux joues. Elle lui tendit la lettre, la pria de lire à son tour. Meg lut deux fois; elle pâlit, fut prise d'un tremblement nerveux, et ramassant son chapeau de paille, dont elle avait coiffé un échalas, elle se mit à courir à toutes jambes pour aller retrouver sa mère, qu'elle aimait, qu'elle admirait beaucoup plus encore qu'elle ne la craignait. Paméla eut grand'peine à la rattraper. Elle lui expliqua que c'en était fait, que trois quarts d'heure avaient suffi à lady Rovel pour faire ses paquets, payer les gages de ses gens, les mettre à la porte, fermer la maison, et s'en aller prendre le train. Meg s'arracha les cheveux; elle était inconsolable. Tout à coup il lui vint une idée de traverse. "Si je reste avec vous, dit-elle à Mlle Ferray, me permettrez-vous de porter des robes longues?"
Mlle Ferray lui en donna sa parole la plus sacrée, l'assurant qu'une de ces robes serait à queue. Meg demeura un instant pensive, le nez en l'air, contemplant les nuages; elle y aperçut sans doute une grande jupe à traîne qu'elle avait cent fois enviée à sa mère. Le ciel, qu'elle interrogeait, lui déclara qu'effectivement la plus grande félicité de ce monde est de porter des robes longues. Elle s'écria: "En ce cas, c'est une autre affaire!" Et aussitôt, elle essuya ses pleurs, reprit sa gaîté et son arrosoir, et, le tenant à la main, fit deux fois à cloche-pied le tour d'une plate-bande.
Ce n'était pas tout pour Mlle Ferray d'avoir convaincu Meg, il s'agissait d'aller trouver son maître et seigneur et de lui conter l'incident. Certaine d'essuyer une bourrasque, elle cargua toutes ses voiles, et ce fut l'air penaud, le visage long d'une aune, qu'elle pénétra dans le cabinet de travail de Raymond, l'avertissant par manière de préambule qu'elle venait lui annoncer la plus fâcheuse, la plus déplorable, la plus sinistre des nouvelles. Il ne tenait qu'à lui de croire que son banquier était en fuite, ou que l'Ermitage allait être englouti par un tremblement de terre. Après lui avoir laissé le temps de passer en revue tous les désastres possibles, elle lui présenta la lettre de lady Rovel. Malgré cette habile préparation, Raymond fit un formidable haut-le-corps: "Ah! par exemple, s'écria-t-il, l'invention est admirable, et voilà une facétie assez bouffonne! Prend-on ma maison pour un hospice d'enfants trouvés? Qu'on renvoie sur-le-champ cette demoiselle à sa mère!"
Mlle Ferray lui répondit que telle avait été sa première pensée, mais que lady Rovel était partie, qu'on ne savait quel chemin elle avait pris.
"Il y a une chose encore plus certaine, reprit-il en frappant du poing sur la table, c'est que cette péronnelle ne restera pas ici une heure de plus. Qu'on les remmène brouter dans leur Prairie, elle et sa négresse!"
Mlle Ferray allégua que telle avait été sa seconde pensée, mais que lady Rovel avait eu soin de fermer sa maison et d'en emporter les clés.
"Que le diable l'emporte elle-même! Ma chère, mets bien vite ton chapeau, et, puisque Meg il y a, conduis Meg dans le premier pensionnat venu.
—Voilà qui est bien trouvé!" s'écria Mlle Ferray.
Elle s'achemina vers la porte; puis, revenant sur ses pas: "Mon bon frère, dit-elle, il faut tout prévoir. Si c'est nous qui mettons cette maudite fillette dans un pensionnat, nous en demeurons responsables, et si, comme je n'en doute pas, elle s'évadait un beau matin, ce serait à nous de courir après elle. Ne penses-tu pas que mieux vaut encore la garder ici? Dans quinze jours, sa mère viendra la reprendre.
—Dans quinze jours, ou dans quinze mois, ou dans quinze ans, répliqua-t-il avec colère. Sur quoi peut-on compter avec un hurluberlu de cette espèce? Et qui sait si cette triple folle n'a pas jugé à propos de nous faire cadeau de sa fille pour la vie? Qu'on aille sans plus tarder me chercher une voiture, je saurai bien retrouver cette tendre mère, fût-ce au sommet du Bernina, et lui restituer son bien.
—Reste à savoir si c'est au Bernina qu'elle compte aller, répondit doucement Mlle Ferray; sûrement elle a voulu nous dérouter. Tu l'as bien jugée, Raymond, c'est une triple folle, et il est possible qu'avant quelques heures elle se soit embarquée pour la Chine. Je craindrais vraiment que tu ne te dérangeasses inutilement, que tu ne perdisses tes peines et tes pas.
—Fort bien, je renonce à me mettre à sa poursuite; mais sa fille passera la nuit à la belle étoile. Aurais-tu par hasard, Agathe, la prétention de me faire adopter cette adorable enfant?
—Quelle énormité! répondit-elle. Comment peux-tu croire… Mais j'y pense, elle a un père, cette pauvre petite, et c'est à lui de disposer d'elle. Écrivons-lui. Le mal est qu'il demeure un peu loin; mais enfin dans quelques semaines nous aurons sa réponse, et quelques semaines sont bientôt passées."
Après s'être récrié contre cette proposition, après avoir tempêté de plus belle, ne trouvant rien de mieux et sur les assurances formelles qui lui furent données par sa soeur que durant son court séjour à l'Ermitage Meg serait exclusivement sous sa garde, qu'elle la cacherait sous sa jupe, qu'il n'en entendrait jamais parler, il finit par se rendre en maugréant à ses raisons. Pour ne pas perdre de temps, prenant une plume, il écrivit séance tenante au gouverneur des Petites-Antilles qu'il avait eu l'heur de trouver sa fille dans une armoire, et qu'il le priait de vouloir bien lui expliquer au plus tôt s'il devait l'y remettre ou l'expédier par une occasion à la Barbade. Pendant qu'il écrivait, Mlle Ferray s'écriait d'un air dolent: "Quel ennui! quel embarras! Qui aurait pu prévoir cette tuile? que je me repens d'avoir amené cette enfant ici!"
La lettre écrite, elle l'emporta pour la jeter dans la boîte. Dès qu'elle eut refermé la porte, son visage s'épanouit. Quelque chose lui disait que les gouverneurs des Antilles anglaises ont trop d'affaires sur les bras pour se presser de répondre aux lettres où il n'est question que de leur fille. Elle envoya par le trou de la serrure un long baiser de reconnaissance à son frère. Mlle Ferray possédait au suprême degré le don des espérances vagues, qui consistent à espérer quelque chose, sans savoir quoi. Il lui semblait que cette enfant qui venait de leur tomber du ciel jouerait un rôle heureux dans leur vie, que peut-être elle serait cause que son frère renoncerait à haïr les femmes, qu'elle le réconcilierait avec le bonheur, avec la vie, avec la gloire et avec l'arabe. Comment cela se ferait-il? Elle n'en savait rien et ne s'en inquiétait guère. C'est à la Providence de trouver le comment; elle a été mise au monde pour cela.
III
Mlle Ferray ne s'était pas chargée d'une tâche facile; mais elle avait l'opiniâtre patience des âmes douces et aimantes, et comme feu son frère, c'est-à-dire comme le Raymond d'autrefois, elle ne prisait que les ouvrages malaisés. Meg était un poulain ombrageux qu'un mot ou un geste faisait cabrer. La bonne Agathe entreprit d'apprivoiser par degrés cette volonté rebelle, et tout d'abord de s'insinuer doucement dans un coeur dont elle voulait gagner la confiance et l'amitié. Elle y réussit si bien que Meg en vint au bout de peu de temps à lui confesser toutes les sottises qu'elle avait faites et toutes celles qu'elle méditait, car de l'empêcher d'en faire, autant eût valu emprisonner la lune dans un puits. Pour obtenir quelque chose, Mlle Ferray exigeait très-peu. Le reste du temps, elle se contentait de cacher soigneusement à son frère des peccadilles et des fredaines qui lui auraient fait jeter les hauts cris. Il ne se douta jamais qu'un jour Meg avait dépouillé de ses fruits le plus beau de ses pommiers pour en bombarder les passants, qui avaient riposté par une grêle de cailloux. Tête nue, les cheveux au vent, Meg était demeurée maîtresse du champ de bataille; mais l'affaire avait été chaude, et le vitrage défoncé de la serre en rendait témoignage. Raymond ignora également que sa soeur avait trouvé miss Rovel juchée au sommet de la fenière, où elle fumait paisiblement une cigarette. Si la maison avait brûlé, il eût été difficile de tenir le cas secret; mais à coup sûr Mlle Ferray eût trouvé moyen de s'imputer à elle-même le sinistre, ou elle se fût écriée, selon sa formule ordinaire:—Quand on y réfléchit, cela s'explique, et pourvu que cette pauvre petite promette de ne plus recommencer, il faut lui pardonner.—Cependant elle ne pouvait tout cacher à Raymond. Il surprit plus d'une fois Meg dévastant son potager, sous prétexte que rien n'est plus bête qu'un chou, ou lutinant un bel angora qu'il chérissait et lui attachant une lanterne à la queue. Il rabrouait d'importance la jolie espiègle. Alors arrivait Mlle Ferray, clochant du pied, pareille aux Prières d'Homère, célestes avocats, qui, boiteuses, louches, marchent sur les pas du crime pour réparer ses ravages et détourner la colère des dieux.
Mlle Ferray causait beaucoup avec miss Rovel; ces entretiens lui laissaient une impression singulière, mêlée de charme et d'épouvante. Elle était effrayée et de tout ce que Meg ne savait pas, et bien plus encore de tout ce qu'elle savait. Meg était d'une ignorance crasse sur certains sujets, tandis que sur d'autres elle possédait des lumières extraordinaires, une science digne du bonnet doctoral, qu'elle avait attrapée au vol dans le salon de sa mère. Meg ne savait ni tricoter, ni broder, ni ourler un mouchoir, ni marquer une serviette, et elle s'entendait beaucoup mieux à déranger une armoire qu'à la ranger. A la vérité, elle savait lire, mais elle n'avait rien lu; elle savait écrire, mais elle avait une main déplorable. Sa littérature était fort courte aussi bien que ses connaissances historiques; elle avait vaguement ouï parler d'un Shakspeare, qui avait composé beaucoup de drôleries, d'un certain Charlemagne, célèbre par la longueur de sa barbe, et du nommé Charles Stuart, roi d'Angleterre, qui avait eu la tête coupée. Ce dernier fait lui avait paru intéressant, elle y pensait quelque fois en décapitant les choux de Raymond. Elle était aussi versée dans la géographie que dans l'histoire. En toutes ces matières, elle s'en tenait aux à-peu-près, qui lui suffisaient amplement, et se targuait de savoir par exemple qu'il fait plus chaud en Espagne qu'en Angleterre, attendu que le premier de ces pays est situé quelque part dans les environs de l'Afrique. Mlle Ferray lui ayant lu un jour Athalie, elle trouva cette comédie intéressante et très-neuve; elle en retint même un vers qui l'avait particulièrement frappée, et répétait souvent qu'il est bon
De réparer des ans l'irréparable outrage.
Par compensation, Meg savait pertinemment que l'amour est, selon la méthode qu'on emploie, le plus agréable des plaisirs ou la plus dangereuse des passions. Elle expliquait savamment à Mlle Ferray ce qu'on entend en France par le demi-monde, et ce qu'est un patito en Italie. Elle affirmait que le mariage est une institution arriérée, que les unions libres sont le mot de l'avenir. Elle possédait sur le bout du doigt la liste des amies de coeur de tous les souverains régnants, et, quand elle récitait cette litanie, on aurait pu croire qu'elle énumérait les saintes de son calendrier. Elle connaissait les aventures scandaleuses de la pairy et même de la gentry, et la chronique galante n'avait pour elle point de secrets. Elle avait appris que le duc un tel, trompé dix fois par sa femme, qu'il n'avait trompée que neuf fois, avait fait un jour son compte et s'était cru autorisé à solliciter son divorce. Elle n'ignorait point que les Polonaises, quand elles se marient, ont soin de se ménager un cas de nullité; elle estimait que cette précaution fait le plus grand honneur à leur prévoyance. Elle savait encore que lord B…, après avoir eu une suite infinie de bonnes fortunes, s'était décidé sottement à épouser sa dernière maîtresse, et que, dévoré de jalousie, il la battait comme plâtre et la tenait sous clé: d'où elle concluait sagement que, s'il est pardonnable d'épouser une femme qu'on ne peut avoir autrement, épouser une femme qu'on a eue est le dernier degré de la démence humaine.
Cette étourdissante science inquiétait fort justement Mlle Ferray. Elle découvrit pourtant qu'en dépit des apparences Meg était restée très-jeune, très-enfant, qu'elle était fort naïve dans son savoir, que les aventures de lord B… et du duc un tel étaient pour elle comme les contes fantastiques d'une bibliothèque bleue qui charmaient sa mémoire, sans qu'elle en tirât aucune conclusion directement applicable à miss Rovel, laquelle pour le moment préférait à tout le reste le plaisir de jeter des pommes aux passants. Elle découvrit aussi que Meg avait un noble orgueil qui lui faisait mettre sa personne à très-haut prix, un tour romanesque dans l'imagination qui la protégerait contre les tentations vulgaires, un grand fonds de bon sens grâce auquel cette petite personne verrait clair dans le jeu des grands et des petits trompeurs.—Faute de mieux, se disait Mlle Ferray, un coeur qui s'estime assez pour ne se donner qu'à la condition qu'on sente tout ce qu'il vaut, une imagination exigeante, ambitieuse de mettre quelque beauté dans sa vie, un esprit droit et courageux, fermement résolu à n'être dupe de rien ni de personne, sont trois garde-fous capables de préserver de plus d'une chute. Sans contredit, les principes sont plus sûrs; mais que lady Rovel lui accordât quinze mois, Mlle Ferray se faisait fort de donner des principes à Meg, bien que cela parût aussi chimérique que de faire croître des courges sur un roc dépourvu de terre végétale.
Elle s'y essayait déjà, ne faisant jamais de morale à Meg, écoutant des deux oreilles toutes ses histoires, ne paraissant se scandaliser de rien, se contentant de lui insinuer que, selon le point de vue, tout peut se justifier, que l'essentiel est de bien savoir ce qu'on veut, et d'accepter d'avance les conséquences de ses actions, par la raison que toute action décisive a ses inévitables conséquences, et qu'une fois engagés ce n'est plus nous qui tenons notre vie, c'est elle qui nous tient.—Tous les chemins qui conduisent au bonheur ou au malheur, lui disait-elle, partent du même carrefour. Il est bon de réfléchir longtemps avant de faire son choix, car ces chemins, qui d'abord semblent presque contigus, deviennent tellement divergents qu'il est impossible au repentir de retourner de l'un à l'autre. En vain s'aperçoit-on qu'on s'est trompé, il faut aller jusqu'au bout de son erreur et de son malheur. Heureusement, ajoutait-elle, pour nous empêcher de nous mettre en route sur la foi d'un choix précipité, la bonne nature a placé dans le carrefour une fontaine magique, environnée d'ombrages délicieux sous lesquels il est doux de séjourner. L'eau de cette fontaine procure à celui qui en boit des songes charmants, une joyeuse ivresse; il croit sentir en lui quelque chose de plus fort que le destin et de plus heureux que le bonheur lui-même, de telle sorte qu'occupés à savourer le rêve de la vie, nous ne nous pressons pas trop de vivre. Cette fontaine est la jeunesse,—et Mlle Ferray exhortait Meg à rester jeune longtemps, parce que c'est la seule chose dont on ne se repente jamais. Meg goûtait assez cette sagesse et cette fontaine, mais elle n'en marquait rien, se gardant de laisser croire à sa vieille amie que ses discours et ses réflexions pussent faire sur sa nature réfractaire quelque impression décisive.
Si Meg causait beaucoup avec Mlle Ferray, elle échangeait au plus trois paroles par jour avec Raymond, qu'elle ne voyait guère qu'aux heures des repas. Raymond ne prenait pas la peine de dissimuler l'humeur que lui donnait l'installation de miss Rovel dans sa maison, ni l'impatience avec laquelle il attendait le moment de l'expédier aux Antilles. De jour en jour, elle lui agréait moins, et il répétait souvent à sa soeur que cette petite fille était une enfant perverse, qui demandait à être gouvernée avec la dernière sévérité. A vrai dire, Meg ne faisait rien pour lui plaire. Elle voyait en lui un monsieur très-bourru, un peu mystérieux, qui malgré elle lui en imposait. L'antipathie instinctive qu'il lui inspirait ne tarda pas à se changer en une aversion raisonnée, et voici à quel propos.
Mlle Ferray s'était flattée qu'à force de réciter à Meg son allégorie de la fontaine magique, elle lui persuaderait de porter quelque temps encore des robes courtes. Il n'en fut rien, les allégories ne produisent pas de ces effets souverains. Chaque jour, Meg rappelait à Mlle Ferray sa promesse; elle devint si pressante qu'il fallut s'exécuter. Mlle Ferray la conduisit à Genève et la fit entrer dans un magasin de nouveautés, où, après de longues discussions, elles arrêtèrent leur choix sur une étoffe de soie gris-rose dont Meg consentit à s'accommoder, quoiqu'elle eût préféré une couleur plus voyante. De là on se transporta chez la meilleure faiseuse de la ville, avec laquelle on débattit longtemps la grosse question de la coupe à la mode et des garnitures. Meg entendait que sa première robe longue fût un chef-d'oeuvre. Elle entra enfin en possession de ce trésor. Le matin suivant, elle se leva dès l'aube et passa plusieurs heures à promener dans sa chambre ses nouveaux atours, allant, venant, faisant bouffer sa jupe, fière de ses guipures, se donnant le torticolis pour contempler son pouf. Elle soupirait après l'heure du déjeuner. Dès qu'elle eut entendu la cloche, elle se précipita dans la salle à manger, qu'elle traversa le nez au vent, cambrant sa taille, balançant sa tête et ses bras. Raymond, qui venait d'entrer par une autre porte, s'arrêta court pour la regarder, et dit à sa soeur avec un haussement d'épaules: "Es-tu folle, Agathe, d'avoir ainsi fagoté cette petite?" Cette exclamation malsonnante parut à Meg la plus fieffée des impertinences. Elle réussit cependant à se taire et à sourire, comme une personne qui entend dire une sottise et qui dédaigne de la relever. De ce jour, elle médita profondément sur les moyens de prouver à M. Raymond Ferray qu'il était un oison bridé, et que, depuis que miss Rovel portait des robes longues, elle méritait que tout l'univers la prît au sérieux. Le hasard, qui est souvent l'obligeant complice des petites filles, lui fournit l'occasion qu'elle cherchait.
Meg se promenait souvent aux environs de l'Ermitage, accompagnée de Paméla. Pendant qu'elle quêtait des noisettes et les croquait à belles dents, la négresse laissait errer dans la campagne ses regards mélancoliques, et par intervalles poussait des roucoulements de tourterelle amoureuse ou de profonds soupirs qui étaient un réquisitoire contre la destinée. Bien qu'elle eût le nez fort camus, Paméla avait décidé depuis longtemps qu'elle était un trésor méconnu par le monde. Cette perle attendait impatiemment le connaisseur qui lui rendrait justice; peut-être brillerait-elle un jour au doigt d'un prince,—car Paméla, ayant vu plus d'un prince à la discrétion de lady Rovel, s'était persuadé que c'est marchandise commune et que tôt ou tard elle aurait le sien. L'imagination de cette négresse romantique ne se refusait rien.
Le promenoir favori de Meg était un petit chemin très-ombragé, où croissaient plus de noisetiers qu'ailleurs; il aboutissait à une ravine qui dévalait brusquement dans l'Arve. Arrivée au bord de la ravine, Meg y faisait quelques gambades assez hasardeuses, prenant plaisir à épouvanter Paméla par ses témérités, après quoi on retournait au logis. Un jour, elle s'aperçut en détournant la tête qu'un inconnu venait derrière elle à cinquante pas de distance. Elle s'arrêta pour le regarder, il s'arrêta aussi en se donnant l'air de chercher une épingle dans l'herbe. Elle se remit en marche, il recommença de la suivre. Arrivée au bout du chemin, elle fit volte-face, l'inconnu s'adossa contre un arbre pour l'attendre au passage. C'était un petit homme entre deux âges, tiré à quatre épingles, le cou serré dans une cravate bleu de ciel, les doigts chargés de bagues, les sourcils, la moustache et les cheveux teints, un nez de furet, des yeux ternes de poisson mort qui avaient des réveils subits;—au moment où Meg passa devant lui, il en jaillit un regard de faune à l'affût d'une nymphe. Il s'aperçut que ses prunelles parlaient trop, il les éteignit comme on souffle une bougie, et salua Meg avec la bienveillance paterne d'un barbon qui aime les enfants. Il y a plusieurs manières de les aimer.
Le lendemain, miss Rovel n'était pas depuis dix minutes dans le chemin sans issue lorsqu'elle vit apparaître l'inconnu, qui recommença le même manége que la veille; il en fut de même le surlendemain. Le quatrième jour, Meg, qui commençait à être intriguée et n'était pas fille à s'endormir sur ses curiosités, s'arrangea pour laisser adroitement tomber son éventail dans le gazon, fournissant ainsi à l'inconnu le prétexte qu'il guettait. Une minute après, il l'avait abordée et lui présentait son éventail en la saluant jusqu'à terre.
"Puis-je savoir comment vous vous appelez, ma belle demoiselle?" lui demanda-t-il avec un sourire un peu grimaçant.
Meg se dressa sur ses ergots. "Monsieur, répondit-elle avec hauteur, je n'ai pas l'habitude de dire mon nom aux gens qui ne me disent pas le leur."
Sa vivacité interloqua le vieux beau, qui balbutia qu'il se nommait le marquis de Boisgenêt. "Et moi, répondit Meg en se baptisant du premier nom qui lui passa par l'esprit, je m'appelle miss Marvellous." Là-dessus, comme il la pressait de questions, elle lui expliqua que depuis plus d'un mois sa mère habitait dans une crevasse du Bernina, qu'elle-même avait été mise en pension dans une maison qui s'appelait l'Ermitage, et qui n'était pas beaucoup plus amusante qu'une crevasse: on l'y traitait très-sévèrement parce qu'elle avait des passions très-vives. Elle ajouta pourtant que devant cette maison il y avait un verger, et qu'au bas de ce verger il y avait un ruisseau où elle pêchait quelquefois des écrevisses, mais que les temps étaient durs, qu'on trouvait dans les ruisseaux beaucoup moins d'écrevisses que de cailloux. M. de Boisgenêt, suspendu à ses lèvres, ne perdait pas un mot; il aimait à se renseigner.
Puis il implora de Meg l'autorisation de faire quelques pas avec elle, et, baissant la voix, il lui déclara que du premier jour qu'il l'avait vue, sa beauté avait eu pour lui un attrait inexprimable, qu'il en était comme ensorcelé, qu'il venait rôder à l'entrée du chemin sans issue dans l'espérance de l'y retrouver, que ce chemin était son paradis et que Meg était son ange, un de ces anges auxquels on n'ose rien demander que la permission de les adorer à genoux.
Meg, qui n'avait encore senti pousser sous ses aisselles ni ailes ni ailerons, répondit à cette déclaration éthérée par un de ces grands éclats de rire de petite fille qui ont la brusquerie et le perçant du chant du coq. Ce rire troubla quelque peu l'amoureux barbon. Il laissa là ses métaphores et supplia Meg de lui faire cadeau du méchant éventail en papier qu'il venait de lui rapporter. "Ce sera pour moi un joyau sans prix, lui dit-il, et vous me permettrez de vous en offrir un autre en échange.
—Un éventail angélique? demanda-t-elle en relevant le menton.
Apportez-le toujours, la cour appréciera."
Et, s'efforçant d'imiter un mouvement de tête à la Junon dont se servait sa mère pour rompre un entretien qui avait trop duré, elle prit congé de M. de Boisgenêt, qui eut la discrétion de ne point s'attacher à ses pas.
Les nombreux adorateurs de lady Rovel avaient offert quelquefois à Meg des bonbons et des poupées; mais aucun d'eux n'avait jamais paru se douter qu'elle fût un ange, ni se soucier beaucoup de ses yeux noirs et de ses cheveux blonds. Traitée jusqu'alors en enfant, on venait pour la première fois de lui faire une déclaration; c'était un événement dans sa vie, et voilà les miracles qu'opèrent les robes longues. Tout en s'acheminant d'un pas rapide vers l'Ermitage, elle se disait: "Que penserait de cette aventure M. Raymond Ferray? Eh! vraiment, il me semble que cette petite si mal fagotée fait des passions sans avoir seulement besoin de remuer le bout du doigt!"
Elle marchait si vite que sa négresse ne pouvait la suivre. Paméla était pourtant curieuse de savoir ce qui s'était passé entre sa jeune maîtresse et l'inconnu. Elle avait écouté sans rien comprendre. M. de Boisgenêt parlant très-bas, et, quand il eût parlé haut, elle n'eût pas compris davantage, attendu qu'elle ne savait que l'anglais.
"N'allez donc pas si vite, mademoiselle, dit-elle à Meg; on dirait que nous avons le diable à nos trousses.
—C'est bien le diable, ou peu s'en faut, répondit Meg.
—Lui, mademoiselle! Il a l'air si poli, ce monsieur, si aimable, si galant!
—Il te plaît donc, Paméla?
—Il a de bien grandes manières. Serait-ce un prince, par hasard?
—Ne te monte pas la tête, ce n'est qu'un marquis.
—Et ne puis-je savoir?…
—Oh! ne m'interroge pas.
—Qu'est-ce à dire, mademoiselle? fit-elle d'un ton de reproche.
Jusqu'aujourd'hui vous n'avez jamais eu de secrets pour moi.
—C'est qu'en vérité je ne sais si je dois te révéler… Ma situation est bien délicate, Paméla, ajouta-t-elle d'un air important et solennel. Vraiment je me fais scrupule de m'acquitter de la commission dont le marquis de Boisgenêt m'a chargée pour toi.
—Pour moi! roucoula la négresse en se rengorgeant.
—Oui, pour toi. Comme il ne sait pas l'anglais, il m'a priée de te dire qu'il est éperdûment épris de tes charmes, qu'il en perd le boire, le manger et le peu de cheveux qui lui restent. Il m'a demandé comment il pourrait s'y prendre pour te persuader de son amour. Je lui ai répondu que tu étais une âme poétique, tout à fait détachée des biens de ce monde, que tu nageais dans l'éther, que tu méprisais l'or, l'argent et les bijoux.
—Il ne faudrait pas aller trop loin, mademoiselle, interrompit vivement la négresse; un joli bijou n'a jamais rien gâté.
—C'est aussi son avis, reprit Meg, et demain il t'offrira par mon entremise un petit cadeau qui, selon lui, sera vraiment digne d'un ange, car tu es son ange. Il paraît qu'il y a des anges noirs.
—Pourquoi pas? la couleur ne fait rien à l'affaire, et en voilà la preuve," répliqua Paméla un peu piquée.
Meg ne lui en dit pas davantage, et la laissa sur ses réflexions, qui la tinrent comme hors d'elle-même pendant tout le jour et toute la nuit qui suivit.
Le lendemain, Paméla eut un moment d'inquiétude, lorsque, en arrivant dans le chemin sans issue, elle n'y aperçut point le marquis. Cependant, comme elle venait d'atteindre avec Meg la crête de la ravine, elle avisa le retardataire, se dirigeant vers elles de toute la vitesse de ses petites jambes. Meg fit signe à sa crédule soubrette de s'écarter un peu et reçut d'un air fort noble M. de Boisgenêt, qui s'empressa de lui présenter un charmant étui, lequel contenait un fort bel éventail de nacre, monté en ivoire et garni de brillants. Meg le déplia et dit: "Il est vraiment de fort bon goût. L'ange l'accepte.
—Mais il s'agissait d'un troc! murmura M. de Boisgenêt de sa voix la plus flûtée.
—J'ai oublié chez moi mon éventail en papier, lui répondit-elle. Et puis j'y tiens, vous ne l'aurez pas.
—Ah! fille cruelle, s'écria-t-il, vous jouez-vous ainsi de vos promesses?
—Demandez-moi autre chose. Que peut-on faire pour vous être agréable.
—Ce qu'on peut faire? bégaya le marquis. Oserai-je vous dire le rêve que je fis la nuit dernière, et qui tout le jour m'a hanté, obsédé?
—Dites seulement, reprit-elle. Si votre rêve ne me plaît pas, j'en serai quitte pour secouer mes oreilles.
—Je rêvais donc que je me promenais un soir, seul avec vous, dans le chemin que voici, au clair de la lune. Vous dire quelle ivresse possédait mon âme!…" Et il partit de là pour lui expliquer qu'il adorait la lune, que la contempler avec une lemme aimée était à ses yeux la plus ineffable des félicités.
"Je n'aime pas tant la lune que cela, lui répondit-elle avec une moue dédaigneuse. M. Ferray expliquait l'autre jour à sa soeur que la lune est une terre morte, tellement morte qu'elle ne sait plus tourner sur elle-même, et que rien n'y pousse,—une vieille carcasse de monde. Il est très-pédant, M. Ferray, et les pédants tuent la poésie; mais enfin, puisque vous y tenez…
—Que n'ai-je un trône! interrompit-il. Je le donnerais sans regret pour réaliser mon rêve.
—Soit, reprit-elle. Trouvez-vous ce soir, au coup de minuit, devant la grille de l'Ermitage, je tâcherai de vous y rejoindre, et vous m'expliquerez la lune. Suis-je assez bonne?"
M. de Boisgenêt fut saisi d'un tel transport de joie que peu s'en fallut qu'il ne tombât aux genoux de Meg; mais elle se souvint d'un certain geste par lequel sa mère coupait le fil de son discours à un indiscret qui s'oubliait. Elle le copia avec tant de bonheur que M. de Boisgenêt réprima son élan et la laissa partir sans lui dire autre chose que: "Oh! mon ange, à ce soir!"
Pendant leur entretien, il avait jeté plus d'une fois sur Paméla, dont la présence le gênait un peu, des regards inquiets. Paméla y avait cru lire la douce folie d'un amoureux désir, et lui avait répondu en baissant pudiquement les yeux. Toutefois le transport du marquis ne lui avait point échappé. Elle ne put s'empêcher de dire à Meg: "Il m'a paru, mademoiselle, que M. de Boisgenêt était fort tendre avec vous.
—J'ai vu le moment, repartit Meg, où il allait m'embrasser, parce qu'après m'être fait longtemps prier, j'ai consenti à te parler en sa faveur. Écoute, Paméla, continua-t-elle d'un ton dogmatique, c'est la dernière fois que je me mêle de cette affaire. Tu es assez grande pour savoir te conduire, ne me demande point de conseils, je ne t'en donnerai point." Et lui présentant l'éventail: "Voici un assez joli colifichet dont ce pauvre homme te fait hommage, à la condition que ce soir à minuit tu iras te promener avec lui pendant une heure au clair de la lune, car il a un faible prononcé pour la lune. C'est à toi de voir ce qu'il te convient de faire, seulement je t'engage à être prudente et avisée. Je pourrais te citer de nombreux exemples de femmes qui en tenant la dragée haute à leurs amants ont réussi à se faire épouser… Mme la marquise Paméla de Boisgenêt! Il me semble que cela sonne bien.
—Je vous remercie de vos bons avis, répliqua Paméla avec une certaine hauteur, mais je crois pouvoir m'en passer."
Et pendant cinq minutes elle joua de son éventail, qu'elle fourra lestement dans sa poche en arrivant à l'Ermitage.
Longtemps avant minuit, Meg avait éteint sa lampe, écarté son rideau, entre-bâillé son volet. Accoudée sur le rebord de sa fenêtre, elle attendait, sûre de voir et de n'être pas vue. La lune se leva au-dessus des montagnes; à la faveur de sa vive clarté, Meg ne tarda pas à discerner une ombre, qui se promenait en long et en large sur le chemin. L'horloge du village voisin venait de frapper douze coups, lorsque à sa vive satisfaction la jeune guetteuse entendit le grincement d'une porte qu'on ouvrait avec précaution, et un second fantôme apparut, qui traversa la cour en se dirigeant du côté de la grille. Meg eut peine à retenir un éclat de rire. Elle se représentait la scène qui allait se passer, le dépit, le courroux de M. de Boisgenêt quand, au lieu de l'ange de lumière qu'il attendait, il se trouverait en présence d'un nez camus. La pauvre Paméla allait être mal reçue, prestement éconduite. Elle se promettait de la plaisanter sur sa mésaventure, d'accabler de ses brocards Mme la marquise de Boisgenêt. Cependant Paméla, ayant trouvé la grille close, avait gagné une petite porte bâtarde qui était fermée au verrou. Elle poussa ce verrou, et l'instant d'après elle était sur la route, regardant autour d'elle pour découvrir Roméo. Il ne se fit pas attendre; il avança d'un pas précipité, les bras ouverts. Tout à coup il recula brusquement, et dit en français: "Miss Marvellous se trouve-t-elle empêchée?"
La roucoulante Paméla répondit en anglais: "On m'a tout dit, et j'ai eu pitié de votre souffrance.
—Viendra-t-elle ou ne viendra-t-elle pas? reprit-il avec quelque vivacité.
—Je compromets pour vous une vertu sans tache, roucoula de nouveau
Paméla, j'ose croire que vous la respecterez."
Il se trouva que M. de Boisgenêt savait quelques mots d'anglais, et ce fut dans cette langue qu'il s'écria: "Que signifie cette substitution? se moque-t-on de moi?"
Ils restèrent un instant muets, cherchant à se remettre de leur étonnement réciproque; mais le dénoûment ne fut pas tout à fait celui qu'attendait Meg. Il n'est rien de tel que de parler pour s'entendre. Après une pause de quelques secondes, le marquis se rapprocha de Paméla, et ils causèrent d'une voix si basse que rien n'arrivait jusqu'à Meg; puis, à sa très-grande surprise, elle vit le marquis jeter l'un de ses bras autour de la taille de la négresse. Les deux ombres se mirent en marche, elles eurent bientôt disparu.
Qui pourrait dire la stupéfaction de miss Rovel? Elle n'en croyait pas ses yeux. Malgré son profond savoir des choses de ce monde, elle n'avait pas encore découvert que les marquis de Boisgenêt, quand miss Rovel fait défaut, ont assez de philosophie pour s'accommoder de Paméla. Ceci la confondait et lui donnait beaucoup à penser. Elle passa le reste de la nuit partagée entre une violente envie de rire qui lui chatouillait les lèvres et je ne sais quel dépit, quelle sourde colère qui grondait dans son coeur. Il lui semblait que depuis quelques minutes elle venait d'en apprendre très-long sur le coeur humain; sa nouvelle science tout à la fois la mettait en gaîté et l'indignait. Elle pensait aussi aux allégories de Mlle Ferray et se sentait obligée de convenir qu'au lieu de pratiquer des expériences sur les marquis, les jeunes filles feraient mieux de boire à même dans cette fontaine magique où se mirent le ciel et la terre en y revêtant des grâces enchanteresses. Elle ne se coucha point. Jusqu'au matin, elle attendit Paméla, grillant de la revoir et de l'interroger; mais sa curiosité fut déçue, Paméla ne revint pas.
Le lendemain, Mlle Ferray, étonnée de la disparition de la négresse, demanda ce qu'elle était devenue. Meg fit l'ignorante.
"Je suppose, lui dit Mlle Ferray, que cette fille s'ennuyait ici et qu'elle est allée chercher fortune ailleurs. J'en suis charmée, c'est une société que je ne regrette point pour vous.
—Cette fille ne manque pourtant pas d'esprit, ni de savoir-faire," répondit Meg. Puis elle partit en courant pour aller pêcher des écrevisses dans le ruisseau. Sa pêche fut si heureuse qu'elle passa de longues heures sans s'occuper de M. de Boisgenêt et de sa philosophie; mais le lendemain sa curiosité la reprit. Elle se dit que Genève n'est pas une bien grande ville, qu'en moins d'une heure on en pouvait faire le tour, et que sûrement elle y rencontrerait à quelque tournant de rue une paire de pommettes saillantes, couleur de suie.
Raymond avait un cheval à deux fins, qui lui servait à voiturer sa soeur, et qu'elle montait de temps à autre. Après le déjeuner, comme il venait de rentrer dans son cabinet et Mlle Ferray de se retirer dans sa chambre pour y faire une sieste, Meg se revêtit furtivement de son amazone, et, descendant à l'écurie, elle sella et brida de ses mains le cheval sans être aperçue de personne. Un quart d'heure plus tard, elle arrivait bride abattue aux portes de Genève. Elle parcourut toute la ville, et elle était si occupée de sa recherche qu'elle ne s'aperçut pas des regards curieux que lui jetaient les passants, étonnés de voir cette belle blonde chevaucher seule, sans chaperon et sans groom. Ses investigations n'aboutirent à rien; elle en fut pour ses peines et fit buisson creux. L'heure s'avançant, elle dut regagner l'Ermitage sans avoir pu se contenter. Elle n'en était plus qu'à un demi-kilomètre, quand elle entendit derrière elle le galop d'un cheval. Elle retourna la tête et reconnut M. de Boisgenêt monté sur un rouan cap de more. Il lui fit d'une main un geste de menace, de l'autre il lui envoya un baiser, puis piqua des deux pour la rejoindre. Elle ne tenta pas de lui échapper, et deux secondes après, il l'avait rattrapée. "Ah! friponne, s'écria-t-il, vous me le paierez!" Et il étendit le bras gauche pour la prendre par la taille. Elle se dégagea vivement, et, avant qu'il y prît garde, d'un vigoureux coup de houssine elle envoya son chapeau se promener dans la poussière du chemin. La surprise le retint un instant immobile sur la place; mais aussitôt, ivre de dépit ou d'amour, sans trop savoir ce qu'il voulait faire, il se précipita à la poursuite de la fugitive.
Beaucoup mieux monté qu'elle, il gagnait rapidement du terrain, lorsqu'un promeneur, témoin de cette scène, s'élança de derrière une haie. Saisissant le cap de more par la bride, il l'arrêta net dans sa course. M. de Boisgenêt somma le fâcheux de lâcher prise, et leva sur lui sa cravache; mais, de sa main droite, le fâcheux le saisit par le milieu du corps. Il parut au petit homme que le poignet qui le tenait était d'acier. Il ne se trompait guère; ce poignet le cueillit sur sa selle comme une fleur, et la minute d'après, sans savoir comment, il se trouvait assis sur une borne, tandis que son cheval gagnait au pied.
"Donnez-moi votre carte, monsieur! s'écria-t-il en serrant les poings.
—La voici, monsieur, lui répondit avec un sourire sardonique le promeneur, qui n'était autre que Raymond.
—Avant quelques heures, vous aurez de mes nouvelles," reprit M. de
Boisgenêt. Cela dit, il s'éloigna en se retournant pour fixer sur
Raymond des regards formidables, qui lui promettaient la mort ou
quelque chose d'approchant.
Aussitôt que Raymond avait paru, Meg s'était arrêtée dans sa fuite. Elle avait tout vu et tout entendu. Le pédant M. Ferray venait de se transformer subitement à ses yeux en un héros de roman, en un paladin. Elle était transportée d'admiration pour sa prouesse, pour la vigueur de son poignet, pour son merveilleux sang-froid; elle avait été vivement frappée des éclairs que jetaient ses yeux quand il s'était élancé sur M. de Boisgenêt, du sourire méprisant dont il l'avait accablé après l'avoir assis sur un boute-roue. Bref, il lui avait paru dans cette rencontre admirablement beau. Elle se laissa couler à terre, et dès que Raymond l'eut rejointe, enroulant autour de son bras la bride de son cheval, et le menant en laisse, elle se mit à marcher à côté de son libérateur.
"Monsieur, lui dit-elle d'une voix tremblante, cet homme vous a dit qu'il vous enverrait ses témoins?
—En effet, mademoiselle.
—Et vous vous battrez?
—Pourquoi pas?" répondit tranquillement Raymond.
Elle s'écria: "Je ne le veux pas! je ne le souffrirai pas!" Et elle éclata en sanglots.
Si tout à l'heure Raymond avait étonné miss Rovel, en cet instant miss Rovel étonna Raymond. Il la regarda en ouvrant de grands yeux, qui, contre leur ordinaire, étaient presque bienveillants. Il venait de découvrir que Meg possédait quelque chose qui ressemblait à un coeur. Il eut pitié de son angoisse. "Miss Rovel, calmez-vous! lui dit-il d'une voix assez douce.
—Je veux tout vous raconter," dit-elle en s'essuyant les yeux. Et aussitôt elle lui fit le détail exact de tout ce qui s'était passé entre elle et M. de Boisgenêt. Puis elle ajouta: "Si j'ai été étourdie, c'est à moi d'en subir les conséquences, et si M. de Boisgenêt veut absolument se battre, c'est avec moi qu'il se battra. Ne croyez pas que j'aie peur d'un coup d'épée, je vous assure que je n'aurai pas peur."
Raymond sourit. "Je doute fort, lui répondit-il, que M. de Boisgenêt accepte un duel dans ces conditions-là…; mais laissons cela, je vous prie, poursuivit-il en reprenant un air grave. J'ai à vous faire une communication sur laquelle j'appelle votre attention la plus sérieuse. Il me paraît clair, miss Rovel, que votre mère vous a abandonnée…
—Abandonnée! vous appelez cela abandonnée!" s'écria-t-elle impétueusement en le regardant avec des yeux enflammés. Ce regard signifiait: Tout à l'heure vous m'avez défendue, et en me défendant vous étiez admirablement beau. Comment pouvez-vous dire qu'en me confiant à vous ma mère m'a abandonnée?
"Quoi qu'il en soit, reprit-il, j'ai écrit, il y a six semaines, à votre père pour lui demander ce que je devais faire de vous. J'ai reçu tantôt sa réponse." Et il tira de sa poche une lettre dont il ne lut à Meg que les dernières lignes et que voici dans son intégrité:
"Sir John Rovel, gouverneur et commandant en chef de la Barbade, a l'honneur de témoigner à M. Ferray ses sympathies pour le désagrément que lui a causé lady Rovel en lui confiant, sans l'avoir préalablement consulté, l'éducation de sa fille, qui en vérité ne doit pas être facile à élever.
"D'autre part, il lui serait fort désagréable à lui-même que M. Ferray expédiât Meg aux Antilles. Quand sir John Rovel s'est séparé à l'amiable de lady Rovel, il a gardé auprès de lui son fils William, et il a autorisé lady Rovel à emmener sa fille avec elle en Europe. De plus, sir John Rovel n'est pas assez certain d'être le père de Meg pour être fort désireux de la revoir, et il a pour principe d'éviter autant qu'il est possible toutes les impressions désagréables. Cependant il n'est pas assez sûr que Meg ne soit pas sa fille pour ne pas se croire tenu de pourvoir à son avenir. Aussi a-t-il déposé chez MM. Barker et Cie, banquiers à Londres, une somme de douze mille livres sterling, soit trois cent mille francs, qui, principal et intérêts, serviront de dot à Meg quand elle se mariera, et qui sont tout ce qu'elle peut attendre de lui.
"Jusqu'à ce qu'elle se marie et à supposer que lady Rovel ne revienne pas la réclamer, sir John Rovel prie M. Ferray de vouloir bien se considérer comme le tuteur de Meg, et, s'il ne lui convient pas de la garder chez lui, il l'engage à la placer dans tel pensionnat qu'il lui plaira, et à faire solder par MM. Barker et Cie tous les frais de son entretien.
"Sir John Rovel saisit avec empressement cette occasion d'exprimer à M. Ferray tous ses sentiments de parfaite estime, et il le prie de vouloir bien lui faire connaître le parti auquel il se sera arrêté et qui d'avance a son approbation."
"Vous le voyez, miss Rovel, continua Raymond après avoir terminé sa lecture, votre père me charge de vous marier. Votre dot, sans être énorme, fait de vous un parti fort désirable."
Meg l'interrompit par un geste qui voulait dire: "Regardez mes yeux et mes cheveux, il me semble qu'ils valent un peu plus que ma dot!" Raymond affecta de ne point comprendre. "Avez-vous quelque parti en vue? reprit-il.
—Maman, répondit Meg aussi grave que lui, a souvent dit devant moi que le mariage est une sottise que l'amour seul peut excuser. Quand j'aimerai, peut-être me marierai-je.
—Et vous ne vous sentez pas capable d'aimer le marquis de Boisgenêt?
—Ah! monsieur, s'écria-t-elle, je ne suis pas en humeur de rire.
—Fort bien, mademoiselle. En ce cas, veuillez me faire savoir dans quel pensionnat vous désirez entrer.
—Eh quoi! monsieur, vous me chasseriez de chez vous!" répliqua-t-elle avec emportement, et de nouveau ses yeux se remplirent de larmes.
Raymond la vit prête à éclater une seconde fois en sanglots. Il eut encore pitié d'elle. "Miss Rovel, dit-il, une personne que j'aime tendrement vous a voué une vive affection, qui, je dois vous le confesser, me semblait assez mal placée. En sa considération, je consens à vous garder quelque temps encore chez moi, mais c'est à la condition qu'à l'avenir vous écouterez un peu moins vos fantaisies, que vous prendrez en toutes choses les avis de ma soeur, et que vous éviterez soigneusement de compromettre par vos étourderies le repos et la dignité de ma maison."
Ils arrivaient à l'Ermitage. Sans lui laisser le temps de répondre, Raymond la salua, et regagna son appartement. A peine l'eut-il quittée, Meg se précipita comme une bombe chez Mlle Ferray pour verser son coeur dans le sien. Son récit pathétique causa quelque inquiétude à la bonne Agathe. Elle savait que de tous les hommes son frère était le moins disposé à rompre d'une semelle pour éviter un désagrément ou un danger. Cependant elle considéra que M. de Boisgenêt pouvait difficilement demander raison à un tuteur d'avoir protégé contre lui sa pupille, et que le ridicule de son aventure l'empêcherait de pousser plus loin l'affaire.
Tout en grondant sa jeune amie, elle s'efforça de la rassurer, et n'y réussit qu'à moitié. Meg ne put dormir de la nuit. Elle passa le lendemain dans des transes mortelles. Dès qu'elle entendait sonner à la porte, elle pâlissait, s'attendait à voir paraître les témoins de M. de Boisgenêt. Heureusement ils ne parurent point, ni le jour suivant non plus. Meg fut si rassurée et si heureuse de l'être qu'elle eût volontiers sauté au cou de Raymond; mais ce n'était pas une chose à essayer. Il fallait cependant qu'elle satisfît son coeur, et, comme elle traversait le jardin, elle appliqua un gros baiser sur un gros poirier, qui n'y a jamais rien compris.
Le soir, en se déshabillant, il lui vint un regret. Elle se prit à songer que, si le duel avait eu lieu, c'eût été bien glorieux pour elle; on aurait pu dire qu'à peine avait-elle eu ses seize ans et sa première robe longue, deux hommes s'étaient coupé la gorge pour ses beaux yeux. Il s'entendait, cela va de soi, que Raymond serait sorti sain et sauf de cette affaire. Toutefois, s'il en eût rapporté une légère estafilade, ne fût-ce qu'une simple égratignure, qu'aurait pensé le monde de miss Rovel et de sa brillante façon de débuter dans la vie? Et qui sait même s'il n'en serait pas résulté… quoi donc? Ici l'imagination de Meg s'embrouillait un peu. Il lui semblait que cette égratignure aurait pu avoir pour elle de très-grandes conséquences; mais elle s'endormit avant d'avoir trouvé la fin de son histoire, qui était fort compliquée.
DEUXIEME PARTIE
IV
Son aventure avec M. de Boisgenêt et l'avertissement très-péremptoire qu'elle avait reçu de M. Raymond Ferray avaient été pour miss Rovel une bonne leçon. Elle s'observa, prit l'habitude de réfléchir un peu, et pendant quelque temps sa conduite comme son langage furent presque irréprochables. Un jour pourtant elle faillit s'oublier. Paméla reparut tout à coup à l'Ermitage. La négresse avait l'effronterie de ces êtres inconscients qui ne savent pas ce qu'ils font et encore moins ce qu'ils ont fait; elle espéra trouver grâce et qu'on la rétablirait dans ses fonctions de camériste. Raymond la confondit d'étonnement en la priant de déguerpir au plus vite. Elle allégua que lady Rovel lui avait confié la garde de sa fille, qu'il était de son devoir de ne la point quitter. Meg, qui peut-être avait quelque remords à son endroit, hasarda de plaider sa cause, et le fit avec quelque vivacité.
"Fort bien, miss Rovel, lui dit Raymond d'un air glacé; cette fille ne restera pas ici une minute de plus, mais libre à vous de l'accompagner."
Ce mot suffit pour la réduire au silence. L'idée de quitter l'Ermitage lui faisait froid au coeur. Elle eût pris difficilement son parti de se séparer de Mlle Ferray, peut-être lui en eût-il coûté davantage de ne plus voir Raymond. Ce pédant, en qui elle avait cru découvrir un paladin, avait jeté sur elle un charme; malgré ses rudesses, ses froideurs, ses dédains, il avait pour sa jeune imagination un attrait mystérieux. Elle l'étudiait en secret comme on scrute un problème intéressant. Quand elle n'avait rien de mieux à faire, elle se disait: "Quel homme est-ce donc?"
Un jour de novembre, après le déjeuner, Raymond s'était enfermé dans la bibliothèque avec sa soeur. Il venait de terminer la traduction du IVe livre du De rerum natura, et il en récitait à Mlle Ferray, son auditeur naturel, quelques passages, notamment le réquisitoire passionné de Lucrèce contre la passion, son éloquente peinture des amertumes que recèle l'amour, des remords et des chagrins qui l'accompagnent, de l'incurable défiance de l'amant heureux qui croit lire dans un regard distrait les rêveries d'une âme infidèle ou partagée, et surprend sur des lèvres trompeuses les traces d'un sourire qui n'était pas pour lui. "On ne saurait trop veiller sur son coeur, conclut le poète, car il est plus facile de ne pas aimer que de n'aimer plus et de rompre les noeuds où Vénus nous enlaça."
Emporté par le torrent de son discours, Raymond ne s'aperçut pas que miss Rovel s'était glissée clandestinement dans le tambour vitré de la bibliothèque, où, retenant son souffle, elle ne perdait pas un mot. Quand il eut fini, passant sa tête entre les deux pans de la portière, elle s'écria étourdiment:
"Monsieur Ferray, quel était donc ce Lucrèce qui aimait si peu les femmes? Le duc de B… s'y connaît un peu plus que lui. Il adressa un jour à maman des vers où il comparait les sots qui médisent de l'amour à ces buveurs qui le matin, en se réveillant, chantent pouilles à leur bouteille; on peut être sûr que le soir ils seront sous la table. Ils étaient charmants, ces vers du duc de B… Je ne me souviens que des quatre derniers:
L'amour m'aura toujours parmi ses paroissiens, Et je ne suis point né d'humeur atrabilaire. La femme, à mon avis, est le premier des biens. Ou, si le bien est rare, un mal très-nécessaire.
—Par contre, il est un mal, miss Rovel, qui me paraît très-peu nécessaire, lui répondit Raymond; c'est une petite fille qui se mêle d'écouter ce qu'on ne l'a point priée d'entendre, et de dire son avis à tort et à travers sans qu'on le lui demande."
A ces mots, ayant remis son manuscrit dans sa poche, il se retira brusquement.
Meg ne se formalisa point de cette algarade, elle sentait son tort; aussi écouta-t-elle d'un air contrit le sermon de Mlle Ferray, qui lui remontra qu'elle avait manqué une bien bonne occasion de se taire.
"C'est la faute de ce Lucrèce, répondit Meg, et de ses impertinences, qui m'avaient révoltée. C'est drôle, j'avais toujours cru que ce Lucrèce était une femme.
—Ma chère belle, répliqua Mlle Ferray, il n'est pas permis de confondre un grand poète romain avec la femme de Collatin…
—Qui eut une aventure assez singulière, qu'elle prit au grand tragique, interrompit Meg; mais cela ne m'importe guère. Je voudrais savoir pourquoi M. Ferray déteste si fort les femmes.
—Où avez-vous pris, Meg, que mon frère déteste les femmes?
—Oh! ne dites pas le contraire. Il ne laisse pas échapper une occasion de leur dire leur fait. Soyez sûre que, s'il ne peut me souffrir, cela tient à ce que mon sexe lui déplaît encore plus que mon caractère. Mon Dieu! je ne dis pas que je sois parfaite; mais avec tous mes défauts, si j'avais l'honneur d'être un garçon, il me supporterait plus facilement. Mademoiselle Agathe, soyez bonne une fois par hasard, et dites-moi ce que les femmes ont bien pu faire à M. Ferray. Vous savez que j'adore les histoires."
Mlle Ferray se fit longtemps tirer l'oreille avant d'entamer le récit que demandait Meg. Elle finit par se rendre à ses supplications, car il lui était dur de ne jamais parler à personne de ce qui lui tenait le plus au coeur. Elle lui raconta, sous le sceau du secret, les amours de Raymond avec Mme de P…, l'Arabie, La Mecque, le retour à Paris. Meg l'écoutait bouche béante.
"Ainsi, s'écria-t-elle, parce que Mme de P… lui a manqué de parole, M. Ferray a juré de finir ses jours dans un trou… Ne me faites pas de gros yeux, mademoiselle. Un charmant trou, j'en conviens; mais quiconque s'y connaît vous dira que c'est un trou. M. Ferray eût été bien mieux avisé en se mettant à aimer délibérément une autre femme. Maman, qui croit à l'homéopathie, m'a souvent dit qu'on ne guérit d'une passion que par une autre passion. Je donnerais beaucoup pour la connaître, cette Mme de P…"
Mlle Ferray lui révéla qu'elle possédait en fraude un portrait de Mme de P… Pendant sa maladie, Raymond lui avait donné l'ordre de le brûler, ainsi que ses lettres; mais ce portrait était si charmant qu'à l'insu de son frère elle lui avait fait grâce. Sur les instances de Meg, elle consentit à l'aller chercher. Meg l'examina d'un air entendu; puis elle dit: "A la vérité, elle n'est pas trop mal avec son minois chiffonné; pourtant ce n'est pas la pie au nid. Comme dirait maman, c'est de la petite beauté, qui n'a tout son prix qu'à la clarté des bougies. La grande beauté est celle qui peut se passer de toutes les petites précautions, celle qui gagne à être vue en pleine lumière." Et à ces mots elle se plaça debout devant Mlle Ferray, le visage tourné vers le soleil couchant, à qui elle semblait dire: Je n'ai pas peur de toi. "La main sur la conscience, ajouta-t-elle, qui trouvez-vous la plus jolie, Mme de P… ou moi?"
Mlle Ferray se mit à rire: "Meg, rendez-moi bien vite ce portrait, lui dit-elle; vous feriez mieux d'aller sauter à la corde."
Cet entretien avait fait beaucoup d'impression sur miss Rovel. Je ne sais quelle était son idée, dont elle ne fit part à personne; mais dès le lendemain elle renonçait à toutes ses espiègleries pour prendre un maintien posé, autant du moins que le lui permettait la vivacité de son humeur. Elle parlait peu, interrogeait discrètement, était tout entière à ce qu'on lui disait. Autre changement plus remarquable encore, elle guérit soudain de son horreur pour les livres. Elle se fit prêter par Mlle Ferray un manuel d'astronomie et de géographie physique, et passa des matinées à le méditer. Elle y trouva beaucoup de choses qu'elle ne comprenait pas, beaucoup d'autres qui l'étonnaient; elle rédigea, une liste de ses étonnements, et une après-midi elle alla frapper à la porte de Raymond, qui fut bien surpris de la voir entrer, s'asseoir tranquillement auprès de lui en lui disant qu'il se passait au ciel et sur la terre nombre d'événements bizarres et qu'elle espérait qu'il voudrait bien les lui expliquer. Sans se laisser intimider par ses sourires ironiques, elle le pria de lui dire comment on s'y était pris pour s'assurer que la lumière parcourt en une seconde près de quatre-vingt mille lieues; elle lui fit part aussi de l'extrême difficulté qu'elle avait toujours éprouvée à croire que la terre fût ronde, et qu'il y eût aux antipodes des hommes qui marchaient la tête en bas. Raymond essaya de la plaisanter, de l'éconduire; elle le contraignit par son air d'attention polie à lui répondre, et leur entretien dura près d'une demi-heure.
"Je ne veux pas vous importuner plus longtemps aujourd'hui, dit-elle en prenant congé de lui; mais vous seriez bien bon de me permettre de venir quelquefois vous interroger. Je suis une oie ou une grue, comme il vous plaira, et je ne serais pas fâchée de me dégrossir un peu.
—A quoi cela peut-il bien vous servir, miss Rovel? lui demanda-t-il. Vous avez de beaux yeux et trois cent mille francs de dot; avec cela, une femme se tire toujours d'affaire dans ce monde. Demandez plutôt au duc de B…, qui fait de si jolis vers; vous verrez s'il n'est pas de mon avis.
—Le duc de B… n'est pas ici, répondit-elle, et je me soucie peu de ses almanachs. J'ai souvent entendu dire à maman qu'une femme est un acteur qui en jouant son rôle doit s'accommoder au goût de son public. Mon public, c'est vous; je sais que vous méprisez les jeunes filles ignorantes, et je désire que vous ne me méprisiez plus.
—Quel intérêt pouvez-vous avoir à me plaire? reprit-il en souriant. Puisque vous aimez à citer votre mère, sachez qu'elle m'a traité un jour en trois langues d'ours mal léché. Je suis un rustre, miss Rovel, un de ces rustres qui ont l'esprit de travers, de telle sorte que l'homme ne leur plaît pas, ni la femme non plus.
—C'est bien ainsi que je vous avais d'abord jugé, répliqua-t-elle avec ingénuité; mais depuis que je vous ai vu prendre un petit monsieur par le milieu du corps et le poser délicatement sur un boute-roue, mes idées à votre égard ont changé. Bref, je ne serais pas fâchée qu'il vous vînt un jour quelque amitié pour moi.
—Fort bien, miss Rovel, répondit-il en la reconduisant jusqu'à la porte de son cabinet. Je n'ose vous promettre que vous réussirez, mais soyez certaine que je vous sais gré de l'intention."
Ce que Meg voulait, elle le voulait bien; elle avait dans le caractère une indomptable ténacité. Bravant les rebuffades et les moqueries de Raymond, elle obtint de lui, à force de l'en prier, qu'il consentît à la diriger dans ses lectures. Il lui donna successivement quelques ouvrages de science, des voyages, des histoires, qu'elle étudiait de son mieux; puis elle s'en allait, comme la première fois, frapper à sa porte pour en causer avec lui. Il la reçut d'abord assez mal, en homme qu'on dérange et qui craint les fâcheux; peu à peu il prit goût à ses visites et à ses questions. Elle avait l'intelligence claire et limpide; son ignorance ressemblait à ces lacs de montagnes, qui réfléchissent avec une étonnante précision leurs rives, le ciel, les formes changeantes des nuages. On peut détester le monde et prendre encore quelque plaisir à le voir se refléter dans ce merveilleux miroir qu'on appelle l'esprit d'une femme, lorsqu'elle a l'esprit bien fait, et que les préjugés ou la vanité n'en ont pas altéré la transparence.
Quand Raymond l'accueillait mal, Meg lui disait sans se déconcerter: "Je vois, monsieur, que vous avez mis aujourd'hui votre bonnet de travers, je reviendrai demain." Elle déchiffrait son visage à première vue. Avait-il de l'humeur, elle était réservée dans ses propos, ou parvenait même à garder le silence durant des heures entières; était-il bien disposé, elle rendait la bride à sa langue et l'amusait par ses audaces ou ses candeurs. Il se débattit quelque temps contre le charme qui l'entraînait; mais il dut bientôt reconnaître que Meg lui était devenue une société agréable, qu'il aimait à s'occuper d'elle, qu'elle l'aidait à remplir le vide du temps. Jusqu'alors le jardinage avait été son amusement favori; au bout de quelques semaines, ses rosiers et son verger lui semblèrent moins intéressants que la belle plante humaine dont le hasard lui avait confié l'éducation. Ce sauvageon, réclamant lui-même ses soins, lui disait: "Greffe-moi; je veux que tu me trouves à ton gré et qu'un jour tu prennes plaisir à manger de mes fruits."
Pour pallier son inconséquence et couvrir sa défaite, Raymond s'appliquait à se dire que miss Rovel n'était qu'une petite fille, qu'à son âge on n'a pas de sexe. Il avait décidé à part lui que, le jour où il verrait poindre la femme sous l'enfant, il lui signerait sa feuille de route; mais il désirait que cela n'arrivât pas de sitôt. Meg se chargeait de le rassurer à cet égard. Si elle avait renoncé à ses espiègleries, du même coup elle avait abjuré toutes ses prétentions. Elle ne faisait plus étalage de sa précoce science du monde, elle s'abstenait de citer les apophthegmes de sa mère et les versicules du duc de B…, ne dissertait plus sur l'amour et sur les hommes. Cela tenait peut-être à ce que les petites filles ne parlent guère d'amour quand elles commencent d'aimer, et s'occupent moins du monde lorsque leur coeur se met à jaser. Le chant de cet oiseau qui, rompant le silence, leur annonce la venue du messie, les tient sous le charme, et le plaisir d'écouter les dégoûte du plaisir de parler. Toutefois Meg aimait tant les dragées, l'épine-vinette, les pommes sures, le jeu de quilles, la pêche à la ligne et aux balances, qu'il était bien permis à Raymond de ne point se douter qu'elle avait en tête un roman dont il était le héros.
L'hiver fut froid et neigeux. Pour complaire à miss Rovel, Raymond se procura un traîneau. C'est elle qui conduisait. On allait ventre à terre, et on versait souvent. Raymond prenait en douceur ces mésaventures. Un jour, Meg, étant tombée la tête la première dans un tas de neige, se releva si saupoudrée de frimas qu'il se pâma de gaîté. Mlle Ferray, qui était de la partie, pensa lui sauter au cou; c'était, depuis deux ans, la première fois qu'elle l'entendait rire. Il ressentit quelque honte de ce transport et fut morose pendant vingt-quatre heures. Il s'était fait un dieu de son chagrin, et il s'indignait que le prêtre eût osé rire dans sa propre église.
Durant les longues soirées de ce long hiver, au lieu de se confiner dans son cabinet pour traduire Lucrèce, il descendait au salon, et lisait à haute voix Homère, Plutarque ou quelque tragédie. Meg goûtait l'Iliade beaucoup plus que l'Odyssée. Elle trouvait fort naturel et fort intéressant que deux peuples eussent bataillé pendant dix ans pour les beaux yeux d'une coquette; elle savait depuis longtemps que c'est le fond de l'histoire universelle. En revanche, elle avait peine à se persuader qu'un hardi coureur d'aventures eût sacrifié de gaîté de coeur Circé, Calypso, les Sirènes, pour venir retrouver son âpre rocher et les grâces un peu surannées de sa Pénélope; elle se permettait de croire que sur ce point Homère en avait imposé à ses lecteurs. Plutarque la laissait froide; elle lui reprochait de trop louer de grands hommes qui n'avaient pas tous été de beaux hommes. Les tragédies lui plaisaient quand il y avait beaucoup d'amour et beaucoup de sang versé; mais les Romains de Corneille lui paraissaient aussi brutaux qu'invraisemblables. Ayant appris à se taire, elle gardait ses réflexions pour elle, sans dissimuler toutefois le plaisir qu'elle éprouvait à entendre lire quoi que ce fût, prose ou vers, par Raymond, qui lisait avec goût. Quand les femmes aiment quelque chose, cherchez bien, vous trouverez que sous la chose qu'elles aiment il y a quelqu'un.
Ce rude hiver fut suivi d'un charmant printemps. Aux lectures, aux parties de traîneau succédèrent les promenades pédestres. On décampait le matin, et on allait devant soi; au milieu du jour, on s'arrêtait pour dîner sous une tonnelle. Plus souvent on emportait ses provisions et on faisait halte dans quelque pré herbu où il y avait de l'ombre et une eau courante. Raymond s'accommodait mal des lieux élevés qui commandent une grande vue et un vaste horizon; il leur préférait les vallons creux, au pied d'une colline qui emprisonne le regard. Les collines ont ceci de charmant, qu'on peut croire que c'est la fin du monde, que par-delà il en existe un autre bien différent de celui que nous voyons, un monde où règne une divine harmonie, où toutes les femmes sont fidèles, où toute question obtient sa réponse et tout dévoûment sa récompense, où les biens sont assurés, où les bonheurs sont éternels. Raymond oubliait parfois de contempler la colline qui lui cachait l'univers pour regarder Meg assise devant lui. Sa figure était un paysage qui en valait un autre, et qu'animait un jeu perpétuel d'ombres et de lumières. Il y courait des nuages légers, transparents; on apercevait au travers le sourire d'une âme contente à qui le monde avait fait une promesse.
Ce fut à la fin d'un de ces repas champêtres que Meg, après être demeurée quelque temps silencieuse, s'avisa de dire tout à coup: "Monsieur Ferray, le pays que voici est-il aussi beau que l'Arabie?"
A ce mot d'Arabie, Raymond fit un sursaut. Mlle Ferray le regarda d'un oeil anxieux, puis elle tira Meg par sa robe pour l'avertir qu'elle venait de commettre une grave imprudence. Meg ne tint aucun compte de cette muette mercuriale; elle vint s'asseoir à côté de Raymond et se mit à casser des amandes avec une pierre. Tout en les cassant et les croquant: "Monsieur Ferray, reprit-elle d'un ton dégagé, y a-t-il des collines comme celle-ci dans les environs de la Mecque?"
A la grande surprise de Mlle Ferray, Raymond, sans que son visage trahît la moindre émotion, commença de décrire La Mecque à miss Rovel; des saints lieux il la conduisit dans l'Yémen sans avoir l'air de se souvenir que le pays où croît le caféier est celui où poussent les rêves décevants et les espérances fleuries qui ne portent point de fruits. Dans le dessein de lui mieux expliquer son itinéraire, prenant sa robe pour une carte de l'Arabie, il promenait son doigt sans s'en apercevoir sur les carreaux de sa manche; mais miss Rovel s'en aperçut très-bien.
Le lendemain, à son réveil, Meg crut apercevoir dans sa glace le minois chiffonné de Mme de P… Elle regardait ce fantôme en riant, comme on regarde une rivale humiliée et vaincue. "Tu m'avais mise au défi, dit-elle à demi-voix; ce n'est pourtant pas plus difficile que cela." Puis elle s'élança hors de son lit, et, s'habillant, elle faisait des gambades dans sa chambre. Il lui semblait qu'elle venait de gagner un pari, qu'un champ de bataille lui était demeuré. Soudain une idée lui vint, et il se trouva qu'elle n'était pas heureuse. Il est dans le caractère des femmes, surtout quand elles n'ont pas encore dix-sept ans, de pousser leurs victoires à outrance; il arrive parfois qu'elles ont sujet de s'en repentir.
Lorsque la cloche du déjeuner sonna, Raymond et sa soeur, étant descendus dans la salle à manger, n'y trouvèrent point Meg, qui à l'ordinaire les y précédait. On l'envoya quérir dans sa chambre, elle n'y était pas. L'inquiétude les prit, ils sortirent, appelèrent; Meg ne répondit point. Pensant qu'elle s'était endormie dans le grenier à foin qu'elle visitait quelquefois, Mlle Ferray alla l'y chercher. De son côté, Raymond traversa le verger, descendit au bord du ruisseau. Un orage l'avait grossi, il roulait des ondes troubles et limoneuses. En arrivant près d'une anse où l'eau était assez profonde pour qu'un adulte y perdît pied, Raymond aperçut, accroché à la quenouille d'un roseau, le grand chapeau de paille de miss Rovel. Un cri sourd lui échappa; il plongea brusquement, s'en alla fouiller de ses deux mains dans la vase et les algues du fond. Comme il remontait à la surface pour reprendre haleine, il entendit un grand éclat de rire. Il leva les yeux et avisa Meg nichée dans les branches d'un frêne où il n'avait point su la découvrir.
"Quel plongeur et quel nageur!" s'écria-t-elle, allongeant vers lui son bec d'oiseau.
Deux secondes suffirent à Raymond pour sortir du ruisseau et à Meg pour se laisser dévaler au bas de son arbre. Ils se trouvèrent en présence l'un de l'autre, se regardant les yeux dans les yeux.
"Excusez-moi, monsieur, lui dit-elle rouge d'émotion. J'étais curieuse de savoir quelle figure vous feriez, s'il vous arrivait de me croire morte."
A ces mots, elle fit un geste comme pour lui prendre la main. Raymond la regarda d'un air si terrible qu'elle eut peur et recula. Il était furieux, non d'avoir pris inutilement un bain froid, mais de l'impertinence de miss Rovel et du pouvoir qu'elle s'imaginait s'être acquis sur son coeur. Dans la petite fille, il venait de reconnaître la femme, c'est-à-dire l'ennemi, le tyran, l'obscure, fatale et insolente domination qu'il avait juré de ne plus subir. Son premier mouvement, fort déraisonnable, fut d'arracher un scion de frêne, de le dépouiller de ses feuilles, de lever en l'air cette houssine improvisée. Il eut honte de son emportement, il réussit à sourire. "Miss Rovel, dit-il à Meg avec assez de calme, les petites filles font quelquefois de grandes sottises qui mériteraient le fouet; mais il faut bien leur en faire grâce quand elles ont l'adresse de porter des robes longues."
Là-dessus, il lui tourna les talons sans qu'elle eût la force de le retenir ni de le suivre, ni de lui dire un seul mot. Immobile, pétrifiée, elle contemplait d'un oeil consterné, comme Perrette, les débris de son pot au lait. L'événement avait trompé son attente avec une cruauté sans pareille, et ce qui venait de se passer ne ressemblait guère à la belle scène de roman qu'elle avait machinée dans toute la candeur de son âme. Elle s'était flattée de voir un homme éperdu, se jetant à ses pieds, s'écriant: "Ah! miss Rovel, vous jouer ainsi de mon coeur! Ne saviez-vous donc pas que je vous adore et que je serais incapable de vous survivre?" L'homme était resté debout sur ses deux pieds, et lui avait dit d'un ton de magister: "Miss Rovel, vous méritez le fouet; je consens à vous en faire grâce." Quel mécompte! quelle mortification! Soudain convertie en défaite, sa victoire s'enfuyait à vau-de-route.
Mme de Sévigné disait que, lorsqu'elle avait fait une sottise, elle n'y cherchait pas d'autre invention que de la boire. C'est de quoi Meg ne s'avisa point. Elle était outrée de dépit; elle décida que l'outrage qui venait de lui être infligé criait vengeance et qu'elle se vengerait. Elle songea d'abord à se noyer tout de bon; mais elle fit la réflexion très-sensée que cette solution serait plus désagréable à elle-même qu'à M. Raymond Ferray, qui en serait quitte pour supporter les frais de son enterrement. C'est lui qu'elle eût voulu noyer, et ce projet n'était pas d'une exécution facile. Elle se promit de saccager ses espaliers, d'anéantir ses serres, d'empoisonner son puits, de mettre le feu à son grenier à foin, dût l'incendie gagner la maison et cet homme odieux périr dans les flammes.
La rage au coeur, elle remontait lentement le verger. Tout à coup elle entendit sur la route le roulement d'une voiture qui s'arrêta devant la grille. Elle fut bien étonnée quand elle en vit descendre Paméla fort décemment vêtue. La négresse s'avança vers elle d'un pas cadencé, la tête haute, comme il appartient à l'innocence injustement persécutée qui a fait justice de la calomnie.
"Toi, Paméla! s'écria Meg. D'où peux-tu bien sortir?
—De Lucerne, répondit-elle, d'auprès de madame votre mère."
Paméla ne mentait point. Après avoir été chassée de l'Ermitage, ne sachant que faire de sa personne, un peu détrompée sur l'article des marquis, elle n'avait rien imaginé de mieux que de se mettre à la poursuite de lady Rovel. Comme elle avait beaucoup de flair, le hasard la secondant, elle avait fini par la rattraper à Lucerne. Lady Rovel venait de passer six mois dans une petite résidence d'Allemagne, où elle avait suivi un homme charmant auquel deux millions d'hommes bien disciplinés obéissaient par une habitude séculaire; cet homme, après lui avoir plu infiniment, lui avait paru souverainement déplaisant. Pour se consoler de sa nouvelle méprise, elle avait résolu de passer l'été au bord du lac des Quatre-Cantons, dans une villa très-simple à la fois et très-luxueuse, dans une tranquillité très-agitée et dans une solitude qui ne devait pas tarder à être très-peuplée. En rencontrant à Lucerne Paméla, elle s'était ressouvenue très-nettement d'avoir laissé sa fille à Genève, chez des gens dont elle avait oublié le nom, et, la négresse l'ayant abordée avec quelque embarras, elle en avait conclu que sa fille était morte, ce qui lui causa un tressaillement douloureux. Dès qu'elle se fut rendue maîtresse de ses nerfs, elle apprit de Paméla que sa fille était encore en vie, mais qu'elle était très-malheureuse à l'Ermitage, qu'on l'y maltraitait, que sa fidèle camériste, ayant osé reprocher ses duretés à M. Ferray, avait été impitoyablement congédiée. Elle crut sans difficulté à ces rapports, l'indifférence étant facile à persuader; mais l'indifférence de lady Rovel était fort passionnée, elle déclara qu'elle ne pouvait se passer de sa fille, qu'elle entendait rentrer immédiatement en sa possession, qu'elle allait partir pour la chercher. Comme elle montait en wagon, on lui représenta que le temps était propice à une promenade sur le lac. Pour tout concilier, elle avait dépêché la négresse avec l'ordre exprès de ramener Meg dans les vingt-quatre heures.
"Où que tu ailles, s'écria Meg, qui se cramponnait à la robe de Paméla, fût-ce au diable, fût-ce chez le marquis de Boisgenêt, je te somme de m'emmener avec toi. Si je restais ici trois heures de plus, j'y ferais quelque scélératesse.
—Vous vous ennuyez beaucoup?
—A mourir.
—Cela se rencontre bien, mademoiselle. Lady Rovel m'envoie vous chercher. Je lui ai fait comprendre que vous finiriez par vous épaissir tout à fait chez ces petits bourgeois.
—Marquise de Boisgenêt, c'est Dieu qui t'envoie!" fit Meg en l'embrassant.
Pendant ce temps, Raymond, après s'être changé, racontait à sa soeur la belle invention de miss Rovel et le plongeon qu'il avait fait dans le ruisseau. Suivant sa coutume, Mlle Ferray entra dans son ressentiment, confessa que cette petite avait des lubies impardonnables, ajoutant que toutefois il fallait les lui pardonner, parce qu'en dépit de ses déraisons elle avait beaucoup de coeur. Ce fut le moment que choisit Meg pour entrer comme un coup de vent dans le salon. La face rayonnante de joie, elle s'exclama: "Quel bonheur, monsieur! quel coup de fortune, mademoiselle! Maman veut me ravoir, et avant que le soleil soit couché, j'aurai quitté pour jamais cette triste maison." Cela dit, elle courut à sa chambre, où, vidant en un tour de main les armoires, elle jeta pêle-mêle toutes ses nippes dans ses malles.
Raymond lança un sourire à sa soeur: "Voilà qui t'apprendra, ma chère, lui dit-il, à te porter caution pour un coeur qui n'existe pas."
Que ce coeur existât ou non, ce fut avec un profond chagrin que Mlle Ferray prit connaissance de la lettre que Paméla lui remit. Cette lettre était courte. Une ligne avait suffi à lady Rovel pour remercier M. et Mlle Ferray des bons soins qu'ils avaient donnés à sa fille pendant près d'une année; une seconde ligne était destinée à les prier de lui renvoyer incontinent cette fille adorée, qui était nécessaire à son bonheur. Ici s'ouvrait une parenthèse, laquelle signifiait à peu près: "Combien vous dois-je?"
"Déclarez de notre part à lady Rovel, dit Raymond à la négresse après avoir lu à son tour, que nous serons à jamais ses obligés, si jusqu'au jour de notre mort nous n'entendons plus parler d'elle, ni de sa charmante fille, ni de quoi que ce soit qui les concerne l'une ou l'autre."
En moins d'une heure, Meg eut fait et bouclé ses malles. Pendant qu'on les attachait derrière la voiture, elle descendit en chantonnant sur la terrasse, où Raymond fumait son cigare. Se campant à quelques pas de lui et promenant au nord et au midi ses regards, qui n'étaient pas tendres: "Adieu, maison, s'écria-t-elle, où, comme l'affirme la docte Paméla, l'esprit et le coeur s'épaississent! adieu Homère, l'astronomie et tous les grands hommes de Plutarque! adieu, grenier à foin que j'avais juré d'incendier! Adieu, ruisseau, dont les écrevisses m'étaient si chères que j'ai voulu leur donner un homme à manger! Adieu, temple de la science et de l'ennui, où l'on ne peut faire un pas, ni rire, ni chanter, ni ouvrir la bouche, ni remuer les cils, sans courir le risque de recevoir les étrivières!"
Comme elle terminait son discours, elle aperçut Mlle Ferray, qui, debout sur le seuil de la maison, attachait sur elle des yeux pleins de larmes et de reproches. Elle s'attendrit, s'élança vers la bonne demoiselle, la saisit par la taille, la baisa sur le front en lui murmurant à l'oreille: "Je vous aime bien, miss Agathe; mais, voyez-vous, il y a des choses que vous ne pouvez pas comprendre et qu'au surplus je ne saurais pas vous expliquer." Puis, se tournant vers Raymond: "Monsieur, votre servante." L'instant d'après, elle montait en voiture, et le cocher toucha.
"Qu'as-tu donc à te désoler, ma bonne Agathe? dit Raymond à sa soeur. Tu devrais remercier ta chère Providence, qui nous délivre d'un fier embarras."
Quoi que son frère pût lui dire, Mlle Ferray était la personne la plus affligée du monde. Dès qu'il se fut éloigné, elle fondit en larmes. En dépit de tout, elle aimait tendrement miss Rovel, et on ne refait pas son coeur. Elle se demandait avec épouvante ce qu'allait devenir cette enfant, dont elle s'était promis de faire une honnête femme. Elle pleurait Meg, elle pleurait aussi une chimère qu'elle s'était plu à bercer dans son coeur: depuis quelque temps, elle caressait plus que jamais la douce pensée que miss Rovel lui avait été envoyée du ciel pour distraire son frère de ses sombres ennuis, peut-être pour l'en guérir tout à fait. Comme son imagination allait très-vite et très-loin, elle en était venue à se figurer que le cas échéant, les circonstances et les dieux aidant, il pourrait bien se faire, il pourrait bien arriver que Meg et Raymond… Hélas! Meg était partie, rien ne pouvait plus arriver. Elle demeura longtemps devant la grille, contemplant d'un oeil humide les empreintes qu'avait laissées dans la poussière du chemin la voiture qui venait d'emporter Meg et le plus beau de ses rêves, et, pour la première fois de sa vie elle se prit à chercher querelle à sa chère Providence, qui lui avait fait banqueroute.
Tandis que Mlle Ferray s'abandonnait à sa douleur, Raymond s'était retiré dans son cabinet de travail. Comme si rien ne se fût passé, il alla prendre sur un rayon de sa bibliothèque le De rerum natura. L'édition qu'il préférait entre toutes et dont il se servait d'habitude était le Lucrèce d'Havercamp, cum notis variorum, magnifique in-quarto magnifiquement relié. A peine l'eut-il dans ses mains, il constata que le précieux billot venait d'essuyer un indicible, un irréparable affront. Ici une page indignement chiffonnée, égratignée, comme par les griffes d'un lutin; là une autre page chamarrée de pâtés d'encre, ailleurs un feuillet en lambeaux, plus loin un autre arraché, il en manquait trente au milieu du volume, cinquante à la fin. C'était un massacre.
Raymond croyait rêver. Ce qui lui prouva clairement qu'il ne rêvait point, c'est qu'ayant levé les yeux au plafond pour le prendre à témoin de ce qui lui arrivait, il découvrit sur le trumeau qui surmontait sa cheminée une grande inscription, charbonnée d'une main fiévreuse. Elle était ainsi conçue: Mr. Raymond Ferray is a prodigious great book-worm; I hate him, and I shall he revenged of him.
Comme Raymond savait l'anglais, il ne put douter que l'inscription ne signifiât: "M. Raymond Ferray est un prodigieux pédant; je le hais, et je me vengerai de lui."
V
Raymond Ferray s'était promis qu'au bout de trois jours il aurait entièrement oublié l'existence de miss Rovel; mais il découvrit que, malgré son flegme apparent, il était en colère, et que la colère n'oublie pas. Il lui arrivait souvent de se rappeler que pendant près d'une année il avait logé sous son toit une jeune fille bizarre, laquelle, s'étant mis en tête de lui plaire, avait paru préférer à tout autre amusement le plaisir de se promener et de causer avec lui. Il se souvenait que lui-même avait pris goût à ces causeries et à ces promenades, que cette jeune fille était devenue la plus agréable de ses habitudes,—et quand une habitude a de longs cheveux blonds, la joue en fleur, le rire étincelant de la jeunesse, il en coûte toujours un peu d'y renoncer. Il se souvenait enfin que cette même blonde avait eu l'audace de tenter sur lui une expérience fort impertinente, que, furieuse de n'avoir pas réussi, elle était partie brusquement en lui faisant des adieux peu courtois et après avoir massacré le plus beau livre de sa bibliothèque. Il ne pouvait revoir ce qui lui restait de son Lucrèce d'Havercamp, Leyde 1725, sans s'indigner contre les mains effrontées qui avaient attenté à son bien. Ce forfait était, selon lui, le trait d'une vilaine âme, et comme c'est l'ordinaire que nos chagrins s'enchaînent les uns aux autres aussi étroitement que les grains d'un chapelet bien enfilé, l'Havercamp le faisant penser à Mme de P…, il englobait dans le même anathème toutes les femmes, brunes ou blondes, qu'elles eussent dix-huit ou trente ans, comme des êtres malfaisants qu'un homme de coeur doit tenir à distance de sa vie et de sa pensée. Il se promettait donc de ne plus songer à miss Rovel, et il y pensait vingt fois le jour. En revanche, il n'en parlait jamais et ne souffrait pas qu'on lui en parlât. Mme Ferray avait dû se le tenir pour dit et garder pour elle ses regrets. Le temps ne les diminuait point; chaque jour, elle sentait davantage le vide qu'avait laissé dans sa maison le départ de Meg. Elle maudissait cette chère ingrate, ce coeur qui rompait si facilement ses attaches; mais il y avait de la tendresse dans ses malédictions. Toutefois, deux mois entiers s'étant écoulés sans que miss Rovel eût daigné lui donner aucun signe de vie, son bon sens l'obligeait de confesser que, si miss Rovel avait du coeur, elle en avait bien peu.
Il ne faut désespérer de rien. Un jour que Mlle Ferray brodait au salon tête à tête avec son frère, qui lisait un traité de Darwin, comme elle le questionnait sur sa lecture, il lui exposa la doctrine du célèbre naturaliste anglais touchant la faculté que possèdent les êtres vivants de s'adapter insensiblement au milieu dans lequel la nature ou les circonstances les ont placés. Elle avait l'habitude de tout rapporter à l'objet de ses préoccupations; aussi la théorie de Darwin l'attrista. Elle se dit qu'il en était des âmes comme des plantes et des animaux, que l'air qu'elles respirent décide de leur destinée, que, si la Providence avait voulu que miss Rovel devînt une honnête femme, elle aurait dû la laisser à l'Ermitage, sous la garde de Mlle Agathe Ferray. Elle priait le ciel de vouloir bien lui expliquer ses mystérieux desseins, quand sa femme de chambre lui remit une lettre. A peine l'eut-elle approchée de ses yeux, elle rougit d'émotion, et, la glissant dans sa poche, elle attendit d'être seule pour la lire. Cette lettre était ainsi conçue:
"Lucerne, 2 septembre.
"Chère miss Agathe, je vous avais écrit, il y a près d'un mois, pour vous déclarer avec humilité et contrition que j'étais honteuse, extrêmement honteuse, d'avoir été si peu aimable, si peu gracieuse, si peu gentille en vous quittant. Comme je traversais le salon pour porter ma lettre à la poste, il s'est trouvé que maman causait avec un quidam. Vous m'avez souvent répété que les jeunes filles peuvent s'instruire par les conversations autant que par les livres. Or maman disait à son quidam que la vie est courte et qu'il n'y a pas de temps plus mal employé que celui que nous donnons au repentir. "Je le crois bien, a-t-il répliqué, il nous en reste déjà si peu pour pécher." A-t-il voulu dire pécher ou pêcher? Je n'en sais trop rien, car il aime beaucoup à pêcher des truites dans le lac; mais il se pourrait aussi que ce fût un grand pécheur. Le fait est que ma lettre m'a paru inepte, que je l'ai déchirée, et que le jour même j'ai pêché une truite avec le quidam. Si c'est un péché, je m'en confesse; mais sûrement je n'en commettrai pas d'autre avec lui. C'est un blond fadasse; vous savez que ce n'est pas ma couleur.
"Je ne vous aurais jamais écrit, chère miss Agathe, si je n'avais découvert que je ne puis me passer d'avoir de vos nouvelles. Il m'en faut dès demain. I will, miss Agathe, I will. Je veux apprendre que vous êtes en vie et que vous ne pouvez vous consoler de ne plus me voir. Si vous me faites cette déclaration en joli style, je vous dirai, pour vous récompenser, que je regrette par moments d'avoir chiffonné, maculé, lacéré certain livre que certain loup-garou aimait comme la prunelle de ses yeux. Que voulez-vous? Dame! j'étais en colère, et quand on est en colère, on chiffonne, on macule, on lacère. Comme il doit me détester, ce loup-garou! Je gagerais qu'il pleure nuit et jour son bouquin bien-aimé. Voyez comme je suis bonne, comme j'ai le coeur sensible. J'ai prié maman, qui a les bras longs, de donner des ordres pour qu'on m'en retrouve quelque part un autre tout pareil, et vous pouvez compter que je ne le garderai pas pour moi;—il faut savoir se priver dans l'intérêt de ses amis. Ce que j'en fais, c'est pour l'acquit de ma conscience, quoiqu'elle ne me gêne pas beaucoup; elle est bonne fille, et nous avons rarement ensemble un mot plus haut que l'autre. Aussi croirez-vous sans peine qu'elle ne m'empêche pas de m'amuser royalement à Lucerne. Cette jolie ville a été inventée pour cela. Maman y était venue chercher la solitude, et son salon ne désemplit pas. Ce ne sont qu'allants et venants, tous bien faits, bien cravatés, bien frisés, sentant le musc ou le benjoin, polis, galants, daignant la plupart prêter quelque attention à miss Rovel, s'apercevoir que ses yeux ne sont pas les premiers yeux venus, sans qu'aucun se soit avisé jusqu'à cette heure de la menacer du fouet. Je m'occupe d'eux les jours de pluie; le reste du temps, je rame ou je nage, deux jolies façons de faire son chemin dans le monde. Je crois en vérité, miss Agathe, que le parfait bonheur consiste à être poisson. Ce n'est pas l'idée de Paméla, qui me sert de bardot; la pauvre fille n'a pas encore tout à fait dégorgé son marquis.
"Mais savez-vous ce que j'ai vu de plus beau à Lucerne? C'est maman. En la revoyant, j'ai été transportée, éblouie, et je ne me lasse pas de la contempler. Quels yeux! quelles épaules! quels bras! Les miens sont en comparaison de vraies pattes de sauterelle. Mon Dieu! que ce doit être amusant d'être belle comme cette adorable maman! Si je l'adore, elle me rend un peu la pareille. Elle prétend que je me suis horriblement ennuyée à l'Ermitage, que M. Ferray ne pouvait me souffrir, qu'il m'a fait subir mille vexations, mille avanies. Je n'en rabats que la moitié, car, pour me dédommager, elle m'a promis que d'ici à trois mois elle ne me refuserait rien et ne me gronderait de rien.
"Si vous voulez me gronder, miss Agathe, vous avez le champ libre; mais n'abusez pas de la permission. Une jolie moue peut avoir son charme, la grognerie enlaidit toujours un visage. Grondez-moi donc avec grâce et belle humeur. Surtout n'allez pas dire au loup-garou que je vous écris; ce vilain homme vous empêcherait de me répondre, et je veux avoir de vos nouvelles. Quant aux siennes, donnez-m'en, ne m'en donnez pas, cela m'est égal. Miss Agathe, miss Agathe, après maman et les poissons, vous êtes sûrement ce que j'aime le plus au monde."
A cette épître, qu'elle relut souvent, non sans hocher quelquefois la tête, Mlle Ferray fit une réponse pleine d'affectueux reproches, de bons avis et de sages conseils. Peu après, elle reçut une seconde lettre.
"Lucerne, 23 septembre.
"Vous êtes donc en vie, mademoiselle? J'en suis charmée;—mais trop de morale, miss Agathe, un peu trop de morale! Dix brasses de fond; j'ai perdu terre, barboté et failli me noyer. Pour vous punir, je veux vous raconter deux petites histoires, qui sans doute vous scandaliseront beaucoup. J'ai toujours aimé à vous scandaliser; quand je vous parlais de certaines choses ou de certaines gens, vous aviez une façon de froncer le bout du nez qui faisait mes délices. M'écoutez-vous, mademoiselle?
"Avant-hier, nous sommes allés en barque jusqu'à Gersau. Jeunes et vieux, hommes et femmes, nous étions cinquante, ou il ne s'en faut guère; c'était une fête que le duc de B… donnait à maman. Figurez-vous le plus beau temps du monde, un lac frisotté qui parlait tout bas, une grande barque pontée, des drapeaux et des flammes partout, des bateliers aussi pavoises que leurs mâts, des jonchées de fleurs, un air parfumé, trois harpes, quatre violons et deux hautbois, une collation merveilleuse, des vins blancs, des vins roses, des vins paillets, qui moussaient comme mon coeur, miss Agathe, comme mon coeur. Le vin, les fleurs, la musique,—quand nous arrivâmes, j'étais un peu folle, et je croyais voir danser les montagnes; il paraît que cela leur arrive. Nous débarquons, on fait la haie pour nous regarder. Voilà qu'un homme essoufflé fend la presse pour venir à nous. Il était de noir habillé, portait un grand chapeau à bords rabattus. C'était un missionnaire wesleyen, ainsi appelle-t-on ce genre d'animaux. D'un air résolu, il se plante devant maman, lui barre le passage. On veut l'écarter, elle fait signe qu'on ne le dérange point. Il tousse une fois, deux fois, et entame une harangue où il était question de beaucoup de choses, de la brièveté de la vie, de la vanité des plaisirs, des bons et des mauvais exemples, de l'âme immortelle, de la grâce efficace, du jugement dernier, de l'enfer et du paradis;—j'en passe, et des meilleures, ne vous ai-je pas dit que j'avais dans ce moment les idées un peu confuses? En parlant, il tenait les yeux baissés, à demi-clos. Maman le regardait d'un air fort doux, belle comme un ange, avec un sourire capable de faire tourner la tête à tous les missionnaires qui en ont une. Celui-ci s'avise de rouvrir les yeux, de les lever; il aperçoit cette beauté, ce sourire, perd le fil de son sermon, s'embarrasse, balbutie, demeure court. Maman continuait de sourire: "Je vous remercie de vos excellentes intentions, lui dit-elle en lui tendant la main; mais que voulez-vous? nous n'aimons pas la vie bête." Là-dessus elle l'invite à dîner. Le pauvre homme ne trouve pas un mot, fait le plongeon, disparaît. Miss Agathe, vos intentions valent celles d'un wesleyen; mais m'entendez-vous? nous n'aimons pas la vie bête.
"Autre chanson. Je suis allée hier soir à mon premier bal, un grand bal par souscription dans les grands salons du grand Hôtel national. Maman avait refusé d'abord de m'y conduire sous prétexte que je suis trop jeune, qu'on ne danse pas si matin. Je lui ai répliqué que dans dix mois et vingt jours j'aurai dix-huit ans, qu'au surplus elle m'avait solennellement promis de ne me rien refuser. Elle a été prise. Vous dire ce que j'éprouvai en entrant dans cette grande salle éclairée a giorno,… ce fut bien autre chose que sur la barque pontée. Une folie s'empara de moi; par intervalles, je rongeais avec fureur le bout de mes gants, et maman me regardait de travers pour m'avertir que cela ne se pratique pas dans le grand monde. Le bal s'ouvre, je m'accroche au bras d'un joli prince russe, qui est un valseur accompli; il s'était chargé de patronner mes débuts.
"Si vous n'avez jamais valsé, miss Agathe, vous n'avez jamais vécu. Arrosez vos plates-bandes, mes bonnes gens, mais ne parlez de rien, car vous ignorez tout. Tourner en rond, la tête à moitié perdue, voilà la vie; le reste ne vaut pas la peine qu'on en parle. Il me semblait qu'un tourbillon venait de m'emporter au dixième ciel. Tout à coup je pousse un cri. C'était bête; mais, si je n'avais pas crié, je tombais morte. Mon prince russe s'arrête, s'inquiète, s'enquiert. Je ne pouvais pas lui répondre que j'avais crié par excès de joie; j'ai prétendu que le pied m'avait tourné, que ce n'était rien, et nous nous sommes envolés de plus belle. Arrosez vos plates-bandes, vous dis-je, mais sachez que partout ailleurs qu'à l'Ermitage on prend miss Rovel au sérieux, qu'hier elle a fait sensation, qu'elle était entourée, admirée, courtisée, qu'on se disputait ses regards et une petite place sur son carnet. Miséricorde céleste! j'ai dit à mes adorateurs bien des sottises, miss Agathe,—car je ne savais plus où j'en étais, et je laissais partir tout ce qui me passait par l'esprit. Cependant notre vertu n'a point souffert; quand ces messieurs essayaient de s'émanciper, je les regardais avec de grands yeux candides, et ils demeuraient court, comme le wesleyen.
"Apprenez pour votre gouverne, miss Agathe, qu'il est des hommes qu'il faut contenir, et d'autres qu'il est bon d'encourager. Cela est vrai surtout des barons allemands, lorsqu'ils sont très-blonds et très-timides. Il en est un qui a de grands yeux rêveurs et ne dit jamais rien; on l'a surnommé une romance sans paroles. Je le rencontre quelquefois au bord du lac, il s'arrête pour me saluer et devient aussi pourpre que la barrette d'un cardinal. Hier, après m'avoir mangé des yeux pendant la moitié de la nuit, sur les quatre heures il prend son courage à deux mains et me demande une polka. Pour le contenter, j'ai fait faux bond à quelqu'un; je me piquais de faire parler cette romance. Je fus coquette, provocante. Ma coiffure se défait, je passe dans un petit cabinet pour la raccommoder. Tandis que, debout devant une glace, je me rajuste lentement, la romance changeait à tout moment de couleur, et enfin, n'y tenant plus, elle murmure tout bas à mon oreille qu'elle m'adore. "Monsieur, lui repartis-je, on ne dit ces choses-là qu'à genoux." Le nigaud me prend au mot. Je pars d'un éclat de rire, maman paraît, voit un homme à mes genoux, se fâche tout rouge. Je lui ai rappelé qu'elle m'avait promis de ne pas me gronder. Elle a été encore prise.
"La morale, miss Agathe, c'est beau, mais c'est confus, c'est embrouillé. Le plaisir est bien plus clair, et je connais un loup-garou qui prétend que ce qu'il y a de plus précieux ici-bas, c'est une idée claire. Quand je m'amuse, il n'y a pas moyen d'en douter. C'est égal, dites-moi bien ce que vous pensez de mes histoires, et querellez-moi, —le plaisir excepté, rien n'est plus amusant qu'une querelle. Miss Agathe, je vous déclare qu'après maman et la valse vous êtes ce que j'aime le plus au monde; décidément les poissons ne viennent qu'à la queue."
Mlle Ferray fronça plus d'une fois le bout du nez en lisant cette seconde lettre. Elle y fit la réponse que voici:
"Ce que je pense de vos histoires, ma chère enfant? Il me semble d'abord que les missionnaires wesleyens sont moins ridicules que vous ne le dites. Celui dont vous me parlez, que son discours fût bon ou mauvais, a dû faire quelque effort de courage pour le débiter. Or j'admire toujours le courage, et je ne me moque jamais de ce que j'admire.
"Il me semble aussi que je ne sais pas trop ce qu'il faut entendre par la vie bête. Si faire passer ses devoirs avant ses plaisirs est le fait d'une oie, je suis du parti des oies, et je serais fière d'être admise dans la basse-cour.
"J'estime que, si le parfait bonheur consiste à tourner en rond, la tête perdue, il faut l'aller chercher parmi les toupies. Vous placiez plus haut votre idéal, miss Rovel, quand vous décrétiez que le souverain bien est d'être poisson. Les truites, tant que faire se peut, s'appliquent à conserver la tête que le ciel leur a donnée, et soyez sûre que le ciel ne nous donne pas une tête pour que nous la perdions.
"Je crains que vous n'ayez tort de dire à vos danseurs tout ce qui vous vient à l'esprit. Je lisais l'autre jour dans un livre fort bien écrit que rien ne rafraîchit plus le sang que le souvenir d'une sottise qu'on n'a pas dite.
"Je pense enfin que les sottises qu'on fait sont encore plus regrettables que celles qu'on dit. C'est en faire une grosse que de prendre plaisir à voir un homme à genoux. Il est certain, avéré, patent, que vous avez de beaux yeux, miss Rovel. En doutez-vous, que vous teniez à le prouver?
"Après avoir médité votre lettre, j'ai rêvé d'une jolie barque qui descendait rapidement au fil de l'eau. J'ai eu peur; je me défie des rivières, des bas-fonds, des remous, des brisants. Je vous en supplie, que votre bon sens aille bien vite s'asseoir au gouvernail. C'est le pilote que je vous souhaite, bien entendu que le bon sens consiste, non à se refuser les plaisirs permis, mais à savoir bien exactement ce que valent toutes les marchandises de ce pauvre monde, choses et hommes, bêtes et gens.
"Vous voilà quitte de mes longues morales. Il ne me reste plus qu'à vous dire que je vous aime de toutes mes forces. Cette maison a un air de chagrin, de langueur, de délaissement; les mouches même s'y ennuient. Mes rosiers, que vous n'admirez plus, les arbres du verger, le ruisseau, tout le monde ici vous regrette;—l'Ermitage se souvient d'une demoiselle qui ressemblait parfois à une évaporée et qui ne laissait pas de raisonner très-juste quand elle voulait bien s'en donner la peine et résister à ses fantaisies. Ma chère blonde, après mon frère vous êtes ce que j'aime le mieux. Hélas! je ne viens dans votre coeur qu'après la valse; à peine ai-je le pas sur les poissons. Il faut avoir plus de dix-sept ans pour deviner le prix d'une amitié sincère, fût-elle un peu grondeuse; vous y viendrez, ma belle. En attendant, je baise tendrement vos cheveux blonds. Vous avez du goût pour les romances sans paroles, tâchez d'en avoir un peu pour les paroles sans romance; cela m'encouragerait à vous écrire. Votre vieille amie, qui boite plus bas depuis qu'elle n'a plus le plaisir de vous voir."
Mlle Ferray fut près de six semaines sans avoir des nouvelles de Meg. Ce long silence l'inquiéta; elle se livrait aux plus sombres imaginations et mettait tout au pis: la barque avait touché ou peut-être chaviré. Elle écrivit plusieurs fois; point de réponse. Le chagrin la rongeait; son frère s'en aperçut, l'interrogea, elle s'ouvrit à lui de ses alarmes. Il ne fit qu'en rire: "Eh! bon Dieu, que t'importe, ma chère, lui dit-il, qu'il y ait dans le monde une coquette de plus ou de moins?" Cela importait si fort à Mlle Ferray qu'elle supplia son frère de l'autoriser à partir pour Lucerne. Il la refusa d'un ton qui ne souffrait pas de réplique. Enfin elle reçut la lettre que voici:
"Luceme, 3 novembre.
"Excusez-moi, mademoiselle, d'avoir été si longtemps sans vous écrire. Je reviens d'un long voyage, je suis descendue par un grand trou noir dans un pays que vous ne connaissez pas. On y voit des choses fort curieuses, entre autres cette fameuse barque de Caron, que M. Ferray m'avait décrite au naturel certaine après-midi que le ciel était grisâtre et que nous travaillions ensemble à greffer un pommier. Tout en s'occupant de son arbre, il daignait me greffer un peu, moi aussi. Qu'elles ont mal pris, toutes ces boutures! C'est que le jardinier ne m'aimait pas, et qu'on ne greffe bien que les arbres qu'on aime. Le pommier se porte mieux que moi. Je le vois d'où je suis, ainsi que ce ciel brouillé. A l'autre bout du verger, un gros corbeau sautillait dans l'herbe fraîchement coupée; je le vois aussi.
"Mais il s'agit bien de pommiers! Je vous disais que j'ai contemplé Caron. Il m'a dit que ses passagers étaient au complet, qu'il avait sa charge, de repasser plus tard. Je suis remontée par mon trou noir, et me voici. Salut, bonnes gens! Nettoyez vos lunettes, c'est bien moi.
"Au diable la mythologie, miss Agathe! Je sors d'une petite vérole confluente, effroyable, tout ce qu'il y a de plus effroyable. On me croyait perdue, au dire des médecins, c'est un miracle que j'en réchappe. Le premier jour, maman voulait vous écrire pour vous prier de venir me soigner; j'y ai mis bon ordre. Vous êtes si folle! vous auriez été capable d'accourir. La première des vertus, miss Agathe, est la prudence. De tous mes danseurs, il n'en est pas un qui ait osé seulement se hasarder dans l'antichambre pour s'informer si j'étais en vie; ils laissaient leur carte chez le concierge, au bout du jardin, et de se sauver! Pour tout l'or du monde, cette dinde de Paméla ne m'eût pas approchée. Pauvre maman! que je lui ai causé de chagrin! De Gersau, où elle s'était enfuie, elle se faisait envoyer trois fois le jour le bulletin de ma santé. Elle était au désespoir, d'autant qu'elle était fort mal logée, dans une petite chambre où elle ne pouvait se retourner, et dont les fenêtres s'ouvraient sur une écurie. J'étais bien heureuse de la sentir hors d'atteinte; si je lui avais donné mon mal, si sa beauté en eût souffert, que serais-je devenue? Il ne me restait qu'à me tuer. Miss Agathe, aussi sûr que j'existe, vous seriez venue; vous extravaguerez toute votre vie.
"Une nuit, j'ai bien cru que c'en était fait, et, chose étrange, cette aventure ne me déplaisait point. J'avais dans la tête, dans le coeur, comme une douceur vague; ma petite âme se détachait mollement de mon corps, à la lettre je la sentais s'en aller, et je la laissais faire. Il me semblait que je sortais de la vie comme d'un mauvais chemin,—pour aller où? je ne sais, mais sûrement dans un endroit où il n'y a point de cailloux. Ah! par exemple, ma convalescence m'a fait souffrir. Quand on a tâté de la mort, on s'aperçoit que vivre est une fatigue. Cela semble très-simple et très-facile, parce qu'on nous y accoutume tout petits; une fois cette habitude rompue, c'est une affaire de la reprendre.
"Ce que c'est que de nous, mademoiselle, et comme une petite vérole confluente change en peu de temps toutes nos idées! J'ai retourné ma lunette, je regarde par le gros bout, et mes plaisirs lucernois me paraissent bien peu de chose, mes danseurs et les amis de maman de petites poupées assez ridicules. Au contraire l'Ermitage fait à mes nouveaux yeux l'effet d'un paradis; je suis tentée de croire que la vie bête consiste à n'y pas vivre, que le bonheur est là, quand on devrait y recevoir le fouet soir et matin. Je suis poursuivie par une certaine odeur de foin fané; il fleure comme baume, votre foin. Miss Agathe, envoyez-moi une grande boîte où vous aurez l'obligeance de fourrer la plus belle écrevisse du ruisseau, deux poires fondantes, un caillou pris dans la brèche de ce petit mur que j'aimais à démolir, un flocon de laine de votre tapisserie, un livre ou une livre de morale, trois conseils, quatre gronderies, un peu de poussière que vous ramasserez dans la bibliothèque du loup-garou, tout juste assez pour me barbouiller les doigts, et quelques brins d'herbe cueillis au pied du pommier que nous avons si bien greffé, lui et moi.
"Voilà ce qui s'appelle se chatouiller pour se faire rire. Ah! miss Agathe, votre pauvre Meg… faut-il trancher le mot? la petite vérole l'a défigurée, elle est extrêmement marquée, il y a des taies sur ces yeux à qui l'Ermitage semble admirable, ses cheveux tombent, on ne la reconnaît plus, elle est devenue laide à faire peur. Maman est consternée ou furieuse, comme il vous plaira; peu s'en faut qu'elle ne me batte. Ce qui me tranquillise un peu, c'est que les médecins me donnent leur parole d'honneur la plus sacrée que je puis encore en appeler, que tout s'arrangera. Je connais une sage personne qui prétend que tout finit par s'arranger. Si elle en a menti, je m'en irai voir à Gersau le missionnaire wesleyen, peut-être y est-il encore, je le forcerai de m'épouser et nous convertirons ensemble les Achantis.
"Adieu, mademoiselle. Nous partons au premier jour pour Florence, où nous passerons l'hiver. Si au moment du départ ma laideur me fait honte, je prierai qu'on me mette dans le wagon des chiens. Contez mon malheur au loup-garou; il s'attendrira sans doute et me pardonnera mes crimes. A propos, vous lui remettrez le paquet ci-joint; c'est tout ce qu'on a pu trouver. J'avais massacré un volume, je lui en rends trois presque aussi gros; il me semble qu'il me doit du retour. "
Très-émue de cette lettre, Mlle Ferray courut la lire à son frère, et, par la même occasion, elle lui remit le paquet. A défaut d'un Lucrèce d'Havercamp, il renfermait la superbe édition de Wakefield, Londres, imprimerie d'Hamilton, 3 vol. in-4, 1796. Raymond avait plus d'une fois convoité ce trésor sans pouvoir se satisfaire, assurément il gagnait au change. Il n'eut garde d'en rien marquer, et fit taire également la pitié que lui inspiraient peut-être deux beaux yeux où il était survenu des taies, la touchante infortune d'une fleur surprise brusquement par la gelée. Il répondit froidement à sa soeur qu'elle était bien inconséquente de jeter les hauts cris sur un accident qui devait lui mettre l'esprit en repos: décidément les femmes avaient la rage de s'affliger de tout; cent fois elle s'était inquiétée de la trop grande beauté de miss Rovel, cent fois elle avait prévu que cette beauté serait sa perte, elle devait être ravie de la savoir en sûreté; au surplus, avec sa dot cette laide trouverait toujours à se marier, et n'en serait pas réduite à évangéliser les Achantis. Mlle Ferray trouva ces consolations bien dures. Une Meg défigurée, sans cheveux! Elle reprochait à la Providence, avec qui elle était en froid, d'avoir commis un crime. Le bon Dieu avait-il le droit de lui alléguer, comme un simple mortel, que la fin justifie les moyens? Puisqu'il peut tout, ne pouvait-il faire que Meg devînt parfaitement sage en restant parfaitement belle? Mlle Ferray implora de nouveau la clémence de son frère et la permission d'aller porter des consolations à sa chère convalescente. Il la refusa encore.
Elle adressa à miss Rovel de longues épîtres où elle répandait son coeur. Elle reçut de Lucerne d'abord, puis de Florence, des réponses courtes, d'un style contraint; on y sentait percer une inquiétude amère qui s'était promis de se garder le secret. Ce genre de secrets est toujours mal gardé, et Meg habitait depuis deux mois et demi un charmant palais lungo l'Arno quand elle écrivit à Mlle Ferray ce qui suit:
"Florence, 5 février.
"Ne cherchez pas à me rendre l'espérance, mademoiselle. Les médecins sont des menteurs; je suis laide, et laide je resterai. J'ai beau faire tous les raisonnements imaginables, je ne me console pas d'avoir été belle et de ne l'être plus, d'avoir été admirée et de me voir condamnée à faire pitié. On est très-bon pour moi, on tâche de me distraire, de me tromper, de me donner le change; mais on me plaint, c'est pis que tout. Je voudrais me cacher dans un trou de souris et y savourer le bonheur de n'être pas vue. Maman exige que je paraisse; elle prétend qu'on s'accoutume à tout. Ah! mademoiselle, on ne s'accoutume pas à faire pitié. Être finie à dix-sept ans et demi!
"Ceci n'est rien; le mal est que maman veut à toute force me marier. Elle me propose un parti ridicule et s'indigne que je ne l'accepte pas; elle prétend que, comme me voilà faite, je ne trouverai jamais rien de mieux. Je résiste, je me débats, elle me traite de folle, me tourmente, me persécute, et cela me rend bien malheureuse.
"Mon royaume pour un cheval, miss Agathe! Hélas! où est mon royaume? Je ne possède plus que deux yeux tristes qui règnent sur un visage dévasté et se souviennent vaguement de m'avoir vu des cheveux. Oh! mes cheveux blonds! vous les avez contemplés dans leur gloire, vous savez ce qu'ils valaient. Faut-il vous dire de quoi j'ai besoin? D'un bon conseil et d'un bon avocat. Il faudrait que quelqu'un qui aurait un peu d'amitié pour moi se chargeât de faire entendre raison à maman et d'obtenir qu'elle me laisse en repos,—car de lui céder, n'en parlons pas! Plutôt mourir!
"Tout m'est contraire, mademoiselle, tout se tourne contre moi. Mon frère William, qui a toujours été un bon frère, s'est brouillé avec maman et ne peut plus me rendre le moindre service. Le printemps dernier, il quitta la Barbade pour faire son premier tour d'Europe; il vint nous faire visite à Lucerne. En me voyant, il se reprit de tendresse pour moi; il m'interrogea, me confessa, me tança vertement sur ce qu'il appelait mes étourderies et mes légèretés. Je lui montrai vos lettres dont il fut charmé. Par malheur, après m'avoir fait de la morale, il se permit d'en faire à maman touchant l'éducation qu'elle me donnait. Elle se fâcha, le mit à la porte, lui défendit de reparaître jamais devant elle. La veille de notre départ pour Florence, il revint me trouver en cachette; il vit mon désastre et je lui confiai mes peines. Il me proposa de m'enlever, de me remmener à la Barbade; je lui représentai que je me faisais une conscience de quitter maman contre son gré ou à son insu. Il approuva mon scrupule. "Alors soumettez-vous, me dit-il, car je ne puis vous être bon à rien, je gâterais encore plus vos affaires en m'en mêlant." Il ajouta… Mademoiselle, oserai-je vous répéter ce qu'il ajouta? "Je ne vois dans ce monde, reprit-il, qu'un homme à qui vous puissiez recourir, c'est celui qui vous a servi de tuteur pendant un an. Il a le droit d'être entendu dans votre cause; si vous avez besoin de conseils et de secours, adressez-vous à lui.—Quel homme! lui ai-je répondu. Vous ne le connaissez pas, il a l'humeur sévère, et j'ai peur de lui. Il eut pour moi, il est vrai, une lueur d'amitié, elle s'est bien vite éteinte, et ma conduite à son égard n'a pas été sans reproche." William me répliqua que les grandes âmes ne sentent pas les petites piqûres et qu'elles méprisent les petits ressentiments. Il finit par me dire avec une tendresse un peu dure: "Laide comme vous voilà, Meg, qui n'aurait pitié de vous? qui aurait le coeur de vous refuser quelque chose?" Là-dessus il m'embrassa et il partit pour l'Angleterre, qu'il a dû quitter ces jours-ci pour retourner aux Antilles.
"Je suis confuse, chère demoiselle, de vous avoir rapporté cet entretien, qui m'est revenu bien souvent à l'esprit. J'ai l'air d'une indiscrète, et le pire est que je le suis. Il est certain que mon tuteur (car William a raison, M. Ferray est mon tuteur) est le seul homme qui puisse avoir quelque influence sur maman. Elle l'a pris subitement en grande estime depuis qu'elle a découvert en lui ce fameux Raymond Ferray qui est allé à La Mecque. Je me suis donné le plaisir de lui conter cette périlleuse aventure, comme lui-même me l'avait contée un jour dans un air doux, en face d'une colline basse. De l'humeur dont elle est, un monsieur qui est allé à La Mecque, déguisé en derviche, la ferait passer par le trou d'une aiguille.
"Chère mademoiselle, si M. Ferray avait quelque pitié de moi, s'il était assez indulgent pour venir me voir à Florence, je lui dirais beaucoup de choses qui ne peuvent s'écrire, il ménagerait un traité entre maman et moi, je lui devrais le repos, presque la vie. Oserez-vous lui faire part de mon désir? Dites-lui que j'ai bien changé, que je suis devenue raisonnable et sérieuse, que je rougis de toutes mes sottises passées, que j'écouterai ses avis comme une pupille doit écouter un tuteur qu'elle respecte, et qu'il pourrait compter sur mon éternelle reconnaissance. Pauvre Meg! c'est la vertu des laides. Your poor little Meg."
Le coeur battait bien fort à Mlle Ferray quand elle entra dans le cabinet de son frère pour lui donner connaissance de l'audacieuse requête de Meg. A peine lui permit-il d'achever. La renvoyant bien loin, il lui déclara qu'il n'était point fêlé du cerveau, que, possédant toute sa raison, il n'aurait garde de courir à Florence pour y consoler une petite fille que la petite vérole avait marquée, que ce n'était point son affaire, que l'ingratitude ou la reconnaissance de miss Rovel le laissait parfaitement indifférent, qu'au surplus cette demoiselle ferait bien d'accepter le mari qu'on lui proposait, fût-il iroquois, manchot ou cacochyme, que c'était le seul conseil qu'il eût à lui donner, qu'elle pouvait le lui mander de sa part.
"Vraiment, tu es impitoyable, lui dit Mlle Ferray; cette pauvre petite est si malheureuse!
—Mon Dieu! reprit-il, si d'un coup de baguette je pouvais lui rendre sa beauté, je ne balancerais pas à le faire. Je regrette infiniment qu'elle n'ait pas pu suivre sa vocation, qui était de devenir une fieffée coquette et d'emprisonner dans sa volière tous les benêts qui se seraient laissé prendre à ses gluaux. Un fâcheux accident est venu déranger cette belle destinée; j'en suis navré, mais je n'y sais aucun remède."
Cela dit, il rompit les chiens. Quelques jours plus tard, Meg renouvela sa demande sur un ton plus pressant; et Mlle Ferray, au risque d'être mangée, se hasarda encore dans la caverne du cyclope pour tenter de le fléchir. Cette fois il se fâcha sérieusement, la foudroya de son juste courroux, attesta ses pommiers et Lucrèce qu'il avait formé le ferme propos de passer le reste de ses jours sans revoir miss Rovel, sans entendre prononcer son nom. Mlle Ferray, fort affligée, écrivit à Meg qu'elle avait été repoussée avec perte, mais qu'elle la suppliait d'avoir un peu de patience, lui promettant de revenir opiniâtrement à la charge et de réduire par un siége régulier la place qu'elle n'avait pu emporter d'assaut. Quatre jours après, Raymond eut la surprise de recevoir le billet suivant:
"Que vous êtes bon, monsieur! Je vois que mon frère disait vrai et qu'on ne peut rien refuser à ce laideron. La certitude que vous m'avez tout pardonné me fait presque oublier mes chagrins. Mlle Ferray m'écrivait naguère qu'il faut avoir plus de dix-huit ans pour sentir le prix d'une amitié sincère et dévouée. Je crois qu'une grosse maladie mûrit un esprit plus que dix ans de vie; je défie qui que ce soit d'apprécier autant que moi vos bontés. Vous êtes l'homme que je respecte le plus; autrefois ce respect me gênait, et mon coeur cherchait à secouer son fardeau; aujourd'hui l'homme que j'honore le plus est le seul qui m'inspire une confiance absolue, et j'éprouve une joie que je ne puis dire en pensant qu'il s'intéresse à moi, qu'il consent à me rendre le service essentiel que j'ai eu l'indiscrétion de lui demander. Je vous remercie de tout mon coeur, monsieur, et je vous attends."
Comme on peut croire, Raymond eut une explication orageuse avec sa soeur, à qui il demanda compte de cet étrange poulet. Elle se justifia de son mieux sans charger miss Rovel, allégua qu'elle s'était fait un scrupule de désespérer cette pauvre petite, qu'elle l'avait amusée par une promesse vague et renvoyée aux calendes grecques, que Meg avait l'imagination vive, qu'elle avait compris sa réponse tout de travers.
Quand deux entêtements de femmes se liguent contre un pauvre homme, sa défaite est écrite au ciel. Après avoir juré cent fois qu'il voulait être pendu s'il allait à Florence, Raymond partit un matin, pestant contre Meg, indigné contre sa soeur, furieux contre sa propre faiblesse, et se flattant qu'avant quatre jours il serait de retour à l'Ermitage.
Les esprits supérieurs sont des esprits curieux, et quiconque est né curieux trouve bon gré mal gré quelque plaisir à courir le monde. C'est un séjour agréable pour qui s'y promène en simple passant; il est plein de choses qui blessent le coeur, il est riche en spectacles qui amusent ou réjouissent les yeux. En pressant Raymond de se mettre en route. Mlle Ferray pensait lui rendre service; elle était persuadée que ce voyage forcé lui ferait grand bien, imprimerait à son esprit une secousse salutaire, qu'à peine aurait-il rompu sa clôture, ses imaginations prendraient un autre cours, et qu'il se déroberait au charme dangereux que la solitude avait jeté sur lui. Elle avait depuis longtemps son idée sur la maladie de son frère; elle avait décidé qu'il souffrait d'une paralysie de la volonté, et qu'on guérit les volontés paralysées en provoquant une crise qui les contraigne à vouloir. Mlle Ferray croyait à la vertu toute-puissante de l'effort. C'est un remède qui vaut mieux que beaucoup d'orviétans.
Raymond avait fait serment que de Genève à Florence il ne regarderait rien; malgré qu'il en eût, il ne put s'empêcher d'ouvrir les yeux. Il se proposait de brûler l'étape de Bologne; il y fit halte pour rendre visite à la sainte Cécile de la Pinacothèque. On ne rencontre pas Raphaël sur sa route sans causer avec lui, et on ne cause pas impunément avec Raphaël. Le lendemain, il continua son voyage par cette admirable voie ferrée qui remonte le Reno et de tunnel en tunnel gravit l'Apennin. On était dans la seconde moitié de février. La veille, notre misanthrope avait traversé la Lombardie blanche de neige; quand il eut atteint le versant méridional de l'Apennin, une brise tiède lui souffla au visage, et il ne put se défendre d'un peu d'émotion en embrassant du regard les pentes rapides, couvertes de pins et d'oliviers, qui enferment de toutes parts Pistoja. Le printemps l'y attendait et lui faisait fête. Sa mauvaise humeur ne résista pas à de tels enchantements; il reconnut que, si le sage a pour premier devoir d'enclore et de murer son coeur, il lui est permis de laisser vaguer autour de lui ses yeux et ses pensées, et que, s'il est d'une dupe de croire au bonheur, il faut être un imbécile pour ne pas croire au plaisir.
Lorsqu'il approcha de Florence, il s'était à demi réconcilié avec son expédition et avec miss Rovel. D'un entretien qu'il eut avec lui-même, il conclut que Meg devait être bien malheureuse pour réclamer les secours d'un homme qui l'avait humiliée, et bien revenue de toute coquetterie pour ne pas craindre de se montrer à lui dans l'état où l'avait réduite la maladie. Il forma le louable projet d'en user très-courtoisement avec elle, de lui faire bon visage, de l'écouter avec bienveillance et de la conseiller en ami. Il se promettait d'être quitte à bon compte de cette petite consultation et qu'avant de retourner à Genève il emploierait une journée à revoir les chefs-d'oeuvre de Michel-Ange et les fresques de Masaccio.
Ce fut dans ces heureuses et charitables dispositions qu'il fit son entrée à Florence. A peine eut-il mis le pied sur le quai de la gare, une négresse de sa connaissance, fort empanachée, vint à sa rencontre et lui dit: "Ah! que miss Rovel va être contente! Elle avait deviné que vous arriveriez aujourd'hui. Elle est en bas, dans sa voiture; je cours la prévenir."
Raymond fut comme saisi à la pensée que Meg était là, qu'il allait la revoir sans avoir eu le temps de reprendre haleine. Il craignait de ne pas assez dissimuler l'impression qu'il éprouverait en la trouvant si changée, et de ne pas réussir à sauver le premier coup d'oeil. Comme il venait de passer dans la salle des bagages pour y attendre sa malle, une petite main qui serrait très-fort pressa la sienne, et une voix dont le timbre s'était adouci lui dit presque à l'oreille: "Ah! monsieur mon tuteur, que c'est bien à vous d'être homme de parole!"
Il tressaillit, tourna vivement la tête vers la personne qui lui parlait et qui portait une toque de fourrure et une robe de drap d'un bleu foncé; mais il ne put voir son visage, que lui cachait un voile de grenadine très-épais. Le tenant toujours par la main, elle l'emmena dans un coin de la salle, et là, se plantant devant lui, elle leva subitement son voile. II la regarda longtemps d'un air interdit. Si elle avait eu la petite vérole, il n'y paraissait guère; elle avait conservé tous ses cheveux, tous ses yeux, la finesse et le velouté de son teint. Elle ne laissait pas d'avoir changé. Comme le disait une de ses lettres, une maladie tient lieu d'années et mûrit ce qu'elle ne détruit pas. Ses traits s'étaient formés, sa taille s'était élancée, son regard était moins vif, mais il avait plus de profondeur. Le bouton s'était ouvert, et la fleur apparaissait à Raymond dans tout l'éclat de sa beauté.
Il dégagea sa main, son visage s'assombrit, et il s'écria d'un ton courroucé: "Miss Rovel, je n'ai jamais goûté les mystifications.
—Oh! bien, dit-elle en riant, voilà que vous vous fâchez parce que je ne suis pas aussi laide que je m'en vantais! Permettez, je pourrais prendre cette colère pour un compliment, et ce serait le premier que vous me feriez.
—Je ne suis pas d'humeur à vous en faire, répliqua-t-il sèchement. Je n'admets pas qu'on se moque de moi, et tout à l'heure je reprendrai le train.
—Vous n'en ferez rien, dit-elle, ce serait le procédé d'un vilain homme. Suis-je donc si criminelle? J'ai tâché de vous apitoyer, parce qu'autrement vous ne seriez pas venu. Or je tenais beaucoup à vous voir.
—C'est un pari que vous aviez juré de gagner? reprit-il. Miss Rovel, faites-moi la grâce de m'expliquer sur-le-champ ce qu'il y a de vrai et de faux dans tout ce que vous écriviez à ma soeur.
—Sur mon honneur, monsieur, il est faux que la petite vérole m'ait complètement défigurée; mais il est très-vrai que j'ai pensé en mourir, que ce petit accident m'a inspiré beaucoup de sages réflexions, et que vous ferez dans mon caractère des découvertes qui vous charmeront. Il est faux que je sois très-malheureuse, cela n'est pas dans mes moyens; mais il est vrai que je suis tourmentée par des embarras de conscience, par des incertitudes d'où je veux sortir à tout prix. Il est faux que j'aie besoin d'être consolée, je saurai toujours me consoler moi-même; mais il est vrai que j'ai grand besoin de conseils, et que je n'en veux demander qu'à vous. Enfin il est vrai, de toute vérité, que rien n'est plus charmant que les collines qui entourent Florence, que cette après-midi vous irez vous y promener, qu'au sommet du mont Oliveto vous trouverez une petite chapelle d'où l'on a un joli point de vue, que c'est un endroit très-solitaire, que vous aurez soin de vous y arrêter, que vers trois heures j'irai vous y rejoindre, et que nous y serons à merveille pour causer. Oh! ne me dites pas non, mon cher tuteur; c'est ma dernière fantaisie, le fin fond du panier. En attendant, Paméla va vous conduire à l'hôtel où je vous ai retenu une chambre. Vous y serez très-bien; de votre fenêtre vous verrez l'Arno et des couchers de soleil couleur citron dont vous me donnerez des nouvelles… couleur citron, vous dis-je, cela seul vaut le voyage."
Et à ces mots, le saluant de la main, elle s'envola sans attendre sa réponse.
TROISIEME PARTIE
VI
Meg avait choisi avec soin le logement qu'elle destinait à son tuteur; il était situé sur le quai, dans le voisinage du palazzo qu'habitait lady Rovel. Les fenêtres s'ouvraient au midi, le balcon avait vue sur l'Arno et sur les collines qui l'entourent d'une onduleuse et verdoyante ceinture. Si agréable que fût ce logement, Raymond s'y installa sans plaisir; il n'était pas en disposition de rien admirer. Il ne pouvait se pardonner de s'être pris comme un sot au piége qu'on avait tendu à sa pitié; il était frappé du changement qui s'était fait en Meg et qui répondait si peu à celui qu'il attendait, très-affecté de la vive impression qu'il en avait ressentie, un peu chagrin de n'avoir pas su mieux la cacher, enfin fort empêché du rôle de tuteur dont il s'était laissé affubler et qu'il hésitait à prendre au sérieux. Partagé entre le dépit et une vague inquiétude, peu s'en fallut qu'il ne repartît sur-le-champ pour Genève, Toutefois, quand ses pensées se fussent assises, il jugea que, puisque le vin était tiré, il fallait le boire. Ses appréhensions lui paraissant peu fondées, il traversa l'Arno, sortit par la Porta Romana, et, tournant à droite, il suivit un étroit chemin grimpant, bordé de hautes murailles, où sont pratiquées de place en place des ouvertures qui ménagent des surprises aux passants.
Trois heures allaient sonner quand il atteignit le sommet du mont Oliveto et la petite chapelle où Meg lui avait donné rendez-vous. Il alluma un cigare, s'assit sur le revers d'un fossé qui sentait la violette, au pied d'une haie qui bourgeonnait. En face de lui se déployait un verger d'oliviers tapissé d'herbe fraîche, parsemé d'anémones et de jonquilles sauvages; par-delà, il entrevoyait la riante campagne où se déroule l'Arno. Il était depuis dix minutes à son poste, contemplant tour à tour les oliviers, les ondulations du terrain couronnées de villas, d'églises et de couvents, l'Apennin d'un gris cendré, et de gros nuages blancs teintés de roux, lorsque apparut un très-beau cavalier monté sur un très-beau cheval. Bien découplé, la taille haute et dégagée, le visage fier, le nez au vent, il portait une fine moustache retroussée, un camélia blanc à sa boutonnière, un grain de folie dans ses yeux et je ne sais quel projet dans sa tête. Ayant jeté un regard sur le fossé, il fronça légèrement le sourcil; il semblait que Raymond ne fût pas entré dans son calcul et qu'il eût compté sans son hôte. Il ne laissa pas de pousser droit à lui, le salua courtoisement, le pria de lui faire la grâce d'un peu de feu. Raymond se leva, lui présenta son cigare; le beau jeune homme alluma le sien, remercia, salua de nouveau; mais il en manifesta quelque déplaisir voyant Raymond se rasseoir.
"Vous êtes étranger? lui demanda-t-il avec une affabilité de commande.
—Oui, monsieur.
—Êtes-vous arrivé depuis longtemps à Florence?
—Depuis ce matin.
—Est-ce la première fois que vous y venez?
—La seconde, et je ne connaissais pas encore le mont Oliveto.
—L'endroit est joli, reprit le cavalier. Cependant, si vous retourniez sur vos pas, en tirant à gauche, vous trouveriez ici près, à Bello Sguardo, un point de vue bien supérieur à celui-ci. Par une encoche que la nature tailla entre deux collines, vous verriez Florence tout entière, Fiesole et sa montagne. C'est un coup d'oeil que je ne saurais trop vous recommander."
Il lui en détailla les merveilles avec tant de chaleur et d'insistance que Raymond finit par se demander si le beau jeune homme ne se proposait pas de l'éloigner. L'idée lui vint qu'il avait aperçu Meg se dirigeant vers la chapelle, qu'il avait gagné les devants, qu'il l'attendait, et qu'il éprouvait quelque contrariété de trouver la place occupée. Peut-être Raymond ne se trompait-il pas dans cette conjecture. S'étant levé de nouveau, il vit le front du cavalier s'éclaircir, son regard l'encourageait à se mettre en route; tout à coup il l'entendit s'écrier: "En vérité, monsieur, vous pouvez vous vanter d'avoir de la chance. Si vous allez à Bello Sguardo, vous rencontrerez en chemin ce que Florence possède de plus beau."
Et du doigt il lui montra miss Rovel qui, vêtue d'une robe couleur noisette et accompagnée de sa fidèle Paméla, venait d'arriver au sommet de la colline dans un gig qu'elle conduisait elle-même. Elle s'assura que Raymond était là. Le voyant engagé dans un entretien, elle fit halte et affecta d'examiner le paysage en attendant avec impatience le départ du fâcheux.
"En effet, la personne que vous admirez n'est pas mal, dit Raymond au cavalier, que sa froideur indigna.
—Ouvrez bien les yeux en passant auprès d'elle, lui répondit-il, et vous trouverez peut-être quelque chose à ajouter à votre éloge. Depuis deux mois, elle occupe de sa beauté la ville et les faubourgs. Ses yeux noirs ont allumé plus d'un incendie; on l'admire, on la désire, mais on n'ose pas trop lui en parler.
—Pourquoi cela? demanda Raymond.
—Parce qu'elle est Anglaise et qu'elle entend qu'on l'épouse.
—Le malheur serait-il si grand?
—Il est dans la nature de l'homme d'aimer à conserver son bien, répliqua-t-il d'un ton sardonique, et certains trésors sont d'une garde difficile; ils conspirent avec les voleurs. La personne dont nous parlons apportera, dit-on, à son mari, trois cent mille francs de dot; beaucoup de gens estiment que cela ne compense pas suffisamment trois cent mille inquiétudes.
—Elle est donc si inquiétante?
—Ceux qui la connaissent le mieux soutiennent qu'elle a deux âmes, l'une blonde comme ses cheveux, l'autre noire comme ses yeux; et qu'elle n'est encore ni à Dieu ni au diable. Je parierais volontiers pour le diable. Adieu, monsieur, regardez-la bien, elle en vaut la peine."
Raymond le salua et se dirigea vers miss Rovel, qui, le voyant approcher, lui cria d'une voix forte: "Soyez le bienvenu, mon cher tuteur! Vous ai-je fait attendre?"
A ces mots, le cavalier ouvrit de grands yeux et se mordit les lèvres, comme pour les punir de leur indiscrétion. Il tourna bride aussitôt et s'éloigna en se demandant depuis quand miss Rovel avait un tuteur et en se reprochant d'avoir fait un pas de clerc. Cela lui arrivait quelquefois; si avisé qu'il fût, il avait l'humeur vive, un petit coup de marteau, et partait de la main.
Dès qu'il eut disparu, Meg remit les guides aux mains de Paméla, et, sautant lestement à terre, elle courut à Raymond, qui s'avançait d'un air assez maussade.
"Bon! s'écria-t-elle en levant les bras au ciel, voilà que d'emblée vous allez me gronder. C'est un sort, je n'y échapperai pas.
—Non, miss Rovel, je ne vous gronderai point, lui répondit-il; j'ai juré de ne plus vous gronder, je n'aime pas à perdre mon temps. Seulement je regrette que si vous avez été malade l'automne dernier, vous ne l'ayez pas été plus longtemps.
—Qui vous inspire ce regret charitable?
—A vous entendre, c'est une grande école de sagesse qu'une grande maladie. Je crains que la leçon n'ait été trop courte, que le professeur ne vous ait donné trop vite campos.
—En quoi donc, je vous prie, ma conduite manque-t-elle de sagesse?
—En ceci, miss Rovel, qu'au lieu de m'attendre paisiblement dans le salon de votre mère, où nous aurions été fort bien pour causer, il vous a plu de me donner rendez-vous sur une colline qui n'est pas un lieu aussi solitaire que vous pensiez. Il s'y promène de brillants cavaliers qui vous connaissent très-bien, et partent d'ici convaincus…
—Qu'ils viennent de découvrir un pot aux roses, interrompit-elle; est-ce ma faute? Pourquoi mon tuteur, qui a de la sagesse comme dix vieillards, n'a-t-il pas des cheveux blancs, la figure de son emploi, une tournure qui écarte les méchants soupçons? Que voulez-vous? il faut bien se servir de ce qu'on a. Eh! que nous importent les réflexions de tous les cavaliers du monde?
—Comment se nomme celui-ci, qui a vraiment fort bonne mine?
—C'est un Sicilien, le prince Natti, ou le beau Sylvio, comme on l'appelle à Florence, un superbe garçon, pas trop fat, un peu braque, un peu cerveau brûlé, le plus effréné joueur de l'Italie, qui a de la veine, bien que l'autre nuit, aux bains de Lucques, il ait perdu cinquante mille francs en deux heures. Depuis quelque temps il voudrait me persuader qu'il me trouve cent fois plus jolie qu'une roulette. Je n'en crois rien, et je m'en soucie comme de ceci…" Et d'une chiquenaude bien appliquée elle envoya se promener un joli scarabée qui s'était posé sur l'une des basques de sa robe. Elle ajouta: "Mais nous musons, mon tuteur, nous baguenaudons, et le temps s'en va."
Elle prit Raymond par la main et l'emmena s'asseoir sur une des marches qui précèdent la façade de la petite chapelle. Lui montrant du bout de son parasol le verger d'oliviers et l'herbe parsemée de jonquilles: "II faut convenir, dit-elle, que cet endroit prête aux soupçons; il paraît mieux choisi pour dire des folies que pour rendre des comptes à son tuteur.
—Qui ne vous en demande point, lui répondit Raymond; je vous prie de vous en souvenir.
—Oh! ne prenez pas cet air méprisant, répliqua-t-elle en faisant la moue. Vous feignez de ne pas m'aimer; dans le fond vous me portez beaucoup d'intérêt et vous serez charmé d'entendre l'histoire de mes chagrins. Promettez-moi de les prendre au sérieux.
—Cela dépend d'eux et de vous. Et d'abord en avez-vous plusieurs?
—Deux; c'est de quoi tuer une femme.
—Vous n'en mourrez pas. Quel est le premier?"
Elle baissa la tête et répondit tristement: "Le premier, c'est que maman ne m'aime plus.
—Ah! ceci est fâcheux. Pourquoi donc votre mère ne vous aime-t-elle plus?
—C'est délicat à dire, reprit-elle en froissant entre ses doigts la dentelle de ses manches bouillonnées, et je n'oserais faire cette confession à personne autre que vous. Cette pauvre maman a le coeur bizarre. L'an dernier, pendant ma maladie, elle était au désespoir; elle tremblait pour ma figure. Elle fut bientôt rassurée et m'en témoigna sa joie; à peine étions-nous à Florence, je m'aperçus qu'elle n'était plus tout à fait contente d'être si contente. Je ne sais ce qui m'est arrivé; mais, comme dit Paméla, qui est une personne entendue, je ne suis plus à faire, je me suis faite. Maman est plus belle que moi, je me tue de le lui dire, le malheur est que j'ai dix-sept ans et demi et la beauté du diable; il n'y a pas de remède à cela. Bref, quand nous nous promenons en voiture aux Cascine, on nous regarde beaucoup, et je vois très-bien qu'elle se demande si c'est elle ou moi qu'on regarde. Le soir, dans son salon, les yeux et les attentions se partagent, j'en attrape la moitié, elle estime que c'est du bien volé, et je vous jure qu'il me vient en dormant. Quoi que je fasse, elle y trouve toujours à redire. Si je me pare, je suis une coquette; si je me néglige, j'ai une confiance outrecuidante dans mes charmes; suis-je sérieuse, j'ai en tête quelque aventure; suis-je pensive, je m'applique à rêver, et si je ris à pleines dents, c'est que je veux les montrer et que je suis une insolente, et Dieu sait que toute mon insolence consiste à n'avoir pas besoin d'y penser. Tout ceci, du reste, n'est que par boutades; le plus souvent elle a des silences, des froideurs, des mines glacées qui me consternent,—car j'adore cette belle et chère maman, et, quand elle me battrait, je l'adorerais encore.
—Il en résulte qu'elle a hâte de se défaire de vous en vous mariant.
—Vous avez mis le doigt dessus. C'est mon second chagrin.
—Vous ne vous êtes pas encore réconciliée avec le mariage?
—Avec le mariage peut-être, mais avec le mari?… J'ai dans la tête un certain particulier qu'on ne trouve ni à Florence, ni ailleurs.
—Un Amadis?
—Que sais-je? Le mari dont je rêve serait un homme très-romanesque et qui n'en aurait pas l'air, un homme posé, raisonnable, qui pourtant aurait beaucoup de dispositions à être fou, de telle sorte qu'avec sa prétention de mépriser toutes les folies, il serait capable de faire la plus grande de toutes…
—Celle de vous épouser, interrompit Raymond en souriant.
—Cette affaire est encore un peu confuse, reprit-elle, et je n'ai pas encore bien dévidé mon écheveau. Existe-il, cet homme? J'ai lu l'autre jour dans un livre que le monde est joli, et qu'on y découvre ce qu'on cherche.
—Et pendant que vous cherchez, lady Rovel a découvert?
—Hélas! le pistolet sur la gorge, elle exige que j'approuve son choix."
Il garda un instant le silence; puis il lui répondit: "Quoi qu'en disent les livres, on trouve si rarement ce qu'on cherche qu'il faut tâcher d'aimer ce qu'on trouve.
—Ainsi vous me proposez d'épouser ce magot?
—Pourquoi pas? Selon qu'il lui plaît, le bonheur prend tous les visages.
—Vous n'êtes pas difficile pour le bonheur des autres. Si je vous disais le nom de ce beau prétendant… Je vous le donne en cent, je vous le donne en mille.
—Je le connais donc?
—Assurément, et vous savez ce qu'il vaut, surtout ce qu'il pèse; vous avez eu naguère la curiosité de faire cette expérience, il vous parut léger comme une plume. C'est… Vous donnez votre langue aux chiens? C'est le marquis de Boisgenêt.
—Le marquis de Boisgenêt? s'écria Raymond en faisant un haut-le-corps.
—Votre indignation m'enchante, reprit-elle. J'avais raison de croire que dans le fond vous me mettez à plus haut prix qu'il ne vous plaît de le laisser voir.
—Parlons sérieusement, repartit-il; cet homme peut-il bien avoir l'effronterie…
—Il n'est pas effronté; il est inflammable et têtu. Mes rigueurs ont exaspéré sa tendresse, et, sa vanité blessée se mettant de la partie, il a juré qu'il viendrait à bout de mes résistances. Il avait rencontré jadis maman je ne sais où; il l'a revue l'hiver passé en Allemagne, l'a suivie à Lucerne. Il éprouva quelque embarras en y voyant paraître un jour miss Marvellous; mais ses confusions sont courtes. Il m'entreprit, m'enjôla si bien par ses grimaces de repentir et de contrition qu'il m'arracha la promesse de ne jamais révéler à maman qu'il avait voulu un soir me faire admirer la lune. Pendant quelque temps il n'en fut pas autre chose, jusqu'à ce que, se rallumant de plus belle, il me déclara qu'il était fou de moi, mais cette fois pour le bon motif, car on ne chante pas le même air à miss Marvellous et à miss Rovel. Depuis lors il m'obsède de ses fadeurs, de ses madrigaux, de ses suppliques; il espère que de guerre lasse, je finirai par dire oui. En attendant, comme il est fort venimeux, il m'est revenu qu'il allait disant à tout le monde que miss Meg Rovel n'a qu'une chétive dot et point d'espérances, par la raison que son père entend ne rien lui laisser et que sa mère a de belles dents et fera plat net avant de mourir. Le premier point est vrai; mais il sait mieux que personne que le second est faux, que maman est très-riche et qu'il y a plus de méthode qu'on ne croit dans sa folie. Il ajoute qu'il faudrait avoir le timbre un peu brouillé pour demander en mariage une évaporée qui a tous les défauts, et la résolution bien arrêtée de faire voir beaucoup de pays à l'homme qui l'épousera. Bref, comme ce grand roi que vous me citiez un jour à l'Ermitage, il crache dans la marmite pour en dégoûter les autres.
—Le joli petit homme! lui dit Raymond. Et comment s'y est-il pris pour se faire agréer par votre mère?
—Primo il possède trois ou quatre millions, qui ne lui servent qu'à s'asseoir dessus, et Mme de Boisgenêt sera une personne bien assise. Secondement… Ah! ceci est encore délicat à dire, il a pour lui d'être vieux et laid, et si je l'épouse, il sera impossible de prétendre que miss Rovel s'est permis de disputer, d'enlever… Décidément je ne trouve pas mes mots, j'y renonce. Enfin il est de tous les mortels le plus officieux, le plus serviable, le plus attentif, le plus empressé. Il est le factotum de maman, fait ses courses, ses commissions, ses emplettes, va chez le gantier, court chez la fleuriste, se charge de purger sa perruche, opération délicate dont il s'acquitte à ravir, promène tous les jours Mirette, sa petite chienne, sans réclamer d'autre récompense que de baiser tendrement son joli museau écrasé, car il a un faible pour les nez camus. Et puis il s'entend en affaires, il est homme d'expédients, de ressources. Il a conseillé à maman certains placements avantageux, et l'autre mois comme elle s'était aperçue qu'elle avait pour deux cent mille francs de dentelles et qu'elle en était fort dégoûtée, il est allé de sa personne les vendre à Paris, et lui a rapporté plus de cent mille écus. Convenez que voilà un homme précieux et un gendre fort désirable.
—Sans contredit; nonobstant si vous instruisiez lady Rovel de ce qui s'est passé entre cet homme précieux et votre négresse…
—Ils soutiennent l'un et l'autre, interrompit-elle, qu'il ne s'est rien passé du tout. M. de Boisgenêt m'a juré ses grands dieux que, ma plaisanterie lui ayant paru aussi charmante que cruelle, il avait fait semblant d'y entrer, et que c'était tout, absolument tout. L'en croira qui pourra; mais j'ai promis le secret, et je ne voudrais pas faire chasser Paméla.
—Vous ne savez pas mépriser, c'est le plus grave de vos défauts, lui dit Raymond avec un grondement de colère. Je croyais que du moins vous saviez vouloir. Votre mère entend-elle user de contrainte pour vous faire épouser M. de Boisgenêt?
—De contrainte, pas précisément; mais ses prières ressemblent beaucoup à des ordres, et je crains par moments de succomber à la tentation.
—Le mot me plaît, s'écria-t-il. Si vous êtes tentée, miss Rovel, épousez bien vite ce marquis et ses quatre millions; je suis ravi d'être venu de Genève tout exprès pour être le premier à vous féliciter.
—Je vous adore quand vous vous fâchez, reprit-elle; votre indifférence est ma seule ennemie. Ah! fi donc! vous ne me connaissez pas; ce ne sont pas les millions qui me tentent, et je n'aurai jamais ce genre de dévotion. Ce qui m'embarrasse, c'est qu'il me semble qu'il y a en moi deux âmes…
—L'âme blonde comme vos cheveux, l'autre noire comme vos yeux. Ainsi parlait tout à l'heure le prince Natti.
—Cela est vrai, quoiqu'il le dise, et il en résulte de grandes querelles de ménage. L'une de mes âmes serait ravie de vivre d'eau claire et de pain sec avec son Amadis; mais l'autre me représente que, si j'ai le malheur d'épouser un homme que j'aime, je me croirai tenue de le rendre heureux, de pratiquer saintement toutes les grandes et petites vertus du mariage, de me plonger jusqu'au cou dans le devoir…
—En un mot de mener la vie bête, interrompit Raymond.
—Tandis que si j'épousais un marquis de Boisgenêt, poursuivit-elle, je ne me croirais tenue à rien du tout qu'à m'amuser en me vengeant et à me venger en m'amusant. Il faut avouer que ce serait plus gai.
—Épousez, épousez, vous dis-je, répliqua-t-il sèchement. Il n'y a pas à balancer. Foin de la vie bête!"
Elle se pencha vers lui et le regarda d'un air de reproche: "Ah! bien, dit-elle avec emportement, qu'à cela ne tienne! Puisqu'il en est ainsi, puisque vous refusez de me défendre contre les tentations, puisque, après m'avoir enseigné l'astronomie, Corneille et les grands hommes de Plutarque, vous m'encouragez à me donner au diable sous les traits de M. de Boisgenêt,—soit! j'épouserai, et vive la gaîté française!"
A ces mots, soulevant son ombrelle, elle en frappa un coup si vigoureux sur le degré de pierre où elle était assise, que peu s'en fallut que le manche ne se brisât dans sa main.
Raymond se leva: "Calmez-vous, lui dit-il, on fera ce que vous voudrez." Et lui offrant son bras pour la reconduire à sa voiture: "Donnez-moi vos ordres; que peut-on faire pour vous servir?"
Ses yeux exprimèrent la gratitude, et lui serrant le bout des doigts: "Il faut d'abord, lui répondit-elle, que vous alliez voir maman dès demain, que vous la prêchiez, que vous la rameniez. Tâchez du moins d'obtenir qu'elle m'accorde quelque délai, et qu'elle prenne le temps de changer d'idée. Je serais la plus heureuse fille du monde, si on ne me parlait plus de M. de Boisgenêt. Et puis, si vous voulez mettre le comble à vos bontés, vous m'aiderez à découvrir ce que je cherche dans tout Florence,—un homme qui ressemble un peu à celui que j'ai dans la tête."
Il l'interrompit en lui disant: "Vous m'en demandez trop, ceci dépasse mes pouvoirs et ma compétence.et je ne me charge point de dénicher ce sage, qui serait capable de faire la folie de vous épouser; mais je parlerai à votre mère. Je crains seulement que vous ne vous exagériez un peu l'autorité de mon éloquence.
—Faut-il vous répéter, lui dit-elle, qu'un homme qui est allé à La Mecque obtiendra de maman tout ce qu'il lui plaira?" Elle ajouta: "A propos, elle donne dans quelques jours un grand bal paré, costumé et masqué. Sûrement elle vous demandera d'y paraître en habit de derviche.
—Bien obligé, lui répondit-il. Elle a négligé d'apprendre à danser à son ours; c'est un peu tard pour recommencer mon éducation, et après-demain je serai parti ou sur mon départ."
Meg remonta dans le cabriolet, reprit les guides des mains de la négresse; puis, avec un sourire de démon: "Adieu, s'écria-t-elle, le plus docte, le plus grave, le plus grondeur, le plus grognon, le plus épineux, le moins commode et le plus charmant des tuteurs!" Et brandillant dans l'air la mèche de son fouet: "Oh! je n'ai plus peur de rien; c'est moi qui tiens le fouet."
Ce disant, elle toucha et partit à fond de train. Raymond l'accompagna quelques instant du regard. Il pensait, je ne sais pourquoi, à la sentinelle qui avait fait un prisonnier. "Amène-le donc, lui crie son caporal.—Je ne peux pas, répond-elle, il ne veut pas me lâcher." Raymond approfondissait cette comparaison et se promettait qu'avant deux jours son prisonnier l'aurait lâché, quand il vit arriver par une traverse un cavalier caracolant, et le prince Natti, lui ayant tiré son chapeau, lui cria d'un ton gracieux, fourré d'un peu d'ironie: "Je fais souvent des sottises, monsieur, mais rarement deux à la fois; cela m'est arrivé tout à l'heure. Veuillez m'excuser de vous avoir parlé légèrement de votre adorable pupille, et de n'avoir pas deviné tout de suite que je dérangeais un tête-à-tête."
Puis il piqua des deux, comme s'il eût voulu rattraper le cabriolet. Ce n'était point son intention; il désirait seulement le suivre à distance, et il prit ses mesures pour ne le point perdre de vue. Il le vit arriver devant la Porta Romana, stationner un instant comme pour tenir conseil, puis, tournant le dos à Florence, s'engager résolûment dans la grande route par laquelle on gagne la chartreuse d'Ema, couvent fortifié qui occupe la plate-forme d'une butte rocheuse et commande un paysage d'une grâce un peu sévère.
Le prince Natti s'achemina, lui aussi, vers la chartreuse; il ne tarda pas à revoir la voiture dont les destinées l'intéressaient. Au bout d'une demi-heure, elle quitta la grande route, prit à droite, et s'arrêta au bas du raidillon qui grimpe au couvent. Meg mit pied à terre, et, laissant son équipage à la garde de Paméla, gravit rapidement le sentier, non sans se retourner plus d'une fois pour s'assurer qu'elle n'était guettée par aucun indiscret. Paméla la suivit curieusement des yeux; puis, se rencognant dans la voiture, elle ferma la paupière, mit le temps à profit, sinon pour dormir, du moins pour sommeiller doucement et rêver à son aise de quelque autre marquis de Boisgenêt plus généreux et plus fidèle que celui qu'elle connaissait.
Elle rêvassait depuis quelques minutes quand elle sentit sur ses lèvres un chatouillement qui la réveilla en sursaut. Elle sourit d'un air agréable en se trouvant face à face avec un jeune et fringant cavalier, lequel s'était amusé à la caresser du bout de sa cravache.
"Aimable moricaude, lui dit-il en français, j'en voulais à ton sommeil qui dérobe à ma vue les plus beaux yeux qui aient jamais éclairé l'Afrique."
Paméla avait tiré un double profit de son aventure, heureuse ou malheureuse, avec M. de Boisgenêt,—elle était devenue un peu plus défiante et s'était mise à apprendre les langues, parce qu'il est fort utile de se servir à soi-même de truchement. Elle hocha la tête et répondit avec un sourire modeste:
"Le prince Natti ne fera jamais croire à la pauvre Paméla que c'est en l'honneur de ses beaux yeux que depuis huit jours, il s'obstine à nous suivre dans toutes nos promenades.
—Tu es une fille pleine de bon sens, répliqua le prince; mais je te jure que, si je n'étais amoureux à la folie de ta belle maîtresse, c'est à tes pieds que je déposerais mon coeur."
Et tirant de sa bourse dix pièces d'or, qu'il mit moitié dans sa main droite, moitié dans sa main gauche: "Moricaude, reprit-il, j'ai deux petites questions à te faire. Si tu consens à parler, et si tu es véridique, ma main gauche se chargera de te récompenser de ta première réponse, et ma main droite de la seconde."
Paméla fit un signe de tête qui indiquait un acquiescement absolu au marché qu'on lui proposait et qui était de son goût.
"Fais-moi d'abord la grâce de me dire qui est ce soi-disant tuteur avec qui nous avons si longtemps causé sur le mont Oliveto. Je me défie du personnage; c'est une boutique qui porte une fausse enseigne.
—Vous vous trompez, répondit Paméla. M. Ferray est un vrai tuteur, un monsieur très-rébarbatif, très-brutal, chez qui milady avait mis mademoiselle en pension. Elle le déteste, ce tuteur, et le traite de vilain pédant. Elle l'a fait venir de Genève pour qu'il dissuade milady de la marier à M. de Boisgenêt. Il est venu de bien mauvaise grâce. C'est un hibou qu'elle renverra dans sa cage dès qu'elle n'aura plus besoin de ses services.
—Ta réponse me ravit, elle vaut son pesant d'or, s'écria le prince; mais voici ma seconde question. Que sommes-nous venues faire en catimini à la Certosa d'Ema?
—Je voudrais le savoir, mais je n'en sais rien.
—Une fille aussi délurée que toi peut-elle rien ignorer?
—Mademoiselle se défie, elle ne me dit que ce qu'il lui plaît.
—Est-ce la première fois que vous venez ici?
—La première.
—Et sous quel prétexte?
—Sous le prétexte que la vue est belle, et qu'après s'être disputée avec son tuteur, mademoiselle éprouvait le besoin de prendre un peu l'air.
—Sans compter que de l'humeur dont nous sommes nous avons toujours adoré les chartreux… Corpo di Bacco! Je vais m'assurer moi-même de ce qui en est."
Il retirait déjà son pied droit de l'étrier quand la négresse lui cria: "La voici!" Et de la main elle lui montrait Meg, qui venait de reparaître à la porte extérieure du couvent.
"Elle est seule, elle n'enlève aucun chartreux, dit le prince; me voilà tranquille jusqu'à demain." Et jetant les dix pièces d'or à Paméla: "Je me sauve, gentille brunette; sois-moi fidèle, et si je perds mon procès avec ta maîtresse, c'est avec toi que je me consolerai."
Là-dessus, il mit l'éperon au ventre de son cheval, tandis que la négresse, charmée de ce petit entretien, s'occupait à faire disparaître les espèces dans sa poche, et du même coup enfermait dans son coeur une savoureuse espérance qu'elle devait désormais y bercer soir et matin.
La nuit tombait lorsque le beau Sylvio rentra chez lui. Il dîna solitairement, ou pour mieux dire sans autre compagnie qu'une photographie de Meg, qu'il s'était procurée par l'obligeante entremise de Paméla. Il lui en avait coûté cent écus et quelques fleurettes, car, pour obtenir quoi que ce fût de Paméla, il fallait toujours assaisonner les libéralités d'un peu de sentiment. Il regarda longtemps cette photographie; il lui disait à peu près, comme Florizel à Perdita: "Quand vous parlez, ma chère, je désire vous entendre parler toujours; s'il vous arrive de chanter, je voudrais vous voir aller, venir, faire l'aumône, prier, régler votre maison et tout faire en chantant; vous mettez-vous à danser, je souhaiterais volontiers que vous fussiez une vague de la mer, afin que vous puissiez toujours danser." Sylvio le joueur n'avait jamais été amoureux que par courts accès, par bouffées, ou de parti-pris, pour se consoler de ses déveines. Cette fois il se sentait sérieusement malade; il sondait sa blessure et la jugeait profonde.
Vers minuit, il se rendit à son cercle. Il était en retard, ses amis l'attendaient, et, pour tromper leur impatience, ils vidaient force flacons, en discutant force sujets, lesquels n'étaient pas de ceux qui intéressent les métaphysiciens. Après avoir causé carnaval, chevaux et actrices, ils en étaient venus à disserter savamment sur miss Rovel. Ils célébrèrent à l'envi sa beauté, ce qu'ils en connaissaient et ce qu'ils en devinaient. Leur admiration parlait un langage où l'exactitude le disputait à l'enthousiasme, et qui tenait plus du maquignon que du poète. La jeunesse d'aujourd'hui a fait rentrer l'étude de la femme dans la catégorie des sciences exactes.
"Elle est charmante, fit un officier de cavalerie qui mangeait sa moustache en parlant; mais, ne vous en déplaise, sa mère est plus belle.
—Étrange goût de préférer un coucher de lune à un lever de soleil! repartit le duc Lisca.
—Il n'y a pas de lune qui tienne, répliqua l'officier. Lady Rovel a des épaules incomparables, et pour moi l'épaule, c'est la femme.
—De même que l'homme, c'est l'épaulette, repartit Lisca.
—Périsse le classique! s'écria l'Américain Hopkins. Lady Rovel est une déesse de l'Olympe, sa place est dans un musée.
—Quelle insupportable créature! dit à son tour un jeune Florentin, le marquis Silvani, qui eût été fort bien, s'il n'avait eu le nez un peu crochu. La morgue de cette femme est révoltante; du haut de ses glorieuses aventures, elle nous considère tous comme du fumier. Vous verrez qu'elle quittera Florence sans y avoir eu la moindre fantaisie.
—Vous vous en étonnez? lui dit Hopkins. Son amour est le saint sacrement, elle n'a trouvé ici personne qui fût en état de grâce.
—Grand bien nous fasse! reprit Silvani. Cette Junon marche sur les nues; il faut que ses amants agenouillés lui tiennent d'une main un dais constellé au-dessus de la tête, et de l'autre époussètent ses nuages. En conscience, ce ne doit pas être amusant,
—Ils sont trop verts, Silvani! lui dit en ricanant un secrétaire de la légation de France. Convenez que vous avez essayé de mordre à la grappe.
—Je ne m'en cache pas, répondit-il avec quelque dépit. Dès mon premier soupir, on m'a fait entendre que j'étais un sot. Je ne m'en suis point formalisé, c'était une manière de m'apprendre que je ne suis point un prince régnant; il n'y a pas de honte à cela.
—Bast! mon cher, vous n'avez pas su faire bonne mine à mauvais jeu. Vous autres, Italiens, dès qu'il y a une femme quelque part, vous y courez, et, s'il se trouve qu'elle est honnête, on vous voit tomber comme des mouches empoisonnées.
—Voilà qui est un peu raide! reprit Silvani. Qu'attendez-vous, s'il vous plaît, pour canoniser cette sainte?
—J'en suis pour ce que j'ai dit. Lady Rovel n'est pas une femme facile, et j'en infère qu'il lui reste assez de vertu pour vous empoisonner.
—Je porte un toast à miss Meg Rovel! s'écria Hopkins. Cette petite fille n'empoisonnera jamais personne. Elle ressemble à ce mignon tonnelet de vin de Chypre, qui promet la plus joyeuse ivresse à l'homme qui le boira. Elle n'a qu'un défaut, elle n'est pas encore d'humeur à se laisser boire.
—Un peu de patience! dit Silvani, c'est le marquis de Boisgenêt qui la mettra en bouteilles.
—Ne nous parlez pas de cet odieux bonhomme, dit le duc Lisca. Souffrirez-vous, messieurs, qu'il perpètre son crime? Ne se trouvera-t-il personne pour lui couper l'herbe sous le pied?
—Vous n'y entendez rien, Lisca, lui cria Hopkins. J'ai vu l'autre jour une chèvre qui mourait d'envie de passer un ruisseau, mais la pauvrette craignait de se noyer. Elle bêlait et cherchait un gué. Comprenez-vous cet apologue? Le gué, c'est le mariage, et c'est le marquis de Boisgenêt qui fera passer la chèvre.
—Honneur à Boisgenêt! s'écria Silvani. Ce barbon calomnié est un philanthrope incompris. Il brûle de l'amour du prochain, il se sacrifie pour faire notre bonheur à tous, il se charge de lancer miss Rovel et de mettre ce joli petit coeur en circulation.
—Timeo Danaos et dona ferentes, reprit le duc Lisca. Nous serions à jamais perdus d'honneur, si nous laissions cette vierge tomber dans les griffes du minotaure.
—A votre aise! riposta Silvani. Ne savez-vous pas comme nous que cette vierge exige qu'on l'épouse? Elle a juré de ne rire qu'après la fête. Que ne l'épousez-vous donc, vous qui parlez si bien?
—Impossible, cher ami. Je dépends d'une grand'tante qui me déshériterait, si je lui donnais pour nièce une hérétique…
—Dont l'hérésie consiste à croire, reprit Silvani, qu'avant le mariage tout est défendu et qu'après tout est permis. Je ne suis pas pressé, j'aime mieux arriver après. Se dévoue qui voudra!
—Oh bien! messieurs, dit Hopkins, quelqu'un à ma connaissance est capable de ce beau dévoûment.
—Qui donc? nommez-le, s'écria-t-on de toutes parts.
—Soyez discrets! c'est un superbe garçon, qui a le cerveau un peu brouillé et un goût décidé pour les coups de tête. Il s'est laissé pincer, il est pris, il épousera. Tenez, quand on parle du loup…"
En ce moment, le prince Natti faisait son entrée; il s'éleva un brouhaha général, on criait à tue-tête: "Vive Sylvio! bravo, Natti! L'ordre de l'Annonciade et de la Couronne d'Italie à Sylvio!"
Le prince opposait à la bourrasque un front dédaigneux. Il vint s'asseoir à la table ronde en poussant de l'épaule ses voisins pour avoir ses coudées plus franches; puis, ayant allongé ses bras sur le tapis, il demanda d'un ton froid ce qui pouvait bien lui mériter cette ovation inattendue. Quand on l'eut mis au fait: "Mon Dieu! oui, messieurs, répondit-il, à la rigueur je serais capable d'épouser miss Rovel.
—Sa mère ne vous la donnera jamais, bel oiseau! lui dit Silvani.
—Pourquoi cela?
—Parce que vous êtes beau comme un Apollon et qu'elle a résolu de n'accorder la main de sa fille qu'à un petit sapajou aussi laid et aussi fripé que le Boisgenêt. Cette terrible femme entend que son gendre porte écrit sur son front, en grosses lettres onciales, qu'elle n'a pas voulu de lui pour son service particulier.
—Vous raisonnez comme Machiavel, repartit Sylvio; mais vous oubliez que je suis homme à ferrer une cavale qui rue.
—Et si vous épousez, demanda Hopkins, peut-on savoir ce que vous ferez de votre femme?