Molière - Œuvres complètes, Tome 4
PROLOGUE
MERCURE, sur un nuage; LA NUIT, dans un char traîné dans l’air par deux chevaux.
MERCURE.
Il est certain secours que de vous on désire,
Et j’ai deux mots à vous dire
De la part de Jupiter.
LA NUIT.
Qui vous eût deviné, là, dans cette posture?
MERCURE.
Aux différens emplois où Jupiter m’engage,
Je me suis doucement assis sur ce nuage,
Pour vous attendre venir.
LA NUIT.
Sied-il bien à des dieux de dire qu’ils sont las?
MERCURE.
LA NUIT.
Garder le decorum de la divinité.
Il est de certains mots dont l’usage rabaisse
Cette sublime qualité,
Et que, pour leur indignité,
Il est bon qu’aux hommes on laisse.
MERCURE.
Et vous avez, la belle, une chaise roulante
Où, par deux bons chevaux, en dame nonchalante,
Vous vous faites traîner partout où vous voulez.
Mais de moi ce n’est pas de même:
Et je ne puis vouloir, dans mon destin fatal,
Aux poëtes assez de mal
De leur impertinence extrême,
D’avoir, par une injuste loi
Dont on veut maintenir l’usage,
A chaque dieu, dans son emploi,
Donné quelque allure en partage,
Et de me laisser à pied, moi,
Comme un messager de village;
Moi qui suis, comme on sait, en terre et dans les cieux,
Le fameux messager du souverain des dieux;
Et qui, sans rien exagérer,
Par tous les emplois qu’il me donne,
Aurois besoin, plus que personne,
D’avoir de quoi me voiturer.
LA NUIT.
Les poëtes font à leur guise.
Ce n’est pas la seule sottise
Qu’on voit faire à ces messieurs-là.
Mais contre eux toutefois votre âme à tort s’irrite,
Et vos ailes aux pieds sont un don de leurs soins.
MERCURE.
Est-ce qu’on s’en lasse moins?
LA NUIT.
Et sachons ce dont il s’agit.
MERCURE.
Qui de votre manteau veut la faveur obscure,
Pour certaine douce aventure
Qu’un nouvel amour lui fournit.
Ses pratiques, je crois, ne vous sont pas nouvelles:
Bien souvent pour la terre il néglige les cieux;
Et vous n’ignorez pas que ce maître des dieux
Aime à s’humaniser pour des beautés mortelles,
Et sait cent tours ingénieux
Pour mettre à bout les plus cruelles.
Des yeux d’Alcmène il a senti les coups;
Et, tandis qu’au milieu des béotiques plaines
Amphitryon, son époux,
Commande aux troupes thébaines,
Il en a pris la forme, et reçoit là-dessous
Un soulagement à ses peines,
Dans la possession des plaisirs les plus doux.
L’état des mariés à ses feux est propice:
L’hymen ne les a joints que depuis quelques jours;
Et la jeune chaleur de leurs tendres amours
A fait que Jupiter à ce bel artifice
S’est avisé d’avoir recours.
Son stratagème ici se trouve salutaire;
Mais, près de maint objet chéri,
Pareil déguisement seroit pour[2] ne rien faire;
Et ce n’est pas partout un bon moyen de plaire
Que la figure d’un mari.
LA NUIT.
Tous les déguisements qui lui viennent en tête.
MERCURE.
Et c’est agir en dieu qui n’est pas bête.
Dans quelque rang qu’il soit des mortels regardé,
Je le tiendrois fort misérable
S’il ne quittoit jamais sa mine redoutable,
Et qu’au faîte des cieux il fût toujours guindé.
Il n’est point à mon gré de plus sotte méthode
Que d’être emprisonné toujours dans sa grandeur,
Et surtout, aux transports de l’amoureuse ardeur,
La haute qualité devient fort incommode.
Jupiter, qui sans doute en plaisir se connoît,
Sait descendre du haut de sa gloire suprême;
Et, pour entrer dans tout ce qu’il lui plaît
Il sort tout à fait de lui-même,
Et ce n’est plus alors Jupiter qui paroît.
LA NUIT.
Dans celui des hommes venir,
Prendre tous les transports que leur cœur peut fournir,
Et se faire à leur badinage,
Si, dans les changemens où son humeur l’engage,
A la nature humaine il s’en vouloit tenir.
Mais de voir Jupiter taureau,
Serpent, cygne, ou quelque autre chose,
Je ne trouve point cela beau,
Et ne m’étonne pas si parfois on en cause.
MERCURE.
Tels changemens ont leurs douceurs
Qui passent leur intelligence.
Ce dieu sait ce qu’il fait aussi bien là qu’ailleurs;
Et, dans les mouvemens de leurs tendres ardeurs,
Les bêtes ne sont pas si bêtes que l’on pense.
LA NUIT.
Si, par son stratagème, il voit sa flamme heureuse,
Que peut-il souhaiter, et qu’est-ce que je puis?
MERCURE.
Pour satisfaire aux vœux de son âme amoureuse,
D’une nuit si délicieuse
Fassent la plus longue des nuits;
Qu’à ses transports vous donniez plus d’espace,
Et retardiez la naissance du jour
Qui doit avancer le retour
De celui dont il tient la place.
LA NUIT.
Que le grand Jupiter m’apprête!
Et l’on donne un nom fort honnête
Au service qu’il veut de moi!
MERCURE.
Vous êtes bien du bon temps!
Un tel emploi n’est bassesse
Que chez les petites gens.
Lorsque dans un haut rang on a l’heur[3] de paroître
Tout ce qu’on fait est toujours bel et bon:
Et, suivant ce qu’on peut être,
Les choses changent de nom.
LA NUIT.
Vous en savez plus que moi;
Et, pour accepter l’emploi,
J’en veux croire vos lumières.
MERCURE.
Un peu doucement, je vous prie;
Vous avez dans le monde un bruit[4]
De n’être pas si renchérie.
On vous fait confidente, en cent climats divers,
De beaucoup de bonnes affaires;
Et je crois, à parler à sentimens ouverts,
Que nous ne nous en devons guères.
LA NUIT.
Et demeurons ce que nous sommes.
N’apprêtons point à rire aux hommes
En nous disant nos vérités.
MERCURE.
Dépouiller promptement la forme de Mercure,
Pour y vêtir la figure
Du valet d’Amphitryon.
LA NUIT.
Je vais faire une station.
MERCURE.
LA NUIT.
Mercure descend de son nuage, et la Nuit traverse le théâtre.
ACTE PREMIER
SCÈNE I.—SOSIE.
Messieurs, ami de tout le monde.
Ah! quelle audace sans seconde
De marcher à l’heure qu’il est!
Que mon maître, couvert de gloire,
Me joue ici d’un vilain tour!
Quoi! si pour son prochain il avoit quelque amour,
M’auroit-il fait partir par une nuit si noire?
Et, pour me renvoyer annoncer son retour
Et le détail de sa victoire,
Ne pouvoit-il pas bien attendre qu’il fût jour?
Sosie, à quelle servitude
Tes jours sont-ils assujettis!
Notre sort est beaucoup plus rude
Chez les grands que chez les petits.
Ils veulent que pour eux tout soit, dans la nature,
Obligé de s’immoler.
Jour et nuit, grêle, vent, péril, chaleur, froidure,
Dès qu’ils parlent, il faut voler.
Vingt ans d’assidu service
N’en obtiennent rien pour nous.
Le moindre petit caprice
Nous attire leur courroux.
Cependant notre âme insensée
S’acharne au vain honneur de demeurer près d’eux,
Et s’y veut contenter de la fausse pensée
Qu’ont tous les autres gens, que nous sommes heureux.
Vers la retraite en vain la raison nous appelle,
En vain notre dépit quelquefois y consent;
Leur vue a sur notre zèle
Un ascendant trop puissant,
Et la moindre faveur d’un coup d’œil caressant
Nous rengage de plus belle.
Mais enfin, dans l’obscurité,
Je vois notre maison, et ma frayeur s’évade.
Il me faudroit, pour l’ambassade,
Quelque discours prémédité.
Je dois aux yeux d’Alcmène un portrait militaire
Du grand combat qui met nos ennemis à bas;
Mais comment diantre le faire,
Si je ne m’y trouvai pas?
N’importe, parlons-en et d’estoc et de taille,
Comme oculaire témoin.
Combien de gens font-ils des récits de bataille
Dont ils se sont tenus loin!
Pour jouer mon rôle sans peine,
Je le veux un peu repasser.
Voici la chambre où j’entre en courrier que l’on mène,
Et cette lanterne est Alcmène,
A qui je me dois adresser.
Sosie pose sa lanterne à terre.
Madame, Amphitryon, mon maître et votre époux[5]...
(Bon! beau début!) l’esprit toujours plein de vos charmes,
M’a voulu choisir entre tous
Pour vous donner avis du succès de ses armes,
Et du désir qu’il a de se voir près de vous.
«Ah! vraiment, mon pauvre Sosie,
«A te revoir j’ai de la joie au cœur.»
Madame, ce m’est trop d’honneur,
Et mon destin doit faire envie.
(Bien répondu!) «Comment se porte Amphitryon?»
Madame, en homme de courage,
Dans les occasions où la gloire l’engage.
(Fort bien! belle conception!)
«Quand viendra-t-il, par son retour charmant,
«Rendre mon âme satisfaite?»
Le plus tôt qu’il pourra, madame, assurément,
Mais bien plus tard que son cœur ne souhaite.
(Ah!) «Mais quel est l’état où la guerre l’a mis?
«Que dit-il? que fait-il? Contente un peu mon âme.»
Il dit moins qu’il ne fait, madame,
Et fait trembler les ennemis.
(Peste! où prend mon esprit toutes ces gentillesses?)
«Que font les révoltés? dis-moi, quel est leur sort?»
Ils n’ont pu résister, madame, à notre effort;
Nous les avons taillés en pièces,
Mis Ptérélas, leur chef, à mort,
Pris Télèbe d’assaut; et déjà dans le port
Tout retentit de nos prouesses.
«Ah! quel succès! ô dieux! qui l’eût pu jamais croire[6]?
«Raconte-moi, Sosie, un tel événement.»
Je le veux bien, madame; et, sans m’enfler de gloire,
Du détail de cette victoire
Je puis parler très-savamment.
Figurez-vous donc que Télèbe
Madame, est de ce côté.
Sosie marque les lieux sur sa main, ou à terre.
C’est une ville, en vérité,
Aussi grande quasi que Thèbe.
La rivière est comme là.
Ici nos gens se campèrent;
Et l’espace que voilà,
Nos ennemis l’occupèrent.
Sur un haut, vers cet endroit,
Étoit leur infanterie;
Et plus bas, du côté droit,
Étoit la cavalerie.
Après avoir aux dieux adressé les prières,
Tous les ordres donnés, on donne le signal.
Les ennemis, pensant nous tailler des croupières,
Firent trois pelotons de leurs gens à cheval;
Mais leur chaleur par nous fut bientôt réprimée,
Et vous allez voir comme quoi.
Voilà notre avant-garde à bien faire animée;
Là, les archers de Créon, notre roi;
Et voici le corps d’armée.
On fait un peu de bruit.
Qui d’abord... Attendez, le corps d’armée a peur,
J’entends quelque bruit, ce me semble.
SCÈNE II.—MERCURE, SOSIE.
MERCURE, sous la figure de Sosie sortant de la maison d’Amphitryon.
Chassons de ces lieux ce causeur,
Dont l’abord importun troubleroit la douceur
Que nos amans goûtent ensemble.
SOSIE, sans voir Mercure.
Et je pense que ce n’est rien.
Crainte pourtant de sinistre aventure,
Allons chez nous achever l’entretien.
MERCURE, à part.
Ou je t’en empêcherai bien.
SOSIE, sans voir Mercure.
Il faut, depuis le temps que je suis en chemin,
Ou que mon maître ait pris le soir pour le matin,
Ou que trop tard au lit le blond Phébus sommeille
Pour avoir trop pris de son vin.
MERCURE, à part.
Parle des dieux ce maraud!
Mon bras saura bien tantôt
Châtier cette insolence;
Et je vais m’égayer avec lui comme il faut,
En lui volant son nom avec sa ressemblance.
SOSIE, apercevant Mercure d’un peu loin.
C’est fait de moi, chétive créature!
Je vois devant notre maison
Certain homme dont l’encolure
Ne me présage rien de bon.
Pour faire semblant d’assurance,
Je veux chanter un peu d’ici.
Il chante.
MERCURE.
Que de chanter et m’étourdir ainsi?
A mesure que Mercure parle, la voix de Sosie s’affaiblit peu à peu.
Veut-il qu’à l’étriller ma main un peu s’applique?
SOSIE, à part.
MERCURE.
Je n’ai trouvé personne à qui rompre les os;
La vigueur de mon bras se perd dans le repos;
Et je cherche quelque dos
Pour me remettre en haleine.
SOSIE, à part.
De mortelles frayeurs je sens mon âme atteinte.
Mais pourquoi trembler tant aussi?
Peut-être a-t-il dans l’âme autant que moi de crainte,
Et que le drôle parle ainsi
Pour me cacher sa peur sous une audace feinte.
Oui, oui, ne souffrons point qu’on nous croie un oison:
Si je ne suis hardi, tâchons de le paroître.
Faisons-nous du cœur par raison:
Il est seul, comme moi; je suis fort, j’ai bon maître,
Et voilà notre maison.
MERCURE.
SOSIE.
MERCURE.
SOSIE.
Moi. Courage, Sosie!
MERCURE.
SOSIE.
MERCURE.
SOSIE.
MERCURE.
SOSIE.
MERCURE.
SOSIE.
MERCURE.
Je veux savoir de toi, traître,
Ce que tu fais, d’où tu viens avant jour,
Où tu vas, à qui tu peux être.
SOSIE.
Je viens de là, vais là; j’appartiens à mon maître.
MERCURE.
De trancher avec moi de l’homme d’importance.
Il me prend un désir, pour faire connoissance,
De te donner un soufflet de ma main.
SOSIE.
MERCURE.
Mercure donne un soufflet à Sosie.
SOSIE.
MERCURE.
Et répondre à tes quolibets.
SOSIE.
Comme vous baillez des soufflets!
MERCURE.
De petits soufflets ordinaires.
SOSIE.
Nous ferions de belles affaires.
MERCURE.
Nous verrons bien autre chose;
Pour y faire quelque pause,
Poursuivons notre entretien.
SOSIE.
Sosie veut s’en aller.
MERCURE, arrêtant Sosie.
SOSIE.
MERCURE.
SOSIE.
Pourquoi retiens-tu mes pas?
MERCURE.
Je fais sur toi pleuvoir un orage de coups.
SOSIE.
M’empêcher d’entrer chez nous?
MERCURE.
SOSIE.
MERCURE.
Tu te dis de cette maison?
SOSIE.
MERCURE.
SOSIE.
MERCURE.
SOSIE.
MERCURE.
SOSIE.
MERCURE.
SOSIE.
MERCURE.
SOSIE.
MERCURE.
SOSIE.
MERCURE.
Sais-tu que de ma main je t’assomme aujourd’hui?
SOSIE.
MERCURE.
De prendre le nom de Sosie?
SOSIE.
MERCURE.
Tu m’oses soutenir que Sosie est ton nom?
SOSIE.
Qu’ainsi l’a fait des dieux la puissance suprême,
Et qu’il n’est pas en moi de pouvoir dire non,
Et d’être un autre que moi-même.
MERCURE.
D’une pareille effronterie.
SOSIE, battu par Mercure.
MERCURE.
SOSIE.
Et tu ne veux pas que je crie?
MERCURE.
SOSIE.
Tu triomphes de l’avantage
Que te donne sur moi mon manque de courage;
Et ce n’est pas en user bien.
C’est pure fanfaronnerie[7]
De vouloir profiter de la poltronnerie
De ceux qu’attaque notre bras.
Battre un homme à jeu sûr n’est pas d’une belle âme;
Et le cœur est digne de blâme
Contre les gens qui n’en ont pas.
MERCURE.
SOSIE.
Et tout le changement que je trouve à la chose,
C’est d’être Sosie battu...
MERCURE, menaçant Sosie.
SOSIE.
MERCURE.
SOSIE.
La dispute est par trop inégale entre nous.
MERCURE.
SOSIE.
Dispose de mon sort tout au gré de tes vœux;
Ton bras t’en a fait le maître.
MERCURE.
SOSIE.
Mais ton bâton, sur cette affaire,
M’a fait voir que je m’abusois.
MERCURE.
Amphitryon jamais n’en eut d’autre que moi.
SOSIE.
MERCURE.
Il peut bien prendre garde à soi.
SOSIE, à part.
Et par un imposteur me voir voler mon nom?
Que son bonheur est extrême,
De ce que je suis poltron!
Sans cela, par la mort...
MERCURE.
Tu murmures je ne sais quoi.
SOSIE.
De parler un moment à toi.
MERCURE.
SOSIE.
Que les coups n’en seront point.
Signons une trêve.
MERCURE.
Va, je t’accorde ce point.
SOSIE.
Que te reviendra-t-il de m’enlever mon nom?
Et peux-tu faire enfin, quand tu serois démon,
Que je ne sois pas moi, que je ne sois Sosie?
MERCURE, levant le bâton sur Sosie.
SOSIE.
Nous avons fait trêve aux coups.
MERCURE.
SOSIE.
Dis-m’en tant que tu voudras;
Ce sont légères blessures,
Et je ne m’en fâche pas.
MERCURE.
SOSIE.
MERCURE.
SOSIE.
Et souffrir un discours si loin de l’apparence.
Être ce que je suis est-il en ta puissance?
Et puis-je cesser d’être moi?
S’avisa-t-on jamais d’une chose pareille?
Et peut-on démentir cent indices pressans?
Rêvé-je? Est-ce que je sommeille?
Ai-je l’esprit troublé par des transports puissans?
Ne sens-je pas bien que je veille?
Ne suis-je pas dans mon bon sens?
Mon maître Amphitryon ne m’a-t-il pas commis
A venir en ces lieux vers Alcmène sa femme?
Ne lui dois-je pas faire, en lui vantant sa flamme,
Un récit de ses faits contre nos ennemis?
Ne suis-je pas du port arrivé tout à l’heure?
Ne tiens-je pas une lanterne en main?
Ne te trouvé-je pas devant notre demeure?
Ne t’y parlé-je pas d’un esprit tout humain?
Ne te tiens-tu pas fort de ma poltronnerie,
Pour m’empêcher d’entrer chez nous?
N’as-tu pas sur mon dos exercé ta furie?
Ne m’as-tu pas roué de coups?
Ah! tout cela n’est que trop véritable;
Et, plût au ciel, le fût-il moins!
Cesse donc d’insulter au sort d’un misérable;
Et laisse à[8] mon devoir s’acquitter de ses soins.
MERCURE.
Un assommant éclat de mon juste courroux.
Tout ce que tu viens de dire
Est à moi, hormis les coups.
SOSIE.
Cette lanterne sait comme je suis parti.
Amphitryon, du camp, vers Alcmène sa femme
M’a-t-il pas envoyé?
MERCURE.
C’est moi qu’Amphitryon députe vers Alcmène,
Et qui du port Persique arrive de ce pas;
Moi, qui viens annoncer la valeur de son bras
Qui nous fait remporter une victoire pleine,
Et de nos ennemis a mis le chef à bas.
C’est moi qui suis Sosie, enfin, de certitude,
Fils de Dave, honnête berger;
Frère d’Arpage mort en pays étranger;
Mari de Cléanthis la prude,
Dont l’humeur me fait enrager;
Qui dans Thèbe ai reçu mille coups d’étrivière,
Sans en avoir jamais dit rien;
Et jadis en public fus marqué par derrière,
Pour être trop homme de bien.
SOSIE, bas à part.
On ne peut pas savoir tout ce qu’il dit;
Et, dans l’étonnement dont mon âme est saisie,
Je commence, à mon tour, à le croire un petit[9]
En effet, maintenant que je le considère,
Je vois qu’il a de moi taille, mine, action.
Faisons-lui quelque question,
Afin d’éclaircir ce mystère.
Haut.
Parmi tout le butin fait sur nos ennemis,
Qu’est-ce qu’Amphitryon obtient pour son partage?
MERCURE.
Dont leur chef se paroît comme d’un rare ouvrage.
SOSIE.
MERCURE.
SOSIE.
MERCURE.
SOSIE, à part.
Et de moi je commence à douter tout de bon.
Près de moi, par la force, il est déjà Sosie;
Il pourrait bien encor l’être par la raison.
Pourtant, quand je me tâte et que je me rappelle,
Il me semble que je suis moi.
Où puis-je rencontrer quelque clarté fidèle,
Pour démêler ce que je voi?
Ce que j’ai fait tout seul, et que n’a vu personne,
A moins d’être moi-même, on ne le peut savoir.
Par cette question il faut que je l’étonne;
C’est de quoi le confondre, et nous allons le voir.
Haut.
Lorsqu’on étoit aux mains, que fis-tu dans nos tentes,
Où tu courus seul te fourrer?
MERCURE.
SOSIE, bas, à part.
MERCURE.
Je coupai bravement deux tranches succulentes,
Dont je sus fort bien me bourrer.
Et, joignant à cela d’un vin que l’on ménage,
Et dont, avant le goût, les yeux se contentoient,
Je pris un peu de courage
Pour nos gens qui se battoient.
SOSIE, bas, à part.
En sa faveur conclut bien;
Et l’on n’y peut dire rien,
S’il n’étoit dans la bouteille.
Haut.
Je ne saurois nier, aux preuves qu’on m’expose,
Que tu ne sois Sosie, et j’y donne ma voix.
Mais, si tu l’es, dis-moi qui tu veux que je sois,
Car encor faut-il bien que je sois quelque chose.
MERCURE.
Sois-le, j’en demeure d’accord;
Mais, tant que je le suis, je te garantis mort,
Si tu prends cette fantaisie.
SOSIE.
Et la raison à ce qu’on voit s’oppose.
Mais il faut terminer enfin par quelque chose;
Et le plus court pour moi, c’est d’entrer là-dedans.
MERCURE.
SOSIE, battu par Mercure.
Et mon dos pour un mois en doit être malade.
Laissons ce diable d’homme et retournons au port.
O juste ciel! j’ai fait une belle ambassade!
MERCURE, seul.
De beaucoup d’actions il a reçu la peine;
Mais je vois Jupiter, que fort civilement
Reconduit l’amoureuse Alcmène.
SCÈNE III.—JUPITER, sous la figure d’Amphitryon; ALCMÈNE, CLÉANTHIS, MERCURE.
JUPITER.
Ils m’offrent des plaisirs en m’offrant votre vue;
Mais ils pourroient ici découvrir ma venue,
Qu’il est à propos de cacher.
Mon amour, que gênoient tous ces soins éclatans
Où me tenoit lié la gloire de nos armes,
Aux devoirs de ma charge a volé les instans
Qu’il vient de donner à vos charmes.
Ce vol, qu’à vos beautés mon cœur a consacré,
Pourroit être blâmé dans la bouche publique,
Et j’en veux pour témoin unique
Celle qui peut m’en savoir gré.
ALCMÈNE.
Que répandent sur vous vos illustres exploits;
Et l’éclat de votre victoire
Sait toucher de mon cœur les sensibles endroits;
Mais, quand je vois que cet honneur fatal
Éloigne de moi ce que j’aime,
Je ne puis m’empêcher, dans ma tendresse extrême,
De lui vouloir un peu de mal,
Et d’opposer mes vœux à cet ordre suprême
Qui des Thébains vous fait le général,
C’est une douce chose, après une victoire,
Que la gloire où l’on voit ce qu’on aime élevé;
Mais, parmi les périls mêlés à cette gloire,
Un triste coup, hélas! est bientôt arrivé.
De combien de frayeurs a-t-on l’âme blessée,
Au moindre choc dont on entend parler!
Voit-on, dans les horreurs d’une telle pensée,
Par où jamais se consoler
Du coup dont on est menacée!
Et, de quelque laurier qu’on couronne un vainqueur,
Quelque part que l’on ait à cet honneur suprême,
Vaut-il ce qu’il en coûte aux tendresses d’un cœur
Qui peut, à tout moment, trembler pour ce qu’il aime?
JUPITER.
Tout y marque à mes yeux un cœur bien enflammé;
Et c’est je vous l’avoue, une chose charmante
De trouver tant d’amour dans un objet aimé,
Mais, si je l’ose dire, un scrupule me gêne,
Aux tendres sentimens que vous me faites voir;
Et, pour les bien goûter, mon amour, chère Alcmène,
Voudroit n’y voir entrer rien de votre devoir;
Qu’à votre seule ardeur, qu’à ma seule personne,
Je dusse les faveurs que je reçois de vous;
Et que la qualité que j’ai de votre époux
Ne fût point ce qui me les donne.
ALCMÈNE.
Tient le droit de paroître au jour;
Et je ne comprends rien à ce nouveau scrupule
Dont s’embarrasse votre amour.
JUPITER.
Passe aussi celle d’un époux;
Et vous ne savez pas, dans des momens si doux,
Quelle en est la délicatesse:
Vous ne concevez point qu’un cœur bien amoureux
Sur cent petits égards s’attache avec étude,
Et se fait une inquiétude
De la manière d’être heureux.
En moi, belle et charmante Alcmène,
Vous voyez un mari, vous voyez un amant;
Mais l’amant seul me touche, à parler franchement;
Et je sens, près de vous, que le mari le gêne.
Cet amant, de vos vœux jaloux au dernier point,
Souhaite qu’à lui seul votre cœur s’abandonne;
Et sa passion ne veut point
De ce que le mari lui donne.
Il veut de pure source obtenir vos ardeurs,
Et ne veut rien tenir des nœuds de l’hyménée,
Rien d’un fâcheux devoir qui fait agir les cœurs,
Et par qui tous les jours des plus chères faveurs
La douceur est empoisonnée.
Dans le scrupule enfin dont il est combattu,
Il veut, pour satisfaire à sa délicatesse,
Que vous le sépariez d’avec ce qui le blesse,
Que le mari ne soit que pour votre vertu,
Et que de votre cœur, de bonté revêtu,
L’amant ait tout l’amour et toute la tendresse.
ALCMÈNE.
Vous vous moquez de tenir ce langage;
Et j’aurois peur qu’on ne vous crût pas sage,
Si de quelqu’un vous étiez écouté.
JUPITER.
Alcmène, que vous ne pensez.
Mais un plus long séjour me rendroit trop coupable,
Et du retour au port les momens sont pressés.
Adieu. De mon devoir l’étrange barbarie
Pour un temps m’arrache de vous,
Mais, belle Alcmène, au moins, quand vous verrez l’époux,
Songez à l’amant, je vous prie.
ALCMÈNE.
Et l’époux et l’amant me sont fort précieux.
SCÈNE IV.—CLÉANTHIS, MERCURE.
CLÉANTHIS, à part.
D’un époux ardemment chéri!
Et que mon traître de mari
Est loin de toutes ces tendresses!
MERCURE, à part.
N’a plus qu’à plier tous ses voiles,
Et, pour effacer les étoiles,
Le soleil de son lit peut maintenant sortir.
CLÉANTHIS, arrêtant Mercure.
MERCURE.
Que de mon devoir je m’acquitte,
Et que d’Amphitryon j’aille suivre les pas?
CLÉANTHIS.
Traître! de moi te séparer!
MERCURE.
Nous avons tant de temps ensemble à demeurer!
CLÉANTHIS.
MERCURE.
T’aille chercher des fariboles?
Quinze ans de mariage épuisent les paroles;
Et depuis un long temps nous nous sommes tout dit.
CLÉANTHIS.
Vois combien pour Alcmène il étale de flamme:
Et rougis, là-dessus, du peu de passion
Que tu témoignes pour ta femme.
MERCURE.
Il est certain âge où tout passe;
Et ce qui leur sied bien dans ces commencemens,
En nous, vieux mariés, auroit mauvaise grâce.
Il nous feroit beau voir, attachés face à face,
A pousser les beaux sentimens!
CLÉANTHIS.
Qu’un cœur auprès de moi soupire?
MERCURE.
Mais je suis trop barbon pour oser soupirer,
Et je ferois crever de rire.
CLÉANTHIS.
De te voir pour épouse une femme d’honneur?
MERCURE.
Ce grand honneur ne me vaut rien.
Ne sois point si femme de bien,
Et me romps un peu moins la tête.
CLÉANTHIS.
MERCURE.
Et ta vertu fait un vacarme
Qui ne cesse de m’assommer.
CLÉANTHIS.
De ces femmes aux beaux et louables talens,
Qui savent accabler leurs maris de caresses,
Pour leur faire avaler l’usage des galans.
MERCURE.
Un mal d’opinion ne touche que les sots;
Et je prendrois pour ma devise:
«Moins d’honneur et plus de repos.»
CLÉANTHIS.
Que j’aimasse un galant avec toute licence?
MERCURE.
Et qu’on te vît changer d’humeur et de méthode.
J’aime mieux un vice commode
Qu’une fatigante vertu.
Adieu, Cléanthis, ma chère âme;
Il me faut suivre Amphitryon.
CLÉANTHIS, seule.
Mon cœur n’a-t-il assez de résolution?
Ah! que dans cette occasion
J’enrage d’être honnête femme!
ACTE II
SCÈNE I.—AMPHITRYON, SOSIE.
AMPHITRYON.
Qu’à te faire assommer ton discours peut suffire,
Et que, pour te traiter comme je le désire,
Mon courroux n’attend qu’un bâton?
SOSIE.
Monsieur, je n’ai plus rien à dire,
Et vous aurez toujours raison.
AMPHITRYON.
Des contes que je vois d’extravagance outrés?
SOSIE.
Il n’en sera, monsieur, que ce que vous voudrez.
AMPHITRYON.
Et, tout du long, t’ouïr sur ta commission.
Il faut, avant que voir ma femme,
Que je débrouille ici cette confusion.
Rappelle tous tes sens, rentre bien dans ton âme,
Et réponds mot pour mot à chaque question.
SOSIE.
Dites-moi, de grâce, à l’avance,
De quel air il vous plaît que ceci soit traité.
Parlerai-je, monsieur, selon ma conscience,
Ou comme auprès des grands on le voit usité?
Faut-il dire la vérité,
Ou bien user de complaisance?
AMPHITRYON.
Qu’à me rendre de tout un compte fort sincère.
SOSIE.
Vous n’avez qu’à m’interroger.
AMPHITRYON.
SOSIE.
Pestant fort contre vous dans ce fâcheux martyre,
Et maudissant vingt fois l’ordre dont vous parlez.
AMPHITRYON.
SOSIE.
AMPHITRYON.
Passons. Sur les chemins que t’est-il arrivé?
SOSIE.
Au moindre objet que j’ai trouvé.
AMPHITRYON.
SOSIE.
Divers penchans en nous elle fait observer;
Les uns à s’exposer trouvent mille délices;
Moi, j’en trouve à me conserver.
AMPHITRYON.
SOSIE.
En moi-même voulu répéter un petit[12]
Sur quel ton et de quelle sorte
Je ferois du combat le glorieux récit.
AMPHITRYON.
SOSIE.
AMPHITRYON.
SOSIE.
Que vous avez du port envoyé vers Alcmène,
Et qui de nos secrets a connaissance pleine,
Comme le moi qui parle à vous.
AMPHITRYON.
SOSIE.
Ce moi plus tôt que moi s’est au logis trouvé;
Et j’étois venu, je vous jure,
Avant que je fusse arrivé.
AMPHITRYON.
Ce galimatias maudit?
Est-ce songe? est-ce ivrognerie,
Aliénation d’esprit,
Ou méchante plaisanterie?
SOSIE.
Et point du tout conte frivole,
Je suis homme d’honneur, j’en donne ma parole,
Et vous m’en croirez, s’il vous plaît.
Je vous dis que, croyant n’être qu’un seul Sosie,
Je me suis trouvé deux chez nous;
Et que de ces deux moi, piqués de jalousie,
L’un est à la maison, et l’autre est avec vous;
Que le moi que voici, chargé de lassitude,
A trouvé l’autre moi frais, gaillard et dispos,
Et n’ayant d’autre inquiétude
Que de battre et casser des os.
AMPHITRYON.
D’un esprit bien posé, bien tranquille, bien doux,
Pour souffrir qu’un valet de chansons me repaisse.
SOSIE.
Plus de conférence entre nous;
Vous savez que d’abord tout cesse.
AMPHITRYON.
Je l’ai promis. Mais dis, en bonne conscience,
Au mystère nouveau que tu me viens conter
Est-il quelque ombre d’apparence?
SOSIE.
Hors de créance doit paroître.
C’est un fait à n’y rien connoître,
Un conte extravagant, ridicule, importun;
Cela choque le sens commun;
Mais cela ne laisse pas d’être.
AMPHITRYON.
SOSIE.
Je me suis d’être deux senti l’esprit blessé,
Et longtemps d’imposteur j’ai traité ce moi-même;
Mais à me reconnoître enfin il m’a forcé:
J’ai vu que c’était moi, sans aucun stratagème.
Des pieds jusqu’à la tête il est comme moi fait,
Beau, l’air noble, bien pris, les manières charmantes;
Enfin, deux gouttes de lait
Ne sont pas plus ressemblantes;
Et n’étoit que ses mains sont un peu trop pesantes,
J’en serois fort satisfait.
AMPHITRYON.
Mais enfin, n’es-tu pas entré dans la maison?
SOSIE.
Ai-je voulu jamais entendre de raison?
Et ne me suis-je pas interdit notre porte?
AMPHITRYON.
SOSIE.
Dont mon dos sent encore une douleur très-forte.
AMPHITRYON.
SOSIE.
AMPHITRYON.
SOSIE.
AMPHITRYON.
SOSIE.
Mais le moi du logis, qui frappe comme quatre.
AMPHITRYON.
SOSIE.
Le moi que j’ai trouvé tantôt
Sur le moi qui vous parle a de grands avantages;
Il a le bras fort, le cœur haut:
J’en ai reçu des témoignages;
Et ce diable de moi m’a rossé comme il faut;
C’est un drôle qui fait des rages.
AMPHITRYON.
SOSIE.
AMPHITRYON.
SOSIE.
AMPHITRYON.
SOSIE.
Moi, vous dis-je, ce moi plus robuste que moi;
Ce moi qui s’est de force emparé de la porte;
Ce moi qui m’a fait filer doux;
Ce moi qui le seul moi veut être;
Ce moi de moi-même jaloux;
Ce moi vaillant, dont le courroux
Au moi poltron s’est fait connoître;
Enfin ce moi qui suis chez nous;
Ce moi qui s’est montré mon maître;
Ce moi qui m’a roué de coups.
AMPHITRYON.
Il se soit troublé le cerveau.
SOSIE.
A mon serment on m’en peut croire.
AMPHITRYON.
Et qu’un songe fâcheux, dans ces confus mystères,
T’ait fait voir toutes les chimères,
Dont tu me fais des vérités.
SOSIE.
Et n’en ai même aucune envie.
Je vous parle bien éveillé;
J’étois bien éveillé ce matin, sur ma vie;
Et bien éveillé même étoit l’autre Sosie,
Quand il m’a si bien étrillé.
AMPHITRYON.
C’est trop me fatiguer l’esprit;
Et je suis un vrai fou d’avoir la patience
D’écouter d’un valet les sottises qu’il dit.
SOSIE, à part.
Partant d’un homme sans éclat:
Ce seroient paroles exquises
Si c’étoit un grand qui parlât.
AMPHITRYON.
Mais Alcmène paroît avec tous ses appas;
En ce moment sans doute elle ne m’attend pas,
Et mon abord la va surprendre.
SCÈNE II.—ALCMÈNE, AMPHITRYON, CLÉANTHIS, SOSIE.
ALCMÈNE, sans voir Amphitryon.
Nous acquitter de nos hommages,
Et les remercier des succès glorieux
Dont Thèbes, par son bras, goûte les avantages.
Apercevant Amphitryon.
O dieux!
AMPHITRYON.
Avec plaisir soit revu de sa femme!
Et que ce jour, favorable à ma flamme,
Vous redonne à mes yeux avec le même cœur!
Que j’y retrouve autant d’ardeur
Que vous en rapporte mon âme!
ALCMÈNE.
AMPHITRYON.
Me donner de vos feux un mauvais témoignage;
Et ce «Quoi! sitôt de retour?»
En ces occasions n’est guère le langage
D’un cœur bien enflammé d’amour.
J’osois me flatter en moi-même
Que loin de vous j’aurois trop demeuré.
L’attente d’un retour ardemment désiré
Donne à tous les instans une longueur extrême;
Et l’absence de ce qu’on aime,
Quelque peu qu’elle dure, a toujours trop duré.
ALCMÈNE.
AMPHITRYON.
On mesure le temps en de pareils états;
Et vous comptez les momens de l’absence
En personne qui n’aime pas.
Lorsque l’on aime comme il faut,
Le moindre éloignement nous tue,
Et ce dont on chérit la vue
Ne revient jamais assez tôt.
De votre accueil, je le confesse,
Se plaint ici mon amoureuse ardeur;
Et j’attendois de votre cœur
D’autres transports de joie et de tendresse.
ALCMÈNE.
Vous fondez les discours que je vous entends faire;
Et, si vous vous plaignez de moi,
Je ne sais pas, de bonne foi,
Ce qu’il faut pour vous satisfaire.
Hier au soir, ce me semble, à votre heureux retour,
On me vit témoigner une joie assez tendre,
Et rendre aux soins de votre amour
Tout ce que de mon cœur vous aviez lieu d’attendre.
AMPHITRYON.
ALCMÈNE.
Les soudains mouvemens d’une entière allégresse?
Et le transport d’un cœur peut-il s’expliquer mieux,
Au retour d’un époux qu’on aime avec tendresse?
AMPHITRYON.
ALCMÈNE.
Montra de mon accueil une joie incroyable;
Et que, m’ayant quittée à la pointe du jour,
Je ne vois pas qu’à ce soudain retour
Ma surprise soit si coupable.
AMPHITRYON.
Un songe, cette nuit, Alcmène, dans votre âme,
A prévenu la vérité?
Et que, m’ayant peut-être en dormant bien traité,
Votre cœur se croit vers ma flamme
Assez amplement acquitté?
ALCMÈNE.
Amphitryon, a, dans votre âme,
Du retour d’hier au soir brouillé la vérité,
Et que du doux accueil duquel je m’acquittai
Votre cœur prétend à ma flamme
Ravir toute l’honnêteté?
AMPHITRYON.
Est un peu, ce me semble, étrange.
ALCMÈNE.
Au songe dont vous me parlez.
AMPHITRYON.
Excuser ce qu’ici votre bouche me dit.
ALCMÈNE.
On ne peut pas sauver ce que de vous j’écoute.
AMPHITRYON.
ALCMÈNE.
AMPHITRYON.
Il n’est guère de jeu que trop loin on ne mène.
ALCMÈNE.
Je commence à sentir un peu d’émotion.
AMPHITRYON.
A réparer l’accueil dont je vous ai fait plainte?
ALCMÈNE.
Vous désirez vous égayer?
AMPHITRYON.
Et parlons sérieusement.
ALCMÈNE.
Finissons cette raillerie.
AMPHITRYON.
Que plus tôt qu’à cette heure on m’ait ici pu voir?
ALCMÈNE.
Que dès hier en ces lieux vous vîntes sur le soir?
AMPHITRYON.
ALCMÈNE.
Vous vous en êtes retourné.
AMPHITRYON, à part.
Et qui de tout ceci ne seroit étonné?
Sosie!
SOSIE.
Monsieur; son esprit est tourné.
AMPHITRYON.
Ce discours a d’étranges suites!
Reprenez vos sens un peu mieux,
Et pensez à ce que vous dites.
ALCMÈNE.
Et tous ceux du logis ont vu votre arrivée.
J’ignore quel motif vous fait agir ainsi;
Mais, si la chose avoit besoin d’être prouvée,
S’il étoit vrai qu’on pût ne s’en souvenir pas,
De qui puis-je tenir, que de vous, la nouvelle
Du dernier de tous vos combats,
Et les cinq diamans que portoit Ptérélas,
Qu’a fait dans la nuit éternelle
Tomber l’effort de votre bras?
En pourroit-on vouloir un plus sûr témoignage?
AMPHITRYON.
Le nœud de diamans que j’eus pour mon partage,
Et que je vous ai destiné?
ALCMÈNE.
De vous en bien convaincre.
AMPHITRYON.
ALCMÈNE, montrant le nœud de diamans à sa ceinture.
AMPHITRYON.
SOSIE, tirant de sa poche un coffret.
Monsieur, la feinte est inutile.
AMPHITRYON, regardant le coffret.
ALCMÈNE présentant à Amphitryon le nœud de diamans.
Tenez. Trouverez-vous cette preuve assez forte?
AMPHITRYON.
ALCMÈNE.
Vous vous moquez d’en user de la sorte;
Et vous en devriez avoir confusion.
AMPHITRYON.
SOSIE, ayant ouvert le coffret.
Ma foi, la place est vide.
Il faut que, par magie, on ait su le tirer,
Ou bien que de lui-même il soit venu, sans guide,
Vers celle qu’il a su qu’on en vouloit parer.
AMPHITRYON, à part.
Quelle est cette aventure, et qu’en puis-je augurer
Dont mon amour ne s’intimide?
SOSIE, à Amphitryon.
Et, de même que moi, monsieur, vous êtes double.
AMPHITRYON.
ALCMÈNE.
Et d’où peut naître ce grand trouble?
AMPHITRYON, à part.
Je vois des incidens qui passent la nature;
Et mon honneur redoute une aventure
Que mon esprit ne comprend pas.
ALCMÈNE.
A me nier encor votre retour pressé?
AMPHITRYON.
Me conter ce qui s’est passé.
ALCMÈNE.
Vous voulez dire donc que ce n’étoit pas vous?
AMPHITRYON.
Qui me fait demander ce récit entre nous.
ALCMÈNE.
Vous ont-ils fait si vite en perdre la mémoire?
AMPHITRYON.
De m’en dire toute l’histoire.
ALCMÈNE.
Pleine d’une aimable surprise,
Tendrement je vous embrassai,
Et témoignai ma joie à plus d’une reprise.
AMPHITRYON, à part.
ALCMÈNE.
Que du butin conquis vous m’aviez destiné,
Votre cœur avec véhémence
M’étala de ses feux toute la violence,
Et les soins importuns qui l’avoient enchaîné,
L’aise de me revoir, les tourmens de l’absence,
Tout le souci que son impatience
Pour le retour s’étoit donné;
Et jamais votre amour, en pareille occurrence,
Ne me parut si tendre et si passionné.
AMPHITRYON, à part.
ALCMÈNE.
Comme vous croyez bien, ne me déplaisoient pas;
Et, s’il faut que je le confesse,
Mon cœur, Amphitryon, y trouvoit mille appas.
AMPHITRYON.
ALCMÈNE.
De mille questions qui pouvoient nous toucher.
On servit. Tête à tête ensemble nous soupâmes;
Et, le souper fini, nous nous fûmes coucher.
AMPHITRYON.
ALCMÈNE.
AMPHITRYON, à part.
Et dont à s’assurer trembloit mon feu jaloux.
ALCMÈNE.
Ai-je fait quelque mal de coucher avec vous?
AMPHITRYON.
Et qui dit qu’hier ici mes pas se sont portés
Dit, de toutes les faussetés,
La fausseté la plus horrible.
ALCMÈNE.
AMPHITRYON.
ALCMÈNE.
AMPHITRYON.
Ce revers vient à bout de toute ma constance;
Et mon cœur ne respire, en ce fatal moment,
Et que fureur et que vengeance!
ALCMÈNE.
Vous fait ici me traiter de coupable?
AMPHITRYON.
Et c’est un désespoir qui de tout rend capable.
ALCMÈNE.
Et l’imposture est effroyable.
C’est trop me pousser là-dessus,
Et d’infidélité me voir trop condamnée.
Si vous cherchez, dans ces transports confus,
Un prétexte à briser les nœuds d’un hyménée
Qui me tient à vous enchaînée,
Tous ces détours sont superflus;
Et me voilà déterminée
A souffrir qu’en ce jour nos liens soient rompus.
AMPHITRYON.
C’est bien à quoi, sans doute, il faut vous préparer:
C’est le moins qu’on doit voir; et les choses peut-être
Pourront n’en pas là demeurer.
Le déshonneur est sûr, mon malheur m’est visible,
Et mon amour en vain voudroit me l’obscurcir;
Mais le détail encor ne m’en est pas sensible,
Et mon juste courroux prétend s’en éclaircir.
Votre frère déjà peut hautement répondre
Que, jusqu’à ce matin, je ne l’ai point quitté:
Je m’en vais le chercher, afin de vous confondre
Sur ce retour qui m’est faussement imputé.
Après, nous percerons jusqu’au fond d’un mystère
Jusques à présent inouï;
Et, dans les mouvemens d’une juste colère,
Malheur à qui m’aura trahi!
SOSIE.
AMPHITRYON.
Et demeure ici pour m’attendre.
CLÉANTHIS, à Alcmène.
ALCMÈNE.
Laisse-moi seule, et ne suis point mes pas.
SCÈNE III.—CLÉANTHIS, SOSIE.
CLÉANTHIS, à part.
Mais le frère sur-le-champ
Finira cette querelle.
SOSIE, à part.
Et son aventure est cruelle.
Je crains fort pour mon fait quelque chose approchant,
Et je m’en veux, tout doux, éclaircir avec elle.
CLÉANTHIS, à part.
Mais je veux m’empêcher de rien faire paroître.
SOSIE, à part.
Et je tremble à la demander.
Ne vaudroit-il pas mieux, pour ne rien hasarder,
Ignorer ce qu’il en peut être?
Allons, tout coup vaille, il faut voir,
Et je ne m’en saurois défendre.
La foiblesse humaine est d’avoir
Des curiosités d’apprendre
Ce qu’on ne voudroit pas savoir.
Dieu te gard’, Cléanthis!
CLÉANTHIS.
Traître, de t’approcher de nous!
SOSIE.
Et sur rien tu te formalises!
CLÉANTHIS.
SOSIE.
Ce qui sur rien s’appelle en vers ainsi qu’en prose;
Et rien, comme tu le sais bien,
Veut dire rien, ou peu de chose.
CLÉANTHIS.
Que je ne t’arrache les yeux,
Et ne t’apprenne où va le courroux d’une femme.
SOSIE.
CLÉANTHIS.
Qu’avec moi ton cœur a tenu?
SOSIE.
CLÉANTHIS.
Est-ce qu’à l’exemple du maître
Tu veux dire qu’ici tu n’es pas revenu?
SOSIE.
Mais je ne t’en fais pas le fin.
Nous avions bu de je ne sais quel vin,
Qui m’a fait oublier tout ce que j’ai pu faire.
CLÉANTHIS.
SOSIE.
J’étois dans un état où je puis avoir fait
Des choses dont j’aurois regret,
Et dont je n’ai nulle mémoire.
CLÉANTHIS.
Dont tu m’as su traiter, étant venu du port?
SOSIE.
Je suis équitable et sincère,
Et me condamnerai moi-même, si j’ai tort.
CLÉANTHIS.
Jusqu’à ce que tu vins j’avois poussé ma veille;
Mais je ne vis jamais une froideur pareille:
De ta femme il fallut moi-même t’aviser;
Et, lorsque je fus te baiser,
Tu détournas le nez et me donnas l’oreille.
SOSIE.
CLÉANTHIS.
SOSIE.
Cléanthis, je tiens ce langage:
J’avois mangé de l’ail, et fis, en homme sage,
De détourner un peu mon haleine de toi.
CLÉANTHIS.
Mais à tous mes discours tu fus comme une souche,
Et jamais un mot de douceur
Ne te put sortir de la bouche.
SOSIE, à part.
CLÉANTHIS.
Sa chaste ardeur en toi ne trouva rien que glace;
Et, dans un tel retour, je te vis la tromper
Jusqu’à faire refus de prendre au lit la place
Que les lois de l’hymen t’obligent d’occuper.
SOSIE.
CLÉANTHIS.
SOSIE.
CLÉANTHIS.
C’est de tous les affronts l’affront le plus sensible;
Et, loin que ce matin ton cœur l’ait réparé,
Tu t’es d’avec moi séparé
Par des discours chargés d’un mépris tout visible.
SOSIE.
CLÉANTHIS.
Tu ris après ce bel ouvrage!
SOSIE.
CLÉANTHIS.
SOSIE.
CLÉANTHIS.
Tu m’en fais éclater la joie en ton visage!
SOSIE.
Crois que j’en ai dans l’âme une raison très-forte,
Et que, sans y penser, je ne fis jamais mieux
Que d’en user tantôt avec toi de la sorte.
CLÉANTHIS.
SOSIE.
En l’état où j’étois, j’avois certain effroi
Dont, avec ton discours, mon âme s’est remise,
Je m’appréhendois fort, et craignois qu’avec toi
Je n’eusse fait quelque sottise.
CLÉANTHIS.
SOSIE.
Que de sa femme, on se doit abstenir,
Et que dans cet état il ne peut provenir
Que des enfans pesans et qui ne sauroient vivre.
Vois, si mon cœur n’eût su de froideur se munir,
Quels inconvéniens auroient pu s’en ensuivre!
CLÉANTHIS.
Avec leurs raisonnemens fades:
Qu’ils règlent ceux qui sont malades,
Sans vouloir gouverner les gens qui sont bien sains.
Ils se mêlent de trop d’affaires,
De prétendre tenir nos chastes feux gênés;
Et sur les jours caniculaires
Ils nous donnent encore, avec leurs lois sévères,
De cent sots contes par le nez.
SOSIE.
CLÉANTHIS.
Ces raisons sont raisons d’extravagantes têtes.
Il n’est ni vin ni temps qui puisse être fatal
A remplir le devoir de l’amour conjugal;
Et les médecins sont des bêtes.
SOSIE.
Ce sont d’honnêtes gens, quoi que le monde en dise.
CLÉANTHIS.
Ton excuse n’est point une excuse de mise;
Et je me veux venger tôt ou tard, entre nous,
De l’air dont chaque jour je vois qu’on me méprise.
Des discours de tantôt je garde tous les coups,
Et tâcherai d’user, lâche et perfide époux,
De cette liberté que ton cœur m’a permise.
SOSIE.
CLÉANTHIS.
Lâche, que j’en aimasse un autre!
SOSIE.
Je m’en dédis, il y va trop du nôtre.
Garde-toi bien de suivre ce transport.
CLÉANTHIS.
Sur mon esprit gagner la chose...
SOSIE.
Amphitryon revient, qui me paroît content.
SCÈNE IV.—JUPITER, CLÉANTHIS, SOSIE.
JUPITER, à part.
De bannir les chagrins que son cœur veut garder,
Et donner à mes feux, dans ce soin qui m’amène,
Le doux plaisir de se raccommoder.
A Cléanthis.
Alcmène est là-haut, n’est-ce pas?
CLÉANTHIS.
Qui cherche de la solitude,
Et qui m’a défendu d’accompagner ses pas.
JUPITER.
Elle ne sera pas pour moi.
SCÈNE V.—CLÉANTHIS, SOSIE.
CLÉANTHIS.
A fait une prompte retraite.
SOSIE.
Après son fracas effroyable?
CLÉANTHIS.
Nous donnerions tous les hommes au diable,
Et que le meilleur n’en vaut rien.
SOSIE.
Mais aux hommes par trop vous êtes accrochées,
Et vous seriez ma foi, toutes bien empêchées,
Si le diable les prenait tous.
CLÉANTHIS.
SOSIE.
SCÈNE VI.—JUPITER, ALCMÈNE, CLÉANTHIS, SOSIE.
JUPITER.
Hélas! arrêtez, belle Alcmène.
ALCMÈNE.
Je ne puis du tout demeurer.
JUPITER.
ALCMÈNE.
JUPITER.
ALCMÈNE.
JUPITER, bas, à part.
Haut.
Souffrez que mon cœur...
ALCMÈNE.
JUPITER.
ALCMÈNE.
JUPITER.
Je tiens à vos beautés par un nœud trop serré,
Pour pouvoir un moment en être séparé.
Je vous suivrai partout, Alcmène.
ALCMÈNE.
JUPITER.
ALCMÈNE.
Oui, je vous vois comme un monstre effroyable,
Un monstre cruel, furieux,
Et dont l’approche est redoutable;
Comme un monstre à fuir en tous lieux.
Mon cœur souffre, à vous voir, une peine incroyable.
C’est un supplice qui m’accable;
Et je ne vois rien sous les cieux
D’affreux, d’horrible, d’odieux,
Qui ne me fût plus que vous supportable.
JUPITER.
ALCMÈNE.
Et, pour s’exprimer tout, ce cœur a du dépit
De ne point trouver de langage.
JUPITER.
Pour me pouvoir, Alcmène, en monstre regarder?
ALCMÈNE.
Et n’est-ce pas pour mettre à bout une âme?
JUPITER.
ALCMÈNE.
JUPITER.
Est-ce là cet amour si tendre
Qui devait tant durer quand je vins hier ici?
ALCMÈNE.
En ont autrement ordonné.
Il n’est plus, cet amour tendre et passionné;
Vous l’avez dans mon cœur, par cent vives blessures,
Cruellement assassiné:
C’est en sa place un courroux inflexible,
Un vif ressentiment, un dépit invincible,
Un désespoir d’un cœur justement animé,
Qui prétend vous haïr, pour cet affront sensible,
Autant qu’il est d’accord de vous avoir aimé;
Et c’est haïr autant qu’il est possible.
JUPITER.
Si de si peu de chose on le peut voir mourir!
Ce qui n’étoit que jeu doit-il faire un divorce?
Et d’une raillerie a-t-on lieu de s’aigrir?
ALCMÈNE.
Et que ne peut pardonner mon courroux;
Des véritables traits d’un mouvement jaloux
Je me trouverois moins blessée.
La jalousie a des impressions
Dont bien souvent la force nous entraîne;
Et l’âme la plus sage, en ces occasions,
Sans doute avec assez de peine
Répond de ses émotions.
L’emportement d’un cœur qui peut s’être abusé
A de quoi ramener une âme qu’il offense;
Et, dans l’amour qui lui donne naissance,
Il trouve au moins, malgré toute sa violence,
Des raisons pour être excusé.
De semblables transports contre un ressentiment
Pour défense toujours ont ce qui les fait naître;
Et l’on donne grâce aisément
A ce dont on n’est pas le maître.
Mais que, de gaieté de cœur,
On passe aux mouvemens d’une fureur extrême;
Que sans cause l’on vienne, avec tant de rigueur,
Blesser la tendresse et l’honneur
D’un cœur qui chèrement nous aime;
Ah! c’est un coup trop cruel en lui-même,
Et que jamais n’oubliera ma douleur.
JUPITER.
Cette action, sans doute, est un crime odieux:
Je ne prétends plus le défendre;
Mais souffrez que mon cœur s’en défende à vos yeux,
Et donne au vôtre à qui se prendre
De ce transport injurieux.
A vous en faire un aveu véritable,
L’époux, Alcmène, a commis tout le mal;
C’est l’époux qu’il vous faut regarder en coupable
L’amant n’a point de part à ce transport brutal,
Et de vous offenser son cœur n’est point capable.
Il a pour vous, ce cœur, pour jamais y penser,
Trop de respect et de tendresse;
Et, si de faire rien à vous pouvoir blesser
Il avait eu la coupable foiblesse,
De cent coups à vos yeux il voudroit le percer.
Mais l’époux est sorti de ce respect soumis
Où pour vous on doit toujours être;
A son dur procédé l’époux s’est fait connoître,
Et par le droit d’hymen il s’est cru tout permis.
Oui, c’est lui qui sans doute est criminel vers vous.
Lui seul a maltraité votre aimable personne;
Haïssez, détestez l’époux,
J’y consens, et vous l’abandonne;
Mais, Alcmène, sauvez l’amant de ce courroux
Qu’une telle offense vous donne;
N’en jetez pas sur lui l’effet,
Démêlez-le un peu du coupable;
Et pour être enfin équitable.
Ne le punissez point de ce qu’il n’a pas fait.
ALCMÈNE.
N’ont que des excuses frivoles,
Et pour les esprits irrités
Ce sont des contre-temps que de telles paroles.
Ce détour ridicule est en vain pris par vous.
Je ne distingue rien en celui qui m’offense,
Tout y devient l’objet de mon courroux;
Et, dans sa juste violence,
Sont confondus et l’amant et l’époux.
Tous deux de même sorte occupent ma pensée;
Et des mêmes couleurs, par mon âme blessée,
Tous deux ils sont peints à mes yeux;
Tous deux sont criminels, tous deux m’ont offensée,
Et tous deux me sont odieux.
JUPITER.
Il faut donc me charger du crime.
Oui, vous avez raison lorsque vous m’immolez
A vos ressentimens, en coupable victime:
Un trop juste dépit contre moi vous anime;
Et tout ce grand courroux qu’ici vous étalez
Ne me fait endurer qu’un tourment légitime.
C’est avec droit que mon abord vous chasse,
Et que de me fuir en tous lieux
Votre colère me menace.
Je dois vous être un objet odieux;
Vous devez me vouloir un mal prodigieux.
Il n’est aucune horreur que mon forfait ne passe,
D’avoir offensé vos beaux yeux:
C’est un crime à blesser les hommes et les dieux;
Et je mérite enfin, pour punir cette audace
Que contre moi votre haine ramasse
Tous ses traits les plus furieux.
Mais mon cœur vous demande grâce;
Pour vous la demander je me jette à genoux,
Et la demande au nom de la plus vive flamme
Du plus tendre amour dont une âme
Puisse jamais brûler pour vous.
Si votre cœur, charmante Alcmène,
Me refuse la grâce où j’ose recourir,
Il faut qu’une atteinte soudaine
M’arrache, en me faisant mourir,
Aux dures rigueurs d’une peine
Que je ne saurois plus souffrir.
Oui, cet état me désespère.
Alcmène, ne présumez pas
Qu’aimant, comme je fais, vos célestes appas,
Je puisse vivre un jour avec votre colère.
Déjà de ces momens la barbare longueur
Fait, sous des atteintes mortelles,
Succomber tout mon triste cœur;
Et de mille vautours les blessures cruelles
N’ont rien de comparable à ma vive douleur.
Alcmène, vous n’avez qu’à me le déclarer:
S’il n’est point de pardon que je doive espérer,
Cette épée aussitôt, par un coup favorable,
Va percer à vos yeux le cœur d’un misérable,
Ce cœur, ce traître cœur, trop digne d’expirer,
Puisqu’il a pu fâcher un objet adorable:
Heureux, en descendant au ténébreux séjour,
Si de votre courroux mon trépas vous ramène,
Et ne laisse en votre âme, après ce triste jour,
Aucune impression de haine,
Au souvenir de mon amour!
C’est tout ce que j’attends pour faveur souveraine.
ALCMÈNE.
JUPITER.
ALCMÈNE.
Et vous voir m’outrager par tant d’indignités?
JUPITER.
Tient-il contre un remords d’un cœur bien enflammé?
ALCMÈNE.
Plutôt que de vouloir fâcher l’objet aimé.
JUPITER.
ALCMÈNE.
JUPITER.
ALCMÈNE.
Et j’ai dépit de voir que toute votre offense
Ne puisse de mon cœur jusqu’à cette vengeance
Faire encore aller le transport.
JUPITER.
Puisque, pour vous venger, je vous offre ma mort?
Prononcez-en l’arrêt, et j’obéis sur l’heure.
ALCMÈNE.
JUPITER.
Cette colère qui m’accable,
Et que vous m’accordiez le pardon favorable
Que je vous demande à vos pieds.
Sosie et Cléanthis se mettent aussi à genoux.
Résolvez ici l’un des deux,
Ou de punir, ou bien d’absoudre.
ALCMÈNE.
Paroît bien plus que je ne veux.
Pour vouloir soutenir le courroux qu’on me donne,
Mon cœur a trop su me trahir:
Dire qu’on ne saurait haïr,
N’est-ce pas dire qu’on pardonne?
JUPITER.
ALCMÈNE.
JUPITER.
Voir, dans les doux transports dont mon âme est charmée,
Ce que tu trouveras d’officiers de l’armée,
Et les invite à dîner avec moi.
Bas, à part.
Tandis que d’ici je le chasse,
Mercure y remplira sa place.
SCÈNE VII.—CLÉANTHIS, SOSIE.
SOSIE.
Veux-tu qu’à leur exemple ici
Nous fassions entre nous un peu de paix aussi,
Quelque petit rapatriage?
CLÉANTHIS.
SOSIE.
CLÉANTHIS.
SOSIE.
Tant pis pour toi.
CLÉANTHIS.
SOSIE.
Et je veux être, à mon tour, en colère.
CLÉANTHIS.
On se lasse parfois d’être femme de bien.
ACTE III
SCÈNE I.—AMPHITRYON.
Et des tours que je fais, à la fin je suis las.
Il n’est point de destin plus cruel, que je sache;
Je ne saurois trouver, portant partout mes pas,
Celui qu’à chercher je m’attache,
Et je trouve tous ceux que je ne cherche pas.
Mille fâcheux cruels, qui ne pensent pas l’être,
De nos faits avec moi, sans beaucoup me connoître,
Viennent se réjouir pour me faire enrager.
Dans l’embarras cruel du souci qui me blesse,
De leurs embrassemens et de leur allégresse
Sur mon inquiétude ils viennent tous charger.
En vain à passer je m’apprête,
Pour fuir leurs persécutions,
Leur tuante amitié de tous côtés m’arrête;
Et, tandis qu’à l’ardeur de leurs expressions
Je répons d’un geste de tête,
Je leur donne tout bas cent malédictions.
Ah! qu’on est peu flatté de louange, d’honneur,
Et de tout ce que donne une grande victoire,
Lorsque dans l’âme on souffre une vive douleur,
Et que l’on donnerait volontiers cette gloire
Pour avoir le repos du cœur!
Ma jalousie, à tout propos,
Me promène sur ma disgrâce;
Et plus mon esprit y repasse,
Moins j’en puis débrouiller le funeste chaos.
Le vol des diamans n’est pas ce qui m’étonne;
On lève les cachets, qu’on ne l’aperçoit pas;
Mais le don qu’on veut qu’hier j’en vins faire en personne
Est ce qui fait ici mon cruel embarras.
La nature parfois produit des ressemblances
Dont quelques imposteurs ont pris droit d’abuser;
Mais il est hors de sens que, sous ces apparences,
Un homme pour époux se puisse supposer;
Et dans tous ces rapports sont mille différences
Dont se peut une femme aisément aviser.
Des charmes de la Thessalie
On vante de tous temps les merveilleux effets;
Mais les contes fameux qui partout en sont faits
Dans mon esprit toujours ont passé pour folie,
Et ce seroit du sort une étrange rigueur,
Qu’au sortir d’une ample victoire
Je fusse contraint de les croire
Aux dépens de mon propre honneur.
Je veux la retâter sur ce fâcheux mystère,
Et voir si ce n’est point une vaine chimère
Qui sur ses sens troublés ait su prendre crédit.
Ah! fasse le ciel équitable
Que ce penser soit véritable,
Et que, pour mon bonheur, elle ait perdu l’esprit!
SCÈNE II.—MERCURE, AMPHITRYON.
MERCURE, sur le balcon de la maison d’Amphitryon, sans être vu ni entendu d’Amphitryon.
Je m’en veux faire au moins qui soient d’autre nature,
Et je vais égayer mon sérieux loisir
A mettre Amphitryon hors de toute mesure.
Cela n’est pas d’un dieu bien plein de charité;
Mais aussi n’est-ce pas ce dont je m’inquiète;
Et je me sens, par ma planète,
A la malice un peu porté.
AMPHITRYON.
MERCURE.
AMPHITRYON, sans voir Mercure.
MERCURE.
AMPHITRYON, apercevant Mercure, qu’il prend pour Sosie.
MERCURE.
Qui fais tant de vacarme et parles de la sorte?
AMPHITRYON.
MERCURE.
Et n’en ai pas la moindre envie.
AMPHITRYON, à part.
Est-ce un mal répandu? Sosie! holà, Sosie!
MERCURE.
As-tu peur que je ne l’oublie?
AMPHITRYON.
MERCURE.
A faire une rumeur si grande?
Et que demandes-tu là-bas?
AMPHITRYON.
MERCURE.
Parle, si tu veux qu’on t’entende.
AMPHITRYON.
Je vais là-haut me faire entendre,
Et de bonne façon t’apprendre
A m’oser parler sur ce ton.
MERCURE.
Je t’enverrai d’ici des messagers fâcheux.
AMPHITRYON.
La peut-on concevoir d’un serviteur, d’un gueux?
MERCURE.
M’as-tu de tes gros yeux assez considéré?
Comme il les écarquille, et paroît effaré!
Si des regards on pouvoit mordre,
Il m’aurait déjà déchiré.
AMPHITRYON.
Avec ces impudens propos,
Que tu grossis pour toi d’effroyables tempêtes!
Quels orages de coups vont fondre sur ton dos!
MERCURE.
Tu pourras y gagner quelque contusion.
AMPHITRYON.
Ce que c’est qu’un valet qui s’attaque à son maître!
MERCURE.
AMPHITRYON.
MERCURE.
AMPHITRYON.
MERCURE.
AMPHITRYON.
MERCURE.
Dis-nous un peu, quel est le cabaret honnête
Où tu t’es coiffé le cerveau?
AMPHITRYON.
MERCURE.
AMPHITRYON.
MERCURE.
AMPHITRYON.
MERCURE.
Quand on le veut boire sans eau.
AMPHITRYON.
MERCURE.
Que quelqu’un ici ne t’écoute.
Je respecte le vin. Va-t’en, retire-toi,
Et laisse Amphitryon dans les plaisirs qu’il goûte.
AMPHITRYON.
MERCURE.
Qui, couvert des lauriers d’une victoire pleine,
Est auprès de la belle Alcmène,
A jouir des douceurs d’un aimable entretien.
Après le démêlé d’un amoureux caprice,
Ils goûtent le plaisir de s’être rajustés.
Garde-toi de troubler leurs douces privautés,
Si tu ne veux qu’il ne punisse
L’excès de tes témérités.
SCÈNE III.—AMPHITRYON.
En quel trouble cruel jette-t-il mon esprit!
Et, si les choses sont comme le traître dit,
Où vois-je ici réduits mon honneur et ma flamme!
A quel parti me doit résoudre ma raison?
Ai-je l’éclat ou le secret à prendre?
Et dois-je, en mon courroux, renfermer ou répandre
Le déshonneur de ma maison?
Ah! faut-il consulter dans un affront si rude?
Je n’ai rien à prétendre et rien à ménager;
Et toute mon inquiétude
Ne doit aller qu’à me venger.
SCÈNE IV.—AMPHITRYON, SOSIE, NAUCRATÈS ET POLIDAS, dans le fond du théâtre.
SOSIE, à Amphitryon.
C’est de vous amener ces messieurs que voici.
AMPHITRYON.
SOSIE.
AMPHITRYON.
SOSIE.
AMPHITRYON.
SOSIE.
AMPHITRYON, mettant l’épée à la main.
SOSIE, à Naucratès et à Polidas.
NAUCRATÈS, à Amphitryon.
SOSIE.
AMPHITRYON.
A Naucratès.
Laissez-moi satisfaire un courroux légitime.
SOSIE.
NAUCRATÈS, à Amphitryon.
SOSIE.
AMPHITRYON.
De me fermer la porte au nez,
Et de joindre encor la menace
A mille propos effrénés!
Voulant le frapper.
Ah! coquin!
SOSIE, tombant à genoux.
NAUCRATÈS, à Amphitryon.
SOSIE.
POLIDAS, à Sosie.
SOSIE.
AMPHITRYON.
Des mots où tout à l’heure il s’est émancipé.
SOSIE.
Si j’étois par votre ordre autre part occupé?
Ces messieurs sont ici pour rendre témoignage
Qu’à dîner avec vous je les viens d’inviter.
NAUCRATÈS.
Et n’a point voulu nous quitter.
AMPHITRYON.
SOSIE.
AMPHITRYON.
SOSIE.
Au milieu des transports d’une âme satisfaite
D’avoir d’Alcmène apaisé le courroux.
Sosie se relève.
AMPHITRYON.
Ajoute quelque chose à mon cruel martyre,
Et, dans ce fatal embarras,
Je ne sais plus que croire ni que dire.
NAUCRATÈS.
Surpasse si fort la nature,
Qu’avant que de rien faire et de vous emporter,
Vous devez éclaircir toute cette aventure.
AMPHITRYON.
Et le ciel à propos ici vous a fait rendre.
Voyons quelle fortune en ce jour peut m’attendre;
Débrouillons ce mystère, et sachons notre sort.
Hélas! je brûle de l’apprendre,
Et je le crains plus que la mort.
Amphitryon frappe à la porte de sa maison.
SCÈNE V.—JUPITER, AMPHITRYON, NAUCRATÈS, POLIDAS, SOSIE.
JUPITER.
Et qui frappe en maître où je suis?
AMPHITRYON.
NAUCRATÈS.
Quoi! deux Amphitryons ici nous sont produits!
AMPHITRYON, à part.
Hélas! je n’en puis plus, l’aventure est à bout;
Ma destinée est éclaircie,
Et ce que je vois me dit tout.
NAUCRATÈS.
Plus je trouve qu’en tout l’un à l’autre est semblable.
SOSIE, passant du côté de Jupiter.
L’autre est un imposteur digne de châtiment.
POLIDAS.
Suspend ici mon jugement.
AMPHITRYON.
NAUCRATÈS, à Amphitryon, qui a mis l’épée à la main.
AMPHITRYON.
NAUCRATÈS.
AMPHITRYON.
JUPITER.
Et, lorsque de la sorte on se met en colère,
On fait croire qu’on a de mauvaises raisons.
SOSIE.
Pour ressembler aux maîtres des maisons.
AMPHITRYON, à Sosie.
Sentir par mille coups ces propos outrageans.
SOSIE.
Et ne souffrira point que l’on batte ses gens.
AMPHITRYON.
Et laver mon affront au sang d’un scélérat.
NAUCRATÈS, arrêtant Amphitryon.
D’Amphitryon contre lui-même.
AMPHITRYON.
Et mes amis d’un fourbe embrassent la défense!
Loin d’être les premiers à prendre ma vengeance,
Eux-mêmes font obstacle à mon ressentiment!
NAUCRATÈS.
Fassent nos résolutions,
Lorsque par deux Amphitryons
Toute notre chaleur demeure suspendue?
A vous faire éclater notre zèle aujourd’hui,
Nous craignons de faillir et de vous méconnaître.
Nous voyons bien en vous Amphitryon paroître,
Du salut des Thébains le glorieux appui;
Mais nous le voyons tous aussi paroître en lui,
Et ne saurions juger dans lequel il peut être.
Notre parti n’est point douteux,
Et l’imposteur par nous doit mordre la poussière;
Mais ce parfait rapport le cache entre vous deux;
Et c’est un coup trop hasardeux
Pour l’entreprendre sans lumière.
Avec douceur laissez-nous voir
De quel côté peut être l’imposture;
Et, dès que nous aurons démêlé l’aventure,
Il ne nous faudra point dire notre devoir.
JUPITER.
A douter de tous deux vous peut autoriser.
Je ne m’offense point de vous voir en balance
Je suis plus raisonnable et sais vous excuser.
L’œil ne peut entre nous faire de différence,
Et je vois qu’aisément on s’y peut abuser.
Vous ne me voyez point témoigner de colère,
Point mettre l’épée à la main:
C’est un mauvais moyen d’éclaircir ce mystère,
Et j’en puis trouver un plus doux et plus certain.
L’un de nous est Amphitryon;
Et tous deux à vos yeux nous le pouvons paroître.
C’est à moi de finir cette confusion;
Et je prétends me faire à tous si bien connoître,
Qu’aux pressantes clartés de ce que je puis être
Lui-même soit d’accord du sang qui m’a fait naître,
Et n’ait plus de rien dire aucune occasion.
C’est aux yeux des Thébains que je veux avec vous
De la vérité pure ouvrir la connoissance;
Et la chose sans doute est assez d’importance
Pour affecter[15] la circonstance
De l’éclaircir aux yeux de tous.
Alcmène attend de moi ce public témoignage:
Sa vertu, que l’éclat de ce désordre outrage,
Veut qu’on la justifie, et j’en vais prendre soin.
C’est à quoi mon amour envers elle m’engage;
Et des plus nobles chefs je fais un assemblage
Pour l’éclaircissement dont sa gloire a besoin.
Attendant avec vous ces témoins souhaités,
Ayez je vous prie, agréable
De venir honorer la table
Où vous a Sosie invités.
SOSIE.
Toute l’irrésolution;
Le véritable Amphitryon
Est l’Amphitryon où l’on dîne.
AMPHITRYON.
Quoi! faut-il que j’entende ici, pour mon martyre,
Tout ce que l’imposteur à mes yeux vient de dire,
Et que dans la fureur que ce discours m’inspire,
On me tienne le bras lié!
NAUCRATÈS, à Amphitryon.
L’éclaircissement qui doit rendre
Les ressentimens de saison.
Je ne sais pas s’il impose;
Mais il parle sur la chose
Comme s’il avoit raison.
AMPHITRYON.
Thèbes en a pour moi de tout autres que vous;
Et je vais en trouver qui, partageant l’injure,
Sauront prêter la main à mon juste courroux.
JUPITER.
Le différend en leur présence.
AMPHITRYON.
Mais rien ne te sauroit sauver de ma vengeance.
JUPITER.
Je ne daigne[16] à présent répondre;
Et tantôt je saurai confondre
Cette fureur avec deux mots.
AMPHITRYON.
Et jusques aux enfers j’irai suivre tes pas.
JUPITER.
Et l’on verra tantôt que je ne fuirai pas.
AMPHITRYON, à part.
Assembler des amis qui suivent mon courroux;
Et chez moi venons à main-forte
Pour le percer de mille coups.
SCÈNE VI.—JUPITER, NAUCRATÈS, POLIDAS, SOSIE.
JUPITER.
Entrons vite dans la maison.
NAUCRATÈS.
Confond le sens et la raison.
SOSIE.
Et pleins de joie, allez tabler jusqu’à demain.
Seul.
Que je vais m’en donner, et me mettre en beau train
De raconter nos vaillantises!
Je brûle d’en venir aux prises,
Et jamais je n’eus tant de faim.
SCÈNE VII.—MERCURE, SOSIE.
MERCURE.
Impudent fleureur de cuisine!
SOSIE.
MERCURE.
Je vous ajusterai l’échine.
SOSIE.
Modère-toi je t’en supplie,
Sosie, épargne un peu Sosie,
Et ne te plais point tant à frapper dessus toi.
MERCURE.
A pu te donner la licence?
Ne t’en ai-je pas fait une expresse défense,
Sous peine d’essuyer mille coups de bâton?
SOSIE.
Posséder sous un même maître.
Sosie en tous lieux on sait me reconnoître;
Je souffre bien que tu le sois,
Souffre aussi que je le puisse être.
Laissons aux deux Amphitryons
Faire éclater des jalousies;
Et, parmi leurs contentions,
Faisons en bonne paix vivre les deux Sosies.
MERCURE.
A ne point souffrir de partage.
SOSIE.
Je serai le cadet, et tu seras l’aîné.
MERCURE.
Et je veux être fils unique.
SOSIE.
Souffre qu’au moins je sois ton ombre.
MERCURE.
SOSIE.
En cette qualité souffre-moi près de toi:
Je te serai partout une ombre si soumise,
Que tu seras content de moi.
MERCURE.
Si d’entrer là dedans tu prends encor l’audace,
Mille coups en seront le fruit.
SOSIE.
Pauvre Sosie, es-tu réduit!
MERCURE.
A te donner encor un nom que je défends!
SOSIE.
Et je parle d’un vieux Sosie
Qui fut jadis de mes parens,
Qu’avec très-grande barbarie,
A l’heure du dîner, l’on chassa de céans.
MERCURE.
Si tu veux demeurer au nombre des vivans.
SOSIE, à part.
Double fils de putain, de trop d’orgueil enflé!
MERCURE.
SOSIE.
MERCURE.
SOSIE.
MERCURE.
A pourtant frappé mon oreille;
Il n’est rien de plus certain.
SOSIE.
MERCURE.
Voilà l’endroit où je demeure.
SOSIE, seul.
Pour être mis dehors, est une maudite heure!
Allons, cédons au sort dans notre affliction,
Suivons-en aujourd’hui l’aveugle fantaisie;
Et, par une juste union,
Joignons le malheureux Sosie
Au malheureux Amphitryon.
Je l’aperçois venir en bonne compagnie.
SCÈNE VIII.—AMPHITRYON, ARGATIPHONTIDAS, PAUSICLÈS, SOSIE, dans un coin du théâtre, sans être aperçu.
AMPHITRYON, à plusieurs autres officiers qui l’accompagnent.
Et n’avancez tous, je vous prie,
Que quand il en sera besoin.
PAUSICLÈS.
AMPHITRYON.
Et je souffre pour ma flamme
Autant que pour mon honneur.
PAUSICLÈS.
Alcmène, sans être coupable...
AMPHITRYON.
L’erreur simple devient un crime véritable,
Et, sans consentement, l’innocence y périt.
De semblables erreurs, quelque jour qu’on leur donne,
Touchent les endroits délicats;
Et la raison bien souvent les pardonne,
Que l’honneur et l’amour ne les pardonnent pas.
ARGATIPHONTIDAS.
Mais je hais vos messieurs de leurs honteux délais,
Et c’est un procédé dont j’ai l’âme blessée
Et que les gens de cœur n’approuveront jamais.
Quand quelqu’un nous emploie, on doit, tête baissée,
Se jeter dans ses intérêts.
Argatiphontidas ne va point aux accords.
Écouter d’un ami raisonner l’adversaire
Pour des hommes d’honneur n’est point un coup à faire:
Il ne faut écouter que la vengeance alors.
Le procès ne me sauroit plaire;
Et l’on doit commencer toujours, dans ses transports,
Par bailler, sans autre mystère,
De l’épée au travers du corps.
Oui, vous verrez, quoi qu’il avienne,
Qu’Argatiphontidas marche droit sur ce point;
Et de vous il faut que j’obtienne
Que le pendard ne meure point
D’une autre main que de la mienne.
AMPHITRYON.
SOSIE, à Amphitryon.
Le juste châtiment d’une audace maudite.
Frappez, battez, chargez, accablez-moi de coups,
Tuez-moi dans votre courroux,
Vous ferez bien, je le mérite;
Et je n’en dirai pas un seul mot contre vous.
AMPHITRYON.
SOSIE.
Et, croyant à manger m’aller comme eux ébattre,
Je ne songeois pas qu’en effet
Je m’attendois là pour me battre.
Oui, l’autre moi, valet de l’autre vous, a fait
Tout de nouveau le diable à quatre.
La rigueur d’un pareil destin,
Monsieur, aujourd’hui nous talonne:
Et l’on me des-Sosie[17] enfin
Comme on vous des-Amphitryonne.
AMPHITRYON.
SOSIE.
SCÈNE IX.—CLÉANTHIS, AMPHITRYON, ARGATIPHONTIDAS, POLIDAS, NAUCRATÈS, PAUSICLÈS, SOSIE.
CLÉANTHIS.
AMPHITRYON.
Quelle est la peur que je t’inspire?
CLÉANTHIS.
NAUCRATÈS, à Amphitryon.
Pour donner devant tous les clartés qu’on désire,
Et qui, si l’on peut croire à ce qu’il vient de dire,
Sauront vous affranchir de trouble et de souci.
SCÈNE X.—MERCURE, AMPHITRYON, ARGATIPHONTIDAS, POLIDAS, NAUCRATÈS, PAUSICLÈS, CLÉANTHIS, SOSIE.
MERCURE.
Que c’est le grand maître des dieux,
Que, sous les traits chéris de cette ressemblance,
Alcmène a fait du ciel descendre dans ces lieux.
Et quant à moi, je suis Mercure,
Qui, ne sachant que faire, ai rossé tant soit peu
Celui dont j’ai pris la figure;
Mais de s’en consoler il a maintenant lieu,
Et les coups de bâton d’un dieu
Font honneur à qui les endure.
SOSIE.
Je me serois passé de votre courtoisie.
MERCURE.
Je suis las de porter un visage si laid;
Et je m’en vais au ciel, avec de l’ambroisie,
M’en débarbouiller tout à fait.
Mercure s’envole au ciel.
SOSIE.
Ta fureur s’est par trop acharnée après moi;
Et je ne vis de ma vie
Un dieu plus diable que toi.
SCÈNE XI.—JUPITER, AMPHITRYON, NAUCRATÈS, ARGATIPHONTIDAS, POLIDAS, PAUSICLÈS, CLÉANTHIS, SOSIE.
JUPITER, annoncé par le bruit du tonnerre, armé de son foudre, dans un nuage, sur son aigle.
Et sous tes propres traits vois Jupiter paroître.
A ces marques tu peux aisément le connoître;
Et c’est assez, je crois, pour remettre ton cœur
Dans l’état auquel il doit être,
Et rétablir chez toi la paix et la douceur.
Mon nom, qu’incessamment toute la terre adore,
Étouffe ici les bruits qui pouvoient éclater.
Un partage avec Jupiter
N’a rien du tout qui déshonore;
Et sans doute il ne peut être que glorieux
De se voir le rival du souverain des dieux.
Je n’y vois pour ta flamme aucun lieu de murmure;
Et c’est moi, dans cette aventure,
Qui, tout dieu que je suis, dois être le jaloux.
Alcmène est toute à toi, quelque soin qu’on emploie;
Et ce doit à tes feux être un objet bien doux
De voir que, pour lui plaire, il n’est point d’autre voie
Que de paroître son époux;
Que Jupiter, orné de sa gloire immortelle,
Par lui-même n’a pu triompher de sa foi;
Et que ce qu’il a reçu d’elle
N’a, par son cœur ardent, été donné qu’à toi.
SOSIE.
JUPITER.
Et rends le calme entier à l’ardeur qui te brûle;
Chez toi doit naître un fils qui, sous le nom d’Hercule,
Remplira de ses faits tout le vaste univers.
L’éclat d’une fortune en mille biens féconde
Fera connoître à tous que je suis ton support,
Et je mettrai tout le monde
Au point d’envier ton sort.
Tu peux hardiment te flatter
De ces espérances données.
C’est un crime que d’en douter:
Les paroles de Jupiter
Sont des arrêts des destinées.
Il se perd dans les nues.
NAUCRATÈS.
SOSIE.
Ne vous embarquez nullement
Dans ces douceurs congratulantes:
C’est un mauvais embarquement;
Et d’une et d’autre part, pour un tel compliment,
Les phrases sont embarrassantes.
Le grand dieu Jupiter nous fait beaucoup d’honneur,
Et sa bonté, sans doute, est pour nous sans seconde;
Il nous promet l’infaillible bonheur
D’une fortune en mille biens féconde,
Et chez nous il doit naître un fils d’un très-grand cœur,
Tout cela va le mieux du monde.
Mais enfin coupons aux discours,
Et que chacun chez soi doucement se retire.
Sur telles affaires toujours
Le meilleur est de ne rien dire.
FIN D’AMPHITRYON.