Mon amie Nane
IX
L'indifférent
«Zelotypus..., qui enim imaginatur mulierem,
quam amat, alteri sese prostituere,
non solum ex eo, quod ipsius appetitus coercetur,
contristabitur, sed etiam quia rei amatæ
imaginem pudendis et excrementis alterius
jungere cogitur, eandem aversalur.»(BENEDICTI DE SPINOZA Ethica: Pârs III
Propos. XXXV in Schol.)Le jaloux, à imaginer sa maîtresse qui fait
l'amour, se chagrine non seulement que ses
propres désirs en soient empêchés, mais encore
qu'il lui faille joindre l'image de celle qu'il
aime aux membres nus d'un autre, à ses hontes,
et la détester avec lui.
Certes, il faudrait être aussi dénué d'idées générales que feu Alexandre Bain, pour ne pas savoir que nous aimons à retenir ce qui est à nous, mais à partager le bien des autres. Aussi n'est-ce point une preuve qu'on soit amoureux, tant de soins apportés à se croire le seul amant de la femme même qu'on aida naguère à tromper le sien.
Non que je prétende n'avoir jamais éprouvé pour Nane que les sentiments du cambrioleur, tour à tour, et du propriétaire. Et il y eut même un temps où les grâces de cette belle personne m'attachèrent plus qu'il n'était raisonnable, si bien qu'après l'avoir prise sans zèle, pour obéir en quelque sorte à la tyrannie de l'occasion, je m'aperçus que les mouvements harmonieux de son corps devenaient une part nécessaire de mon bonheur.
Mais le temps amortit toute chose, et déjà, à Venise, j'avais ressenti que Nane commençait à n'intéresser plus que ma curiosité. Aujourd'hui surtout, distrait par le Paris frivole de l'hiver, par le Paris nocturne, tour à tour bleuâtre et froid, ou enseveli sous ces brouillards dorés de gaz, j'éprouvais avec joie et, pour ainsi dire, à pleins poumons, combien cela m'était égal qu'elle palpitât en d'autres lits que le mien, frémissante des flancs et des lèvres, les yeux mi-clos.
Trop heureux si elle avait partagé cette indifférence. Mais, au risque d'être fat, il me fallait bien croire à quelque amour de sa part, rien qu'à subir sa curiosité jalouse, comme aussi l'ardeur de ses embrassements. En ceci du moins sa folie ne laissait pas d'être contagieuse, car Nane caressa toujours à la perfection.
Je fus donc surpris, le peintre Lycoris nous ayant priés à son bal diabolique, qu'elle acceptât de bonne grâce de s'y rendre sans moi, qui ne l'y aurais pu conduire, ayant engagé ma soirée jusqu'à deux heures de la nuit. Au fond, j'étais ravi qu'elle le prît comme cela.
—J'irai, me dit-elle, avec Luce de Rosmarin, et d'Elche, qui doit l'y mener.
—D'Elche?
—Vous savez bien, l'ami de ma soeur.
—Mais elle est mariée.
—Eh bien, et avant? Mais il me semblait que vous l'aviez rencontré chez moi.
D'Elche? Cela me rappelle d'abord la bizarre Salammbô du Louvre, aux lèvres carminées—et puis une histoire assez confuse que m'a contée Jacques, de son séjour en Alger, où ce Monsieur jouait un rôle: rien d'héroïque, autant qu'il m'en souvienne.
Toute jalousie à part, la combinaison ne me paraît convenable qu'à moitié.
—Voulez-vous attendre jusqu'à une heure? Je me sauverai de façon à pouvoir vous prendre vers cette heure-là.
—Oh! c'est beaucoup trop tard: on arrive de bonne heure chez Lycoris.
—Comme vous voudrez, alors.
La scène est au Palais de Glace. Nane me quitte pour patiner, je la suis de l'oeil, qui glisse et tourne, pleine d'une languissante aisance: si elle se flanquait par terre, au moins; qu'elle fût ridicule, et criât. Mais le ciel reste sourd d'ordinaire à nos voeux les plus légitimes.
Quelqu'un vient s'accouder à côté de moi: c'est Yeïte, jolie fille, qui est en train de passer à la mode, non sans y recruter vraiment un peu trop d'électeurs. Métis il n'y a pas un an encore, il faut le dire, qu'elle faisait de la figuration dans les tavernes du quartier Latin; et il lui en reste quelque chose.
—Ah! ah! me dit-elle! nous z'yeutons Madame. (Beaucoup de gens ont cette opinion déraisonnable que je suis jaloux de Nane.)
—Si vous saviez ce que cela commence à me laisser froid. Elle ne m'en fera jamais autant que je lui en voudrais rendre—avec vous.
—Chich!
—Mais êtes-vous veuve?
—Vous parlez, Charly. Mon sénateur est à la chasse, et de ce temps-là je travaille aux pièces.
—Venez jusqu'au bar: je vous raconterai une histoire.—Qu'est-ce que vous buvez?
—Un marathon cocktail.
On nous sert.
—Est-ce que vous allez au bal de Lycoris?
—Qu'est-ce qu'il vend, Lycoris?
—Peinture. C'est à Montmartre. Voulez-vous venir? Nous avons tout le temps jusqu'à demain soir, pour votre travesti.
—Mais en quoi me mettrai-je?
—Eh bien, en diable quelconque: un maillot rose, couleur de la bête, et un domino noir, fermé, avec beaucoup de trous.
—Et une paire de cornes d'argent, à travers le capuchon.
—Oui, et une belle queue d'écureuil. Ça va-t-il?
—Ça va. Mais Nane?
—Eh bien, nous l'intriguerons.
Yeïte est séduite: elle achève son manhattan et nous prenons rendez-vous pour le costumier.
Le lendemain, vers une heure après minuit, nous faisions notre entrée chez Lycoris. Le bal battait, comme on dit, son plein. Dans le vaste atelier, tendu de cuirs chatoyants, tout un enfer de chair et de taffetas bruissait, tournait, caquetait, pressé d'habits noirs. Des tziganes, inévitables comme la mort, grinçaient sur la galerie, non loin du vestiaire-lavabo; et l'on y pouvait monter par une échelle, si l'on n'aimait pas mieux prendre l'escalier.
Tout de suite j'aperçus Nane, debout, une coupe à la main, qui causait avec deux hommes. Elle me vit aussi, me fit un signe de tête, et, sans paraître remarquer à côté de moi Yeïte, qui était pourtant charmante assez pour éveiller en elle quelque inquiétude, reprit sa conversation.
Il me faut avouer que ce parti pris d'indifférence ne m'agréa point: j'ai déjà dit que je n'étais plus amoureux de Nane; mais enfin, de la trouver familière ainsi, rieuse, abandonnée presque envers des gens qui n'étaient même pas de mes amis, était à mon sens une espèce d'inconvenance. A ce moment, son voisin de gauche, un peintre norvégien que je connaissais un peu, enveloppa son bras nu d'une main épaisse, dont je me rappelai qu'elle était couverte de poils roux; et il me sembla soudain que cette chair ambrée, dont je pouvais me rappeler le goût rien qu'en fermant les yeux, en était comme souillée. Elle cependant appuyait ses doigts délicats sur l'épaule de l'autre homme; ses yeux mordorés, qu'elle avait détournés de moi, étaient sans doute fixés sur lui; et il me parut ridicule, de petite taille, avec une tête à la Boulanger, trop grosse, branlante, dont tout son corps paraissait comme accablé.
Je me demandai ce qu'il pouvait bien être officiellement: pour ce soir, gigolo sans doute, ou même pis; fait à souhait pour respirer en eau trouble, et rapporter à la maison les fleurs des vieux messieurs. Et, d'une gracilité qui semblait déjà près de s'épaissir, pareil à un cochon de lait bien en chair, il faisait, sous son frac très ajusté, les mines d'un ancien joli enfant.
Je m'oubliais un peu à ces menues observations, où j'avais plaisir à constater qu'il n'entrait ni partialité, ni amertume, lorsque ma compagne à la queue d'écureuil, lasse peut-être de rester là debout sans rien dire, me rappela à la courtoisie en me tirant par la manche. Je la menai aussitôt au buffet, où elle se fondit, dans la cohue et la conversation, comme du beurre aux doigts d'une cuisinière.
Tandis que j'essaye de renouer mes inductions psychologiques, quelqu'un me frappe sur l'épaule. C'est mon peintre Scandinave, et, comme il ne m'a jamais vu avec Nane, je le fais causer, sans effort, le ciel l'ayant créé d'un naturel bavard et poétique.
—Ah! cette poupée, toute vernie de poisons et de littérature. Voilà des jours que je la regarde. Figurez-vous, sa mécanique est détraquée; alors elle va à droite, à gauche, elle fait du mal, et de temps en temps, elle perd un peu de son.
—Vous êtes sévère. Moi je lui trouve quelque chose, une saveur de différence. Et ces gestes bizarres; il semble qu'ils n'ont plus pour nous de signification exacte, comme si c'étaient les signes d'une langue lointaine, oubliée déjà aux jours d'Adam.
—Oui, elle est mystérieuse comme la sottise. Mais elle a des prunelles magnifiques, des prunelles à reflets d'or, pleines de fourberie. Chez nous les filles ont les yeux couleur de leur âme, clairs et pâles, etc., etc.
Il continue un moment à m'entretenir de regards norvégiens: «Et le jeune homme, dis-je, à grosse tête, qui est avec elle?
—Ça, c'est un vicomte d'Elche—son vice, je pense. Car elle a l'air d'en tenir. Il l'avait quittée tout à l'heure un moment de trop; et alors elle l'a mordu à la main d'une façon vraiment gracieuse. On aurait dit un enfant qui retrouve son sucre d'orge.
Ce Norse m'ennuie avec ses métaphores; c'est dommage qu'il ne m'ait pas consulté pour son déguisement. Je lui aurais dit de s'habiller en soulier. Eh, que m'importe, après tout, ce vicomte de camelote! Qu'il lui rende ses morsures, à la poupée: je la lui laisse toute, avec sa peau fine, où du sang viendrait si vite sous les dents; du sang—du son.
Et puis, tout ça n'est peut-être pas vrai. Quelle apparence que Nane ait pu me dissimuler une tendresse de ce genre, depuis tant de jours que je la connais? Il y a bien cette histoire d'Alger que m'avait racontée d'Iscamps. Mais d'Iscamps était l'être le plus ridiculement jaloux qui se pût voir; avec ça d'une imagination grossissante, une vraie lentille. D'autre part, le d'Elche a tout l'air d'être ce que Yeïte appellerait un purotin: tranchons le mot, il marque mal; et on ne peut refuser à Nane le sens hiérarchique, incapable qu'elle est de tromper un gentleman avec autre chose qu'un gentleman.
Yeïte interrompt encore ce soliloque intérieur.
—Vous parlez de crampons, fait-elle avec son joli rire inexpressif: ne vous croyez donc pas obligé de me renier comme ça tout le temps.
—Excusez-moi, lui dis-je. Au fond, je suis bien sûr que vous ne manquez pas d'entourage.
—Encore s'y restaient autour. Mais sérieusement, j'ai tout ce qu'y faut de bêtes pour qu'on me couche. Alors, si ça vous chante de rentrer seul, ou avec Nane, vous gênez pas. Justement, je viens de la voir monter avec ce nabot à barbe jaune, qui vous remplace, ce soir.
—Ah! ils sont sur la galerie?
—Je crois qu'ils se choisissent un tzigane. A moins qu'ils ne soient dans le petit lavabo. Au revoir, alors, mon vieux.
Et elle disparaît, incrustée entre deux habits noirs.
Le bal est maintenant un peu plus calme; des gens sont partis; des couples causent de tout près dans les coins; et les tziganes jouent en sourdine une chose langoureuse, qui m'entre sous les ongles. Cela me rappelle une heure d'été passée à Armenonville. Il avait plu toute la journée sur la terre chaude; les branches s'égouttaient avec lenteur. Mille feuillages semblaient nous défendre du monde haïssable qui s'agite; on apercevait seulement en haut d'une haie le fouet des voitures allant et venant. Et un grand diable de Magyar qui était avec nous ayant conté aux musiciens des choses en leur langue, ils jouèrent cette valse qu'ils jouaient ce soir, voluptueuse.
Je cherchai Nane, je ne l'aperçus nulle part, et je m'imaginai seulement saisir sur un visage quelconque le sourire dont on enveloppe les amants malheureux: «Elle est dans le petit lavabo, pensai-je; dans le petit lavabo.» Je montai.
Je poussai la porte. Il y eut un petit cri: «N'entrez pas», d'une voix bien connue, et j'aperçus sur le sofa banal Nane et le d'Elche qui se dégageaient maladroitement.
—Oh pardon, je me suis trompé de vitre, dis-je; et je redescendis du plus grand calme.
Mais non pas tel, sans doute, qu'il ne m'en montât à la tête quelque méchante humeur, car, aussitôt rentré, je pris le lit avec un joli mal de gorge, orné de fièvre, qui ne dura guère que trois jours.
—On dirait un coup de sang, me dit le docteur: est-ce que vous auriez eu quelque contrariété?
X
Les Asphaltites
«.....homines.....doctrinà, studio, affectu,
commercio, semifeminae; et qui solo fere
pondere praeputii (et quo interdum se gravari
dolent) distant a scortis.»
(ATLINGER. oper. passim.)Ce sont des orgiaques du commerce le plus
dangereux. Parfois, dans leur frénésie, ils
tournent les uns contre les autres ces armes
dont le poids les importune, et leur rappelle
qu'ils furent des hommes.
Non, toutes ces étincelantes cantharides qu'on voit vibrer autour d'un frêne, dans l'or du couchant, personne n'en saurait extraire de philtre tel que la jalousie. Cela réveillerait les morts: cela les réveille peut-être; et c'est alors que leur veuve en voit passer l'épouvante à travers son lit.
Rappelez-vous ces soirs trop tendres où l'on ne presse son amie encore qu'avec mollesse. Mais à s'imaginer seulement qu'elle a fléchi de même, peut-être, et roucoulé, auprès d'un autre, un peu avant, un éclair vous traverse; on se sent devenir un autre homme. Du reste je n'en parle que par ouï-dire, et nul sentiment ne m'est resté aussi étranger que celui-là.
Mais de cette sotte soirée chez Lycoris, où j'avais surpris Nane aux bras (si j'ose dire) de ce d'Elche, je gardai quelques jours l'âme perplexe, pour ne rien dire d'un mal de gorge que m'avait valu je ne sais quelle agitation du sang.
Du reste, Nane redevint mienne presque aussitôt. Dans sa chair, dont j'aimais l'élasticité et la fraîcheur; dans l'éclat de ce front convexe; dans son âme même (qui n'était point autre chose, sans doute, que l'harmonie de ses membres) habitait un charme sans lequel il ne me semblait plus possible d'être heureux. Et qui saurait oublier sa voix, cette voix qui apaise l'oreille comme un ruisseau qu'on écoute à travers le bois?
Et je me flatte que ce fut aussi l'idée virile du pardon qui me fit retourner vers elle, et trouver à ses baisers un goût inconnu jusqu'ici. Je suis assuré qu'il n'y eut là aucun avilissement; et de n'avoir pas agi à l'instar de ces amants ridicules, qui semblent courir sans cesse au-devant d'une honte nouvelle pour la dévorer à nouveau: comme ce Jacques d'Iscamps, par exemple, dont on sait les lâches faiblesses envers elle.
D'autre part, Nane me jura qu'elle n'aurait plus avec d'Elche que des relations de courtoisie, elle me jura aussi qu'elle ne l'aimait pas.
Il m'arriva de me heurter encore à lui; et c'est encore un bal qui fut cause de cette malencontre.
Il est onze heures du soir; et voici que, sur l'escalier du Nouveau Mabille, des masques équivoques apparaissent. Rares d'abord, par deux, par trois, ils descendent d'un pas hésitant, gênés par leurs talons trop hauts. La foule, ironique et sans colère, s'ouvre devant eux; mais ils ne s'y confondent pas.
En voici d'autres plus nombreux, d'autres encore. Des clameurs amicales maintenant les accueillent, des serrements de mains, de petits cris. Le troupeau commence à se sentir maître du parc, et les danseuses peu à peu cèdent le champ.
Nane, qui a voulu venir là, est assise à une balustrade, et regarde. Elle est en pleine toilette, toute noir-vêtue de dentelle, et fort décolletée.
—Comme il y en a, dit-elle. De quoi vivent-ils?
Aucun économiste n'étant parmi nous, cette question demeure sans réponse.
—Voyez, reprend-elle, leurs escarpins. Des godillots de soirée, quoi. (Seigneur, que ce Champagne est mauvais!) Mais pourquoi ont-ils la toilette roulée sous le nez?...
Et toujours de nouveaux masques arrivent, les derniers plus luxueux. A quelques-uns, plus illustres, on fait une entrée: «Vive la Chatte blanche!—Ah! le Fils-à-Papa!—Bravo, Otérotte! etc.» Cependant des habits noirs, à «tête» impénétrable, se glissent dans la foule, interrogent leur proie d'un oeil invisible, l'évaluent. D'où sortent-ils, ceux-là, dont le linge est souple, le frac seyant. Il semble qu'on les ait rencontrés déjà sur des parquets mieux cirés; on a peur d'en reconnaître.
Mais un cri général éclate:
—Valenciennes, Valenciennes!
Une Maja, «signée: Gaya y Lucientes», descend les marches d'un pas souple et lent. Sa jupe flottante est vert pâle; elle porte un boléro du même gris que son feutre. Ses yeux sont faux et profonds.
—Valenciennes, Valenciennes!
La chose fait des gestes avec les bras, envoie des baisers, et, sur le milieu des degrés un instant immobile, relève sa jupe couleur d'eau pour laisser voir un pantalon à plusieurs volants de dentelle.
La voici enfin descendue: l'ovation se resserre autour d'elle, et c'est une lutte pour l'approcher. Des habits noirs d'abord s'en emparent, la pressent: on entend de petits cris. Puis le remous s'entr'ouvre, et l'on voit que victoire est restée à deux cavaliers Henri III, en satin blanc, avec des bilboquets, des drageoirs, et si maquillés qu'on ne les saurait pas reconnaître demain. Ils prennent les deux côtés de la Maja: tous trois disparaissent, en se déhanchant, suivis de quelque trente curieux en banc de sardines.
—Valenciennes, Valenciennes!
—C'est le petit Septime, dit quelqu'un. Sa mère tenait le bar Sapor, vous vous rappelez. Il y a connu, tout jeune, des gens qui l'ont conseillé (sinon payé), des littérateurs, surtout; lui-même s'occupe de littérature.
—La réciproque dans la concurrence me serait un peu dure, dit Eliburru; mais il faut tout de même que je nage deux ou trois brassées là-dedans.
Et quand il revient:
—Vous n'avez rien vu, nous dit-il, de ne pas voir la mime Aïssa en mal d'éphèbe: un joli blond, ma foi!
—L'union des concurrences.
—Mon cher, avec cette virilité et cet aspect marocain qui la font un peu déplacée en son sexe, elle a pris le gosse sur ses genoux: ce pauvre petit en faisait une figure toute décontenancée. Pensez donc, des baisers sans épines!
—Comment l'appelle-t-on, celui-là, savez-vous?
—J'en ignore: on pourrait demander le Tout-Sodome.
—Oh! regardez-moi ce fripon-là.
Un cupidon cinquantenaire, au déguisement souffreteux, passe devant nous; et son cotillon laisse apercevoir qu'il est très cagneux. On dirait un cordonnier triste, un cordonnier sans canari dans son échoppe, ni giroflée à sa fenêtre. Deux petites ailes cotonneuses palpitent tristement à son dos, comme de dégoût.
La bacchanale est à son comble. Des voix singulières, aiguisées pour ainsi dire, crient dans la fumée; les gestes qu'on y distingue ont je ne sais quoi de jamais vu, et comme un sens nouveau.
L'orchestre maintenant attaque une suite d'airs religieux, noëls et cantiques; sur quoi tout un quadrille s'organise, morne et monstrueux; et, tandis qu'en proie à je ne sais quelle épilepsie se désossent tous ces chicards de mauvais rêve, d'autres couples cherchent le mystère propice, se parlent de près, dans l'ombre.
La chaleur, l'ennui, un peu de répugnance nous font taire; et, inopinément, dans le silence, Nane déclare avec simplicité:
—C'est très joli.
—La musique aussi, n'est-ce pas?
—Tiens, c'est vrai, dit-elle, et chantonne:
C'est le mois de ...ie,
C'est le mois le plus beau.
—Ça ne vous écoeure pas de voir ce que ces gens font avec des choses qui vous faisaient battre le coeur autrefois. Que vous deviez être aimable, Nane, à l'ombre parfumée d'une église, et toute recueillie en vous, comme un bouton de tubéreuse.
Mais quelle flatterie saurait percer la croûte de son scepticisme?
—Je trouve, répond-elle, que tout ça sert aussi bien à faire danser.
—...
—Et puis, vous m'ennuyez avec vos superstitions!
Elle hausse les épaules, et s'incline en avant de la balustrade.
Je me penche aussi pour découvrir sur son beau visage les grimaces de la contrariété; mais, au même instant, je la vois changer de couleur: ses yeux se fixent épouvantés sur un couple qui est en contre-bas de nous et qui, peu soucieux sans doute ou ignorant de notre présence, s'abandonne au plaisir de la conversation.
C'est d'abord une espèce de géant qui rit d'un accent germanique sous sa «tête», tandis qu'il étudie, de ses mains énormes et laiteuses, un masque d'apparence plus aimable, une soubrette, qui, ayant quitté son domino, le porte roulé sur un bras et demeure là en ce galant déshabillé d'estampe. Elle a gardé du fil de fer sur la figure, mais ses épaules sont nues, blanches au demeurant et ornées d'un large collier d'or vert, de perles, d'opales.
C'est ce collier que Nane contemple avec une attention passionnée. Enfin, elle s'exclame tout haut; la soubrette, ayant levé les yeux, nous aperçoit, quitte aussitôt son antagoniste et s'esquive parmi la cohue.
—Saleté! siffle Nane., et, prenant mon bras: Venez, me dit-elle, il nous faut l'attraper.
Dire que l'enthousiasme m'attache ses ailes aux pieds serait une exagération. Je suis, pourtant, sans tout à fait comprendre l'aventure, ni les raisons que peut avoir mon amie de haïr cette jeune personne en jupon à raies, dont l'aimable tortuosité trahissait tout à l'heure un sexe désormais presque inattendu en ces lieux. Nane cependant se tait, et suit sa piste.
Mais des gens, sans cesse, nous coupent. Une Milanaise, dont la robe de velours olive, fendue sur le côté, laisse apercevoir que le personnage est en maillot, s'incline révérencieusement devant Nane, et d'une criarde voix:
—Venez voir, tous, clame-t-elle, venez donc voir Madame!
Puis c'est un Arlequin d'une obscénité inattendue, dont le costume collant et versicolore laisse, ça et là, par quelques losanges vides, apparaître un peu de chair. Il brandit vers nous une batte qui a l'air d'un symbole ithiphallique, ou d'une palette à croupiers.
Nous passons. Voici Valenciennes encore et sa queue de provinciaux. Depuis plus d'une heure, sans savoir pourquoi, ils la suivent, comme ils suivraient toute autre chose, propre ou sale, pourvu qu'elle soit notoire.
Mais Nane aperçoit derrière une colonne la soubrette en train de remettre son domino. Elle y court; l'autre s'échappe encore: moi continuant à suivre, et, mon Dieu, que je dois avoir l'air sot!
Enfin un groupe retient la fugitive; et Nane bondissante atteint sa proie. Elle ne dit toujours rien, mais cherche à lui enlever son masque: l'autre lutte, se détourne, et Nane, s'en prenant soudain au collier, l'arrache à force. Il cède, se brise, des pierreries roulent à terre, et, tandis que des obligeants s'occupent à les ramasser, la soubrette de nouveau a disparu.
Voici, retrouvés, les fragments du bijou, tous ou à peu près. Nane s'en empare:
—Le collier est à moi, dit-elle d'un ton rageur, le monsieur pareillement; mais lui, on peut le garder.
C'était donc un homme aussi, la soubrette! J'interroge Nane, que j'ai fait asseoir dans un coin, et qui pleure.
—Bien sûr que c'en est un, gémit-elle: c'est d'Elche. Vous savez bien qu'il m'avait emprunté de l'argent?
—Comment diantre voulez-vous que je sache ces choses-là?
—Enfin, il l'a fait. Et puis dernièrement, comme je n'en avais plus, il m'a pris des bijoux; je ne voulais pas d'abord; mais il m'a forcée.
—Comment forcée?
—Oui, enfin. Il a—il a insisté. Ensuite, il ne m'a pas rendu les reconnaissances. Et ce soir, je le vois portant mon collier—et, avec un homme. Mais c'est bien fini—je le jure.
Et Nane pleure toujours.
—Enfin, vous l'aimez encore, ce poisson-là?
—Moi! je ne peux pas le souffrir, vous savez bien.
—Ce n'est pas, je suppose, l'estime, ni l'admiration qui vous retiennent dans ses bras?
—Dans ses bras! Et Nane, haussant les épaules, rit avec mépris parmi ses larmes. Comme s'il y avait quelque chose à y faire! (Seigneur! Seigneur! que je suis malheureuse.)
—Pourquoi ne pas le faire pincer? D'après ce que vous me dites, en disant un mot aux inspecteurs.
—Non, non, s'écrie-t-elle d'une ardeur soudaine. Je ne veux pas qu'on lui fasse du mal. (Seigneur!)
Un silence désobligeant tombe sur nous, et dure. Malgré le brouhaha, j'entends que Nane soupire, de toute son enfantine douleur.
—Mais enfin, Nane, si vous ne l'aimez pas, ce d'Elche, ni ne l'estimez, et qu'il ne soit d'aucun usage, pourquoi le gardez-vous?
Nane interrompt ses pleurs, et réfléchit derrière la grille de ses cils:
—Je ne sais pas, dit-elle.
Cependant un petit cercle s'est formé, qui nous entoure. La Milanaise a repris son aigre boniment:
—C'est une femme, crie-t-elle, une vraie femme.
L'Arlequin aux losanges de peau est là aussi, appuyé contre une colonne. On dirait qu'il est ivre; et tandis que le rouge de ses joues, en fondant, découvre une peau bleuâtre, de sa batte il agite l'air épais, avec mélancolie.
XI
Les charités de Nane
I
Primavérile de Ver
«Caritas habenda est ad orrmes.»
(Im. Christ. I, 3.)Quant aux Oeuvres, mieux vaut ne s'en
mêler point du tout que d'y porter des soucis de
parti, ou de secte. Si entêté que vous soyez
de votre dieu, l'en croirez-vous mieux établi,
de l'avoir fait confesser pour une pièce d'or,
comme don Juan?
Quelle chose fut jamais plus changeante qu'un matin d'avril, si ce n'est mon amie? Les pitres eux-mêmes, au visage mobile, sauraient-ils figurer ses caprices? Car Nane, comme une eau sinueuse, que le vent froid du matin éveille et fait frémir au pied des saules, ce n'était que frisson, imprévus détours, secrète pente.
Mais c'est envers ses amies surtout qu'on la vit se piquer d'inconstance. Cette Noctiluce, par exemple, à qui elle parut se fixer un instant, ne fit, comme les autres, que traverser sa vie. Étrangère, d'ailleurs, et nul ne sachant rien de son passé, elle disparut soudain sans rien laisser derrière elle que le sillage inquiétant de son souvenir. C'est ainsi qu'en été, au crépuscule, un large papillon, fait d'ouate noire, entre par la fenêtre avec l'odeur des herbes et des arbres, palpite autour des lampes, un instant, et de nouveau se perd dans la nuit.
Puis vint Primavérile de Ver, petite et charmante personne, aussi printanière que ses noms, et qui aime à se vêtir, comme un tabouret Louis XVI, de rayures et de fleurs. C'était, de les voir toutes deux ensemble, maints délicats tableaux: on aurait juré qu'elles s'aimaient vraiment. Cela n'allait pas même sans un peu de jalousie, et j'eus d'abord à en souffrir du côté de Primavérile. Elle laissa percer plus d'une fois le déplaisir que lui causait ma présence entre elles; et jusqu'à me traiter de «fourneau», ce qui n'avait aucun sens, comme je lui en fis la remarque.
Il est vrai de dire qu'elle se montrait tout autre aussitôt que Nane avait le dos tourné. L'impertinence était alors remplacée par les plus séduisantes agaceries, des airs mutins, une main sur mon épaule, et le spectacle multiple de ses jambes au milieu de ses jupes; spectacle, en vérité, bien propre à émouvoir un honnête homme.
Cela vint au point que je souhaitais les absences de Nane, pour étudier sa petite amie mieux à fond. Je ne suis pas de bois, à parler franc, mais enclin au contraire à embrasser les formes plaisantes: celles de Primavérile l'étaient. Il ne faut donc point s'étonner si je me trouvai un jour riche de ses promesses les plus formelles, et d'un rendez-vous pour le lendemain au Plutus, «où on ne connaît personne.»
* * * * *
Mais à les voir, comme j'avais fait la veille encore dans la chambre de mon amie, après un essayage (me dit-on), qui en aurait cru aucune capable de trahir l'autre? C'était le plus délicieux abandon. Nane, en chemise longue et dans un grand fauteuil, faisait sauter sur ses genoux une Primavérile à peine mieux vêtue qu'elle, si ce n'eût été une culotte de satin paille et des chaussettes cachou, qui lui donnaient l'air d'un petit garçon. Elle avait aussi des rubans aurore à ses genoux, et, cependant, de sa voix en fer de lance, criait:
A Paris,
A Paris,
Sur un petit cheval gris.
C'est ainsi que le lendemain je me trouvai, un peu avant dîner, au Plutus. Il y faisait bon, —il y faisait meilleur de toute la bourrasque qu'on entendait meurtrir aux carreaux ses ailes humides; de tout le froid qu'on devinait sur le boulevard. Du reste, j'y avais tout de suite été reconnu par un monsieur âgé. Puis Alcide de Cintra entra, me tendit la molle charcuterie de ses doigts, déposa pareille offrande dans la main du vieux raseur, et, je ne sais pourquoi, s'assit à mon côté.
—Il fait bon, ici, dit Cintra.
—Et il y a du linge.
—C'est vrai; c'est comme dans le distique.
—Quel distique? interrogea poliment le macrobe.
—Vous ne savez que ça; ce qu'on lit l'été, sur les devantures:
Vu l'élévation de la température,
Aujourd'hui la volaille est à l'intérieur.
Il fait très bien dans le décor, Cintra, au milieu des stucs magnifiques. Parmi tous ces gens de théâtre, dont il est, avec ses yeux agiles et fins, sa barbe à huit reflets, ses oreilles si rouges qu'elles en ont un air fraîchement tiré, c'est encore une figure bien parisienne, Cintra: je l'aime beaucoup.
—Mais, me dit-il, en quel honneur vous voit-on ici? Vous avez cet aspect qu'on prend malgré soi, lorsqu'on attend une autre dame que celles qui sont là. Est-ce que vous auriez fait un béguin, par hasard?
Et se passant sur les lèvres une langue qui est comme un rond de betterave, il ajoute: C'est d'ailleurs la chose la plus agréable...
Il dit cela d'un ton suprême, qui m'agace un peu. C'est vrai, après tout, que je suis au Plutus pour attendre une dame à qui j'ai inspiré (pourquoi m'en défendrais-je?) un tendre caprice. Et c'est vrai que les questions de Cintra, comme sa compagnie, m'agacent. Pour couper court:
—Vous qui connaissez tout le monde, lui dis-je, qui est-ce donc, tout près de nous, cette petite femme—qui a gardé ses peaux de bête—et il y a deux dos de Messieurs—dont un en raglan—qui lui font vis-à-vis?
—C'est Mary Merrycourt, une Arlésienne: vous ne la connaissez pas?
—Si, si, mais je n'en voyais qu'un triangle de joue.
J'appuie un peu à droite. Mary, qui m'aperçoit, cligne un sourire, à quoi je réponds par une des meilleures grimaces de mon répertoire, qui est vaste, et va de Léonard à Hoksaï. Tout de suite, elle baisse le bout rose de son nez, mais, au bout d'un moment, regarde encore: autre grimace, du genre tragique, cette fois. Mary est hypnotisée, a envie de rire, et ne peut se tenir de regarder mes jeux de visage, que j'accentue, en les variant. Et soudain, ça y est: elle pouffe dans son verre. Les deux messieurs se retournent; mais moi, j'ai déjà revêtu l'olympienne physionomie de feu Wolfgang; et je critique le plafond.
Cintra ne m'écoute pas: il achève une petite histoire aussi personnelle que possible.
—... Il faut vous dire que, de ce temps-là, j'étais fauché comme un tennis...
—Ce n'est pas, insinue l'autre, le tennis que l'on fauche.
—Oui, oui, je sais, c'est le lawn. Toujours est-il que j'étais enchanté de mon aventure: «Un petit souper tout simple» elle avait dit, et, là-dessus, désigné à son cocher un restaurant fort connu que je ne connaissais encore que de nom. Traversée brillante, chuchotements sur le passage, attention générale, escalier, etc.; petit salon simple mais très cossu; je remarquais aussi qu'elle commandait beaucoup de choses. Nous soupons donc, et, tout fini, on apporte la note, que j'attendais sereinement avec la somme que j'ai dite, cinq ou six louis. Il y en avait pour trois cents francs, Monsieur: un vol manifeste. Je commence par crier, par donner ma parole que je ne paierai pas...
—Vous pouviez toujours leur donner ça, comme à compte...
—Et la klebbe, pendant ce temps, qui me regardait avec ses airs de Diane au mépris; je l'aurais saignée. Il fallut tout de même la prendre dans un coin, lui expliquer. Ah! ce rire qu'elle eut; je l'entends encore: c'est des choses qui vous durcissent le coeur, pour le reste de la vie.
Quand même, elle me consola: «Je n'ai pas ma bourse, me dit-elle; mais le gérant me connaît, tu parles. On va lui faire le boniment.» Là-dessus, monte le gérant, qu'elle prend à part; un gros, c'était, qui est mort depuis dans les tours Notre-Dame, d'une frayeur qu'il a eue, il paraît. Et je le voyais faire des grands bras d'assentiment. Alors on est venu enlever l'addition. Pendant ce temps, ma douce amie était à causer et rire avec la femme du vestiaire. Puis on rapporta les vêtements, et nous nous séparâmes, moi un peu fraîche, elle voulant me retenir. Mais j'allai me coucher; j'en avais ma claque, des tragédiennes. Et voilà qu'en ôtant mon pardessus, je déniche trois billets de cent francs, qu'elle y avait mis. Ah! je vous promets que je n'ai fait qu'un bond jusque chez elle!
—Vous étiez furieux?
—Pensez donc, d'avoir été si gourde avec une femme comme ça; une femme de coeur, monsieur. Le plus drôle, c'est qu'elle m'attendait.
—C'est tout ce qu'il y a à faire, après l'amorçage.
Le vieux monsieur, qui est peut-être pêcheur, n'a pas l'air de l'avoir dit méchamment, et le conteur clôture par ces mots:
—Pas une fois, d'ailleurs, nous n'avons reparlé de ça ensemble.
—Mais, la note?
—Je n'ai pas besoin de vous dire que je l'ai payée, ou plutôt fait payer par un homme d'affaires; on a même fait une réduction. Car, dans les grands restaurants, c'est toujours meilleur marché de faire attendre.
Tout cela étant plus riant, au fond, pour Cintra que pour moi, je me remets à faire des grimaces à Mary Merrycourt, qui prend un air furieux, et change de place avec un de ses cavaliers. Je ne puis pourtant pas continuer ma mimique avec le Monsieur. Alors je retombe à la conversation: ce n'est plus Cintra qui parle, maintenant; mais son compagnon n'est guère plus drôle, et raconte des aventures de jeunesse.
A la longue, et le récit en paraissant devoir renaître sans cesse de ses cendres:
—Pardon, lui dis-je, si je vous coupe, comme disait Samson au poète André de Chénier, mais il me semble que tout cela, pour si flatteur qu'il vous paraisse et qu'il vous soit, n'a rapport que d'assez loin à cette espèce de passion canaille dénommée béguin, dont vous vous êtes longuement entretenus et que pour ma part...
—Là, là, dit Cintra, reposez-vous.
—Tenez, je puis vous fournir un exemple plus authentique, de béguin; et ce n'est pas à l'orateur, cette fois-ci, que c'est arrivé, mais à un Belge du Congo, que vous avez peut-être rencontré à Léopoldville, ou au Bois—qu'on appelait: Romuald... Romuald A'Benissen van Thulda.
Les deux hommes hochent la tête.
—Ah! on l'appelait comme ça, fait Cintra. Et est-ce qu'il venait?
—Parfaitement. Donc, il avait cueilli, dans je ne sais quel Moulin, une fille quelconque, assez jolie, qui s'obstina longtemps à le prendre pour un marchand de savon, et qui en était folle. A ce point qu'un beau jour, munie d'une de ses cartes de visite, elle alla se faire tatouer au blanc de la cuisse ces paroles mémorables, que timbre un coeur transpercé d'un couteau: «J'aime (j'aimerai toujours) Romuald A'Benissen van Thulda, représentant de l'État libre du Congo, 279, rue de Villersexel»...
—... Ci-devant rue de Mailly, continua le vieillard: il y avait là jadis un parc délicieux.
—... Mais mon Belge, excédé d'avoir ce témoignage sans cesse devant les yeux...
—Oh! sans cesse...
—Enfin, quelquefois. Mon Belge, donc, repartit pour son Congo; et maintenant la môme gagne tout ce qu'elle veut avec les étrangers. Elle est en passe (si j'ose dire) de devenir inscription historique; et je crois qu'elle a un traité avec Cook.
—Mais, toujours à propos de béguin, demande Cintra ironique, et le vôtre? Vous allez en être réduit, tout à l'heure...
A ce moment, la porte s'ouvre.
—Quand on parle de la louve..., lui dis-je. Et la petite Primavérile s'en vient à nous, capricante, menue, les yeux luisants comme deux gouttes de café. Elle s'assied tout contre moi: sa robe, exacte aux hanches, me défend mal contre le toucher d'une chair étroite et dure.
—Je ne veux pas, me dit-elle à l'oreille, dîner avec ces mufles-là... Vous tout seul...
—Dans un fauteuil?
II
Le bon chien Cocktail.
«Vix invenires fabulam quae istam insulsitate
superest.»
(J. DE LAUNOY. Op.)Il est certain que ce chapitre-ci ne présente
pas un grand intérêt.
Nane n'a eu aucun soupçon de ma fugue avec Primavérile de Ver. Et moi, j'en ai gardé le meilleur souvenir. Outre qu'elle se montra à la suite d'ébats divers, d'un désintéressement difficile à vaincre. Et ces choses-là, dirait Cintra, vous vont au coeur.
Quant à Nane, la voici abusée d'une tendresse nouvelle. C'est un toutou, cette fois, où son coeur s'intéresse, un mauvais toutou de gouttières, qu'elle a ramassé rue Dauphine, venant de se faire écraser la patte par un camion—et qui hurlait son âme. Il était hirsute, d'ailleurs, crotté, et, sauf qu'il n'avait pas de collier, on l'aurait pris pour un socialiste de gouvernement.
Grâce aux avis de son docteur et deux vétérinaires, elle a réussi à retarder quinze jours la guérison de cette pauvre bête. Aujourd'hui, qu'il est enfin sur ses pattes, le voilà tout à coup familier, gourmand, cela va sans dire, mais goulu, encore, jusqu'à ronger les descentes de lit; et qui répond au nom de Cocktail comme si c'était celui même de ses pères, de ses nombreux pères.
—Il est vilain, Nane, votre cabot; mais il paraît racheter cela par sa bêtise.
—Bête, Cocktail! Vous ne comprenez rien aux bêtes, mon cher. C'est à croire que vous n'avez jamais eu de coeur. Et si vous saviez, quelles dispositions il a pour sauter! Cocktail ici!
Et elle prend une canne. Cocktail, dévoré d'inquiétudes à la vue d'un bâton, se réfugie derrière les rideaux de la fenêtre.
—Cocktail, ici, Cocktail! Stoupide bête! Cocktail ne bouge, mais, comme Nane finit par lui donner des coups de canne, il cherche un havre entre mes jambes.
—Comme c'est ingrat, dit-elle, les chiens: on dirait des hommes. En voilà un que j'ai soigné, embrassé, pendant un mois; que j'ai fait tondre, laver, pomponner. Et pour quelques malheureux coups de canne, ça fait la tête.
Nane paraît près de tomber dans une affreuse mélancolie—quand on vient lui annoncer sa soeur.
—Ne bougez pas, me dit-elle, je vais la recevoir dans ma chambre, et l'expédier tout de suite.
Nane ayant, à son ordinaire, laissé la porte ouverte, et la causerie des deux soeurs bientôt monté de ton, je distingue tout ce qui se dit, à travers la portière.
—Je t'ai déjà écrit, fait Nane, que je ne pouvais rien faire. Je n'ai pas le sou et maman me coûte déjà assez cher comme ça.
—Ecoute-moi, Anaïs, je ne t'ai pas tout dit dans ma lettre; j'ai deux des enfants malades, l'un à la maison qui me mange de médicaments; et l'autre, c'est le dernier, mon petit Alfred. La nourrice m'écrit que je suis trop en retard, et que, si je ne lui envoie pas d'argent, elle va me le rapporter, en pleine rougeole: il mourrait sur la route.
—Tu comprends bien, que tout ça c'est du battage, une nourrice aime trop son nourrisson, en général, pour le faire mourir. Tout le monde sait ça. Et puis, tes enfants, après tout... tu n'as même pas voulu que je sois marraine.
—Mais, Anaïs, je t'ai expliqué..., ma belle-mère... mon mari...
—Ah! et qu'est-ce qu'y devient, ton mari, l'homme fort, le père de tes enfants? Sais-tu une chose: tu devrais me l'envoyer; nous arrangerions peut-être quelque chose ensemble. Je devine, au timbre de sa voix, que Nane sourit.
—Mais, 'Anaïs, crie encore la malheureuse, tu sais bien qu'il ne voudra jamais. S'il savait seulement que je suis venue, il serait capable de me battre.
—Que je le tienne seulement une heure; j'en ai maté d'autres, va! D'ailleurs, si vous êtes assez riches pour vous payer de la fierté! On reste chez soi, alors. Je ne vous emprunte pas d'argent, moi.
—Et à cette époque où tu étais si en dèche? Est-ce que je ne t'apportais pas un louis, comme tu dis, par semaine? Et Dieu sait si ça m'était commode.
—Je te les ai rendus, pas? Je voudrais bien que tu fasses de même. Sais-tu combien tu me dois? J'ai regardé hier, quand je t'ai écrit: 760 francs. Ça me paraît assez comme ça; vous finiriez par me prendre pour Madame le Bon. De l'argent, de l'argent, c'est facile à dire. Tâche d'en gagner toi-même, que diable. Fais comme moi, travaille!
—Mais, 'Anaïs! Tu ne veux pourtant pas que je me mette comme ça, tout de suite... je suis honnête, après tout.
—Oui, une honnête femme, qui a fait Pâques avant Carême.
—Puisque nous devions nous marier.
—Moi, je trouverais ça plus dégoûtant encore, de marcher avec quelqu'un, si je devais être sa femme. Et puis, quoi, cherche autre chose, alors. Grouille-toi. Mais ne compte pas sur moi, j'ai assez de charges, Dieu merci! Tu ne te figures pas que je vais te prendre comme seconde femme de chambre?
Ici Cocktail, en pénétrant dans la chambre à coucher, avertit ces deux Atrides que la porte est restée ouverte; on la ferme, et je n'entends plus rien.
Au bout de quelques minutes, Nane me rejoint:
—Elle a été dure à décramponner.
—Oui—j'ai entendu d'ailleurs la moitié de votre dialogue, et il me semble que c'est vous qui avez été dure. Donnez-moi au moins son adresse, je lui enverrai quelque chose de votre part.
—Ce n'est pas la peine, j'ai fini par lui donner cent sous (et Nane rit). Il fallait voir sa tête; mais elle les a pris tout de même. Si vous saviez ce que ça rend vil, d'être mère! Pour ses enfants, elle ramasserait de l'argent avec sa bouche—dans la boue.
—Comme vous dites, Nane. Mais ne pensez-vous pas qu'il aurait autant valu être charitable pour votre soeur, que pour le chien Cocktail.
—Parce que c'est ma soeur? Mais, justement, il me semble que la charité qu'on fait par devoir, ce n'est plus de la charité.
Et Nane paraît comme frappée elle-même par la contondance de son argument.
—Moi, je crois, sans tant de profondeur, que pour vous être défendue aussi bien, il faut que vous teniez à votre galette.
—Je tiens à ma galette, moi!
Le reproche parait l'émouvoir. D'un port indigné, elle marche à son bonheur-du-jour, l'ouvre et me tend un papier où je puis lire:
Reçu de mademoiselle Hannaïs Danois, la somme de *** cents francs, pour avoir un béguin pour l'ami de Mme Nane.
Signé: PRIMAVÉRILE DE VER.
Je demeure un peu chose sur le moment, et Nane, de son ongle dur et bombé me touchant l'épaule:
—Je vous donnerai, dit-elle, l'adresse de ma soeur, décidément: vous pourrez lui envoyer un peu de cet argent-là. Et ne dites plus que je ne suis pas charitable, de vous avoir offert cette petite.
Elle ajoute même, pour corroborer sa sentence de tout à l'heure:
—La vraie charité est celle que l'on fait au gré de son coeur.
III
L'Hospitalité écossaise ou l'Électricien
«Voces mcretricibus conveulentes ingerit,
quas fortasse didicit a matre sua.»(J. WESTPHALUS adv. Calvinum.)
Elle se ressent de ses origines, et fait parfois
usage d'un langage hardi.
Qui ne connaît la maison de couture Furstendolch, où l'on inventa (quand la loi permit aux ouvrières de s'asseoir) le tabouret en pin des Landes, où les jupes s'enrésinent? Qui n'a admiré cette façade modern-style, que des fleurs tachent d'azur, tour à tour, ou de sang; et c'est une gloire de plus, dans ces parages glorieux de la colonne, que la maison Furstendolch. A passer devant tant de géraniums ou d'hortensias, on goûte une joie saine; on respire la campagne, l'honnêteté: on se sent meilleur.
Au temps qu'elle y occupait un emploi, la soeur de Nane, Mlle Clotilde Garbut, dit Clo-Clo, fit, honnête encore, la connaissance de M. Evenor Lemploy, contremaître ès-arts mécaniques.
Pour être plus précis, Lemploy appartenait à l'espèce dangereuse des électriciens, vêtus de bleu. Il était de ces anonymes qui envahissent les maisons par équipes, pour y clouer, le jour durant, des fils de fer contre les murailles éventrées, et qui organisent à coups de marteau des catastrophes complexes. Et puis, ils s'en vont d'un coeur léger, laissant derrière eux l'insomnie et la migraine.
Lui, Lemploy, était pareil à ses collègues. C'était un pauvre cerveau sans images, à qui le temps apparaissait comme une progression arithmétique pas très longue, l'espace comme un polygone irrégulier; car il ne pensait communément que sur deux dimensions. Mais les solutions des manuels lui tenaient lieu de raisonnement.
Tel quel, il aima Clo-Clo, l'engrossa, l'épousa.
Il n'y aurait pas eu grand mal s'il s'en était tenu à ce trio de sottises, et il pouvait à son usine gagner assez largement la vie de trois à quatre personnes. Clotilde, de son côté, n'était pas incapable d'aider au pot-au-feu, avec son aiguille. Par malheur, la manie de faire des enfants est une des moins guérissables qu'il y ait au monde. On a vu des épouses chrétiennes faire douze petits de suite; d'autres en mettre au monde jusqu'à trois à la fois, et tous les trois, horrible détail,—viables. Les ménages ouvriers surtout sont incorrigibles: couples naïfs, insoucieux d'une porcelaine où entendre clapoter Malthus.
Les Lemploy eurent donc un second lardon, puis une môme et un mioche, suivis d'un moutard. Aucun d'eux ne mourait, et ils mangeaient tous comme des enfants de pauvres. Au cinquième, Clo-Clo tomba malade, ne put pas nourrir. Cela fit des frais, et d'autant moins opportuns que le père avait pris de mauvaises habitudes.
C'était un assez beau gas, cet électricien; de ceux que les femmes du peuple jugent «costaux». Il avait les épaules larges, une moustache qui reluisait de cosmétique, la main grande, douce et velue. Brutal de son naturel, comme sont d'ordinaire les hommes caressants, il la levait souvent cette main, mais au grand dam surtout de ses amoureuses; car d'ailleurs il n'aimait pas beaucoup à taper sur sa propre famille.
D'amoureuses il ne manquait point, ayant trompé sa femme aussitôt qu'elle le fut devenue. C'est ce qui, peu à peu, le dérangeait, le rendait irrégulier à l'usine; beaucoup plus que de boire, où il était enclin aussi, mais ne se hasardait qu'avec prudence. Non que ce fussent des liaisons coûteuses; et elles auraient pu devenir tout l'opposé, s'il l'avait voulu. Mais, au fond, ce contremaître était un honnête homme, encore qu'il manquât de culture et de philosophie. Aussi bien était-il libre penseur; ce qui, peut-être dispense beaucoup de penser.
On ne sait pas très précisément si Mme Lemploy était avertie de son malheur: il y a peu d'apparence. Lemploy courait surtout les bonnes, les concierges, les cuisinières, dont son état le rapprochait. Un homme qui pose des fils de fer sur un mur, qui peut mettre le feu à la maison ou foudroyer les gens, c'est une espèce de Prométhée pour des âmes vierges. En cas que le vautour du désir ne dévorât trop profondément le porteur de flamme, ces Océanides le consolaient d'ordinaire sans le trop différer; et l'escalier de service où il passait inaperçu, le menait, par un degré commode, vers ces déesses subalternes: consolatrices aux bras forts, au lit qui craque, au large coeur.
Clo-Clo ne les connaissait pas. Tout cela se passait loin de son quartier; et les femmes de sa classe, toujours occupées, n'ont point le temps de se bâtir des malheurs en Espagne, ni d'imaginer des rivales dans l'inconnu. Si elles sont jalouses, mal dont elles ont leur part, c'est d'une voisine ou d'une parente; de la personne qui les touche de près. La plupart le deviennent de leurs filles, et non point toujours sans raison. Mais la fille de Clo-Clo était bien jeune encore; et puis l'électricien, placé, par un métier mal défini, à mi-côte entre le «sublime» d'atelier et M. Joseph Prudhomme, était une façon de demi-bourgeois: Evenor avait des préjugés.
Il en nourrissait contre Nane, sa belle-soeur, que lui avaient fournis les romans-feuilletons, ces moules-à-gaufre de la conscience populaire. La Bacchanal d'Eugène Sue et sa soeur touchante, la Mayeux, qui trime, tandis que l'autre mène une fête Louis-Philippe à dégoûter des vices les plus beaux, ont enfanté une famille nombreuse, redoutable, où le peuple croit reconnaître ses filles, et se réjouit de voir maudire leur déshonneur en mauvais français. C'est là aussi que Lemploy avait puisé cette opinion que le métier de courtisane est mal compatible avec la décence ou la vertu, alors qu'il ne l'est pas même avec l'amour.
Tout cela fait qu'il portait peu de sympathie à Mlle Dunois, ne voulait pas la voir, ni que sa femme la vît; et souffrait dans son coeur qu'une aussi fâcheuse tare souillât le nom des Garbut, et des Lemploy par éclaboussure: deux noms irréprochables, assurait-il; et c'est vrai que l'Histoire ne leur reprochait rien. La Tare, de son côté, ne l'aimait guère, encore qu'elle le jugeât bel homme. Surtout elle ne pouvait souffrir Clo-Clo, que leur mère, Mme Garbut, avait chérie trop longtemps à son désavantage.
—Pourquoi est-elle toujours enceinte? disait-elle un soir à un de ses amis. C'est répugnant.
—Il en faut comme ça, Nane: la Tunisie manque de bras français.
—Ben, s'il n'y a que moi? Remarquez que ça n'est pas gratis pro Deo, les enfants. Alors, pourquoi passe-t-elle son temps à se faire engrosser; et puis après pour crever de mouïse—si on la croyait...
—Ne vous fâchez pas.
—Et caressant à l'oeil, avec ça. J'en voyais une, l'autre soir, qui prenait le Métro. On aurait dit qu'elle portait un panier à bouteilles sous sa jupe. Non, mais très peu pour moi, je vous prie, de ventre.
Et Nane, constate avec orgueil, dans la psyché, que le sien est presque concave, ainsi que la mode exige. Elle ressemble un peu, ainsi, aux léopards des Plantagenets.
—Tout de même, continue cette bête héraldique, j'ai fini par leur avoir le meilleur, aux époux Lemploy. Clo-Clo m'annonce que mon beau-frère accepte de venir dîner avec moi, ce soir. Quel honneur! Et ce qu'ils en font des magnes pour taper les gens! Tenez, goûtez-moi ça: c'est tout frais.
Elle me tend une lettre à l'encre pâle, où l'on peut lire:
«Ma chère soeur,
«Ça n'a pas été tout seul de décider Evenor; et il a commencé par faire du fouan. Et puis, come il est bon coeur dans le fond, il a dit: «Non! je suis père de famille. Mon devoir «c'est ma honte. C'est moi qui vous ai mis «dans la purée: j'irai rompre le pain de ta «soeur.» Il faut te dire que, s'il est sans place, c'est que, come un fait exprès, il était absent, pour une certaine raison, le jour où les patrons infâmes, sous le prétexte que les frais leur mangeait de l'argent, ont flanqué leur sac à deux des contremaîtres. Evenor a beau être aimé de tout le monde, come il était absent sans avertir, il a écopé. Je ne conte plus que sur toi dans nos malheurs, ma chère Hanaïs. Sois bonne et généreuse pour lui: avec le temps, il t'aimera; et renvoie le vite après le café. Je t'embrasse comme je t'aime.
«CLOTILDE.
«P.S.—Le petit Alfred va mieux. Mais la nourrisse réclame toujours son dû.»
Comment trouvez-vous le chiffon? reprend-elle. On dirait une portière de théâtre.
—Moi, je la trouve très gentille. Voyez, elle s'est reprise pour ajouter un H à Hanaïs.
Mais Nane rit, avec cette voix sifflante et cette bouche de reptile qu'elle a contre les gens qu'elle hait. Joli reptile, au demeurant. Et l'ami songe que si le comte Julien de la légende mourut pour avoir couché avec des serpents, c'est qu'ils étaient trop. Un seul, il l'a su naguère, cela n'est pas sans douceur. Il rêve à la Nane des jours passés, aux noeuds de sa fougue lascive, à sa gorge blanche, à ses blanches jambes—aux neiges d'antan.
Qu'elle est loin, aujourd'hui—et si près, dressée, comme un bel écran, devant le grand feu du cabinet de toilette. A travers le linon et la mousseuse mousseline, les courbes de sa chair sont trahies et dorées par la flamme:
—Vous êtes jolie, comme ça, Nane: on dirait une pêche Bourdaloue.
—Oui, il faut bien se mettre en frais pour sa famille. Vous permettez que je continue. Avec vous, je ne me gêne pas.
—Hélas!
—Et puis, je voudrais lui faire comprendre, à cet homme de science appliquée, qu'il y a d'autres femmes que son épouse—pas pareilles. Oh! en tout bien, tout honneur, vous savez.
—Et quand même, Nane! Ça ne sortirait pas de la famille. Mais lui donne-t-on un bon dîner, au moins?
—Il y a des machines avec du poivre frais; d'autres, au safran...
—Vous croyez encore aux épices.
—Et puis du champagne tout autour: ils adorent ça. Chez moi, quand j'étais gosse, on en parlait comme du sang de Jésus. Et la première fois qu'on m'en a fait boire, dans une flûte—quand j'ai fermé les yeux pour sucer la mousse, elle est descendue tout le long, le long de ma gorge, avec un picotement. Il me semblait que j'avais un cou qui n'en finissait pas, un cou de cygne. Et il me semblait aussi que l'amour, ça devait être quelque chose dans ce genre: la tête qui tourne, un plaisir léger, tout près de faire mal.
—Et ça n'est pas ça?
—Ah! vous pouvez en faire courir le bruit. Le Champagne aussi, ça n'est plus le même. On a beau fermer les yeux, on voit toujours l'étiquette: Duc d'Autrechose, Goût Américain, etc. Et la peluche de canapé. Ah!...
—Moi, la première fois que j'ai donné un baiser à une femme, c'était sous un noyer, où nous avions été rabattus par une de ces averses de printemps...
—Quelle idée de ne pas choisir l'automne: un beau matin d'automne à la campagne, quand l'eau du puits, dans le tub, sent la feuille morte, et que le ciel, derrière les carreaux, change toutes les dix minutes de couleur d'yeux.
—Alors la petite me dit...
—Écoutez, mon vieux, interrompt Nane, vous ne comptez pas me conter toutes vos amours, depuis le premier; et avec le décor encore. Même sans avoir été très séduisant, on a toujours des souvenirs, à votre âge.
—Ah, Nane! Toujours indulgente aux amis..
—Qu'est-ce que vous voulez? Il y en a de si plats qu'on y met les pieds.
Mais me voici prête. Venez-vous me tenir compagnie, au petit salon, jusqu'à l'arrivée de l'homme aux plots?
L'homme aux plots ne se fit pas attendre, et, annoncé par la femme de chambre, entra d'un pas hardi: une éclatante Lavallière rose vif pavoisait son estomac. Mais on vit bientôt que toute cette braverie n'était que surface, rien qu'à la façon dont il s'assit. Car il se tenait tout raide au bord de son fauteuil, le buste droit; et, avec son complet à petits carreaux qui le grossissait, et son melon maintenu de champ sur ses genoux, il faisait songer au mot du satiriste inexorable: «C'est vilain, un ouvrier qui se repose!»
Le monsieur ami ayant pris congé tout de suite après les présentations, il ne restait plus en face d'Evenor Lemploy que cet objet chétif et redoutable, Nane, pareille encore au léopard, dans sa robe bleuâtre mouchetée d'or, et qui couvait son beau-frère des yeux, sans rien dire, toute ramassée sur son divan.
La nouvelle que madame était servie, mit un terme à cet immobile pantomime. Mais on revint au boudoir après le dîner. Le contremaître s'y était déjà sensiblement dégourdi; son esprit et ses sens parcouraient avec agilité ces deux dimensions sous lesquelles il concevait le monde extérieur, et il était heureux. On aurait pu lui écrire «Joie» dessus, comme sur les boîtes d'allumettes suédoises. Le «pousse-café» l'acheva; il devint tout à fait confortable.
—Elle est bonne, cette fine, disait-il, nom de D...
—Oui, dit Nane, mais je ne savais pas que vous fussiez protestant, Evenor. C'est une belle religion.
—Et comment! Mais s'il n'y avait qu'elle pour me nourrir. Voyez-vous, Hanaïs, pour moi, il n'y a que la science. Un trolley, par exemple, je comprends ça tout de suite, une automobile, un phonographe. Ainsi vous, vous allez au théâtre, supposons. Mais moi... moi...
—Je ne vous entends pas très bien. Voulez-vous vous mettre ici, un peu plus près?
Le contremaître adhéra, et reprit:
—Je vous disais donc qu'avec un accumulateur... Nom de D...! qu'elle est bonne, cette fine!
—Buvez à ma santé, dit-elle. On trinqua, et, se renversant sur les cousins:
—Je ne sais pas ce que j'ai; cette lumière me fatigue, dit Nane, qui commençait à avoir envie de rire, et, chose horrible, à avoir envie tout court: cet homme ivre avait sa beauté. Et, lui ayant lancé un dernier trait de ses regards, dont il resta comme physiquement frappé pendant une minute, elle rabattit sur ses prunelles d'aventurine ses paupières brunies. Mais l'homme, ayant tourné deux boutons, qui laissèrent la salle dans le demi-jour, reprit sa place un peu plus près, en disant:
—Vous voyez, ça me connaît. Tandis que le pétrole...
Evenor adhérait de plus en plus. Il sentait, à portée de sa main, palpiter la gorge de Nane, comme un oiseau qui a peur, qui sait qu'on va le prendre. Il le prit (c'était sa manière) et la conversation tourna.
* * * * *
—... Tiens, vous n'avez donc pas de jarretières.
* * * * *
—Non... pas ici... dans mon lit.
* * * * *
—Il faudra emporter la fine.
Le lendemain matin, vers dix heures, et après une solitaire nuit de larmes, Mme Lemploy, qui était venue deux fois déjà, sans succès, quérir des nouvelles de son mari, fut introduite auprès de sa soeur. Nane, qui était dans sa chambre à coucher, habillée déjà, achevait de mettre son chapeau. Par terre il y avait des vêtements d'homme, des choses à carreaux, une loque rouge. Au fond du grand lit, son bras étendu sur la couverture, Evenor dormait la bouche ouverte; et, dans sa main, il y avait des papiers bleus.
—Le v'là, dit Nane, ton époux. Même qu'il est payé de ses sueurs, comme tu vois. Et tu sais, tu peux prendre les fafiots sans remords: l'électricien ne m'a pas volée. Pas un court-circuit, ma chère!
Cependant Clo-Clo, abandonnée sur un fauteuil, avait fondu en larmes, et Lemploy, réveillé par ces sanglots, considérait tour à tour, d'un oeil atone, sa femme, Nane et les billets dans sa main. Manifestement, il avait peine à retrouver sa seconde dimension.
—Eh bien, adieu, dit Nane. Vous vous expliquerez mieux sans moi.
Et, de cette marche allongée qui donne au bas de sa jupe l'air d'une vague, elle disparut.
XII
Nane pense mourir
Qui saura jamais pourquoi Nane, au contraire de ce qu'ont accoutumé la plupart de ses pareilles, était républicaine? Comment s'était-elle défendue, parmi les cabarets les plus galants, de sucer le lait de ces opinions aristocratiques où excellent nos demi-mondaines? Fut-elle séduite par la théorie hasardeuse de l'égalité humaine, ou seulement par ce goût naturel de la licence qui a converti au Régime tant de boulevards extérieurs? Peut-être son berceau fut-il enchanté par de vieilles-barbes; et les vit-elle, toute petite, tremper leur absinthe de larmes en disant des phrases sur le joug détruit des Badingueusards, ou qui s'esclaffaient à la lecture de Boquillon?
Toujours est-il qu'en ces jours boueux il ne fallait point plaisanter Panama; malgré que ce ne fût, ainsi qu'on le lui avait expliqué, qu'une vieille histoire de chapeau.
—Vous savez, lui disait quelquefois Eliburru, que les victimes du 2 décembre vont beaucoup mieux.
Mais elle ne pouvait point rire d'objets aussi graves.
* * * * *
Au moins de sa mère, et qui au reste se vantait d'y avoir tenu la main jadis, ou le balai même, elle avait gardé une éducation religieuse longtemps inébranlable. Mais voici qu'enfin, par des gradations insensibles, Nane avait glissé à la libre pensée: devenue libertine, et pour tout dire, anticléricale; mais anticléricale à faire pleurer de joie Mme M.L. Gagneur, anticléricale comme une loge.
Il est difficile de dire quelles influences lui avaient fait adopter une attitude d'esprit, dont on peut tout au moins dire que l'élégance y a peu de part. Nane ne fréquentait guère les journalistes, et de pharmaciens point. Peut-être avait-elle rencontré quelque israélite récemment converti: cela suffirait à mettre au dégoût la religion la plus solide.
Mais Nane ne le montra nulle part autant qu'à son lit de mort.
Une maladie cruelle, rapide s'abattit soudain sur mon amie. Tout son corps en parut comme ébranlé, ses lèvres pâlirent et la fièvre, venant disputer à ses nuits les quelques restes d'un sommeil que son mal ne dévorait pas encore, ne lui laissa bientôt plus que ce qu'il fallait de raison pour se sentir mourir.
Mme Garbut, cette mère qui lui était si attachée, moins encore peut-être par les liens du sang que par ceux de la gratitude, nous attristait tous par un zèle touchant et maladroit. Tantôt elle apportait des reliques que sa fille rejetait avec horreur; tantôt elle prêchait la vertu des simples; et les princes de la science étaient importunés de ses avis.
La fièvre devint plus ardente; Nane commença de donner la nuit, quelques signes de délire. Mais, le jour, elle reprenait tout son bon sens, et causait avec nous, d'une humeur égale. Un peu amaigrie par le mal, et si pâle qu'on eût dit sa figure taillée dans le bloc d'un ivoire sans tache; plus gracieuse dans la douleur qu'elle ne l'avait paru jamais dans le plaisir même, elle me sembla devenir plus touchante, et comme l'occasion d'une tendresse.
Mais elle nous affligea de garder en ce passage fatal, l'âme incrédule qui convenait si mal à son sexe, comme à sa condition. Et l'état de la malade semblait de plus en plus désespéré. Mme Garbut se décida enfin, à lui parler de ses devoirs religieux. Elle le fit sans doute avec peu d'adresse, et c'est ainsi que Nane apprit qu'elle était perdue. J'arrivais à ce moment même, pour la trouver en pleurs. Mais elle devint tout aussitôt calme.
—Mon ami, me dit-elle alors, il paraît que c'est fini. Quelques jours encore, et je ne serai plus qu'une petite chose froide, à quoi vous ne penserez plus.
—Taisez-vous, Nane. D'abord vous n'êtes pas près de mourir, et si jamais...
—C'est vrai, vous la regretterez un peu, votre amie Nane, qui a été si capricieuse avec vous? Mais vous aviez tant de patience, comme on est avec un enfant qui n'est pas le vôtre. Vous rappelez-vous, de m'avoir recueillie tombant d'un omnibus?
Et elle se met à rire, comme autrefois; mais d'un rire faible et pour ainsi dire suranné.
—Je voudrais vous demander quelque chose, reprend-elle. Vous savez qu'à tort ou à raison je n'ai pas les idées de maman sur certaines choses, ni les vôtres. Mais puisque c'est comme ça, définitivement, faites au moins qu'on me laisse mourir en paix. Je vous en supplie; je ne veux pas de robes noires autour de moi.
—Eh bien soit, lui dis-je, (et la promesse me pèse un peu) je ferai mon possible. Aussi bien, dans les dispositions où vous êtes.
Mais le lendemain, Nane eut à supporter un autre assaut, et d'un côté imprévu. Comme je passais la plus grande partie du jour auprès d'elle, je me trouvai là au moment que sa mère lui apportait une carte sur laquelle était gravé:
M. D'ARTAXIA, prêtre,
et, dessous, écrit au crayon:
de la part de la marquise d'Iscamps.
—Il faudra donc le recevoir, dit Nane avec résignation.
Je croisai en effet dans le boudoir l'abbé d'Artaxia, personnage fort poussé par la Nonciature que je connaissais un peu. Sous la robe de laine blanche qu'il portait par je ne sais quel privilège, et son chapeau de feutre gris clair à glands rouges, avec sa figure jolie et rose de levantin, c'était bien l'être théâtral et souple qu'il fallait à mon amie, celui d'ailleurs qu'on chargeait à l'ordinaire des purifications délicates, et qui même en avait reçu le surnom de: Papier d'Arménie. Il ne parut point étonné de me voir.
—Je ne sais, m'expliqua-t-il, quels rapports il peut y avoir entre Mlle Dunois et Mme d'Iscamps. Toujours est-il que celle-ci m'a fait instamment prier de passer en cette maison.
Et, de son pas onduleux, il entra dans la chambre de Nane.
Quand il en ressortit une demi-heure après:
—Je ne pense pas, me dit-il, que ma visite ait été tout à fait inutile, quoique cette demoiselle semble avoir subi de bien terribles influences. Mais je reviendrai.
Hélas, le soir même, l'état de mon amie empira tellement que toute visite de ce genre apparut bien désormais devoir arriver trop tard.
—Elle délira toute la nuit, agitée d'épouvantes nouvelles. A plusieurs reprises elle regarda fixement un coin de la chambre, en criant: «Noctiluce! la bête, la bête.» D'Elche joua un rôle aussi dans ses hallucinations, et elle gémissait alors, comme un enfant.
C'était bien fini de ma pauvre Nane. Le célèbre et coûteux docteur Z. déclara le lendemain, qu'il n'y avait plus rien à faire, qu'elle passerait la nuit, mais non pas le jour suivant. Nane elle-même se sentit tout près de sa fin; et elle s'occupa alors, avec sa bonne grâce accoutumée, de quelques souvenirs et legs pour des amis, sa soeur, ses neveux.
—Vous, mon ami, me dit-elle, je vous donne tous mes miroirs. Si vous savez regarder, à la nuit tombante, vous croirez me voir encore. Et sans doute y reviendrai-je en effet, pour vous sourire.
Mais je veux aussi, reprit-elle, garder quelque chose pour moi: c'est mon beau collier d'émaux verts et bleus; et tu me le laisseras autour du cou, n'est-ce pas, maman?
Mme Garbut ne sut répondre que par des sanglots: peut-être est-ce là une bonne façon de ne pas s'engager avec les mourants.
Le soir, et comme j'avais veillé deux nuits déjà, je rentrai chez moi, épuisé de fatigue; ayant prié, au cas improbable où l'on constaterait un peu de mieux que l'on m'en fît avertir, pour me permettre de prendre un repos plus long. Mais il ne vint rien, qu'un camarade qui monta me voir, vers onze heures; j'allais justement me rendre chez Nane.
Nous redescendîmes et je l'accompagnai un moment. Le malheur voulut que l'Elysée fût sur notre route, et mon compagnon, en passant, s'abandonna à la plaisanterie qui égayait alors les Parisiens. C'est-à-dire, qu'il ôta son chapeau haut de forme, comme pour saluer, et, en ayant contemplé attentivement la cime: «Mais il n'a rien du tout», déclara-t-il d'une voix claire.
Il sembla que cette mimique à laquelle tant de gens s'étaient jusque-là impunément amusés fût depuis la veille devenue inconstitutionnelle, car presque aussitôt des argousins en civils se jetèrent sur moi, et, non sans quelques sourdes bourrades, («Tiens, tiens, c'est ça, pensais-je, des casseroles») me conduisirent au poste prochain. Cependant, mon camarade, qu'on avait, je ne sais pourquoi, respecté, ayant pris un fiacre qui passait libre, disparaissait.
Au bout de quatre heures environ, fort ennuyeusement ruminées en un malpropre petit cachot, on me conduisit devant le commissaire, et je pensais déjà qu'après une admonestation paternelle, ou tout au moins avunculaire, et le conseil de ne pas y revenir, il allait me faire relâcher. Mais il en fut bien autrement.
—Monsieur, me dit ce magistrat d'une voix glaciale, (ainsi parleraient les carafes frappées, s'il plaisait à Dieu) des recherches faites chez vous, il résulte l'impression la plus défavorable, et je suis obligé de vous remettre aux mains de M. le Procureur de la République.
—Monsieur le Commissaire, répondis-je, c'est peut-être qu'on a découvert quelques bijoux dans un meuble, ou bien de l'or monnayé. Et malgré l'étonnement où pourraient demeurer plongés vos hommes que tant de choses précieuses n'aient pas été amassées par un pique-poche, je crois pouvoir vous affirmer qu'elles me viennent de famille.
—Monsieur, répliqua cet homme, je ne m'attarderai pas à relever la façon dont vous vous moquez déjà de la justice gouvernementale. Vous aurez affaire désormais à plus haut que moi.
Là-dessus, m'ayant extrait du poste, on me conduisit en un bâtiment national beaucoup plus vaste. Je lus avec plaisir sur la porte: Liberté, Égalité, Fraternité. Mais on me mit au secret presque aussitôt.
Et cela dura soixante-treize jours.
Il était temps en vérité que cet état de choses cessât, le soir que la Justice, ou l'appareil qui en porte le nom, jugea opportun de me renvoyer à mes chères études. Elle ne me donna d'ailleurs d'explications aucune, et moi-même je négligeai de demander l'addition, content, quoique un peu hébété encore, de me faire conduire chez moi par le premier fiacre que je rencontrai: il portait le numéro à jamais béni de 4529479.
—Monsieur, me dit mon valet de chambre, en me présentant des cartes, il n'est pas venu une seule lettre, ni rien par la poste. C'est à croire...
—Elles se seront égarées, voilà tout. Il arrive tous les jours qu'on ne reçoive pas de lettres de trois mois, et je vous prie de n'en pas accuser le gouvernement, n'est-ce pas, ni la police, ni la magistrature. Ce sont des corps où je ne veux plus compter que des amis.
Là-dessus, comme il se faisait tard, j'allai dîner dans un restaurant très fréquenté, où je ne rencontrai pas une figure de connaissance. Puis je fis un tour de boulevard, et finis par entrer au bar du Munster-Hôtel: une surprise m'y attendait.
Parmi cinq ou six (exactement six) Anglo-Saxons, qu'à leur épilation excessive je connus Américains, se tenait assise, aussi vivante qu'il lui était loisible, mon amie Nane. C'était bien elle, son col nu, ses yeux de pierre dorée, le rebroussis de ses cheveux, et c'est avec son éternel sourire d'enfant triste qu'elle m'appela.
Suivit une de ces présentations dont je ne lui ai jamais pu faire perdre la fâcheuse habitude:
—Monsieur Pastisson.
Et elle enveloppa du même geste les six fracs.
—Puisqu'il faut pâtir, pensai-je; et je m'assis.
Mais, comme je ne sais pas l'anglais, la conversation fut laborieuse. Après une infructueuse tentative de me faire entendre leur français, où Nane seule sans doute sait démêler ce qui lui est utile, l'un d'eux me parla quelque chose qui était, je pense, de l'allemand. Par politesse je répondis en basque: il eut l'air d'abord de comprendre, croyant peut-être que ce fût du cheepaway, mais l'erreur fut courte, et ils retombèrent dans un sextuple silence, Nane et moi nous étant alors mis à causer de sa guérison imprévue, de ma prison, de mille choses, la demi-douzaine Pastisson se leva, salua, s'en fut.
—Voyez-vous, me disait Nane, quand j'ai été guérie, et les médecins n'en revenaient pas (j'ai cru qu'ils allaient me faire un procès), je suis tombée à d'autres tracas. Votre prison, d'abord, m'a toute chambournée. Puis voilà tout d'un coup mes fournisseurs qui se déguisent en créanciers. Alors ça n'a pas été drôle du tout; ils voulaient faire saisir mes meubles, reprendre des bijoux, que sais-je. C'est Pastisson qui m'a tirée de là.
—Mais Nane: Pastisson enfin? Ils sont six.
—Mais non, me répond-elle avec candeur, je vous assure que c'est toujours le même.
XIII
Les noces de Nane
«Deus bone! quam bonus ille Belga......
(JOH. BEVERWICKIUS: Epistol. ad
Vossium CLXXII.)Bon Dieu! Le bon Belge!
Sans être fataliste, ni vouloir démêler en toutes choses les mauvais desseins de la Providence, «cette caricature de Dieu», a dit Nicole, on peut croire que M. Dieudonné Le Marigo était destiné par son nom à un hymen inexorable.
—Vous comprenez, conclut Nane après m'avoir laissé entendre qu'elle tramait d'épouser ce Belge riche et industriel, un mendigo, n'est-ce pas, c'est un monsieur qui mendie. Eh bien, Le Marigo, c'est un monsieur qui se marie; je veux dire: qui se marie en justes noces. Même qu'il s'attarde un peu... Dieudonné.
—Ah Nane! de justes noces: cela va vous changer beaucoup. Prenez garde de les faire craquer, au moins.
—Insolent, est-ce que j'engraisse?
Et elle tourne sur elle-même, ainsi qu'elle a accoutumé quand elle se juge plus admirable. Sa toilette l'est aujourd'hui par la décence, la discrétion; à quoi le souci de M. Le Marigo n'est peut-être pas étranger, car tous les poissons ne se prennent pas à la même boëte. Enfant infortuné des Flandres, c'est contre vous, sans doute, que fut liée cette conjuration du drap et de la fourrure qui va du noir à l'auburn, en passant par l'encre-de-Chine. Et si vous en tâtiez, Dieudonné, comme je fis tantôt dans le vestibule, vous sauriez combien c'est agréable, cette peau de bête à long poil. C'est contre vous, encore, que fut édifié ce chapeau aussi ténébreux que les projets de notre amie, et qui fait une varangue sur son front. Tout le haut de sa face en est noyé d'une ombre cendreuse, où reluisent ses yeux d'aventurine—ces yeux qui ont l'air de penser quelque chose, et qui ne pensent même pas à rien; ces yeux dont vous aussi, Monsieur, après bien d'autres, hélas! vous vous obstinez sans doute à découvrir le sens, à peupler le vide mystérieux: tout de même qu'enfant vous vouliez voir l'Homme dans la lune.
—Mais vous ne regardez pas la peinture, dit-elle.
Car nous sommes dans une de ces petites Expositions, éternelle revanche des aveugles, dont, à chaque printemps, il y a mille et trois, en France seulement.
—Merci, lui dis-je; et le diable m'emporte si je sais ce que je venais faire ici. Ou plutôt je le sais enfin: c'est mon coeur qui m'entraînait vers vous.
A ces mots un rire léger voltige sur sa bouche.
—Vous êtes gentil, aujourd'hui, répond-elle. Et je songe qu'il y a longtemps que je n'ai été vous voir. Vous demeurez toujours à la même place?
J'ai quelques raisons de ne pas recevoir Nane chez moi dans le moment, et je lui réponds avec autant de franchise mais peut-être moins d'ingéniosité qu'Odysseus:
—Certainement, ma chère amie, c'est-à-dire non. Mon valet de chambre faisait sa première communion, ou plutôt sa fille. Alors il est tombé malade; et, par économie, je me suis logé à l'hôtel pour ne pas être seul—du côté de Saint-Sulpice, l'hôtel A'Kempis, je veux dire Man'A'Kempis. Connaissez-vous ça? C'est un hôtel très chic, un hôtel belge!
—J'ai entendu parler, dit mon amie d'un air vague. Et Saint-Sulpice, c'est bien où il y a des tours qui se flanquent les jambes en l'air.
—...?
—Enfin, où il y a un échafaudage pour les tenir. Et il faut aller vous voir là?
—Certainement, dès que vous aurez l'âge canonique. Les dames n'y sont pas reçues avant celui de cinquante-deux ans.
—Eh bien! s'écrie Nane saisie. Mais il n'y a donc que des curés, là dedans.
—Oui. Quelques évêques aussi; avec leurs mères, leurs bonnes allemandes...
—Ecoutez, mon cher, c'est pas la peine de charrier. Si vous ne voulez pas qu'on aille vous voir, c'est pesé, on n'ira pas. Mais vrai, il fut un temps...
—C'est quand je vous aimais.
—Vous ne m'aimez plus?
—Sans doute; mais il y a la Clo', la petite Clo'...
—... Ni moi non plus?
—La Clo' est une personne jeune encore, qui était venue passer quelques heures chez moi, il y a quelques mois. Elle s'est un peu attardée; et comme la saison a changé, elle n'ose plus sortir à cause que sa robe est trop claire.
—Vous êtes bête, mon pauvre ami!
—Chut! Ne le répétez pas. Et puis, elle n'est pas déjà si mal, la petite Clo'. Si vous la voyiez, le matin, faire des cabrioles sur le lit, avec ses jambes blanches, il y a de quoi béer.
—Bée...
—Et je vais vous dire une bonne chose. Au lieu de venir chez moi, si vous voulez que je passe chez vous, un de ces jours, on pourrait faire une promenade charmante—que vous n'avez jamais faite.
—Pensez-vous?
—Vous n'êtes jamais montée aux tours Notre-Dame?
—Mais vous ne parlez que de tours, mon pauvre ami. Du reste, c'est vrai: je n'y suis jamais montée. Quand j'étais gosse, maman me promettait toujours ça; mais c'était pour le jour que je serais sage...
—Sans attendre jusque-là, mardi prochain, 2 h., vous irait-il?
—Ça colle. Là-dessus, je vous laisse. Rendez-vous avec Dieudonné au thé de la rue Martin. A revoir.
—Adieu, Madame.
Et je reste tout seul, dans le désert versicolore de l'Exposition, parmi les vues de Venise et de Bruges-la-Morte. Faut-il que ces deux cités aient offensé le Ciel, pour être ainsi livrées aux peintres. Silencieux marais de Bruges, où se mirent, avec de pâles arbres, mainte façade bien retapée; et vous, canaux vénitiens, où trempent des mirlitons, à l'ombre des palais roses: double royaume du moustique, quand donc une compagnie de tramways vous comblera-t-elle—et nos voeux?
Mais quelques jours après, c'était sur le dos glauque de la Seine que nous voguions, Nane et moi, en un de ces bateaux aux flancs clairs qui volent vers l'Hôtel de Ville. L'après-midi était bien parisien; l'air, aussi acide que si on y eût exprimé l'âme de mille citrons verts. On ne s'en pouvait garantir qu'en se tenant tout près de la machine—et alors, on se grillait d'un côté, comme Montezuma, —ou en descendant dans les «salons» —et alors ça sentait mauvais, et l'on n'apercevait plus goutte du panorama dont j'avais vanté l'agrément à mon amie.
Le charme de ces petites parties, c'est que «c'est fait avec rien». Le beau travail, que d'amuser une dame au prix de sommes énormes. Ici, il faut tout tirer de soi-même, comme—pour employer une comparaison nouvelle—comme l'araignée, sa toile.
Cependant, ma compagne contemplait, à travers son face-à-main et la crasse atmosphère, ces quais qu'elle n'avait jamais vus, coupés d'escaliers clapotants, et qui inclinaient vers l'eau le noir de leur ramure; plus loin, des maisons couleur de crème sale aux innombrables fenêtres; plus loin encore, quelque dôme indistinct qui semble flotter à ras des nues, comme une montgolfière. Et parfois, le dessous enfumé d'un pont faisait se dresser en l'air les roses narines de Nane.
L'un d'eux, qui venait vers nous, l'étonna par la masse et la majesté. Orné de masques, il s'appuyait d'un pied sur un jardin, et supportait une statue équestre qui nous tournait le dos. Et Nane, soupçonnant que ce cavalier avait dû être quelqu'un de notoire:
—Qui est-ce donc, dit-elle.
—J'en ignore. Mais, mon Dieu, que vous êtes jolie aujourd'hui.
—Vous croyez qu'il ne le sait pas, cet employé, avec sa casquette?
—Que quoi? Que vous êtes jolie.
—Mais non! Qu'il ne sait pas qui c'est la statue.
—Oh! c'est bien possible.—Un marin... Et Nane l'interroge.
—Té, répond cet homme, qui a une barbe bleu de Prusse et l'accent marseillais, té, c'est Henri IV, qu'ils disent ici.
—Merci, Monsieur.
—Voyez-vous, moi, à Paris...
Mais il est obligé de s'interrompre pour la manoeuvre de l'accostage; et c'est ici que nous débarquons. En sorte que nous ne saurons jamais ce que lui, à Paris...
—C'est vrai. Nane, que vous êtes jolie comme tout, ces jours-ci. Et quand je songe que c'est M. Le Marigo, avec ses quarante-cinq ans, qui va moissonner toutes ces roses, comme lui-même dirait, et tous ces lys. Quel âge avez-vous? Vingt-trois ans?
—Quand vous aurez fini de m'acheter. Vous savez aussi bien que moi que j'ai trente ans.
—Trente ans, c'est de la folie! Vous en avouiez tout juste vingt-cinq au dernier Réveillon.
Nane rougit, et gravit d'un trait, sans paraître alourdie par son grand âge, l'escalier du quai.
—Mon cher, reprend-elle, il y a tout un ordre de mensonges, comme me l'a fait comprendre Dieudonné, qui ne sont plus de mise chez une femme comme il faut.
—Mais c'est un perfide désenchanteur, ce capitaliste, avec son goût pour la vérité. Si on le laissait faire, il serait capable de changer les bêtes en hommes. Et voyez-vous, Nane, le jour où on ne mentirait plus, chacun, de dégoût, se réfugierait tout seul dans une île déserte. Vous-même, la première fois que vous le tromperez, votre Marigo,—car vous le tromperez, n'est-ce pas...?
—C'est possible; mais si je le fais, répond-elle non sans obscurité, ce ne sera pas rien que pour le plaisir qu'il le soit: ce sera aussi pour mon plaisir.
—D'accord, mais le soir de ce jour-là, croyez-vous que vous lui direz, en vous mettant à table: «Mon ami, je viens de vous faire cocu avec M. Adolphe Désuet, de la grande maison de lingerie?» Non.
—Mon cher, réplique Nane, cela prouve seulement qu'il y a aussi tout un ordre de vérités qui ne sont pas de mise chez une femme comme il faut.
À quoi elle ajoute:
—Ça, ça n'est pas M. Le Marigo qui me l'a dit.
Entre tant, nous voici au pied de la tour. Je prends deux tickets à 0 fr. 50 l'un; car ces petites fêtes, pour modeste qu'en reste le train, ne sont pas tellement gratuites qu'on croirait. Et là-dessus nous gravissons deux mille cinq cent trois marches, ou environ.
—Ouf, fait Nane, qui s'est fait porter, en quelque sorte, dans les trois derniers quarts du parcours.
Sur la terrasse, une aimable bise nous accueille, qui rachète l'aigreur par l'humidité. À nos pieds pleure Paris, avec des clochers et des toits qui percent la brume. Mais, plus près de nous, toutes les pierres, et la plate-forme entre les deux tours, et le peuple pétrifié des monstres qui en ornent les abords, sont flammés noir et blanc, comme on voit certains pelages. Et parmi les hyènes, les éléphants, les diables, il y a une image surtout qui étonne mon amie: c'est le démon qui, accoudé sur un coin de balustrade, contemple la capitale du péché avec une si cruelle goguenardise. Celui-là aussi, Nane voudrait l'«identifier»; et comme personne ne me démentira:
—C'est, lui dis-je, Baalzébub, prince des mouches.
—Il ne doit pas, observe-t-elle, être très occupé de ce temps-ci. À moins qu'il n'ait aussi la police sous ses ordres. Justement, elle n'est pas loin. Mais comme il est laid: il me fait presque peur, avec sa langue.
Et frissonnante, elle s'insinue dans mon pardessus.
—J'ai froid, dit-elle: embrassez-moi.
—Attendez un peu, Nane. Il y a ici un mufle de gardien, qui est toujours derrière les gens pour les pincer à ça. Il faut profiter quand il vient juste de repartir.
À peine ai-je émis ces paroles que le gardien projette, à l'angle d'un mur, son blair grotesque. Mais comme je suis en train d'indiquer, avec mon parapluie, un invisible Arc de Triomphe, il bat en retraite, déçu; et j'en profite pour obéir aux ordres de mon amie.
—...Là! en voilà assez, dit-elle enfin. On s'en va.
—Je vous mettrai chez vous, si vous voulez, à moins que...
—À moins que?
—...Que vous ne préfériez me mettre chez moi,—un petit moment.
—Et Mlle Clo'?
—J'ai réfléchi, figurez-vous, qu'en voiture fermée elle pourrait sortir sans scandale. Alors je l'ai renvoyée chez sa mère—changer de robe.
—Voulez-vous que je vous dise, mon cher, vous êtes un fumiste. Et Mlle Chose n'a jamais existé.
—Il y a tant de gens, Nane, qui n'ont jamais existé. Mais, voici une voiture... Cocher!
* * * * *
Quelques heures après, Nane, ayant déjà remis jusqu'à sa voilette:
—Adieu, dit-elle, les restes pour Mlle la Clo'.
—Ah! s'ils étaient aussi bons que les morceaux que je laisse à M. Le Marigo. Pourvu qu'il n'y trouve rien de manque ce soir.
—Marigo? ce soir! Non, mais vous pensez s'il peut se bomber d'être renseigné à l'avance. Pour cette fois, je tiens au maire, mon cher; et au curé.
—Et aux filatures.
—Et aux filatures, oui. Et il suffît parfois d'une imprudence pour tout remettre en question. Les plans les mieux ourdis sont ceux que l'on base sur...
—Pourquoi vous mettez-vous à parler «lune», comme ça, tout d'un coup?
—Enfin, «lune» ou pas, le voyez-vous me plaquant, après dégustation. Ce que les petites camarades seraient folles de joie!
—Mais au contraire, telle que je vous connais (ne rougissez pas), que je vous connais encore,—et c'est ce qui me tue,—il me semble que vous ne pouvez que gagner à multiplier les points de contact.
—Et croyez-vous donc que ces qualités qu'on aime à rencontrer chez sa bonne amie, je veux dire l'invention, le doigté, la... la gymnastique..., savoir attaquer..., prendre la pose, etc., tout cela convienne chez une épouse?
—Je veux bien, moi. Mais pour parler d'autre chose, le patient, comment est-il, dans tout ça?
—Il marque pas mal, merci; avec une redingote, toujours, et une belle barbe où il passe des petits peignes. Il arrive aidé d'une serviette, où il y a des montagnes de papiers, et qu'il ne retrouve jamais quand il s'en va. «Vous me l'avez cachée», dit-il alors d'un ton espiègle. (Non, mais je me vois jouant à «l'objet trouvé» avec ce quadragénaire.) A la fin, on la dégotte sous le canapé, où il l'avait mise, et il s'en va.
—Enfin, seule!
—Ne le croyez pas. Presque aussitôt, il revient, tire de sa poche—côté coeur—une petite chose froissée et triste, un bouquet de violettes de deux sous qu'il avait oublié de me donner, m'embrasse sur le front et res'en va.
—Mais pourquoi de deux sous?
—Ah! voilà. C'est que j'avais été assez poireaute, au début, pour lui dire que je les aimais: vous savez, comme on dit dans les romans. Évidemment, je les aime, de loin, sur les éventaires: ça fait des jolies taches, demi-deuil. A part ça, j'aime mieux deux louis de lilas... Ah! que je voudrais sentir les lilas, à la campagne. Ce printemps, qu'il faisait tiède, et que j'ai passé avec vous, en Victoria, par la rue du Petit-Musc: il y en avait en haut d'une muraille, vous rappelez-vous?
—Comme je vous vols.
—Mais Dieudonné, depuis que j'ai dit ça, tout le temps il m'en apporte, des bouquets de deux sous. Si nous sortons ensemble et qu'il aperçoive un marchand, de loin il prépare ses deux sous. Et si le marchand n'a pas de violettes à deux sous, mon cher, il n'en prend pas. «Non, non, dit-il: quatre sous c'est trop cher.» Et il faut voir son air mutin!
—Espoirs charmants.
—Ça n'est pas qu'il soit avare, au moins. Un peu regardant, tout au plus, et plutôt par éducation. J'ai idée que son père n'a jamais été duc.
—C'est un mot.....?
—Non, et ses billets de banque, il les met dans la doublure de son gilet. Même qu'il voulait me faire voir. Mais comme je n'ai pas l'intention de l'entauler avant les noces... Du reste, il est en train de m'acheter une maison, boulevard Raspail, un immeuble de rapport, pour que je n'entre pas en ménage les mains vides. «Il ne tient qu'à vous-même, comme je lui en ai fait la remarque, d'y mettre quelque chose.»
—Et quoi qu'il a répondu, l'homme du Nord?
—«Ce que j'aime, il a soupiré, c'est votre simplicité.»—«Et moi aussi, c'est ce que je préfère en vous», je lui ai dit.
—Avec ta bouche.
—D'ailleurs, je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ça. C'est un excellent homme, qui a confiance en moi. Et je ne voudrais pas qu'on le chine: je l'aime beaucoup... Mais, de ma vie passée, je ne lui ai pas tout dit.
—A qui avez-vous tout dit, jamais?
—Mon cher, il n'y a pas un homme dans ce cas qui resterait couché une minute de plus.
—Nane, il faut que je vous embrasse pour ce mot-là.
—Laissez-moi au moins relever ma voilette.
—Merci.....
—Pour en finir avec M. Le Marigo, je l'ai présenté à maman, à mon beau-frère....
—Vous êtes donc rabibochée avec votre soeur?
—Il a bien fallu. Qu'est-ce que je n'ai pas fait pour ce mariage? jusqu'à aller à la messe.
—Vous allez à la messe? Ah! que je vous baise encore.
—Mais vous savez, toute votre messe, ça ne m'empêche pas de penser comme je veux.
—Ce serait dommage que non. Là-dessus, Nane, ayant promis de m'écrire, s'en va de ce pas olympien qu'il serait oiseux de décrire pour la onzième fois. Et depuis, je ne l'ai jamais revue.
Mais elle m'écrivit, et quinze jours environ après ces propos que nous avions échangés, non sans résultat, au sujet du mariage qu'elle fomentait, je reçus cette lettre, qui me fit presque regretter de l'avoir si souvent traitée de sotte au dedans de moi...—et aussi soupçonner que Nane prenait depuis quelque temps des leçons de style.
«Mon cher ami,
«Ça y est. Les bans se publient, et nous sommes affichés à la mairie. Le sieur Georges-Aristarque-Dieudonné Le Marigo, propriétaire industriel, épouse Mademoiselle..... parfaitement: Mademoiselle—Mademoiselle moi, sans profession. Ça lui a un peu couru, d'abord, de voir que je m'appelais Garbut, plutôt que Dunois. «Mais, lui ai-je dit, je suppose que vous ne m'épousez pas pour mon nom. Et du reste, qu'est-ce que ça fait, puisque je prends le vôtre.»
«—Ce n'est pas ça, qu'il a fait; mais je me demande pourquoi vous en avez changé.
«—Je vous l'ai dit cent fois, si ça n'est pas une (n'en croyez rien, vous: je n'en avais jamais seulement pipé); c'est parce que ma pauvre soeur avait un peu trop fait parler d'elle, avant de trouver un électricien responsable. Et à cette époque, je me destinais à la carrière théâtrale. (Eah: théâtrale, j'ai dit.)
«—Je vous demande pardon, je n'y pensais plus, a répondu cet honnête homme.
«Mais moi, j'ai gardé un air offensé, et poussé, pendant une heure, des soupirs de veau qui a peur. Il faut prendre garde que tout ceci se passait chez moi. Au fond, j'avais envie de rire, à m'imaginer l'hérissement des Lemploy, s'ils m'avaient entendu débiner la chaste jeunesse de Clotilde. Vous savez si elle y tient, à son passé; n'ayant guère que ça à se mettre sous la dent, qu'elle a d'ailleurs un peu rare, comme le cheveu. Mais ce n'est pas pour son charme que je l'aime.
«Après un siècle, donc, de ces soupirs, et tout ce renfrognement qui me recroquevillait la moue, il n'y a plus tenu, le filateur: il a filé. Et moi je le croyais dissipé déjà dans l'air pour quelques heures, que d'avance ma pensée dépensait en menus plaisirs, menus, menus —comme la bouche de Primavérile—; mais écoute s'il pleut. Est-ce qu'il ne revient pas au bout de onze minutes, environ; avec cet air roucoule à lui vider un syphon dessus, et le sempiternel bouquet de violettes: «Vous croyez peut-être, je lui ai dit, que les orchidées, ça salit les gants?» Et, tout l'après-midi, j'ai été comme une herse.
«Mais avouez aussi, mon ami, depuis cinq mois qu'il me courtise, à trois bouquets par jour, en moyenne, ça fait quatre cent cinquante bouquets à deux sous, soit quarante-cinq francs de fleurs. Voilà ce qu'on nomme, sans doute, le fleuretage; eh bien, ça n'est pas assez; et vous-même étiez plus magnifique, à l'époque où j'habitais votre garno de coeur.
«Mais je ne vous écris pas purement pour vous conter ces ragots: c'est, à vrai dire, dans le but de vous demander quelque chose. Vous-même m'avez dit que la plupart des lettres de femmes n'en avaient point d'autre. Et, en passant, croyez-vous que celles des Messieurs ne soient toutes que pour offrir?
«Enfin, voici: quand on se marie, il ne suffit pas, malgré le proverbe, d'être deux. Comme pour les duels, outre les combattants, il faut encore des témoins; et, comme pour les duels, il y a des gens que ce rôle enchante, d'autres, non. J'ai peur que vous ne soyez de ces derniers; et pourtant j'ai besoin de vous, de votre bras, de votre signature, car enfin, réfléchissez: qui prendrais-je? Et pensez-vous qu'il y ait tant de gens de votre genre, avec qui, après avoir été au mieux, je ne sois pas restée au pire.
«C'est vrai qu'on a le droit, aujourd'hui, de prendre des femmes, pour ça. Mais vous savez, vous2, que je n'en ai jamais aimé beaucoup l'usage, quand même la mode a pu, un temps, l'imposer à mes contemporaines; parmi tant d'autres choses non moins saugrenues; telles que la morphine, les Cinghalais, ou encore ces pièces de théâtre qu'on allait voir en bandeaux, et qui se passaient dans les pays froids.
Footnote 2: (return) Le correspondant de Mlle Dunois déclare n'en rien savoir.
«Et puis encore, qui prendre? Ah! si la marquise d'Iscamps n'était pas au lit, elle aurait marché, j'en suis sûre. Ses façons à mon égard ont toujours été si gracieuses que j'ai cru pouvoir la prévenir de l'événement. D'autant plus que ça doit lui faire plaisir que je me marie «dans la chapelle du domaine de Saint-Thiers-le-Capiau», car c'est là que nous bouclons la boucle, mon cher: une vieille terre, à plus d'une lieue des ateliers, et venant de la mère à Marigo, qui était fille (vous me suivez bien) du comte des Ardennes, ou Désardènes, une bonne famille du pays.
«Mais enfin vous voyez, d'après tout ça, que vous pouvez très bien venir. A la campagne, ce n'est jamais très cérémonie, je pense. Vous pourriez même passer deux ou trois jours d'avance à Saint-Thiers, où je serai (Dieudonné couchera à l'auberge, par convenance); et me donner un peu votre avis sur la maison, sur le vin, sur les domestiques, sur ce qu'il y a à faire, en général. Et quant au préjugé, au respect humain, etc., qui interdit d'assister aux noces d'une personne comme moi, j'espère que vous êtes au-dessus de ça, malgré toutes vos bigoteries.
«Pour en revenir à Mme d'Iscamps, elle est malade; mais elle m'a fait un cadeau tout de même: c'est une cafetière Empire. Je pense même qu'elle est de l'époque, car elle est dédorée, et, de plus, il y a leurs armes, ce qui est d'une grande politesse, ou d'une grande malice. Et on m'a donné bien d'autres jolies choses. Mon vieil ami, M. de Malapper, vous savez, ce petit gris qui a trois mille francs de rentes, et pour un million de bibelots chez lui; il est venu me voir, l'autre jour, avec un air et un paquet bien enveloppés, et m'a dit:
«—Ma chère enfant, c'est la première fois que je me dessaisis d'un objet de mon cabinet. Mais vous feriez renier Dieu quatre fois. «Là-dessus, il a démaillotté son poupon: c'était quelque chose de petit, de sale; ça ressemblait à un chandelier, à moins que ce ne fût quelque chose pour friser les cheveux, ou pour couper les légumes; et M. de Malapper a ajouté:
«—C'est un ivoire du XIVe siècle; un moule de fauconnerie pour fabriquer des capuchons d'épervier (il le caressait avec amour); la base est en os et plus ancienne. Vous voyez: elle faisait sans doute partie d'un objet carolingien similaire, qui aura subi une réfection partielle. Et promettez-moi, ma chère enfant, si jamais vous veniez à mourir, et que vous n'en auriez pas l'emploi précis, de le léguer au Musée du Louvre.
«Ce que je fis, en l'embrassant.
«Et il y a mon coiffeur, aussi, M. Larivoste, dont les yeux sublimes vous amusaient tant. Lui m'a apporté, devinez quoi: une grosse éponge, mon cher, mais grosse comme la gidouille d'Ubu.
«—Et dans quel but, lui ai-je dit, m'offrez-vous cette énorme plante marine?
«Je pense qu'il était ivre: il m'a répondu:
«—Je voudrais voir Madame en faire usage.
«Alors je l'ai flanqué à la porte; mais j'ai gardé l'éponge. Elle vaut bien vingt-cinq francs. Et, comme dit Dieudonné, l'économie ne semble ridicule que chez les gens qui n'ont rien, ou peu de chose.
«Et vous, mon ami, qu'allez-vous m'offrir? Quoique ce que j'aimerais le mieux, c'est votre présence, entendez-vous? Allons, cher clair de lune, laissez-vous faire. Vous êtes le seul, décidément, qui, amour à part, me convienne tout à fait au moral, comme au physique. Je ne veux pas dire que vous soyez beau comme le jour, non. Mais enfin, au contraire du chandelier Malapper, vous ne semblez encore avoir subi aucune réfection, même partielle. Et pour tout dire, vous avez (précocement: je le veux bien, mais enfin vous avez) quelques-uns des agréments du soir. Vous savez entrer dans une chambre sans plus de bruit que le crépuscule; vous êtes secret comme un puits sous grille; vous ne chantez jamais—que durant votre toilette—; et quand vous vous asseyez sur un meuble, il ne fait pas de poussière (ni vous non plus d'ailleurs, chez les gens, n'étant point crampon de nature). Quoi, avec tant de qualités, faudra-t-il me priver de vous? Venez, vous dis-je, venez deux ou trois jours d'avance; et dois-je vous répéter que Dieudonné couche à l'auberge. Adieu, je vous embrasse.
«Votre amie
«Nane.»
Au reçu de cette agréable lettre, je tombai dans mille perplexités et une perplexité: telle la branche caduque, entraînée au fil de l'eau, et dont se jouent, etc...
La vérité c'est que j'étais en grand deuil, et qu'il n'y avait peut-être pas, à la noce d'une horizontale, prétexte suffisant à le rompre. C'eût été déjà beaucoup, en temps ordinaire, que d'aller jouer, devant l'autel, à l'oncle ou au cousin d'une dame toute blanche que l'on a si souvent tenue dans ses bras, vêtue à peine d'un peu de lin.
D'autre part, l'approche de son mariage, c'était comme lorsque elle avait été près de mourir, et la parait à mes yeux des grâces du renouveau. J'aurais eu plaisir, en vérité, dans le beau domaine de Saint-Thiers-le-Capiau, à me montrer familier envers une hôtesse aussi belle; à l'heure même où le Marigot aurait regagné son auberge à travers la boue des champs et l'innombrable betterave. Cependant le feu, favorable aux amants, eût souri dans la cheminée familiale à nos caresses, ou éclairé parfois l'appas, un instant découvert, de mon amie, du sanglant éclat de l'escarboucle. Ah! si au moins j'avais pu n'accepter de cette hospitalité que les deux ou trois jours qui précéderaient la noce.
Puis c'était là un jeu dangereux, à quoi Nane, soucieuse de ne point perdre cette grosse partie sur une dernière carte, ne se serait prêtée peut-être que de mauvaise grâce—et c'est en amour surtout que la façon de donner vaut mieux souvent que ce qu'on donne. En conséquence, je choisis de me dégager, et lui écrivis la lettre suivante:
«Ma chère amie,
«C'est pour remercier, et refuser, hélas! La faute en est à une tante, une vraie, qui m'est morte il y a dix jours, le lendemain de cette ascension aux tours Notre-Dame, dont je n'oublierai jamais que nous en délassâmes chez vous la fatigue. Cette tante, je le répète, n'est point une fable, quoiqu'elle soit maintenant réduite à ne vivre que dans la mémoire des siens. Elle se nommait de son vivant Mme de la Font-Merlin, personne acariâtre et abandonnée au jansénisme. Nous étions aux couteaux depuis fort longtemps, ce qui la détermina sans doute à me léguer, au détriment de ses proches, tout ce qu'elle n'avait pu placer en viager. Cela fait encore une liasse, Nane: quel moment prenez-vous pour nouer des liens légitimes?
«Mais vous sentez par vous-même combien il m'est défendu, un peu de temps encore, de me livrer à des plaisirs officiels. Celui de vous conduire à l'autel eût été vif pourtant, et surtout de vous en ramener épouse chrétienne, parée par le sacrement de quelques vertus nouvelles pour vous, j'ose le dire. Ce ne sera point une insulte, n'est-ce pas, de vous voir comme sous un jour nouveau, dès que vous aurez revêtu, parmi les autres caractères de l'épouse, cette retenue, cette pudicité, qui enseignent à cacher de sa jambe ou de son épaule tout ce qu'une volupté matrimoniale et savante dérobe à la vue pour le réserver au sens plus précieux du toucher. Et pour parler plus précisément que ce galimatias, Nane, cela veut dire qu'il vous vaudra mieux, une fois mariée, si j'ai compris quelque chose à votre Belge, porter au lit des chemises montantes, et qui ne lui laissent point rassasier ses yeux. Craignez qu'au hasard de la causerie, et d'une couche défaite qui ne vous voilerait plus, cette même chemise, roulée en turban et remontée jusque sous vos épaules, ne laisse jaillir votre soudaine nudité, telle une amande verte dont on presserait la gaine entre ses doigts. Il vaudra mieux aussi les choisir moins transparentes que celles où, dit-on, vous pensiez autrefois vous dérober, et qui étaient à vos membres comme ce peu de brume couleur de perle que le printemps suspend autour d'un peuplier svelte et pâle. Contentez-vous qu'elles soient diaphanes, quelques-unes, et vous pareille alors à l'ébauche de Galathée que l'albâtre emprisonne encore. Au demeurant choisissez-les collantes, ces chemises: sévères mais justes, voilà le point.
«Encore une fois, c'est, à la province, le toucher qui est le sens le plus vif, comme partout où l'hypocrisie aiguise ces curiosités que nous avons au bout des doigts. Que celles de monsieur votre mari puissent reconnaître et solliciter son plaisir à travers la rigueur d'une hollande, où vous le braverez, attentive. Car les jeux d'une amie qui s'ébat sous un linge mousseux, telle que la baigneuse dans l'écume, ce ne sont point plaisirs d'industriels. Celui-ci, s'il heurte à cette blanche armure, ou vous en veut, tout de suite, dérober, que l'étroitesse du fourreau, aidée par un peu d'écart de vos genoux, lui rende difficile d'en toucher dès l'abord l'envers et le plein.
«Si j'ajoute qu'ayant été épousée pour votre charme plutôt que vos vertus, il faut éviter de vous montrer trop ménagère; et que votre rôle ne va pas, chaussée de lasting et vêtue de poult de soie, à surveiller les sauces, j'aurai tout dit, je pense. Oui, tels sont à peu près, ma chère Nane, les conseils paternels que mon rôle auprès de vous, si je l'avais pu remplir, m'aurait appelé à vous donner. Mais quel que soit le prix que votre indulgence y voudra bien attacher, ne la poussez point jusqu'à les vouloir faire admirer de M. Le Marigo. Le sel lui en échapperait, je pense; et moins vous lui en direz en toutes choses, moins vous lui en montrerez, et lui laisserez voir même, mieux cela vaudra. Ne vous abandonnez guère; craignez l'automatisme, et trop de hardiesse dans votre langage, ou votre costume: enfin n'oubliez jamais qu'il est votre mari. Gardez de lui dire au petit jour, le lendemain de vos noces, distraite et vous croyant encore à Paris, dans ce Paris où tant d'inconnus passent: «Chéri, il serait peut-être temps de vous retirer: mon ami vient quelquefois de très bonne heure». Ou bien: «En partant, si la porte est encore fermée, criez au concierge: Docteur Durand! C'est le manucure du second.»
«Et du reste, de tous ces avis, si vous préférez n'en suivre aucun, qu'à cela ne tienne. Les choses n'en iront sans doute pas plus mal; car, on a beau faire, les choses vont toujours la même chose.
«Peut-être penserez-vous aussi que mon rôle, en toute cette affaire, n'est pas de vous donner des conseils seuls; et je vous entends bien; mais j'ai beau me creuser la tête, je ne sais que vous offrir. Ah! si ma tante était déjà «réalisée», comme dit mon ami l'arriviste. Mais il y a des longueurs, du notaire au bijoutier. Alors, j'ai songé à vous envoyer mon dictionnaire Larousse. J'en suis dégoûté; il est plein d'erreurs, qui telles quelles, pourtant, pourraient encore suffire à votre instruction. Mais peut-être que ça ne vous amuse pas beaucoup, le dictionnaire Larousse? Préférez-vous le Moreri? Non plus; quoi alors? Vous savez bien qu'il ne me reste pas un bibelot passable, depuis longtemps que vous avez pris le soin de n'en laisser chez moi aucun qui puisse tenter une autre femme; ce qui est du sentiment le plus délicat, mais n'a pas laissé de faire un peu de vide sur mes commodes.
«Ah! si, pourtant, j'ai quelque chose depuis peu que vous ne connaissez pas. C'est une aquarelle de Leone Georges, de la plus équivoque chasteté: deux femmes qui caressent un paon blanc, et se sourient. Vous en seriez folle!
«Car cela fait rêver à tout un petit monde de féerie et de fête galante, marionnettes aux réflexes ingénieux, coeurs de nèfles, corrompus et glacés; et tant de beaux yeux meurtris. Et puis des travestis, des négrillons, des macaques, des kakatoës, des carlins: Bergame ou Masulipatam. Là, des chambres parquetées en bois des îles répandent l'odeur du benjoin, de la jonquille et des longues chevelures. Ouvrez-en les fenêtres, un soir; vous trouverez qu'elles donnent sur de hautes serres, parfois striées d'une pluie artificielle et parfumée, que, du dehors, le soleil couchant irise d'arcsen-ciel fragiles—où des oiseaux en duvet, des papillons, mille fleurs, balancent leur mélancolie versicolore—où Colombine, à la dérobée, vient rafraîchir le bout de ses doigts dans la fontaine de rocaille aux larmes noires.
«N'aimeriez-vous pas bien connaître l'auteur aussi? Comme on se la figure pareille à ses personnages, menue, fragile, et que le soir il faut ranger dans une vitrine.
«Et, du reste, ça ne m'amuse pas beaucoup que vous deviez dormir contre ce Flamand. Mais quoi, c'est la vie, comme disait un philosophe qu'on menait pendre. Vous, au moins, ne vous laissez point affliger par ces confuses cérémonies. N'y apportez pas la figure d'une amie que j'avais à la province, et que je rencontrai un matin qu'elle se mariait. C'était à cette heure de l'année où, dans les jardins dont cette ville est enclose, l'odeur des tilleuls commence à effacer celle des glycines. Mon amie, elle, devait sentir la fleur d'oranger, pour peu que celle dont sa robe était ornée fût authentique: mais là-dessus, j'avais des doutes. Toujours est-il qu'elle me jeta, comme je passais, le plus mélancolique regard d'oiseau en cage qui se puisse rêver. Et certes, j'avais de bonnes raisons de croire que ce n'était pas moi qu'elle regrettait: mais ma vue lui rappelait peut-être quelques-uns des plaisirs de la liberté.
«Puisse la vôtre vous être légère à perdre; et laissez-moi, une dernière fois, saluer vos lèvres, puisque désormais, ô Nane, vous ne serez plus que ma soeur. Hélas, et n'était-ce point assez des Suédois?...
«N.»
Table des Matières
I.—LES SIRÈNES
II.—COMMENT ON S'AIME:
i.—Première version
ii.—Version seconde
III.—L'APÉRITIF CHEZ LA MARQUISE
IV.—L'HEUREUSE MÈRE
V.—L'APRÈS-MIDI ESTHÉTIQUE
VI.—UNE JOURNÉE ENTRE TOUTES
VII.—NANE-AU-MIROIR
VIII.—VENISE SENTIMENTALE
IX.—L'INDIFFÉRENT
X.—LES ASPHALTITES
XI.—LES CHARITÉS DE NANE:
i.—Primavérile de Ver
ii.—Le bon chien Cocktail
iii.—L'Hospitalité écossaise, ou l'Électricien
XII.—NANE PENSE MOURIR
XIII.—LES NOCES DE NANE