Mon amie Nane
The Project Gutenberg eBook of Mon amie Nane
Title: Mon amie Nane
Author: Paul Jean Toulet
Release date: May 23, 2005 [eBook #15882]
Most recently updated: December 14, 2020
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online
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nationale de France (BnF/Gallica)
P.-J. TOULET
MON AMIE NANE
Magis amica veritas.
N.
...La vérité, ma meilleure amie.
Dédicace
A Madame,
Madame la Comtesse de la Suze.
L'illustre M. de Balzac a fait cette remarque que «les enfants des dieux sont éternels pour la meilleure moitié, qui est de ne point finir». Mais quand je songe à la gloire de votre maison, dont l'origine se confond, pour ainsi dire, avec celle de l'humanité, je croirai user à peine d'hyperbole, en disant qu'elle a eu aussi peu de commencement qu'elle n'aura de fin. Car, tout ce qui est d'une extrême grandeur demeure confondu avec l'infini par l'indigence de notre nature, et le sang des comtes de Champagne pareil à ce fleuve du Nil que l'on peut remonter toujours sans en découvrir les sources, ni qu'il paraisse diminuer.
Nul n'ignore en effet qu'il coulait déjà dans les veines de ces Porphyrogénètes qui avaient hérité la splendeur de Salomon, et que vous lui avez,
MADAME,
en l'écartelant, si l'on peut ainsi s'exprimer, de Chatillon, communiqué pour votre part le lustre de ces Francs épouvantables, fidèles compagnons de Pharamond, et sa race même, ainsi qu'il le déclare dans une loi parvenue jusqu'à nous.
Et de craindre que cette gloire puisse se terminer ou s'amoindrir, il n'est besoin, pour en être démenti, que de regarder aux fruits d'une union si parfaite: fils impatients de donner à leurs armes la trempe et la teinture d'un excellent écarlate; ou cette fille encore de qui la beauté prête à son rang plus qu'il ne se peut qu'elle lui emprunte, et lui vaudrait par elle-même de porter le nom pesant et magnifique des Epernon, ainsi qu'elle l'a su sans fléchir, et comme on fait d'une parure nouvelle. Qui, à la Cour, ne se rappelle encore ses débuts? Longtemps nourrie à l'ombre de la province, où vous lui aviez, préparé les bienfaits d'une éducation vertueuse, elle parut, parmi ces pompes, comme une nymphe qui, à peine au sortir des forêts, rougit de plaisir et de retenue. Elle parla: une prudence exquise était sur ses lèvres. Lui fallut-il prendre sa part des danses, et de ces agréables jeux où se rit la fleur du royaume, ce fut comme si la plus décente des fées, en venant fouler notre sol, n'avait pu tout à fait désapprendre d'avoir des ailes.
Mais ne fut-il point toujours dans les privilèges de la beauté d'engendrer les combats, tout de même que si Vénus était la mère de Mars et non plus son amante? Que dire si cette beauté, celle-là même dont Platon avait placé l'Idée dans le ciel, choisit d'habiter deux figures? Nous en vîmes le danger, aussitôt que l'on vous aperçut,
MADAME,
auprès de Mademoiselle de Champagne, ou bien ce soir encore, que c'était déjà Madame d'Epernon. Toute la Cour, étonnée d'abord que deux si parfaites beautés ne cheminassent pas sur des nues, en vint bientôt à disputer quelle des deux, à descendre parmi nous, sacrifiait le plus de divinité. Ainsi divisée en deux camps, je pense qu'elle en fût venue aux mains, non moins qu'aux jours de cette barbare galanterie où le glaive décidait de la préséance des charmes, si la présence auguste d'un prince qui commande à son gré la paix ou la guerre n'avait retenu au fourreau tant d'impatientes épées.
Quant à moi, à devoir prendre parti, et pour tant qu'il fût légitime de balancer, le nom que j'inscris au fronton de cet ouvrage dit assez haut de quel côté j'aurais combattu. Trop heureux si de le mêler à une oeuvre aussi imparfaite n'est pas outrepasser mon devoir, et si, réduit à me couvrir de vos propres maximes, mon seul recours n'est pas de répéter après vous: «Tout le devoir du monde ne vaut pas une faute commise par tendresse.»
Celui-là seul excepté, qui est de me dire
Madame,
Votre très humble admirateur
PAUL-JEAN TOULET.
Mon amie Nane
«Quae est ista, quae progreditur ut luna?»
(Cantic. cantic.)
Quelle est cette jeune personne qui s'avance
vers nous, et dont les traits n'annoncent pas
une vive intelligence?
Cette amie que je veux te montrer sous le linge, ô lecteur, ou bien parée des mille ajustements qui étaient comme une seconde figure de sa beauté, ne fut qu'une fille de joie—et de tristesse.
En vérité, si tu ne sais entendre que les choses qui sont exprimées par le langage, mon amie ne t'aurait offert aucun sens; mais peut-être l'eusses-tu jugée stupide. Car, le plus souvent, ses paroles—que l'ivresse même les dictât—ne signifiaient rien, semblables à des grelots qu'agite un matin de carnaval; et sa cervelle était comme cette mousse qu'on voit se tourner en poussière sur les rocs brûlants de l'été.
Et pourtant elle a marché devant moi telle que si ma propre pensée, épousant les nombres où la beauté est soumise, avait revêtu un corps glorieux. Énigme elle-même, elle m'a révélé parfois un peu de la Grande Énigme: c'est alors qu'elle m'apparaissait comme un microcosme; que ses gestes figuraient à mes yeux l'ordre même et la raison cachée des apparences où nous nous agitons.
En elle j'ai compris que chaque chose contient toutes les autres choses, et qu'elle y est contenue. De même que l'âme aromatique de Cerné, un sachet la garde prisonnière; ou qu'on peut deviner dans un sourire de femme tout le secret de son corps; les objets les plus disparates—Nane me l'enseigna—sont des correspondances; et tout être, une image de cet infini et de ce multiple qui l'accablent de toutes parts.
Car sa chair, où tant d'artistes et de voluptueux goûtèrent leur joie, n'est pas ce qui m'a le plus épris de Nane la bien modelée. Les courbes de son flanc ou de sa nuque, dont il semble qu'elles aient obéi au pouce d'un potier sans reproche, la délicatesse de ses mains, et son front orgueilleusement recourbé, comme aussi ces caresses singulières qui inventaient une volupté plus vive au milieu même de la volupté, se peuvent découvrir en d'autres personnes. Mais Nane était bien plus que cela, un signe écrit sur la muraille, l'hiéroglyphe même de la vie: en elle, j'ai cru contempler le monde.
Non, les ondulations du fleuve Océan, ni les noeuds de la vipère ivre de chaleur qui dort au soleil, toute noire, ne sont plus perfides que ses étreintes. Du plus beau verger de France, et du plus bel automne, quel fruit te saurait rafraîchir, comme ses baisers désaltéraient mon coeur? Sache encore que l'architecture de ses membres présente toute l'audace d'une géométrie raffinée; et que, si j'ai observé avec soin le rythme de sa démarche ou de ses abandons, c'était pour y embrasser les lois de la sagesse.
Et voici, sous les trois robes du mot, que je te les présente, ô lecteur, pareilles à des captives d'un grand prix. Découvre-les, et avec elles le secret de ce livre. Va, ne t'arrête pas à la trivialité des fables, au vide des paroles, ni à ce qu'on nomme: l'ironie des opinions. Lève un voile, un voile encore; il y a toujours, sous un symbole, un autre symbole. Mais pour toi seul qui le savais déjà, puisqu'on enseigne aux hommes cette vérité-là seulement que d'avance ils portaient dans leur âme.
S'il t'ennuie toutefois de pénétrer aussi avant, tu pourras te récréer aux choses qui sont ici écrites touchant l'amour. Ne crois pas, au moins, que celui-là eût mérité le mépris, qui aurait aimé mon amie tout simplement. Car il y a une religion au fond de l'amour, comme du savoir. Et la volupté elle-même a ses mystères.
En cas que tu n'y veuilles souscrire, j'évoquerai pour toi,—par un après-midi d'août, tandis que le soleil éclate et dévore l'ombre bleue au pied des murs,—l'alcôve où mon amie, lasse de rayons et lasse d'aimer, repose dans le silence. Parfois elle soulève les paupières; et tu verrais alors palpiter la lumière de ses yeux, comme un éclair de chaleur au fond de la nuit.
I
Les Sirènes
«At tuba, terribili sonitu, taratantara dixit.»
(ENNIUS, Annal.)C'était des cris dont on demeurait étonné;
un airain aigre, retentissant, qui, dans la nuit
faisait: Hoûoûoûoû....
A cette époque mon amie Nane était presque une inconnue pour moi, bien loin de m'appartenir en propre. A vrai dire, et dans la suite même, je n'ai jamais recherché le monopole de sa tendresse. N'eût-ce pas été de l'égoïsme? Outre qu'il en faudrait avoir les moyens.
A cette époque donc, Nane passait pour être la propriété exclusive de Bélesbat, le Hautfournier. Cet industriel, qui crevait sous lui de chiffres et de plans les ingénieurs les plus endurcis; dont l'âme tout arithmétique aurait ramené aux quatre opérations la beauté, l'héroïsme, la haine même, ne dédaignait pas toujours d'acquérir des choses gracieuses, encore qu'inutiles. En fait Nane lui était d'aussi peu de produit qu'un buisson de roses, un hamac, une habanera; et l'on ignorera toujours pourquoi il conservait une employée aussi coûteuse. Peut-être que cette végétative idole, languissant sous l'écorce des soies et les pierres de ses colliers barbares, le consolait d'être lui-même aussi fiévreusement mal vêtu. Peut-être qu'il aimait à voir reluire dans ses yeux mordorés les reflets inestimables de l'or, et peut-être encore qu'il l'avait louée simplement comme une enseigne à sa richesse.
Au moins n'était-elle pas son principal souci, comme il le montra en partant brusquement un jour, sur son yacht la Méduse, visiter la Terre de Feu, dont il caressait le projet d'y aménager des colonies agricoles, les asiles de nuit lui en devant fournir les premiers colons. Ainsi Nane se trouva libre, quoique pour combien de temps elle ne savait avec exactitude.
Elle s'était montrée d'abord un peu chagrine qu'on ne l'emmenât point; car elle s'imaginait la Terre de Feu comme un pays très chaud, avec des lianes, des ananas au jus naturel, des papillons larges comme des paravents; et sans doute aussi quelque casino où l'on pourrait déployer des toilettes excentriques, devant des gens de couleurs diverses, en smoking: quelque chose comme les nègres du quartier latin.
Il fallut lui expliquer que ce district de l'Amérique, fertile surtout en glaçons, si des épaves de grande ville le pouvaient prendre de loin pour une Arcadie, n'était pas une villégiature favorable aux jeux de nos courtisanes. Elle se consola donc assez vite de rester seule maîtresse en son petit hôtel de la rue de Scytheris, et que Bélesbat n'y vînt plus gesticuler parmi ses tables fragiles ou blâmer de son âcre voix les lenteurs du service.
En vérité, ce qu'elle aimait le plus de lui, ce n'était pas sa présence.
* * * * *
Il n'entrait point dans les intentions de Nane de se montrer, en son veuvage, plus fidèle à Bélesbat qu'elle ne faisait d'ordinaire. Elle continua donc à le tromper, quoique avec moins de plaisir depuis qu'il était loin; et ce fut surtout avec Jacques d'Iscamps.
D'éducation décente et d'extérieur agréable, Jacques jouait depuis près d'un an auprès d'elle, avec autant d'élégance qu'il se peut, le rôle d'amant de coeur. C'est à lui que ressortissait le département des fleurs, dragées, baignoires. Il était chargé aussi de remplacer, aussitôt mortes de langueur, les petites tortues caparaçonnées d'argent et de turquoises dont les dames s'ornaient alors; et de jouer à Auteuil les bons tuyaux, les increvables; comme encore de commander en des restaurants dérobés des dîners que presque toujours un petit bleu tard venu le laissait dans l'alternative de planter là, ou de dévorer tout seul, ridicule.
Aujourd'hui, que Bélesbat se balançait sur les hautes vagues de la mer, le jeu régulier des lois sur l'avancement le haussait à une situation presque officielle. Déjeunant chaque matin chez Nane, il eut la joie de s'y entendre couramment appeler «Monsieur», comme aussi de prendre une part plus active à l'administration intérieure, d'être initié aux détails les plus émouvants de la lingerie ou du chauffage. Une fois même il eut mandat de discuter avec le boucher certain compte qui n'était pas clair, et qu'il finit du reste par payer intégralement, après avoir joui pour ses épingles, en un bigorne de loucherbem assez diaphane, de quelques insinuations malveillantes.
Mais, assez vite, tout cela cessa de l'amuser; et il se prenait parfois à regretter la vie de naguère, les rendez-vous souvent manqués, mais où il y avait une pointe d'imprévu. Et il commençait de rêver à la Terre de Feu, lui aussi, quand Nane détourna le cours de sa mélancolie en annonçant qu'elle partait pour Alger: Jacques fut du projet, tout de suite.
Mais il ne put faire le voyage en même temps que son amie, pour quelque raison de famille:
—Ne t'inquiète pas, lui dit-elle. Il y a l'ancien amant de ma soeur, tu sais....
—Je ne sais pas du tout.
—Enfin, il a envie de venir avec moi. Il est très malade, phtisique au dernier point, et c'est une charité de le prendre; il a été si bon pour ma pauvre soeur, avant qu'elle ne fût mariée. En tout cas j'aime autant qu'il vienne, à cause des Hauts Fourneaux. Ce n'est pas toi, hein? qui pourrait servir de chaperon.
Jacques, flatté, eut un sourire:
—Enfin, qui est-ce, ton phtisique?
—C'est un ponte très chic: le vicomte d'Elche. Je crois qu'il est à moitié Espagnol, ou Autrichien.
—Comme tout le monde.
* * * * *
Quelques jours après, joyeux d'avoir fui les brumes de décembre parisien, Jacques débarqua sur les quais d'Alger par un temps de paradis. Au-dessus de lui il pouvait voir le boulevard de la République éclater de lumière, sous l'azur tendre; et plus bas, à droite, les pêcheries grouillantes, ou bien la Marine dont les eaux clapotaient dans une ombre verte et noire.
Ayant envoyé, provisoirement, pensait-il, son bagage à l'hôtel, il prit une voiture découverte et se fit conduire à Mustapha-Supérieur, villa Beau-Regard, où demeurait Nane.
Elle sourit tendrement à le revoir, et, une fois de plus, le jeune homme ressentit l'attrait de ses lèvres lentes et de ses indolentes mains. Mais dès qu'il voulut parler de s'installer à la villa:
—Ça n'est guère possible, objecta Nane. D'abord, il y a d'Elche, déjà.
—D'Elche? Et qu'est-ce qu'il fait ici, celui-là?
—Tu le verras; il est si malade. Et puis, autre chose: j'ai eu des nouvelles de Bélesbat. Il revient en France d'un moment à l'autre; et de là, il peut nous tomber dessus, comme une cheminée.
—Comme une cheminée, comme une cheminée...
Il finit par dire oui, ne pouvant mieux faire. Quelques instants après, dans le jardin, parmi les bambous et les iris, on lui présenta un malade blond, chargé de plaids, qui prenait le soleil sur une chaise longue, en toussotant. Il parlait avec fatigue, d'une voix gutturale; et laissait voir à table cette fringale qui est particulière aux tuberculeux. Sa soif aussi était maladive; après le café qu'il avait renforcé de cognac, ses joues s'empourprèrent d'une ardeur sinistre.
Du reste, point gênant; et Jacques aurait cru avoir retrouvé sa Nane des meilleurs jours, si la crainte vraiment exagérée d'un Bélesbat se laissant choir de la lune pour la surprendre n'avait paru constamment croître chez elle.
* * * * *
Il était une heure après minuit. Jacques, dont la jeune femme qui s'assoupissait à son côté ne soutenait décidément plus la conversation, s'apprêtait à jouir lui aussi d'un repos bien gagné. Un instant, il caressa du bout de ses doigts la gorge de Nane, juste assez pour la faire protester au fond de son sommeil par un faible gémissement, recroquevilla ses jambes et s'endormit.
Alors, du côté de la mer, un âcre appel déchira la nuit: c'était comme la plainte d'un jeune cyclope en dentition—ou le cri de guerre de l'oiseau appelé rock quand il se précipite sur une foule d'éléphants. Nane se dressa:
—Tu entends?
—Eh bien, c'est une sirène.
—C'est la Méduse, j'en suis sûre, cria-t-elle; je la reconnais. Bélesbat va être ici à la minute. Va-t'en Jacques, je t'en prie, va-t'en.
Le jeune homme ne se laissa pas faire tout de suite: quelle imagination, maintenant, de reconnaître les yachts à la voix. Comme s'il n'y avait que la Méduse qui eût une sirène. Et d'aller croire que Bélesbat arrivât à cette heure-ci, sans s'annoncer, même, etc., etc.
—Tu veux donc me faire perdre ma situation, gémit Nane; et Jacques, «bouclé», s'en fut.
Le surlendemain ce fut la même alerte, mais un peu plus tôt; deux jours après pareillement, puis une autre fois encore, et enfin trois nuits de suite; on eût dit que tous les bateaux de la Méditerranée s'étaient donné le mot pour n'entrer au port d'Alger qu'à la faveur de l'ombre, et Jacques, accablé sous la main de la Providence, abruti, docile, se levait sans plus de plaintes, se rhabillait, rentrait à l'hôtel, sous la lune, par les lacets bordés de cactus.
Mais un soir qu'il avait dîné en ville et ruminé de mauvaise humeur toutes ces nuits gâchées, il se jura de ne pas monter à la villa, pour cette nuit. Donc, ayant allumé un cigare, il alla faire un tour, tout seul, vers Lagha, revint, descendit jusqu'au port.
La lune n'était pas encore levée et à travers la nuit diaphane, couleur de saphir, Jacques pouvait apercevoir la mer palpitante.
Soudain, d'un petit caboteur qui était à quai, il entendit jaillir ce même rugissement qui depuis peu lui servait de diane avant l'heure. Sur le bateau, d'ailleurs, rien ne bougea, ni homme, ni cordage, et la machine semblait n'avoir de pression que ce qu'il en fallait pour faire hurler la mégère de fonte.
Quand ce fut fini, il y eut quelque bruit encore, comme d'un fourneau qu'on éteint, et puis un vieil homme qui fumait la pipe vint s'accouder à l'arrière.
—Holà hé, demanda poliment Jacques, quel fils de chienne de boucan faites-vous là, puisque votre raffiau est sur ses ancres?
Le vieux mit la main au-dessus de sa bouche, comme pour parler bas: «Té, je vais vous dire, fit-il; l'autre jour il est venu un monsieur, espagnol, je pense, avec une jolie bagasse; qui m'ont donné de l'argent pour faire marcher ma sirène la nuit, tout le temps que je resterais à Alger, quand ils me le feraient dire. Même qu'ils riaient beaucoup.»
—Ah! pensa Jacques, ah! ils riaient! Lui, non.
* * * * *
—C'est curieux, dis-je à Jacques,—car c'est lui-même qui m'avait conté cette histoire—je ne croyais pas que les petits caboteurs eussent de sirène.
—Celui-là en avait bien une, je vous assure, et qui n'était pas dans un étui; non, pas assez dans un étui, même.
—Mais comment avez-vous eu le courage de reprendre Nane? Je sais bien que moi...
—On reprend toujours une femme, lorsque elle vous a pris: vous êtes bon, vous, avec votre courage! Pensez-vous que ce soit la seule sottise que j'aie faite pour Nane?
—Au moins pourraient-elles être moins affirmées. Mais vous, vous faites vos bassesses le front haut.
—Bassesses, bassesses: vous n'en avez aucune à vous reprocher, vous?
—Ni ne compte en avoir aucune.
—J'aime mieux ne pas me singulariser, conclut un peu sèchement Jacques, que mes remarques semblèrent avoir agacé.
Mais quand on est entre amis, n'est-ce pas pour se dire des vérités désagréables?
II
Comment on s'aime
I
Première version
«...inde proverbium ductum, deos laneos
pedes habere.»
(MACROB. Saturn.)«...incessu patuit dea.»
(VIRG. Eneid.)Au contraire de ces dieux que les Romains
accusaient d'avoir les pieds en dentelle, Nane
marchait, et même divinement, étant elle-même
chose divine.
La première fois que je lui prêtai une sérieuse attention, Nane était en l'air, et tombait d'un omnibus.
* * * * *
Sa Victoria suivait à paisible allure le Batignolles-Clichy-Odéon, où elle avait eu ce jour-là l'heureuse fantaisie de «prendre une impériale, afin de jouir du paysage»; et un peu avant le pont des Saints-Pères, en un des points que la Compagnie d'Orléans venait de choisir pour y exécuter de mystérieux travaux, le cocher de Nane put, en même temps que moi, admirer un spectacle gracieux.
Le Batignolles-Clichy-Odéon, en tournant, dérapa, oscilla un peu, et versa sur la gauche. Je vis quelque chose de clair, de blanc, de rose, qui décrivait une élégante parabole: c'était Nane. Obéissant aux lois présumées de la gravitation, elle quitta brusquement son banc, en même temps que plusieurs autres personnes, et tomba.
Elle tomba assise, se fit très mal, et fondit en larmes, silencieusement: tel un vieux monsieur, qui retrouve sa fille après une absence de plusieurs années. Je reconnus seulement alors, ne l'ayant pas rencontrée depuis longtemps, Mlle Hannaïs Dunois, maîtresse de mon ami Jacques d'Iscamps, ou peut-être sa veuve, car il devait se marier dans peu de jours. Jugeant d'ailleurs qu'il valait mieux qu'elle ne s'éternisât pas dans cette position sédentaire, je la pris par les mains pour la remettre debout. Elle ne semblait pas meurtrie, et, comme le temps était beau, n'était salie que de poussière.
—Tiens, c'est vous, dit-elle, me reconnaissant à son tour. Vous seriez bien gentil de me raccompagner jusqu'à ma voiture; elle ne doit pas être loin.
Quand elle y fut montée: «Venez avec moi un peu plus loin, ajouta-t-elle, voulez-vous? J'ai peur de rester seule, à me sentir comme ça toute disloquée.» Je pris sa gauche, et comme nous passions par la rue Royale, elle accepta de s'arrêter un moment pour boire n'importe quoi de réconfortant. Nous descendîmes donc, elle un peu patraque encore; mais une demi-heure plus tard nous étions devant notre vin de Porto à plaisanter le plus gaîment du monde sur sa chute, dont au reste il ne semblait lui rester rien qu'un peu de gêne à être assise.
Si la conversation tendait à languir (car on ne peut constamment à deux, dont une femme, frapper des pensées ingénieuses), aussitôt elle se battait légèrement les côtés, ce qui faisait lever de la poussière. Et de rire tout de nouveau, à petits éclats: car elle est d'un esprit simple; et si elle s'est une fois résolue à juger une chose drôle, elle pourrait se la représenter cent jours de suite et s'en réjouir encore d'aussi bon coeur.
Cependant le temps avait coulé, il y avait près d'une heure déjà que l'odeur répandue de l'absinthe nous présageait le soir et que les Parisiens fussent près de se nourrir:
—Si nous dînerions ici? dis-je.
—Je ne vous cacherai pas, me répondit Nane, que j'aimerais bien me tenir un peu étendue. Mais si vous voulez venir dîner à la maison, je me mettrai sur une chaise longue—et nous dirons des choses.
Cela ayant été ainsi convenu, je courus chez moi m'habiller, et de là avenue de Villiers où demeure Nane.
* * * * *
C'était, au bout, bout de l'avenue, un hôtel de poupée, mais assez simple d'aspect, comme aussi de train. La porte cochère est condamnée pour absence de concierge; et il y a juste assez de jardin pour qu'on garde en gravat à ses semelles de quoi rayer le ciment mosaïque du vestibule. Une femme de chambre vint m'ouvrir. Avec la cuisinière (l'équipage étant d'un loueur) c'est toute la maison de Nane, qui a ralenti ses allures depuis la mort de Bélesbat. Quoique l'industriel, pratique dans sa bienfaisance même, lui ait fait legs d'une solide rente viagère, celle-ci n'est point telle que Nane puisse encore, et malgré la bonne volonté qu'a jusqu'ici mise Jacques à finir de se ruiner pour elle, soutenir les fêtes d'autrefois, ni la parade un peu ostentatoire qu'elle menait rue de Scythéris, en ce voluptueux hôtel la Billaudière, aujourd'hui, hélas! occupé par une aigre et dévote tante de Bélesbat, sa seule héritière. Mais, dans une demi-paresse, et sans trop chercher que les jeux de son corps lui procurent un lustre nouveau, Nane laisse les heures glisser sur elle sans la meurtrir, telles au printemps les gouttes d'une pluie ensoleillée sur la fleur nouvelle.
Ce soir, elle s'est vêtue d'un peignoir assez ajusté en crêpe de Chine vert, mais du vert le plus faux, le plus agaçant, le plus délicieux. Elle a des dessous, semble-t-il, tout blancs; au moins ses bas le sont-ils, et la peau de ses pantoufles. Sa chevelure, qui a comme ses yeux la patine de ces bronzes que le baiser des pèlerins a jaunis, est retroussée par devant, à la Messaline. Son col long et sa nuque portent un triple collier d'émaux verts, dont elle a aussi une ceinture.
Elle est ainsi tout à fait prenante. Et moi qui l'avait vue cent fois, sans y prendre autrement garde qu'à tous ces articles de Paris qui plaisent à notre habitude sans atteindre notre curiosité, il lui a fallu, pour que je la remarque, se laisser choir avec éclat d'une impériale sur les sordides travaux de l'Orléans. D'ailleurs elle ne l'a pas fait exprès.
—Vous rappelez-vous, Nane, quand nous montions à la Raillière, tous les soirs, et que Jacques arborait le béret pyrénéen?
—Vous rappelez-vous comme il soufflait pour monter aussi vite que nous, et ce qu'il avait été jaloux, un soir que nous avions été prendre des glaces sans lui?
Je feins de me rappeler très vivement, quoique cette saison à Cauterets, qui remonte à deux ans déjà, ne m'ait laissé que des souvenirs confus, au moins quant à Nane. Mais ce soir je ne saurais lui refuser rien, pas même un mensonge.
Étendue très de côté, ce qui la fait hancher, sur un de ces longs fauteuils de bord en rotin, où il y a un trou à l'avant-bras pour mettre son verre, elle est toute calée de petits coussins et de plaids. Et elle réveille en moi des images anciennes de voyage. Par-dessous le bruit de nos paroles, ressuscite un peu de passé: autour d'un pont de paquebot, la miroitante mer des Grandes Indes; et les filaos qui pleurent aux bords d'une île; ou bien la grâce dormante des créoles, si lasses de n'avoir jamais rien fait.
Cependant le dîner s'est achevé. On sert le café là même; et Nane, sans plus dire mot, sourit vers moi de sa bouche puérile. Il y a quelque chose, ce soir, dans son sourire, que je ne démêle pas, et je vais m'asseoir, contre elle, sur le grand fauteuil.
—Vous savez bien, me reproche-t-elle bientôt, que je ne puis pas bouger, que je suis sans défense, toute meurtrie... non... vous me faites mal!
—Sérieusement, vous souffrez encore?
—Au fond, pas tant que ça, reprend-elle. C'est plutôt la même chose que si j'avais reçu le fouet....
Peu à peu le sourire de Nane m'apparaît tout près et très loin; comme les choses que l'on aperçoit encore en s'endormant par un après-midi d'été, alors qu'à travers toute la profondeur d'une muette maison, on n'entend plus rien que, parfois, une porte qui claque, ou le jeune pas de quelque servante sur la dalle des frais corridors.
* * * * *
Il me semble que c'est ainsi, un peu dans un rêve, que nous avons changé de chambre, Nane et moi. On dirait même qu'il y a longtemps, si j'en crois un état somptuaire qui aurait éclairé, sur la nature récente de nos relations, les tribunaux les plus borgnes, et jusqu'au regretté Président Magnaud. Nane en est frappée aussi.
—Quel dommage, observe-t-elle, que Jacques ne nous voie pas comme ça.
—Il est un peu tard pour le faire prévenir, lui dis-je; tandis que je m'occupe de réparer le désordre de ma toilette.
—Où allez-vous? Est-ce que vous partez? Et elle se pelotonne sous les couvertures.
—Rendez-vous avec un parent de province, à la sortie des théâtres—vieillard susceptible. Et il est minuit passé. Pourvu que je trouve une voiture.
—Au lieu de rester à me soigner, dit-elle mollement.
—Je suis sûr que l'exercice ne vous vaut rien. Bonsoir. A demain, ici, cinq heures, voulez-vous?
Nane veut; moi je m'en vais lâchement me coucher et ne tarde guère à tomber dans ce sommeil profond des gens qu'on doit guillotiner le lendemain.
D'ailleurs, comme l'a dit M. de Bourdeille, «ce qu'il peut y avoir de commun entre l'amour et le dormir, je n'y sçaurais entendre. Et me semblent deux bien trop excellentes choses pour les brouiller, et ne les pas faire chacune à part et en son heure.»
II
Version seconde
«Socrates apud Xenophontem abstinendum
esse in totum ab ista osculandi consuetudine
censet: quia nihil, inquit ad amorem incendendum
acrius est osculo.»(HEEREBORD, Exercit. Ethic. XLIX,
p. 173.)Socrate, ou plutôt Xénophon qui, soit niaiserie,
soit malice, lui a prêté aucunes fois ses
propres opinions, conseille de fuir l'usage du
baiser, à cause de l'amour qui s'en engendre.
Et le roi Archelaos, à qui l'on rapporta cette
bourde: «Autant vaudrait, dit-il, ne boire
plus, parce qu'il enivre.»
En cas que la première version de mes débuts auprès de Nane n'ait point satisfait tous les esprits, il convient d'en donner une seconde: ainsi les délicats pourront choisir la forme de vérité qui leur agréera davantage.
Mais, s'il se rencontre quelque partie commune à ces deux récits, il faudra prendre garde que les gestes relatifs à l'amour sont peu nombreux, et que l'on n'en peut faire aucun sans qu'il ressemble à d'autres qu'on a déjà faits.
J'avais invité à prendre le thé dans mon atelier ce jour-là Jacques d'Iscamps, à qui un mariage prochain rendait aimables les plus petites fêtes, et Nane, avec qui il ne s'était encore pu résoudre à rompre; c'était même là pour moi un sujet de constante surprise; j'admirais que cette poupée menât à pareilles rênes un homme qui passait pour énergique. Mais cela est un tort que de dénigrer les femmes avant de les avoir, et c'est du jour seulement qu'on les a tenues entre deux draps qu'il y en a des raisons sérieuses.
Je comptais aussi sur cette Noctiluce (Fulvia-Noctilux, comme elle signait) dont les cheveux bleus et les dents en pointe m'avaient séduit naguère. Celle-là était d'origine inconnue, et parlait plusieurs langues avec une égale difficulté. Elle ne ressemblait à rien en France, et paraissait même d'un autre siècle: on eût dit parfois qu'elle sortait d'un Suétone.
Il y avait en elle toutes les curiosités, avec des goûts dont la police, malheureusement, de notre nation lui rendait l'exercice difficile. Il semblait qu'elle se fût plus satisfaite ailleurs et gardât des regrets à ces climats où il est loisible encore de se procurer une chair à meurtrir, esclave et jeune.
Mais, depuis quelques jours, nous nous sentions un peu las l'un de l'autre: la cruauté aussi devient une chose insipide à la longue, si elle n'est qu'imaginative. Ce matin-là même elle s'excusa de ne pouvoir venir, par les mots suivants:
«Cher ami, un Londonien de passage qui va pour tirer des noirs (il paraît qu'il va y avoir guerre là-bas) m'offre dans ses chambres un spectacle plus pimenté que votre lunch. C'est tout à fait des primeurs, dit-il, comme les petits poissons de Caprée: mais les poissons ne crient pas. Adieu, je viendrai vous dire après. Excuses à vos amis.
«F.-N.»
Un second bleu m'annonçait que Jacques ne venait pas non plus:
«Mon cher ami, j'ai écrit enfin à Nane pour rompre, et lui annoncer tout. Là-dessus elle m'a joué un tour pendable: vous raconterai tout ça plus tard. Ne comptez donc pas sur nous aujourd'hui. Excuses à votre amie.
«JACQUES.»
Sans plus espérer personne j'allai tout de même à mon atelier: je l'aime parce qu'il est sans cesse enveloppé d'un silence admirable. Et je pensais faire de la musique; mais je me contentai, pendant près d'une heure, dans un de ces fauteuils profonds qui semblent avoir été inventés par la paresse même, de contempler, tout en fumant, les damas fanés, rouges et jaunes, qui retombent de la galerie et voilent le haut de l'orgue. Tout à coup on sonna: c'était Nane.
Elle entre de son pas glissant, allongé, silencieux, qui en fait une chose si belle à voir marcher, et tandis que je lui baise le creux des mains:
—C'est gentil, dit-elle, chez vous.
Puis elle s'assied, et demeure immobile. Sous des paupières pesantes, ses yeux de pierre dure sont vides d'expression, et sa bouche, qui est comme celle d'un enfant, fait sans cesse une petite moue. Elle a l'air, aujourd'hui, d'une chose naturelle, fraîche, qui arriverait de province dans un panier; il s'en dégage comme l'odeur des fougères trempées par l'orage; et je pense un instant respirer ces bois noirs et frais de chez nous, où il y a de l'eau qui court.
—Vous êtes donc peintre, reprend-elle, que vous avez un atelier?
—A Dieu ne plaise; mais pour avoir droit à une salle vaste, commode, bien éclairée, est-ce qu'il est indispensable de salir de la toile?
—Vous savez, moi je disais ça pour dire quelque chose.
—Je n'espérais plus votre visite: Jacques m'a écrit pour décommander.
—Alors, parce que Monsieur se marie, il croit qu'on ne va plus jamais rien faire!
—Du thé, par exemple?
—Merci, j'aimerais mieux une cigarette.
Elle l'allume, et retombe dans cette immobilité qui est une de ses grâces: on dirait, tant ses mouvements sont rares, qu'ils sont précieux bien plus que ceux des autres êtres.
Nous nous taisons tous deux; et il semble bien que tous deux nous pensons la même chose; c'est qu'il va falloir que je lui fasse quelques doigts de cour: cette obligation de politesse n'échauffe ni son coeur, sans doute, ni le mien.
Nous nous taisons.
—Galanterie française, m'écrierais-je, si l'on s'écriait jamais en ces rencontres, pourquoi me faire une nécessité professionnelle de ce qui serait si agréable, s'il était spontané. L'inspiration de mes sens ne suffirait-elle pas mieux que la tradition, ou mes lectures, à me faire presser une main tremblante, un genou qui se dérobe (ou non) et cette taille, où il ne semble pas encore que le corset ait marqué ses plis. Outre les cas où ça n'est pas drôle, et que, si Nane était une dame mûre de médiocre conservation, l'ardeur que j'apporterais à l'attaque, constamment refroidie par l'effroi de vaincre, me mettrait en ridicule posture. Enfin.
—Vous avez là, Nane, une bien jolie robe: elle fait valoir vos hanches.
—Vous me l'avez vue plus de cent fois.
—Plus de cent fois? Peut-être pas. Et puis il y avait du monde. (Ceci est le début de la campagne.)
—Vous ne regardez les robes que dans l'intimité?
—Et à l'envers, Nane, comme les feuilles.
Elle rit, languissamment. Je me rapproche d'elle, et je m'efforce d'avoir l'air hardi comme un page. Mais son front se plisse.
—Quel monte-en-bas, dit-elle tout à coup, que ce Jacques. Vous savez qu'il m'a lâchée. Monsieur épouse un sac.
—C'est pour la rime, sans doute.
A ce moment la porte s'ouvre (ne donnez jamais votre clef à une femme) et Noctiluce entre en tempête. Déjà je flaire une scène; mais les choses tournent plus heureusement.
—Vous me trompez tous les deux, dit-elle de son rire blanc (et, retenant les poignets de Nane dans une seule de ses mains vigoureuses, de l'autre elle feint de la battre), voilà, voilà pour vous.
—Mais d'Iscamps devait venir, dis-je, et nous l'attendions.
—Les pieds sous la table.
—Mais non, en causant de son mariage.
—C'est vrai, donc, cette affaire-là?
—Oui, ma chère, avec la fille à Blokh-Rosenbuisson.
—Ah! le vieux Refiens-y.
—Pourquoi Refiens-y?
—Il paraît que c'est ça qu'il dit, cet homme, pendant le temps. C'est une amie qui m'a raconté, qui avait été à son cinématographe: vous savez qu'il en a un, avec des tableaux obscènes, des choses qui se passent à Naples. Alors il y mène des petites femmes, une à une; il se figure que ce sera meilleur marché, pour l'excitation. Le comble est que son concierge le montre pour de l'argent pendant ses absences.
—Est-ce qu'ils partagent, au retour?
—Je ne sais pas. Et quant à sa fille, elle est belle. Je l'ai vue à l'Hippique: elle avait une jupe grise légère, avec un transparent rose vif. Partout où ça plaquait, on aurait juré la peau: c'était rafraîchissant, comme, ces pastèques, vous savez, qu'on vend dans les rouges rues de Delhi.
—Je ne sais pas. Et votre séance?
—Ne m'en parlez pas; je commence à croire que dans votre pays tout est chiqué; et j'avais vu aussi bien à Ménilmontant. A peine s'il y a eu un peu d'émotion, une fois ou deux.
—Quoi donc? demande Nane.
Noctiluce le lui explique, à mi-voix: Nane semble intéressée; sa langue pointe entre ses lèvres, deux ou trois fois, et, l'histoire finie:
—Ah! dit-elle tendrement, quelle horreur!
—Mais je vous laisse, reprend Noctiluce. Vous attendrez bien M. d'Iscamps sans moi. Non, ne me retenez pas: rendez-vous pressant. Vous, je vous laisse votre clef, en cas que Nane saigne du nez.
Sur cette détestable plaisanterie, elle se sauve, sans rien vouloir entendre, me laissant en proie aux mêmes devoirs que tout à l'heure. Le soir, rouge maintenant, entre par les fenêtres, et brouille, de ses reflets fantasques, l'aspect de toutes choses: c'est une heure sinistre.
Et je reprends mon poste de combat, sur le divan.
—Il va faire nuit tantôt, dit Nane.
—C'est le demi-jour propice aux doux larcins, dont on vous a sans doute déjà parlé. Non, ne me repoussez pas les mains, elles reviendraient.
Mais elle n'oppose plus qu'une faible résistance: elle calcule peut-être que d'ici l'heure du dîner il reste peu de temps à perdre.
—Est-ce que vous avez mis le verrou? demande-t-elle.
* * * * *
Ma flamme vient d'être couronnée: ces choses-là ne vont pas sans qu'elle en soit d'abord sinon éteinte, au moins affaiblie. Nane elle-même, parmi de nombreux coussins, semble appartenir tout entière à ses pensées, et un grand silence pèse sur nous de toute part.
—Je voudrais, dit-elle tout à coup, que Jacques nous voie comme cela.
Mais Jacques ne nous verrait pas (et il vaut autant), car il fait maintenant presque nuit noire. Et tout en allumant les lampes je songe, non sans quelque regret, au cercle, où l'on se nourrit si bien entre hommes; et qu'il va falloir dîner en cabinet avec Nane, et le garçon, comme compagnie, de temps en temps.
III
L'apéritif chez la Marquise
«Patribus cum plebe connubii nec esto. >
(Leg. XII Tab.)Les mariages mixtes ne sont pas tous des
unions modèles.
Ce ne fut pas un mariage d'inclination, que fit Jacques d'Iscamps. Il approchait de la trentaine, sans avoir pu décider encore, des tripots ou des hippodromes, où il est le plus aisé de perdre son argent. Du moins en avait-il avec ardeur embrassé l'occasion sur toutes les plaines vertes qui s'étaient offertes à ses yeux, pour ne rien dire de quelques-unes de ses contemporaines où il s'était plu coûteusement. Aujourd'hui, il songeait, la bouche amère, qu'enfin il était à la côte lui aussi: côte fâcheuse où tant de ses amis avaient déjà fait naufrage, côte inhospitalière où, parmi le roc, sous des huttes enfumées, rampent et se nourrissent huileusement de poisson des gérants de cercles, quelques notaires coriaces, et la puante tribu des fournisseurs au sourire mince.
L'idée du mariage flottait autour de Jacques: «Je ne puis pourtant plus taper maman», pensait-il; de fait, la marquise d'Iscamps était bien capable de se ruiner toute seule et sans qu'on l'y aidât. Jusqu'ici le monceau de sa fortune avait résisté; mais il semblait enfin qu'il s'entamât secrètement, et l'on y pouvait deviner des lézardes comme dans ces blocs de glace, au dégel, qui frissonnent à la base longtemps avant de s'abymer dans les eaux.
Mais des embarras où elle s'était trouvée sans doute, ayant depuis peu vendu des terres, elle n'avait rien marqué. Frivole, nonchalante, d'une naïveté un peu hautaine, il ne semblait pas qu'aucun chagrin pût altérer la bienveillance dont elle regardait la vie; et son plus grave caprice aujourd'hui était de jouer à la douairière, se coiffant de dentelle et réclamant des petits-enfants à tout prix.
Le prix lui aurait paru peut-être un peu haut, si elle avait pu concevoir que l'amour n'entrait pour rien, et au contraire, dans la recherche que fit Jacques de la belle Mlle Blokh-Rosenbuisson, et qu'il n'y prétendait épouser autre chose qu'une fortune d'ailleurs mal acquise. Car M. Blokh en avait autrefois gagné le noyau en fournissant à l'armée russe des riz dont l'empire des Indes lui-même aurait refusé de nourrir ses administrés en temps de famine; et même cela lui avait valu, au front de ces troupes qu'il avait failli affamer, une promenade du matin, en pyjama, et dont un knout rythmait l'allure. Paris, toujours ouvert aux martyrs de la politique, fit le meilleur accueil à ce fournisseur battu, comme à ses économies. Mais parmi les Français qui montrèrent le plus de cette hospitalité qui est une de nos grâces nationales, notre homme distingua surtout M. Rosenbusch, dit Rosenbuisson, jadis son coreligionnaire, et récemment converti au protestantisme par un groupe de libres-penseurs. Il poussa la sympathie jusqu'à en épouser la fille, ayant, du reste, peu de temps après son arrivée, trouvé, lui aussi, son chemin de Genève; et, issue de tout cela, Georgette Blokh-Rosenbuisson faisait aujourd'hui une chrétienne très sortable, qui dédaignait sans doute le Talmud de Babylone ainsi que les crimes rituels, n'ayant gardé de ses ancêtres que l'habitude atténuée mais fâcheuse de se gratter hors de propos. Elle était enfin d'une beauté extrême, comme d'une extrême impudence.
Ce mariage, dès qu'elle y songea, lui plut. Très fine et parisienne, sinon Française, elle égrenait autour d'elle, depuis son enfance, tout un chapelet de parents et d'amis qui la dégoûtaient un peu. Il lui parut qu'une couronne de marquise, un château poitevin, un vieil hôtel rue de Bellechasse devaient, avec Dieu, suffire à la garder des siens; et il n'était pas désagréable d'acheter le marquis avec, quand c'était comme celui-ci un beau gars, un peu massif, mais d'une vigueur élégante.
Elle sentait bien qu'il ne l'aimait pas, qu'il en était très loin, au delà même de l'indifférence; et elle était assez pénétrante pour démêler sous sa politesse quelque chose qui ressemblait plutôt à de l'aversion. Mais ne pouvait-elle pas le conquérir plus tard? Son imagination, déjà avertie, lui faisait voir, dans un corps aussi magnifiquement ordonné que le sien pour l'oeuvre de la chair, les conditions secrètes d'un plaisir assez puissant pour faire oublier le bonheur.
Il y avait un motif moins pur encore aux projets de Georgette, et qui en dit trop long sur certaines vierges modernes pour ne le pas dévoiler. C'est qu'une de ses amies, plus âgée qu'elle et mariée, ayant pris, pendant quelques mois, Jacques pour amant, avait eu l'indiscrétion inusitée de venir le conter à la jeune fille: peu à peu elle avait fini par lui décrire tout le particulier de cette liaison, avec des détails tels que Georgette ne s'y plaisait pas toujours sans rougir. Il lui en resta du goût pour l'homme que sa pensée avait si souvent dévêtu, et comme des droits sur cette chair qu'elle n'eût pas mieux connue pour l'avoir pressée en tous sens de ses propres mains.
Quand Jacques se fut enfin décidé à sauter le pas, il ne resta plus qu'une difficulté, celle de religion, et qui se trouva légère. Georgette en effet n'hésita pas à pousser jusqu'au bout la conversion de sa famille, en sorte que Mme d'Iscamps n'opposa plus de résistance. D'ailleurs, pour le peu qu'elle l'avait vue, elle aimait presque Georgette et se réjouissait que cette âme de prix revint au giron de Rome. Jacques, d'autre part, lui avait juré que son bonheur dépendait de ce mariage; et peut-être firent-ils bien de ne pas chercher à s'entendre trop exactement sur le sens du mot bonheur.
—Il me suffit, dit-elle, non sans dignité, d'être sûre que tu l'as choisie droite, au physique comme au moral.
Jacques songea avec un peu de mélancolie à la devise qui était la sienne: Droit! et qui fut donnée par saint Louis à Hugue Poitevin d'Iscamps, guéri par miracle après avoir été laissé pour mort dans les sables de la Mansoure. Interrogé pourquoi il s'était mis si avant parmi les Sarrasins sans retourner, il répondit qu'on ne lui avait pas enseigné à faire virer son cheval.
—Moi, c'est les autos, pensa Jacques.
Son mariage décidément le laissait sans enthousiasme. Pour comble, il prévoyait, côté beau-père, des marchandages répugnants: l'homme l'était déjà, avec sa mine de chien qui se rappelle le fouet. Car il n'appartenait pas à la variété triomphante des Blokh, ayant l'air d'un cambrioleur qui vient de tomber sur un coffre-fort incrochetable; et c'était une obsession pour Jacques, mais, aussitôt qu'il le voyait, une comparaison jadis entendue lui revenait en tête: Nous avons été volés, comme disaient les trois Juifs, retour d'Écosse. Et, dans ce milieu, qui allait être un peu le sien, où il se surprenait à compter les branches des chandeliers, sa fiancée lui semblait une chose sordide et magnifique, inventée, en haine de lui, par Rembrandt-van-Rhyn.
Il y avait autre chose où Jacques se trouva plus intéressé qu'il n'aurait cru: c'était sa maîtresse Hannaïs Dunois, plus connue sous le pseudonyme de Nane, et qu'il possédait en titre depuis que la mort de Bélesbat, l'homme des hauts fourneaux, avait affranchi cette belle personne d'une servitude d'ailleurs assez légère, et adoucie encore par des honoraires élevés. Jacques s'était attelé courageusement à cette succession: il avait tant de choses à pardonner à Nane qu'il ne savait plus rien lui refuser, et cela contribua à le ruiner comme aussi à le marier plus vite.
Car, juste retour, la courtisane, qui désunit certains ménages, en prépare d'autres, par l'obligation où tombent les célibataires qu'elle a mis à sac de rechercher dans un accouplement légitime les ressources qui commencent à leur manquer.
Mais Jacques souffrit à la pensée qu'il n'embrasserait plus ces membres souples et minces: que dans le petit hôtel de silence, où seul le rire faux de Nane perçait les tentures, sa chair d'ambre rayonnerait pour d'autres, sous les veilleuses. Et soudain il sentit de quel poids pesait sur son coeur la menue idole qu'il avait polie et parée de ses propres mains.
Car il fallait rompre: plusieurs siècles de convenance écrasaient Jacques de leur code héréditaire; il fallait rompre, et sans l'espoir qu'on pût renouer plus tard. Car il savait aussi quel maladroit sacrilège c'est de reprendre une femme après un long intervalle; et que le vin de Jurançon qu'on laisse, après en avoir bu, s'éventer dans la bouteille, n'est plus bientôt qu'une topaze insipide.
Jacques recula pourtant jusqu'à ses fiançailles, même un peu au delà. Déjà le mariage, sans avoir été annoncé, était connu un peu partout; et il s'étonnait que Nane n'en fût pas encore avertie. Rien que sa mine à lui, et quelques précautions toutes nouvelles qu'il prit pour qu'on ne les vît pas trop publiquement ensemble, auraient dû la mettre en éveil. Mais il n'y parut rien, et quand Jacques enfin ne put pas reculer davantage, il n'osa affronter la scène prévue de désespoir: peut-être eut-il peur plus encore que Nane ne lui rît au nez en disant: «Je le savais.» Bref il prit le parti d'écrire.
La lettre était joviale, trop joviale; et il y avait aussi le souvenir d'usage, mais assez gros pour consoler le plus solide désespoir de veuve. Jacques avait même éprouvé quelque joie en donnant par avance cette direction imprévue à l'argent Blokh.
Ayant lu la lettre de Jacques, qui décidément était maladroite, Nane, presque frénétique, cria, pleura, et cassa de la poterie. Peu s'en fallut même qu'elle ne déchirât le chèque propitiatoire où son nom était accompagné d'un gros chiffre: elle n'en fit rien pourtant, à la réflexion.
Ce courroux n'était pas raisonnable; et il y avait longtemps que Nane connaissait les desseins de son amant, sans qu'elle s'en fût mise beaucoup en peine. Mais elle avait préparé pour la rupture tout un ensemble de pleurs, de langueurs, de pathétiques colères; mais elle avait prévu la suprême étreinte, les caresses qu'on se donne encore une fois, qu'on ne se donnera jamais plus, et qui, d'être les dernières, semblent profondes comme la mort. Et voici que toute cette tragi-comédie ne serait pas jouée. Nane, après avoir écouté les pas de Jacques décroître à travers la porte ne retomberait pas brisée sur un sofa de couleurs assorties à son peignoir; elle ne dirait pas d'une voix touchante: «Je connais les devoirs que votre monde vous impose»; elle ne dirait rien, elle ne ferait rien, ou bien ce serait toute seule: Jacques renvoyait son rôle.
De tout cela il lui fallait une vengeance, sinon à la corse, au moins à la parisienne:
«Que pourrais-je bien faire, songea-t-elle, qui lui serait très désagréable?» Et l'idée la plus saugrenue germa dans cette cervelle mousseuse.
Deux heures après, vêtue le plus sérieusement qu'elle avait su, elle descendait de voiture, rue de Bellechasse, devant l'hôtel d'Iscamps. Jusqu'au vestibule tout alla bien, et comme c'était justement le jour que Mme d'Iscamps recevait, elle allait être introduite tout de go, quand le hasard, qui avait voulu rire, fut déjoué dans ses calculs par le passage de Firmin, honnête domestique vieilli dans la maison, et tel qu'on n'en rencontrerait pas même dans les romans. Cet homme blanchi par l'âge, mais «à qui on ne la faisait pas», s'avança le plus vite qu'il put et dit poliment à Nane que «Mme la Marquise ne recevait pas».
—Eh bien voulez-vous lui remettre ceci? Et elle lui tendit une carte où elle avait d'avance écrit ces mots qu'elle jugeait propres à émouvoir: «C'est pour le bonheur de Jacques!!»
La carte portait d'ailleurs, sous un tortil: Damoiselle Hannaïs Dunois, et Firmin, l'ayant prise sans paraître la regarder, dit à Nane le plus gravement du monde: «Mademoiselle la Baronne voudra bien attendre un instant: je vais m'assurer si Mme la Marquise est encore à l'hôtel.»
Entré au salon, sous prétexte d'arranger le feu, Firmin commença de faire à Mme d'Iscamps quelques-uns de ces signes discrets dont le destinataire reste en général seul à ne s'apercevoir point.
Ceux de Firmin devinrent plus énergiques: il trépigna doucement.
—Qu'a donc ce vieux? se disaient les visiteurs. Quelqu'un aurait-il chapardé la pince à sucre?
Enfin Mme d'Iscamps ayant regardé du côté du feu, Firmin lui fit une si effroyable grimace, qu'elle en fut toute saisie, et détourna les yeux, sans comprendre. Lui alors, ayant empoigné les pincettes, les précipita, non sans vacarme, sur la pelle, et, avec de nouvelles grimaces, se mit à balancer la carte de Nane vers la marquise, qui, ne tardant pas à se douter de quelque chose, passa dans un petit salon, où il la suivit.
Mise au courant, et fort épouvantée, car elle savait le nom de Nane et que cette fille passait pour bien tenir son fils: «Firmin, dit-elle, que faut-il faire? Si je ne la reçois pas, elle va faire du scandale. On ne peut pourtant pas la faire entrer au salon—dans mon oratoire non plus—mon Dieu, mon Dieu!»
—Si j'étais madame la Marquise, répondit Firmin (et cette hypothèse paraissait devoir être écartée), je la mettrais dans ma chambre à coucher. Personne n'entendrait rien, comme par exemple dans la salle à manger; et on pourrait dire après que c'était une institutrice en commission.
—Eh bien, Firmin, décida la marquise avec un désespoir languissant, faites-la monter; j'arrive tout de suite. Surtout n'en dites rien à M. le Marquis, s'il rentrait; elle a peut-être du vitriol.
Dans la haute chambre Empire, qui depuis trois générations n'avait presque point changé sans doute, Nane se tenait debout, un peu intimidée tout de même, et consciente de n'être pas absolument à sa place. Autour d'elle des objets durs et magnifiques restaient hostiles; des portraits aussi, pendus aux murailles, et en particulier le père de Jacques, feu le général marquis d'Iscamps, par Winterhalter, qui semblait lui darder une indignation militaire.
Mme d'Iscamps entra: elle était grande, paresseuse de gestes, avec des yeux étonnés et doux. Tout de suite elle parut aussi intimidée que Nane; et elles restaient debout toutes deux, qui se regardaient en silence. Enfin la marquise dit:
—Qu'est-ce qui me vaut, Madame, ce... ce plaisir inattendu?
Nane posa alors sur une table un ridicule assez gonflé:
—Voici, dit-elle, les choses... les lettres, enfin; et puis d'autres bibelots qui sont à Jacques, des... des boutons de chemise...
Et elle éclata en sanglots; c'était trop émouvant aussi, cette grande chambre, et cette mère si douce, si noble, et ce vieux militaire par Winterhalter. Déjà elle avait oublié les choses fines, désagréables, éloquentes, si bien préparées. Car elle avait décidé que cette grande dame «prendrait quelque chose pour son rhume»; qu'elle s'entendrait dire, entre autres galanteries, que son fils était «le dernier des manants» (Vlan!) et que lorsque, perdant la tête, elle offrirait une grosse somme d'argent à Nane pour l'apaiser, celle-ci répondrait en propres termes: «Non, madame la Marquise; ce qui m'a fâchée contre Jacques, ce n'est pas qu'il se choisisse une épouse, mais c'est le procédé. Et vous auriez beau m'offrir toute votre fortune, je ne suis pas encore assez croulante pour me faire entretenir par les familles de mes anciens amis.»
Mais voici que la mère ne se prêtait pas plus que ne l'avait fait le fils aux scénarios imaginés par Nane, et Nane elle-même, depuis un moment, avait changé de personnage; elle se sentait «toute chose». Appuyée à une table, comme pour ne pas tomber, et tandis que des pleurs inondaient ses joues qu'elle devinait pâlissantes, elle songea avec satisfaction qu'elle devait paraître tout près de s'évanouir.
—Calmez-vous, mon enfant, lui dit la marquise; vous paraissez souffrir. Voulez-vous vous asseoir (Nane s'écroula sur une chaise), quelque chose pour vous remettre, de l'eau de mélisse, voulez-vous? ou un peu de grenache, j'en ai justement ici.
Elle posa un verre à côté de Nane, l'emplit; n'était-ce pas à cause de son fils, en somme, que cette malheureuse se désespérait. Elle s'assit elle-même, à un peu de distance.
Nane but, sembla se calmer. Quelques larmes encore coulaient dans son verre. Touchante et ridicule ainsi, elle parut moins belle à Mme d'Iscamps, qui ne se sentait plus jalouse; et peut-être même eut-elle la fugitive pensée qu'elles étaient là deux que son fils allait abandonner et trahir, pour une étrangère.
Tout à coup, Nane éclata en de nouveaux sanglots, la face dans les mains:
—Voyons, voyons, lui dit Mme d'Iscamps, il ne faut point pleurer comme cela.
On vit, entre les doigts écartés de Nane, ses beaux yeux brillants de larmes:
—Ah! madame, implora-t-elle enfin, c'est que vous soyez si bonne pour moi qui me fait pleurer... et de penser... si vous vouliez l'être encore plus... oui, si je pouvais croire que vous ne me méprisez pas tout à fait... au lieu de me faire boire comme ça toute seule, comme un pauvre... mais vous auriez honte...» et Nane retomba en gémissements.
Mme d'Iscamps eut d'abord comme un haut-le-corps; mais elle avait tant fait: un peu plus, un peu moins..... Elle prit donc un second verre, et se versa du grenache; mais elle n'alla pas jusqu'à trinquer.
(«Paris, dit Paul Féval dans sa préface à la seconde édition des Habits noirs, ville de boue et de perles, où le sang est cimenté de larmes; où on ne sait plus quelquefois si les duchesses et les courtisanes ne sortent pas du même lit.» L'hermitte, 1855, page VIII.)
On causa; et Nane, enfin calmée, avoua qu'elle était venue pour faire une scène, et qu'elle n'avait pas pu; qu'elle avait été «impressionnée». Les yeux candides de Mme d'Iscamps se voilèrent d'humidité une seconde.
—Je ne vous en veux plus d'être venue, dit-elle enfin; et fouillant dans un coffret de bois dur: «je voudrais que vous emportiez un souvenir de cette visite, que vous n'aurez peut-être pas l'occasion de renouveler. Voici un mauvais petit dé d'argent, mais qui a été mon premier. Prenez-le, et si jamais il vous arrivait quelque chose de grave où je puisse vous servir, envoyez-le moi avec votre adresse et quelqu'un passera chez vous de ma part.»
L'émotion de Nane était décidément tout à fait évanouie; elle songea même, en recevant le petit dé, à son ami S'en-Bat-l'Oeil qui cherchait parfois au dessert celui de la conversation sous la table, et faisait crier les petites femmes.
On se sépara enfin, avec les regards les plus touchants, et Mme d'Iscamps sonna pour faire reconduire Nane.
Comme celle-ci était déjà dans le vestibule, Jacques y déboucha par un autre côté, et de voir sa maîtresse chez sa mère, demeura quelques secondes stupide d'étonnement. Mais déjà Nane avait passé, sans paraître le voir, majestueuse.
—Je ne pouvais pourtant pas lui dire, expliquait-elle plus tard: «Bonjour, je viens de prendre l'apéritif avec ta mère».
IV
L'heureuse Mère
«De puella vestra, quid scribam? Valet,
viget, jam matura viro, jam plenis nubilis
annis. Mores et linguam quoque nostram
discit.»(ERYCII PUTEANI epistola ad Joh. Baptistam
Saccum, apud MARTINI KEMPII,
Dissertat. XVI de Osculis.)«Que dirai-je de Mademoiselle votre fille?
Elle est comme une treille d'if, que vendange
la main des Amours. Et accueillante avec
cela, si vous saviez! Ni nos moeurs ne l'épouvantent,
ni notre langue ne la rebute jamais.»
Le proverbe nonobstant, mon amie Nane professait pour les amis de ses «amis» une haine opiniâtre et sournoise. N'ayant pas rencontré de me brouiller avec les miens, elle fut plus heureuse à les refroidir envers moi; non qu'elle y apportât sans doute de grands calculs, mais il faut prendre garde que la méchanceté de la femme s'accorde parfaitement avec sa frivolité.
Certains de ses procédés valent d'être retenus.
—Tiens, murmurait-elle assez haut pour être entendue au moment que le gros Sans, respirant avec force, s'asseyait à notre table, c'est tout à fait comme vous me disiez hier soir. Et elle clignait de ses yeux métalliques.
Sans souffrait, soufflait, et ne revenait pas.
Ou bien elle relatait devant le fils du conseiller N., sur notre magistrature, des opinions par moi émises en petit comité, et qui sont bien loin d'une basse flagornerie.
Elle parvint même jusqu'à froisser le placide Eliburru à force de lui rappeler, comme par inadvertance, les caravanes de son amie Henriette, et que je l'avais connue longtemps avant lui (au sens de l'Écriture).
Satisfaite enfin de m'avoir fait presque mettre en quarantaine par ces gens, tout au moins quand elle était de la compagnie, elle voulut l'autre jour m'offrir une compensation, et me demanda de l'accompagner, qui allait faire visite à sa mère:
—Je l'aime beaucoup, me dit-elle. Et elle ajouta après un peu de silence:
—Elle m'a bien battue...
Nane était venue à pied, de clair vêtue, aussi printanière que la journée, qui était douce. A peine dans le Bois nous commençâmes de respirer les bourgeons qui pleurent, et je ne sais quelle langueur dans l'air. On eût dit qu'il était tiède par places; plus loin nous aperçûmes au-dessus des murs la gerbe pâle des lilas.
Comme une fraise que le soleil macère dans un creux de muraille, le coeur de Nane parut s'attendrir; elle devint sentimentale, plaignant la brièveté des heures, et le temps irrévocable.
—Si aujourd'hui, ajouta-t-elle, pouvait toujours durer, qu'il fait si bon vivre.
—D'autant que cette voiture a des roues très bien caoutchoutées.
—Vous ne savez, répond-elle, que prendre à la blague tout ce que j'admire, et moi-même, comme si j'étais un bibelot, une chose d'ameublement, et que vous ne croyiez pas que j'aie (elle hésite un peu)—que j'aie—une âme.
—Mais si, mais si; seulement il y a les petits jeunes, pour s'occuper de ça; je ne puis pas faire tout le ménage. Et puis je ne vous ai jamais traité en bibelot, Nane. Vous êtes bien plutôt pour moi comme un fruit d'or et de sang et qui n'est pas encore tout à fait mûr. Vous êtes comme du vin grec dans un verre de Bohême tout rouge, au moment délicieux qu'on l'approche de ses lèvres: après qu'on y a bu le cristal en demeure longtemps parfumé. Et vous êtes encore comme l'idole qu'on tailla dans une pierre éclatante, précieuse, dure; comme l'idole, sans souvenir et sans espérance.
Mon pathos n'a pas désarmé Nane; elle darde sur moi des yeux remplis de défi, et les coins de sa bouche puérile sont tirés en bas. Drôle, qu'il y eût une âme là-dedans.
La mère de Nane est dans son petit jardin, qui arrose avec dévotion un carré de terre compacte et bombée, où il ne paraît avoir poussé jusqu'ici que quelques pierres.
Après deux gros baisers sur les joues de Nane, et une révérence pour moi:
—Voyez-vous, nous dit-elle, ce sont des salades.
—Ah! oui, des salades.
—Dès qu'elles auront poussé, les loches viendront et mangeront tout. Il faudrait passer la nuit à côté, avec une lanterne.
—Tu ne feras pas ça.
—Je suis trop vieille, vois-tu. Ah! si ton pauvre père vivait encore, lui qui les aimait tant.
Cet amour d'un mort pour les salades me suggère des plaisanteries auxquelles il vaut mieux ne pas donner jour. Je préfère parler de l'arbre malingre où je m'appuie, et qui est le géant du jardin.
—Vous avez là, Madame, un beau prunier.
—Oui, il pousse; mais je crois que c'est plutôt un pommier.
—Comment, tu n'es pas plus fixée que ça?
—Je vais te dire: dès qu'il vient quelque chose, les moineaux aussi, et adieu!
—Il faudrait peut-être, dis-je, se tenir à côté, toute la nuit, avec une lanterne.
Cependant la vieille dame nous guide vers la maison. Elle a un peu l'air d'une bonbonne, la vieille dame, et roule en marchant. Mais l'oeil est vif encore, la lèvre rouge; et elle ressemble à sa fille—d'une façon terrible.
Ainsi serez-vous un jour, Nane ma mie, grosse, gémissante, dans un très petit jardin, année d'un arrosoir vert; et votre fille, s'il vous en est une survenue, ira vous faire visite, avec des messieurs.
Le salon est reluisant; des ronds d'étoffe sont devant les sièges; il y a deux tableaux de première communion pendus à la muraille; et la pendule, sous un globe, fait socle à un de ces Grecs illustres dont l'anonymat de bronze ou de zinc reste, avec les menhirs, une des plus sombres colles qui se posent encore à l'érudition contemporaine.
—Maman, donne-nous donc un peu de cognac du baron, dit Nane.
—Ah! tu t'en rappelles.
Et un instant après elle nous verse, hors d'un petit flacon à fleurs, une chose couleur d'ambre, très bonne, d'avant le phylloxera, certainement. Et moi que la mémoire de ce baron imprévu avait presque importuné d'abord; moi qui l'avais situé tout de suite dans la haute banque et le culte mosaïque. Mosaïque? non pas; cet homme généreux dut être de race ancienne et catholique, digne de cantonner une croix de gueules de douze oiseaux couleur du temps. Et, d'un coeur échauffé par le noble jus de Saintonge, je lui fais d'intérieures excuses.
Nane, qui a une chambre ici, y est montée chercher je ne sais quoi; nous restons seuls, madame mère et moi; et je regarde les tableaux de première communion. Celui-ci, au nom d'Anaïs Garbut (souvenir précieux si vous êtes fidèle), doit être celui de mon amie Nane.
—L'autre, me dit-on, est celui de Clotilde, mon autre fille, l'aînée. Ah! l'ai-je assez gâtée, celle-là; et croyez que je le regrette bien.
—Est-ce qu'elle vous donnerait de l'ennui?
—Pas précisément; mais elle est restée gnole comme tout. La voilà depuis cinq ans mariée à un contremaître, avec quatre enfants, et deux mille quatre par an; la misère, quoi. Ah! si je n'avais à compter que sur ceux-là!
—Vous avez eu plus de satisfaction avec la cadette.
—Vous savez, elle est bonne pour moi. Elle est reconnaissante de ce que j'ai fait autrefois, avec si peu de moyens, pour l'élever. Et si vous saviez ce que ça coûte, les filles!
—A qui le dites-vous...
—Enfin, comme me disait le vicaire de Saint-Martial (c'est ma paroisse), tout le monde ne peut pas suivre la même voie. Mais ce qui me crispe, c'est les airs que se donnent les autres avec Anaïs. Sa soeur ne vient la voir qu'en cachette de son mari: avec ça que... Et lui, quand il en parle, c'est toujours un tas d'arias, et des airs de mépris bien ridicules. Je vous assure que ça n'est pas lui qui en boirait, du cognac du baron..... quoiqu'il aime le schnick.
—Vraiment. Il ne sait pas ce qu'il se refuse. Moi, je m'en verse un autre verre. Le soir peu à peu envahit la pièce. Déjà je ne distingue plus, sous le globe, Xénophon, qui est peut-être Aristarque ou Thalès de Milet. Enfin j'entends dans le silence les pas de Nane sur l'escalier.
—Au moins, madame, dis-je, elle ne fera rien qui puisse payer l'excellente éducation que vous lui avez donnée. Et si complète! Quoique, sur quelques points, elle l'a peut-être parachevée d'elle-même.
La porte s'ouvre, et Nane peut entendre la réponse:
—Moi, monsieur, j'ai cherché surtout à en faire une bonne chrétienne. Avec de la religion, on peut se tirer de peine partout.
V
L'après-midi esthétique
«Sua quemque natura in studia abripit, ad
quæ potissimum factus est.»(J. BARCLAIUS in Euphormion.)
Il y a un je ne sais quoi, insensiblement,
qui nous entraîne à quelque étude où, sans
doute, nous étions destiné. Ne demandez point
ce qui a fait de M. de M*****, un océanographe,
de M. F*****, un politicien; ou porté
M. H*****, à l'Académie France: c'est un je
ne sais quoi, vous dis-je.
Courtisane de qualité, que les Grâces trois fois décorent, ô Nane! quel démon vous a mis en tête le tourment de l'Art? Auriez-vous fait rencontre, dans une brasserie, d'un peintre, d'un esthète,—d'un critique, peut-être (disons le mot)? Car c'est dans les brasseries, vous le savez, Nane, que se rencontre l'aristocratie de la pensée; comme, dans les bars, celle de la naissance. Et ces Messieurs auraient-ils noué partie d'épaissir, à leur jargon, ce peu de cervelle qui est la vôtre, qu'on s'imagine mousseuse et candide, pareille à ce qui peut tenir de crème-fouettée sur la langue rose d'un chat. Ils vous ont parlé de Nietzsche, j'en suis sûr, de «tons de distance», de Gauguin. Et ils ont dit, avec mépris, à propos des choses qu'ils n'aimaient point: «Ce n'est pas de l'Art. C'est de la littérature.»
Eh, laissez-le donc tranquille, l'Art: afin qu'il vous le rende. Si le caprice vous vient de contempler des belles choses, n'avez-vous pas assez de vous mirer dans votre miroir, votre beau miroir Louis XVI dont le cadre, doré au mat, figure une sensible bergère qui répand des pleurs auprès d'un nid renversé? Et sur mon âme, ce meuble est épris de vous. Pareille à la brume délicate qu'un soir d'août suspend sur les eaux, voyez cette buée qui le voile, tant il s'émeut, dès que vous surgissez devant lui parée de vos seuls colliers; aussi nue et moins rigoureuse qu'une Vérité mathématique. Mais vous, Nane, vous ne l'aimez point. C'est pourquoi sans pudeur vous souffrez qu'il vous épie jusque dans votre chair la plus secrète, avec vos genoux un peu rapprochés, vos coudes de corail pâle, une gorge sans escarpements; si irrégulière pour tout dire, en vos charmes, qu'ils ne sont peut-être qu'une exquise difformité.
Déjà vous voici ensevelie sous le linge, armée d'un corset, de jarretelles, de bottines très hautes, comme en portèrent, sous leurs crinolines («Ah oui, dites-vous: Constantin Guys....»), les dames de Compiègne, autrefois. Et de nouveau vous êtes charmante. Restez-le un moment ainsi, voulez-vous? Non, vous préférez aller au Louvre, voir les nouveaux tableaux dont vous ont parlé ces gens. Et il est de fait que dans la rue, et «en plein vingtième siècle», comme parlent les gazettes, votre passage, ainsi troussée, soulèverait la critique aussi bien que celui de Vénus faisait naître sous ses pas les violettes couleur de nuit et le sang des anémones. Habillez-vous donc.
Une heure à peine a passé que déjà vous êtes en toilette décente, je veux dire qu'on ne voit plus la couleur de votre peau. A part cela la jupe trahit et souligne chez vous une croupe de danseuse andalouse; outre qu'elle plaque si exactement au tablier qu'on connaît du premier coup d'oeil le module de vos nobles jambes, cette double colonne d'un marbre veiné d'azur, dressée par quelque dieu au seuil de la plus voluptueuse Atlantide.—Pourtant, de ventre, vous n'avez plus du tout. Où est-ce que vous avez bien pu le mettre? Malgré soi, on cherche sous les meubles: non, il n'y est pas.
Maintenant, chapeautez-vous, Madame. Mon Dieu, comme il est plat votre galurin. On dirait une assiette à dessert;—ou un paradoxe de M. Biornstern Biornson. Tout autour il y a un rang de pensées, comme si on avait voulu marquer au peuple, par ce symbolisme ingénieux, que c'est un chapeau d'Intellectuelle. Mais au fond c'est si fatigant de penser. Et quand vous vous mettez à chercher des idées originales au fond de votre «mentalité»—tel un enfant qui pêche à la ligne dans un bocal à poissons rouges—cela vous donne un air triste, triste. Oui, telle que vous êtes alors, je m'imagine la fille d'un mercier protestant qui aurait engrossé sa bonne, jadis, un jour de pluie.
D'ailleurs j'aimais mieux ce lampion vert et or qui couronnait l'an dernier les ondes de votre chevelure. C'est très joli les lampions; et toutefois, n'oubliez pas votre voilette, ni vos gants. Évitez même que ceux-ci ne soient de la même main; ou du moins de ne vous en apercevoir qu'en voiture, à seule fin de me les envoyer alors changer en disant:.«Surtout, ne soyez pas long.» Enfin mettez-vous autour du cou ce serpent floconneux qui vous donne l'air d'avoir passé la tête à travers un édredon. Et houp!
Après tout, vous avez raison, pourquoi n'irait-on pas au Louvre, surtout par les jours froids, comme il en fait un aujourd'hui? Les salles y sont spacieuses, chauffées. Et puis il y a les gens qu'on y rencontre. De belles Londoniennes, d'abord, en étoffes bourrues, avec des gants amples, des souliers ronds—flanquées de leurs tristes époux. Et des Allemandes vêtues... ah vêtues comme les dames d'Hildburghausen; sans omettre ces singuliers maris à lunettes, coiffés de vert, qu'elles ont.—Quelques Parisiens, aussi, rares comme la véritable amitié. Pour ne rien dire de ces provinciaux ahuris, dont parla jadis M. Elémir Bourges, et qui cherchent en vain, à travers les salles du Louvre, les magasins du même nom. Mais ce qu'il n'y a jamais, à moins de l'amener comme je fais aujourd'hui, c'est une Parigote un peu pelucheuse, caressante à l'oeil, et qui glisse sans bruit sur les parquets ou les vastes dalles.
Et voici toute la tribu des pauvres diables, ouvriers inoccupés, éclopés, échappés de l'hôpital ou de la prison, mendigos sans poste, assemblés et causant à voix lente autour des bouches de chaleur; ou bien assis en brochette, comme des oiseaux des îles, sur ces banquettes rouges dont il semble que la peluche soit teinte de sang. Ne feignez point d'être surprise qu'ils vous guettent avec ces avides yeux: ce n'est pas toujours de manger, Nane, que les hommes ont faim.
Mais puisque nous sommes ici pour les nouveaux tableaux, allons les voir. Dans le Salon Carré, tenez, ce grand paysage de Poussin, on l'a acheté l'autre jour chez Dufayel. Vous vous plaignez qu'on ne distingue rien, qu'il fait trop sombre. Mais c'est toujours comme ça, au Salon Carré. Les tableaux n'y sont pas pour être vus. Ils se reposent, et, pour un peu, on leur mettrait des housses.—Et ça? Ça c'est les noces de Cana, en Galilée.—Beaucoup trop pour vous, n'est-ce pas; et vous préféreriez une bonbonnière comme celle qu'acheta Willy, aux Miniaturistes? Mon Dieu, l'un et l'autre sont à peu près incomparables. Ne les comparons pas.
Mais déjà la Grande Galerie vous effraye; et vous faites demi-tour. A vrai dire ces milliers de figures, à droite pendues, et à gauche, sur un demi-kilomètre de long, et qui vous regardent sans vous voir, ne laissent pas d'intimider un peu. On a le sentiment qu'on va passer par les baguettes. Vous devriez pourtant aller dire un petit bonjour, là-bas, à cette Mistress Angerstein en mousseline blanche, que peignit Lawrence auprès de son rouge mari. Ce n'est pas au moins que j'aime la peinture anglaise; mais cette dame, par ses regards sinueux, par ses mains pleines de promesses, et ce sourire équivoque qui se joue de la tendresse à la cruauté, me rappelle, avec moins d'assiette, la charmante Mademoiselle Auguste de Crébillon-le-fils. «Ah! trop heureuse époque, où jusqu'au sein des maisons d'éducation...»
Ici, je m'aperçus que Nane, excédée sans doute par mes discours, avait pris la fuite. Elle fendit, sans en paraître étonnée, tout cet or de soleil couchant qui poudroie à travers la Galerie d'Apollon, et je ne la rattrapai qu'au milieu des vases grecs, car elle courait aussi vite qu'une nuée d'orage.
—Héla! lui dis-je, et moi qui voulais vous faire voir ce Printemps de Millet qui sent l'herbe, la pluie et le pommier. Il y a là un horizon gris ardoise avec trois oiseaux blancs qui fait songer à vos yeux quand vous êtes en colère. Ils sont si grands alors qu'on y cherche malgré soi des nuages, la mouette qui crie, et l'ivresse salée du large.
Mais Nane ayant répondu «qu'elle en avait sa claque de mes boniments, et aussi de tous ces bibelots», nous tombâmes d'accord de quitter ce Musée National, et sortîmes par le Musée Égyptien où c'est en vain que je tâchai de l'intéresser à deux sarcophages de bois peint, don de S.A.S. le Khédive. Tandis qu'elle s'obstinait à les traiter de «vieilles baignoires», la salle spacieuse et grise, où méditent tant de dieux de granit, fut envahie soudain par plusieurs petites Anglaises, danseuses de music-hall ou de cirque, qui chantaient en choeur un air de cake-walk. Et tant de sans-gêne ne parut pas scandaliser ces beaux sphinx jumeaux, noirs comme une nuit sans étoiles, qui portent une fleur de lys en ferronnière. Aussi bien sont-ils en pierre—comme vous-même, ô Nane, deux fois dure à toucher.
VI
Une journée entre toutes
«Inter non paucula pocula.»
(M. T. CICER.)Nous ne bûmes pas peu.
—Qu'y a-t-il, me dit Eliburru? Encore Nane?
—Ah! mon Dieu non; elle est hors de scène, je vous jure.
—Est-ce que vous ne seriez plus avec?
—Mais si. Ou avec, ou dessus, comme le Spartiate.
—C'était un avantageux, ce Spartiate-là.
—Et à quoi, dis-je, pensez-vous donc que je lui aide? Pas à faire des neuvaines à Saint-Jean du Doigt, bien sûr. Mais il y a des semestres comme ça, où la vie semble une chose niaise, et aussi une chose mal faite, laide et blessante, comme un soulier trop grand qui vous fait germer des cors.
—C'est, reprit-il, que vous confondez entre eux, comme bien des gens, les outils de vivre. Vous prenez tour à tour un tire-bottes pour une lyre, ou ce trottin qui passe pour la Religieuse Portugaise. Le tout est de laisser les choses en leur place: elles y présentent de l'agrément.
Nous étions assis tous deux à la terrasse du Schubert; le soir indulgent s'attardait sur la Ville, où mai à son déclin semblait prêter aux choses une douceur nouvelle. Le bruit des molles voitures croissait et décroissait comme s'il eût été le bruit même de la mer; et il y avait autour des guéridons une conversation multiple et joyeuse qui papillotait aux oreilles.
Je suivis le trottin des yeux. Elle laissait paraître cette grâce souffreteuse en même temps que hardie qui émeut parfois chez les Parisiennes du peuple. Avec un demi-sourire d'espérance qui écartait ses lèvres pâles, elle allait de son pas net et presque dur vers son amant, sans doute; ou peut-être chez le vieux monsieur qui lui promet une situation.
—Comment m'intéresserais-je à des choses que je connais trop bien, ou que je ne connaîtrai jamais? Qui me dira si cette enfant a le coeur bien placé, et comment saurai-je si le maître d'hôtel qui passe là doit d'être bouffi et jaune à une maladie de foie ou à des peines sentimentales? D'ailleurs, qu'est-ce que cela me fait?
—Je vais vous dire. Il y avait une fois un sophiste athénien qui s'occupait de politique, et s'il était, peut-être, socialiste de gouvernement, je ne sais. Toujours est-il qu'un après-dîner il sortit de chez lui pour aller dire un grand discours qui devait maintenir entre les mains de son parti le contrôle des douanes, devoir patriotique extrêmement fructueux à accomplir. Mais comme il passait devant la porte du bel Agathon, il aperçut, au pied du figuier qui l'ombrageait, je ne sais quelle agitation minuscule. A y regarder de plus près, c'était des fourmis; et notre homme s'en amusa fort un moment, puis un autre; tant que l'heure y passa. Des gens chevelus vinrent enfin, au désespoir, lui annoncer que tout était perdu, la République compromise, les douanes, jusque-là affermées à d'honnêtes Phéniciens de leur bord, livrées aux prêtres de Delphes. Ils prononcèrent même les mots d'«obscurantisme» et de «flabellon». Cependant le sage s'occupait de transporter un fétu dont deux fourmis, des plus vaillantes, n'avaient jusque-là pu venir à bout.
—Voilà un grec! Mais moi, les fourmilières, je n'ai jamais su qu'y flanquer des coups de pied. Sans compter qu'on n'en rencontre pas toujours dans les rues de Paris.
—Je vous passe les fourmilières. Mais n'avez-vous pas sous les yeux ce qu'il vaut le mieux regarder vivre? Une femme gracieuse, et d'une âme si ténue, si insaisissable, qu'on l'a dû tisser avec ces fils de la vierge qui se balancent dans le soleil du matin.
—Voilà, c'est que si je regarde Nane, j'ai envie de la toucher. Et cela me met dans une situation fausse, qui me gêne pour observer.
—Essayez une journée seulement; vous serez baba. Si vous saviez ce que les drames de la vie font pâlir les inventions des romanciers.
* * * * *
Huit jours après, au bar de la Brinvilliers, dans le tumulte triste de minuit:
—Eh bien, philosophe, vous aviez raison: j'ai suivi toute une journée de Nane, pas à pas, ou de ma pensée. Rien de plus extraordinaire.
—Dites-moi ça. On a toujours plaisir à voir ses théories vérifiées—par les autres.
—C'était mardi; et voici comment les choses se passèrent. Je n'exagère en rien, et m'appuie, outre mes observations personnelles, sur le rapport que la maison Simpson-Schuhmacher, place des Victoires, m'a fourni au prix de deux livres sterling: «Monsieur, avais-je déclaré à cet industriel, je suis envoyé par la Banque N..., auprès de qui Mlle Hannaïs Dunois cherche à contracter un emprunt. Pour vérifier si son mode d'existence prête à cette négociation une base suffisante, il me faudrait l'emploi exact d'une de ses journées.» L'homme, s'étant assuré d'un regard coupant et noir que ce que je venais de dire n'était point vrai: «Ce sera cinquante francs», répondit-il avec simplicité.
Nane donc, mardi vers onze heures, et comme Justine vient d'ouvrir les fenêtres, bâille: «Fait beau?» demande-t-elle; et rassurée: «Pourvu que ce soit la même chose à Auteuil demain. Dire qu'il va falloir encore aller essayer, pour cette retouche à la jupe. Et pourvu que ce soit prêt: peux pourtant pas aller toute nue à la course de haies.»—«Je crois que ça n'est pas permis, fait Justine, avec une voix de regret.»
—Cette fille est stupide, interrompt le philosophe. Voyez-vous une tribune de femmes sans chemises? Ça serait horrible.
—Entre tant Nane se lève, passe dans la salle de bains. Déjà elle n'a plus que ses babouches et son collier. Douche froide, courte; et puis, houp! elle saute dans le bain chaud, en éclaboussant les carreaux vert pâle. Conversation avec Justine:
«—Monsieur viendra déjeuner» (Monsieur, c'est moi, ces temps-ci).
«—Bon; c'est la cuisinière qui va encore en faire, du rousqui**.
—Je vous prie de me lâcher le coude, avec vos grossièretés. Voyez-vous cette créature; faudra que je prenne les messieurs sur ses certificats, maintenant! Et qu'est-ce qu'elle dit encore?
—Elle trouve que Monsieur le fait à la pose; qu'il lui faut à chaque repas un plat chaud, au lieu de manger de la viande froide, comme tout le monde; qu'il se plaint toujours de ce qu'il n'y a pas assez de sel; et patine, et pataine...
—Je vous ai défendu de me raconter tous ces ragots... Et dire, mon Dieu, qu'il va falloir aller essayer cette jupe!»
Ici Nane préside à quelques savonnages d'intérieur. Je vous passe le reste de la toilette.
—Oh! si vous en sautez.
—Enfin l'heure du déjeuner arrive; monsieur aussi; un homme charmant, un peu incolore, mais si correct. On me connaît d'ailleurs.
—Ah, c'est vous, dit Eliburru, le monsieur correct. Vous m'auriez plutôt fait souvenir de Musset.
—...?
—Vous ne vous rappelez pas, la Confession, et la gravure de Bida: «Ainsi parlais-je de déjeuner, d'une voix mordante, dans le silence de la nuit.»
—Que vous êtes bête, mon pauvre ami!...
Toujours est-il qu'on m'offre un peu de vin de Porto: «Nane, est-ce que c'est toujours cette chose fade et blanchâtre, qu'on vous envoie de Lunel par Bercy?»—«Non, il est rouge, avec ce goût de poussière que vous y aimez.» J'en bois donc un verre, et comme menu ensuite il y a des hors-d'oeuvre (ils sont convenables chez Nane): crevettes, anchois, du céleri-rave haché à la sauce de moutarde qui est très bon, du beurre avec du sel gris, et puis de ces poissons hindous boucanés, qu'on ne trouve nulle part...
—Du haddock?
—Hindous, je vous dis. D'Inde, comme Mme de Talleyrand. Après ça, des rognons aux oeufs pochés, dans un turban de nouilles. Après ça, des crêpes aux confitures: vous savez, de ces confitures glorieuses dont parle Montaigne. Après ça...
—Merci, je n'ai plus faim.
—Vous dirai-je les vins et le café?
—Pousse-café, rincette, surrincette. Vous avez dû vous faire jolis.
—Pas mal. Nane surtout me parut être au mieux de sa forme. Là-dessus, et moi-même joyeux d'avoir évité la fâcheuse congestion, chacun se tire de son côté. C'est ici que ça se corse.
—Prenez votre temps.
—Vous savez que Nane a une nouvelle manucure, une femme extraordinaire, dont l'existence est tout un roman. C'était la fille d'un photographe chargé d'enfants. Toute jeune elle épousa un employé d'octroi, qui lui fit cinq fils. Les uns moururent, les autres tournèrent mal; en sorte qu'elle est restée veuve en pleine maturité, et devenue, par un incroyable concours de circonstances indépendantes de sa volonté, marchande à la toilette. Mme Jargogne, tel est son nom, tire aussi les cartes, outre qu'elle a appris à faire les mains et à y lire.
—Brrr!... Cette histoire est pleine de dessous.
—Mme Jargogne, donc, entre familièrement, avec tout un murmure de jupes de soie: «Bonjour, la plus jolie. Et ces manettes! Il faut encore leur faire les griffes: ah! pauvres hommes. Vous ne savez pas ce que m'a dit l'un?»—«Vous savez, Jargogne, que je vous ai défendu de me parler bijoux.»—«Ouais, défendu. Et s'il s'agissait de dentelles? Mais, c'est vrai, vous n'aimez pas le point de Venise.»—«Moi, je n'aime pas le...» crie Nane suffoquée (elle en ramasserait sur la tête d'un teigneux). «Seulement, c'est la galette.»—«Bon! quand je vous dis qu'il ne vous en coûterait rien, au contraire. Figurez-vous...»
—Ça devient beaucoup Tableau des moeurs du Temps, cette affaire-là, grogne Eliburru.
—J'abrège donc, puisque vous refaites de la critique. Etc., etc., etc. A cinq heures, Nane va chez son couturier. Petite pose au salon, puis essayage. Le pli sur la hanche gauche à disparu. Tout va bien: «Pourvu qu'il fasse beau demain», soupire Nane une fois de plus; et, comme elle remonte en voiture: «Faites un tour de Bois, dit-elle au cocher; mais pas les Acacias. Et puis vous irez au Valence.»
Nous y sommes un tas lorsqu'elle arrive, quelques-uns ornés de lorgnettes, quelques-unes d'ombrelles claires. Les cocktails sentent bon sur les tables; et Nane, enfouie en un profond fauteuil, bientôt s'absorbe à sucer d'une paille attentive je ne sais quelle eau couleur de couchant.
Le grand Machin a gagné aux courses; d'autres y ont perdu: excellente préparation à faire de la dépense. La plupart tombent d'accord de dîner ensemble, et qu'il faut donner le ton de la vraie fête à tous ces étrangers qui encombrent Paris ces jours-ci. Moi, je dîne en ville: «Pas d'importance, me dit-on, si vous nous prêtez Nane.»
«—Je vous la donne; mais ne la maltraitez pas. Elle a l'habitude d'être caressée: j'aimerais mieux la tuer que si on devait lui donner des coups de pied.
—Merci, dit-elle. Est-ce qu'il faut remuer la queue?
—Il faut être à onze heures et demie au Schubert, où je vous attendrai.
—Ça va.»
A minuit je les retrouve tous, un peu bruyants même. On a fêté, au dessert, une débutante cueillie Dieu sait où, et rebaptisée: Blanche de Chahut. Elle est silencieuse et servile: on regrette de n'avoir pas des chaussures sales, pour lui faire faire quelque chose.
La petite fête continue. A quatre heures, on est dans un cabaret étroit de Montmartre, où le maître d'hôtel ressemble à un eunuque assyrien. Tout le monde a la voix enrouée d'avoir crié: «Vive l'armée!» et pâteuse d'avoir bu. Blanche chante une romance sentimentale, comme on en peut entendre dans les cours des maisons ouvrières: elle a ôté son chapeau, et l'agite mollement.
Un moment après, elle n'est plus là; le grand Machin, non plus.
«—Où est-il, le grand Machin? demande quelqu'un en bâillant... (Ah! ce qu'on s'amuse!)
—Il aura gagné les petits salons, avec cette dame.
—Eh bien, ils ne sont pas vites!
—A cette heure-ci, dit un autre, on n'est jamais vite. C'est comme dans la chanson de Mallarmé, vous savez bien: «Le Monsieur qui montait n'est pas redescendu...»
Et voilà!
—C'est tout? demanda Eliburru.
—C'est tout, mais vous aviez bien raison; les inventions de nos romanciers les plus populaires pâlissent à côté des drames de la vie réelle.
—Quand je vous le disais, répondit le philosophe. Et, s'asseyant au piano, il se mit à «broder les plus folles variations» sur sa dernière oeuvre musicale, la bruyante Nec mortale Sonate.
VII
Nane-au-Miroir
I
«Abyssus abyssum fricat.»
(N.)L'abyme appelle l'abyme.
C'est un dessin d'Aubrey Beardsley, cet excellent élève du Primatice, un dessin pour la «Boucle» de Pope, qui a inspiré la table drapée de batiste et de dentelle où mon amie Nane, qui devait dîner en peau ce soir-là, se tenait assise. Les brosses, les houppes, les limes, dont elle avait cessé de se servir, gisaient en désordre et, sous les ampoules voilées de rose-saumon, elle considérait dans un miroir ourlé d'or, l'ambre pâle de ses épaules ou de ses bras, et cette face victorieuse qui lui est à elle-même comme un monstre toujours nouveau. Elle fit reluire les dorures de ses yeux, abaissa ses paupières jusqu'à ne plus apercevoir que la tache des cils, retroussa de côté sa lèvre supérieure pour se donner l'air sardonique, et, découvrant enfin l'ombre touffue d'une double aisselle en croisant ses mains derrière son cou, me dit:
—Pensez-vous que moi aussi je deviendrai vieille?
Comme je m'apprêtais à ne pas répondre, on vint annoncer Eliburru, qui devait dîner avec nous; et je priai Nane qu'on l'introduisit ici même.
Le philosophe était magnifiquement vêtu. Son habit, tout battant neuf, lui allait comme un gant—comme un gant trop large; et il portait avec effort un chapeau à claque dont il semblait se demander tour à tour si c'était un tambour de basque, ou un plateau à petit verres.
Mais Nane dit encore:
—Moi aussi, est-ce que vous ne croyez pas que je deviendrai vieille, un jour?
—Non, pas un jour, répondit le philosophe. C'est la nuit qu'on vieillit, qu'on devient flasque et ridé, qu'on se poche.
—Pourquoi?
—C'est qu'il y a des bêtes, Nane, des bêtes frileuses et presque invisibles, qui vivent de notre sommeil. Quand vous êtes si profondément endormie que vous ne savez plus même si vous dormez seule, elles se coulent frissonnantes entre vos draps, et c'est alors que vous rêvez d'abymes et de bien-aimé. Elles, cependant, de leurs doigts pâles, de leurs lèvres, tâchent de ravir votre jeunesse; elles vous sucent le sang, ou se repaissent des baisers que vous donnez à l'amant imaginaire. Et un matin, au sortir de leurs bras, vous vous réveillerez lasse, avec deux ou trois rides au coin de ces yeux jusqu'alors iréprochables: ce sera la patte d'oie.
—Oh quelle horreur! on dirait que vous y avez passé.
—Je n'ai pas eu, Nane, à perdre de beauté, qui d'ailleurs ne m'aurait pas offert un suffisant gagne-pain. Mais pensez-vous tout de même que j'aie dansé de joie de voir un jour à mon réveil que le ventre me pointait?
—Vous deviez être bien durant la constatation. Est-ce que vous aviez un gilet de flanelle?
Et Nane s'esclaffe. Mais tout à coup elle pousse un cri:
—Ah! Seigneur, j'ai quelque chose au coin des yeux quand je ris, c'est horrible: est-ce que c'est la patte d'oie?
Elle semble tout près de pleurer et je la console:
—Que parlez-vous de vieillir, Nane, à vingt-deux ans! Vous avez l'éternité devant vous. Et n'écoutez pas ce sinistre philosophe avec ses histoires de gouges. Il n'y a d'autres bêtes, la nuit, que celles que vous voulez bien.
Elle paraît rassurée et jette au miroir un glorieux sourire qui est comme l'aube sur les eaux dormantes d'un étang.
—Pourtant, dit-elle, il y en a des choses comme ça, la nuit. Noctiluce m'a promis même de m'en faire voir, mais j'ai peur.
—Moi j'ai peur que votre amie ne se moque de vous, Nane. On m'a toujours dit que les femmes, au contraire des chiens, ne voyaient pas de fantômes.
—Elles y perdent, dit Eliburru. Les spectres sont des créatures délicieuses. Je me rappelle, dans une vieille rue de ma vieille ville, une maison toute noire, faite aux trois quarts d'escaliers et de corridors, où je recevais une amie que j'avais alors dans le commerce; une amie qui était la jeunesse même, la joie, et d'une chair incomparable. Or elle ne parvint jamais à distinguer une dame vêtue d'un reflet de lilas, qui entrait souvent en même temps qu'elle et nous considérait avec, je ne sais quelle ombre de sourire. Mais elle en avait, grâce à mes récits, une peur qui ne se pouvait vaincre.
—Quand je serai une vieille dame morte, dit Nane, j'aimerai à me vêtir, moi aussi, de brouillard lilas, et de fumée rose; je me nourrirai avec le parfum des fleurs; ou avec l'odeur des prunes, qui est délicieuse et qui me donne des envies d'amour.
Elle ferme les yeux et s'imagine peut-être, dans l'ombre et l'herbe d'un verger, sucer l'or des mirabelles, tandis que les abeilles bruissent autour des branches et qu'un papillon couleur de soufre se balance indolemment au milieu de la chaleur.
—Mais je ne sais pas du tout, reprend-elle, ce que je ferai quand je serai une vieille dame vivante. Peut-être vendrai-je des journaux dans un kiosque, près de Saint-Lago avec un roquet qui aboiera aux clients. Il ne me sera pas resté d'amis, personne ne viendra causer avec moi, jamais, pas même le sergent de ville; et j'aurai envie de pleurer à voir les mômes, sur le trottoir, découvrir leurs chaussettes—comme moi, jadis.
—Ne pleurez pas, bébé, les choses ne seront pas si noires, mais, au contraire, un de vos amis vous ayant acheté un fonds de commerce, vous trônerez au milieu d'une belle épicerie. Il y aura tout autour de vous des ananas écailleux, mille pâtés dans des boîtes brillantes, et ces flacons où les fruits confits ressemblent aux pierres les plus précieuses. Il y aura aussi les regards en coulisse des garçons qui loucheront sur la patronne en pensant à tant de belle chair perdue sous vos amples jupes. Car vous serez grasse, Nane; mais vous serez sévère aussi et ne souffrirez point de galanterie des subalternes.
—Et pourquoi, dit le philosophe, ne seriez-vous pas la châtelaine d'une bicoque Louis XIII, blanche et rouge, qu'on apercevrait de loin à travers les trembles? Vous y porteriez le deuil honorable de feu le colonel de réserve votre mari; il aurait toujours sa place à la table où, trois fois la semaine, vous joueriez le whist avec quelque hobereau sondeur du voisinage et monsieur le curé.
—Non, non, pas de curé, ça porte malheur!
—Ah ça! Nane, seriez-vous devenue anticléricale?
—Mon ami, répond-elle avec un regard majestueux, je ne suis plus une enfant. Je pense que les curés sont des hommes comme les autres.
—Mais vous ne crachez pas chaque fois qu'un homme vous approche, il me semble.
—Il y a des moments où je me demande si vous n'êtes pas un peu idiot.
Dans le silence qui suit cette déclaration, entre Noctiluce, que personne n'attendait: on dirait l'heure qui précède les cyclones, et que les choses deviennent noires autour d'elle.
—Voilà, dit le philosophe, quelqu'un qui va nous dire ce que fera Nane une fois vieille.
Les deux femmes sont sur le sofa, et Noctiluce, en fixant sur sa compagne des yeux lourds de passé:
—Je sais, dit-elle, moi, ce qu'elle fera avant même d'être vieille. Parce qu'elle aura aimé, quoique on lui ait dit, ce qu'il ne faut pas aimer, nous nous vengerons; elle deviendra folle. Alors elle ira de long en large dans sa cage, ridée et nue, en poussant des cris. Ou bien elle se tiendra accroupie, à manger de la terre.
Nane est devenue toute blanche; alors Noctiluce se penche plus près d'elle encore, et lui parle bas.
II
«Sathan propior nobis est quam ullus credere
possit. Hæc non sunt vana et inania terriculamenta.»(M. LUTHER. Colloquia. t. I, page 240,
édition Bindseil.)Le diable est plus notre voisin qu'on ne saurait
croire: ce n'est pas un vide et vain épouvantail.
Nane est à son miroir, de nouveau. Mais elle n'y jette, dirait-on, que des regards languissants et sans fierté, comme si elle était moins orgueilleuse aujourd'hui que lasse de cette image, et d'elle-même. Comme elle s'est, entre tant, brouillée de nouveau avec sa manucure, elle fait ses ongles toute seule; et il est manifeste qu'elle y est distraite: celui de l'annulaire gauche a été sur les côtés limé trop près de la chair, et elle oublie à plusieurs reprises de mettre du corail sur le chamois.
Voilà trois semaines que je ne l'ai vue, ayant été appelé en province et en famille par un de ces partages à l'amiable qui ne laissent pas de rappeler à l'occasion quelque conciliabule de gentilshommes, après détroussement de diligence.
—Qu'avez-vous fait de bon, Nane, ces temps-ci?
—Je n'ai rien fait, dit-elle; rien fait de bon.
—Et Noctiluce? dis-je, songeant qu'à mon départ on commençait de la rencontrer beaucoup ici.
Nane a l'air gêné:
—Je l'ai vue un peu, répond-elle; je n'ai plus envie de la voir.
—Elle vous ennuie, déjà?
—Non, non. Mais, voyez-vous, elle m'a enseigné des choses que j'aimerais mieux pas. Ah! pourquoi êtes-vous parti?
—Enfin, qu'est-ce qu'il y a eu?
—Je vais vous le dire. Vous savez si je suis libre penseuse.
—Libre penseresse, Nane: c'est plus élégant.
—Eh bien, je ne sais plus que croire. Entre autres choses, et ça, c'était avant votre départ, elle m'a menée chez des spirites, à Passy. Là, une dame anglaise qui regardait dans une carafe m'a écrit une lettre de la part de mon père mort, et juste son écriture—comme je vous vois.
—Et qui disait?
—Oh! des choses très bien, des conseils: d'aimer ma mère, d'aimer les pauvres...
—...Pas tous, Nane, laissez-en...
—...De continuer dans la vertu.
—???
—Etc., etc. Noctiluce m'a très bien expliqué: ça veut dire qu'on peut faire ce qu'on veut si on ne pense pas mal, si on voit tout sous le... le je ne sais plus quoi... de l'amour.
—Et ensuite?
—Ensuite? Elle m'a menée chez une personne—je ne puis pas tout vous dire, et puis je crois que j'ai un peu rêvé. Bref, il était en colère, et Noctiluce lui a parlé étranger, et il s'est mis à jouer d'une espèce d'orgue. Alors ça été peu à peu comme si je fondais, et que nous serions devenus plus de trois. Et les autres faisaient signe que non, excepté un avec les yeux baissés, qui faisait signe que oui: il me semblait que c'était le plus beau. Alors il est venu vers moi,... pour m'embrasser; il a soulevé les paupières (oh!) et je suis devenue comme un glaçon.
Plus tard, je me suis retrouvée au lit, et Noctiluce dans ma chambre, qui riait, qui m'a dit que j'avais rêvé, que ça ne serait rien pour cette fois-ci, qu'il ne fallait pas en parler, ni y penser. Mais—si vous aviez vu les yeux. Quand je suis seule, ils sont toujours dans un coin de la chambre, fixés sur moi.
Et Nane presse son coeur de ses deux paumes.
—Ma pauvre Nane, on vous a tout bonnement trimballée chez un hypnotiseur. Il a pris vos mains, n'est-ce pas, et s'est mis à vous regarder?
—Pas du tout; il regardait un côté du plafond.
—Précisément, dis-je; il cachait son jeu: tout ça, ce sont des trucs. Mais, vous vous en êtes tenue là, je suppose, de vos expériences?
—Oui, c'est-à-dire, une autre fois. Je ne sais pas ce qui démantibulait Noctiluce, elle était comme folle: je l'avais toujours dessus, avec des projets extraordinaires, pour le temps que vous ne seriez pas là. Moi alors, j'ai eu envie de refaire, avec le monsieur à l'harmonium; mais elle s'est mise en colère: j'ai cru qu'elle allait me battre. Et de me dire que j'avais été trop gourde, que j'attraperais quelque chose à parler de ça, etc. Finalement, elle m'a menée à la messe noire, mais pour rire, je pense; une messe noire pour femmes seules.
—Ah! et c'est Vanor qui officiait?
—Non: c'était un vilain bonhomme, couleur cheminée. Là, il s'est donc fait un tas d'horreurs. On a beau ne plus être chrétienne, tout de même ça me dégoûtait; et encore, je crois que c'était du battage. Mais ensuite, quand le négro a été parti, on a commencé de s'amuser—et c'est là que j'ai eu peur.
—Mais de quoi, tout de bon?
—Ah! dit Nane, d'un air chaste, songez: il n'y avait plus que des femmes...
* * * * *
—Qu'en pensez-vous? dis-je au philosophe, après lui avoir rapporté les discours de Nane.
—Je ne sais trop que vous dire, rumine Eliburru dans sa barbe noire. D'une part, cette louve de Noctiluce a mené Nane à de laides orgies, cela saute aux yeux.—Mais il y a autre chose, que vous découvrirez peut-être vous-même, en y réfléchissant: je puis toujours vous dire qu'on a fait, au moins une fois, jouer cette enfant avec des jouets au-dessus de son âge et quelle s'en est tirée à bon compte—jusqu'ici. Et cette Noctiluce est vraiment singulière. C'est, je pense, une curieuse, blasée sur les tourments physiques: variété particulièrement dangereuse.
—Merci, lui dis-je, vous m'avez rendu tout cela clair comme eau de roche.
VIII
Venise sentimentale
Ibi civitas sunt Venetiae.
(OLIVARIUS in Pompon. Mel.)L'inconnu, dont la lune éclairait les traits
repoussants, tendit son bras vers une masse
de brumes et de lueurs:—Voilà Venise, dit-il; et c'est par une nuit
pareille que le prince lombard jeta ses éperons
d'or à l'eau, en jurant de ne plus chevaucher
jamais que Cornarine au nombril brillant,
et les vagues de la mer.—Il est vrai, dit un autre, et c'est par une
pareille nuit que Jean-Jacques reçut d'une
courtisane, qu'il n'avait pas satisfaite, le
conseil de se vouer aux mathématiques.—Hélas, dit mon amie, c'est par une pareille
nuit que l'ardente Aurore Dupin voulut
persuader le seigneur Pagello, dont elle ne
fut jamais bien comprise, qu'il était son premier
roman.—Et c'est, lui dis-je, par une nuit pareille,
que Nane, de ses lèvres ruineuses, baisa pour
la première fois son ami, à travers mille serments
dont pas un n'était vrai.
Cet automne que nous fûmes à Venise, mon amie Nane et moi, nous étions partis de Bordeaux. C'est ainsi, mais par mer, qu'il faudrait toujours quitter la France; et les regrets qu'on emporte de ce beau royaume seraient moins vifs, si on ne lui disait adieu qu'à travers cette cité de vin et de morues, couchée sur les bords noirs d'un port sans navires.
Car ces matins ne sont plus où se voyaient de riches armateurs, en pantalon de nankin, sur le damier des quais. Cependant on débarque le sucre et le précieux café que les noirs du Petit Goave ont enveloppé de pagne; et une belle dame à la taille haute regarde languissamment sous son ombrelle à franges, en rêvant peut-être aux aides de camp de M. le duc d'Angoulême.
Nous passâmes ensuite par ces villes du Sud, où il y a beaucoup, assure-t-on, de huguenots: Nîmes, Orthez, Montauban, Moissac. Peut-être ne sont-elles pas citées dans l'ordre; et d'ailleurs nous ne les distinguâmes point, parce que c'était un train de nuit. Mais, à l'aube, ce fut Arles en robe lilas, des architectures gallo-romaines, et, sur le quai de la gare, une fille, de chair grasse et mate, qui vendait du raisin très mûr. Alors, mon amie, s'étant soulevée sur sa couchette, demanda:
—Combien de stations y a-t-il encore?
—Soixante-dix-huit, répondis-je,—et elle retomba accablée.
Les topos de Nane manquent un peu de précision. Elle n'a pas reçu, étant d'extraction obscure, cette forte éducation géographique qui nous permet de ne pas confondre l'île de Nossi-Mitsiou avec le détroit ou phare de Messine.
Elle a d'ailleurs peu de prétentions aux sciences, contente de régenter les lettres et les arts. Elle ne croit pas non plus que l'archéologie ni l'érudition historique lui soient tout à fait étrangères. Mais peut-être s'y exagère-t-elle sa valeur.
Les douanes passèrent. Nous étions en Italie, et Nane s'indigna de n'apercevoir autour d'elle aucun changement. Les plus lointains regards qu'elle ait encore jetés sur le monde, c'est jusqu'à Mustapha-Supérieur; et longtemps elle caressa l'illusion que les pays étrangers sont autre chose qu'une espèce de France plus mal tenue, habitée par des professeurs de langues. Peut-être espérait-elle aujourd'hui qu'elle allait voir des gens se promener nus, les pieds en l'air, avec des yeux sur le ventre, ou toute autre chose de ce goût là; en sorte que d'être déçue elle devient injuste, tourne le dos au paysage éblouissant et mou, et ne veut même pas reconnaître dans l'air cette odeur d'épices, qui est proprement l'haleine de l'Italie. Car chaque pays a la sienne. C'est ainsi que l'Angleterre sent la marmelade et les houilles éteintes, tandis que l'Espagne est toute odorante de sang, de fleurs corrompues, de sueur; et pour l'Allemagne je n'en sais rien, sinon que la chambre de Fräulein exhalait le parfum du café au lait refroidi.
Mais Nane est insensible à ces nuances. Aussi ne lui parlerai-je point des petits ports hindous, où l'on respire le safran et le poisson salé; ni du Maroc, empire fleuri, aromatisé de jonquille; non plus que de cette île créole qui répandait au loin, sur la mer nocturne, l'âme des cassies et des gérofliers.
D'ailleurs mon amie avait été plutôt âpre à me reprendre sur mon attitude à la douane. Elle a entrepris depuis peu de refaire mon éducation, bien différente de ce qu'elle était jadis sous la lune de miel, attentive alors à me découvrir sans cesse quelque perfection nouvelle. Je l'entendais, par exemple, me dire tout à coup:
—Comme vous avez le pied petit.
—Je l'ai plutôt mince, répondais-je avec complaisance, tout près de piaffer.
Et Nane répétait docilement:
—C'est vrai, plutôt mince.
—Ou bien:
—Comment faites-vous pour avoir des pantalons si droits?
—Je les fais repasser, Nane.
Mais aujourd'hui:
—C'est extraordinaire ce que vous savez peu parler aux subalternes. Vous leur dites tout le temps: «Ayez la bonté de ceci, de cela. Voudriez-vous porter ces sacs... m'indiquer le télégraphe...» Ils sont payés pour ça, après tout.
—Tout le monde, Nane, est payé «pour ça». Croyez-vous pourtant que si j'allais dire à quelques personnalités haut placées: «Ayez donc la bonté de reprendre ces traditions de raffinement, d'élégance dans la force, qui paraissent tombées en désuétude depuis M. de Morny,» ils ne m'enverraient pas au bain? Et Dieu sait pourtant, en fait de bains...
Elle fait la moue.
—Pourquoi n'êtes-vous pas républicain?
—Je trouve que mon père l'a été pour deux.
La moue s'accentue. Mais voilà bien Nane. Elle est, naturellement, incapable de raisonner. C'est un beau réflexe, qui dit quelquefois des choses, par simulation.
Cependant le Milanais s'enfuit lentement de droite et de gauche, avec ses fossés pareils aux mailles d'un réseau, sa terre gonflée comme une mamelle, et de la vigne qui monte aux arbres, toute rouge. Ce train n'a pas de wagon-restaurant; et nous dînons (mal) dans un buffet enrichi de stucs multissimicolores, dont le Palladio se fût attristé sans doute, ou diverti. Il y a aussi des mouches; il y en a partout, jusque dans la paille des fiascos.
Et Nane se débat contre les longs serpents de pâte. Elle me rappelle Laocoon, en petit. Mais comme elle a taché, décidément, sa veste fauve:
—C'est sale, dit-elle, l'Italie.
La nuit passe. Changement de train, dès l'aube; et, à Meste, je vois sans plaisir monter auprès de nous une ancienne connaissance d'Aix. Je ne me trompe point: ce cirage en moustaches, ces yeux qui semblent nager dans l'huile comme des cèpes de conserve, ces mains adipeuses, nul doute. Lui, manifeste une joie haute. Qu'est-ce qui m'amène à Venise? Et il coule ses yeux gras vers mon amie, jusqu'à présentation:
—Le marquis Gondolphe. Mme Hannaïs Dunois.
Nane est ravie. D'abord elle n'a vu que moi depuis un tas d'heures, ce qui est tout près de m'avoir assez vu, et puis je soupçonne cette jeune républicaine de nourrir pour la feuille d'ache une passion honteuse.
Et enfin, voici Venise. Sous le soleil qui monte, elle est grise et rose, comme un flamant.
On m'avait dit: «N'allez pas à l'hôtel. Le service est inimaginable. Et puis il n'y descend que des voyageurs en vins d'Asti, «d'Asti spumante». Ou bien des photographes d'art.»
Et on m'avait dit: «Surtout, ne louez pas. Vous vivriez entre les cancrelas et les gouttières. Et même, depuis quelques années, il y revient. C'est ainsi qu'un Anglais a été trouvé mort, l'autre jour, on ne sait de quoi, et son chien aussi, sous son lit.»
—Qu'en pensez-vous, Nane?
—Ça m'est égal, dit-elle; pourvu que ce soit une maison neuve.
Mais Gondolphe se range côté hôtel. (Quelle commission peut-il bien toucher au juste?)
—Allez donc à Hispaniola. C'est très bien; et vous avez l'eau.
Nous y allons. Le ciel s'est couvert. Il commence à pleuvoir, et les appartements ferment mal. C'est vrai, nous avons l'eau, comme dit Gondolphe.
Ce Gondolphe a tout le charme des compagnies douteuses. Avant qu'on ne le rencontrât à Aix, il avait deux ans, ou trois, vécu à Paris, quelque chose dans les consulats. Mais il semblait plus occupé de concerts que de politique: et le reste du temps on le pouvait voir au Washington, où du reste il se ruina. Dans la suite le baccara lui fut plus favorable. «On ne peut pas toujours perdre», vous disent ces vieux messieurs de stations balnéaires, dont le bruit court qu'ils se sont décavés, étant jeunes. C'est ennuyeux d'être né si tard qu'on ne leur sert jamais qu'à se refaire.
Gondolphe, qui n'est pas un vieux monsieur, m'a mené au cercle de la Girafe: «Tout ce qu'il y a de mieux, ici», assure-t-il. Valets à moustaches, en livrée d'un rouge douteux, et qui restent assis quand on entre,—tapisseries du second Empire «genre Gobelins», un peu moisies (mais cela leur vaut mieux), et des crachoirs dans tous les coins, comme aux salles d'attente de la Compagnie de l'Ouest,—et une cagnotte vraiment par trop béante, à la table de bac: celui-ci, d'ailleurs, paraît étiolé; et puis on n'entend pas, dans ce pays de billets, le joli son de For, discret «leitmotiv» de Pallas, sous les doigts du changeur.
Ces Italiens sont d'une impudence gracieuse: ils vous marchent sur les pieds avec des révérences. Nous étions, hier, Nane et moi, à la terrasse de cette pâtisserie si joliment levantine qui fait face à San' Giminiano1, quand débouchèrent du Broglio l'inévitable Gondolphe, et un jeune homme très beau, bestialement, avec de trop petits pieds chaussés étroitement (cuir jaune et vernis). Celui-là, dénommé Dolcini, ne parle pas; mais il regarde avec des yeux si humides que j'ai envie d'essuyer les joues ovales de mon amie, où s'est posé son regard.
Footnote 1: (return) L'église de San Giminiano a été démolie au commencement du 18e siècle.Il nous quitta, et Gondolphe, que le zucco semblait rendre plus communicatif encore qu'à l'ordinaire:
—Si vous aviez connu, dit-il, sa mère, la marquise. C'était une Vénus. Avec ça et des seins de pierre, monsieur.
—Ça devait lui peser, remarque Nane, en portant la main vers sa gorge.
Et notre ami ajoute rêveusement:
—Ç'a été ma première maîtresse. Ah! ça ne nous rajeunit pas.
«La discrétion, a dit un poète arabe, est à l'amour comme au sabre son fourreau: elle le garde de souillure.»
On dirait, depuis quelques jours, que Venise commence à n'amuser plus autant mon amie. Elle m'a dit l'autre soir en bâillant:
—Savez-vous ce que nous devrions faire demain? Une promenade en voiture.
—Mais Nane, ne vous êtes-vous pas encore aperçue qu'il n'y a de chevaux à Venise qu'en cuivre? Et le seul animal de trait qu'on y connaisse est le Bucentaure. Encore n'a-t-il plus servi depuis qu'il alla chercher Henri de Pologne. Jean Bellin (est-ce bien Jean Bellin, ou Tiepole?) a représenté le roi au moment qu'il débarque, accompagné de Barbezières et de Villequier. (Au fait, était-ce ce bien Villequier?)
—J'ai connu, dit Nane, un Villequier.
—C'est bien ça: un officier, brun, mince.
—Le mien était peintre sur porcelaine. Même il a fait un service de quatre cent quatre-vingts pièces, où je suis représentée en Diane, et qu'on a acheté pour l'Elysée.
—Ainsi, Nane, M. Loubet se trouve jouir quatre-cent quatre-vingts fois de votre image, pendant que je n'ai, moi, que deux ou trois photographies.
—Les domestiques en auront peut-être cassé.
—Mon chéri, lui dis-je, chagrin de son irrespect, les domestiques de l'Elysée ne cassent rien. Les patrons non plus, d'ailleurs.
Cependant, sous le ciel gris de perle, Venise amortit ses verts et éclaire ses roses.
—Un Sisley, dit Nane.
Car elle me comble maintenant d'opinions jusque dans les minutes les plus sacrées; et j'ai perdu tout espoir qu'elle se taise jamais plus, comme au temps où je lui avais persuadé que le silence donnait une expression ironique à son visage.
Elle me croyait, alors.
—Sisley? lui dis-je.
C'est comme si elle me parlait d'un corps chimique nouveau: je prends un air bête, mais bête, qui la fait écumer tout de suite. C'est la vengeance des pauvres hommes, ces jeux de physionomie: les seuls, dit Eliburru, où l'on ne perde point son argent.
—Vous n'allez pas, me dit cette gracieuse personne, me charrier longtemps, je pense.
Elle s'irrite, au fond, que je ne croie plus à ses esthétiques, depuis ce jour où je lui voulus faire admirer sur un piédestal les plantureuses ciselures de Leopardi. Au lieu de ça, elle mettait ses mains, comme une enfant sale, dans les creux secrets du bronze, ou bien tirait la langue à deux ou trois dames allemandes qui la regardaient avec ce regard d'envie qui est encore ce qu'on a trouvé de mieux, à l'étranger, comme opinion sur nos femmes.
—Qu'est-ce qu'elles ont à m'acheter comme ça? Je suis sûre que j'ai quelque chose qui ne va pas. Regardez.
Elle sourit d'un air victorieux et tourne avec lenteur sur elle-même, en haussant les seins.—Sa robe est bleu pastel ornée de boutons en émail camaïeu, où sont représentés des attributs Empire—la jupe volantée trois fois en forme, tout en bas. Et son chapeau est fait d'un seul oiseau dont on dirait, tant il est plat, que pendant longtemps quelqu'un de très lourd s'est assis dessus. Enfin elle cesse de girer, et me dit d'un air grave:
—Pourquoi voulez-vous que j'admire toute cette décadence? Ça ne vaut pas mieux que Florence; et vous savez, aussi bien que moi, que Michel-Ange a tué la sculpture.
Sur le moment ça me donne un coup. Mais je me remets et lui demande avec douceur:
—Nane, est-ce que vous connaissez M. Claude Anet?
—Oui, de nom.
—Eh bien, il a écrit une chose sublime: c'est qu'«il faut battre les femmes maigres avec un bâton».
Nane hausse les épaules et regarde le soir qui tombe. Elle se retourne pourtant, au bout de quelques minutes, et me dit d'une voix mouillée:
—Corot a dit quelque chose de bien plus sublime à propos du crépuscule.
Je prévois.
—Il a dit: «C'est l'heure où les fleurs font leur prière.»
Décidément, il me vaudra mieux m'entretenir avec autre chose. Moi aussi, je tourne le dos et contemple le paysage: une buée lente, peu à peu, enveloppe Venise, qui semble descendre et s'ensevelir dans les eaux.
Et, enfin, nous voilà de retour, paisibles, encore que les conditions de notre départ n'aient pas laissé d'envelopper ce que ma compagne appellerait, en son ramage, «un peu de chichis».
De quelques jours nous n'avions été quittes des deux marquis: devant les Tintoret; à Saint-Marc, caverne d'ombre et d'or où des pirates enchâssèrent dans la mosaïque tout un butin de marbre; sur le Lido lépreux, ils étaient là, à droite, à gauche, le plus vieux qui tâchait à démarquer Casanova pour s'en composer des aventures; et l'autre, Dolcini, couvant Nane de l'humide silence de ses yeux: en vérité, il eût été assis sur un gros oeuf que je ne lui aurais pas trouvé l'air plus bête. Mais Nane le considérait avec bienveillance.
L'autre soir, prise de migraine, elle monta se coucher au sortir de table, et me laissa seul au salon. Gondolphe, entré presque aussitôt, me mit en soupçon par tant de hâte qu'il n'y eût complot, peut-être, pour m'endolciner. De l'empêcher ou de le surprendre, je choisis le second, pensant que ce me serait une vengeance à la fois amère et douce de planter là cette perfide, en proie à son Italien.
Plus j'y réfléchissais, plus mes doutes prenaient figure de certitude. Nane devait avoir accepté rendez-vous au dehors, et, pourvu que je ne fusse pas absent moi-même beaucoup plus d'une heure, j'étais sûr de la pouvoir cueillir à son retour, et avec quelques «je sais tout» extorquer un aveu de sa première surprise.
Je me laissai donc conduire à la «Girafe», où nous devions trouver, me dit Gondolphe, «un baccara épouvantable». Mais ce n'était qu'un chemin de fer très omnibus qui évoluait avec parcimonie autour d'une mise de cinq lires. Un écarté avec mon compagnon me séduisit davantage.
Dieux puissants! Il gagna onze parties de suite, puis trois encore, puis sept. Vingt et une parties sur vingt-quatre, qui a jamais vu cela dans notre France? (Ah! me disais-je, décavé, ce Dolcini n'a même pas l'esprit de dessous le linge.) Gondolphe alors me proposa de jouer sur parole, et je refusai: «Mais, lui dis-je, ma pelisse, voulez-vous, contre cent louis? Il gagna encore.
—Vous me la prêteriez bien pour rentrer chez moi?
—Vous ne jouez plus?
—Que voulez-vous que je joue? Ma veste?
—Jouez votre dame.
Il était sérieux à gifler. Mais il me sembla plus drôle d'accepter cette proposition romantique.
Il fit cartes, tourna la dame de coeur; j'avais les trois autres, par deux valets, jeu de règle; et, en effet, je marquai un point.
La veine avait tourné enfin (que faisiez-vous, Nane, cependant?) et je regagnai ma pelisse (du renard tout frais-venu de Sibérie), mon argent, celui de Gondolphe, qui se trouva peu de chose au comptant, et une somme assez grosse sur parole. Je lui offris, pour celle-ci, tout le temps qu'il voudrait, à quoi mon homme répondit fièrement qu'il s'acquitterait dans les vingt-quatre heures. Voilà, mais lesquelles?
Entre tant, comme fait l'eau d'une salade qu'on secoue à force, Nane m'était sortie de la tête. Il est vrai aussi qu'on n'éprouve pas deux passions à la fois et que le jeu l'emporte sur n'importe quelle curiosité sentimentale. Cette fois même, il l'avait tuée, et lorsque ma maîtresse me revint à l'esprit, ce ne fut plus parmi de ces images grossièrement désobligeantes dont l'Éthique nous a laissé l'analyse—ou la confession. On eût dit plutôt des cartes transparentes après du haschish, quand tout devient autour de nous à la fois comique et chatoyant. Je songeais aussi à des gravures de la Restauration, où des gens d'une surprenante impassibilité, corrects de tout le haut du corps comme des notaires, quelques-uns avec un léger collier de barbe, se livrent sans abandon à une gymnastique d'intérieur. On en pourrait illustrer quelque casuiste espagnol, si tout cela ne s'intitulait avec fraîcheur: «la bonne mère», «à la couturière», «à l'enfant»...
Ma gondole, cependant, me ramenait à Hispaniola, selon ces courbes précises et molles qui en font la plus voluptueuse des voitures, et, chaudement, dans ma pelisse reconquise, je regrettais que l'hiver fît taire ces choeurs nocturnes dont la romance semble glisser et rebondir sur les eaux.
Je songeai qu'au cours d'une nuit délicieuse parmi les nuits de cet automne étrange de Venise, où nulle feuille ne tournoie, alors que l'âme, suspendue entre l'espace et la durée, est comme un éther qui jouirait de s'accroître élastiquement, et que la musique n'a plus, pour ainsi dire, de contour extérieur, ma compagne, dont le beau visage ironique, pâle et busqué évoquait Jessica, m'avait dit avec émotion:
—Vous vous souvenez? Ils ont joué ce même air chez Paillard.
—Non, je ne me souviens pas.
—Vous autres hommes, soupira-t-elle, vous n'avez pas de sensibilité.
Que fait-elle maintenant, Nane? S'il n'y avait rien de vrai dans mes soupçons, et qu'elle soit à se coucher toute seule, bien sage, lasse de m'attendre? Sa belle liquette chauffe auprès du feu; mais la batiste en restera froide par places. Et cela, tout à l'heure, la fera frissonner; comme un étang où soudain l'on s'écrie à rencontrer, sous l'eau dormante, une eau plus froide, et qui court.
C'était à peu près comme j'avais prévu, sauf que Nane avait choisi de faire chauffer sa chemise sur elle-même. Accroupie auprès du feu, elle transparait à travers le lin, et il semble que la flamme l'ait dorée; ou plutôt, sa chair a la nuance d'un quartier de mandarine. Maintenant, elle me guette du coin de l'oeil, et pose; moins orgueilleuse de la décisive géométrie de son corps que de sa chair voluptueuse, qui vous met l'âme au bout des doigts, de sa hanche qui se tend ou de ces secrètes ombres dont elle voit que ma figure malgré tout s'émeut.
Et elle a un sourire parfaitement obscène.
—Vous avez l'air, lui dis-je, de ces «suspensions» que les ménagères voilent de tulle aux approches de l'été, par crainte des mouches.
Mais Nane, dédaigneuse des épigrammes, quitte la cheminée et se couche, occupation où beaucoup de gens s'accordent avec moi à la juger irrésistible.
Un peu de temps se passe et ce n'est que plus tard que Dolcini retombe dans la conversation.
—.........................?
—Non, c'est lui qui est venu me voir, avoue Nane avec une candeur presque excessive.
—Et alors?...
—Mais non, je vous assure. Et d'ailleurs, s'ils sont tous aussi mollassons que lui à Venise! Alors, quand j'ai vu ça: «Ouste, je lui ai dit, mon enfant. On vous a assez eu». Le malheur, c'est que ça ne lui entrait pas et qu'il a fallu lui expliquer avec douceur, quoi, qu'il commençait à me courir, qu'on ne l'avait pas fait venir pour entretenir le feu—et si son père l'avait fait faire dans les prisons—comme les noix de coco. Du coup, il a mis son chapeau sur sa tête; et il est parti, avec votre parapluie, même.
—Vous comprenez, Nane, que si on ne peut plus sortir sans risquer d'être dépouillé de tout ce qu'on aime...
Etc., etc. Là-dessus, on dormit un peu. Mais sur les dix heures:
—Nane, Nane, criai-je en la secouant, je viens de recevoir une dépêche. Nous partons pour Paris. A moins que vous ne restiez à conquérir des Vénitiens.
—Ah! non, répondit Nane en bâillant: leur bouche!