Miss Rovel
—Je l'emmènerai dans mes terres, en Sicile.
—Pour l'y tenir en chartre privée?
—Vous l'avez dit, Yankee de mon coeur.
—Mais vous nous inviterez de temps en temps à aller vous voir? s'écria Silvani en passant la main sur son nez de perroquet. C'est un pays de chasse que vos terres.
—Deux jours avant mon mariage, répliqua-t-il, j'aurai soin de me brouiller avec tous mes amis, et, tous tant que vous êtes, j'oublierai jusqu'à la forme de vos museaux, quoiqu'il y en ait dans le nombre de frappants qui feraient la gloire d'une ménagerie…" Puis, ayant promené autour de lui un regard provocant, il ajouta d'un ton moitié sérieux, moitié ironique: "Suffit, quiconque se permettra de tenir des propos sur miss Rovel, ma future, se fera une affaire avec moi."
Cette déclaration jeta un froid sur l'assistance. Le prince Natti passait pour l'une des premières lames de l'Italie, et on le savait homme à en découdre pour un non ou pour un oui. Meg fut oubliée, et l'on fit venir des cartes. Le prince eut cette nuit-là une chance prodigieuse, et en dépit du proverbe, quand il rentra chez lui au point du jour, il augurait bien de ses projets amoureux.
VII
La première nuit que passa Raymond à Florence fut très-agitée. Il eut une sorte de cauchemar; ce qu'il crut voir dans son rêve, c'est qu'il possédait pour tout bien une grande armoire en vieux chêne, et qu'il voulait la vendre avec tout ce qu'elle renfermait. Or ce qu'elle renfermait, c'était Meg. Tout à coup il découvrit que Meg s'était multipliée; il y en avait au moins douze, toutes jolies comme un songe, et se ressemblant fort, à cela près que les unes avaient une âme blonde et que les autres l'avaient noire. Il montait la garde devant son buffet; mais, quelle que fût sa vigilance, l'une des prisonnières trouvait toujours moyen de s'échapper. Il fallait courir après la fugitive, et c'était une affaire. Un chaland se présenta; incertain de son choix, il passait en revue ces blondes et ces brunes, leur faisait les yeux doux, leur prenait le menton. Raymond s'en offusqua et se fâcha tout rouge, le traitant de faquin. Un autre amateur, moins familier, offrait d'acheter en bloc tout l'assortiment. Raymond lui donna la préférence; puis, par un caprice qu'il ne s'expliquait pas, il se ravisa, lui déclara qu'il ne voulait vendre que onze Meg et garder la douzième avec l'armoire, attendu que sa destinée était de posséder éternellement une armoire qui renfermerait une petite fille. L'acheteur s'obstina, on se prit de paroles, ce qui est aussi fatigant que de courir. Le marché n'était pas conclu, quand Raymond se réveilla, très-las d'avoir tant trotté, grondé et disputé.
Dès qu'il eut repris ses sens, il s'avisa qu'il s'était trompé sur le point de la question, que Meg était sortie depuis longtemps de son buffet, mais qu'il y avait de par le monde un certain marquis de Boisgenêt qui voulait l'épouser, que cette prétention était révoltante, et que lui Raymond Ferray saurait bien la traverser. Il s'étonna de la chaleur avec laquelle son indifférence embrassait cette résolution; que lui importait après tout? Sa toilette achevée, il s'assit près de sa fenêtre et passa une heure à contempler les collines qu'il avait parcourues la veille et qu'enveloppait une gaze argentée où se détachaient en vigueur des tours, des clochers, des coupoles, les arches surbaissées du pont de la Trinité. Pendant que ses yeux se baignaient dans cette vapeur lumineuse, il sentait croître son désir de faire mat M. de Boisgenêt. N'est-ce pas une fête pour un misanthrope de mortifier un sot?
La veille, il avait appris de sa pupille que lady Rovel déjeunait de bonne heure et qu'elle était visible avant midi. Aussitôt qu'il eut déjeuné lui-même, Il se présenta chez elle. Le valet de chambre qui l'introduisit l'annonça d'une voix si indistincte que son nom ne fut point entendu de lady Rovel. Elle était à demi-couchée sur un divan; Mirette, qui sommeillait à ses côtés, se réveillant en sursaut, aboya furieusement Raymond. Sa maîtresse fit taire le carlin en le menaçant de son éventail, et, sans changer de posture, elle fit signe au visiteur d'avancer un fauteuil. Ils passèrent quelques instants à s'entre-regarder. Raymond s'étonnait de la trouver si pareille à elle-même; par une grâce d'état, cette miraculeuse beauté, qui venait de doubler le cap de la quarantaine, était à l'abri des injures du temps. Si elle se croyait tenue à prendre quelques précautions, personne ne s'en apercevait, et quand on s'en fût aperçu, il lui restait ce que les années ne pouvaient lui ôter, des lignes superbes, la plus belle taille du monde, son regard fier et dominateur, sa hautaine nonchalance, son grand air de sultane; mais cette sultane était revenue de tout les sultans. Le héros de sa dernière aventure était un petit prince allemand, qu'elle avait rencontré en descendant du Bernina. Elle l'avait fait longtemps languir; pour désarmer ses rigueurs, il s'était livré à des excès de génuflexions et d'idolâtrie. Le pacte conclu, après avoir voyagé avec lui en France et en Angleterre, elle l'avait accompagné dans ses Etats. Une fois chez lui, par égard pour ses sujets, le jeune souverain jugea convenable de se redresser un peu. Ce changement d'attitude enfanta une brouille, suivie d'un raccommodement, et peu après d'une seconde brouille, qui fut définitive. Cette dernière déception avait pris plus que les autres sur l'humeur de lady Rovel. Il lui semblait que c'en était fait, que sa destinée lui avait dit le mot de la fin et que l'univers ne renfermait rien qui fût digne de sa condescendance. Elle avait beau fouiller dans son coeur, elle n'y trouvait plus l'étoffe d'une nouvelle illusion. La vie lui apparaissait comme une cage, dont elle comptait les barreaux; la lionne emprisonnée promenait autour d'elle des yeux tristes, qui renonçaient à chercher un lion.
Le salon était un peu sombre, et lady Rovel ne s'était pas remis tout de suite le visage de Raymond. Soudain son front s'éclaircit; relevant la tête: "Ah! c'est vous, monsieur, dit-elle. Est-il vrai que vous soyez allé à La Mecque?
—Oui, madame, et que j'en suis revenu.
—Sain et sauf?
—Avec un peu de sang-froid, on se tire toujours d'affaire.
—Vous étiez déguisé en derviche?
—Oui, madame.
—Et si on vous avait découvert, on vous aurait assommé?
—Infailliblement, ou poignardé; les musulmans ne sont pas tendres pour ces chiens de chrétiens."
Elle se redressa tout à fait et murmura entre ses dents: "A great achievement indeed! This man looks like a gentleman!" ce que Raymond traduisait ainsi pour son instruction particulière: "C'est une belle prouesse en vérité, et cet homme a la tournure d'un gentleman." Elle ajouta: "Je veux que vous me racontiez votre pèlerinage du commencement jusqu'à la fin.
—Très-volontiers, madame, répondit-il; mais souffrez qu'auparavant, pour l'acquit de ma conscience…"
Elle fronça le sourcil: "Oh! je sais ce que c'est. Meg m'a dit qu'elle vous avait rencontré hier par le plus grand des hasards sur le mont Oliveto, car vous auriez passé dix fois par Florence sans avoir l'idée de venir nous voir. Elle vous a conté ses petites histoires, elle a réussi à vous prévenir contre M. de Boisgenêt, et vous m'apportez tout courant vos aigreurs. Cela ne m'étonne pas, vous êtes l'homme le plus contrariant du monde, et j'aurais dû vous défendre ma porte; mais j'ai de l'indulgence pour les pèlerins.
—Je ne suis point aigri, lui répondit Raymond; je vous avoue pourtant qu'un mariage si disproportionné…
—Est un projet saugrenu, qui n'a pu naître que dans une tête détraquée, interrompit-elle encore. Ce mariage se fera, tenez-vous-le pour dit.
—Il ne se fera pas, madame, soyez-en convaincue.
—Vous avez raison, il ne se fera pas, il est déjà fait.
—Je n'en crois rien, je le tiens déjà pour à moitié défait.
—Quelle impertinence! s'écria-t-elle. Avez-vous juré de me mettre en colère? Je n'admets pas qu'on me contredise.
—La contradiction, madame, est un moindre mal que le repentir.
—Je ne me repens jamais de rien. Or çà, que vous a fait ce pauvre marquis?"
Il commençait à le draper de toutes pièces, elle lui coupa la parole, protestant que M. de Boisgenêt était un homme accompli, dans un état parfait de conservation, très-avisé, très-spirituel, fort entendu en affaires et dans la vente des dentelles, et qu'elle serait ravie d'avoir toujours à sa disposition ses petites jambes et ses bons conseils.
"Pour vous être agréable, madame, reprit Raymond, je vous accorde que le marquis serait le meilleur des gendres; le malheur est qu'il ne peut devenir votre gendre sans devenir du même coup le mari de votre fille, et que votre fille ne veut pas de lui. Cela change un peu l'état de la question."
Elle le regarda un instant en silence; puis, se mettant à rire d'un petit rire aigu, elle s'écria: "Eh! monsieur, n'avez-vous pas encore découvert que je n'aime que moâ?"
Raymond demeura comme abasourdi de cette déclaration de principes si peu gazée. Il s'inclina profondément: "Voilà un aveu, dit-il, qui me ferme la bouche.
—Et moi, je veux que vous parliez, répondit-elle, afin que j'aie le plaisir de vous expliquer et de vous prouver que vous n'avez pas le sens commun.
—J'en conviendrai, si vous le voulez, à l'instant même. Après tout, que M. de Boisgenêt épouse ou n'épouse pas, cela m'est bien égal.
—Et moi, je ne veux pas que cela vous soit égal, reprit-elle en s'échauffant. Qu'est-ce à dire? Meg n'est pas une étrangère pour vous. Elle prétend que vous vous considérez un peu comme son tuteur.
—Ah! permettez, madame, comme un tuteur libéré.
—Je n'aime pas les indifférents, répliqua-t-elle. La discussion est encore ce qu'il y a de moins ennuyeux dans ce monde. Je consens à vous faire part de mes motifs pour hâter ce mariage. Meg est une étourdie, une écervelée; elle a une liberté de ton et de manières très-compromettante, et si je lui laissais plus longtemps la bride sur le cou, elle ferait au premier jour quelque frasque qui la rendrait immariable. Son sot frère, que je ne reverrai de ma vie, m'est venu dire à Lucerne que je l'élevais fort mal, et avant de retourner à la Barbade, ce maître sire a daigné me mander de Liverpool qu'il mettait sur ma conscience l'avenir de sa soeur. Fort bien, je n'en veux plus répondre, et je crois faire son bonheur en la mariant à un homme expert en beaucoup de choses et qui possède quelque aisance."
Raymond se disposait à riposter quand la porte du salon s'ouvrit, et M. de Boisgenêt parut. "Arrivez donc, marquis, lui cria lady Rovel. Voici M. Raymond qui est en train de me démontrer que je serais une folle de vous accorder la main de Meg."
Le marquis fut aussi chagrin qu'étonné de trouver Raymond installé dans la place. Il eut quelque peine à se faire une contenance. Bien qu'il ne fût guère plus haut qu'une botte, ce petit homme était une machine assez compliquée. Il était né prudent et passionné, deux qualités qui se contrarient. Fort attaché à son intérêt, à son repos, à la conservation de sa mince personne, et, comme Panurge, craignant naturellement les coups, il ne laissait pas d'avoir les yeux et le coeur prenables, l'humeur prompte, bouillante, et, quand le feu se mettait aux poudres, les explosions de sa tendresse ou de sa bile faisaient sauter en l'air sa prudence, qui ne retombait pas toujours sur ses pieds. En apercevant Raymond, il sentit se réveiller dans son coeur une vieille rancune, qui n'avait jamais trouvé l'occasion de se satisfaire. Ayant jeté à l'intrus un regard noir, il dit à lady Rovel: "Je suis marri d'avoir encouru la disgrâce de M. Ferray; le malheur est que je ne sais pas qui est M. Ferray.
—Vous êtes un ingrat, monsieur, repartit Raymond. Avez-vous donc oublié que je vous rencontrai un jour sur une grande route? Vous étiez mal en selle, et je vous aidai fort obligeamment à descendre de cheval.
—A cette heure, il m'en souvient, répondit-il en grimaçant. Une affaire urgente m'obligea de quitter Genève avant d'avoir pu reconnaître votre bon procédé; mais, vous vous trompez, je ne suis pas un ingrat, et me voilà prêt à vous payer ma dette.
—Il est trop tard, reprit Raymond; j'ai attendu pendant vingt-quatre heures vos remercîments. Plat réchauffé ne valut jamais rien.
—Eh bien! que signifient ces logogriphes? demanda lady Rovel.
—M. de Boisgenêt se fera sans doute un plaisir de vous les expliquer, lui répondit Raymond; je lui cède la parole.
—Marquis, expliquez-vous donc! dit-elle;" puis, s'interrompant brusquement: "Pourquoi avez-vous remis votre cravate bleu de ciel? Vous savez que je ne puis la souffrir."
M. de Boisgenêt était trop excité pour s'arrêter à plaider la cause de sa cravate bleue. Roulant des yeux formidables: "Monsieur, s'écria-t-il, si vous vous avisez de me rendre quelque nouveau service du même genre, je vous jure que ma reconnaissance ne se fera pas attendre.
—C'est une épreuve que je suis bien aise de faire, riposta Raymond, et le nouveau service que je vous rendrai sera de vous sauver le ridicule dont vous ne manqueriez pas de vous couvrir en épousant malgré elle une jeune fille qui a de bonnes raisons pour ne pas vous aimer."
Peu s'en fallut que M. de Boisgenêt ne lui sautât aux yeux; mais il se ressouvint de certain poignet de fer qui l'avait un jour assez rudement secoué. Se tournant vers lady Rovel: "Depuis quand, madame, lui demanda-t-il, M. Ferray a-t-il voix au chapitre? Depuis quand souffrez-vous qu'il dispose de votre fille comme de son bien?
—C'est lady Rovel elle-même, reprit Raymond, qui m'a chargé de vous dire qu'elle est fort sensible aux poursuites dont vous honorez sa fille, mais qu'elle vous prie de les cesser dès ce jour."
Lady Rovel fit un saut. "Oh! par exemple, voilà qui passe les bornes! dit-elle en rougissant de colère. Monsieur Ferray, vous vous oubliez étrangement, et je ne m'étonne pas que, dès la première minute que je vous ai vu, vous ayez été ma bête d'aversion. Vit-on jamais pareille insolence? Il est inouï qu'on se permette d'en user si librement avec moi. De quel droit parlez-vous d'un ton de maître? Je vous montrerai bien qui est le maître ici, et que lady Rovel donne des ordres et n'en reçoit pas."
Cette énergique apostrophe transporta d'aise M. de Boisgenêt. Tour à tour il assénait sur Raymond des regards triomphants ou contemplait lady Rovel d'un air de profonde reconnaissance, dans l'espoir qu'elle allait mettre à la porte l'insolent. Quelle ne fut pas sa surprise, quel ne fut pas son mécompte quand elle s'interrompit au milieu de son discours pour s'écrier: "Décidément, marquis, votre cravate bleu de ciel m'est insupportable. Allez bien vite en changer, et par la même occasion, vous ferez prendre l'air à Mirette; il me semble que vous la négligez depuis quelque temps." Puis, allant à Raymond: "Monsieur Ferray, dit-elle, emmenez-moi faire un tour au jardin, et vous me raconterez La Mecque."
Elle lui prit le bras, et ils passèrent au jardin, où ils furent longtemps tête à tête. Se piquant d'honneur, résolu à gagner la partie contre M. de Boisgenêt, Raymond se donna quelque peine pour se concilier les bonnes grâces de lady Rovel. Il répondit avec empressement à toutes ses questions, lui narra La Mecque et les dangers qu'il avait courus. Bien qu'elle n'en marquât rien, lady Rovel écoutait avec plaisir ce récit qui lui ouvrait des horizons nouveaux. De temps à autre, elle détachait ses yeux de son éventail pour jeter sur le narrateur un long regard pénétrant, qui le transperçait d'outre en outre. Peut-être cherchait-elle la solution d'un problème qu'elle venait de se poser; peut-être se disait-elle: "Est-il sûr que cet homme ne ressemble à rien de ce que j'ai vu jusqu'aujourd'hui?" Peut-être aussi était-elle seulement bien aise de tromper une heure durant l'ennui qui la consumait. Bien habile qui eût pu lire ses secrets sur son visage de marbre!
Raymond revenait de La Mecque à Djeddah, vie et bagues sauves, quand lady Rovel lui dit: "A propos, pourquoi tenez-vous tant à ce que Meg n'épouse pas M. de Boisgenêt? Vous êtes convenu que cette petite vous est assez indifférente.
—Assurément je n'ai pas le coeur tendre, lui répondit Raymond. Je vous avouerai que je me résignerais plus facilement au malheur de miss Rovel qu'au bonheur de M. de Boisgenêt.
—Vous le détestez?
—Non comme individu, mais comme espèce. Il suffit d'un sot heureux pour me gâter l'univers.
—Voilà qui est bien! dit-elle; j'aime les gens qui ont des haines… Au surplus je confesse que les cravates de cet homme sont odieuses; mais, pour tout le reste, je persiste à soutenir que c'est un excellent parti.
—Détestable au contraire, vous le savez aussi bien que moi.
—Quel entêtement! fit-elle en frappant du pied. Meg en a-t-elle un autre à me proposer? Vous a-t-elle fait des confidences? Elle doit avoir en tête quelque ridicule amourette.
—Aucune, madame, répondit-il vivement.
—Elle vous l'a dit?
—En gros.
—Faites-le-lui redire en détail; les petites filles se rattrapent toujours sur les détails. Meg est une sournoise; mettez-la sur la sellette.
—J'y consens; mais il est convenu que dès ce moment M. de Boisgenêt est débouté de sa demande et condamné aux frais du procès.
—Point du tout. Entendez-moi bien: de trois choses l'une, ou bien Meg l'épousera, ou elle me présentera quelque autre gendre acceptable, ou je la mettrai en pension. Il ne faut pas me demander de la garder plus longtemps auprès de moi, elle ne manquerait pas d'abuser de la liberté que je lui laisse."
Il parut clair à Raymond que sur ce dernier point le parti de lady Rovel était pris. La raison qu'elle donnait pour ne pas garder sa fille auprès d'elle était bonne, celle qu'elle ne donnait pas était meilleure encore. Meg avait deux torts impardonnables, elle avait la tête un peu légère et une beauté trop admirée pour ne pas servir de texte à des comparaisons dangereuses.
"Je craindrais, reprit Raymond, que miss Rovel ne préférât les galères à un pensionnat, et en tout état de cause voilà un maître de pension qui aura de la tablature.
—Vous n'enviez pas son sort? C'est un emploi que vous ne briguerez pas?
—A Dieu ne plaise! j'ai fait mon temps.
—Le mieux, reprit-elle, serait encore de marier Meg, et que ce fût fait une fois pour toutes. Chargez-vous-en.
—Et d'avance vous ratifiez mon choix?
—Je réclame le bénéfice d'inventaire; je me défie de vos idéalités."
Dans ce moment, on vint avertir lady Rovel que des visites l'attendaient au salon. "Venez passer la soirée dans ma baraque, dit-elle à Raymond. Vous causerez avec cette petite fille, et peut-être vous lui extorquerez son secret."
Elle le salua du bout du menton et s'éloigna; mais à mi-chemin, se retournant: "Après-demain, lui cria-telle, je donne un bal masqué, et je désire que vous y veniez.
—Ah! madame, quelle cruelle plaisanterie! lui répondit-il, je n'ai jamais eu l'humeur à la danse.
—Vous aurez l'humeur qu'il me plaira, je veux que vous fassiez une fois ce que je veux, et j'exige que vous paraissiez à mon bal en costume de derviche. C'est une idée que j'ai. Si vous me refusez, avant trois jours Meg sera la marquise de Boisgenêt.
—Vous serez obéie, madame, lui dit-il en s'inclinant.
—Je savais bien que tôt ou tard je finirais par vous apprendre à vivre!" Et sur ce elle lui tourna le dos.
Raymond n'eut pas plus tôt quitté lady Rovel qu'il s'étonna de lui avoir fait deux promesses qu'il était bien tenté de ne pas tenir. L'une l'humiliait un peu, l'autre le rendait fort perplexe. Hercule filant aux pieds d'Omphale lui paraissait un personnage moins absurde, moins ridicule que le philosophe Raymond Ferray se costumant et se masquant pour satisfaire la fantaisie musquée d'une Anglaise qui s'ennuyait. D'autre part, il s'était engagé à confesser Meg, à découvrir son secret, si tant est qu'elle en eût un. La veille, il l'avait quittée convaincu qu'elle avait le coeur parfaitement libre. Il se prenait soudain à en douter, et ce doute lui causait un malaise, une irritation qu'il ne réussissait pas à s'expliquer.
En rentrant à son hôtel, il était résolu d'écrire un mot d'excuse à lady Rovel et de repartir le soir même pour Genève. Il commença de faire ses malles; mais le billet lui sembla difficile à écrire, et il considéra aussi que son brusque départ réjouirait infiniment M. de Boisgenêt, qui s'imaginerait peut-être lui avoir fait peur. Il se résigna mélancoliquement à son sort. S'étant fait indiquer l'adresse d'un costumier, il passa cinq ou six fois devant la boutique avant de se résoudre à y entrer. Il ne trouva point de bonnet de derviche à son gré, et se rabattit sur un costume de Bédouin. Ce n'était qu'un à-peu-près qui lui déplut, il se surprit à le critiquer avec une vivacité d'archéologue. Quand on a l'esprit d'exactitude, on le met partout; peut-être aussi jugeait-il que toute chose qui mérite d'être faite mérite d'être bien faite. Il s'échauffa, prit un crayon, fit un dessin, donna d'un ton magistral ses instructions au costumier, qui lui promit de les exécuter ponctuellement; puis il retourna dîner dans son hôtel, et vers dix heures, ayant mis une cravate blanche et passé un frac qui dormait depuis longtemps dans ses plis, il se rendit au raout de lady Rovel.
Il n'est pas difficile de trouver à Florence des salons où l'on cause, parmi lesquels il en est un justement célèbre; il y en a d'autres fort agréables où, selon l'expression d'un diplomate, on décamérone. Celui de lady Rovel était d'un genre un peu différent; il ressemblait à un ministère, on s'y rendait pour solliciter, et il était le théâtre d'ardentes compétitions. La foule des postulants se disputait deux places: l'une était de création toute fraîche, et il n'y avait pas encore été pourvu; l'autre avait eu déjà de nombreux titulaires qui avaient été la plupart brutalement destitués, et pour l'heure elle vaquait par la démission volontaire du dernier. Au reste les initiés seuls avaient l'intelligence de la double partie qui se jouait sur ces parquets en mosaïques, sous ces plafonds peints à fresque. Tout se passait sans bruit, sans éclat; les ambitions se livraient à de sourdes pratiques, marchaient à pas de loup, poussaient clandestinement leurs sapes,—personne n'eût osé employer le fer et le feu.
Comme il arrive souvent aux femmes qui ont fait beaucoup parler d'elles, lady Rovel tenait par-dessus tout au respect; elle était sévère sur l'article des bienséances et faisait avec des yeux d'argus la police de ses réceptions publiques. Elle n'y souffrait ni un personnage équivoque, ni une familiarité malséante, ni un propos libre, ni un geste hasardé. Bien qu'elle eût fort peu ménagé l'opinion, elle exigeait qu'on tînt grand compte de la sienne, et depuis son retour d'Allemagne elle était presque collet monté. Elle en avait rapporté aussi le fanatisme du contre-point, elle ne jurait que par deux ou trois maîtres, et méprisait les ariettes. On faisait chez elle beaucoup de musique de chambre, au grand déplaisir des Florentins, qui goûtaient peu l'austérité de cet amusement. Quiconque se fût permis de chuchoter ou de balancer sa chaise pendant l'exécution d'un quatuor de Mendelssohn ou de Schumann aurait été remis à l'ordre par un signe de tête impérieux, par un de ces regards qui dévorent leur proie. Il en résultait que le salon de lady Rovel n'offrait qu'un divertissement médiocre aux jeunes gens; ils ne laissaient pas d'en rechercher l'entrée avec ardeur, car la jeunesse espère toujours. Les uns se flattaient de ranimer dans un coeur engourdi quelque tison dormant sous une cendre glacée, les autres venaient pour Meg. Ces derniers étaient contraints de s'observer beaucoup dans leurs empressements. Lady Rovel aurait pu écrire sur sa porte: "Il n'y a ici qu'un seul Dieu, et, comme le Dieu d'Israël, il est glorieux et jaloux."
L'accueil qu'elle fit à Raymond fut très-remarqué; depuis longtemps la déesse ne s'était si fort humanisée. Dès qu'elle le vit entrer, ses sourcils dépouillèrent leur éternel nuage, elle secoua sa langueur. Lui ayant fait signe d'approcher, elle l'entretint avec tant d'animation que M. de Boisgenêt en éprouva le plus violent dépit. A plusieurs reprises, il jeta des yeux flamboyants sur Raymond, qui demeura insensible à ses provocations. Heureusement pour le marquis, Meg, après s'être fait attendre, parut enfin dans une robe de soie rose, qui dégageait sa poitrine et ses épaules, le printemps aux joues, la joie au front, pimpante, fringante et piaffante;—sa démarche ressemblait aux pas incertains et tumultueux d'une jeune prêtresse de Bacchus qui apprend encore son métier. Tous les yeux se portèrent sur l'apparition; elle regardait ceux qui la regardaient, elle semblait leur dire: "Eh! oui, j'existe, et c'est un coup de fortune que je saurai mettre à profit."
M. de Boisgenêt, sans perdre une seconde, s'élança au-devant d'elle avec la noble fierté d'un propriétaire qui entre en possession, son acte authentique d'achat à la main. Il l'entraîna dans un coin désert du salon, prit place auprès d'elle et disposa sa chaise de manière que personne ne pût approcher. Après l'avoir accablée de compliments sur sa beauté et sur sa robe rose, qui faisait valoir la splendeur de ses cheveux d'un blond fauve, il lui demanda d'un ton dolent combien de temps encore elle s'amuserait à le faire souffrir.
"Je vous préviens, lui dit-il, que je suis le plus obstiné des amoureux. Si vous voulez vous débarrasser de moi, faites-moi poignarder par votre tuteur, à qui, pour le dire en passant, j'ai proposé d'en découdre; cette proposition ne lui a pas souri. Prenez-y garde, depuis qu'il est ici, votre mère me bat froid; si la vie de cet homme vous est chère, tâchez de l'amadouer, d'obtenir qu'il renonce à faire opposition à mon bonheur. Je ne vous le cache pas, je suis furieux, et je brûle d'étancher ma rage dans le sang de dix professeurs d'arabe."
Meg écouta ses doléances et ses reproches avec plus de douceur qu'elle n'avait coutume de le faire. Elle lui répondit qu'il aurait tort de se décourager, que les volontés des jeunes filles sont changeantes, qu'elles ne s'apprivoisent que par degrés avec certaines idées, qu'il faut donner au moût le temps de fermenter, qu'il se faisait dans sa tête un petit travail dont il n'avait pas sujet d'être mécontent, qu'elle le suppliait de laisser tranquille son tuteur, que c'était un pédant, mais un pédant très-respectable, qu'au demeurant ce professeur d'arabe était de première force à l'épée comme au pistolet. C'est ainsi qu'elle lui prodiguait à la fois les consolations, les espérances et les bons avis. La première moitié de son discours charma M. de Boisgenêt, la péroraison le rendit pensif. Il promit à Meg que, pour l'obliger, il maîtriserait les emportements de son indomptable fureur, et qu'il n'y aurait point de sang versé; mais en retour il la conjura de fixer un terme à ses perplexités, de lui dire au juste combien de jours encore elle lui ferait attendre son consentement. Il ne put s'en éclaircir. Lady Rovel, qui avait vu de mauvais oeil la précipitation inconvenante avec laquelle il s'était élancé à la rencontre de Meg, lui dépêcha quelqu'un pour l'avertir qu'un de ses symphonistes lui faisait faux bond, qu'il s'en allât quérir sur-le-champ un second violon, qu'il employât les gendarmes, si c'était nécessaire, qu'il le lui fallait avant une heure, mort ou vif. M. de Boisgenêt s'exécuta et partit d'un air de vive contrariété. Aussitôt le prince Natti, lequel rôdait dans le voisinage comme un loup ravissant qui guette une bergerie, s'empara de sa chaise, et à son tour il se constitua le geôlier de Meg.
"Il me semble, prince, lui dit-elle, qu'il fait du brouillard ce soir.
Nous n'avons pas le front limpide. De quoi retourne-t-il?
—J'ai des chagrins, lui répondit Sylvio.
—Faites-m'en part; je suis de très-bonne humeur, je vous consolerai.
Vous avez perdu au jeu?
—Non, je suis jaloux.
—De M. de Boisgenêt? Que voulez-vous? il est pressant, et je me dis qu'à tout prendre, il faut bien faire une fin.
—Ce n'est pas cet imbécile qui me met martel en tête, reprit-il. Je suis jaloux d'un couvent de chartreux.
—Tout entier, depuis M. le prieur jusqu'aux convers et au frère portier? Voilà une jalousie qui doit vous donner de l'occupation.
—Etes-vous retournée aujourd'hui à la chartreuse d'Ema? lui demanda-t-il en poursuivant sa pointe.
—Pourquoi y serais-je allée?
—Par la même raison qui vous y a fait aller hier.
—Faut-il vous la dire, cette raison?
—Ménagez-moi, ou je suis un homme mort.
—Mourrez, beau sire. Je suis allé hier à la chartreuse que vous dites pour intriguer certain espion qui depuis quelques jours emploie ses après-midi à compter mes pas.
—C'est bien vrai?
—Je ne mens jamais quand j'ai ma robe rose.
—En ce cas, c'est de joie que je mourrai, puisque je suis à vos yeux un homme assez important pour que vous preniez la peine de l'inquiéter.
—Vous avez été véritablement inquiet?
—Quelle question! Vous savez bien, ajouta-t-il en baissant la voix, que depuis longtemps…
—Chut! dit-elle, nous nous en doutons; mais il ne me suffit pas qu'on m'adore, je veux qu'on m'épouse, moi. Tel que vous voilà, seriez-vous homme à m'épouser?
—Vous me le demandez?
—Eh bien! qu'attendez-vous? Epousez-moi, répondit-elle en riant aux éclats.
—Hélas! vous savez bien que votre mère n'agréerait pas ma demande.
—Vous en êtes encore là? On force les gens à vouloir ce qu'ils ne veulent pas.
—Ainsi vous me donnez carte blanche?
—Blanche comme ma main.
—C'est tout dire. Fort bien, je m'arrangerai de manière à vous compromettre horriblement.
—Voilà une idée. Vous monterez chez moi, midi sonnant, par une échelle de soie?
—Je ferai mieux, je vous enlèverai. Après un pareil esclandre, il faudra bien que lady Rovel entre en composition.
—Comme vous y allez! Au fait, ce doit être gai, un enlèvement. Cela m'amusera, enlevez-moi.
—Je donnerais ma vie, reprit-il après une pause, pour savoir quand vous vous moquez et quand vous parlez sérieusement.
—Si jamais je réussis à le savoir moi-même, vous serez l'un des premiers à qui je le dirai; mais il y a trop longtemps que nous causons. Maman nous regarde, mon tuteur aussi. Ah! le terrible homme! Je vous en prie, cédez-lui votre place. Ma nourrice m'a toujours dit qu'il faut savoir s'ennuyer."
Le prince Natti s'empressa de lui obéir; mais, avant de s'éloigner, il la regarda fixement dans les yeux comme s'il s'était flatté d'en apercevoir le fond, et il lui dit: "Tout est sérieux avec moi. Vous me permettrez de me souvenir de cet entretien et de vous en reparler pas plus tard qu'après-demain. Les masques mettent les langues en liberté.
—Vous oubliez que, moi aussi, je serai masquée. Me reconnaîtrez-vous?
—Votre rire vous décèlera toujours, répliqua-t-il, ce rire de cristal qui me désespère et que j'adore."
Cela dit, il se retira, salua au passage Raymond avec une courtoisie qui frisait l'impertinence, et, gagnant l'autre extrémité du salon, il réussit à s'approcher de lady Rovel, qui lui témoigna une extrême froideur, et dont il eut peine à tirer trois paroles.
Cependant Meg avait fait signe à Raymond de s'asseoir sur la chaise vacante.
"Ah! touchez là, my dear guardian, lui dit-elle, shake hands with me. Qu'il me tardait de vous voir! Mais vous aussi, vous avez l'air sombre. Quel nouveau crime ai-je commis? L'ours, disent les naturalistes, est très-susceptible de colère, et sa voix est un perpétuel grondement; grondez-moi bien vite, cela vous soulagera.
—Je n'aurais garde, lui répondit froidement Raymond. Au contraire j'ai besoin que vous m'excusiez de vous avoir interrompue dans un entretien qui paraissait vous amuser beaucoup.
—Avons-nous rien dit d'inconvenant, le prince Natti et moi? Ce n'est pas dans nos habitudes.
—Je ne sais ce qu'il a pu vous dire, mais je vois avec plaisir qu'il a le secret de vous intéresser.
—Hurler avec les loups et chanter avec les fous, Plutarque à part, c'est toute la morale. Croyez-moi, ce que vous allez me dire m'intéresse bien plus que les déclarations du beau Sylvio. Vous avez vu maman; a-t-elle entendu raison?
—Je n'ai guère obtenu d'elle qu'une commutation de peine. Ou vous épouserez M. de Boisgenêt, ou vous serez envoyée dans une maison d'éducation.
—Quels horribles mots! Dieu de miséricorde! c'est grave.
—Ecoutez-moi bien, miss Rovel. Votre mère se plaint de la liberté de vos manières, elle a contre vous des griefs qui me semblent fondés. Au premier sujet de mécontentement que vous lui donnerez, elle vous confinera dans quelque pensionnat.
—Elle l'a dit?
—Très-nettement.
—Quel sort est le mien, mon cher tuteur! Ou marquise de Boisgenêt, ou pensionnaire à perpétuité.
—A moins, reprit Raymond, que vous ne lui proposiez quelque parti qu'elle puisse agréer.
—Que ne parliez-vous! Ceci vaut mieux. Eh bien! ne vous ai-je pas chargé de me marier? Promenez vos regards autour de vous. N'y a-t-il ici personne qui vous convienne? Que pensez-vous du prince Natti?
—Il est de la race des matamores débonnaires et cléments; sa moustache dit à l'univers: Comme je suis bonne! je ne te mange pas.
—Il a pourtant un mérite, celui de m'aimer; il me le répétait encore tout à l'heure.
—Vous savez comme moi que c'est une rivale bien dangereuse que la bassette.
—Et que vous semble du marquis Silvani, de ce petit monsieur, voyez là-bas, qui se guinde sur la pointe de ses pieds pour tâcher d'être aperçu de maman?
—C'est le dernier descendant d'une race déchue. Il lui reste tout juste assez de chaleur vitale pour vivre, mais pas assez pour aimer. Je ne sais pas s'il a jamais essayé de prendre feu, mais pour sûr il est éteint.
—Et le duc Lisca, qu'en dites-vous?
—Qu'il est haut sur jambes, mais que sa mine est basse.
—Et de l'Américain que voici, M. Hopkins, qui par distraction roule une cigarette entre ses doigts? Il verrait beau jeu, s'il avait le malheur de l'allumer.
—Qu'il est très-vulgaire, mais d'une forte carrure, et que selon toute apparence il pourrait porter sa femme à bras tendu. C'est peut-être le fond du bonheur conjugal.
—Comme vous les arrangez tous! dit-elle, et que vous êtes décourageant!
—Le monde entier n'est pas ici, répondit-il. N'y a-t-il en vérité personne?…
—Personne, répliqua-t-elle d'un ton précipité.
—Bien sûr?
—Tout ce qu'il y a de plus sûr.
—Je regrette vraiment, miss Rovel, reprit Raymond d'un air aimable, qu'il n'y ait dans Florence aucun jeune homme bien fait et bien pensant qui ait réussi à toucher votre coeur. Peut-être aurais-je si bien plaidé sa cause que votre mère se serait rendue."
Elle garda un instant le silence, elle froissait son éventail dans ses doigts. Puis tout à coup: "Ce n'est pas un piége?
—Suis-je homme à vous tendre des piéges? lui demanda-t-il.
—Vous me promettez le secret?
—Je vous le promets, dit-il avec un léger tressaillement dans la voix.
—Vous me jurez de ne répéter ce que je vais vous dire ni à maman ni à personne?
—Combien de serments faut-il vous faire? répondit-il d'un ton d'impatience.
—Eh bien! je ne sais pas si je l'aime, mais je sais qu'il me plaît; quand je le vois, le coeur me bat agréablement; quand je ne le vois pas, je pense à lui assez souvent, vingt fois le jour et deux ou trois fois la nuit. Enfin, si ce n'est pas de l'amour, c'est quelque chose qui lui ressemble."
A quoi songeait Raymond? Il s'aperçut un peu trop tard qu'il venait d'égratigner de son ongle un joli guéridon en laque de Chine sur lequel il avait posé la main. "Comment se nomme ce fortuné mortel?"demanda-t-il ironiquement à Meg.
Elle balbutia, en baissant les yeux: "Il s'appelle M. Gordon.
—Quel est, je vous prie, ce M. Gordon? s'écria-t-il, et par une nouvelle distraction il déboutonna si vivement de sa main droite le gant de sa main gauche qu'il fit une large déchirure."
Meg lui apprit que M. Gordon était un jeune Ecossais qui paraissait bien né, modeste, d'excellentes manières, qu'elle l'avait rencontré quelquefois aux Cascine et ailleurs, qu'un soir au théâtre ils s'étaient beaucoup regardés, que le lendemain ils avaient eu l'occasion d'échanger quelques mots, qu'il lui avait adressé deux jours plus tard une lettre brûlante, mais respectueuse, à laquelle elle n'avait eu garde de répondre, que depuis elle en avait reçu trois autres écrites dans le même style, que par la dernière il implorait d'elle la permission de se présenter chez sa mère. Elle recommençait à faire son éloge, Raymond l'interrompit pour lui demander où perchait M. Gordon. Elle lui répondit que les chartreux d'Ema avaient toujours quelques cellules vacantes qu'ils louaient aux étrangers, et que M. Gordon avait élu domicile au couvent. Elle osa lui confesser que la veille elle était allée l'y chercher, mais dans la plus louable intention et à la seule fin de rendre ses lettres au jeune Ecossais, et de le prier de ne plus lui écrire. "Le pauvre garçon, poursuivit-elle, m'a promis de m'obéir; mais il avait des larmes dans les yeux et dans la voix, sa douleur m'a touchée. Nous sommes convenus que d'ici à peu de jours je lui enverrais par la poste ou une jonquille ou un basilic, que le basilic voudrait dire: C'est inutile, n'y pensez plus! et la jonquille: Espérez, nous verrons."
Puis elle ajouta: "J'ai juré, monsieur, de me gouverner désormais par vos avis. Faites-moi la grâce de vous rendre demain à la chartreuse, vous y demanderez M. Gordon, vous lui direz que vous êtes curieux de visiter le couvent et que je le prie de se mettre à vos ordres. Ainsi vous aurez l'occasion de l'examiner à votre aise, de le faire causer. S'il vous plaît, je me croirai autorisée à l'aimer, et je laisserai mon coeur aller son chemin; s'il vous déplaît, si vous le condamnez sans appel, vous lui remettrez en le quittant un petit papier que je vous ferai tenir et qui renfermera quelques feuilles de basilic. C'est entendu, n'est-ce pas? Vous voyez que je me mets à votre discrétion, et je pose en fait que depuis que le monde est monde jamais pupille ne fut plus soumise à son tuteur.
—Soit, lui répondit-il d'un ton radouci, vous me faites passer par tout ce que vous voulez; mais en voilà assez, miss Rovel, il est temps de rompre un entretien dont on commence à s'occuper."
Ils se séparèrent. Meg alla prendre place dans un groupe, Raymond demeura seul à l'écart, le dos appuyé contre un pilastre; M. de Boisgenêt était parvenu à dénicher et à ramener sans le secours de la gendarmerie un second violon. Le concert commença. Le tuteur de miss Rovel était en matière musicale de l'avis des Florentins, il n'appréciait guère les divertissements et les doubles croches qui donnent la migraine. Au surplus, quand on aurait joué du Beethoven ou du Mozart, il n'eût écouté que d'une oreille, il songeait à la visite qu'il devait faire le lendemain dans une chartreuse. Le plus tôt qu'il put, il alla prendre congé de lady Rovel, qui lui demanda si Meg lui avait fait quelque révélation.
"Non, madame, lui dit-il. Je crains de ne pas avoir sa confiance; mais il me semble plus probable qu'elle n'a rien à confier."
Le lendemain, après son déjeuner, Raymond se mit en route pour la chartreuse d'Ema. Il était muni de deux petits sachets que Meg lui avait envoyés le matin, et dont l'un contenait une jonquille séchée, l'autre une ramille de basilic. Tout en marchant, la pensée lui vint que la commission qu'il avait à remplir était ou délicate ou puérile, et qu'il avait eu tort de s'en charger. Il se promit de ne rien décider, de laisser les choses en l'état, de rapporter et le basilic et la jonquille, et il se prit à réciter avec un peu d'emphase le mot du bon Palémon:
Non nostrum inter vos tantas componere lites.
Virgile le faisant penser à Lucrèce, il se remémora quelques vers du De rerum natura qu'il avait traduits récemment et dont le sens est à peu près: "Tu as les yeux ouverts, tu crois vivre; ta vie pourtant est déjà morte. Tu dors tout éveillé, tes imaginations sont des songes, tes espérances des fantômes. Si tu n'ignorais point la cause de ton mal, tu apprendrais à connaître la nature et ses lois, et dès ce jour tu goûterais l'éternel repos que te promet ce néant où l'on ne rêve plus." Il venait de retrouver le dernier de ces vers, quand, arrivé en vue du couvent, il avisa au penchant d'une colline des amandiers fleuris, qui faisaient une tache blanche parmi des rochers effrités par le soleil. En contemplant ces amandiers, dont la beauté décorait les abords d'une thébaïde, il lui parut qu'en dépit de Lucrèce, il y avait dans ce monde autre chose que le néant, que, s'il est absurde de rêver, le printemps donne raison à cette folie, et que la nature entretient de sourdes intelligences avec ce je ne sais quoi qui est en nous et qui s'obstine à espérer.
Il n'avait pas encore résolu cette contradiction quand il atteignit l'entrée de la chartreuse, qu'on prendrait facilement pour l'accès d'un château fort, et c'est une vraie forteresse en effet que cette sainte maison campée sur un rocher, et dont les approches ressemblent à des bastions reliés par une courtine. Comme partout à Florence, le gracieux s'y mêle au sévère; chaque cellule est accompagnée d'un jardin où règne un oranger. Raymond s'informa de M. Gordon auprès d'un frère lai qui s'empressa de le conduire dans la partie du monastère réservée aux étrangers. Une porte s'ouvrit, et il se trouva en présence d'un jouvenceau de vingt-quatre ans au plus, fort joli garçon, svelte, la taille élancée, le menton ombragé d'une barbiche blonde qui ne faisait que de naître, le teint clair et rosé. Son air jeunet étonna Raymond; il s'était représenté tout autrement cet Ecossais, et ne s'imaginait point qu'il sortît frais émoulu de l'université, qu'il portât encore aux lèvres le lait d'Oxford ou de Cambridge: "Oh bien! pensa-t-il à première vue, voilà une poupée à qui miss Rovel aurait bientôt fait de casser la tête." Il entra en propos, déclina ses noms et qualités, expliqua que miss Rovel lui faisait la grâce de le considérer comme son tuteur, qu'il lui avait témoigné son désir de visiter la chartreuse et qu'elle l'avait engagé à se présenter de sa part à M. Gordon. Pendant cette explication, le jeune homme rougit plus d'une fois, il rougissait facilement. Il offrit ses bons offices à Raymond, le promena partout, lui fit voir en détail l'église, la chapelle souterraine, les fresques d'Ampoli, les tableaux de fra Angelico.
Chemin faisant, ils ne déparlaient pas et semblaient également curieux l'un de l'autre; si Raymond pressait de questions son cicérone, celui-ci à son tour paraissait l'étudier avec attention. On eût dit deux chasseurs qui, courant les bois de compagnie, sont moins occupés des perdrix que de se tâter le pouls réciproquement; sans aucun doute fra Angelico n'était point ce qui les intéressait le plus. Il eut beau s'en défendre, Raymond dut reconnaître que M. Gordon avait beaucoup de tenue, un air de distinction, de l'agrément, un heureux mélange de réserve et d'abandon, de modestie et de fierté. A la douceur des manières, il joignait un esprit net et posé, une fermeté de sens qui n'était pas de son âge, et un flegme, une gravité naturelle dont il se départait rarement. Il ne riait jamais, mais il y avait de la grâce dans son sourire. Bien qu'il lui rendît justice, Raymond ne pouvait concevoir qu'une fille aussi romanesque que Meg eût été sensible à ce genre de charme contenu. M. Gordon n'avait rien d'un Amadis, sans compter que décidément il était bien jeune;—malgré la précocité de son esprit et de son caractère, était-il de force à gouverner une petite personne qui n'était ni docile, ni commode, et ne passait pas pour goûter la bride? Toute réflexion faite, Raymond se confirma dans sa résolution de laisser l'affaire en suspens et de remporter les deux sachets.
Leur tournée finie, M. Gordon ramena Raymond dans sa cellule, où il lui offrit une collation. Comme ils achevaient de vider un flacon de Montepulciano, le jeune homme tomba dans une rêverie; il en sortit pour dire en rougissant jusqu'au blanc des yeux: "Ainsi, monsieur, vous êtes le tuteur de miss Rovel? Ne vous a-t-elle point fait de confidences touchant certaines lettres que j'ai pris la liberté de lui écrire?
—Et que vous avez eu tort de lui envoyer, interrompit Raymond. Il aurait pu se faire que sa mère les interceptât, et miss Rovel s'en serait mal trouvée.
—Puisqu'elle vous a parlé, monsieur, reprit-il d'une voix émue, veuillez m'entendre à mon tour. Je ne sais pas encore si c'est ma bonne ou mauvaise étoile qui m'a fait rencontrer votre pupille à Florence; tout ce que je puis dire, c'est que du premier jour où je l'ai vue j'ai ressenti pour elle le plus violent amour, et je sens que cette passion, contre laquelle j'ai vainement lutté, fera le bonheur ou le malheur de toute ma vie. Je regrette que mon procédé vous ait déplu, mais mes intentions sont irréprochables. Orphelin depuis bien des années, je suis maître de mes actions, ma fortune est considérable, et j'ose dire que je n'en ai point abusé; comme tout le monde, j'ai mes défauts, mais je ne me connais point de vices, et je n'ai jamais fait de bien grandes folies. Si la main de miss Rovel m'était accordée, je me croirais tenu de lui consacrer à jamais le meilleur de mon âme et de mes pensées. Je vous avoue que les bruits qui courent à son sujet m'ont causé de vives perplexités; j'ai entendu certaines personnes parler d'elle en de fort mauvais termes. D'autres juges, que je crois plus équitables et mieux informés, m'ont dit qu'il fallait lui pardonner quelques fougues de jeunesse, quelques légèretés de conduite, en faveur de la parfaite noblesse de son âme. Ils m'ont affirmé qu'elle est au-dessus de tout sentiment bas, de tous les petits calculs, que son esprit est généreux, que ses défauts sont l'ouvrage de l'éducation qu'elle a reçue, qu'un homme qui l'aimerait et qui l'estimerait pourrait facilement la redresser et l'élever. Il ne tiendra qu'à lui d'en faire une femme accomplie, de fixer dans le devoir une volonté encore incertaine d'elle-même, mais qui sera fidèle à son choix et aussi résolue dans le bien qu'elle aurait pu l'être dans le mal. Au reste, monsieur, je mépriserais un homme que la crainte d'un peu de danger empêcherait de poursuivre ses chances, et qui ne saurait pas se dire qu'il est des risques glorieux et que le bonheur veut être conquis."
Ce discours, prononcé d'une voix noble et touchante, fit la plus vive impression sur Raymond et le troubla jusqu'au fond de l'âme. Son émotion eut un effet singulier. Se levant précipitamment de son siége: "Monsieur, répondit-il d'un ton bref, j'approuve tout à fait vos sentiments, qui vous font grand honneur. Il est possible que miss Rovel soit capable de sacrifier ses défauts à l'homme qu'elle aimerait; le malheur est que jusqu'aujourd'hui elle ne sait pas encore aimer, car voici ce qu'elle m'a chargé de vous remettre."
Et, tirant de sa poche le sachet qui renfermait le basilic, il se hâta de le présenter à M. Gordon, qui l'ouvrit et perdit contenance. Son visage s'altéra, ses lèvres frémirent; mais il sut commander à la violence de son chagrin, et il dit à Raymond avec une douceur triste: "Veuillez restituer à miss Rovel cette pauvre plante de basilic, je ne dois rien garder qui lui ait appartenu." Il ajouta: "Adieu, monsieur, je ne vous en veux pas. Puisse votre conscience vous rendre le témoignage qu'en me parlant comme vous l'avez fait vous n'avez consulté que votre devoir de tuteur!"
Raymond reprit le chemin de Florence, le coeur combattu par des sentiments contraires, un peu froissé de la dernière parole de M. Gordon et d'une insinuation qu'il craignait de trop comprendre, certain d'avoir la conscience nette et qu'il avait fait une bonne action, confus toutefois comme s'il venait d'en commettre une mauvaise, se reprochant d'avoir été trop dur, en somme plus content que fâché, plus satisfait que repentant. Raymond se plaisait à croire qu'il ne demandait pas mieux que de trouver à Meg un bon parti, et cela était vrai en théorie, tant que cet introuvable parti était un être de raison, une entité métaphysique;—mais aussitôt qu'il prenait un corps et un visage, qu'il devenait italien, français, anglais, marquis, prince, ou qu'il s'appelait Gordon, notre difficile tuteur ne souffrait plus qu'on lui en parlât. On raconte que certain joaillier était fier d'un bijou merveilleux qu'il avait fabriqué lui-même. Il lui tardait de le bien vendre, et il le produisait à tout venant; mais faisait-on mine d'en vouloir, il soulevait des difficultés, et, le chaland parti, il se sentait chagriné à la fois et ravi que son trésor lui demeurât. On eût bien étonné Raymond en le comparant à ce joaillier, et pourtant il se prit à dire: "Ils sont plaisants; malgré ses défauts, ils la trouvent charmante, et ils ne se doutent pas que, sa beauté à part, ce qu'il y a en elle d'aimable et de précieux lui vient en droiture de l'Ermitage. Sa grâce était une pierre brute, c'est nous qui l'avons taillée et montée." Il en concluait qu'il avait le droit de marier miss Rovel à qui bon lui semblait, ou même de ne pas la marier du tout, et sa mauvaise humeur donnait au diable les chalands.
Dès qu'il fut arrivé à Florence, il se rendit aux Cascine, où lady Rovel et sa fille avaient coutume de se promener sur les cinq heures. Il aperçut leur voiture arrêtée au milieu d'un rond-point. Deux cavaliers et trois piétons, faisant cercle autour d'une portière, présentaient leurs hommages à lady Rovel, qui, enveloppée dans ses fourrures, leur répondait d'un air distrait, avec une politesse un peu courte. Meg avait mis pied à terre pour jaser un moment avec deux jeunes filles de ses amies. Elle les quitta sans façon en apercevant son tuteur qui se dirigeait de son côté, et s'avançant à sa rencontre: "Eh bien! lui cria-t-elle d'une voix saccadée.
—Je reviens à l'instant de la chartreuse, lui répondit-il.
—Et quelles nouvelles m'apportez-vous?
—C'est un gamin, et je ne puis le prendre au sérieux; mais il est trop gentil pour que je vous permette de vous en amuser. Il y aurait de la casse.
—Il me plaisait pourtant beaucoup, dit-elle d'un air pénétré. Vous ne lui avez pas remis le basilic?
—Ne m'y aviez-vous pas autorisé?"
Il la vit changer de visage et un serpent le mordit au coeur. Meg reprit: "Vous êtes un peu brutal. Soit! nous tâcherons de n'y plus penser." Elle ajouta: "A-t-il gardé le sachet?
—Que vous importe? demanda-t-il avec étonnement.
—Je tiens à savoir si son amour est plus fort que son amour-propre.
Un coeur bien épris aurait conservé précieusement cette relique.
—J'en suis fâché, mais la voici," lui répondit-il.
Les bras lui tombèrent. "Allons, murmura-t-elle, ce pauvre garçon ne m'aime pas autant qu'il le disait!"—Et ébauchant un sourire: "Vous n'êtes pas au bout de vos peines; il n'y a pas à dire, il faudra que vous m'en trouviez un autre."
A ces mots, elle retourna auprès de ses amies et se remit à causer gaiement avec elles; mais Raymond crut s'apercevoir qu'il y avait un peu d'effort dans sa gaieté, un peu de fièvre dans ses yeux.
QUATRIEME PARTIE
VIII
Remuer ses jambes est quelquefois une manière de fatiguer ses pensées. Le jour suivant, Raymond sortit de bon matin, et il passa son temps à courir dans Florence, cette ville merveilleuse à laquelle il semble qu'on ne puisse rien changer sans la gâter, et que pourtant le plus intelligent des maires a trouvé moyen d'embellir. Il revit avec soin ce qui l'avait le plus frappé dans son premier séjour, quelques-uns de ces palais qu'on a comparés à des forteresses embellies par l'art, Sainte-Marie-Nouvelle et les chefs-d'oeuvre du Ghirlandajo, les poèmes en marbre de Michel-Ange, les grisailles que peignit André del Sarto dans le cloître d'un couvent de carmes déchaussés, le saint George de Donatello et son petit David, à la rustique coiffure, pastoureau de l'Apennin, tenant d'une main l'épée du géant terrassé, et de l'autre le caillou victorieux. Il contempla longtemps dans la Badia ce beau saint Bernard de Filippino Lippi, qui, occupé d'écrire, voit la Madone lui apparaître et laisse échapper sa plume, et dans la chapelle des Brancacci, les fresques de Masaccio, la résurrection d'Eutychus, saint Pierre baptisant, sa dispute avec Simon le magicien, compositions d'une incomparable réalité, dont les personnages sont d'honnêtes bourgeois florentins qui ne laissent pas de se mouvoir à l'aise au milieu des plus grands événements et semblent nés pour les plus grandes situations. Raymond visita aussi l'antique quartier de Florence, le marché, et ce vénérable verrat de pierre, à la face paterne, bon génie de l'endroit qu'honorent à l'envi les mères et les enfants. Le soir, en se promenant sur les quais, il admira l'un des couchers de soleil couleur citron, que Meg lui avait vantés. L'horizon était du jaune le plus tendre, qu'enveloppaient le gris et le vert le plus doux; les cyprès de la villa Strozzi détachaient sur ce fond leurs sombres silhouettes. L'Arno, répétant toutes ces teintes dans ses eaux tranquilles, se faisait de fête et prenait sa part des joies du ciel.
Raymond se souvint qu'il devait assister, quelques heures plus tard, à une autre fête, où il était attendu en costume arabe; il constata du même coup que, si ses jambes étaient lasses, ni Michel-Ange ni Masaccio n'avaient pu conjurer les inquiétudes de son esprit. Il s'achemina vers son hôtel et trouva que le costumier avait été de parole. Il se résolut vers onze heures à commencer sa toilette. Il fourra ses pieds dans d'épaisses chaussures en peau de mouton, endossa une robe de soie et un manteau en poil de chameau brodé d'or. Il ajusta sur sa tête une perruque noire aux longues tresses, autour de laquelle il enroula le keffié ou mouchoir blanc, dont il laissa pendre un bout sur son dos, les deux autres retombant par devant ses épaules. Autour du keffié, il tordit une corde, puis il se regarda dans la glace. L'homme qu'il y aperçut, et qui lui fit l'effet d'une apparition, avait passé deux années en Arabie, occupé à des rêves d'amour que la fortune avait trompés, et cette trahison l'avait rendu misanthrope. Il descendit en lui-même, et s'avisa que Mme de P… n'était plus rien pour lui, qu'il s'étonnait de l'avoir tant aimée, tant regrettée et tant maudite, que cette jolie femme était laide en comparaison d'une fille de dix-sept ans et demi qu'il avait vue l'avant-veille entrer dans un salon, vêtue de rose, et attirer sur elle tous les regards. Il se rappela fort à propos que cette beauté était sa pupille, qu'il s'était chargé de la marier, et qu'au préalable il s'appliquait depuis trois jours à la dégoûter de tous les partis dont elle aurait pu se passer la fantaisie. Le cas était étrange; comment s'en tirerait-il? Il ne le savait pas, et pour l'heure il ne se souciait pas de le savoir.
Quand Raymond entra chez lady Rovel, minuit venait de sonner; le bal était dans tout son éclat, dans toute son animation. Il eut peine à se faire jour au travers des groupes bariolés de masques qui fourmillaient de tous côtés. On ne voyait que Turcs, Andalous, Kirghiz, Lapons, Palicares, Chinois ou Birmans. Trois salons magnifiquement éclairés, superbement décorés, formaient une vaste enfilade, sur laquelle s'ouvraient des cabinets dont les portes avaient été enlevées de leurs gonds, et que tapissaient parmi les guirlandes de lumière toutes les plantes des tropiques. On dansait dans l'un des salons; le second était consacré aux joyeux devis, aux amoureux pourchas, à l'intrigue; dans le troisième, on soupait à la carte. Les petites pièces latérales étaient à l'usage des timides, des mélancoliques, des philosophes et aussi des couples heureux qui n'avaient plus rien à chercher parce qu'ils avaient déjà trouvé ce qu'ils cherchaient.
C'était la première fois que Raymond assistait à un bal masqué, et l'impression qu'il ressentit d'abord fut une sorte de terreur superstitieuse. Rien de plus redoutable pour l'imagination que le masque. L'invisible visage que vous tâchez de deviner vous ménage-t-il une tentation, un danger ou un cruel mécompte? Ce regard mystérieux qui cherche le vôtre renferme-t-il une promesse ou une menace? La bouche inconnue qui tout à l'heure a chuchoté deux mots à votre oreille possédait peut-être le secret de votre destinée; peut-être le doigt levé qui de loin vous a fait signe est votre malheur qui vous a reconnu et vous appelle. "Fidèle image de la vie! pensait Raymond, à cela près que la vie nous trompe et que nous prenons son masque pour un vrai visage. Le jour où elle nous tire de notre erreur en se montrant à nous telle qu'elle est, nous jetons un cri d'épouvante et nous n'échappons au désespoir que par l'acquiescement d'une morne résignation."
Il s'aperçut au milieu de son raisonnement qu'on le regardait beaucoup, non que son costume fort simple parût digne d'être remarqué; mais il le portait à merveille. Dans cette cohue bigarrée, il était le seul masque qui n'eut pas l'air déguisé. Il était Arabe des pieds à la tête, Arabe par sa démarche, par son maintien, par la souplesse féline de ses mouvements, par sa fierté sauvage, qui avait fait jadis amitié avec les solitudes du Nedjed et qui portait en tout lieu le désert avec elle. Un Chinois s'approcha de lui pour s'informer de son état civil; il lui répondit dans la langue du Coran qu'il n'aimait pas les questions, et le questionneur demeura convaincu que lady Rovel s'était donné le plaisir d'inviter à son bal un vrai Bédouin.
A la faveur de cette opinion, il tint les indiscrets à distance, et, se frayant un chemin à travers la foule, il pénétra dans le salon où l'on dansait. Appuyé contre une colonne, il chercha d'abord des yeux lady Rovel. Il la reconnut facilement dans une impératrice japonaise, dont les cheveux dénoués, retombant sur son dos, y étaient retenus par un noeud de brillants. Son impérial vêtement, jeté, drapé avec un art infini, l'enveloppait d'un ondoyant réseau de gaz et de crêpe; son magnifique manteau de brocart traînait à terre. Elle tenait à la main un éventail de cèdre blanc, et sur sa tête se dressait un diadème surmonté de trois lames d'or. Sa couronne la révélait moins que sa contenance et son grand air. Dans une mascarade, lady Rovel jouissait de tous ses avantages et n'avait point de rivalités à craindre; sa tournure, sa taille sans pareille, son port de tête, les ondoiements de son cou de cygne, lui assuraient un triomphe incontesté.
Raymond s'occupa ensuite de découvrir miss Rovel. Il allait y renoncer quand le joyeux éclat de rire poussé à quelques pas de lui par une jeune princesse arménienne lui causa une secousse; il reconnut ce rire de cristal que le prince Natti tenait pour adorable et pour désespérant. Meg avait bien rencontré dans le choix de son costume. Un ample pantalon blanc descendait jusqu'à la cheville de ses pieds, chaussés à cru de babouches en maroquin jaune. Sa robe de soie était serrée autour de ses hanches par une écharpe aux franges pendantes; par-dessus sa robe, elle portait une veste à manches larges, brodées d'argent. Son abondante chevelure, semée de fleurs, de sequins et de perles, formait de longues nattes, qui s'enroulaient autour de son cou et ses épaules. Sa petite calotte d'or ciselé, légèrement penchée sur son oreille droite, semblait provoquer les hommes et les dieux. Meg dansait un quadrille avec un noble cavalier vénitien, au pourpoint tailladé, au manteau de velours noir, à la grande fraise godronnée, coiffé d'une toque à plume, et dont la poitrine était ornée d'une riche chaîne d'or. Ce cavalier et sa danseuse échangeaient beaucoup de regards par les trous de leurs masques, ils se parlaient quelquefois à l'oreille, et Meg riait. Pour la seconde fois, Raymond sentit un serpent le mordre au coeur. "Elle m'a joué, se dit-il, et ce n'est pas à la chartreuse d'Ema que loge l'ennemi."
Il se détacha de sa colonne, passa dans le salon voisin, se mêla dans un groupe où, suant à grosses gouttes sous ses fourrures, un Kalmouk microscopique pérorait d'une voix de fausset: "Messieurs, disait-il, l'impératrice du Japon est une noble impératrice que je vénère; mais elle a des fantaisies ruineuses qui mettront avant peu son coffre-fort à sec. Quand elle donne une fête, on y soupe à la carte, elle épuise pour garnir ses salons toute la flore des tropiques, et ses cabinets sont tapissés de treilles où l'on vendange du raisin. Voici une petite réjouissance qui lui coûtera bien soixante mille francs. Je crains qu'elle ne laisse à la princesse sa fille que son glorieux souvenir, une paillasse et des dettes.
—Oh! le vilain Kalmouk! s'écria un grand jeune homme qui avait à peu près la tournure du duc Lisca. Pourquoi prends-tu la peine de contrefaire ta voix? Le cacatois a beau changer son registre, on le reconnaît toujours à son aigre chanson."
Peu s'en fallut que cette vive interpellation n'amenât une rixe, la prudence la plus circonspecte étant quelquefois à la merci d'une piqûre d'amour-propre. Par bonheur, le quadrille ayant fini, il se fit un grand mouvement de passage d'un salon dans l'autre; la houle emporta le Kalmouk, sa riposte et sa colère. Pour mettre sa gravité orientale à l'abri des bousculades, Raymond se retira dans une encoignure où il ne fut pas longtemps sans qu'une gracieuse Arménienne, apportée par une vague, lui dit en penchant coquettement la tête:
"Mon coeur s'émeut. Que voici un bel Abdallah! Si sa première parole est pour me chapitrer, je déclarerai à tout l'univers que c'est l'homme que je cherchais.
—Princesse, repartit Raymond, laissez, je vous prie, l'Arabe en paix dans son désert.
—Le désert est son bien, reprit-elle, ses délices, ses chères amours; mais j'aurai l'audace de l'y relancer, car je veux qu'il me gronde. O douces gronderies qui, comme une rosée du ciel, tombez indistinctement sur les têtes innocentes ou coupables! Voyons, monsieur l'Arabe, combien d'inconvenances ai-je déjà commises ce soir? Point, car nous avons promis à notre chère maman d'être sage comme une image, et nous tiendrons religieusement notre parole.
—Il en est une pourtant qu'un chartreux aurait le droit de vous reprocher; vous êtes singulièrement prompte à vous consoler.
—Ce qui est fait est fait, répondit-elle, et ce qui est fait par vous est bien fait. Vous m'avez dit: "Tu n'aimeras plus," et je tâche de ne plus aimer, je travaille à m'étourdir. Il me semble en vérité que j'y réussis. Ces masques, ces fleurs, ces lumières, la musique, les douceurs qu'on murmure à mon oreille, et, pour brocher sur le tout, un tuteur atrabilaire et hypocondre qui daigne veiller sur ma vertu et qui me la rapporterait si je venais à la perdre, vraiment que manque-t-il à mon bonheur? Ah! seigneur Abdallah, que c'est amusant de vivre!
—Très-amusant, en effet, répliqua-t-il d'un ton amer, surtout pour qui n'a pas de coeur.
—Êtes-vous bien sûr que je n'en aie point? Il me semble à moi que j'en ai quatre, tout battant neufs, qui tous demandent de l'emploi,—quatre, vous dis-je. En voulez-vous un? Je vous le donne."
Il tourna deux fois la tête de droite à gauche et de gauche à droite.
"Merci, dit-il, je me ferais scrupule de décompléter votre collection.
—Oh! le charmant caractère d'Arabe! s'écria-t-elle. Qu'il a d'aménité dans l'esprit!… Ne me faites pas de gros yeux, nous sommes ce soir deux masques qui causent, demain je rentrerai dans le respect très-humble, et je baiserai la terre devant vous."
L'orchestre entamait une ritournelle. "Pour vous prouver le cas immense que je fais de vous, reprit-elle, si vous voulez danser avec moi cette polka, je ferai faux bond au cavalier qui me l'a demandée.
—Serviteur! dit-il en l'écartant du geste, vous ne me pardonneriez pas de troubler vos plaisirs."
Il s'éloigna de quelques pas; ayant tourné la tête, il revit miss Rovel comme elle rentrait dans le premier salon au bras du même Vénitien à la fraise godronnée qui avait le secret de la faire rire. Il se sentit envahir par une sombre mélancolie, mêlée d'une sourde colère. Ne sachant à qui s'en prendre, il s'en prit à tout le monde, et pour échapper au bruit, à la joie, aux gaîtés dont ses oreilles étaient chagrinées, il se réfugia dans une petite galerie qui avait servi de fumoir et qui se trouvait déserte, les fumeurs étant allés souper. Il se jeta sur un divan, posa son coude sur un coussin, son front dans sa main, et s'enfonça dans une rêverie dont la conclusion fut que, si la salle où une Arménienne dansait avec un Vénitien venait à prendre feu et si tout ce qu'elle contenait venait à périr dans l'incendie, il en éprouverait du chagrin peut-être, mais à coup sûr un immense soulagement. Il était en train de se tourmenter autour de ce cas de conscience, comme un chien qui ronge un os, quand il entendit derrière lui une voix impérieuse qui disait: "Enfin je trouve un homme, et cet homme est un Bédouin qui s'ennuie."
Il se retourna, se leva. L'impératrice du Japon l'examinait, les bras croisés sur sa poitrine. S'étant approchée, elle lui fit signe de se rasseoir et prit place à ses côtés. "Soyez franc, lui dit-elle, vous vous ennuyez beaucoup.
—Votre majesté me fait injure, lui répondit-il; ne voit-elle pas que j'ai voulu dérober quelque temps mes faibles yeux à l'éblouissement de la fête qu'elle donne à ses sujets?
—Je n'ai jamais aimé, dit-elle, les ours qui se donnent des grâces; leur métier est de grogner, et il ne faut pas forcer sa nature. Convenez que vous vous déplaisez beaucoup ici, convenez aussi que vous êtes un orgueilleux.
—Ah! madame, je le suis assurément toutes les fois que vous daignez vous occuper de moi."
Elle frappa un coup sec de son éventail sur le divan. "Je vous dis, moi, que votre orgueil est insupportable, et par là vous me ressemblez un peu. Nous sommes, vous et moi, deux orgueils solitaires qui s'ennuient, et c'est de cette épée que nous mourrons.
—Soit! que faire à cela?
—Ou mourir tout de suite, ou marier ensemble nos orgueils, nos solitudes et nos ennuis. Il y a de méchants mets qui adroitement mélangés font quelquefois d'assez bons plats.
—Cela suppose un habile cuisinier, et je suis le plus triste des gâte-sauces.
—Qui vous demande de vous en mêler? Vous vous en rapporterez à moi. Je veux tâcher une fois encore de me désennuyer, et j'ai envie de faire avec vous quelque chose d'extraordinaire.
—Fort bien. Irons-nous, madame, nous asseoir de compagnie sur la pointe du plus haut clocher de Florence?
—La plaisante affaire qu'un clocher! J'ai gravi le Bernina. Vous ne devinez pas où je veux vous emmener?
—Non, madame, j'ai beau chercher…
—Que vous avez l'esprit court! J'ai résolu d'aller avec vous à La
Mecque.
—Voilà, s'écria-t-il, une entreprise qui souffrira bien des difficultés.
—Si elle était facile, elle ne me tenterait pas. Ecoutez-moi. Nous allons nous dépêcher de caser Meg; j'accepte d'avance pour elle l'imbécile que vous patronnerez. Quittes de ce soin, nous partons pour Le Caire; vous m'y enseignez l'arabe. Aussitôt que je le saurai, vous me déguiserez comme il vous plaira, et le reste me regarde. J'ai décidé que je ne quitterais pas ce monde sans avoir vu La Mecque et que je la verrais avec vous."
Raymond pensa qu'elle s'amusait, il affecta d'entrer dans la plaisanterie. Elle se gendarma, se hérissa, et il fut obligé de prendre son projet au sérieux. Son embarras fut extrême; il multiplia les objections, elle eut réponse à tout.
"Que deviendrai-je, lui dit-il, si, en dépit de toutes mes précautions, quelque fanatique musulman s'avisait de vous faire un mauvais parti?
—Vous me défendriez contre lui. Cette tâche est-elle au-dessus de votre courage?
—Non, mais peut-être au-dessus de mes forces, sans compter qu'il est d'autres risques que je redoute davantage." Et pensant s'acquitter envers elle par un peu de flatterie, il ajouta: "Qui me défendrait moi-même contre vous?
—Expliquez-vous, je hais les amphigouris et les tortillages.
—J'entends, madame, que vous feriez courir à ma philosophie des périls trop certains.
—Vous voulez dire que vous craindriez de tomber amoureux de moi. Où serait le mal, si je le permets? Cela me divertira. Vos gaucheries, vos maussaderies, vos empressements bourrus, vos colères rentrées, me plairont infiniment. Vous souvient-il de cette bergère dont parle Shakspeare, qui n'avait jamais déclaré son amour et laissait sa passion, cachée comme le ver dans le bouton, dévorer les roses de ses joues? Pâle et mélancolique, elle était aussi tranquille que la patience sur un monument, souriant à la douleur. J'aimerais à vous voir dans cette posture.
—Vous n'auriez pas votre compte; je suis le moins patient des hommes, et je n'ai jamais souri à la douleur.
—Au surplus, reprit-elle, j'ai l'humeur quinteuse. Peut-être me feriez-vous pitié, peut-être si votre orgueil pensait se déshonorer en demandant, le mien plus complaisant consentirait à vous épargner cette peine.
—Oh! souveraine du Japon, s'écria-t-il, que vos bontés sont précieuses! mais que hautains sont vos caprices! qu'imprévus sont vos retours! et que vous êtes prompte à vous raviser! Chétifs mortels, nous faisons nos expériences à nos propres dépens, votre majesté fait les siennes aux dépens des autres."
Elle répliqua sèchement: "Je me suis trompée quelquefois; qui vous prouve que je me trompe aujourd'hui?
—Le sentiment que j'ai de mon néant et le souvenir d'un aveu que vous me fîtes naguère. Si j'avais la fatuité de croire à mon bonheur, vous auriez bientôt fait justice de mon illusion en me répétant: N'avez-vous pas encore découvert que je n'aime que moi?… Il ne me resterait plus qu'à me tuer.
—Et quand cela serait! dit-elle d'une voix haletante. Un beau songe suivi d'une belle mort, que peut-on souhaiter de mieux ici-bas?"
A ces mots, elle enleva son diadème de dessus sa tête et le posa sur ses genoux; puis, se penchant vers Raymond et le regardant avec des yeux enflammés, elle murmura: "Perhaps I will give you all that I can give," et Raymond comprit que ces dix mots anglais voulaient dire: "Peut-être vous donnerai-je tout ce que je puis donner." Il était au bout de son rôle et demeura bouche close, ne sachant que faire pour sortir de ce mauvais pas ni comment se dépêtrer de son bonheur, que lui auraient envié tant de mortels et de demi-dieux. Son silence se prolongeant, lady Rovel impatientée détacha brusquement son masque de satin et lui montra son beau visage, qu'embrasait un éclair de passion et où se jouait un sourire ensorcelant, qui lui promettait toutes les ivresses, les félicités, les béatitudes du paradis de Mahomet.
Il recouvra subitement son sang-froid, s'inclina gravement à la façon des Orientaux, et répliqua d'un ton ferme, presque rude: "Votre beauté m'épouvante, madame, et vous me proposez de terribles hasards; or le prophète a dit: "Les jeux de hasard sont maudits de Dieu; abstiens-toi, c'est le secret du bonheur."
Comment dire ce qui se passa dans l'âme de lady Rovel? Jamais rien de pareil ne lui était advenu. Cette altière divinité, qui se mettait à si haut prix, qui avait vu un peuple d'adorateurs prosternés devant ses autels, qui leur avait fait acheter ses moindres faveurs par un pénible noviciat, par de longs abaissements, pour la première fois la fantaisie lui était venue de s'offrir, et elle avait essuyé l'insupportable outrage d'un refus. Était-ce possible? rêvait-elle? L'homme qui venait de dire non était-il de chair et d'os, ou une ombre, ou une statue, un marbre froid et insensible? L'étonnement, la confusion, la honte, le dépit, la rage, agitaient tout son être, son sang bouillonnait dans ses veines. Elle aurait voulu sentir croître au bout de ses doigts les griffes d'une vraie lionne du Sahara pour les enfoncer dans le visage de l'insolent, ou, mieux encore, elle souhaitait que ses regards se changeassent en éclairs pour le réduire en cendres. Elle balança un moment si elle lui plongerait dans le coeur le poignard qu'elle portait à sa ceinture, ou si elle se contenterait de lui briser son éventail sur la tête, ou si elle s'armerait d'une de ses impériales babouches pour l'en souffleter sur les deux joues, ou si elle commanderait à ses gens de le jeter par la fenêtre, ou si elle mettrait en morceaux les girandoles de cristal qui avaient été témoins de son affront, ou si elle prendrait simplement le parti de crier, de se trouver mal et de s'évanouir.
Dès qu'elle put se reconnaître dans le tumulte de ses pensées, le soin de sa dignité l'emporta sur sa fureur. Elle remit sa couronne sur son front, rajusta son masque, se leva, écrasa Raymond d'un regard d'inexprimable mépris, qui à la lettre le balayait de la surface de la terre, et, s'éloignant, elle dit à demi-voix: "Quel sot animal que l'orgueil d'un Bédouin, et qu'il est facile de le mystifier!"
Raymond avait senti la foudre tomber sur lui, il avait été consumé, anéanti, ou peu s'en faut. Il rassembla péniblement ses morceaux. Il achevait de les recoudre, de se reconstituer dans son intégrité, et, craignant un retour offensif de l'ennemi, il se disposait à sortir de la galerie pour s'aller perdre dans la foule, quand le passage lui fut barré par miss Rovel qui, lui prenant la main, l'obligea de retourner sur ses pas.
"Que s'est-il passé entre vous et maman?" lui demanda-t-elle d'un ton vif.
Il lui répondit en haussant les épaules: "Où prenez vous qu'il se soit passé quelque chose?
—Elle m'a dit deux mots tout à l'heure, et sa voix tremblait de colère. Traitez-moi, je vous prie, comme une personne raisonnable qui peut tout comprendre sans s'offusquer de rien. Vous avez ma confiance, je veux avoir la vôtre.
—Elles sont égales de part et d'autre, répondit-il, et j'imagine que nous sommes quittes.
—Encore un coup, pourquoi maman est-elle furieuse?
—Puisque vous voulez le savoir, elle a remarqué avec déplaisir l'intimité qui paraît exister entre vous et un cavalier dont la toque est ombragée d'une plume blanche.
—Si je vous croyais, reprit-elle, je vous prierais d'aller lui dire de ma part que ce cavalier m'est fort indifférent.
—C'est ce que j'ai pris sur moi de lui déclarer, et je l'ai assurée que vous n'aviez pas dansé ce soir une seule fois avec lui.
—Que vos ironies sont déplaisantes! Je danse avec lui parce qu'il danse bien, mais vous m'avez persuadé que la bassette lui était plus chère que moi, et je n'aimerai jamais un homme qui serait capable d'avoir des distractions en me parlant.
—Ce qui ne vous empêche pas de goûter fort sa société.
—Oh! vous en voulez bien à cette plume blanche! Ne vous ai-je pas dit que j'ai l'habitude de hurler avec les loups? C'est un joli talent de société… Mon Dieu! ajouta-t-elle, je serais ravie d'avoir un secret pour me donner le plaisir de vous le confesser; je vous jure que je n'en ai point.
—Ne la croyez pas, elle ment; c'est Merlin qui vous le dit!" s'écria une voix creuse, rauque, qui semblait sortir du fond d'une caverne, et ils virent s'avancer vers eux, le dos voûté, la tête basse, un vieillard mis à peu près comme le seigneur Montesinos, avec lequel don Quichotte eut cette étrange conversation qu'au risque de recevoir mille coups de bâton Sancho s'obstinait à traiter d'apocryphe. Le survenant était affublé d'une longue robe violette qui traînait sur ses talons; un chaperon en satin vert entourait sa poitrine et ses épaules. Un bonnet à côtes en velours noir couvrait son vénérable chef, et sa barbe blanche descendait plus bas que sa ceinture. A l'exemple de Montesinos, il portait un rosaire enroulé autour de son bras gauche; je ne sais toutefois "si les grains en étaient plus gros que des noix et si les dizains égalaient des oeufs d'autruche." De sa main droite, il brandissait une baguette d'ébène.
Meg le contempla un instant en silence; puis s'étant mise à rire: "Il me paraît, seigneur Merlin, dit-elle en déguisant sa voix, que, sauf votre respect, la politesse n'est pas la vertu des enchanteurs. Il est probable que vous êtes aussi subtil que courtois. Tâchez de me dire qui je suis, et nous saurons ce qu'il faut penser de votre pénétration.
—Quand vous voudrez qu'on ne vous reconnaisse pas, répondit-il en toussant pour se nettoyer le gosier, gardez-vous de rire, belle Arménienne. Ce rire étincelant comme une fusée, plus frais qu'un ruisseau qui court sur son lit de cailloux, plus joyeux que le chant d'une fauvette au fond des bois, et qui pourtant égratigne le coeur comme une goutte d'eau forte mord sur une planche de cuivre, ce rire, jeune fille, ne peut appartenir qu'à une blonde dont les yeux sont noirs, et il n'est pas besoin de magie pour le deviner.
—Vous êtes moins sot que je ne pensais, reprit-elle. Vous affirmez donc que j'ai un secret? faites-moi la grâce de m'en instruire."
Il secoua la tête: "Voilà, dit-il, le plus inconsidéré des souhaits. Ma belle enfant, conservez précieusement votre ignorance, le repos de votre vie en dépend.
—Je ne me paie pas de défaites, seigneur Merlin, et je vois que vous êtes magicien comme moi.
—Puisque vous avez l'imprudence de me mettre au défi, lui répliqua-t-il, apprenez, ange doublé d'un démon, qu'à votre insu vous adorez un homme que pendant quelque temps vous aviez cru détester, un homme qui vous inspirait une insurmontable antipathie, et qu'à tort ou à raison vous traitiez de pédant. Cet homme est l'Arabe que voici!" poursuivit-il en allongeant vers Raymond sa baguette d'ébène.
Raymond rougit jusqu'au blanc des yeux, et il bénit en cet instant l'utile invention des masques. Il adressa au magicien un geste menaçant pour lui fermer la bouche. Meg réprima son emportement en lui disant avec le plus grand sang-froid: "Oui-da, monsieur, on ne se fâche pas pour une plaisanterie de carnaval." Puis se tournant vers le vieillard: "Bonhomme, votre simplicité n'a d'égale que votre suffisance. La baguette enchantée que vous tenez à la main ne vous a-t-elle pas révélé que cet Arabe est mon tuteur? Depuis quand les jeunes filles sont-elles amoureuses de leur tuteur?
—Depuis que Rosine, répondit-il gravement, a essuyé de grandes contrariétés pour n'avoir pas épousé le sien, depuis que cette joyeuse créature a fini par devenir la Mère coupable, qui est en vérité la pièce la plus larmoyante, la plus insipide qui ait jamais affronté les feux de la rampe.
—Oh! ne parlons pas littérature, dit-elle, ce n'est pas mon fort. Puisque vous êtes si habile à déchiffrer les âmes, occupez-vous un peu de celle de mon tuteur. A-t-il un secret, lui aussi?
—Ah! miss Rovel, s'écria Raymond, ne me mêlez pas dans cette inepte plaisanterie.
—On ne sait ni qui vit ni qui meurt, repartit-elle. Demain, si vous le voulez, nous serons graves comme la grille de l'Ermitage; cette nuit, j'entends déraisonner à coeur joie… Parlez donc, homme à la voix sépulcrale! mon tuteur a-t-il un secret?
—Votre tuteur, mademoiselle, lui répliqua-t-il, me paraît être un méchant homme, qui a la tête près du bonnet. Avant de répondre aux questions d'Achille, Calchas qui n'aimait pas à risquer sa peau, lui fit promettre qu'il le défendrait de son épée contre les ressentiments d'Agamemnon.
—N'ayez aucune crainte, Calchas! je vous prends sous ma sauvegarde."
Il se gratta l'oreille, puis il s'écria: "Dieux inspirateurs, guidez ma langue dans cette conjoncture délicate, enseignez-moi l'art de faire tout entendre sans rien dire et de dépouiller la vérité de son dard et de son venin!" Et passant la main sur sa barbe, après s'être recueilli: "Il y a des hommes, ma belle enfant, reprit-il, qui unissent un coeur tendre à la plus intraitable fierté; ils ont décidé que l'amour était une indigne faiblesse, la plus humiliante des sujétions, ils ont pris le ciel et la terre à témoin qu'ils n'aimeraient plus, et ils se pendraient plutôt que de s'en dédire… Ces gens-là sont semblables au chien du jardinier, qui a juré de ne pas manger et ne mangera pas, mais qui n'entend pas non plus que les autres mangent… Belle blonde aux yeux noirs, si vous voulez vous marier, rompez avec votre tuteur, car vous n'épouserez jamais l'homme que vous aimez, et il vous empêchera d'épouser celui que vous n'aimez pas.
—Cet insolent badinage a trop duré, s'écria Raymond hors de lui; je veux savoir quel baladin se cache sous cette robe violette."
Parlant ainsi, il s'élança vers le magicien avec un air de tête si farouche que celui-ci, inquiet pour sa sûreté, oubliant sa vieillesse et la blancheur de sa barbe, redressa soudain son dos voûté, se campa sur ses deux jambes dans l'attitude d'un boxeur qui s'apprête à jouer des poings. Sur ces entrefaites, plusieurs masques entrèrent, suivis d'un domestique qui portait un plateau chargé de sorbets. Il y eut un moment de confusion, dont Merlin profita pour s'esquiver. Raymond le poursuivit, mais perdit sa piste. Après bien des tours et des détours, il crut l'apercevoir au milieu d'un groupe; il reconnut en s'approchant qu'il s'était mépris, et parcourut vainement tout le palais. La baguette d'ébène et la robe violette s'étaient évanouies comme une apparition.
Pendant qu'il se livrait à cette recherche, miss Rovel était rentrée dans le second salon. Elle y fut bientôt accostée par le cavalier à la plume blanche, qui déplaisait à Raymond. Il l'attira dans l'embrasure d'une fenêtre, et pour dérouter certaines curiosités qui rôdaient autour d'eux ils menèrent de front deux conversations, l'une à haute et intelligible voix, l'autre d'un ton rapide, pressé, aussi indistinct que le bourdonnement d'une mouche.
"La journée a été superbe! s'écria le prince comme s'il eût parlé à la cantonade.
—Superbe, en effet, répondit-elle.
—Je ne vous ai pas vue aux Cascine.
—C'est une promenade qui ne me plaît pas tous les jours.
—La princesse de B… y était. Avec sa robe bariolée, son nez crochu et ses lèvres incarnates, elle ressemble, comme on dit, à une perruche qui mange une cerise." Puis il chuchota tout bas: "J'attends votre réponse, elle décidera si je suis le plus heureux des hommes, ou si en rentrant chez moi je me brûlerai la cervelle.
—Je serais désolée, murmura-t-elle du bout des lèvres, qu'il arrivât malheur au plus beau gentilhomme de l'Italie, et je n'aime pas les romans qui tournent au tragique.
—Il en sera ce qui pourra, vous m'avez rendu fou, et je n'ai plus ma tête à moi.
—Ne vous tuez pas, je préfère encore que vous m'enleviez; mais ne pourriez-vous pas trouver autre chose?
—Quoi donc? Ne sommes-nous pas tombés d'accord que j'en suis réduit pour vous épouser à employer les grands moyens?
—C'est bientôt dit, soupira-t-elle; mais un enlèvement, un enlèvement! c'est impossible ici."
Il éleva de nouveau la voix pour lui dire: "A propos, avez-vous assisté l'autre soir au concert de ce fameux pianiste polonais?
—On assure, répondit-elle, qu'il a beaucoup de talent.
—Sans doute, mais il lui manque à ce Polonais… comment dirai-je? cette divine scélératesse qui fait le génie.
—A ce compte, il faut être un homme à pendre pour être un grand pianiste?
—Pour exceller en quoi que ce soit, il faut s'être donné au diable, répliqua-t-il." Et il poursuivit pianissimo: "Pourquoi un enlèvement est-il impossible ici? N'avez-vous pas la bride sur le cou?"
Elle lui répondit sur le même ton: "Ne comprenez-vous pas que si vous m'enleviez de chez elle, maman se tiendrait pour bravée et que de sa vie elle ne vous pardonnerait cet affront? Que deviendrait notre mariage?
—Alors, de grâce, que ferons-nous?
—C'est bien simple, dit-elle en mettant son éventail devant sa bouche, il faut que je m'en aille à l'Ermitage près de Genève, chez mon tuteur. C'est une maison où l'on meurt d'ennui, mais j'y suis libre comme l'air.
—Ah! permettez, votre tuteur ne me paraît pas un homme commode.
—Il traduit Lucrèce et passe sa vie le nez dans ses livres. Je vous défie bien de lui enlever un des volumes de sa bibliothèque sans qu'il le sache; mais, si on lui soufflait sa pupille, il lui faudrait vingt-quatre heures pour s'en apercevoir."
Il leur parut qu'un écouteur s'était rapproché et qu'il dressait l'oreille. Passant du pianissimo au forte, Meg s'écria: "Est-il vrai, seigneur, que vous avez perdu hier une grosse somme au jeu?
—Hélas! oui, belle Arménienne; nous avons fait ce qui s'appelle en langage de joueur une lessive! Bah! nous nous rattraperons demain.
—Eh bien! je vous admire, car malgré cette grosse perte vous avez été cette nuit d'une humeur charmante.
—Oh! reprit-il en riant, je ne permets jamais à mes ennuis de me troubler dans mes plaisirs. Ce sont deux parts de ma vie qui n'ont rien à démêler ensemble. J'en use comme cet Anglais qui, dînant au cabaret, trouva un cheveu dans son potage et dit au garçon: "Mettez-le à part, j'en prendrai, si j'en veux."
Il s'avisa que l'écouteur, frustré de son attente, venait de tourner ailleurs ses regards et ses oreilles. Mettant la sourdine à sa voix, l'oeil errant, il dit à Meg: "Et comment ferez-vous pour vous en aller à l'Ermitage?"
Elle s'abrita de nouveau derrière son éventail. "Ecoutez-moi bien, maman m'a déclaré que, si j'étais la cause volontaire ou involontaire du moindre scandale, elle prierait mon tuteur de me chercher une pension. Je saurai bien le forcer à m'offrir l'hospitalité.
—Dieu! que vous avez d'esprit! Ainsi nous allons faire un peu de scandale?
—Voyez-vous cette cocarde sur mon oreille droite? répondit-elle d'une voix qui n'était qu'un souffle. Je la laisserai tomber, vous la ramasserez, vous vous vanterez que je vous l'ai donnée. Tout à l'heure je vous dépêcherai un Kalmouk avec l'ordre de vous la reprendre, et je vous permets de mettre flamberge au vent.
—Divine invention! dit-il. Et ce Kalmouk sera le marquis de
Boisgenêt? M'autorisez-vous à le larder?
—Miséricorde! vous ne lui ferez pas le moindre mal; il doit nous servir à faire du bruit; mais les enfants bien élevés ne crèvent par leur tambour." Puis, saluant de la main son interlocuteur: "Vous m'avez donné ce soir, lui dit-elle tout haut, une leçon de sagesse dont je profiterai. Qui ne trouve pas un cheveu dans son potage ou dans sa vie? A votre exemple, je le mettrai à part, et je n'en mangerai que s'il me plaît."
Elle s'éloigna, et deux secondes après sa jolie cocarde gisait sur le parquet. Sylvio se baissa rapidement et la ramassa. L'ayant fixée sur sa poitrine avec une épingle, il alla se poster dans l'endroit le plus en vue du salon, et demeura là, les bras croisés, contemplant d'un oeil glorieux son trophée.
Cependant Meg s'était lancée à la poursuite du marquis de Boisgenêt. Elle finit par le découvrir au buffet, où, seul dans un coin, il vidait à petits coups un flacon de vin de Pomard. Il était en veine de mélancolie; rompu de fatigue, jamais ses fonctions de factotum n'avaient pesé si lourdement sur ses petites épaules, et, pour le récompenser de ses peines, lady Rovel venait de s'en prendre à lui de ce que Mirette, s'étant faufilée dans un quadrille, y avait reçu un coup de pied et poussé le plus douloureux glapissement. Ajoutez que pendant toute la soirée il avait essuyé un feu roulant de brocards, d'épigrammes, de persiflages, et qu'ayant tâché à plusieurs reprises de se procurer un tête-à-tête avec Meg, la perfide lui avait toujours glissé entre les doigts comme une anguille. Il ne pouvait digérer tant de traverse, et le meilleur vin de Bourgogne lui semblait amer.
Tout à coup il sentit une main souple se poser sur son épaule et une charmante Arménienne lui dit: "Enfin, je vous trouve, ô le plus aimable des Kalmouks!
—Qu'est-ce à dire? répondit-il d'un ton fort maussade; on sait toujours me trouver quand on a besoin de moi. Quelque lustre s'est-il éteint? Le trombone manque-t-il de souffle, et dois-je emboucher à sa place? A-t-on écrasé une seconde fois Mirette, et faut-il l'arroser d'arnica? S'agit-il de grimper à une échelle ou de prendre la lune avec les dents?
—Jacob, lui dit-elle de sa voix la plus douce, ne servit-il pas sept ans pour mériter Rachel?
—Rachel ne bernait pas Jacob, répliqua-t-il en colère; Rachel n'était pas une fieffée coquette, Rachel ne disait pas dix fois le jour oui avec les yeux et non avec les lèvres, Rachel ne s'en laissait pas conter pas des godelureaux, surtout Rachel n'avait pas de tuteur, vous m'entendez, miss Rovel? pas de tuteur. Qu'on me laisse noyer mes chagrins dans mon verre.
—Tout beau! dit-elle, vous seriez capable d'y noyer aussi vos espérances."
Et, s'asseyant auprès de lui, à force de gentillesses, de chatteries, elle parvint, non sans peine, à l'amadouer un peu. Puis elle s'écria brusquement: "Il n'y a qu'un mot qui serve; oui ou non, êtes-vous mon chevalier?
—Que voulez-vous dire, miss Rovel?
—Qu'un fat est en train de me compromettre et que vous prenez la chose d'une étrange façon.
—De quelle façon voulez-vous que je la prenne, puisque je n'en sais pas le premier mot?
—Un chevalier devine tout, tant il est jaloux de l'honneur de sa dame."
Ce dernier mot inonda de joie le coeur du marquis. "Comment vous a-t-on compromise? demanda-t-il.
—Cette cocarde que je portais dans mes cheveux, que je trouvais charmante, que j'avais promis, de vous donner…
—D'honneur je ne m'en doutais pas, interrompit-il.
—Quand Rachel promet, c'est avec les yeux, dit-elle. Enfin je vous la destinais; mais l'impertinent dont je vous parle s'en est emparé, et il la promène partout en se vantant que je la lui ai donnée et qu'il est du dernier mieux avec l'Arménie."
M. de Boisgenêt se leva incontinent. "Qui est ce faquin? s'écria-t-il.
—Vous le voyez d'ici, ce grand jeune homme à la fraise godronnée.
—Ne serait-ce point le prince Natti?" dit-il, et il regarda d'un oeil rêveur la chaise qu'il venait de quitter.
"Ah! j'y pense, dit-elle, je ne veux pas vous commettre avec ce fier-à-bras, et je vais à l'instant trouver mon tuteur…
—Ne me parlez plus de votre abominable tuteur! s'écria M. de Boisgenêt en bondissant comme si elle lui avait cinglé la figure d'un coup de cravache. Cette affaire ne concerne que moi, je cours réclamer mon bien et sauver votre honneur."
Il se versa un rouge bord, l'avala d'un seul trait pour s'assurer de sa résolution; puis, l'oeil émoustillé et guerroyant, il se coula de groupe en groupe et atteignit enfin l'homme à la fraise, lequel haranguait une douzaine de masques rangés en cercle autour de lui et les mettait au défi de deviner d'où lui venait sa cocarde.
M. de Boisgenêt l'aborda fièrement et lui cria: "Monsieur, ayez l'obligeance de me remettre au plus vite le noeud de rubans que vous portez à votre épaule droite; la personne à qui vous l'avez pris me charge de vous le réclamer.
—La plaisanterie est un peu forte, répliqua-t-il en traînant sa voix. Si la fantasque princesse qui m'a octroyé ce précieux don a regret à sa libéralité je ne saurais qu'y faire, et je le défendrai jusqu'à mon dernier soupir contre tous les Kalmouks, les Lapons et les Samoyèdes de l'univers."
A ces mots, il dégaina sans crier gare, et se mit à faire avec son épée un moulinet si terrible que M. de Boisgenêt, surpris par cette vive riposte, recula de cinq ou six pas. Sa retraite précipitée mit en gaîté les assistants. Il devint furieux d'avoir eu peur, et dans ses furies il ne craignait plus rien. Il jeta les yeux çà et là pour découvrir une arme; faute de mieux, il se saisit de la houssine que portait un Magyar dans une de ses bottes à l'écuyère, et commença de s'en escrimer; d'un coup de revers, l'ennemi la fit sauter au plafond. Sa rage ne connut plus de bornes; il bondit en tournoyant autour du redoutable acier, espérant toujours le trouver en défaut. Il s'exposait tant que le prince craignit de l'embrocher et rompit d'une semelle. Ce jeu aurait eu peut-être un sinistre dénoûment, si par bonheur M. de Boisgenêt n'eût posé le pied sur une tranche de limon glacé tombée d'un plateau; il s'étendit tout de son long, donnant de la tête contre un socle de marbre que surmontait un buste. Au même instant, un Bédouin qui assistait silencieusement à cette passe d'armes et qui à l'insu de Sylvio était venu prendre position derrière lui allongea rapidement le bras et enleva la cocarde. Ce fut au tour du prince d'être furieux. Il se rua sur l'audacieux larron; mais il poussa un cri d'effroi en trouvant au bout de son épée miss Rovel, qui lui cria vivement: "Prince, à quoi pensez-vous? C'est mon tuteur." Il se confondit en excuses et remit l'épée au fourreau, tandis que Raymond, qui avait gardé tout son sang-froid, replaçait tranquillement la cocarde dans les cheveux de Meg, et que le marquis, fort étourdi de sa chute, se relevait à grand'peine et réclamait d'une voix lamentable un mouchoir pour se bander le front.
Bien que cette scène n'eût duré que peu de minutes, elle avait causé une vive émotion. En voyant le prince Natti mettre flamberge au vent, une femme s'était évanouie, d'autres avaient poussé des cris perçants. De toutes parts on était accouru; l'orchestre avait fait silence, et M. de Boisgenêt étant tombé face contre terre, le bruit s'était répandu de proche en proche qu'un homme à grande collerette venait d'occire un Kalmouk. Ce bruit arriva jusqu'aux oreilles de lady Rovel; l'instant d'après, elle était sur les lieux en proie à la plus vive irritation, aussi indignée que surprise qu'on se permît de faire du scandale chez elle. Arrachant son masque, elle porta autour d'elle des yeux farouches. Elle s'avisa que le mort était sur pied, elle le regarda durement, comme pour lui demander compte de sa fausse alerte ou pour lui reprocher d'avoir perdu en ne mourant pas l'occasion unique qui s'offrait à lui de se rendre intéressant. "Marquis, lui dit-elle sans prendre le temps de choisir ses mots, vous êtes un sot; allez vous faire panser par mes femmes." Puis avec un geste à la Roxane elle dit au prince: "Sortez!" et à sa fille, en se penchant à son oreille: "Retirez-vous dans votre chambre." Enfin, se tournant vers Raymond et lui lançant un regard qui tombait sur lui du plus haut des airs comme le faucon sur la grue: "Monsieur, murmura-t-elle d'une voix saccadée, venez me trouver demain vers midi, j'aurai deux mots à vous dire."
Là-dessus, elle donna l'ordre à la musique de reprendre ses flonflons; le bal recommença, le calme se rétablit par degrés, non toutefois dans l'esprit de Raymond, qui, une demi-heure plus tard, regagnait son hôtel, rapportant dans sa tête deux ou trois orchestres, une cohue de masques, tous les costumes et tous les peuples de la terre, des colères japonaises, des manéges et des mensonges arméniens, des collerettes godronnées, des barbes à la Montesinos, des coups d'épée et des cocardes. Il employa le reste de la nuit à converser avec ses pensées; il lui semblait qu'elles aussi portaient un masque et qu'il s'efforçait en vain de démêler leur visage, d'autant qu'elles gambadaient, pirouettaient autour de lui aux sons d'une musique endiablée. Quand le premier rayon du jour pénétra dans sa chambre, il constata qu'elle ne renfermait qu'un philosophe en déconfiture, pour lequel la physique et la métaphysique se réduisaient à deviner le secret d'une petite fille et à savoir exactement ce qui se passait dans son coeur, supposé qu'elle en eût un.
IX
Après un somme assez court, Raymond venait de se lever et s'apprêtait à se rendre chez lady Rovel à l'heure qu'elle lui avait marquée, quand on lui remit un billet qu'avait apporté Paméla. Il était ainsi conçu:
"J'ai beaucoup de choses à vous dire, mon cher tuteur, et je n'ai qu'un moment. Excusez l'écriture et le reste.
"1° Je tiens à vous tranquilliser l'esprit sur un incident dont vous avez eu le tort de vous trop émouvoir. J'imagine que notre fameux magicien à la barbe blanche, qui, lorsqu'on lui prête le collet, tombe en arrêt dans l'attitude d'un boxeur anglais, pourrait bien être tout simplement un Ecossais, nommé M. Gordon. Si ma conjecture est exacte, la scène qu'il nous a jouée serait une vengeance de sa façon, où il a mis tout l'esprit dont il peut disposer. N'y pensez plus, si vous y pensez encore.
"2° Ma belle et adorable maman est aujourd'hui d'une humeur!… Elle est furieuse contre vous (je ne sais toujours pas pourquoi), furieuse contre le beau Sylvio parce qu'il s'est permis de tirer l'épée chez elle, furieuse contre moi, qu'elle considère bien injustement comme la cause première de ce grand esclandre. Dieu soit loué! Elle n'est pas moins furieuse contre M. de Boisgenêt; elle lui en veut d'avoir été si ridicule et si maladroit hier au soir, et surtout de s'être avisé de passer pour mort quand il était encore en vie. Elle l'avait traité d'imbécile en votre présence; il n'a pu digérer ce mot. Après votre départ ils ont eu ensemble une vive altercation, suivie d'une rupture en forme; puisse-t-elle être définitive!
"3° Conclusion: maman m'a déclaré tout à l'heure que j'avais l'esprit de guingois et un atroce caractère, qu'elle renonçait à m'apprendre le monde et que je n'y rentrerais que mariée, qu'elle avait formé l'irrévocable résolution de me cloîtrer quelque part jusqu'à ce qu'elle m'ait trouvé un parti à sa guise. Puis elle m'a soumis une idée… Devinez où elle veut m'envoyer; je n'ose pas vous le dire. Quelle indiscrétion, monsieur, que de prétendre vous imposer une fois encore la garde de ma folle tête et de ma sotte personne! C'est déjà trop que vous ayez daigné faire le voyage de Florence pour me délivrer d'un Kalmouk. Aussi ai-je regimbé, protesté, représenté à maman que son idée était extravagante, que vous ne pouviez nous souffrir, mes défauts et moi, qu'il vous serait souverainement désagréable de me reprendre dans votre maison, et que je la défiais de vous y faire consentir. Elle m'a répondu froidement: "C'est ce que nous verrons," et je me suis aperçue un peu tard que dans mon beau zèle je venais de faire une sottise, que toutes mes objections étaient allées à fin contraire. Fâchée comme elle l'est contre vous (je ne sais toujours pas pourquoi), elle sera charmée de faire quelque chose qui vous déplaise, et vous allez avoir à subir un formidable assaut. Réparez ma sottise aussi bien que vous pourrez, à moins que vous ne préfériez en prendre votre parti en vrai philosophe qui, du haut d'un pont, regarde couler son malheur comme l'eau d'une rivière. L'eau ne coulera pas longtemps et votre pont est si haut perché!
"4°, 5° et 6° Je vous respecte de tout mon coeur, monsieur, et je vous supplie de me pardonner en faveur de ce bon sentiment tous mes péchés passés et futurs."
Raymond éprouva un saisissement en lisant cette lettre et en apprenant la résolution imprévue à laquelle s'était arrêtée lady Rovel. Sa surprise fut accompagnée d'une dilatation de coeur, d'un frisson de joie tel qu'en peut ressentir un homme à qui on annonce à l'improviste qu'il vient de gagner le quine à la loterie. Il aurait bien voulu se persuader que le tuteur de miss Rovel considérait uniquement l'intérêt de sa pupille, et que, s'il se réjouissait à la pensée de la remmener à l'Ermitage, c'est qu'il était heureux
………… De dérober cette rose naissante Au souffle empoisonné d'un monde dangereux.
Il n'essaya pas de se donner le change; depuis quelques heures, il ne pouvait plus se faire illusion sur ses véritables sentiments. Certaines paroles prononcées inopinément brillent comme un flambeau, elles éclairent les replis les plus obscurs d'une âme qui se cachait à elle-même. Un magicien, expert en son art, déchirant d'une main brutale tous les voiles, avait révélé Raymond à lui-même; il avait vu le fond de son âme, et il ne pouvait plus douter qu'il ne ressemblât beaucoup au chien du jardinier, lequel n'a jamais été réputé le plus heureux des chiens. Il sentait effectivement que son bonheur serait un supplice, mais les supplices ont leurs voluptés.
Midi sonnait, il s'arracha brusquement à ses réflexions et courut à son rendez-vous, déterminé à faire une belle défense, comptant d'avance sur sa défaite. Il trouva lady Rovel dans le même salon que la première fois, assise sur le même sofa; elle tenait dans son giron Mirette, qui n'était pas encore tout à fait remise de ses émotions de la veille.
Du plus loin qu'elle vit venir Raymond: "Monsieur, lui demanda-t-elle, c'est bien par le train de quatre heures que vous repartez aujourd'hui pour Genève?
—C'est possible, madame, mais je n'en savais rien.
—Les nuits sont encore froides, reprit-elle, et Meg est imprudente. Vous aurez l'oeil à ce que Paméla ait les plus grands soins d'elle et l'enveloppe convenablement dans ses fourrures.
—Miss Rovel part aussi pour Genève?
—Elle va passer quelques semaines à l'Ermitage, répondit-elle d'un ton de superbe nonchalance, juste le temps nécessaire pour que je lui trouve un mari. Je me plais à croire qu'en fait de pensionnats elle préfère aux maux inconnus un ennui connu.
—Vous me comblez, madame; mais, je vous prie, avez-vous consulté au préalable le propriétaire de l'Ermitage? Peut-être jugera-t-il que vous avez une façon un peu cavalière de disposer de lui et de sa maison."
Elle présenta une gimblette au carlin. Pendant qu'il la croquait à belles dents: "Monsieur, reprit-elle, vous considérez-vous, oui ou non, comme le tuteur de Meg? Si vous ne l'êtes pas, de quel droit vous mêlez-vous de ses affaires et de me donner des conseils que personne ne vous demandait? Si vous l'êtes, auriez-vous bonne grâce à me refuser de l'héberger chez vous jusqu'à ce que j'aie pourvu à son avenir?… Ce raisonnement n'est-il pas juste, mon enfant? dit-elle à sa chienne en lui donnant une seconde gimblette.
—Soit, reprit Raymond, je suis tuteur, j'ai les charges, sinon l'office; mais vous vous plaignez que votre fille est de garde difficile. Je tiens à vous dire que je ne m'engage point à la garder mieux que vous.
—J'aime à croire que vous ferez votre possible. J'ai toujours préféré les coquins aux inutiles; un homme qui se respecte doit s'atteler à quelque chose, à une danseuse, à un devoir, il n'importe. Vous n'avez pas la danseuse, je me fais un plaisir de vous procurer le devoir.
—Je suis confus de vos bontés, madame, mais je vous répète qu'il adviendra ce qui pourra, que votre fille se surveillera elle-même, que je ne vous réponds point de sa conduite.
—Cela va sans dire, répondit-elle avec un accent de suprême dédain; c'est Mlle Ferray qui m'en répondra.
—Ma soeur est myope et boiteuse, et je vous déclare qu'elle est encore moins disposée que moi à reprendre miss Rovel en son gouvernement.
—Vous le croyez?
—J'en suis certain.
—Pauvre homme que vous êtes! j'ai passé la matinée à causer par le
télégraphe avec Mlle Ferray. Première dépêche de Florence:
Mademoiselle, consentez-vous à reprendre Meg?—Première réponse de
Genève: Oui, madame, tout de suite, si mon frère est consentant.—Deuxième
dépêche de Florence: Mademoiselle, votre frère est consentant;
Meg part à quatre heures avec lui; venez à leur rencontre jusqu'à Suse.
—Deuxième réponse de Genève: Madame, dans une heure, je partirai pour
Suse.—Et voilà, je pense, une affaire en règle."
Il se leva: "Puisque ma soeur est en route, dit-il, je me vois forcé de me soumettre; seulement je me réserve le bénéfice d'inventaire. Le jour où j'aurai à me plaindre de miss Rovel, je vous la renverrai, madame, sinon par le télégraphe, du moins par le chemin de fer.
—Vous voulez dire que vous aurez l'obligeance de la garder jusqu'à ce que je vous prie de me la renvoyer, répliqua-t-elle; cela ne tardera guère." Puis, avec un sourire ironique: "Apprenez, monsieur, d'une femme qui a beaucoup pratiqué les hommes, que dans ce monde il faut être granit ou caoutchouc, et que rien n'est plus ridicule que le faux granit."
Sur cette belle apostrophe, elle lui souhaita un heureux voyage, lui enjoignit de nouveau de préserver Meg des courants d'air, et tirant Mirette par le bout de l'oreille: "Petite, dit-elle, regardez bien monsieur, vous ne le reverrez plus."
"Elle a raison, caoutchouc ou granit!" se disait Raymond en descendant le grand escalier de marbre du palazzo. Et redressant sa tête sur ses épaules, jetant à un invisible ennemi un regard de défi hautain, il forma le ferme propos de se prouver à lui-même que la nature l'avait fait en vrai granit et que sa volonté n'était point à la merci d'émotions passagères. Il jura qu'il se rendrait maître de ses pensées, qu'il sortirait vainqueur de l'épreuve, que Meg ne se douterait jamais des indignes faiblesses qu'elle lui inspirait, que jamais elle ne pourrait deviner qu'il se passait quelque chose en lui quand il la regardait. Il le jura par le Persée en bronze de Benvenuto Cellini, qu'il avisa dans la loggia de Lanzi en traversant la place du Grand-Duc, et s'étant rappelé les singulières paroles qui sont gravées sur le piédestal de cette noble statue: Te, fili, si quis laeserit, ultor ero, son orgueil interpellant son coeur lui répéta: "Oh! mon fils, si quelqu'un te blesse, je te vengerai!"
Avant trois heures et demie, Raymond était à la gare. Il attendit quelque temps ce que cherchaient ses yeux et son coeur; craignant que lady Rovel ne se fût ravisée, la fièvre le prit. Enfin Meg arriva, suivie de son bagage, de Paméla et d'un vieux maître d'hôtel que lady Rovel avait chargé de l'assister dans ses préparatifs de départ et de la mettre en wagon. Tant qu'il fut là, elle eut le regard sombre, la figure allongée. A peine eut-il pris congé d'elle et le train se fut-il ébranlé, ce brouillard se dissipa et la gaîté brilla dans ses yeux. De son côté, Raymond se sentait l'âme à l'aise. L'épreuve qu'il allait affronter lui semblait moins difficile, moins périlleuse qu'il ne l'avait d'abord pensé; on prend quelquefois pour la tranquillité d'une raison satisfaite l'épanouissement secret d'une grande joie. Meg avait l'esprit si serein, si allègre, elle paraissait si résignée à son sort, si disposée à prendre en bonne part tous les incidents du voyage, qu'il était impossible de supposer qu'elle laissât son coeur sur les bords de l'Arno, et Raymond, qui l'observait à la dérobée, fut bientôt délivré de tout ce qui lui restait d'inquiétude. Quelle apparence que le prince Natti eût mieux réussi que M. Gordon à inspirer un sentiment sérieux à cette joyeuse fille? Nulle ombre sur son visage, on y voyait une âme franche de tout chagrin comme de tout souvenir, qui n'avait pas même regret à ses amusements, certaine d'en trouver partout assez pour sa provision.
Quand le soir fut venu, Raymond fut moins content et la nuit lui parut longue. Meg, après s'être emmitonnée dans ses fourrures, dormit tout d'un somme jusqu'au matin. Paméla s'appliquait à en faire autant, mais le sommeil fuyait ses sombres paupières. Elle était travaillée par ses chagrins, elle maudissait sa destinée, qui la condamnait à enterrer de nouveau ses charmes d'ébène dans la solitude et le mortel ennui de l'Ermitage. Elle vivait depuis six mois dans l'attente d'une aventure. Lady Rovel lui donnait ses robes quand elle les prenait en déplaisance, et Paméla s'était toujours flattée que pareillement, un jour ou l'autre, Meg lui passerait de la main à la main le coeur de quelque sigisbée dont elle n'aurait plus que faire. Il lui souvenait qu'un brillant cavalier lui avait dit près d'une chartreuse: "Charmante brunette, si je perds mon procès avec ta maîtresse, c'est toi que je chargerai de me consoler!" Son âme charitable se désespérait à la pensée que, dans le triste clos de l'Ermitage, elle ne rencontrerait aucun jeune homme bien fait à qui elle pût offrir ses consolations. Si elle réussissait parfois à s'endormir, se prenant à rêver des fines moustaches du prince Natti, elle se réveillait en sursaut et poussait un bruyant soupir. Raymond ne soupirait pas; mais il ressentait un cruel malaise, un trouble pénible et fiévreux. Il songeait malgré lui au faux Merlin, à ses oracles, bizarre mélange de vérité et d'erreur. Ce magicien ou ce jaloux s'était bien mépris sur le compte de Meg. Qui pouvait la soupçonner d'avoir plus que de l'amitié pour son tuteur? Dans les entretiens qu'il avait eus avec elle depuis, leur départ de Florence, elle avait fait preuve d'une parfaite liberté d'esprit, et l'aisance de ses manières, le naturel et la franchise de son langage ne ressemblaient guère aux pudeurs et aux précautions d'un amour qui se cache. Si Meg n'aimait ni le prince Natti ni M. Gordon, c'est que son coeur n'était pas encore mûr et que le moment d'aimer n'était pas venu pour elle. Sans contredit, cela était fort heureux, si heureux que Raymond sentait l'air lui manquer, et que plus d'une fois il baissa la glace de la portière pour exposer à la fraîcheur de la nuit son front brûlant. Le wagon était trop étroit, Meg était trop près de lui; la guettant du coin de l'oeil, il se surprenait à maudire la profonde tranquillité de son sommeil, à regretter avec amertume que le faux Merlin ne fût qu'un somnambule à demi lucide, et qu'ayant vu si clair sur un point, il se fût si grossièrement abusé sur le reste.
Il fut charmé de voir paraître l'aube, qui fait chanter les coqs et fuir les cauchemars, plus charmé encore d'apercevoir sur le quai de la gare de Suse une petite femme clopinante et clignotante, laquelle attendait le train avec impatience. S'entendant appeler par son nom, elle se précipita sans pudeur dans les bras d'un gendarme, qu'elle s'avisa de prendre pour son frère. Au même instant, Meg, s'élançant derrière elle et la saisissant par les deux épaules, s'écria: "Ah! miss Agathe, qu'il y a d'esprit dans vos méprises!"
Mlle Ferray cherchait à se retourner pour la voir, et à tout hasard lui disait comme le comte de Rouci à Mlle d'Arpajon, sa fiancée: "Mademoiselle, encore que vous soyez laide, je ne laisserai pas de vous bien aimer." Enfin, parvenant à l'entrevoir, elle lui dit par charité: "Qui prétendait que cette petite était enlaidie? Elle n'est pas si mal." Puis, y regardant de plus près: "Oh! la vilaine menteuse! elle est plus belle qu'un ange.
—Fi donc! mademoiselle, lui répondit Meg, on ne parle plus de sa beauté à une sainte fille qui a renoncé au monde." Cela dit, elle lui sauta au cou, et regardant Raymond de travers: "Vous plaît-il de savoir comment M. Ferray a passé son temps à Florence? Croiriez-vous qu'il est allé au bal déguisé en Bédouin, qu'il y a reçu des déclarations brûlantes, et qu'il a failli en découdre avec un matamore qui avait eu l'audace de me voler un ruban? Voilà de la galanterie, ou je ne m'y connais pas."
Cette plaisanterie et le ton dégagé de Meg froissèrent Raymond, qui ne sut pas dissimuler son déplaisir. Il eut pendant quelques minutes un air froid et contraint, et répondit assez mal aux amitiés dont l'accablait sa soeur. Cela troubla la joie de Mlle Ferray; elle craignait qu'il ne lui en voulût d'avoir accueilli trop facilement les ouvertures de lady Rovel; elle tournait autour de lui comme un barbet qui a une peccadille sur la conscience et cherche par la tendresse de ses regards à fléchir la rancune de son maître. Il finit par se dérider, ses glaces fondirent, et le bonheur de Mlle Ferray resplendit comme un ciel de juillet. Dès qu'on fut remonté en wagon, elle entreprit Meg sur ses méfaits, la pria de lui en dresser la liste. Meg lui conta des énormités, Mlle Ferray se récriait d'indignation; mais s'apercevant qu'on lui en imposait: "Mauvaise pièce, lui dit-elle, vous vous amusez de moi. Le seul crime impardonnable est de se moquer des gens qui nous aiment, c'est le vrai péché contre le Saint-Esprit.
—Bah! mademoiselle, répondit Meg, si le bon Dieu vous ressemble, il n'y aura point de jugement dernier; après avoir bien réfléchi. Dieu dira: Embrassons-nous, tout s'explique."
On arriva dans la soirée à l'Ermitage. Le lendemain matin, Raymond, s'étant mis à la fenêtre, aperçut miss Rovel qui, encapuchonnée d'un tartan, les pieds dans la rosée, faisait le tour de l'enclos, examinant tout, s'assurant que rien n'avait changé de place ni de visage. Elle battait les buissons comme un chasseur, et faisait lever des souvenirs. Quoique le printemps fût moins avancé qu'à Florence, elle trouva le long des haies quelques primevères dont elle fit un bouquet. Puis, revenant sur ses pas, elle visita le poulailler, jeta un coup d'oeil dans l'étable et le grenier à foin. Elle allait rentrer chez elle quand Raymond la héla: "Miss Rovel, lui cria-t-il, les historiens racontent que la première fois que Napoléon exilé fit une promenade dans son île, il s'écria: Diable! ma prison est petite.
—J'ai des yeux qui voient grand, répondit-elle, et si bon coeur que je veux fleurir Hudson Lowe." Et elle lui lança son bouquet à la figure.
Pendant plus de trois semaines, les jours coulèrent doucement à l'Ermitage sans que la vie de ses hôtes comptât d'autres événements que leurs pensées. Celles de miss Rovel étaient aussi paisibles qu'agréables. Il semblait que par l'effet d'un charme son sang courût moins vite, qu'il fût entré quelques grains de plomb dans sa cervelle. Ses journées se passaient dans une alternative de gaîté sans étourderie et de longues tranquillités sans langueur. On craignait qu'elle ne s'ennuyât, on lui proposait des promenades et de la mener au concert ou au théâtre; elle répondait qu'elle avait besoin de se reposer, de se rasseoir, qu'un verger entouré de haies vives, borné par un ruisseau, lui suffisait pour promener ses jambes et son esprit. Raymond lui fit présent d'un cheval; elle fut sensible à cette attention, monta une ou deux fois par reconnaissance; mais ses plus grands plaisirs étaient de rester au logis, de travailler vaille que vaille à la tapisserie de Mlle Ferray, et le soir d'écouter quelque tragédie que son tuteur lui lisait d'une voix aussi grave, mais plus émue que jadis.
Elle se procura un surplus d'occupation en demandant à Mlle Ferray de lui résigner tous ses pouvoirs de maîtresse de maison; elle se piquait de lui prouver qu'elle s'entendait comme une autre à tenir un ménage. Son administration donna prise à la critique. Il lui arrivait souvent d'égarer ses clés, elle perdait son temps à les chercher, et, quelque distraction survenant à la traverse, elle ne se rappelait plus ce qu'elle cherchait et retournait s'en informer auprès de Mlle Ferray. Une cane ayant pondu, elle se vanta d'avoir des lumières particulières sur l'éducation des canards, et s'y prit si adroitement que vingt-quatre heures lui suffirent pour exterminer la couvée. Elle fit passer de vie à trépas tout un peuple de lapins en les nourrissant d'herbes mouillées. Sa présomption ne connaissant plus de bornes, elle se donna pour un cordon-bleu de premier ordre et prépara de ses mains un plat de son invention, que Raymond traita franchement d'exécrable. Mlle Ferray convint qu'il n'était pas exquis; mais, à force d'y réfléchir, elle réussit à se l'expliquer et le trouva mangeable.
Erreur ne fait pas compte, la maison ne périclita point dans les mains de miss Rovel; elle ne mit le feu ni à la cave, ni au grenier, et hormis les lapins et les canards, sa cuisine n'empoisonna personne. Et c'est ainsi que cette fille romanesque paraissait à jamais brouillée avec les romans et déterminée à chercher le bonheur dans la vie d'habitude. On eût dit un voyageur qui, détrompé des sentiers hasardeux où l'avait entraîné son caprice, des bois sombres et raboteux où l'on trébuche, des marais où dansent des feux follets, contemple d'un oeil réjoui la route droite et unie qu'il vient de regagner et que ses fantaisies avaient méprisée. Mlle Ferray s'affligeait en secret de cette grande sagesse, où elle trouvait de l'excès. Meg lui paraissait trop différente d'elle-même, elle regrettait ses fougues d'autrefois, son humeur orageuse, les saillies de sa fierté revêche; pour un peu, elle l'eût suppliée de lui faire une incartade, car elle se plaignait des gens qu'elle aimait quand ils la privaient du plaisir de leur pardonner quelque chose. Si Meg était trop parfaite au jugement de Mlle Ferray, dans l'opinion de Raymond elle était trop heureuse; son coeur malade lui reprochait de se porter si bien. Du reste il traitait brutalement son mal, évitait avec soin toute occasion de tête-à-tête avec miss Rovel, ne la voyait qu'à table ou le soir en compagnie de sa soeur, et remplissait son rôle de tuteur avec une irréprochable probité. Miss Rovel de son côté était une pupille exemplaire, et s'étudiait à concilier dans sa conduite les déférences et les familiarités permises.
Une après-midi, elle alla se promener dans le bois. Elle tenait à la main un volume de Mme de Sévigné; cette lecture lui plaisait. Elle avait acquis par un peu d'étude et par ses entretiens avec Raymond assez de littérature pour pouvoir sentir l'art consommé qui se dérobe sous les nonchalances de cette plume divine et pour goûter la forme la plus charmante qu'ait jamais revêtue la raison, quoique, à vrai dire, Mme de Sévigné lui parût un peu trop raisonnable, la folie d'aimer éperdument sa fille étant insuffisante pour remplir le vide du temps. Ce jour-là, elle avait rencontré dans une lettre du 9 mars 1692 un passage qui l'avait particulièrement frappée. Elle était en train de le relire pour la troisième fois, quand, levant le nez de dessus son livre, elle aperçut, à quelques pas devant elle, son tuteur assis sur un tronc d'arbre renversé. La tête basse, les bras ballants, il regardait l'eau couler; il avait le visage contracté, une expression douloureuse était répandue sur tous ses traits. Sa méditation était si profonde qu'il ne s'avisa point de l'approche de l'ennemi. Meg s'arrêta, puis elle brassa du pied un amas de feuilles mortes. Cette fois il tourna la tête, et il pâlit. Elle ne parut point remarquer son trouble; l'ayant abordé gentiment, elle s'assit à côté de lui et le pria de lui éclaircir quelques allusions de Mme de Sévigné, qu'elle entendait mal. Il lui expliqua qui était M. de Pomponne et ce que chantait la philosophie d'un certain Descartes, que la mère de la belle Madelonne voulait savoir comme le jeu de l'hombre, non pour jouer, mais pour voir jouer. Elle l'écoutait naïvement, attachant sur son visage de grands yeux attentifs, innocents, appliqués, comme une bonne petite fille qui veut profiter et s'instruire.
Quand il eut tout dit, elle l'emmena. En arrivant à un petit carrefour où s'embranchaient deux sentiers, Raymond voulut prendre celui qui remontait vers la maison; peut-être pressentait-il ce qui l'attendait. Miss Rovel l'obligea de continuer son chemin le long du ruisseau. Il remit Descartes sur le tapis, en discourut avec insistance. Elle lui prêtait ses deux oreilles; mais, comme ils venaient d'atteindre un endroit où le bois s'éclaircissait, portant ses yeux autour d'elle et quittant subitement le bras de Raymond:
"Ah! monsieur, s'écria-t-elle, quel souvenir! Cette eau profonde où je ne me suis pas noyée, ce frêne où je m'étais blottie… et vous ici, au pied de l'arbre, les poings fermés, les dents serrées… Ah! oui, grand Dieu, quel souvenir!"
Il n'eut pas l'air de l'entendre; levant les yeux vers deux pies qui jabotaient et jacassaient sur la cime d'un peuplier: "Quel odieux vacarme! dit-il; à qui en ont ces oiseaux?
—Qui peut le savoir? reprit-elle; mais convenez que vous étiez furieux."
Le nez toujours en l'air: "Jamais, dit-il, je n'ai entendu des pies caqueter de la sorte.
—C'est leur métier, dit-elle, tous les gens qui ont de la voix aiment à en donner; mais vous êtes-vous jamais demandé pourquoi j'avais fait semblant de me noyer?
—Vous me demandez, miss Rovel… Eh! c'est bien simple, vous aviez trouvé plaisant de me faire prendre un bain froid.
—Vous n'y êtes pas. C'est de l'histoire si ancienne qu'aujourd'hui on en peut parler. Figurez-vous que dans ce temps-là j'étais romanesque, folle à lier, et que depuis votre rencontre avec M. de Boisgenêt vous étiez mon Amadis.
—Vous avez beau dire, interrompit-il, ces deux pies ont le diable au corps; il s'agit de quelque grosse querelle de ménage.
—Bien, dit-elle, nous grimperons tout à l'heure à l'arbre pour les réconcilier. Je vous disais qu'en ce temps-là… Croiriez-vous que le soir je m'amusais à découper des rubans de papier, où j'écrivais en détournant la tête: "miss Rovel est stupidement amoureuse de M. Raymond Ferray." Puis, regardant ce que j'avais écrit, il me semblait que ce papier était un croquant qui avait découvert mon secret et me le répétait à haute voix, et, rouge de confusion, je le brûlais à ma bougie. Ah! monsieur, ce n'est pas tout d'aimer, on veut s'assurer qu'on est aimé. Alors on fait semblant de se noyer, et on se dit: "Quand il me retrouvera vivante, il se laissera tomber à mes pieds en s'écriant: Si vous étiez morte, aurais-je pu vous survivre?…" Hélas! vous savez ce qui est arrivé. Ce fut un moment bien cruel pour moi, car, je vous le répète, vous étiez mon Amadis."
Raymond fit un violent effort sur lui-même et parvint à dire assez tranquillement: "Vous ne seriez plus tentée aujourd'hui de me soumettre à pareille épreuve.
—Non, certes, dit-elle d'un air bon enfant. Nous sommes devenue raisonnable, nous nous contentons qu'on ait beaucoup d'amitié pour nous, et je suis sûre de la vôtre comme vous êtes sûr de la mienne, le respect étant sauvegardé.
—N'en doutez pas," répondit-il avec l'accablement d'un homme à qui l'on attache une meule au cou.
A son tour, elle leva les yeux vers les deux oiseaux, qui piaillaient de plus belle, et dit: "Que parlez-vous d'une querelle de ménage? C'est une scène de coquetterie, et là-haut comme ici-bas chacun joue son petit rôle… Mais, je vous prie, continua-t-elle, voyez, monsieur, comme il est facile de gloser sur le prochain, quand l'envie vous en prend, et de donner aux choses les plus innocentes les plus fausses couleurs. Qui empêcherait un malin ou un jaloux, le prince Natti par exemple ou M. Gordon, de prétendre que miss Rovel, après avoir maudit son tuteur, après l'avoir planté là, après avoir juré de l'oublier, n'ayant rencontré dans le vaste monde aucun homme qui le valût, s'est avisée un matin d'inventer un prétexte pour l'attirer à Florence, et qu'elle a tramé quelques jours plus tard tout un petit complot pour l'obliger de la ramener avec lui à l'Ermitage? Cela pourrait très-bien se soutenir, et voilà comme les apparences sont trompeuses et à quoi tiennent les réputations!"
A ces mots, prise d'un tressaillement soudain: "Dieu! la belle écrevisse!" s'écria-t-elle en allongeant le bras vers le ruisseau, et elle s'élança sur la berge par un mouvement si impétueux que Raymond, craignant sans doute qu'elle ne tombât, la retint de la main gauche par le noeud de sa ceinture, tandis que la droite, se posant sur son épaule, effleurait son cou et son menton. Si prodigieusement attentive qu'elle fût à son crustacé, que Raymond ne parvenait pas à entrevoir, miss Rovel ne laissa pas de constater que cette main était chaude, émue, palpitante, et que dans son trouble elle semblait se consulter pour savoir ce qui lui arrivait et ce qu'elle allait faire.
Au même instant, Raymond s'entendit appeler. Il lâcha prise, recula de quelques pas, et répondit d'une voix mal assurée: "Que me veut-on? Je suis ici." Mlle Ferray parut; elle venait l'avertir que son jardinier avait des instructions à lui demander. Raymond remonta aussitôt vers la maison en courant, comme s'il s'était enfui, laissant sa soeur avec miss Rovel, qui la brusqua et sous le premier prétexte venu lui fit à peu près cette incartade que la bonne demoiselle attendait de jour en jour, et qui la charma comme un rappel du passé.
Après avoir donné ses ordres à son jardinier, Raymond sortit de l'Ermitage et fit une promenade. Il avait besoin de solitude pour calmer sa tête échauffée, pour remettre un peu d'ordre dans ses pensées et dans ses volontés. La marche lui fit du bien. Il ne rentra qu'à la brune. Pour regagner sa chambre, il devait traverser la bibliothèque; en y entrant, il aperçut dans l'embrasure d'une fenêtre miss Rovel, qui s'était endormie sur une chaise. Elle était venue rapporter le volume de Mme de Sévigné qu'elle avait achevé de lire; mais, avant de le remettre sur le rayon, elle avait voulu revoir le passage qui l'avait si vivement frappée dans le bois. En le relisant, le sommeil l'avait prise, et c'est assurément la première fois que Mme de Sévigné ait endormi quelqu'un.
Raymond pressentit un danger plus redoutable que celui qu'il avait couru au bord du ruisseau, et il voulut battre en retraite. On ne fait pas tout ce qu'on veut;—l'instant d'après, il n'était plus qu'à deux pas de la charmante dormeuse. Elle avait la tête un peu relevée, la bouche légèrement entr'ouverte par un demi-sourire; ses cheveux s'étaient défaits et déroulaient sur ses épaules et sur sa poitrine leurs belles ondes soyeuses. Le volume était demeuré ouvert sur ses genoux. S'approchant sur la pointe des pieds, Raymond s'en saisit et lut ce qui suit:
"Vous me demandez les symptômes de cet amour. C'est premièrement une négative vive et prévenante, c'est un air outré d'indifférence qui prouve le contraire… c'est une suspension de tout ce mouvement de la machine ronde, c'est un relâchement de tous les soins ordinaires pour vaquer à un seul, c'est une satire perpétuelle contre les gens amoureux. Vraiment il faudrait être bien fou, bien insensé! Quoi, une jeune femme l Voilà une bonne pratique pour moi, cela me conviendrait fort; j'aimerais mieux m'être rompu les deux bras. Et à cela on répond intérieurement: Et oui, tout cela est vrai; mais vous ne laissez pas d'être amoureux; vous dites vos réflexions, elles sont justes, sont vraies, elles font votre tourment, mais vous ne laissez pas d'être amoureux; vous êtes tout plein de raison, mais l'amour est plus fort que toutes les raisons, vous êtes malade, vous pleurez, vous enragez, et vous êtes amoureux."
Le livre échappa de ses mains, que l'émotion et le dépit faisaient trembler. Une fois encore il fit un mouvement pour se retirer, et comme par une force irrésistible, ses pieds le ramenèrent vers la chaise où miss Rovel continuait son paisible sommeil. Il contempla d'un oeil ardent le délicieux désordre de ses cheveux, et un frémissement courut dans toutes ses veines. Il saisit une de ces boucles dorées et la froissa entre ses doigts; miss Rovel ne s'éveilla point. Alors il se pencha lentement vers elle, comme pour boire son haleine et sa vie; elle ne bougea pas. Le démon qui le possédait fut le plus fort; sa tête se perdit, il déposa un baiser brûlant sur ces lèvres qui souriaient et qu'il crut sentir frissonner sous les siennes.
A l'instant, il recula jusqu'à la muraille, plein de confusion, épouvanté de ce qu'il venait de faire. Miss Rovel tressaillit, passa la main sur son front, rouvrit les yeux, et le considérant d'un air étonné: "Ah! c'est vous, monsieur! je crois en vérité que je dormais."
Il fixait sur elle des yeux éperdus; il lui semblait que ses genoux, se dérobant sous lui, allaient le précipiter aux pieds de cette blonde décoiffée, que ses lèvres remuaient déjà pour publier sa défaite, que son âme lui échappait. Il se ressouvint de la devise que Benvenuto Cellini a inscrite sur le piédestal de son Persée et qu'il avait récitée à demi-voix en traversant la place du Grand-Duc; sa fierté, venant au secours de son coeur aux abois, lui cria: Mon fils, si quelqu'un te blesse, je te vengerai! Et il réussit à demeurer debout. Qui pourrait compter les pensées dont un homme est assailli dans certaines secondes de sa vie? Il se disait: "Qui es-tu? est-ce bien toi? As-tu oublié ton passé et jusqu'à ton nom? que sont devenus tes mépris et tes ressentiments, ton caractère et ta volonté? Est-i possible que l'homme que tu es soit à la merci d'une boucle de cheveux dorés et d'une bouche qui sourit? Si tu dis un mot, si tu fléchis le genou, c'en est fait, tu ne t'appartiens plus, tu te seras donné tout entier, et à qui? à une coquette précoce, qui ne sait pas, qui ne saura jamais aimer, et qui fera gloire de t'avoir arraché un aveu dont elle triomphera aujourd'hui, dont elle rira demain. Et quand par impossible elle t'aimerait comme tu l'aimes, que peux-tu espérer? que n'as-tu pas à craindre? combien de temps durera ton bonheur? Quelques jours, quelques semaines au plus, et tu expieras cette ivresse par des remords, des inquiétudes, des défiances, par tous ces tourments raffinés dont la femme a le secret et par l'insupportable honte d'une éternelle servitude.
Pendant qu'il se parlait ainsi, Meg lui dit: "Eh bien! monsieur, qu'avez-vous à me regarder? y a-t-il en moi quelque chose d'extraordinaire?"
Il n'eut pas encore la force de répondre; mais il se redressa et respira plus librement, il se sentait sauvé.
"Là, que se passe-t-il donc?" reprit-elle en rajustant ses cheveux.
Il recouvra enfin la parole et lui dit d'une voix douce, mais ferme: "Il ne se passe rien, rassurez-vous; j'attendais que vous fussiez tout à fait réveillée pour vous annoncer une nouvelle… Je me suis résolu à partir pour un long voyage."
Elle se leva tout d'une pièce. "En effet, voilà une nouvelle… Et peut-on savoir quel motif…
—Un travail, dit-il, un important travail que j'ai repris depuis peu.
Je dois aller faire des recherches dans les bibliothèques de Paris, de
Londres et de Berlin."
Elle était devenue rouge comme une braise, ses yeux étincelaient, elle mordillait ses lèvres: "Avez-vous fait part de votre résolution à Mlle Ferray?
—Non, je ne l'ai prise que tantôt et il m'en a coûté." Il ajouta vivement: "Vous savez combien je suis casanier."
Elle ramassa le volume qui gisait sur le parquet, le remit sur le rayon de la bibliothèque, prit le volume qui faisait suite. Ses mains tremblaient; mais elle avait le ton net et posé quand, s'étant retournée, elle lui demanda: "Quand partez-vous?"
Il voulait dire demain; ce mot lui parut impossible à prononcer, il s'accorda un délai de grâce et répondit: "Avant dix jours."
Elle le regarda fixement, il soutint bravement le feu. "J'espère, monsieur, que vous m'écrirez quelquefois.
—Pouvez-vous en douter? s'écria-t-il; ne savez-vous pas que mes pensées, mes souvenirs…" Il demeura court; puis, se reprenant, il réussit à dire avec un sourire affectueux: "Miss Rovel, un tuteur tel que moi ne peut oublier une pupille telle que vous."
Et l'ayant saluée il se réfugia dans sa chambre, pendant qu'elle regagnait la sienne. Une demi-heure plus tard, ils se retrouvèrent dans la salle à manger. Vers le milieu du dîner, Raymond communiqua son projet à sa soeur. Elle demeura bouche béante et l'obligea de se répéter; elle le regardait, puis elle jetait un coup d'oeil à Meg, comme pour chercher dans leurs yeux une réponse aux questions qu'elle s'adressait. Devait-elle prendre cette étonnante nouvelle en bonne ou mauvaise part? Ce voyage était-il un méchant caprice ou le symptôme d'une complète guérison? Raymond désirait-il quitter l'Ermitage parce que la présence de miss Rovel y gênait sa mélancolie, ou fallait-il croire que, renouant avec son passé, il se décidait à rentrer dans la vie active et à revoir le monde? Il la tira d'incertitude en lui disant presque gaîment: "Que veux-tu, ma chère? c'est ta faute. Mon voyage à Florence m'a dégourdi les jambes; elles demandent à cheminer, et peut-être me mèneront-elles au bout du monde.
—Tu nous promets pourtant d'en revenir?
—Assurément," lui dit-il, et il parla d'autre chose.
Il resta quelque temps au salon après le dîner, devisant d'un air aisé et naturel. Quand il lui parut qu'il avait suffisamment porté sa croix, il serra la main de sa soeur, fit une inclination de tête à miss Rovel, et remonta dans son appartement.
Après qu'il se fut retiré, Meg arpenta le salon, l'oeil sombre, les joues enflammées, le front orageux; puis, venant s'asseoir en face de Mlle Ferray, qui tricotait des mitaines pour une vieille femme du voisinage, elle lui dit d'un ton sarcastique: "Savez-vous, mademoiselle, pourquoi M. Ferray partira dans dix jours pour un long voyage?
—Il s'en est expliqué lui-même, ma chère enfant, lui répondit Mlle Ferray. Mon souhait s'est accompli, il a repris goût à l'arabe, et les importantes recherches que demande son travail…
—L'arabe est le cadet de ses soucis, reprit Meg en secouant les épaules. Trêve de sornettes! vous êtes d'une crédulité! Peut-être ne suis-je pas polie; on apprend à ne pas l'être dans cette maison, car il s'y passe des choses… Encore un coup, mademoiselle, voulez-vous savoir pourquoi votre frère et mon tuteur se sont décidés au pied levé à s'en aller courir le monde? Vous le dirai-je? m'écoutez-vous? C'est que mon tuteur et votre frère sont éperdument amoureux de miss Rovel."
A cet étrange discours, Mlle Ferray laissa couler trois mailles et tomber son tricot sur ses genoux. "Avez-vous perdu le sens, Meg! s'écria-t-elle. Que signifie cette monstrueuse invention? Où prenez-vous que mon frère, que votre tuteur…
—Il faut pourtant bien que cela soit, puisque cela est. La preuve, la voici. Il m'était venu des soupçons, j'ai voulu en avoir le coeur net. Tantôt j'étais dans la bibliothèque, quand j'ai entendu le pas de M. Ferray au bout du corridor. Je me jette sur une chaise dans une attitude assez heureuse, assez romantique, et je fais semblant de dormir à poings fermés. Il entre, se rapproche, tourne autour de moi comme un chat autour d'un fromage; puis, empoignant son courage à deux mains, for shame! miss Agathe, il me plante sur la bouche un grand baiser, qui était, ma foi! fort bien appliqué.
—Oui ou non, faut-il vous croire? dit Mlle Ferray. Et vous rouvrîtes les yeux?
—Vous conviendrez qu'on se réveillerait à moins. Dieu! qu'il avait l'air drôle! l'air d'un voleur qu'on vient de surprendre la main dans le sac. Si je ne me trompe, il se livrait à une grande délibération intérieure qui dura bien un siècle. J'ai découvert qu'il a adopté pour ses petites affaires de conscience le système des deux chambres. Sa chambre des communes opinait pour qu'il se jetât à mes genoux et me fît une déclaration en forme; mais la chambre des lords, vous voyez d'ici ces majestueuses perruques à marteaux, l'exhortait à ne pas compromettre sa chère dignité, et les lords ont eu le dernier mot. Par leur conseil, il a imaginé de me dire qu'il avait affaire à Paris et que dans huit jours il prendrait le large."
Cette histoire paraissait à Mlle Ferray plus extraordinaire, plus incroyable, plus exorbitante que tous les contes de la bibliothèque bleue. On serait venu lui annoncer que l'empereur de la Chine était tombé amoureux d'elle et lui faisait demander sa main qu'elle eût été moins ébahie; toutefois Meg était si nette, si obstinée dans ses affirmations qu'elle dut bien finir par se rendre. Au surplus, depuis qu'elle avait appris que son frère était allé au bal masqué, Mlle Ferray avait décidé que tout est possible. Elle garda quelque temps le plus profond silence; puis, après beaucoup de préfaces, de prologues, de préambules, d'avant-propos, avec force périphrases et circonlocutions, changeant de couleur à chaque mot, rajustant sa coiffe, se grattant le front avec son aiguille à tricoter, elle en vint à poser à Meg une question qui tendait à savoir s'il était permis d'admettre qu'un jour ou l'autre on pût vraisemblablement supposer… Elle ne trouva pas la fin de son discours; à peine un faible jour s'était-il répandu sur sa pensée, elle se replongeait dans les ténèbres.
"Vos questions ne sont pas claires, reprit Meg avec un sourire qui n'était pas bon; mais je crois deviner que vous voudriez bien savoir s'il est permis d'admettre qu'on puisse supposer qu'un jour la passion de M. Ferray pour sa pupille soit payée de retour. A vous parler franchement, j'ai pour lui quelque amitié, mais d'amour, point; où le prendrais-je? Il y a entre nous une telle différence d'âge, de caractère, d'opinions, de goûts! Vous nous enfermeriez, lui et moi, dans une cage, après-demain l'un aurait mangé l'autre. Mon Dieu! je ne dis pas que si, après la petite privauté qu'il a prise avec moi, il s'était jeté à mes genoux pour implorer ma merci, pour me déclarer sa passion, et qu'il se fût écrié avec un beau feu et un bel accent: Miss Rovel, je vous aime, je vous adore!… peut-être mon coeur se fût ému, peut-être dans la suite des temps… Mais, je vous le dis, miss Agathe, votre frère et mon tuteur ont trop d'orgueil, et, quand on a de l'orgueil, on ne sait pas aimer, et je suis ainsi faite qu'il me serait impossible d'aimer un homme qui ne m'aimerait pas comme je veux être aimée. Chacun a ses fantaisies, voilà la mienne."
Mlle Ferray entreprit de défendre son frère, et s'efforça de démontrer à Meg qu'elle prenait pour de l'orgueil les scrupules d'une délicatesse outrée et d'une fierté trop chatouilleuse. Meg, pour toute réponse, hochait la tête, tandis que de ses jolis ongles de chat, elle effilochait avec rage les franges de sa ceinture. Enfin elle interrompit Mlle Ferray en lui disant:
"Quand vous raisonneriez jusqu'à demain, vous n'empêcheriez pas M.
Ferray d'être un orgueilleux, et les orgueilleux ne sont pas mon fait.
Puisque sa superbe est son bien suprême et sa maîtresse adorée, et
qu'il projette de lui faire voir le monde, qu'il l'emmène à Paris, à
Londres, à Pékin, et que Dieu bénisse leur pèlerinage!"
Mlle Ferray retomba dans le silence; elle paraissait réfléchir profondément. Enfin elle dit avec un soupir: "Mon frère a raison, Meg; il fera bien de partir. Je regrette même qu'il ne parte pas dès demain; mais j'ai une prière à vous adresser: je vous demande en grâce de ne pas lui laisser soupçonner que vous avez surpris son secret.
—Rassurez-vous, répondit-elle sur un ton d'ironie emphatique. Nous sommes plus généreuse que vous ne pensez; nous aurons pitié de ce grand malheur et de ce désastreux naufrage d'une illustre sagesse qui se croyait à l'abri de tous les hasards. Il n'y a pas à dire, les deux yeux que voici en ont eu raison."
Là-dessus elle se leva, embrassa froidement Mlle Ferray, alluma une bougie et monta en chantonnant l'escalier qui conduisait à sa chambre. Elle trouva dans le vestibule Paméla, qui, les yeux gros de sommeil et dodelinant de la tête, l'attendait pour l'aider dans sa toilette de nuit. Meg la secoua en lui disant: "Eternelle dormeuse, rêvais-tu d'un duc ou d'un prince?
—Ah! mademoiselle, repartit la négresse, que peut-on faire de mieux que de dormir ou de rêver dans cette lugubre maison qui sue l'ennui? Je suis une femme morte, si j'y reste un mois de plus.
—Triple niaise que tu es! reprit Meg, qui te prie d'y rester? Puisque tu aimes le changement et les aventures, je te jure que tu auras bientôt de quoi te satisfaire." Et, lui pinçant le bras avec une telle véhémence qu'elle lui arracha un cri de douleur: "Apprends que je suis en colère, et que dans mes colères je suis capable de tout."
CINQUIEME PARTIE
X
Mlle Ferray passa une partie de la nuit à méditer sur le bizarre événement que lui avait raconté miss Rovel. Jamais mathématicien ne tourna et ne retourna dans sa tête avec plus d'application un problème compliqué d'analyse transcendante. Du caractère dont elle était, il lui fallut peu de temps pour apprivoiser son esprit avec une aventure que dans le premier moment elle avait tenue pour incroyable. De syllogisme en syllogisme, elle en vint à conclure que ce qui lui avait d'abord paru un malheur était une dispensation providentielle des plus heureuses. La Fontaine a dit que "volontiers gens boiteux haïssent le logis." Mlle Ferray ne haïssait point son logis, par la raison que, sans changer de place, elle voyageait beaucoup. Son imagination galopait si vite que les événements avaient peine à la rattraper, et ses songes étaient d'habitude couleur de rose. Comme on sait, après que son indulgence avait tout expliqué, son optimisme se chargeait de tout arranger. Elle arrangea si bien les choses cette nuit que, lorsqu'elle s'endormit, depuis un an révolu Raymond avait épousé Meg et de ce mariage était né un superbe enfant, lequel avait le teint basané de son père et les cheveux blonds de sa mère.
La nuit, tout est facile, tout cède, tout fléchit; le jour venu, on s'aperçoit à son dam que les murs sont impénétrables, que les barres de fer ne plient pas comme des roseaux, que les tuiles pèsent et qu'il est fâcheux d'en recevoir une sur la tête, qu'enfin esprit et matière, la propriété fondamentale de toutes les choses de ce monde est de résister à nos fantaisies. Mlle Ferray eut le chagrin d'expérimenter au saut du lit ces inexorables résistances de la vie. Dès qu'elle fut levée, sous le premier prétexte dont elle s'avisa, elle se rendit dans la chambre de son frère, déterminée à le forcer dans ses derniers retranchements, à lui démontrer que tout pouvait s'arranger. Elle le trouva si calme, si souriant, si doucement résolu, il lui expliqua d'un ton si délibéré le désir qu'il avait de revoir Paris et le profit qu'il attendait de son voyage, qu'elle en fut toute déconcertée. Elle ne se désista pas du premier coup; pour le mettre l'épreuve, elle lui représenta qu'elle appréhendait de rester seule à l'Ermitage avec miss Rovel; serait-elle de force à gouverner les vivacités et, le cas échéant, à dompter les rébellions de cette enfant, qui n'était plus une enfant? Il lui répliqua que ses craintes étaient peu fondées, que Meg lui était trop attachée pour lui donner de graves ennuis, qu'au demeurant, s'il survenait quelque incident, au premier avis il accourrait.
Elle insista encore. "Puisqu'il faut tout dire, mon bon frère, reprit-elle, et tout prévoir, je dois te révéler un détail dont je ne t'avais point parlé pour ne pas t'inquiéter. Depuis que Meg est de retour à l'Ermitage, elle a reçu à quelques jours d'intervalle deux lettres datées de Florence, j'en ai vu l'adresse, qui ne m'a point paru écrite de la main d'une femme; je l'ai questionnée à ce sujet, je n'ai tiré d'elle aucun éclaircissement."
Il réfléchit une minute, puis il répondit avec une tranquillité parfaite: "Ne nous mettons pas martel en tête; selon toute apparence, ces deux lettres venaient de lady Rovel, dont l'habitude est de prendre pour son secrétaire le premier gratte-papier qui lui tombe sous la main. Quand elles auraient été écrites par M. de Boisgenêt ou par quelqu'un des nombreux adorateurs que miss Rovel avait attelés à son char et que son brusque départ a dû consterner, le mal ne serait pas grand. Si elle avait laissé un attachement sérieux à Florence, il aurait fallu lui mettre les poucettes pour la ramener à l'Ermitage, cela me paraît aussi évident qu'une vérité de géométrie. Je suis convaincu que, bien que sa montre avance, l'heure des grandes passions n'a pas encore sonné pour cette fillette. Elle joue avec la vie et les hommes comme une jeune chatte avec son ombre. Au surplus, elle possède un fonds de bon sens, de judicieuse raison, qui doit entièrement nous rassurer."
Tout cela fut dit si naturellement, que Mlle Ferray soupçonna Meg de lui avoir conté des billevesées, de s'être divertie à la mystifier. Elle ne se doutait pas que la sérénité de Raymond était la marque d'une grande force d'âme, qu'à peine l'eut-elle quitté, il demeura longtemps immobile, son visage enfoui dans ses mains, et que tout à coup, ayant entendu sous sa fenêtre la voix et le rire de miss Rovel, il se leva en sursaut, pâle comme la mort, serrant si fort entre ses doigts une petite cuiller de vermeil, dont il se servait pour sabler son papier, qu'il la brisa en deux morceaux.
Si la tranquillité de son frère étonnait Mlle Ferray, la conduite de Meg lui donnait beaucoup à penser. Pendant deux jours, miss Rovel eut des allures singulières, l'humeur irritable, le teint échauffé, des manières brusques et cassantes, des gaîtés forcées, quelque chose de noir dans le regard. Mlle Ferray l'observait d'un oeil perplexe. Si elle avait été sûre de pouvoir la raccommoder sans qu'il y parût, elle lui aurait volontiers ouvert la tête pour savoir ce qu'il y avait dedans; peut-être y aurait-elle découvert quelque sinistre complot, une véritable conspiration des poudres. Etant allée la trouver un matin pour essayer une fois de plus de la confesser, elle la surprit occupée à transporter dans une malle une partie de son linge. Avant qu'elle eût le temps de l'interroger, miss Rovel se plaignit d'un ton vif que sa commode sentait le moisi. Mlle Ferray examina soigneusement cette commode et s'assura qu'elle était en fort bon état. "Cela prouve, lui répondit Meg, que nous n'avons pas les mêmes idées sur le sec et sur l'humide."
Dans l'après-midi du même jour, peu avant le crépuscule, comme Mlle Ferray traversait la terrasse un arrosoir à la main, elle fut presque renversée par un tourbillon qui fondit sur elle à l'improviste en lui criant: "Je vais faire un tour pour me réchauffer les pieds." Il avait plu le matin, et il soufflait un vent aigre. Au bout d une demi-heure, ne voyant pas Meg revenir, Mlle Ferray craignit qu'elle ne se fût arrêtée dans le bois et qu'elle ne s'y refroidît. Ayant pris un châle à son bras, elle partit à sa recherche. Elle arrivait au bord du ruisseau quand elle crut entendre le murmure de deux voix, et l'instant d'après elle reconnut celle de Meg; ces mots distinctement prononcés arrivèrent à son oreille: "Soit, je ferai ce que vous voulez."
Mlle Ferray était un peu curieuse de son naturel, et depuis quelques jours elle avait de bonnes raisons pour l'être beaucoup; mais elle éprouvait une horreur instinctive, irrésistible, pour tout ce qui ressemblait à une trahison. Si vif que fût son désir de savoir envers qui et à quel propos Meg venait de prendre ce solennel engagement, au lieu de faire silence pour en entendre davantage, elle se hâta de l'appeler à haute voix. Meg lui répondit aussitôt, et, accourant à sa rencontre, lui cria tout essoufflée: "Vous arrivez à propos, mademoiselle; cet homme commençait à m'effrayer." A ces mots, elle la prit par les deux épaules, lui fit faire volte-face et l'emmena hors du bois.
"Un homme capable de vous effrayer! lui dit Mlle Ferray en l'enveloppant du châle qu'elle portait à son bras. Qui est cet héros?
—Une façon de maraudeur, un chercheur d'os, qui remontait le ruisseau sur l'autre rive, et qui m'a demandé l'aumône d'un ton leste et insolent. J'avais d'abord refusé, il a fait mine de passer l'eau pour venir à moi. "Je ferai ce que vous voulez," lui ai-je dit, et je lui ai jeté ma bourse à la figure."
Comme Mlle Ferray, un peu étonnée, la regardait d'un oeil interrogateur, "Vous ne me croyez pas? reprit-elle en riant. Vous avez raison, ce vaurien est un amoureux qui me proposait de m'enlever.
—Vous dirai-je ce qui me déplaît en vous? repartit Mlle Ferray. C'est qu'il est impossible de savoir quand vous plaisantez.
—Voilà un reproche, dit-elle, que m'adressa un jour à Florence le prince Natti. On est ce qu'on est, on ne se refait pas.
—Je ne pense pas là-dessus comme vous, lui répliqua Mlle Ferray; j'ai toujours cru que le désir de nous rendre agréables à ceux qui nous aiment était capable d'opérer des miracles."
Ce mot fit impression sur Meg, elle eut presque l'air de s'attendrir. "Miss Agathe, s'écria-t-elle, le diable n'est pas si noir qu'on le prétend, et je veux vous faire une promesse. Je ne sais pas combien de temps encore maman me laissera ici; vous savez qu'elle s'occupe de me chercher un mari, et je suis déterminée à ne pas discuter son choix. J'achèterai chat en poche et ne réglerai mes comptes qu'en revenant du marché. Ce que je puis vous promettre, c'est qu'aussi longtemps que je resterai ici, et durant l'absence de monsieur votre frère, je serai bonne, douce, charmante, et que désormais je vous montrerai toutes les lettres que la poste m'apportera."
Emue jusqu'aux larmes de son bon mouvement, Mlle Ferray lui en témoigna sa reconnaissance. "Vous pourriez me donner une marque d'amitié plus précieuse encore, lui dit-elle. Soyez tout à fait sincère, décidez-vous à m'ouvrir votre coeur.
—Bon, je vous vois venir, répondit Meg. Mademoiselle, je vous déclare une fois pour toutes que l'événement que vous souhaitez est impossible, d'abord parce que je n'aime pas M. Ferray, ensuite parce qu'il ne m'aime pas assez. Son amour est comme ces pommes trop faites d'un côté et trop vertes de l'autre. Je déteste les fruits mal mûrs; ils sont aigrelets et agacent les dents."
Soit que les reproches de Mlle Ferray l'eussent touchée, soit par une autre cause d'elle seule connue, le mauvais vent qui soufflait depuis deux jours sur miss Rovel tomba tout à coup. Il se fit une détente dans son esprit, ses nerfs se calmèrent, son regard s'adoucit, plus de brusqueries ni de bourrasques. Elle témoignait à son tuteur une politesse affectueuse, l'interrogeait avec intérêt sur ses plans de voyage, lui recommandait d'écrire souvent et promettait de lui répondre courrier par courrier. Mlle Ferray ne savait plus que croire; elle prit son parti de ne point approfondir ce mystère et de s'abandonner aux destins, un bandeau sur les yeux.
Tous les soirs vers onze heures, Raymond faisait le tour de la maison et des dépendances, pour s'assurer qu'il ne se passait rien d'insolite dans son couvent, que les huis étaient fermés et les feux éteints. L'avant-veille du jour irrévocablement fixé pour son départ, comme il venait d'achever sa tournée nocturne, il eut une faiblesse telle que peut s'en permettre un homme qui est sûr de sa force. Miss Rovel venait de remonter dans son appartement, dont les croisées donnaient sur la route. Raymond se figura qu'il s'endormirait plus facilement après avoir vu une ombre se promener sur un rideau. Il envisageait son amour comme un condamné à mort qui devait être exécuté le surlendemain, et on a quelque indulgence pour les dernières fantaisies des condamnés. Il retourna sur ses pas, rouvrit la porte de la cour, traversa en biais le chemin, et alla s'adosser contre une barrière abritée par un tilleul. Son voeu fut exaucé; pendant deux minutes, il contempla une mousseline blanche sur laquelle passait et repassait une ombre légère. Bientôt s'y dessina une autre ombre plus opaque, beaucoup moins éthérée, et Paméla, écartant le rideau, ouvrit la fenêtre, regarda un instant dans la nuit, puis ferma les volets, et tout fut dit.
Raymond allait quitter son embuscade, quand il entendit le bruit d'un pas qui se rapprochait. Honteux de sa déraison, qu'il condamnait comme une lâcheté, jaloux de la dérober à tout l'univers, sa conscience troublée eut peur d'un passant, et il voulut lui laisser le temps de vider la place. Il n'y avait pas de lune, le ciel était voilé et la nuit obscure. Raymond eut beau sonder du regard les ténèbres, il n'y discerna aucune forme humaine, et bientôt il n'ouït plus rien; on avait fait halte ou rebroussé chemin. Comme il se disposait pour la seconde fois à traverser la route, un incident bizarre le retint immobile à son poste. Après avoir donné ses soins à sa jeune maîtresse, Paméla, une lampe à la main, était descendue dans sa chambre, située au rez-de-chaussée. Elle s'approcha de sa fenêtre, qui était grillée, alluma un rat de cave, et le passa dans l'intervalle de deux barreaux en déployant toute la longueur de son bras. Était-ce un signal? était-ce un phare? Le promeneur qui avait fait halte se remit en marche; aussitôt la négresse souffla sa lumière. L'instant d'après, quelqu'un, rasant la muraille, s'avança vers la fenêtre grillée, et une longue chuchoterie commença sur une note tour à tour assez tendre ou assez aigre, mais si basse que Raymond aux écoutes ne put attraper un seul mot.
Il ne laissa pas de se féliciter de l'incident. Depuis longtemps il épiait une occasion favorable pour mettre sa pupille en demeure de renvoyer Paméla, qu'il se souciait peu de laisser auprès d'elle durant son absence. Il remercia le hasard qui le servait si bien, et il allait se montrer et verbaliser, quand, Paméla ayant refermé brusquement sa fenêtre, l'homme partit en hâte, reprenant à grandes enjambées le chemin par lequel il était venu. En sa qualité de juge instructeur procédant à une information, Raymond regretta que l'oiseau se fût envolé avant qu'il eût pu prendre son signalement. Il craignait de compromettre sa dignité en courant après lui; il rétrograda de quelques pas, enfila un sentier qui coupe à travers champs et rejoint la route en face d'une croisée, où l'on allume une lanterne dans les nuits sans lune. En arrivant au bout du sentier, Raymond s'aperçut avec déplaisir que l'huile manquait au falot, dont la lumière était si faible que l'homme passa sans qu'il pût démêler ses traits. Il constata seulement que son chapeau était en feutre mou, que sa taille était haute, qu'au surplus le galant n'avait la tournure ni d'un laquais, ni d'un journalier. "Pourquoi ne serait-ce pas un prince?" se dit-il gaîment, et il fit la réflexion que Paméla n'était pas une âme vulgaire, que l'homme ne commençait pour elle qu'au marquis, qu'après s'être emmarquisée il était naturel qu'elle visât plus haut, que cette Diane africaine n'adressait ses flèches qu'au gros gibier. Soudain une douleur aiguë lui traversa le coeur comme un glaive. Il venait d'aborder la pensée que le coureur de nuit, qu'il avait surpris tantôt près de sa maison, en voulait, non à une négresse, mais à une blanche dont lui Raymond avait la garde, que peut-être cet adorateur de lèvres épaisses les employait à transmettre des messages. Il fut prit d'un éblouissement, il lui sembla que le falot, se rallumant tout à coup, projetait une éclatante lumière et qu'il apercevait au bout de la route un homme qui marchait vite, se frottait les mains et le narguait en lui criant son nom, qu'il ne parvenait pas à entendre. Il dit à demi-voix: "Renoncer à elle, j'en suis capable; mais souffrir qu'on me la vole! ce serait trop me demander." Et sa haine passa en revue tous les visages d'hommes qu'il connaissait.
Cependant il se remit par degrés de cette secousse, il combattit ses imaginations, tâcha de se démontrer à lui-même que ses soupçons étaient absurdes, et, tout en raisonnant, il atteignit la cour de l'Ermitage, dont il avait laissé la porte ouverte. Le sort voulut qu'il y trouvât encore un homme, mais celui-là n'était point mystérieux comme l'autre. Il venait de se cogner contre un boute-roue; frottant son genou, il se répandit en imprécations contre les maisons mal éclairées. Raymond prit dans son gousset un briquet phosphorique, et ralluma la lanterne de la grille. A la plaque de métal qui brillait sur le devant de sa casquette, il reconnut dans ce butor un commissionnaire de place, et il lui demanda d'un ton rude à qui il en avait et ce qu'il voulait. L'homme à la casquette, qui était en pointe de vin, répondit qu'on l'avait chargé de porter un paquet à l'Ermitage, que sur de fausses indications il s'était égaré, que depuis trois heures il demandait son chemin de maison en maison.
"Et de taverne en taverne, interrompit Raymond. Où est votre paquet?"
Le commissionnaire, peu solide sur ses jambes, employa quelques minutes à fouiller dans ses poches; il en tira enfin une petite boîte, soigneusement enveloppée dans un papier gris ficelé et cacheté, et la montrant à Raymond sans la lui donner: "Ce bibelot, dit-il, est pour une jeune demoiselle qui demeure ici, et on m'a expressément recommandé de le lui remettre en main propre."
Raymond lui arracha la boîte de vive force. Que n'invente pas un esprit troublé? Une seconde lui avait suffi pour échafauder une histoire et pour la mettre en équilibre sur la pointe d'une aiguille. Sous le papier gris qu'il pétrissait entre ses doigts se cachait une lettre qu'on n'avait pas osé confier à la poste; cette lettre avait été écrite par le promeneur nocturne dont il n'avait pu distinguer les traits, lequel était venu tout à l'heure chercher la réponse, ne se doutant pas que son Mercure s'était oublié dans un cabaret.
"Qui vous envoie? demanda-t-il au commissionnaire.
—Ah! bien, s'il fallait savoir le nom de tout le monde, voilà un métier qui serait bien encombrant, répliqua celui-ci.
—N'est-ce pas un homme haut sur ses jambes, coiffé d'un chapeau de feutre noir? reprit Raymond bouillant d'impatience.
—Que diable cela peut-il vous faire? repartit le crocheteur; voulez-vous le lui acheter?
—Vous êtes un sac-à-vin ou un fripon!" lui riposta-t-il brutalement, et il lui ferma la grille au nez. Il regagna sa chambre, où à peine fut-il entré, qu'il déposa la boîte sur sa table. Il l'examina, la mania, la tâta, la palpa; plus il la regardait, plus il lui trouvait un air suspect, une physionomie sinistre et scélérate. Sûrement cette bonbonnière ficelée et cachetée contenait quelque poison foudroyant; il le sentait déjà courir dans ses veines, attaquer les sources mêmes de sa vie. Il prit des ciseaux, fit un mouvement pour couper la ficelle; mais, comme précédemment sur la route, il se prit à parler à demi-voix: "Bartholo vit encore, se dit-il, le voici!" Et il posa le doigt sur son front. Il ressentit un transport de fureur contre les cheveux blonds qui faisaient violence à son caractère et le réduisaient à de tels abaissements; ces sortes de haines ne sont que des amours retournés, et l'envers de l'étoffe ressemble si fort à l'endroit que souvent on les confond l'un avec l'autre. Toutefois bien lui en prit d'avoir évoqué le souvenir du tuteur de Rosine, car il se coucha sans avoir coupé la ficelle.
Le lendemain, quand il descendit pour déjeuner, il avait la boîte dans sa poche. Pendant le repas, on ne causa que de sujets oiseux; mais au dessert miss Rovel demanda tout à coup à Mlle Ferray s'il n'était pas venu pour elle un petit paquet qu'elle attendait de Florence.
Raymond la regarda fixement. "Excusez ma négligence, lui dit-il. Ce paquet m'a été remis hier au soir par un crocheteur pris de vin, qui ne l'apportait point de Florence; il venait de Genève, envoyé par une inconnu de haute taille, coiffé d'un chapeau de feutre. C'est tout ce que j'ai pu tirer de ce manant.
—Que l'inconnu fût petit ou grand, qu'il eût un chapeau ou n'en eût point, répondit-elle avec enjouement, je suis enchantée que son envoi soit arrivé à bon port."
Et Raymond lui ayant fait passer la boîte, elle en examina l'enveloppe, puis la posa près de son assiette, et se mit à tambouriner sur la table avec son couteau.
Malgré lui, les yeux de Raymond se reportaient toujours, sur le sinistre papier gris. Apparemment miss Rovel s'en aperçut, car elle lui dit à brûle-pourpoint: "Comme vous avez raison de vous moquer des femmes, monsieur, elles sont si curieuses! Regardez plutôt Mlle Ferray, elle grille d'envie de savoir ce qu'il y a dans ce papier gris. Lui donnerons-nous ce contentement? Dans ce papier, il y a un écrin, dans l'écrin un médaillon, et dans le médaillon, sur mon honneur, un joli petit portrait.
—Le portrait de qui?" demanda Raymond en jouant l'insouciance.
Elle ramena sa tête en arrière, et d'un air de bravade: "Le portrait de quelqu'un que j'aime beaucoup plus que vous ne l'aimez, de quelqu'un à qui vous trouvez mille défauts que je ne lui trouve pas, de quelqu'un dont vous goûtez peu la société et que je goûte beaucoup, de quelqu'un dont vous vous défiez comme du diable et à qui je dis tous mes secrets.
—Qui est ce monsieur? répliqua-t-il d'une voix sourde.
—Ai-je dit que c'était un monsieur?" fit-elle en se reculant comme une chatte qui, avant d'étrangler sa souris, lui permet de respirer un instant et de faire ses adieux à la vie. Puis elle s'écria: "Au fait, les tuteurs ont le droit de tout voir." Et, coupant la ficelle, brisant le cachet, elle déplia l'enveloppe avec une lenteur calculée qui exaspérait Raymond. Elle en tira un écrin, et de l'écrin un médaillon qu'elle présenta tout ouvert à son tuteur, lequel s'avisa que ce médaillon contenait un charmant portrait sur émail de miss Rovel en personne.
Il laissa échapper un soupir de soulagement, et dit avec la gaîté d'un homme qui avait la corde au cou et qu'on détache: "Il est charmant, ce portrait; quel en est l'heureux possesseur, et comment peut-il consentir à vous le restituer?
—Les tuteurs ont le droit de tout savoir, répondit-elle; je l'avais fait faire à Florence pour mon frère William. La Barbade est bien loin, j'ai craint qu'il ne se perdit en route, et j'ai mieux aimé le garder jusqu'à ce qu'il trouvât un amateur. L'autre jour j'ai écrit à maman de me l'envoyer par une occasion, l'occasion s'est rencontrée, et le voilà, ce portrait. J'ai quelque désir de lui faire voir le monde en bonne et sûre compagnie. Vous voudrez bien l'emmener avec vous à Paris, la copie vous incommodera moins que l'original."
Raymond se confondit en remercîments; il ne laissait pas de se méfier encore, et son regard en dessous observait l'écrin, qui était resté aux mains de miss Rovel; il pouvait avoir un double fond. Elle se leva et lui dit: "Le médaillon, l'écrin, le papier gris, les ficelles, les cachets, je vous donne tout, et les mystères de ma vie par-dessus le marché!" Et, lui jetant le tout pêle-mêle sur son assiette, elle s'enfuit en riant.
Pendant une partie de l'après-midi, Raymond eut le coeur singulièrement léger. Il fuma un cigare sur la terrasse, et il découvrit que le ciel était d'un bleu suave, qu'avril est un mois délicieux, qu'après une longue maladie le soleil venait d'entrer en convalescence, que les fredons des oiseaux et les haies habillées de neuf célébraient à l'envi cette résurrection, qu'il y avait dans l'air une odeur de renouveau, que le monde a été fait par quelqu'un qui s'y entendait, que tout vient à point à qui sait attendre, et que les coureurs de nuit ont l'excellente habitude de préférer les négresses aux blanches.
Cependant ses défiances se réveillèrent subitement lorsque, ayant vu Paméla traverser la cour avec un panache sur la tête, et lui ayant demandé où elle allait, la négresse lui répondit que miss Rovel l'envoyait à la ville faire des emplettes.
"Ne t'attarde pas en chemin, paresseuse!" lui cria Meg, qui parut sur le seuil de la porte. La négresse détala.
Raymond, s'approchant de sa pupille, lui dit: "Je désire, miss Rovel, que cette fille ne reste pas plus longtemps à votre service." Et il lui raconta que la veille, comme il s'assurait si la porte de la cour était fermée, il avait surpris la négresse à sa fenêtre, échangeant de tendres propos avec un inconnu.
"En vérité!" s'écria-t-elle avec un peu d'émotion, et, se remettant bien vite: "Etait-il aussi coiffé d'un chapeau de feutre?
—Il n'importe, répliqua-t-il en tordant sa moustache. Cette créature est une dévergondée, et il me tarde de lui voir les talons.
—Bah! dit-elle, comme tout le monde, elle a des besoins de coeur, il faut être indulgent pour les âmes sensibles." Puis, changeant soudain de propos, elle pria son tuteur de faire avec elle une dernière promenade dans le bois. Il lui répondit d'un ton sec qu'il était désolé de se priver de ce plaisir, mais qu'il avait, lui aussi, quelques emplettes à faire en ville, et que, son départ étant fixé au lendemain, il ne les pouvait ajourner.
"Je n'aime pas les hommes qui sont si sûrs de leurs volontés," repartit-elle, et, ce disant, elle lui tourna le dos.
Quelques instants plus tard, Raymond s'acheminait d'un bon pied vers Genève. Il connaissait assez l'indolente démarche de la négresse pour se flatter que, malgré les recommandations de miss Rovel, il regagnerait l'avance qu'elle avait sur lui. Toutefois, quoiqu'il fît diligence, peu s'en fallut qu'elle ne lui échappât. Il atteignit les abords de la ville sans l'avoir rejointe; mais du haut d'une colline couronnée d'une église russe, comme il promenait en cercle autour de lui son oeil d'épervier, il aperçut un châle et un panache rouges qui traversaient une place, se dirigeant du côté du grand quai. Il hâta le pas et les revit au moment où ils se disposaient à passer les ponts. Il ne les perdit plus de vue et constata qu'ils entraient à l'Hôtel des Bergues. A son tour, il traversa le pont, alla s'établir dans l'île Rousseau, sur un banc qui faisait face à la porte principale de l'hôtel. Après dix minutes d'une attente fiévreuse, il vit la négresse ressortir. Il la laissa s'éloigner. Sur ces entrefaites, ayant levé le nez, il tressaillit en avisant sur un balcon un homme de haute taille, de belle tournure et coiffé d'un chapeau de feutre. Cet homme lui était bien connu, il s'appelait le prince Sylvio Natti.
Il quitta aussitôt son banc, et prit si bien ses mesures que Paméla était encore assez loin de l'Ermitage lorsqu'elle sentit une main qui lui serrait le bras comme dans un étau, et quelqu'un lui cria: "Livrez-moi sur-le-champ la lettre que vous a remise le prince Natti."
Si elle en avait eu le moyen, la négresse eût pâli, blêmi d'épouvante. A vrai dire, les regards féroces que lui jetait Raymond n'étaient pas propres à la réconforter. Elle essaya pourtant de payer d'audace, et, répandant toutes les larmes de son corps, elle protesta que Raymond lui faisait injure, qu'elle était une honnête fille, célèbre dans les deux mondes par sa retenue, incapable de prêter son ministère à un commerce que la morale la plus rigide ne pourrait avouer. Puis, changeant de gamme, elle feignit de lui confesser, avec des airs de pudeur effarouchée, que le prince Natti était amoureux d'elle, qu'il en perdait le boire et le dormir, qu'elle s'était rendue à l'hôtel des Bergues pour l'adjurer de respecter sa vertu.
"Remettez-moi cette lettre," lui répétait Raymond en lui disloquant le bras. Elle vida la poche de sa robe et la retourna pour lui prouver qu'elle ne contenait aucune contrebande. Elle en avait d'abord retiré son mouchoir qu'elle gardait dans sa main; il le prit, le secoua, en fit tomber un papier, qu'il se hâta de ramasser. Ce papier était un ph. Il fut sur le point d'en faire sauter le cachet; après réflexion, il se contenta de le serrer dans son portefeuille, en disant à Paméla: "Que vos paquets soient faits dès ce soir! Demain, à la pointe du jour, vous sortirez de chez moi pour n'y jamais rentrer."
La laissant à ses réflexions, il se dirigea rapidement vers l'Ermitage. Il trouva miss Rovel dans le salon, face à face avec Mlle Ferray, qui ne soupçonnait point cet ange de loger le diable dans ses yeux. Occupée à dévider un écheveau, les poignets de Meg lui servaient de dévidoir. Raymond s'assit à l'écart, la main posée sur son coeur, à qui il ordonnait en vain de battre moins fort. Quand on annonça que le dîner était servi, miss Rovel lui prit le bras pour passer dans la salle à manger, et ne parut pas s'apercevoir du supplice qu'elle lui infligeait. Il mangea du bout des dents par contenance; il avait la gorge serrée, l'haleine courte; il portait sur sa poitrine le poids d'une montagne qui cette fois, il en était sûr, ne devait pas accoucher d'une souris.
Dès que le dîner fut fini, il dit à sa soeur: "Je désire avoir un entretien avec miss Rovel; qu'on nous laisse seuls un instant!"
Ces mots firent ouvrir de grands yeux à Mlle Ferray. Il y avait en elle comme une impossibilité physique de croire au malheur; son éternel optimisme se figura incontinent que Raymond, dont l'agitation ne lui avait pas échappé, était à bout de résistance, qu'il ne se sentait plus maître de son secret, qu'il avait résolu de se déclarer à miss Rovel; la place demandait à se rendre, elle arborait le drapeau blanc, sans doute le vainqueur serait généreux. Mlle Ferray se dépêcha de se retirer. Grâce à la rapidité de ses espérances, en arrivant au bout de la chambre elle avait acquis déjà la certitude que tout s'arrangerait pour le mieux, qu'avant une heure son frère aurait défait ses malles; quand elle eut refermé la porte, elle venait de revoir l'enfant phénoménal qui unissait au teint d'un noiraud des cheveux couleur d'or.
"Miss Rovel, dit Raymond en s'interrompant plus d'une fois, tant la voix lui tremblait, voici une lettre que Paméla vous a rapportée de la ville. Vous disiez ce matin que les tuteurs ont le droit de tout savoir; je désire savoir ce que contient cette lettre, et j'estime comme vous que j'en ai le droit."
Il lui présenta le pli, elle le chiffonna dans ses doigts, pendant qu'une rougeur lui montait au visage; puis, s'étant décidée à l'ouvrir, elle lut tout haut le billet que voici:
"Vos objections ne sont que des défaites. J'ai votre parole, il est trop tard pour vous en dédire, et cela se fera; il le faut, je le veux, il y a peu de jours encore vous m'avez permis de le vouloir. Avant minuit, je vous attendrai à la croisée que vous savez. A vous pour la vie."
Il régna pendant quelques minutes un silence à entendre voler les mouches. Enfin Raymond réussit à dire: "De qui est cette lettre?
—Du prince Sylvio Natti, qui a formé le projet de m'enlever cette nuit, répondit-elle en baissant les yeux, mais sans hésiter.
—Et ce projet a été approuvé par vous? lui demanda-t-il en posant ses coudes sur la table et son menton dans ses mains.
—Vous voyez bien, répliqua-t-elle vivement, que ce billet est une réponse à un refus.
—Ah! permettez, lui dit-il, ce refus ne me semble pas sérieux. Le prince Natti se vante d'avoir été encouragé par vous; vous vous êtes engagée par écrit probablement."
Elle fit un mouvement des épaules: "Je n'écris jamais," repartit-elle; puis après une courte pause, relevant les yeux: "Je dois vous avouer, monsieur, que, durant quarante-huit heures, j'ai été parfaitement déterminée à courir la chance de cet enlèvement."
Il éprouva une commotion dans tout son corps, des flammes rouges dansèrent devant ses yeux. "Vous avouez enfin que vous aimez ce hanteur de brelans? murmura-t-il.
—Que vous dirai-je? répondit-elle; l'émotion d'une aventure plaisait à l'une de mes deux âmes. Depuis, j'ai réfléchi et je me suis ravisée." Comme il ne disait mot, elle ajouta: "Je ne suis pas très-versée dans les saintes Ecritures, je crois cependant y avoir lu qu'il y a plus de joie au ciel pour un pécheur qui se repent que pour dix justes qui n'ont jamais failli."
Il continuait de se taire, elle recouvra toute son assurance. "Ainsi, monsieur, dit-elle, en bonne foi, vous ne me conseillez pas de me laisser enlever par le prince Natti? C'est pourtant un très-beau garçon, et je me crois presque sûre de son coeur."
Raymond se sentit comme enlevé de sa chaise. Debout, le front crispé, les dents serrées, peu s'en fallut qu'il ne se précipitât sur miss Rovel, qu'il ne l'écrasât sous ses pieds. Elle le regardait d'un oeil intrépide. "A qui parlez-vous? s'écria-t-il d'une voix tonnante.
—A mon tuteur, répliqua-t-elle sans s'émouvoir. Voulez-vous que nous raisonnions un peu? J'ai toujours aimé qu'on me donnât des raisons. Si je m'en allais courir le monde avec le prince Natti, qui aurait le droit de s'en plaindre?
—Quelqu'un, balbutia-t-il, qui a l'indigne folie de vous aimer…
J'entends parler de ma soeur, que vous feriez mourir de chagrin.
—Je sais que Mlle Ferray m'aime beaucoup; mais ce que je désire connaître, ce sont vos raisons personnelles.
—Oh! quant à moi… reprit-il d'un ton glacial, quant à moi, miss Rovel, je réponds de vous à votre mère. Si vous aviez l'obligeance de patienter encore quelques jours, je lui écrirais de venir vous chercher, après quoi, je vous laisserais libre de faire tout ce qu'il vous plaira.
—Bien, dit-elle, je connais à cette heure vos raisons, elles me paraissent bonnes et concluantes."
Elle garda quelques instants le silence; elle promenait l'un de ses ongles dans une rainure de la table, et de son autre main elle jouait avec une boucle de ses cheveux. Tout à coup elle changea de visage, sou regard s'adoucit et s'humecta, puis s'étant penchée vers Raymond: "Mon Dieu, monsieur, que vous êtes prompt! dit-elle. Je vous jure par ce qui est le plus sacré, et, si vous aimez quelque chose, je vous jure par ce que vous aimez le plus au monde, que le prince Natti est un fou, que mon coeur n'est point à lui, qu'il ne m'enlèvera ni la nuit prochaine, ni la nuit suivante, ni jamais, et je vous jure aussi que je tiendrai religieusement la promesse que j'ai faite à Mlle Ferray, qu'en votre absence je ne lui causerai ni un ennui, ni un chagrin, ni une inquiétude, en un mot, que vous pourrez voyager tranquillement avec la certitude qu'elle suffit à ma garde." Et, lui tendant la main à travers la table, elle ajouta en souriant: "Me croyez-vous?"
Il y avait dans ce sourire tant de sincérité, tant d'émotion et tant de coeur, que la colère de Raymond tomba soudain comme un gros vent abattu par une petite pluie, et ses défiances s'évanouirent. Il prit la main qu'elle lui présentait et répondit: "Je vous crois.
—A mon tour, poursuivit-elle, je vous prierai, monsieur, de prendre un engagement envers moi. Donnez-moi l'assurance que vous ne chercherez pas querelle au prince Natti, que vous paraîtrez ignorer son existence et ses projets, que vous laisserez ce fat passer la nuit à la belle étoile."
Il le lui promit par un signe de tête. "Au surplus, dit-elle, si vous craignez qu'il ne réitère ses tentatives, qui vous empêche d'ajourner votre départ?
—Cela n'est pas nécessaire, répliqua-t-il. Je sais, miss Rovel, qu'il n'est au pouvoir de personne de contraindre vos volontés, et, du moment que j'ai votre parole, je me mépriserais, si je doutais de vous. D'ailleurs j'ai renvoyé Paméla; dès demain soir, mon jardinier, qui est un homme de confiance, occupera sa chambre, et la maison sera gardée comme par moi-même."
A ces mots, il se leva, s'approcha d'elle, la regarda dans les yeux, puis d'une voix mal assurée: "Il ne me reste plus, miss Rovel, qu'à vous faire mes adieux et à souhaiter…
—Oh! non, dit-elle, pas ce soir. Il a été convenu entre Mlle Ferray et moi que, puisque vous ne partez qu'à la fin de la matinée, nous déjeunerions ensemble à neuf heures. Bonne nuit, monsieur, et veuillez vous souvenir de notre engagement réciproque."
Elle sortit en courant de la chambre. Mlle Ferray l'attendait sur l'escalier, occupée de sa chimère. "Dieu soit béni, petite, il a enfin parlé, lui dit-elle. Il s'est expliqué, tout est conclu, arrangé.
—Hélas! miss Agathe, répondit-elle, c'est décidément la chambre des lords qui gouverne; on n'accorde rien à ce pauvre peuple."
Mlle Ferray laissa tomber ses bras: "Qu'avait-il donc à vous dire?
—Que, si je lui promettais d'être bien sage, il me rapporterait de Paris du sucre d'orge, du sucre de pomme et toute sorte de sucreries aussi sucrées que toute sa personne et que le doux sirop de sa parole.
—Vous riez toujours, lui dit Mlle Ferray en soupirant; passe encore si votre gaieté nous tirait d'affaires.
—Elle me sert du moins à ne pas être triste; je suis comme ces cultivateurs qui allument des feux de joie dans leur champ pour le défendre contre la gelée.
—Et vous n'avez pas même obtenu qu'il retardât son départ?"
Meg lui pinça doucement le menton en lui disant: "On prétend que je suis romanesque, vous l'êtes bien plus que moi, mademoiselle; mais pour faire un roman, ce n'est pas tout d'avoir son commencement, il faut trouver sa fin. Tâchez d'en inventer une d'ici à demain."
Sur ce, elle s'envola dans sa chambre. Raymond rentra peu après dans la sienne; pour témoigner sa confiance à miss Rovel, il s'abstint de faire à onze heures sa tournée habituelle. En se mettant au lit, il éprouva quelque satisfaction à se représenter le beau Sylvio croquant le marmot dans sa voiture. Pourtant la nuit ne s'écoula pas sans qu'il se réveillât dix fois en sursaut, croyant ouïr quelque bruit, tantôt le retentissement d'un pas qui faisait crier l'escalier, tantôt un murmure de voix ou le roulement lointain d'une voiture. Il s'asseyait sur son lit, prêtait l'oreille; chaque fois il s'assura que tout se réduisait aux vocalises d'une girouette rouillée que le vent s'amusait à faire grincer.
Le matin venu, quand il eut achevé sa toilette, il resta longtemps immobile, s'occupant à rassembler ses forces pour la grande et décisive bataille qu'il allait livrer. Il passait toutes ses troupes en revue; elles étaient sous les armes, rangées en bon ordre, la baïonnette au bout du fusil, et leur discipline lui présageait la victoire. Un peu avant neuf heures, il descendit d'un pas ferme dans la salle à manger; il était pâle, mais calme. Sa soeur ne tarda pas à le rejoindre. On sonna la cloche du déjeuner, miss Rovel ne parut pas. "Elle sera restée endormie," dit Mlle Ferray, et aussitôt elle monta pour l'appeler. L'instant d'après, Raymond l'entendit pousser un cri. Il gravit l'escalier quatre à quatre,—l'appartement de Meg était vide, une lampe achevait de brûler sur la cheminée, et le lit n'avait pas été défait. Raymond éclata de rire et s'écria: "Voilà ce que vaut la parole d'une femme!" Puis il courut comme un furieux dans la chambre de Paméla; elle était vide aussi. Il manda le jardinier. Celui-ci ne savait rien touchant miss Rovel, mais il rapporta que, la veille au soir, comme il allait fermer la porte de la cour, la négresse avait passé devant lui en lui criant au passage qu'elle ne voulait pas demeurer une heure de plus dans une maison d'où on l'avait chassée, qu'elle enverrait le lendemain chercher ses nippes. Sur ces entrefaites, Mlle Ferray apprenait de sa chambrière qu'en entrant le matin dans le salon elle avait été surprise de trouver une fenêtre ouverte et un volet entre-bâillé. Elle appela son frère pour lui communiquer ce renseignement. Il était déjà parti, n'ayant au coeur qu'un désir et dans la tête qu'une pensée,—possédé, corps et âme, par l'aveugle et irrésistible besoin de tuer quelqu'un.
XI
Avant de s'adresser à la police pour lui donner le signalement des deux fugitifs et réclamer son assistance dans leur recherche, Raymond eut l'idée de passer à l'hôtel des Bergues; il se pouvait faire qu'il y recueillît quelques informations utiles. Il éprouva dans cette conjoncture que la certitude du malheur produit une sorte d'apaisement. Il était presque calme en se présentant à l'hôtel, où, à peine eut-il prononcé le nom du prince, le portier lui répondit: "Second étage, juste en face de l'escalier. Le prince est chez lui.
—En vérité? reprit Raymond, qui eut peine à dissimuler sa vive surprise; ayez l'obligeance de vous en assurer."
Le portier sortit de sa loge, appliqua tour à tour sa bouche et son oreille à l'extrémité d'un cordon acoustique, et revint en disant:
"Le prince est occupé à déjeuner dans sa chambre, il ne peut recevoir.
—J'ai une nouvelle pressée à lui annoncer, répliqua Raymond, je suis certain d'être reçu."
Et, grimpant lentement l'escalier, en vingt sauts il atteignit le second étage, où il se heurta contre un sommelier qui lui dit: "C'est monsieur qui désire voir le prince Natti? Il a fait défendre sa porte."
Raymond le poussa par les épaules en lui criant: "Allez porter ma carte." Une seconde après, il entendit une voix d'un beau timbre qui disait avec un accent italien: "Assurément, faites entrer."
Il entra. Le prince était seul, absolument seul, et achevait de déjeuner; Raymond constata qu'il n'y avait sur la nappe qu'un couvert. Soit philosophie naturelle, soit l'effet d'une agréable digestion, le beau Sylvio se trouvait dans cette heureuse disposition d'esprit qui fait porter légèrement le poids d'une conscience chargée et mépriser les cas fortuits. Aussi parut-il prendre sans effort son parti d'une visite qui lui promettait peu d'agrément; il fit bon visage à Raymond et lui avança un fauteuil avec beaucoup de civilité.
"Prince, est-il besoin que je vous explique le motif de ma visite? lui demanda Raymond en s'asseyant.
—A la rigueur, je pourrais le deviner, répondit-il avec aménité; cependant je suis curieux d'entendre votre explication.
—Fort bien, monsieur, je suis venu vous de mander compte…
—Vous savez donc tout? interrompit-il.
—Depuis hier soir. Miss Rovel m'avait fait la grâce de me montrer votre lettre."
Sylvio laissa échapper une exclamation de colère; puis, s'étant dit apparemment que le sage doit s'attendre et se résigner à tout: "Si vous venez me faire des reproches, reprit-il, je m'empresserai de reconnaître que je me suis comporté comme un sot ou comme un fou,—le mot que vous préférerez sera celui qui me conviendra;—toutefois je tiens à vous faire remarquer que l'intention n'a jamais été réputée pour le fait. Si vous vous proposez d'exiger de moi un engagement pour l'avenir, je me hâterai de le prendre, car je suis bien dégoûté de ma sottise ou de ma folie. Enfin, si vous désirez tout simplement vous donner la satisfaction de me plaisanter sur ma déconfiture, eh! mon Dieu, quoique d'habitude je n'aie pas l'humeur endurante, je me soumettrai à mon sort, que j'ai mérité, et peut-être finirai-je par rire de bon coeur avec vous."
Raymond, éperdu d'étonnement, se demanda ce que signifiait cet étrange discours et si le prince Natti était le plus consommé des comédiens, tant il semblait parler de bonne foi. Ne sachant à quoi s'en tenir, le tuteur de miss Rovel résolut d'avancer pas à pas, la sonde à la main. —"Est-il possible, prince, reprit-il d'un ton narquois, qu'un homme tel que vous ait à se plaindre de la destinée? Se peut-il bien qu'il ait rencontré des résistances sur lesquelles il ne comptait pas?
—Et sur lesquelles, interrompit Sylvio, j'avais le droit de ne pas compter. La conduite de miss Rovel, poursuivit-il, me dispense de garder aucun ménagement et me met à l'aise pour vous apprendre qu'il y a peu de jours encore elle avait donné à ma stupide entreprise tous les encouragements imaginables. Tout était arrêté, concerté entre nous,—je n'ai pas l'habitude d'enlever les femmes malgré elles.—Un scrupule subit lui est venu, je ne crois pas à ses scrupules. Votre pupille, monsieur, est une satanée coquette, vous m'obligerez en le lui disant de ma part."
Ces dernières paroles furent prononcées sur un ton de dépit si amer qu'il n'était plus permis de croire que le beau Sylvio jouât la comédie. Raymond demeura convaincu que non-seulement il n'avait pu pousser sa victoire jusqu'au bout, mais que son entreprise avait échoué dès le premier pas, que miss Rovel s'était ravisée, que l'enlèvement n'avait pas eu lieu. Que s'était-il passé? Il mourait d'envie de le savoir. Cachant le trouble qui le dévorait: "Je vous promets, dit-il d'un air enjoué, de transmettre fidèlement votre message; mais vos griefs contre ma pupille sont-ils aussi sérieux qu'il vous plaît de le dire? Les scrupules sont de son âge et ne durent guère. Ne vous a-t-elle point donné d'espoir pour l'avenir? Ne vous a-t-elle pas laissé entrevoir qu'elle vous aime, et que tôt ou tard sa conscience sera de meilleure composition?"
Sylvio fronça ses noirs sourcils. "Je vous ai donné, monsieur, la permission de vous moquer de moi, répondit-il, mais il me semble que vous en abusez.
—Point du tout, vous vous méprenez sur mes sentiments. Je suis plein de sympathie pour votre malheur, d'autant qu'il a dû être fort sensible à un homme qui n'a jamais trouvé de cruelles."
Le prince reprit sa belle humeur: "En bonne foi, il m'est impossible de me fâcher; ma mésaventure a un côté si gai!… Monsieur, en présentant mon compliment à miss Rovel, veuillez lui dire que vous m'avez trouvé fort résigné à ma disgrâce; peut-être aurais-je été capable de l'épouser, et voilà un malheur qui eût manqué absolument de gaîté. Que s'il me reste quelque regret, je sais le moyen de m'en guérir. On m'a dit qu'il y avait un tripot célèbre à Saxon, qui n'est pas loin d'ici; c'est là que dès aujourd'hui j'achèverai de me consoler. D'où je conclus que je suis content, que vous l'êtes aussi, et que nous n'avons plus rien à nous dire."
A ces mots, il salua Raymond, comme pour l'engager à prendre congé de lui; mais Raymond ne lui rendit point son salut. Depuis deux minutes, il tenait ses yeux braqués sur la glace qui surmontait la cheminée, et dans laquelle il se passait quelque chose d'intéressant. Il y avait à l'autre bout de la chambre un petit garde-manteau à chevilles, masqué par une tenture en tapisserie. Ce rideau se réfléchissait dans la glace, et à deux reprises Raymond avait cru le voir osciller légèrement.
"Prince, dit-il, avant que je parte, un mot encore de grâce!
Qu'avez-vous caché avec tant de soin derrière cette tapisserie?"
Par un mouvement instinctif, le prince Natti courut se placer entre le garde-manteau et Raymond. "Vous êtes trop curieux, répondit-il avec hauteur; que vous importe?"
Raymond sentit tout son sang affluer à son coeur. Il ne pouvait plus douter que l'effronterie de ce Lovelace napolitain n'eût cherché à lui donner le change; Meg était là, derrière le rideau, à deux pas de lui. Il serait mort de honte si, en présence de la déloyale créature qui l'entendait, sa colère eût trahi son amour. Elevant la voix pour qu'elle portât jusqu'au bout de la chambre, il reprit avec une glaciale ironie: "Monsieur, tirez ce rideau, je serais heureux de présenter mes hommages l'honnête et charmante personne que vous avez enlevée cette nuit.
—Vous êtes donc sorcier? s'écria Sylvio d'un ton aigre-doux.
—Convenez, poursuivit Raymond, que vous m'en imposiez tout à l'heure, que vos desseins n'ont point rencontré de résistance, que cette nuit a été la plus heureuse de votre vie, qu'aucun sot scrupule n'est venu troubler ou retarder vos plaisirs.
—Je conviens, répondit-il, que vos ironies m'agacent furieusement les nerfs et que je vais me fâcher."
Sa belle humeur prévalut encore sur son dépit, et il ajouta en souriant: "A vous parler franc et net, on m'a tout offert, mais Je vous prie de croire que j'ai tout refusé.
—Prince, tirez donc ce rideau, répéta Raymond; je voudrais voir le visage que fait en vous écoutant l'innocente créature que vous avez enlevée cette nuit.
—Au préalable, vous entendrez l'histoire véridique de ma bonne fortune, reprit Sylvio, car le mieux est de se donner soi-même les étrivières, on y met plus de formes. Après deux heures de mortelle attente, j'étais furieux et transi de froid. Je donne l'ordre à mon cocher de regagner la ville. Au même instant, je crois ouïr une voix et un piétinement précipité. Le coeur me bondit, j'ouvre la portière, je m'élance, je presse amoureusement dans mes bras l'idole de mon âme qui venait me consoler de ma longue faction;… mais, voyez un peu les bizarreries du coeur! La lanterne de la voiture ayant jeté un pâle rayon sur son visage, il me vint un repentir, je sentis se calmer mes transports, mon amour se changea subitement en un saint respect, ce qui n'empêcha pas cette innocente créature, comme vous l'appelez, de s'installer sur mes coussins en me disant: "J'y suis, j'y reste…" Je vous la donne, monsieur, pour une tête de fer, qui a le sang chaud et les passions vives.
—Et vous la méprisez assez, s'écria Raymond, pour raconter cette histoire devant elle?
—Pourquoi la mépriserais-je? répliqua-t-il avec étonnement. Votre vocabulaire est singulier; qu'a donc à voir le mépris là dedans?"
Pour toute réponse, Raymond serra les poings et s'avança d'un pas vers le garde-manteau. Le prince lui barra le passage. "Promettez-moi, lui dit-il, que vous ne porterez pas la main sur elle. Vous lui faites une peur affreuse, elle prétend que vous seriez capable de la tuer.
—Moi, la tuer! repartit Raymond avec un ricanement sarcastique. Vous vous moquez. Lady Rovel l'avait confiée à ma garde, je dois à lady Rovel compte de son dépôt, et il n'en sera pas autre chose." Il ajouta d'un air impérieux: "Prince, faut-il que je vous la reprenne de force, ou consentez-vous à me la rendre?
—Tout de bon, vous me demandez de vous la rendre?
—Je vous l'ordonne.
—Et que ne parliez-vous, monsieur! Le ciel vous bénisse et vous récompense! je vous obéirai de grand coeur, et à l'instant même, et dix fois pour une, car croyez que cette beauté ingénue est ici malgré moi, et que la continence de Scipion n'est rien au prix de la mienne. Interrogez-la plutôt, qu'elle vous dise s'il n'est pas vrai que je l'engageai chaleureusement à retourner à l'Ermitage, qu'elle protesta de son intention de ne jamais me quitter, de me suivre au bout du monde, que, saisi d'épouvante, je sautai par la portière et cherchai mon salut dans une fuite essoufflée, mais qu'à peine étais-je ici, à peine me croyais-je à l'abri de ses charmes dangereux, elle a surgi devant moi comme un fantôme. Par où est-elle entrée? Par la fenêtre, par la cheminée, par le trou de la serrure? Je n'en sais rien, les sylphides ne connaissent point d'obstacles."
Et, pirouettant sur ses talons, il s'écria: "Déité miséricordieuse, bonté consolatrice, sortez de votre retraite, je vous suis caution que le farouche moraliste qui vous réclame ne touchera pas à un seul de vos cheveux."
En dépit de cette promesse rassurante, la déité demeura blottie dans son coin, et pour mieux se dérober aux regards, attirant à elle le rideau, elle tâcha de s'en envelopper. Par malheur, son action fut si impétueuse que la tringle céda, la tapisserie glissa jusqu'à terre, et les yeux étonnés de Raymond virent apparaître dans le désordre d'une tenture un front couleur de suie, un nez camus, et tout le visage de la plus romantique des négresses.
Il resta bouche béante, comme pétrifié; après quoi il fut pris d'un accès d'homérique hilarité et d'un éclat de rire nerveux dont il ne pouvait plus se rendre maître. Il regardait tour à tour le prince et Paméla, il grillait du désir de les embrasser l'un et l'autre.
"Pour le coup, votre gaîté passe les bornes, lui dit Sylvio en retroussant sa moustache, mes oreilles commencent à s'échauffer. Faites-moi le plaisir d'emmener au plus vite cette moricaude dont la vertu vous est si chère.
—Tout considéré, lui répondit Raymond en reprenant son sérieux, je me ferais une conscience de vous en priver. Dans un cas pareil au vôtre, cette moricaude a su consoler M. de Boisgenêt, de qui la sage philosophie me paraît digne d'être proposée en exemple. Au demeurant, si vous craignez que vos amis de Florence ne s'égaient comme moi à vos dépens, rassurez-vous, prince, vous pouvez compter sur mon absolue discrétion."
Et à ces mots, avant que Sylvio se fût mis en mesure de l'en empêcher, il gagna la porte, l'ouvrit précipitamment, s'élança dans l'escalier, le descendit à toutes jambes. Il prit un fiacre sur le quai et s'achemina vers l'Ermitage en recommandant au cocher de brûler le pavé. Après avoir vidé les arçons, son âme s'était remise en selle; il était heureux, gaillard, sûr de son fait. Il semonçait son imagination, lui reprochait sa ridicule erreur, ses effarements et sa démence; elle se confondait en excuses. Quand l'esprit est monté à ce ton, il trouve des explications à tout, même à un lit qui n'est pas défait, même à un volet qu'on avait fermé et qui s'est rouvert on ne sait comment. Raymond tenait pour avéré, pour constant, que la première personne qu'il allait rencontrer à l'Ermitage serait Meg, qu'elle s'était donné le plaisir de l'alarmer, qu'elle avait voulu mettre sa confiance à l'épreuve. Il se promettait de lui laisser ignorer les affres qu'il venait d'éprouver et de l'aborder avec un front serein; il se flattait d'y réussir, car il était fier de l'empire qu'il avait su prendre sur lui-même. Il sortait de l'hôtel des Bergues non-seulement sans avoir étranglé personne, mais encore sans avoir trahi ses angoisses, ni laissé échapper une parole qui pût compromettre sa pupille. La satisfaction que lui inspirait sa conduite se joignant à la certitude que miss Rovel n'aimait pas le prince Natti, il était disposé à se réconcilier avec l'univers, à confesser qu'il y avait un malentendu au fond de sa longue dispute avec la vie.
Il n'était plus qu'à dix minutes de l'Ermitage quand il vit accourir à lui un exprès qu'on venait de détacher à sa recherche. Il tenait deux lettres à la main; Raymond s'en saisit, il lui prit une sueur froide en lisant la première. Elle était de sa soeur, et l'écriture en était tremblée. Mlle Ferray lui mandait dans un style un peu décousu que miss Rovel ne s'était pas encore retrouvée, qu'on avait lieu de croire qu'elle avait exécuté son évasion dans les premières heures de la nuit, qu'elle était probablement sortie par l'une des fenêtres du salon, qu'elle avait pris son chemin à travers le verger. On venait de découvrir dans le bois une voilette accrochée à des broussailles et sur le ruisseau une planche qui avait dû servir de pont à la fugitive. Un fermier du voisinage affirmait que, revenant de la ville entre onze heures et minuit, il avait aperçu un jeune homme et deux chevaux embusqués près d'un bouquet d'arbres. Après avoir communiqué à son frère ces fâcheuses nouvelles, Mlle Ferray l'exhortait à ne point trop s'alarmer. "Nous faisons un mauvais rêve, lui écrivait-elle, mais on n'est jamais resté au milieu d'un rêve." Elle avait rouvert sa lettre pour ajouter en apostille qu'un commissionnaire venait d'apporter un pli, qu'elle s'était permis de l'ouvrir et se hâtait de le lui envoyer, qu'il y trouverait le mot de l'énigme, et qu'elle le conjurait de ne prendre aucune résolution avant d'en avoir conféré avec elle.
Le billet renfermé dans ce pli était ainsi conçu: "Monsieur, les apparences sont contre moi; mais après ce qui s'était passé entre nous, ce que j'ai fait, j'avais le droit de le faire. Ma conscience est tranquille, car mes intentions sont irréprochables. Aussi ne puis-je prendre mon parti d'avoir l'air de fuir devant vous. Je suis à Thonon; je m'y arrêterai vingt-quatre heures, et s'il vous plaisait de venir m'y rejoindre, je m'empresserais de vous donner toutes les explications que vous pouvez désirer. Votre obéissant serviteur,
"Gordon. "
Cette lettre et cette signature firent sur Raymond l'effet que produit le rouge sur le taureau. Il demeura stupide d'étonnement et de fureur, cloué sur place, un brouillard sur les yeux, se demandant où il était, de quoi il s'agissait, ce qu'il faisait au milieu d'une grande route, pourquoi il tenait un papier à la main. Il retrouva enfin le fil de ses idées; il lui parut prouvé qu'il était Raymond Ferray, que sa pupille s'était enfuie et qu'il perdait un temps précieux, attendu qu'il avait une affaire pressante à régler, qui était de rejoindre à Thonon M. Gordon et de lui expliquer poliment qu'il désirait se couper la gorge avec lui. Il s'aperçut aussi qu'il y avait à deux pas de là une voiture immobile, laquelle était attelée de deux chevaux, et un cocher qui l'observait attentivement, ne sachant à qui il en avait. L'interpellant d'un ton brusque, il lui fit prendre l'engagement de ne point ménager ses bêtes et de le conduire en trois heures à Thonon. Il ordonna ensuite à l'exprès de retourner auprès de sa soeur, de l'avertir qu'il ne rentrerait à l'Ermitage que dans la soirée. Cela dit, il venait de remonter dans son fiacre; le cocher brandissait déjà son fouet, quand une autre voiture arriva de Genève, brûlant le pavé. Elle s'arrêta subitement, et Raymond se trouva en présence de lady Rovel et du marquis de Boisgenêt.
Leur brouille n'avait pas duré. Après s'être retiré fièrement dans sa tente, M. de Boisgenêt avait regretté son coup de tête. Ses ressentiments s'étant apaisés, l'appétit lui était revenu. Il était aussi alléché de Meg que pouvait l'être Mirette du plus croquant des massepains; il pensait à elle comme à une friandise délicieuse, et son amour-propre piqué au vif avait juré qu'il s'en passerait la fantaisie. Aussi bien estimait-il que miss Rovel était non-seulement un morceau de roi, mais une superbe affaire. Il croyait lire dans les étoiles que les destins avaient voué lady Rovel à une fin prématurée, qu'ils ne lui donneraient pas le temps d'écorner sa fortune, qu'elle serait ravie à la tendresse de son gendre par une catastrophe prochaine, soit qu'elle se laissât choir au fond de quelque glacier ou qu'elle succombât à l'un de ces innombrables accidents qui accompagnent la recherche de l'homme idéal. Bref, M. de Boisgenêt avait fait ses soumissions et multiplié les démarches pour rentrer en grâce. Il était persévérant; après bien des pas perdus, il réussit à prendre lady Rovel dans sa bonne lune et obtint miséricorde. Quand il y va de leur intérêt, les sots deviennent lucides. Lady Rovel lui ayant confié ce qu'elle avait tu à tout le monde, à savoir que Meg était retournée chez son tuteur, le marquis mit son étude à lui persuader, par d'habiles et incessantes insinuations, que M. Ferray était secrètement amoureux de sa pupille, qu'elle-même en tenait pour son tuteur, et que la renvoyer à l'Ermitage c'était proprement la jeter dans la gueule du loup. A force d'entendre le holement de cette chouette, lady Rovel avait pris l'alarme. Elle avait toujours La Mecque sur le coeur; ne pouvant supporter l'idée qu'on se fût permis de la jouer, elle était partie sur-le-champ pour Genève, et elle se rendait à l'Ermitage dans le dessein de réclamer sa fille et de la ramener dans les vingt-quatre heures à Florence.
Elle n'eut pas plus tôt aperçu Raymond qu'ayant mis pied à terre, elle courut à lui, la foudre dans les yeux, et le tirant à l'écart, après qu'elle eut fait signe à M. de Boisgenêt de venir les rejoindre: "Monsieur, s'écria-t-elle, vous m'avez indignement trompée.
—Comment cela, madame?
—Vous m'aviez juré que ma fille vous était parfaitement indifférente.
—C'est l'exacte vérité, aujourd'hui encore plus qu'hier.
—A d'autres, je vous prie; vous êtes amoureux d'elle, c'est M. de
Boisgenêt qui le dit.
—M. de Boisgenêt est le plus pénétrant des devins. J'aime votre fille autant que je l'estime.
—Et vous êtes parvenu à vous faire aimer de cette éventée; c'est encore M. de Boisgenêt qui l'affirme.
—Cette éventée, répondit-il, en tient si fort pour moi, qu'elle a pris cette nuit la clé des champs."
Lady Rovel fit deux pas en arrière. "Que me chantez-vous là? s'écria-t-elle.
—Je suis désolé, madame, que ma chanson ne vous revienne pas; mais j'ai l'honneur de vous répéter que je partais à la poursuite de votre fille, qui s'est fait enlever cette nuit par un aventurier.
—Comment se nomme cet insecte?
—Cet insecte, madame, c'est un M. Gordon qui n'a pas le bonheur d'être connu de vous, et je ne perdrai pas mon temps à vous faire son portrait.
—Et vous ne l'avez pas encore fait arrêter! lui dit-elle d'un ton méprisant.
—Le mal est que j'ignorais, il y a deux minutes encore, où M. Gordon avait jugé à propos de diriger ses pas.
—Il y a deux minutes que vous le savez, et vous ne me l'avez pas encore dit!
—Si vous daigniez me laisser parler, madame, je vous apprendrais que votre fille est à Thonon.
—Et pousserez-vous l'obligeance jusqu'à m'expliquer où est Thonon?
—Sur le bord du lac Léman, à quelque trente kilomètres de Genève."
Après un court silence, elle reprit: "Vous êtes le premier coupable, monsieur. Quand on a la manie, la rage de se faire tuteur, on tâche d'acquérir les qualités de l'emploi, et quand on demande à prendre une jeune fille sous sa garde, on se donne la peine de la garder.
—C'est un honneur, madame, que je ne me souviens pas d'avoir recherché; dans ma simplicité, je croyais l'avoir subi à mon corps défendant.
—N'est-ce pas vous qui m'avez empêchée de marier Meg à M. de Boisgenêt? Si ce mariage s'était fait, je n'aurais plus à m'occuper d'elle, et ce serait au marquis de courir après… comment l'appelez-vous? après M. Gordon."
Le marquis fit une modeste inclination de tête pour témoigner combien ce regret le touchait.
"Ah! sur ce point, reprit Raymond, je dis humblement mon peccavi, madame. Je reconnais que j'ai eu le plus grand tort de m'opposer à un mariage si bien assorti; dès que vous serez rentrée en possession de votre fille, je vous supplierai de la donner bien vite à M. de Boisgenêt, et j'applaudirai des deux mains à cet heureux dénoûment."
Ce petit colloque avait répandu un seau d'eau froide sur la passion de M. de Boisgenêt. Sa prudence entra en pourparlers avec son amoureux penchant, lui déclara qu'il lui avait déjà coûté bien cher, qu'il n'était pas dans ses moyens de lui faire de plus grands sacrifices, qu'elle entendait arrêter les frais. Apostrophant Raymond du ton le plus aigre: "Monsieur, lui dit-il, vous êtes fort obligeant; mais, s'il me plaît de me marier, je me marierai quand et comme il me plaira.
—Et puisque c'est Meg qui vous plaît, reprit soudain lady Rovel, c'est Meg qu'il vous plaira d'épouser.
—Permettez, madame, répondit-il; à nouveaux faits, nouveaux conseils, et certains événements donnent à penser à un homme de sens.
—Qui vous défend d'y penser? Je vous prie seulement de vous souvenir que vous avez recherché, sollicité, mendié la main de ma fille.
—Eh! madame, je n'avais pas prévu M. Gordon, et je vous confesse que ce M. Gordon me refroidit un peu.
—Il produit sur moi l'effet directement contraire, répliqua-t-elle, il ravive mon désir de marier Meg; vous me l'avez demandée, je vous l'accorde.
—C'est trop de bonté; mais plus je réfléchis…
—Vos réflexions sont parfaitement impertinentes, interrompit-elle, et vous criez comme un aigle pour bien peu de chose. De quoi s'agit-il après tout? D'une escapade; malgré les apparences, Meg est une ingénue.
—Merci de ma vie! s'écria-t-il, une ingénuité qui va passer la nuit à Thonon avec un monsieur me paraît la plus dégourdie du monde, et voilà une marquise de Boisgenêt qui en a dans l'aile.
—Marquis, vous l'épouserez, cria-t-elle du haut de sa tête, vous en serez quitte pour prendre vos précautions et défendre votre porte à tous les Gordons à venir.
—Dieu les bénisse! madame, mais le premier en date de tous les Cordons, celui qui est à Thonon, il n'est pas à venir, que je sache; il est d'une effrayante réalité; je ne peux empêcher ce Gordon-là d'être arrivé, et c'est un Gordon que je ne me soucie pas de prendre à mon compte. Serviteur! je n'épouserai point."
Lady Rovel se retourna vers Raymond: "Monsieur, lui dit-elle, vous êtes le mauvais génie de ma maison, et je mets sur votre conscience le refus de M. de Boisgenêt. Si vous êtes un homme de coeur, vous vous battrez avec lui pour le contraindre d'épouser Meg.
—Je n'en ferai rien, répondit Raymond. Je consens à courir après votre fille; si je parviens à vous la rendre, M. de Boisgenêt l'épousera ou ne l'épousera pas. La seule chose certaine est que dès demain ma mémoire sera nette de son souvenir, et malavisé qui se permettrait de prononcer son nom devant moi."
Là-dessus il courut à sa voiture, y remonta lestement, donna l'ordre à son cocher de fouetter à tour de bras ses chevaux, et, mettant cap au vent sur M. Gordon, il partit sans s'inquiéter si lady Rovel le suivait.
La route qui conduit de Genève à Thonon traverse un beau pays; elle a vue d'un côté sur les Alpes, de l'autre sur le plus admirable des lacs. On croira sans peine que Raymond ne vit ce jour-là ni le lac ni les Alpes. Cependant il ne s'ennuya point en chemin, il avait de quoi s'occuper. Tantôt il vouait une fois de plus une haine implacable à toutes les femmes, à leurs déloyautés, à leurs perfidies, à leurs artifices empoisonnés; il maudissait ces roseaux qui percent et déchirent la main assez folle pour s'y appuyer. Tantôt il se félicitait d'être à jamais guéri; il pouvait évoquer impunément l'image de Meg, se souvenir sans péril de sa beauté; il s'était retrempé dans le mépris, autre Styx dont les eaux noires et fangeuses, mais salutaires, rendent invulnérable le coeur qui s'y baigne. A la vérité, il lui arrivait par intervalles de se dire que, si un soir, dans une bibliothèque, il eût cédé à l'entraînement de sa passion, peut-être une âme de dix-huit ans se fût donnée à lui pour toujours et sans réserve. Il repoussait bien vite cette vision avec horreur; il se répétait cent et cent fois que miss Rovel n'était que duplicité et mensonge, pour un peu il se serait mis à la portière et aurait crié aux passants: "Honnêtes gens, gardez-vous de l'aimer, elle ferait de votre vie un enfer!" Il souhaitait qu'elle adorât son ravisseur afin de la mettre au désespoir en le tuant, car il avait décidé qu'il le tuerait, qu'il ne pourrait respirer à l'aise qu'après s'être vengé, que, si grand que paraisse le monde, il était trop étroit pour contenir un Gordon et Raymond Ferray. A ce propos, il se rappelait avec complaisance qu'un jour, en Arabie, accosté par des Bédouins dont les intentions étaient douteuses, et désirant les tenir en respect, il avait déchargé sur un caillou, à quarante pas de distance, deux coups de son revolver et qu'il avait mis deux balles dans le blanc.
Quand on a dans la tête un si grand roulis de pensées, on peut aller de Genève à Thonon sans s'ennuyer un instant, et, quelle que fût son impatience d'arriver, Raymond ne songea point à se plaindre de la longueur du chemin.
XII
Après le départ de Raymond, lady Rovel sans désemparer avait livré un nouvel assaut à M. de Boisgenêt. Reprenant sa démonstration, elle lui prouva par les raisons les plus concluantes que le premier de ses devoirs était de la décharger pour toujours du pénible soin de garder sa fille, qu'il avait été mis au monde tout exprès pour cela, qu'un homme d'honneur tient à remplir sa destinée, qu'un homme sérieux ne se ravise pas, et qu'un homme d'esprit voit les choses de haut, méprise les détails et la bagatelle d'un enlèvement, que partant il épouserait Meg aussitôt que son sot tuteur l'aurait reprise à M. Gordon, qu'elle entendait que cette affaire fût réglée avant le coucher du soleil, et qu'à cet effet il aurait l'honneur de l'accompagner dans l'instant même à Thonon. Le marquis se défendit du bec et des ongles; elle se mit en colère, il s'emporta, et, renonçant à ménager ses termes, il repartit que la marchandise était trop avariée pour trouver marchand, qu'il en abandonnait sa part, que certains dévoûments dépassaient son courage, et qu'il n'admettait pas qu'on le prît pour un Dandin. Elle rompit à jamais avec lui, et ordonna à son cocher de la conduire à Thonon. Celui-ci, craignant que son cheval un peu poussif ne pût fournir une si longue carrière, lui représenta qu'elle ferait plus agréablement sa route par eau. Plantant là le marquis, elle se fit ramener à Genève, où elle avisa en arrivant sur le quai un bateau à vapeur qui chauffait; elle s'y embarqua.