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Mon frère Yves

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XXXIII

Le lendemain, un lundi, le commandant me fit appeler dès le matin, et j'entrai chez lui avec un sentiment de rancune dans le cœur, avec des paroles âpres toutes prêtes, que je lui aurais lancées dès l'abord pour me venger de mes supplication d'hier si je n'avais craint d'aggraver le sort d'Yves.

Je m'étais trompé cependant: il avait été touché la veille et m'avait compris.

«Vous pouvez aller trouver votre ami. Sermonnez-le un peu tout de même, mais dites-lui que je lui pardonne. L'affaire ne sortira pas du bord et se réglera par une simple punition disciplinaire. Huit jours de fers, et ce sera tout. J'inflige aux trois maîtres, sur votre demande, une punition équivalente, huit jours d'arrêts forcés. Je fais cela pour vous, qui le traitez en frère, et pour lui aussi, qui est, après tout, le meilleur homme du bord.»

Et je m'en allai autrement que je n'étais venu, emportant pour lui de la reconnaissance et de l'affection.


XXXIV

Un coin de la cale de la Médée, en plein désarmement, dans le plus grand désarroi. Un fanal éclaire un vaste fouillis d'objets hétérogènes plus ou moins grignotés par les rats.

Une douzaine de matelots,—Barrada, Guiaberry, Barazère, Le Hello, toute la bande des amis,—entourent un homme couché par terre. C'est Yves qui est aux fers, étendu sur les planches humides, la tête appuyée sur son coude, le pied pris dans l'anneau à cadenas de la barre de justice.

Son ennemi le plus acharné des trois, maître Lagatut, est devant lui, qui le menace avec sa vieille voix d'ivrogne. Il le menace d'une revanche de cette histoire de chaloupe, dans laquelle, à son gré, j'ai trop mis la main.

Il a quitté ses arrêts pour venir l'injurier;—et, moi qui suis de quart et qui fais une ronde, j'arrive par derrière et je le trouve là,—comme il est de bonne prise!—les matelots, qui me voient venir, rient tout doucement, dans leur barbe, en songeant à ce qui va se passer. Yves, lui, ne répond rien, se contentant de se coucher sur l'autre côté et de lui tourner le dos avec une suprême insolence; lui aussi m'a vu venir.

«Nous avons commencé une partie d'écarté ensemble, dit maître Lagatut:—vous, Kermadec, quartier-maître de manœuvre; moi, Lagatut, premier maître canonnier, décoré de la légion d'honneur.—Grâce à des officiers qui vous protègent, vous avez fait les deux premières levées; reste à savoir qui va faire les trois autres.

—Maître Lagatut, dis-je par derrière, nous jouerons cela à trois, si vous voulez bien: un rams, ce sera plus gai. Et toi, mon bon Yves, marque encore une levée.»

Une poule qui trouve un couteau, un voleur qui trébuche sur un gendarme, une souris qui, par mégarde, pose la patte sur un chat, n'ont pas la mine plus longue que maître Lagatut.

...Ce n'était peut-être pas très correct, cette plaisanterie que je venais de faire. Mais la galerie, qui nous était très sympathique, jouissait beaucoup de ce triomphe d'Yves.


XXXV

Huit jours après, c'était fini de notre frégate: désarmée au fond de l'arsenal, son équipage dispersé, autant dire un navire mort.

Je m'en allais, et Yves venait m'accompagner au chemin de fer. La gare était encombrée de matelots: tous ceux de la Médée, qui partaient aussi; d'autres encore, en bordée, venus pour les reconduire.

Parmi eux, beaucoup d'anciennes connaissances à nous, des protégés, des amis d'Yves. Et tous ces braves gens, un peu gris, mettaient bas leur bonnet, nous faisant leurs adieux avec effusion. C'étaient les scènes habituelles de tous les désarmements: un bateau qui finit, c'est quelque chose à part; c'est l'explosion de toutes les reconnaissances et de toutes les rancunes, de toutes les haines et de toutes les sympathies.

...À l'entrée des salles d'attente, en serrant les mains d'Yves, je lui disais:

«M'écriras-tu au moins?»

Et lui répondait:

«Je vais vous expliquer (et il hésitait toujours, avec un sourire doux et intimidé). Eh bien, voilà, je vais vous expliquer: c'est que je ne sais pas comment vous mettre au commencement.»

En effet, les appellations de capitaine, cher capitaine, et autres du même genre, ne pourraient plus nous aller. Alors, quoi? Je répondis:

«Eh bien, mais c'est très simple...» (Et je cherche longtemps cette chose simple, ne trouvant pas du tout.) «C'est très simple, tu mettras.... Tu mettras: mon frère; ce sera vrai d'abord et, en style épistolaire, ce sera très convenable.»


XXXVI

Il y avait environ six semaines que la Médée avait été désarmée à Brest et que j'étais séparé d'Yves, quand un jour, à Athènes, je crois, je reçus cette surprenante lettre:

«Brest, 15 septembre 1877.

»Mon bon frère,

»Je vous écris ces quelques mots, bien à courir, pour vous faire savoir que je me suis marié hier. Et, ma foi, j'aurais bien pu vous demander conseil auparavant; mais, vous comprenez, je n'avais pas du tout de temps à perdre, étant désigné pour faire la campagne de la Cornélie et n'ayant que huit jours devant moi à passer avec ma femme.

»Je pense que vous trouverez, vous aussi, mon bon frère, que cela vaut bien mieux que d'être toujours à courir, comme vous savez, d'un bord et de l'autre. Ma femme s'appelle Marie Keremenen; je vous dirai qu'elle me plaît beaucoup, et je crois que nous irions très bien ensemble si seulement je pouvais rester.

»Je vous écrirai un peu plus long avant de partir, mon bon frère, et je vous promets que je suis bien triste de m'embarquer cette fois sans vous.

»Je termine en vous embrassant de tout mon cœur.

»Votre frère qui vous aime.

»À vous,

»Yves Kermadec.»

«P.-S.—Je viens d'apprendre que ma destination est changée; j'embarque sur l'Ariane, qui ne part qu'à la mi-novembre. Cela me donne près de deux mois à passer avec ma femme; nous aurons tout à fait le temps de faire connaissance, et vous pensez que je suis bien content.»

...Au retour de leurs campagnes, les matelots font mille extravagances avec leur argent; c'est de règle. Les villes maritimes connaissent leurs excentricités un peu sauvages.

Quelquefois même ils épousent, en manière de passer temps, des femmes quelconques pour avoir une occasion de mettre une redingote noire.

Et Yves, lui, qui avait déjà épuisé autrefois tous les genres de sottises, pour changer, avait fini par un mariage.

Yves marié!... Et avec qui, mon Dieu?... Peut-être quelque effrontée de la ville, ramassée au hasard dans un moment où il était gris!

J'avais sujet d'être très inquiet, me rappelant certaine créature en chapeau à plumes qu'il avait failli épouser par distraction,—à vingt ans,—dans cette même ville de Brest.


XXXVII

Deux mois plus tard, quand cette Ariane fut prête à partir, le sort voulut que je fusse désigné, moi aussi, à la dernière heure, pour faire partie de son état-major.


XXXVIII

Au moment du départ, je vis cette Marie Keremenen, que j'appréhendais de connaître: c'était une jeune femme d'environ vingt ans, qui portait le costume du village de Toulven, en basse Bretagne.

Ses beaux yeux noirs regardaient clair et franc. Sans être absolument jolie, elle était presque charmante avec son corsage de drap brodé, sa coiffe blanche à grandes ailes, et sa large collerette rappelant les fraises à la Médicis.

Il y avait en elle quelque chose de candide et d'honnête qu'on aimait à regarder. Il me parut que je l'aurais précisément désirée ainsi si j'avais été chargé de la choisir moi-même pour mon frère Yves.


XXXIX

Le hasard les avait rapprochés tous deux un jour qu'elle était venue voir sa marraine à Brest.

Le galant avait été vite en besogne, et elle, séduite par le grand air d'Yves, par son bon sourire doux, s'était laissée aller—avec une certaine inquiétude cependant—à ce mariage précipité, qui allait, pour commencer, la faire veuve pendant sept ou huit mois.

Elle avait un peu de bien, comme on dit à la campagne, et devait s'en retourner, aussitôt après notre départ, chez ses parents, dans son village de Toulven.

Yves me confia qu'on prévoyait l'arrivée d'un petit enfant.

«Vous verrez, dit-il: je parierais qu'il arrivera juste pour notre retour!»

Et il embrassa sa femme qui pleurait. Nous partîmes. Encore une fois, nous nous en allions ensemble nous promener là-bas dans le domaine bleu des poissons volants et des dorades.


XL

15 novembre 1877.

La veille de ce départ, Yves avait obtenu par faveur d'aller à terre dans le jour pour voir à l'hôpital maritime son grand frère Gildas, le pêcheur de baleines, qui venait d'arriver à moitié perdu et qu'il n'avait pas vu depuis dix ans.

Gildas Kermadec était un homme de quarante ans, de haute taille, la figure plus régulière que celle d'Yves. On voyait encore dans ses grands yeux comme une flamme éteinte; il avait dû être très beau.

Il était paralysé et mourant, perdu par l'eau-de-vie et les excès de tout genre; il avait usé sa vie à plaisir, semé sa sève et ses forces sur tous les grands chemins du monde.

Il s'avança lentement, appuyé sur un bâton, encore droit et cambré, mais traînant la jambe, et le regard égaré.

«Ô Yves!...» dit-il par trois fois, «Ô Yves! Ô Yves!»

C'était à peine articulé; la parole était aussi paralysée chez lui. Il ouvrit les bras à Yves pour l'embrasser, et des larmes coulèrent sur ses joues brunes.

Yves aussi pleura.... Et puis, vite, il fallut partir. La permission qu'on lui avait donnée n'était que d'une heure.

Du reste, Gildas ne parlait plus, il avait fait asseoir Yves près de lui sur un banc d'hôpital, et, lui tenant la main, il le regardait avec ses yeux de fou près de mourir. D'abord il avait bien essayé de lui dire plusieurs choses qui semblaient se presser dans sa tête; mais il ne sortait de ses lèvres que des sons inarticulés, rauques, profonds, qui faisaient mal à entendre. Non, il ne pouvait plus; alors il se contentait de lui tenir la main et de le regarder avec une tristesse infinie.


Yves emporta une impression profonde de cette entrevue dernière avec son frère Gildas. Ils ne s'étaient revus que deux fois depuis que Gildas était parti pour la mer. Mais ils étaient frères, frères de la même chaumière et du même sang, et c'est là quelque chose de mystérieux, un lien qui résiste à tout.

...Un mois plus tard, à notre première relâche, nous apprîmes que Gildas était mort. Alors Yves mit un crêpe à sa manche de laine.


XLI

À bord de l'Ariane, mai 1878.

...L'île de Ténériffe se dessinait devant nous comme une sorte de grand édifice pyramidal posé sur une immense glace réfléchissante qui était la mer. Les côtes tourmentées, les arêtes gigantesques des montagnes étaient rapprochées, rapetissées par la limpidité extrême, invraisemblable de l'air. On distinguait tout: les angles vifs un peu rosés, les creux un peu bleus. Et tout cela posait sur la mer comme une grande découpure légère, sans poids. Une bande très nette de nuages d'un gris nacré coupait Ténériffe horizontalement par le milieu, et, au-dessus, le pic dressait son grand cône baigné de soleil.

Les goélands faisaient un tapage extraordinaire autour de nous; ils étaient une bande qui criaient et battaient l'air de leurs ailes blanches, dans un de ces accès de frénésie qui les prend quelquefois on ne sait à quel propos.

Midi.—Le dîner de l'équipage venait de finir; on avait sifflé: les tribordais à ramasser les plats! Et Yves, qui était tribordais à bord de l'Ariane, remontait sur le pont et venait à moi, essayant tout doucement son sifflet, pour s'assurer s'il marchait toujours bien.

«Oh! mais qu'est-ce qu'ils ont aujourd'hui, les goélands? Piauler, piauler.... Tout le temps du dîner, avez-vous entendu?»

Vraiment non, je ne savais pas ce qu'ils pouvaient bien avoir, les goélands. Cependant, comme il fallait, par politesse, répondre quelque chose à Yves, je lui racontai à peu près ceci:

«Ils ont demandé à parler à l'officier de quart, qui était précisément moi. C'était pour s'informer de leur petit cousin Pierre Kermadec; alors je leur ai répondu: «Messieurs, le petit Pierre Kermadec, mon filleul, n'est pas encore né; c'est trop tôt, repassez dans quelques jours, quand nous serons à Brest.» Aussi, tu vois, ils sont partis. Regarde-les tous qui s'en vont là-bas.

«Vous leur avez répondu tout à fait comme il faut, dit Yves, qui riait assez rarement. Mais je vais vous dire, moi, j'ai beaucoup rêvé là-dessus, encore cette nuit, et savez-vous une peur qui me vient? C'est que ce soit une petite fille.»

En effet, quelle contrariété si ce filleul attendu allait être une petite fille! Il n'y aurait plus moyen de l'appeler Pierre.

...Cette parenté du petit enfant d'Yves avec les goélands n'était pas de mon invention: goéland était le nom qu'on donnait aux gabiers à bord de cette Ariane, et le nom qu'ils se donnaient entre eux. Il n'y avait donc pas à s'étonner que mon petit filleul à venir dût avoir dans les veines un peu de ce sang d'oiseau.

Aussi, en parlant de lui dans nos conversations du soir, nous disions toujours:

«Quand le petit goéland sera arrivé.»

Jamais nous ne l'appelions d'une autre manière.


XLII

Brest, 15 juin 1878.

Nous habitons pour aujourd'hui un logis de hasard, rue de Siam, à Brest, où l'Ariane est revenue mouiller ce matin.

En réponse à l'avis de son arrivée, Yves a reçu de Toulven, du vieux Keremenen, la dépêche suivante:

«Petit garçon né cette nuit. Se porte très bien, Marie aussi.

Corentin Keremenen.»

La nuit venue et nous couchés, impossible de dormir. J'entendis Yves dans son lit qui se tourne, se vire, comme il dit avec son accent breton. À l'idée qu'il ira demain à Toulven voir ce petit nouveau-né, son bon et brave cœur déborde de toute sorte de sentiments dans lesquels il ne se reconnaît plus.

...Deux jours après lui, je dois, moi aussi, me rendre à Toulven pour le baptême.

Et il fait mille projets pour cette cérémonie:

«Je n'ose pas vous dire, mais, si vous vouliez, à Toulven, manger chez nous? Dame, vous savez, chez mon beau-père, ça n'est pas comme à la ville, bien sûr.»


XLIII

Brest, 15 juin 1878.

Dès le matin, je pars pour Toulven, où Yves m'attend depuis hier.

Temps splendide. La vieille Bretagne est verte et fleurie. Tout le long du chemin, de grands bois, des rochers.

Yves est là à l'arrivée de la diligence que j'ai prise à Bannalec. Près de lui se tient une jeune fille de dix-huit ou vingt ans qui rougit, bien jolie sous sa grande coiffe.

«Voici Anne, me dit Yves, ma belle-sœur, la marraine.»

Il y a encore une petite distance entre le bourg et la chaumière qu'ils habitent à Trémeulé en Toulven.

Des gars du village chargent mes malles sur leurs épaules, et me voilà en route pour faire ma visite au goéland qui vient de naître; pour faire connaissance aussi avec cette famille de bas Bretons, dans laquelle mon pauvre Yves est entré par coup de tête, sans trop savoir pourquoi.

Comment seront-ils, ces nouveaux parents de mon frère Yves,—et ce pays qui va devenir le sien?


XLIV

Nous nous acheminons tous trois par des sentiers creux, très profonds, qui fuient devant nous sous le couvert des hêtres et qui sont tout pleins de fougères.

C'est le soir; le ciel est couvert, et il fait dans ces chemins une espèce de nuit qui sent le chèvrefeuille.

Çà et là sont rangées, au bord, des chaumières grises, très antiques, tapissées de mousse.

...Il y en a une d'où part une chanson à dormir, chantée en cadence lente par une voix très vieille aussi:

Boudoul, boudoul, galaïchen!
    Boudoul, boudoul, galaïch du!...

«C'est lui qu'on berce, dit Yves en souriant. Voici chez nous.»

Elle est à moitié enfouie et toute moussue, cette chaumière des vieux Keremenen. Les chênes et les hêtres étendent au-dessus leur voûte verte; elle semble aussi ancienne que la terre des chemins.

Au dedans, il fait sombre; on voit les lits en forme d'armoire alignés avec les bahuts le long du granit brut des murs.

Une grand-mère en large collerette blanche est là qui chante auprès du nouveau-né, qui chante un air du temps de son enfance.

Dans un berceau d'une mode bretonne d'autrefois, qui, avant lui, avait bercé ses ancêtres, est couché le petit goéland: un gros bébé de trois jours, tout rond, tout noir, déjà basané comme un marin, et qui dort, les poings fermés sous son menton. Il a de tout petits cheveux qui sortent de son bonnet sur son front comme des petits poils de souris. Je l'embrasse, et de tout mon cœur, parce que c'est le bébé d'Yves.

«Pauvre petit goéland!» dis-je en touchant le plus doucement possible ses petits cheveux de souris, «il n'a pas encore beaucoup de plumes.

—C'est vrai, dit Yves en riant. Et puis, regardez», ajoute-t-il en étendant avec des précautions infinies la petite patte fermée dans sa main rude, «je ne l'ai pas très bien réussi: il n'a pas du tout la peau d'entre-doigts

On nous dit que Marie Kermadec est couchée dans un de ces lits dont on a refermé sur elle la petite porte de bois à jour, parce qu'elle vient de s'endormir; nous baissons la voix de peur de l'éveiller, et nous sortons, Yves et moi, pour aller faire dans le village plusieurs démarches que nécessite la solennité de demain.


XLV

Nous trouvons drôle de nous voir tous deux faisant acte de citoyens comme tout le monde. Chez m. Le maire, chez m. Le curé, nous nous sentons très empruntés, ayant même par instants des envies de rire.

Petit goéland est définitivement inscrit au registre de Toulven sous les prénoms de Yves-Pierre,—celui de son père, et le mien, comme c'est l'usage dans le pays. Quant à m. Le curé, il est convenu avec lui qu'il nous attendra demain matin, à neuf heures, à l'église, et qu'il y aura un te deum.

«Maintenant rentrons tout droit, dit Yves; le père doit être déjà de retour, et nous les retarderions pour souper.»


XLVI

La nuit de juin descendait doucement, avec beaucoup de calme et de silence, sur le pays breton. Dans le chemin creux, on commençait à ne plus y voir.

Le vieux Corentin Keremenen était de retour, en effet, de son travail aux champs et nous attendait sur sa porte. Même il avait eu le temps de faire sa toilette: il avait mis son grand chapeau à boucle d'argent et sa veste des fêtes en drap bleu, ornée de paillettes de métal et d'une broderie dans le dos, représentant le saint sacrement.

...Il y a une agitation joyeuse dans cette chaumière, un air des grands jours. Les chandeliers de cuivre sont allumés sur la table, qui est recouverte d'une belle nappe. Les bahuts, les escabeaux, les vieilles boiseries de chêne reluisent comme des miroirs; on sent qu'Yves a passé par là.

Ces chandeliers n'éclairent pas loin et il y a dans cette chaumière des recoins noirs; on voit se mouvoir de grandes choses bien blanches, qui sont les coiffes à larges ailes et les collerettes plissées des femmes; autrement les fonds sont très obscurs; la lumière vient mourir en tremblotant sur le granit des murailles, sur les solives irrégulières et noircies par le temps qui portent le chaume du toit. Toujours ce chaume et ce granit brut qui jettent encore dans les villages bretons une note de l'époque primitive.

...On apporte sur la table la bonne soupe qui fume et nous nous asseyons alentour, Yves à ma gauche, Anne à ma droite.

C'est un grand repas, plusieurs poulets à diverses sauces, des crêpes de sarrasin, des omelettes au lard et au sucre; du vin et du cidre doré qui mousse dans nos verres.

Yves me dit à part, tout bas:

«C'est un très bon homme, mon beau-père;—et ma belle-mère Marianne, vous ne pouvez pas vous figurer quelle bonne femme elle est! J'aime beaucoup mon beau-père et ma belle-mère.»

Dans la soirée, une jeune fille apporte du village des choses empesées de frais, très encombrantes. Anne se dépêche de serrer tout cela dans un bahut pendant qu'Yves m'envoie un coup d'œil d'intelligence, disant:

«Vous voyez, tous ces préparatifs en votre honneur!»

J'avais bien deviné ce que c'était: la coiffe de cérémonie et l'immense collerette brodée de mille plis; qui doivent la parer pour la fête de demain matin.

De mon côté, j'ai différents petits paquets que je désire faire sortir inaperçus de ma malle avec l'aide d'Yves: des bonbons, des dragées, une croix d'or pour la marraine. Mais Anne aussi a vu tout cela du coin de son œil, et se met à rire. Tant pis! Et on ne peut pas réussir à se faire des mystères dans un logis où il n'y a qu'une seule porte et qu'un seul appartement pour tout le monde.

Petit Pierre, lui, toujours tout rond comme un bébé de bronze, continue de dormir dans la même pose, les poings fermés sous le menton; jamais bébé naissant ne fut si beau ni si sage.

...Quand je prends congé d'eux tous, Yves se lève aussi pour venir me conduire jusqu'au village, où je dois coucher à l'auberge.

...Dehors, dans le sentier creux, sous les branches, il fait absolument noir; on y est enveloppé d'une obscurité double, celle des grands arbres et celle de la nuit.

C'est un genre de calme auquel nous ne sommes plus habitués, celui des bois. Et puis la mer n'est pas là; ce pays de Toulven en est très éloigné. Nous écoutons; il nous semble toujours que nous devons entendre dans le lointain son bruit familier; mais non, c'est partout le silence. Rien que des frôlements à peine perceptibles dans l'épaisseur verte, faibles bruits d'ailes qui s'ouvrent, trémoussements légers d'oiseaux qui ont de petits rêves dans leur sommeil.

On sent toujours les chèvrefeuilles; mais, avec la nuit, il est venu une fraîcheur pénétrante et des odeurs de mousse, de terre, d'humidité bretonne.

Toutes ces campagnes qui dorment, toutes ces collines boisées qui nous entourent, tous ces sommeils d'arbres, toutes ces tranquillités nous oppressent. Nous nous sentons un peu des étrangers au milieu de tout cela, et la mer nous manque, la mer, qui est en somme le grand espace ouvert, le grand champ libre sur lequel nous nous sommes accoutumés à courir.

Yves subit ces impressions et me les exprime d'une manière naïve, d'une manière à lui, qui n'est guère intelligible que pour moi. Au milieu de son bonheur, une inquiétude le trouble ce soir, presque un regret d'être venu étourdiment fixer sa destinée dans cette chaumière perdue.

Et puis nous rencontrons un calvaire, qui tend dans l'obscurité ses deux bras gris, et nous songeons à toutes ces vieilles chapelles de granit, qui sont posées çà et là autour de nous, isolées au milieu des bois de hêtres et dans lesquelles veillent des esprits de morts.


XLVII

Le lendemain jeudi, 16 du mois de juin 1878, par un temps radieux, le cortège de baptême s'organise dans la chaumière des vieux Keremenen.

Anne, le dos tourné dans un coin, ajuste sa grande coiffe devant un miroir, un peu embarrassée d'être obligée de faire cela devant moi; mais les chaumières de Bretagne ne sont pas grandes, et elles n'ont pas d'autres séparations au dedans que les petites armoires où l'on dort.

Anne est vêtue d'un costume de drap noir dont le corsage ouvert est brodé de soies de toutes couleurs et de paillettes d'argent; elle porte un devantier de moire bleue, et, débordant sur ses épaules, une collerette blanche à mille plis qui se tient rigide comme une fraise du xvie siècle. Moi, j'ai pris un uniforme aux dorures toutes fraîches, et nous produirons certainement un bon effet tout à l'heure, nous donnant le bras, dans le sentier vert.

Auprès du petit enfant, il y a ce matin un nouveau personnage, une vieille très laide et très extraordinaire, qui fait son entendue et à qui on obéit:—c'est la sage-femme, à ce qu'il paraît.

«Elle a l'air un peu sorcière», dit Anne, qui devine mon impression; «mais c'est une très bonne femme.

—Oh! oui, une très bonne femme, appuie le vieux Corentin; c'est un air qu'elle a comme cela, monsieur, mais elle ne manque pas de religion, et même elle a obtenu de grandes bénédictions, l'an passé, au pèlerinage de Sainte-Anne.»

Cassée en deux comme Carabosse, un nez crochu en bec de chouette et des petits yeux gris bordés de rouge, qui clignotent très vite comme ceux des poules, elle va de droite et de gauche, affairée, avec sa grande collerette de cérémonie toute raide; quand elle parle, sa voix surprend comme un son de la nuit; on croirait entendre la hulotte des sépulcres.

Yves et moi, nous n'aimions pas d'abord cette vieille auprès du nouveau-né; mais nous songeons ensuite que, depuis cinquante ans, elle préside aux naissances des petits enfants du pays de Toulven, sans avoir jamais porté malheur à aucun, bien au contraire. D'ailleurs, elle observe en conscience tous les rites anciens, tels que faire boire au petit avant le baptême un certain vin dans lequel on a trempé l'anneau du mariage de sa mère, et plusieurs autres qui ne devraient jamais être négligés.

On y voit juste autant qu'il faut, dans cette chaumière, très enterrée et très à l'ombre. Le jour entre un peu par la porte; au fond, il y a aussi une lucarne ménagée dans l'épaisseur du granit, mais les fougères l'ont envahie: on les voit par transparence, comme les fines découpures d'un rideau vert.

...Enfin petit Pierre a terminé sa toilette, et sans pousser un cri. Je l'aurais mieux aimé en petit Breton; mais non, il est tout en blanc, le fils d'Yves, avec une longue robe brodée et des nœuds de ruban, comme un petit monsieur de la ville. Il a l'air encore plus vigoureux et plus brun dans ce costume de poupée; les pauvres petits bébés des villes, qui vont au baptême dans des toilettes pareilles, n'ont pas, en général, un sang si vivace et si fort.

Par exemple, je suis forcé de reconnaître qu'il n'est pas encore bien joli; il est probable que cela viendra plus tard; mais, pour le moment, il a un minois bouffi de petit chat naissant.

...Dehors, dans le sentier plein de fougères, sous la voûte verte, s'agitent déjà quelques grandes coiffes blanches de jeunes filles et des corsages de drap à broderies, comme celui d'Anne. Elles sont sorties des chaumières voisines et attendent pour nous voir passer.

Bras dessus bras dessous, Anne et moi, nous nous mettons en route. Petit Pierre prend les devants, sur les bras de la vieille au nez d'oiseau, qui trotte vite et menu, avec un déhanchement bizarre comme les vieilles fées. Et le grand Yves marche derrière nous, dans ses habits de mariage, très grave, un peu étonné d'être à pareille fête, un peu intimidé aussi de défiler tout seul, mais c'est la coutume.

Par le beau matin de juin, nous descendons gaiement le sentier breton; au-dessus de nos têtes, le couvert des chênes et des hêtres tamise des petits ronds de lumière qui tombent par milliers à travers la verdure comme une pluie blanche. Les clématites pendent, mêlées au chèvrefeuille, et les oiseaux chantent tous la bienvenue au petit goéland, qui fait sa première apparition au soleil.

...Nous voici dans Toulven, qui est presque une petite ville. Les bonnes gens sont sur leur porte, et nous défilons tout le long de la grand'rue pour aller à l'église.

Elle est très ancienne, cette église de Toulven; elle s'élève toute grise dans le ciel bleu, avec sa haute flèche de granit à jours, que par place les lichens ont dorée. Elle domine un grand étang immobile avec des nénuphars, et une série de collines uniformément boisées qui font par derrière un horizon sans âge.

Tout autour, un antique enclos; c'est le cimetière. Des croix bordent la sainte allée; elle sortent d'un tapis de fleurs, d'œillets, de giroflées, de blanches marguerites. Et dans les recoins plus abandonnés où le temps a nivelé les bosses de gazon, il y a des fleurs encore pour les morts: les silènes et les digitales des champs de Bretagne; la terre en est toute rose. Les tombes se pressent là, aux portes de l'église séculaire, comme un seuil mystérieux de l'éternité; cette grande chose grise qui s'élève, cette flèche qui essaye de monter, il semble, en effet, que tout cela protège un peu contre le néant; en se dressant vers le ciel, cela appelle et cela supplie: et c'est comme une éternelle prière immobilisée dans du granit. Et les pauvres tombes enfouies sous l'herbe attendent là, plus confiantes, à ce seuil d'église, le son de la dernière trompette et des grandes voix de l'Apocalypse.

Là aussi, sans doute, quand, moi, je serai mort ou cassé par la vieillesse, là on couchera mon frère Yves; il rendra à la terre bretonne sa tête incrédule, et son corps qu'il lui avait pris. Plus tard encore y viendra dormir le petit Pierre,—si la grande mer ne nous l'a pas gardé,—et, sur leurs tombes, les fleurs roses des champs de Bretagne, les digitales sauvages, l'herbe haute de juin, pousseront comme aujourd'hui, au beau soleil des étés.

...Sous le porche de l'église, il y avait tous les enfants du village qui semblaient très recueillis. M. Le curé était là aussi qui nous attendait dans ses habits de cérémonie.

C'était un porche d'une architecture très primitive, et dont bien des générations bretonnes avaient usé les pierres; il y avait des saints difformes, taillés dans le granit, qui étaient alignés comme des gnomes.

La cérémonie fut longue à cette porte. La vieille à tête de chouette avait posé le petit Pierre dans nos mains, et nous le tenions à deux avec la marraine, comme le veut l'usage, elle du côté des pieds et moi du côté de la tête. Yves, adossé aux piliers de granit, nous regardait faire d'un air très rêveur, et Anne était bien jolie, sous ce porche gris, avec son beau costume et sa grande fraise, tout en lumière, dans un rayon de soleil.

Petit Pierre marqua une légère grimace et passa sur sa lèvre le bout de sa toute petite langue, d'un air mécontent, quand on lui fit goûter le sel, emblème des amertumes de la vie.

M. Le curé récita de longs oremus en latin, après quoi, il dit dans la même langue au petit goéland: Ingredere, Petre, in domum Domini. Et alors nous entrâmes dans l'église.

Des saintes qui étaient là, dans des niches, en costume du xvie siècle, regardaient petit Pierre faire son entrée, de ce même air placide et mystique avec lequel elles ont vu naître et mourir dix générations d'hommes.

Sur les fonts baptismaux ce fut encore fort long, et puis il nous fallut faire station, Anne et moi, devant la grille du chœur, agenouillés comme deux nouveaux époux.

Enfin, je dus prendre à moi tout seul le fils d'Yves, que je tremblais de briser dans mes mains inhabiles, monter les marches de l'autel avec ce précieux petit fardeau, et lui faire embrasser la nappe blanche sur laquelle pose le saint sacrement. Je me sentais très gauche en uniforme, j'avais l'air de porter un poids des plus lourds. Je ne m'imaginais pas que ce fût une chose si difficile de tenir un nouveau-né; encore il était endormi: s'il eût été en mouvement, jamais je n'aurais pu réussir.

...Tous les enfants du village nous guettaient au départ, de petits gars bretons avec des mines effarouchées, des joues bien rondes et de longs cheveux.

Les cloches sonnaient joyeusement en haut de l'antique flèche grise et le Te Deum venait d'éclater derrière nous, entonné à pleine voix par des petits enfants de chœur en robe rouge et surplis blanc.

On nous laissa passer, encore tranquilles et recueillis, dans l'allée fleurie que bordaient les tombes;—mais après, quand nous fûmes dehors!...

Petit Pierre, cause de tout ce tapage, était parti devant, emporté de plus en plus vite par la vieille au nez crochu, et dormant toujours de son sommeil innocent. Anne et moi, nous étions assaillis; petits garçons et petites filles nous entouraient avec des cris et des gambades; il y en avait de ces petites qui avaient bien cinq ans, et qui portaient déjà de grandes collerettes et de grandes coiffes pareilles à celles de leurs mères; et elles sautaient autour de nous, comme des petites poupées très comiques.

C'était singulier, la joie de ce petit monde breton, rose avec de longs cheveux de soie jaune; à peine éclos à la vie, et déjà dans des costumes et des modes du vieux temps;—exubérants d'une joie inconsciente,—comme autrefois leurs ancêtres, et ils sont morts! Joie de la vie toute neuve, joie comme en ont les petits chats, les cabris, et, après dix ans, ils meurent; les petits chiens, les petits moutons ont de ces joies et font des sauts d'enfant,—et cela passe et on les tue!

Nous leur jetions des poignées de dragées, et toute notre route était semée de bonbons. On se souviendra longtemps dans Toulven de ce baptême du petit goéland.

...Après, nous retrouvâmes le calme du sentier breton, la longue allée verte, et, au bout, le hameau sauvage.

Il était maintenant près de midi; les papillons et les mouches volaient par bandes le long du chemin. Il faisait très chaud pour un temps de Bretagne.

En plein jour, c'était un vrai jardin que ce toit de chaume des vieux Keremenen; une quantité de petites fleurs, blanches, jaunes, roses, s'y étaient installées en compagnie d'une grande variété de fougères, et le soleil s'éparpillait dessus, toujours tamisé par les chênes.

Au dedans, il faisait encore frais, dans le demi-jour un peu vert, sous la voûte basse et noire des vieilles solives.

Le dîner était prêt sur la table, et la femme d'Yves, qui s'était levée pour la première fois, nous attendait, assise à sa place, dans ses beaux habits de fête. En quelques jours, sa jeunesse s'était envolée, elle était pâle et maigrie. Yves la regarda avec un air de surprise déçue qu'elle put voir; puis, comprenant que c'était mal, il alla l'embrasser avec affection, un peu en grand seigneur. Et, moi, j'augurai de tristes choses de cette entrevue de désenchantement.

Toutefois ce dîner du baptême fut gai. Il se composait d'un grand nombre de plats bretons et dura fort longtemps.

Au dessert, on entendit dehors marmotter très vite, à deux voix, en langue de basse Bretagne, des espèces de litanies. C'étaient deux vieilles, deux pauvresses, qui se donnaient le bras, appuyées sur des bâtons, comme font les fées quand elles prennent forme caduque pour n'être pas reconnues.

Elles demandèrent à entrer, étant venues pour dire la bonne aventure au petit Pierre. Sur son berceau de chêne où on le balançait doucement, elles firent des prédictions très heureuses, et puis se retirèrent en bénissant tout le monde.

Alors on leur remit de grosses aumônes, et Anne leur fit des tartines beurrées.


XLVIII

Dans l'après-midi, il y eut une belle scène: mon pauvre Yves était gris et voulait aller à Bannalec prendre le chemin de fer pour s'en retourner à bord.

Nous étions fort loin à nous promener dans un bois, Anne, lui et moi, quand tout à coup cela le prit à propos d'un rien. Il nous avait quittés, nous tournant le dos, disant qu'il ne reviendrait plus, et nous l'avions suivi par inquiétude de ce qu'il allait faire.

Quand nous arrivâmes après lui à la chaumière des vieux Keremenen, nous le vîmes qui avait jeté à terre sa belle chemise blanche et ses beaux habits de mariage; le torse nu, comme se mettent les matelots à bord pour la tenue du matin, il cherchait partout son tricot de marin qu'on lui avait caché.

«Seigneur Jésus, mon Dieu! ayez pitié de nous», disait Marie, se femme, en joignant ses pauvres mains pâles de convalescente. «Comment cela s'est-il fait, seigneur? Car enfin il n'a pas bu! Ô monsieur, empêchez-le», suppliait-elle en s'adressant à moi. «Et qu'est-ce qu'on va dire dans Toulven quand il passera, de voir que mon mari a voulu me quitter!»

En effet, Yves avait très peu bu; le contentement, sans doute, lui avait tourné la tête à ce dîner, et, de plus, nous lui avions fait faire une course au grand soleil; il n'y avait pas tout à fait de sa faute.

Quelquefois,—rarement il est vrai,—avec beaucoup de douceur, on pouvait l'arrêter encore; je savais cela, mais je ne me sentais pas capable aujourd'hui d'employer ce moyen. Non, c'était trop, à la fin! Même ici, dans cette paix et ce bon jour de fête, apporter encore ces scènes-là!

Je dis simplement:

«Yves ne sortira pas!»

Et, pour lui couper la route, je me mis en travers de la porte, arc-bouté aux vieux montants de chêne, qui étaient massifs et solides.

Lui n'osait rien me répondre à moi-même, ni lever sur moi ses yeux sombres et troubles. Il allait et venait, cherchant toujours ses habits de bord, tournant comme une bête fauve que l'on tient captive. Il avait dit à voix basse que rien ne l'empêcherait de sortir dès qu'il aurait trouvé son bonnet pour se coiffer. Mais c'est égal, l'idée qu'il faudrait me toucher pour essayer de sortir le retenait encore.

Moi aussi, j'étais dans un mauvais jour et je ne sentais plus rien de cette affection qui avait duré tant d'années, pardonné tant de choses. Je voyais devant moi le forban ivre, ingrat, révolté, et c'était tout.

Au fond de chaque homme, il y a toujours un sauvage caché qui veille,—chez nous surtout qui avons roulé la mer.—C'étaient nos deux sauvages qui étaient en présence et qui se regardaient, ils venaient de se heurter l'un à l'autre, comme dans nos plus mauvais jours passés.

Et dehors, autour de nous, c'était toujours le calme de la campagne, l'ombre des chênes, la tranquille nuit verte.

Le pauvre vieux Keremenen, lui, ne pouvait rien, et cela risquait de devenir tout à fait odieux et pitoyable, quand on entendit Marie qui pleurait; c'étaient ses premières larmes de femme, des larmes pressées, amères, présage sans doute de beaucoup d'autres; des sanglots qui étaient lugubres, au milieu de ce silence lourd que nous gardions tous.

Alors Yves fut vaincu et s'approcha lentement pour l'embrasser:

«Allons, j'ai tort, dit-il, et je demande pardon.»

Et puis il vint à moi et se servit d'un nom qu'il avait quelquefois écrit, mais qu'il n'avait jamais osé prononcer:

«Il faut encore me pardonner, frère!...»

Et il m'embrassa aussi.

Après, il demanda pardon aux deux vieux Keremenen, qui lui donnèrent de bons baisers de père et de mère; et pardon à son fils, le petit goéland, en appuyant sa bouche sur ses petites mains fermées qui débordaient du berceau.

Il était tout à fait dégrisé et c'était fini; le vrai Yves, mon frère, était revenu; il y avait comme toujours dans son repentir quelque chose de simple et d'enfantin qui faisait qu'on lui pardonnait sans arrière-pensée et qu'on oubliait tout.

Maintenant il ramassait ses effets par terre, les époussetait et se rhabillait sans rien dire, triste, épuisé, essuyant son front, où une mauvaise sueur froide était venue perler.

...Une heure après, je regardais Yves, qui était posé, avec sa tournure d'athlète, auprès du berceau de son fils; il venait de l'endormir, en le berçant lui-même, et, peu à peu, progressivement, avec beaucoup de précautions, il arrêtait les balancements de la petite corbeille de chêne, pour la laisser immobile, voyant que le sommeil était bien venu. Ensuite il se pencha davantage pour le regarder de tout près, l'examinant avec beaucoup de curiosité, comme ne l'ayant encore jamais vu, touchant les petits poings fermés, les petits cheveux de souris qui sortaient toujours du petit bonnet blanc.

À mesure qu'il le contemplait, sa figure prenait une expression d'une tendresse infinie; alors l'espoir me vint que ce serait peut-être un jour sa sauvegarde et son salut, ce petit enfant....


XLIX

Le soir, après souper, nous fîmes une promenade beaucoup plus calme que celle du jour, Anne, Yves et moi.

Et, à neuf heures, nous étions assis au bord d'un grand chemin qui traversait les bois.

Ce n'était pas encore la nuit, tant sont longues en Bretagne les soirées du beau mois de juin; mais nous commencions tout de même à causer des fantômes et des morts.

Anne disait:

«L'hiver, quand les loups viennent, nous les entendons de chez nous; mais quelquefois les revenants aussi, monsieur, se mettent à crier comme eux.»

Ce soir-là, on entendait seulement passer les hannetons et les cerfs-volants qui traversaient l'air tiède en décrivant des courbes, avec de petits bourdonnements d'été. Et puis, dans le lointain du bois: hou!... Hou!... Un appel triste, chanté tout doucement d'une voix de hibou.

Et Yves disait:

«Écoutez, frère, les perruches de France qui chantent» (c'était un souvenir de sa perruche de la Sibylle).

Les graminées légères, avec leurs fleurs de poussière grise, étendaient sur la terre une couche très haute, à peine palpable, où on enfonçait; et les dernières phalènes, qui avaient fini de courir, plongeaient les unes après les autres dans ces épaisseurs d'herbes, pour prendre leur poste de sommeil le long des tiges.

Et l'obscurité venait, lente et calme, avec un air de mystère.

...Passa un jeune gars breton qui portait un bissac sur l'épaule, et s'en revenait gris du pardon de Lannildu, la plume de paon au chapeau. (Je ne sais pas bien ce que vient faire ceci dans l'histoire d'Yves: je raconte au hasard des choses qui sont restées dans ma mémoire). Il s'arrêta pour nous faire un discours. Après quoi, en manière de péroraison, et montrant son bissac:

«Tenez, dit-il, j'ai deux chats là-dedans.» (Cela n'avait aucun rapport avec ce qu'il venait de nous dire).

Il posa son fardeau par terre et jeta son grand chapeau dessus. Alors ce bissac se mit à jurer, avec de grosses voix de matous en colère, et à circuler par soubresauts sur le chemin.

Quand nous fûmes bien convaincus que c'étaient des chats, il remit le tout sur son épaule, salua, et continua sa route.


L

17 juin 1878.

De bonne heure, nous sommes debout pour aller dans les bois ramasser des luzes (petits fruits d'un noir bleu que l'on trouve dans les plus épais fourrés, sur des plantes qui ressemblent au gui de chêne).

Anne ne portait plus son beau costume de fête: elle avait mis une grande collerette unie et une coiffe plus simple. Sa robe bretonne en drap bleu était ornée de broderies jaunes: sur chaque côté de son corsage, c'étaient des dessins imitant de ces rangées d'yeux comme en ont les papillons sur leurs ailes.

Le long des sentiers creux, dans la nuit verte, nous rencontrions des femmes qui allaient à Toulven entendre la première messe du matin. Du fond de ces longs couloirs de verdure, on les voyait venir avec leurs collerettes, avec leurs hautes coiffes blanches, dont les pans retombaient symétriques sur leurs oreilles, comme des bonnets d'Egyptiens. Leur taille était très serrée dans des doubles corsages de drap bleu qui ressemblaient à des corselets d'insectes et sur lesquels étaient brodées toujours les mêmes bigarrures, les mêmes rangées d'yeux de papillon. Au passage, elles nous disaient bonjour en langue bretonne, et leur figure tranquille avait des expressions primitives.

Et puis, sur les portes des chaumières antiques en granit gris qui étaient enfouies dans les arbres, nous trouvions des vieilles assises et gardant des petits enfants; des vieilles aux longs cheveux blancs dépeignés, aux haillons de drap bleu coupés à la mode d'autrefois, avec des restes de broderies bretonnes et de rangées d'yeux: la misère et la sauvagerie du vieux temps.

Des fougères, des fougères, tout le long de ces chemins,—les espèces les plus découpées, les plus fines, les plus rares, agrandies là dans l'ombre humide, formant des gerbes et des tapis;—et puis des digitales pourprées s'élançant comme des fusées roses, et, plus roses encore que les digitales, les silènes de Bretagne, semant sur toute cette verdure fraîche leurs petites étoiles d'une couleur de carmin.

...À nous peut-être la verdure semble plus verte, les bois plus silencieux, les senteurs plus pénétrants, à nous qui habitons les maisons de planches au milieu du bruit de la mer.

«Moi, je trouve qu'on est très bien ici, disait Yves. Un peu plus tard, quand le petit Pierre sera seulement assez grand pour que je l'emmène par la main, nous nous en irons tous deux ramasser toute sorte de choses dans les bois,—et puis chasser. C'est cela, j'achèterai un fusil, dès que je serai un peu riche, pour tuer les loups. Il me semble à moi que je ne m'ennuierai jamais dans ce pays...»

Je savais bien, hélas! Qu'il s'y ennuierait à la longue; mais c'était inutile de le lui dire et il fallait bien lui laisser sa joie, comme aux enfants.

D'ailleurs, lui aussi allait partir; deux jours après moi, il devait rejoindre Brest, pour s'embarquer de nouveau. Ce n'était qu'un tout petit repos dans notre vie, ce séjour en Toulven, qu'un petit entr'acte de Bretagne après lequel notre métier de mer nous attendait.

...Nous fûmes bientôt au milieu des bois; plus de sentiers ni de chaumières; rien que des collines se succédant au loin, couvertes de hêtres, de broussailles, de chênes et de bruyères. Et des fleurs, une profusion de fleurs; tout ce pays était fleuri comme un éden: des chèvrefeuilles, de grands asphodèles en quenouilles blanches et des digitales en quenouilles roses.

Dans le lointain, le chant des coucous dans les arbres, et, autour de nous, des bruits d'abeilles.

Les luzes croissaient çà et là, sur le sol pierreux, mêlées aux bruyères fleuries. Anne trouvait toujours les plus belles, et m'en donnait à pleine main. Et le grand Yves nous regardait faire avec un sourire très grave, ayant conscience de jouer, pour la première fois, une espèce de rôle de mentor et s'en trouvant très surpris.

Le lieu était sauvage. Ces collines boisées, ces tapis de lichen, cela ressemblait à des paysages des temps passés, tout en ne portant la marque d'aucune époque précise. Mais le costume d'Anne était du plein moyen âge et alors on avait l'impression de cette période-là.

Non pas le moyen âge sombre et crépusculaire compris par Gustave Doré, mais le moyen âge au soleil et plein de fleurs, de ces mêmes éternelles fleurs des champs de la Gaule qui s'épanouissaient aussi pour nos ancêtres.

...Onze heures quand nous revînmes à la chaumière des vieux Keremenen pour dîner; il faisait très chaud cet été-là, en Bretagne; toutes ces fougères, toutes ces fleurettes roses des chemins se courbaient sous ce soleil inusité, qui les fatiguait même à travers les branchages verts.

...Une heure.—Pour moi, temps de partir.—J'allai embrasser d'abord petit Pierre, qui dormait toujours dans sa corbeille de chêne antique, comme si ces quatre jours ne lui avaient pas suffi pour se remettre de toute la fatigue qu'il avait prise pour venir au monde.

Je fis mes adieux à tous. Yves, pensif, debout contre la porte, m'attendait pour m'accompagner jusqu'à Toulven, où la diligence devait me prendre et me mener à la station de Bannalec. Anne et le vieux Corentin voulurent aussi me reconduire.

...Et, quand je vis s'éloigner Toulven, le clocher gris et l'étang triste, mon cœur se serra. Dans combien d'années reviendrais-je en Bretagne? Encore une fois nous étions séparés, mon frère et moi, et tous deux nous en allions à l'inconnu. Je m'inquiétais de son avenir, sur lequel je voyais peser des nuages très sombres.... Et puis je songeais aussi à ces Keremenen, dont l'accueil m'avait touché; je me demandais si mon pauvre cher Yves, avec ses défauts terribles et son caractère indomptable, n'allait pas leur apporter le malheur, sous leur toit de chaume couvert de petites fleurs roses.


LI

Novembre 1880.

...Un peu plus de deux ans après.

Petit Pierre avait froid. Il pleurait, en se tenant ses deux petites mains, qu'il essayait de cacher sous son tablier. Il était dans une rue de Brest, avant jour, un matin de novembre, sous la pluie fine. Il se serrait contre sa mère, qui, elle aussi, pleurait.

Elle était là, à ce coin de rue, Marie Kermadec, attendant, rôdant dans l'obscurité comme une mauvaise femme. Yves rentrerait-il?... Où était-il?... Où avait-il passé sa nuit? Dans quel bouge?... Retournerait-il au moins à son bord, à l'heure du coup de canon, à temps pour l'appel?

D'autres femmes attendaient aussi.

Une passa avec son mari, un quartier-maître comme Yves; il sortait ivre d'un cabaret qu'on venait d'ouvrir. Il essaya de marcher, fit quelques pas, puis tomba lourdement à terre, avec un bruit lugubre de sa tête contre le granit dur.

«Ah! mon Dieu! pleurait la femme; jésus, sainte Vierge Marie, ayez pitié de nous!... Jamais je ne l'avais vu comme ça encore!...»

Marie Kermadec l'aida à le remettre debout. Il avait une jolie figure douce et sérieuse.

«Merci, madame!»

Et la femme continua de le faire marcher, en le soutenant de toutes ses forces.

Petit Pierre pleurait assez doucement, comme comprenant déjà qu'une honte pesait sur eux, et qu'il ne fallait pas faire de bruit, baissant sa petite tête, et cachant toujours sous son tablier ses pauvres petites mains qui avaient froid. Il était assez bien couvert pourtant, mais il y avait longtemps qu'il était là, tranquille, à ce coin de rue humide. Les lanternes à gaz venaient de s'éteindre, et il faisait très noir. Pauvre petite plante saine et fraîche, née dans les bois de Toulven, comment était-il venu s'échouer dans cette misère de la ville? Il ne s'expliquait pas bien ce changement, lui, il ne pouvait pas comprendre encore pourquoi sa mère avait voulu suivre son mari dans ce Brest, et habiter un logis sombre et froid, au fond d'une cour, dans une des rues basses avoisinant le port.

Un autre passa; il battait sa femme, celui-ci, il ne voulait pas se laisser ramener, et c'était horrible. Marie poussa un cri, en entendant le bruit creux d'un coup de poing frappé dans une poitrine; et puis elle se cacha la figure, n'y pouvant rien. Non! Yves n'en était jamais arrivé là, lui. Mais est-ce que cela viendrait? Est-ce qu'il faudrait aussi, un de ces jours, descendre jusqu'à cette dernière misère?...


LII

Yves, à la fin, parut, marchant droit, cambré, la tête haute, mais l'œil atone, égaré. Il vit sa femme, mais passa sans en avoir l'air, lui jetant un mauvais regard trouble.

Ce n'était plus lui,—comme il le disait lui-même après, dans les bons moments de repentir qu'il avait encore.

Ce n'était plus lui, en effet: c'était la bête sauvage que l'ivresse réveillait, quand sa vraie âme était obscurcie et disparue.

Marie se garda de dire un mot, non seulement de faire un reproche, mais même de supplier. Il ne fallait rien dire à Yves dans ces moments où sa tête était perdue: il serait reparti encore. Elle savait cela; elle était pliée à ce silence.

Elle suivit, tête basse, sous la pluie, traînant par la main petit Pierre, qui tâchait de pleurer encore plus doucement depuis qu'il avait vu son père et qui mouillait ses pauvres petits pieds dans la boue du ruisseau. Comment avait-elle pu le laisser marcher ainsi, et même le faire sortir, comme cela, avant jour? À quoi pensait-elle donc? Où avait-elle la tête?... Et elle le prit à son cou, le réchauffant contre elle, l'embrassant avec amour.

Yves fit mine de passer devant sa porte, pour voir,—facétie de brute,—puis regarda derrière lui sa femme avec un sourire stupide qui faisait mal, comme pour dire: «C'était une plaisanterie que je te faisais, mais, tu vois, je vais rentrer.»

Elle le suivit de loin, se dissimulant le long des murs de l'escalier noir, se faisant petite, humble. Heureusement il n'était pas jour encore, et sans doute les voisins ne seraient pas levés pour être témoins de cette honte.

Elle entra après lui dans leur chambre et ferma la porte.

Pas de feu, un air de misère qui prenait au cœur.

La chandelle allumée, Marie vit qu'Yves avait encore tout déchiré ses vêtements neufs, qu'elle avait une première fois raccommodés avec tant de soin; et puis son grand col bleu était froissé et maculé, et son tricot à raies, les mailles rompues, bâillait sur sa poitrine.

Il allait et venait, tournant comme une bête enfermée, dérangeant, chavirant brusquement les choses qu'elle avait rangées, les morceaux de pain qu'elle avait économisés.

Elle, ayant recouché leur enfant dans son berceau et l'ayant bien couvert, faisait semblant de s'occuper des choses de leur ménage. Il fallait avoir un air naturel dans ces cas-là; autrement, si on semblait trop s'occuper de lui, il s'exaspérait tout à coup, comme un fauve qui a senti le sang; et il voulait repartir. Et, quand une fois il avait dit: «Eh bien, je m'en vais! Je m'en vais retrouver mes camarades!» il s'en allait avec un entêtement de brute; il n'y avait plus ni force, ni prières, ni larmes capables de le retenir.


LIII

Quelquefois Yves tombait tout à coup comme un mort et dormait plusieurs heures, puis c'était fini. Cela dépendait de l'espèce d'alcool qu'il avait pris.

D'autres fois, il tenait bon, on ne sait comment, et s'en retournait sur son navire, dans le port, «à la Réserve», faire son service.

Ce matin-là, quand il fut sept heures, Yves, un peu dégrisé, ayant eu l'idée de lui-même de tremper sa tête dans de l'eau glacée, sortit et prit le chemin de l'arsenal.


LIV

Alors Marie s'assit, brisée, anéantie, auprès du petit berceau où leur fils venait de se rendormir.

Par les fenêtres sans rideaux une lueur blanche commençait à entrer, une lueur pâle, pâle, qui donnait froid.

Encore un jour!—dans la rue, on entendait ce bruit caractéristique des bas quartiers de Brest aux heures d'embauchée: des milliers de sabots de bois martelant les pavés de granit dur. Les ouvriers rentraient dans le port de guerre, s'arrêtant en chemin pour boire encore de l'eau-de-vie, dans des cabarets à peine ouverts qui mêlaient au jour naissant les lueurs sales de leurs petites lampes.

Marie restait là, immobile, percevant avec une espèce d'acuité douloureuse tous ces bruits déjà familiers des matins d'hiver qui montaient de la rue, voix noyées d'alcool et grouillements de sabots. C'était dans une de ces vieilles maisons hautes d'étages, profondes, immenses, avec des cours noires, des murs de granit brut, épais comme des remparts, renfermant toute sorte de monde, ouvriers, vétérans, marins;—au moins trente ménages d'ivrognes. Il y avait quatre mois—depuis qu'Yves était revenu des Antilles—qu'elle avait quitté Toulven pour venir habiter là.

Une clarté plus blanche entrait par les vitres, tombait sur ces murs délabrés et sordides, pénétrait peu à peu toute cette grande chambre, où leur modeste petit ménage, aujourd'hui tout en désordre, semblait perdu.—Décidément c'était le jour; elle alla, par économie, souffler sa chandelle, et puis revint s'asseoir.

Qu'allait-elle faire de sa journée? Travaillerait-elle aujourd'hui? Non, elle n'en avait pas le courage, et puis à quoi bon? Encore un jour qu'il faudrait passer sans feu, avec la mort dans le cœur, à regarder tomber la pluie et à attendre!... Attendre, attendre avec une anxiété qui croîtrait d'heure en heure, attendre la tombée de la nuit, le moment où le martellement des sabots recommencerait en bas dans la rue grise, la débauchée. Car Yves et les autres marins dont les navires étaient dans le port sortaient en même temps que les ouvriers de l'arsenal, et alors, elle, chaque soir, appuyée à sa fenêtre, regardait passer ce flot d'hommes, les yeux inquiets, fouillant le plus loin possible dans tous ces groupes, cherchant celui qui lui avait pris sa vie.

Elle le reconnaissait de loin, à sa haute taille droite, à sa carrure; son col bleu dominait les autres. Quand elle l'avait découvert, marchant vite, se hâtant vers le logis, il lui semblait que son pauvre cœur se desserrait, qu'elle respirait mieux; quand elle l'avait vu enfin au-dessous d'elle entrer par la vieille porte basse, elle était presque heureuse. Il arrivait;—et quand il était là et qu'il les avait embrassés tous deux, elle et le petit Pierre, le danger était fini, il ne ressortait plus.

Mais, s'il tardait à paraître, peu à peu elle sentait l'angoisse l'étreindre.... Et, quand l'heure était passée, la nuit venue, la foule des hommes dispersée, et que lui n'était pas rentré, oh! alors commençaient ces soirées sinistres qu'elle connaissait si bien, ces soirées mortelles d'attente qu'elle passait, la porte ouverte, assise dans une chaise, les mains jointes, à dire des prières, l'oreille tendue à tous les chants de matelots qui venaient du dehors, tremblant à tous les bruits de pas qu'elle entendait dans l'escalier noir.

Et puis, très tard, quand les autres, les voisines, étaient couchées et ne pouvaient plus la voir, elle descendait; sous le froid, sous la pluie, elle s'en allait comme une insensée attendre aux coins des rues, écouter aux portes des bouges où l'on buvait encore, coller sa joue pâlie aux vitres des cabarets....


LV

Petit Pierre dormait toujours dans son berceau, pour rattraper son pauvre petit sommeil perdu d'avant jour.—Et, ce matin-là, sa mère aussi s'était assoupie près de lui dans sa chaise, accablée qu'elle était de fatigue et de veille.

Le grand jour pâle était tout à fait levé quand elle se réveilla, les membres engourdis, ayant froid. En reprenant ses idées, vite elle retrouva son angoisse. Pourquoi avait-elle quitté Toulven? Pourquoi s'était-elle mariée? Pauvre fille de la campagne, que faisait-elle dans ce Brest, où on regardait son costume de paysanne? Pourquoi était-elle venue traîner dans les rues de la ville sa grande collerette blanche, souvent trempée de pluie, que, par désespérance, par dégoût de tout, elle laissait maintenant pendre toute fripée et sans apprêt sur ses épaules?

Elle avait épuisé tous les moyens pour ramener Yves. Il était encore si doux, si bon, il aimait tant son petit Pierre dans ses moments raisonnables, que souvent elle s'était reprise à espérer! Il avait des repentirs très sincères, qui duraient plusieurs jours; et c'étaient des jours de bonheur.

«Il faut me pardonner, disait-il, tu vois bien que ce n'était plus moi

Et elle pardonnait; alors on ne se quittait plus; quand par hasard il faisait un peu beau temps, on habillait petit Pierre dans ses habits neufs, et on allait se promener, tous les trois, dans Brest.

...Et puis, un beau soir, Yves ne rentrait pas, et c'était à recommencer, il fallait retomber dans ce désespoir.

Cela allait de mal en pis; le séjour à Brest exerçait sur lui cette même influence qu'il a d'ordinaire sur tous les marins. Maintenant c'était presque chaque semaine; cela devenait une habitude. À quoi bon espérer?

Il n'y avait plus d'argent dans leur tiroir. Comment faire? En emprunter à ces femmes, les voisines, qui de temps en temps buvaient aussi, et qu'elle dédaignait de connaître; elle en aurait trop honte! Pourtant elle était à bout de moyens pour cacher sa détresse à ses parents, qui ne savaient rien, eux, et qui s'étaient mis à aimer Yves comme leur vrai fils.

Eh bien, elle le leur dirait, qu'il n'en était pas digne. Une révolte se faisait en elle. Elle le laisserait, cet homme; c'était trop à la fin, et il n'avait pas de cœur....


LVI

Et pourtant, si!—quelque chose lui disait qu'il en avait, du cœur, mais qu'il était un grand enfant que la vie de la mer avait perdu. Avec un attendrissement très doux, elle retrouvait sa figure noble et tranquille, sa voix, son sourire des bons moments où il était sage....

L'abandonner?... À cette idée qu'il s'en irait seul, tout à fait perdu alors, et jetant tout au diable, livré à ses vices et à ceux des autres, recommencer sa vie de débauches avec d'autres femmes, naviguer au loin, puis vieillir seul, délaissé, épuisé par l'alcool!... Oh! à cette idée de le quitter, elle était prise d'une angoisse plus horrible que tout: elle sentait qu'elle était rivée à lui maintenant par un lien plus fort que toute raison, que toute volonté humaine. Elle l'aimait éperdument, sans avoir conscience de la grandeur de son amour.... Non, plutôt, si elle ne pouvait pas l'en retirer, elle se laisserait rouler avec lui dans la dernière fange pour l'avoir encore dans ses bras jusqu'à l'heure de mourir.


LVII

Petit Pierre n'aimait pas du tout Brest, lui; il trouvait que c'était vilain et que c'était noir.

Il y demeurait seulement depuis quatre mois, et déjà ses joues rondes avaient un peu pâli sous leur teinte brune. Avant, elles étaient pareilles à ces brugnons très mûrs des pays du Midi, qui sont d'une couleur chaude et dorée, d'un rouge taché de soleil.

Ses yeux étaient noirs et brillaient d'un éclat de jais, comme ceux de sa mère, entre de très longs cils charmants. Dans ses petits sourcils, il y avait déjà quelque chose de grave, qui était d'Yves.

Il était beau à peindre, avec son expression réfléchie, et ce petit air mâle et décidé qu'il prenait déjà comme un grand garçon.

De temps en temps, il avait bien encore des moments de gaieté très bruyante; il sautait, sautait tout autour de la chambre triste, en faisant beaucoup de tapage. Mais cela ne lui venait plus aussi souvent qu'à Toulven.

Il regrettait, dans son petit souvenir encore vague, il regrettait les petits camarades du sentier de hêtres, et les cajoleries de ses grands-parents, et les chansons de sa vieille grand-mère. Là-bas, tout le monde s'occupait de lui, tandis qu'ici il était presque toujours tout seul.

Non, il n'aimait pas la ville. Et puis il avait toujours froid, dans cette chambre nue et dans ces vieux escaliers de pierre.


LVIII

«Il faut me pardonner; tu vois bien que ce n'était plus moi.»

Quand une fois Yves avait dit cela, tout était bien fini; mais c'était souvent très long à venir. Lorsque l'ivresse était passée, pendant deux ou trois jours il restait sombre, morne, ne parlant plus, jusqu'au moment où son sourire s'épanouissait de nouveau tout à coup à propos d'un rien, avec une expression de confusion très enfantine.—Alors le ciel se rouvrait pour la pauvre Marie, et elle lui souriait, elle aussi, d'une façon particulière, sans jamais dire un mot de reproche; et c'était la fin de l'épreuve.

Une fois, elle osa lui demander très doucement:

«Au moins, ne reste pas trois jours à bouder après, quand c'est passé.»

Et lui, encore plus bas, avec un demi-sourire très naïf, la regardant de côté, tout confus:

«Ne pas rester trois jours à bouder, tu dis? Dame, est-ce que tu crois que je suis bien content de moi quand j'ai fait de ces coups.... Comme ceux-là? Oh! Mais ça n'est pas contre toi, ma pauvre Marie, bien sûr.»

Alors elle s'approcha plus près, s'appuyant contre son épaule, et lui, voyant ce qu'elle voulait, l'embrassa.

«Oh! la boisson! La boisson!...» dit-il lentement, ses yeux se détournant à demi fermés avec une expression farouche. «Mon père! mes frères!... à présent, c'est mon tour!»

Il n'avait encore jamais rien dit de pareil. Ce vice terrible, il n'en parlait jamais, et il semblait qu'il ne s'en inquiétât pas.

...Comment ne pas avoir encore de petits moments d'espoir quand on le voyait ensuite si sage, si soumis, jouant au coin du feu avec son fils; puis quittant tout à fait ses façons de seigneur, ayant pour sa femme mille petites prévenances douces, afin de lui faire oublier sa peine?

Comment croire que cet Yves-là pourrait bientôt et fatalement redevenir l'autre, celui des mauvais jours, l'Yves au regard terne, l'Yves morne et brutal, la bête égarée d'alcool, que rien ne toucherait plus? Alors Marie l'entourait davantage de sa tendresse, concentrait sur lui toute sa force de volonté, le veillait comme un petit enfant, tremblait en le suivant des yeux quand seulement il descendait dans cette rue où passaient les camarades à grand col bleu, et où s'ouvraient les portes des bouges.

...À terre, Yves était perdu; il le sentait bien lui-même, et se disait tristement qu'il fallait essayer de repartir.

Il avait grandi sur mer, au hasard, à la façon des plantes sauvages. On ne s'était guère occupé jamais de lui donner des notions de devoir ni de conduite, ni de rien au monde. Moi seul peut-être, moi, que sa destinée et une prière de sa mère avaient mis sur son chemin, j'avais pu lui parler de ces choses nouvelles, mais trop tard sans doute, ou trop vaguement. La discipline du bord, c'était là le grand frein qui avait conduit seul sa vie matérielle, la maintenant dans cette austérité rude et saine qui fait les matelots forts.

La terre avait été longtemps pour lui un lieu de passage où on devenait libre et où il y avait des femmes; on y descendait comme en pays conquis, entre les longs voyages; alors on avait de l'argent, et, dans les quartiers de plaisir, on faisait tout plier devant ses caprices et sa force.

Mais vivre d'une vie régulière avec un petit ménage, compter ses dépenses chaque jour, se conduire soi-même et songer au lendemain, ses allures de matelot ne cadraient plus avec ces obligations imprévues. D'ailleurs, autour de lui, dans ce Brest abâtardi et pourri, l'alcool semblait suinter des murs avec l'humidité malsaine. Alors il tombait tout à fait bas comme tant d'autres qui, eux aussi, avaient été bons et braves; il s'avilissait, se ravalait peu à peu au niveau de ce peuple d'ivrognes; et sa débauche devenait repoussante et vulgaire comme une débauche d'ouvrier.


LIX

...Un jour, je reçus une lettre qui m'appelait au secours.

Elle était très simple, et ressemblait beaucoup à celle d'un enfant:

«Mon bon frère,

»Je ne sais comment vous dire, mais c'est vrai, je me suis mis à boire. Aussi je ne voulais pas demeurer dans Brest, vous le savez bien, car j'avais peur de cette chose.

»J'ai déjà été puni trois fois de fers à la Réserve, et maintenant je ne sais plus comment me débarrasser du bâtiment, car je vois bien qu'en restant à bord il m'arrivera quelque malheur.

»Mais il me semble que, si je pouvais embarquer encore près de vous, ce serait tout à fait ce qu'il me faudrait. Mon bon frère, puisque vous êtes bientôt pour repartir, si vous pouviez venir à Brest pour me prendre, je serais bien mieux qu'ici, et, pour sûr, cela me sauverait.

»Vous m'avez fait bien mal en me disant sur votre lettre que je n'aimais pas ma femme ni mon fils; car, pour elle et mon petit Pierre, je ferais tout.

»Oui, mon bon frère, j'ai pleuré et je pleure encore dans le moment que je vous écris, et je ne vois plus, avec les larmes qui me sont dans les yeux.

»Je n'espère que vous voir venir. Je vous embrasse de tout mon cœur, en vous priant de ne pas oublier votre frère, malgré tous les chagrins qu'il vous donne.

»Bien à vous,

»Yves Kermadec.»


LX

Un dimanche de décembre, je revins à Brest sans être annoncé et je descendis dans le quartier bas de la Grand'rue, cherchant la maison d'Yves. En lisant les numéros des portes, je longeais toutes ces hautes constructions de granit, qui sont d'anciennes maisons de riches tombées aux mains du peuple: en bas, partout des cabarets ouverts; en haut, des fenêtres à rideaux de pauvre, avec de dernières fleurs maladives, sur les appuis; des chrysanthèmes morts, dans des pots.

C'était le matin. Des bandes de matelots circulaient déjà, dans leur belle tenue propre, chantant, commençant la fête du dimanche.

On respirait une brume blanche, une fraîcheur humide,—sensation nouvelle de l'hiver.—Comme j'arrivais de l'Adriatique, encore ensoleillée, les teintes de ce Brest me semblaient plus grises.

Au numéro 154,—au-dessus de l'enseigne: À la Pensée du beau canonnier.—Je montai trois étages d'un vieil escalier immense, et trouvai la chambre des Kermadec.

On entendait de la porte le bruit régulier d'un berceau. Petit Pierre, bien gâté tout de même, avait gardé cette habitude de se faire endormir, et Yves, seul avec son fils, était assis près de lui, le berçant d'une main, très lentement.

Il leva son regard triste, ému de me voir, mais osant à peine venir à moi, son expression disant: «Ah! oui, frère, je sais, vous venez pour me prendre; c'était bien ce que j'avais demandé; mais.... Mais je ne vous attendais peut-être pas si vite; et, de m'en aller, cela va me faire souffrir...»

Physiquement, Yves avait changé beaucoup. Il était devenu plus pâle, à l'abri du hâle de mer; son expression était différente, moins assurée, et presque douloureuse. Il avait souffert, on le voyait bien; mais, sur sa figure, toujours marmoréenne, incolore, le vice n'avait pu imprimer aucune trace.

Je regardais tout autour de moi avec une impression de surprise et un serrement de cœur; en effet, je n'avais pas prévu ce que pourrait être, à terre et dans une ville, le logis de mon frère Yves. Il était bien différent de ces logis de mer où je l'avais longtemps connu: les hunes, pleines de vent et de soleil. Ici, maintenant, au milieu de ces réalités pauvres, je me trouvais, comme lui sans doute, dépaysé et mal à l'aise.

Marie était dehors, à la fontaine, et petit Pierre dormait bien, ses longs cils de petit enfant reposés sur ses joues. Nous étions seuls l'un devant l'autre, et, comme il avait peur de se retrouver ainsi en face de moi, vite il parla d'embarquement, de départ.

Une permutation sur la liste me mettait à Brest le premier à partir; on allait armer deux ou trois bateaux,—pour la station de Chine, pour les mers du sud, pour le Levant;—et il fallait s'attendre, d'une heure à l'autre, à une de ces destinations-là.

La semaine qui suivit fut une de ces périodes agitées comme on en traverse souvent dans les existences maritimes: vivre en camp volant à l'hôtel, dans le désordre des malles à moitié défaites, ignorant la route qu'on prendra demain; s'occuper d'une quantité de choses, service au port et préparatifs de campagne;—et puis des allées et venues, des démarches pour Yves, afin de le retirer de cette Réserve et de le garder sous ma main, prêt à partir avec moi.

Les journées de décembre, très courtes, très sombres, s'enfuyaient vite. Je montais souvent, quatre à quatre, le vieil escalier sordide des Kermadec;—et Marie, toujours anxieuse des premiers mots que j'allais dire, me souriait tristement, avec une confiance respectueuse et résignée, attendant ma décision.


LXI

En rade de Brest, 23 décembre 1880.

Une nuit de décembre, claire et froide;—un grand calme sur la mer, un grand silence à bord.

Dans une très petite chambre de navire, qui est peinte en blanc et qui a des murs de ter, Yves est assis près de moi sur des malles, des caisses ouvertes. C'est encore le désarroi de l'arrivée; il faudra s'installer et se faire un chez-soi dans ce réduit qui va bientôt nous promener au milieu des lames ou des houles de l'hiver.

Tous ces embarquements prévus, ces longues campagnes projetées, n'ont pas abouti. Et je me trouve tout simplement sur cette Sèvre qui ne quittera pas les côtes bretonnes. Depuis ce matin, Yves est de l'équipage, et nous voilà ensemble encore, à vue humaine, pour un an. Étant donné notre métier, c'est là un bonheur qui nous arrive; nous pouvions d'un moment à l'autre nous quitter pour toujours. Et Yves a donné joyeusement cent francs de sa bourse au marin qui a consenti à lui céder sa place.

Va pour cette Sèvre, puisque le sort nous y a jetés. Cela nous rappellera le temps déjà lointain où nous naviguions tous deux sur la mer brumeuse protégée par le clocher à jour.

Mais j'aurais mieux aimé être envoyé ailleurs, quelque part au soleil; pour Yves surtout, j'aurais voulu l'emmener plus loin de Brest, plus loin des mauvais amis et des tavernes de la côte.


LXII

En mer, 25 décembre, Noël.

C'était le surlendemain, de très bonne heure, au petit jour. Je montais sur le pont, ayant à peine dormi un moment, après un quart de minuit à quatre heures très dur: nous avions été malmenés toute la nuit par grand vent et grosse mer. Yves était là, tout mouillé, mais très à son aise dans son élément, et, dès qu'il me vit paraître, il me montra de la main, en souriant, un pays singulier duquel nous nous approchions.

Des falaises grises muraient les lointains de l'horizon comme un long rempart.—Une espèce de calme venait de se faire dans les eaux, bien que le vent continuât de nous envoyer sa poussée furieuse. Au ciel, des nuées sombres et lourdes glissaient les unes sur les autres, très vite: toute une voûte de plomb en mouvement; des choses immenses, obscures, qui se déformaient, qui semblaient très pressées de passer, de courir ailleurs, comme prises du vertige de quelque chute prochaine et formidable. Autour de nous, des milliers d'écueils, des têtes noires qui se dressaient partout au milieu de cet autre remuement argenté que les lames faisaient; on eût dit d'immenses troupeaux de bêtes marines. À perte de vue, il y en avait toujours, de ces dangereuses têtes noires, la mer en était couverte. Et puis, là-bas, sur la falaise lointaine, les silhouettes de trois clochers très vieux, ayant l'air plantés là tout seuls au milieu d'un désert de granit, l'un dominant de beaucoup les deux autres et dressant sa haute taille comme un géant qui observe et qui préside....

Ah! oui!... je le reconnaissais bien, celui-là, et, comme Yves, je le saluai d'un sourire; un peu inquiet cependant de le voir reparaître si près de nous, et au milieu de cette fête de ténèbres, un matin où je ne l'attendais pas.... Qu'étions-nous venus faire là, dans son voisinage? Cela n'entrait pas dans nos projets, je ne comprenais plus.

C'était une décision brusque du commandant, prise pendant mon heure de sommeil: venir à l'entrée de la rade du taureau, tout près de Saint-Pol-de-Léon, chercher un abri contre le vent du sud, la mer au large s'étant faite trop grosse pour nous.

...Et voilà comment, à son retour dans la mer brumeuse, la première visite d'Yves fut pour son clocher.


LXIII

Cherbourg, 27 décembre 1880.

À sept heures du matin, on me rapporte Yves, au fond d'un canot, ivre mort. Ce sont d'anciens amis, des gabiers de la Vénus, qui l'ont traîné toute la nuit dans les bouges,—pour fêter leur retour des Antilles.

Je suis de quart. Personne encore sur le pont; seulement quelques matelots qui font leur fourbissage,—mais des dévoués, ceux-là, connus de longue date, et sur qui on peut compter. Quatre hommes l'enlèvent, le descendent furtivement par un panneau et le cachent dans ma chambre.

Mauvais début à bord de cette Sèvre, où je l'avais pris sous ma garde, comme en punition, et où il avait promis d'être exemplaire. Cette idée sombre me venait pour la première fois, qu'il était perdu, bien perdu, malgré tout ce que je pourrais tenter pour le sauver de lui-même. Et aussi cette autre réflexion, plus désolante encore, que peut-être il lui manquait quelque chose dans le cœur....

...Tout le jour, Yves ressemble à un mort.

Il a perdu son bonnet, son porte-monnaie, son sifflet d'argent, et s'est fait un trou dans la tête.

Vers six heures du soir seulement, il donne signe de vie. Comme un enfant qui se réveille, il sourit (il est encore ivre, sans cela il ne sourirait pas) et demande à manger.

Alors je dis à Jean-marie, mon domestique fidèle, un pêcheur d'Audierne:

«Va-t-en à l'office du carré, lui chercher de la soupe.»

Jean-marie apporte cette soupe, et Yves est là qui tourne, retourne sa cuiller, n'ayant plus l'air de se rappeler par quel bout ça peut bien se prendre.

«Allons, Jean-marie, fais-le manger, va!

—Elle est trop salée!...» dit Yves tout à coup, se reculant, faisant la grimace, l'accent très breton, les yeux encore à moitié fermés.

«Trop salée!... trop salée!...»

Puis il se rendort, et, Jean-marie et moi, nous éclatons de rire.

J'étais fort triste pourtant, mais cette idée et cet aplomb d'enfant gâté étaient bien drôles....

...Le soir, à dix heures, Yves, revenu à lui-même, se leva furtivement, et disparut. Pendant deux jours, il se tint caché sur l'avant du navire, dans le poste de l'équipage, ne montant que pour son quart et pour la manœuvre, baissant la tête, n'osant plus me voir.

Oh! ces résolutions qu'on a reprises vingt fois, qu'on n'a pas su tenir.... On n'ose plus les reprendre encore, ou du moins on n'ose plus le dire.... Et on s'affaisse, inerte, laissant passer les jours, attendant le courage et l'estime de soi-même, qui ne reviennent pas....

Peu à peu cependant nous avions retrouvé notre manière d'être habituelle. Je l'appelais le soir, et il venait faire auprès de moi cette longue promenade automatique des marins, qui dure des heures entre les mêmes planches. Nous causions à peu près comme autrefois, sous le vent triste, sous la pluie fine. C'était bien toujours sa même façon, à la fois très naïve et très profonde, de penser et de dire; c'était la même chose, avec je ne sais quelle contrainte, quelle glace entre nous deux, qui ne pouvait plus se fondre. J'attendais un mot de repentir qui ne venait pas.

L'hiver s'avançait, cet hiver de la Manche, qui enveloppe tout,—les idées, les êtres et les choses,—dans le même crépuscule gris. Les grands froids sombres étaient arrivés, et nous faisions notre promenade de chaque soir plus vite, pressant le pas sous le vent humide de la mer.

Quelquefois j'avais envie de lui dire en serrant sa main bien fort: «Allons, frère, je t'ai pardonné, va; n'y pensons plus.» Cela s'arrêtait sur mes lèvres: après tout, c'était à lui de me demander pardon; et alors, je gardais une espèce de froideur hautaine qui l'éloignait de moi.

Non, cette Sèvre décidément ne nous réussissait pas....


LXIV

Petit Pierre est à Plouherzel, qui essaye de jouer devant la porte de sa grand-mère;—tout dépaysé en regardant là-bas cette nappe d'eau immobile avec cette grande forme de bête qui semble dormir au milieu, derrière un voile de brume. On est bien au grand air ici, mais le vent y est plus âpre qu'à Toulven, la campagne plus désolée; et les enfants sentent tout cela d'instinct; en présence des tristesses des choses, ils ont des mélancolies et des silences involontaires,—comme les petits oiseaux.

Voilà bien deux petits camarades qui arrivent d'une chaumière voisine pour le voir, lui, le nouveau venu. Mais ce ne sont plus ceux de Toulven, ceux-ci; ils ne connaissent pas les mêmes jeux; les quelques petits mots qu'ils savent dire ne sont plus du même breton. Alors, n'osant pas trop ni les uns ni les autres, ils sont là tous trois qui s'observent, avec des petits sourires, avec des petites mines comiques.

...C'est hier que petit Pierre est arrivé à Plouherzel avec Marie Kermadec. Yves a écrit à sa femme de faire bien vite ce voyage; une idée lui est venue tout d'un coup, un espoir, que cela les réconcilierait peut-être avec sa mère. C'est que la vieille femme, toujours dure et volontaire, après avoir d'abord refusé net son consentement à leur mariage, ne l'a donné ensuite que de mauvaise grâce, et, depuis, ne veut plus seulement faire réponse à leurs lettres.

Pauvre vieille délaissée!... De treize enfants que Dieu lui avait donnés, trois sont morts tout petits. Sur huit garçons qui ont grandi, tous marins, la mer lui en a pris sept,—sept, qui ont disparu dans des naufrages, ou bien qui ont passé à l'étranger, comme Gildas et Goulven.

Ses filles, mariées, dispersées. Des deux plus jeunes, qui demeuraient au logis, l'une a épousé un Islandais, qui l'a emmenée à Tréguier; l'autre, la tête tournée de religion, s'est mis en l'esprit d'entrer au couvent des Dames de Saint-Gildas du Secours.

Restait la toute petite, l'enfant abandonnée de Goulven. Ah! elle s'était mise à la chérir, celle-là!—une fille naturelle, cependant,—mais la dernière épave de ce long naufrage qui lui avait emporté, l'un après l'autre, tous les autres. La petite aimait aller regarder la marée monter, au bord du lac d'eau marine. On le lui avait défendu pourtant. Mais, un jour, elle y était allée toute seule, et on ne l'a plus vue revenir. La marée suivante a rapporté un petit cadavre raidi, une petite fille de cire blanche, qu'on a couchée près de la chapelle, sous une croix de bois et une bosse de gazon vert.

Elle avait encore un espoir en son fils Yves, le dernier, le plus chéri, parce qu'il était resté le plus longtemps au foyer.... Peut-être, au moins, celui-là reviendrait-il quelque jour habiter près d'elle!

Mais non, cette Marie Keremenen le lui avait pris; et, en même temps,—chose qui comptait aussi dans sa rancune,—elle lui avait enlevé l'argent que ce fils lui envoyait autrefois pour l'aider à vivre.

Et, depuis deux ans, elle était seule, toute seule, jusqu'à son dernier jour.

Pour obéir à Yves, Marie est venue hier, après deux journées de voyage, frapper à cette porte avec son enfant. Une vieille femme, aux traits durs, qu'elle a reconnue tout de suite sans jamais l'avoir vue, est venue lui ouvrir.

«Je suis Marie, la femme d'Yves.... Bonjour, ma mère!

—La femme d'Yves! la femme d'Yves!... Et, alors, c'est donc le petit Pierre, celui-ci? C'est donc mon petit-fils?»

Tout de même son œil s'était adouci en regardant ce petit-fils. Elle les avait fait entrer, bien manger, bien se chauffer, et leur avait préparé son meilleur lit. Mais, c'est égal, c'était toujours un froid, une glace que rien ne pouvait fondre.

Dans les coins, en se cachant, la grand-mère embrassait son petit-fils avec amour; mais, devant Marie, jamais! Toujours raide, revêche.

Quelquefois on causait d'Yves, et Marie disait timidement que, depuis leur mariage, il se corrigeait beaucoup.

«Tra la la la!... se corriger!...» répétait la vieille mère, en prenant son air mauvais.» Tra la la la, ma fille!... se corriger!... C'est la tête de son père, c'est la même chose, c'est tout pareil, et vous n'avez pas fini d'en voir avec lui; moi, je vous le dis.»

Alors la pauvre Marie, le cœur gros, ne sachant plus que répondre, ni que dire tout le long du jour, ni que faire d'elle-même, attendait avec impatience le temps fixé par Yves pour repartir. Et, bien sûr, elle ne reviendrait plus.


LXV

Au sortir de Paimpol, Marie est remontée avec son fils dans la diligence, qui s'ébranle et les emmène. Par la portière, elle regarde sa belle-mère, qui est tout de même venue de Plouherzel les conduire jusqu'à la ville, mais qui leur a dit un bonjour glacial, un bonjour bref à faire mal au cœur.

Elle la regarde, et elle ne comprend plus: la voilà qui court maintenant, qui court après la voiture,—et puis sa figure qui change, qui leur fait comme une grimace. Qu'est-ce qu'elle leur veut? Et Marie regarde presque effrayée. Elle grimace toujours. Ah!... C'est qu'elle pleure! Ses pauvres traits se contractent tout à fait, et voici les larmes qui coulent.... Elles se comprennent maintenant toutes les deux.

«Pour l'amour de Dieu! Faites arrêter la voiture, monsieur», dit Marie à un Islandais qui est assis près d'elle, et qui a compris, lui aussi; car il passe son bras au travers du petit carreau de devant et tire le conducteur par sa manche.

La voiture s'arrête. La grand-mère qui a toujours couru, est là derrière, à toucher le marchepied; elle leur tend les mains, et sa figure est toute baignée de larmes.

Marie est descendue, et la vieille femme, la serrant dans ses bras, l'embrassant, embrassant petit Pierre:

«Ô ma chère fille, que le bon Dieu t'accompagne!» Et elle pleure à sanglots.

«Voyez-vous, ma fille, avec Yves, il faut être très douce, le prendre par le cœur; vous verrez que vous pourrez être heureuse avec lui. Moi, j'ai peut-être trop montré les gros yeux à son pauvre père. Dieu vous bénisse, ma chère fille!...»

Et les voilà, unies dans le même amour pour Yves, et pleurant ensemble.

«Allons, les femmes! Crie le conducteur, quand vous aurez fini de frotter vos museaux?»

Il faut arracher l'une de l'autre. Et Marie, rassise dans son coin, regarde en s'éloignant, avec ses yeux pleins de larmes, la vieille femme, qui s'est affaissée en sanglotant, sur une borne, tandis que petit Pierre, avec sa petite main potelée, lui fait adieu par la portière.


LXVI

1er janvier 1881.

Au fond de l'arsenal de Brest, un peu avant le jour, le premier matin de l'année 1881,—un lieu triste, ce fond de port; la Sèvre y était amarrée depuis une semaine.

En haut, le ciel avait commencé à blanchir entre les grandes murailles de granit qui nous enfermaient. Les réverbères, très rares, donnaient dans la brume leur dernière petite lumière jaune. Et on voyait déjà des silhouettes de choses formidables qui se dessinaient, éveillant des idées de rigidité méchante; des machines haut perchées, des ancres énormes dressant leurs pattes noires; toute sorte de formes indécises et laides, et puis des navires désarmés, avec leurs gigantesques tournures de poisson, immobiles sur leurs chaînes, comme de gros monstres morts.

Un grand silence dans ce port, et un froid mortel....

Il n'y a pas de solitude comparable à celle des arsenaux de la marine de guerre pendant les nuits, surtout pendant les nuits de fête. Aux approches du coup de canon de retraite, tout le monde s'enfuit comme d'un lieu pestiféré; des milliers d'hommes sortent de partout, grouillant comme des fourmis, se hâtant vers les portes. Les derniers courent, pris d'une frayeur d'arriver trop tard et de trouver les grilles fermées. Le calme se fait. Et puis, la nuit, plus personne, plus rien.

De loin en loin, une ronde passe, hélée par les sentinelles et disant tout bas les mots convenus. Et puis le peuple silencieux des rats débouche de tous les trous, prend possession des navires déserts, des chantiers vides.

De garde à bord depuis la veille, je m'étais endormi très tard, dans ma chambre glaciale aux murailles de fer. J'étais inquiet d'Yves, et, cette nuit-là, ces chants, ces cris de matelots, qui m'arrivaient de très loin, des mauvais quartiers de la ville, m'apportaient une tristesse.

Marie et le petit Pierre étaient à faire leur voyage à Plouherzel en Goëlo, et lui, Yves, avait voulu quand même passer cette soirée à terre dans Brest, pour fêter le nouvel an avec d'anciens amis. J'aurais pu l'arrêter en le priant de rester me tenir compagnie mais toujours cette glace, entre nous deux, qui persistait: je l'avais laissé partir. Et cette nuit du 31 décembre, c'est précisément la nuit dangereuse, où il semble que tout ce Brest soit pris d'un vertige d'alcool....

En montant sur le pont, je saluai assez tristement ce premier matin de l'année nouvelle, et je commençai la promenade machinale, les cent pas du quart, en songeant à mille choses passées.

Surtout je songeais beaucoup à Yves, qui était ma préoccupation présente. Depuis quinze jours, sur cette Sèvre, il me semblait voir lentement s'en aller, d'heure en heure, l'affection de ce frère simple qui avait été longtemps mon seul vrai ami au monde. D'ailleurs, je lui en voulais durement de ne pas savoir mieux se conduire, et il me semblait que, moi aussi, je l'aimais moins....

Un oiseau noir passa au-dessus de ma tête, jetant un croassement lamentable dans l'air.

«Allons bon!» dit un matelot, qui faisait dans l'obscurité sa toilette matinale à grande eau froide, «en voilà un qui nous souhaite la bonne année!... Sale bête de malheur! Ah bien, c'est signe que nous en verrons de belles!»

...Yves rentra à sept heures, marchant très droit, et répondit à l'appel. Après, il vint à moi, comme de coutume, me dire bonjour.

À ses yeux un peu ternis, à sa voix un peu changée, je vis bien vite qu'il n'avait pas été complètement sage. Alors je lui dis, d'un ton de commandement brusque:

«Yves, il ne faudra pas retourner à terre aujourd'hui.»

Et puis j'affectai de parler à d'autres, ayant conscience d'avoir été trop dur, et mécontent de moi-même.

Midi.—L'arsenal, les navires se vidaient, se faisaient déserts comme les jours de grande fête. De partout, on voyait sortir les matelots, bien propres dans leur tenue des dimanches, s'époussetant d'une main empressée, s'arrangeant les uns aux autres leur grand col bleu, et vite, d'un pas alerte, gagnant les portes, s'élançant dans Brest.

Quand vint le tour de ceux de la Sèvre, Yves parut avec les autres, bien brossé, bien lavé, bien décolleté, dans ses plus beaux habits.

«Yves, où vas-tu?»

Lui, me regarda d'un mauvais regard que je ne lui connaissais pas, et qui me défiait, et où je lisais encore la fièvre et l'égarement de l'alcool.

«Je vais retrouver mes amis, dit-il, des marins de mon pays, auxquels j'ai promis, et qui m'attendent.»

Alors j'essayai de le raisonner, le prenant à part; obligé de dire tout cela très vite, car le temps pressait obligé de parler bas et de garder un air très calme, car il fallait dissimuler cette scène aux autres, qui étaient là, tout près de nous. Et je sentais que je faisais fausse route, que je n'étais plus moi-même, que la patience m'abandonnait. Je parlais de ce ton qui irrite, mais qui ne persuade pas.

«Oh! si, je vous jure, j'irai!» dit-il à la fin en tremblant, les dents serrées; «à moins de me mettre aux fers aujourd'hui, vous ne m'en empêcherez pas.»

Et il se dégageait, me bravant en face pour la première fois de sa vie, s'en allant pour rejoindre les autres.

«Aux fers?... Eh bien, oui, Yves, tu iras!»

Et j'appelai un sergent d'armes, lui donnant tout haut l'ordre de l'y conduire.

Oh! Ce regard qu'il me jeta en se rendant aux fers, obligé de suivre le sergent d'armes qui l'emmenait là, devant tout le monde, de descendre dans la cale avec ses beaux habits du dimanche!... Il était dégrisé, assurément; car il regardait profond et ses yeux étaient clairs. Ce fut moi qui baissai la tête sous cette expression de reproche, d'étonnement douloureux et suprême, de désillusion subite et de dédain.

Et puis je rentrai chez moi....

Était-ce fini entre nous deux? Je le croyais. Cette fois, je l'avais bien perdu.

Avec son caractère breton, je savais qu'Yves ne reviendrait pas; son cœur, une fois fermé, ne se rouvrirait plus.

Je venais d'abuser de mon autorité contre lui et il était de ceux qui, devant la force, se cabrent et ne cèdent plus.

...J'avais prié l'officier de garde de me laisser pour ce jour-là continuer le service, n'ayant pas le courage de quitter le bord,—et je me promenais toujours sur ces éternelles planches.

L'arsenal était désert entre ses grands murs.—Personne sur le pont.—Des chants très lointains, arrivant des basses rues de Brest.—Et, en bas, dans le poste de l'équipage, la voix des matelots de garde criant à intervalles réguliers les nombres du loto avec toujours ces mêmes plaisanteries de bord, qui sont très vieilles et qui les font rire:

«22, les deux fourriers à la promenade!

—33, les jambes du maître coq!»

Et mon pauvre Yves était au-dessous d'eux, à fond de cale, dans l'obscurité, étendu sur les planches par ce grand froid avec la boucle au pied.

Que faire?... Donner l'ordre de le mettre en liberté et de me l'envoyer? Je devinais parfaitement ce qu'elle pourrait être, cette entrevue: lui debout, impassible, farouche, m'ôtant très respectueusement son bonnet, et me bravant par son silence, en détournant les yeux.

Et puis, s'il refusait de venir,—et il en était très capable en ce moment,—alors... ce refus d'obéissance... comment le sauver de là ensuite? Comment le tirer de ce gâchis que j'aurais été commettre entre nos affaires à nous et les choses aveugles de la discipline?...

Maintenant, la nuit tombait, et il y avait près de cinq heures qu'Yves était aux fers. Je songeais au petit Pierre et à Marie, aux bonnes gens de Toulven, qui avaient mis leur espoir en moi, et puis à un serment que j'avais fait à une vieille mère de Plouherzel.

Surtout, je sentais que j'aimais toujours mon pauvre Yves comme un frère.... Je rentrai chez moi, et vite je me mis à lui écrire; ce devait être le seul moyen entre nous deux; avec nos caractères, les explications ne nous réussissaient jamais.—Je me dépêchais, j'écrivais en très grosses lettres, pour qu'il pût lire encore: la nuit venait vite, et, dans l'arsenal, la lumière est chose défendue.

Et puis je dis au sergent d'armes:

«Allez chercher Kermadec, et amenez-le parler à l'officier de quart, ici, dans ma chambre.»

J'avais écrit:

«Cher frère,

«Je te pardonne et je te demande de me pardonner aussi. Tu sais bien que nous sommes frères maintenant et que, malgré tout, c'est à la vie à la mort entre nous deux. Veux-tu que tout ce que nous avons fait et dit sur la Sèvre soit oublié, et veux-tu essayer encore une fois une grande résolution d'être sage? Je te le demande au nom de ta mère. Écris seulement oui au bas de ce papier, veux-tu? Et tout sera fini, nous n'en reparlerons plus.

»Pierre.»

Quand Yves se présenta, sans le regarder, ni attendre de réponse, je lui dis simplement:

«Lis ceci que je viens d'écrire pour toi», et je m'en allai, le laissant seul.

Lui fut vite parti, comme s'il avait eu peur de mon retour, et, dès que je l'entendis s'éloigner, je rentrai pour voir.

Au bas de mon papier,—en lettres encore plus grosses que les miennes, car la nuit arrivait toujours,—il avait écrit:

«Oui, frère!»

et signé:

«Yves.»


LXVII

«Jean-marie, dépêche-toi d'aller dire à Yves que je l'attends là, en bas, à terre, sur le quai!»

C'était dix minutes après. Il fallait bien se voir, après s'être écrit, pour que la réconciliation fût complète.

Quand Yves arriva, il avait sa figure changée, et son bon sourire, que je n'avais plus vu depuis bien longtemps. Je pris sa main, sa pauvre main de gabier dans les miennes; il fallait la serrer très fort pour qu'elle sentît la pression, car le travail l'avait beaucoup durcie.

«Aussi, pourquoi m'avez-vous fait cela? Ce n'était pas bien, allez!»

Et ce fut tout ce qu'il trouva à me dire, en manière de reproche.

Nous n'étions pas astreints à la garde de nuit sur cette Sèvre.

«Sais-tu, Yves, nous allons passer cette soirée de premier de l'an ensemble à terre, dans Brest, et tu dîneras en face de moi, à la bourse. Cela ne nous est jamais arrivé, et cela nous amusera. Vite, va faire épousseter ton dos (il s'était tout sali dans la cale aux fers), et allons-nous-en.

—Oh! Mais dépêchons-nous, alors. Plutôt, je m'époussetterai chez vous, dans votre chambre de terre. Le canon va tirer, nous n'aurons jamais le temps de sortir.»

Nous étions justement tout au fond du port, très loin des portes et nous voilà partis courant presque.

Allons, bien! Le coup de canon, à moitié route et nous sommes pris!

Obligés de rentrer à bord de cette Sèvre, où il fait froid et où il fait noir.

Au carré, il y a un méchant fanal, allumé dans une cage grillée par le pompier de ronde, et pas de feu.—C'est là que nous passons notre soirée de premier de l'an, privés de dîner par notre faute, mais contents tout de même de nous être retrouvés et d'avoir fait la paix.

Pourtant quelque chose encore préoccupait Yves.

«Je n'ai pas pensé à vous dire cela plus tôt: vous auriez peut-être mieux fait de me remettre aux fers jusqu'à demain matin, à cause des autres, voyez-vous, qui n'auront pas trop compris...»

Mais, sur sa conduite à venir, il n'avait plus d'inquiétude et se sentait ce soir très fort de lui-même:

«D'abord, disait-il, j'ai trouvé une manière sûre: je ne descendrai plus jamais à terre qu'avec vous, quand vous m'emmènerez.—Ainsi, comme ça, vous comprenez bien...»


LXVIII

Dimanche, 31 mars 1881.

Toulven, au printemps; les sentiers pleins de primevères. Un premier souffle un peu tiède passe et surprend délicieusement, passe sur les branchages des chênes et des hêtres, sur les grands bois effeuillés, et nous apporte, dans cette Bretagne grise, des effluves d'ailleurs, des ressouvenirs de pays plus lumineux. Un été pâle va venir, avec de longues, longues soirées douces.

Nous sommes tous sortis sur la porte de la chaumière, les deux vieux Keremenen, Yves, sa femme, et puis Anne, la petite Corentine et le petit Pierre. Des chants d'église, que nous avions d'abord entendus dans le lointain, se rapprochent très lentement. C'est la procession qui arrive d'un pas rythmé, la première procession du printemps.—La voilà dans le chemin vert,—elle va passer devant nous.

«Monte-moi, parrain, monte!...» dit petit Pierre, qui me tend les bras pour se faire prendre à mon cou, pour mieux voir.

Mais Yves le veut pour lui, et, l'enlevant très haut, le pose tout debout sur sa tête; alors petit Pierre sourit de se trouver si grand, et plonge ses mains dans les branches moussues des vieux arbres.

La bannière de la vierge passe, portée par deux jeunes hommes recueillis et graves. Tous les hommes de Trémeulé et de Toulven la suivent, tête nue, jeunes et vieux, leur feutre bas, de longs cheveux, blonds ou blanchis par l'âge, qui tombent sur des vestes bretonnes ornées de broderies vieilles.

Toutes les femmes viennent derrière: des corselets noirs tous brodés d'yeux, un petit brouhaha contenu de voix qui prononcent des mots celtiques, un remuement de grandes choses en mousseline blanche sur les têtes. La vieille sage-femme défile la dernière, courbée et trottant menu, toujours avec son allure de fée; elle nous adresse un signe de connaissance et menace petit Pierre, par plaisanterie, du bout de son bâton.

Cela s'éloigne et le bruit aussi....

Maintenant nous voyons, par derrière et de loin, toute cette file qui monte entre les étroites parois de mousse, tout ce plein sentier de coiffes à grandes ailes et de collerettes blanches.

Cela s'en va, en zigzags, montant toujours vers Saint-Éloi de Toulven. C'est très bizarre, cette queue de procession.

«Oh!... toutes ces coiffes!» dit Anne, qui a fini son chapelet la première, et qui se met à rire, saisie de l'effet de toutes ces têtes blanches élargies par les tuyaux de mousseline.

C'est fini,—perdu dans les lointains de la voûte de hêtres;—on ne voit plus que le vert tendre du chemin, et les touffes de primevères semées partout: végétations hâtives qui n'ont pas pris le temps de voir le soleil, et qui se pressent sur la mousse en gros bouquets compacts, d'un jaune pâle de soufre, d'une teinte laiteuse d'ambre. Les Bretons les appellent fleurs de lait.

Je prends petit Pierre par la main, et l'emmène avec moi dans les bois, pour laisser Yves seul avec ses parents. Ils ont des affaires très graves, paraît-il, à discuter ensemble; toujours ces questions d'intérêt et de partage qui, à la campagne, tiennent une si grande place dans la vie.

Cette fois, il s'agit d'un rêve qu'ils ont fait tous deux, Yves et sa femme: réunir tout leur avoir et bâtir une petite maison, couverte en ardoise, dans Toulven. J'aurai ma chambre à moi, dans cette petite maison, et on y mettra des vieilleries bretonnes que j'aime, et des fleurs et des fougères. Ils ne veulent plus demeurer dans les grandes villes, ni dans Brest surtout;—c'est trop mauvais pour Yves.

«Comme ça, dit-il, c'est vrai que je n'habiterai pas bien souvent chez moi; mais, quand je pourrai y venir, nous y serons tout à fait heureux. Et puis, vous comprenez, c'est surtout pour plus tard, quand j'aurai ma retraite; je serai très bien dans ma maison, avec mon petit jardin.»

La retraite!... Toujours ce rêve que les matelots commencent à faire en pleine jeunesse, comme si leur vie présente n'était qu'un temps d'épreuve. Prendre sa retraite, vers quarante ans; après avoir fait les cent coups par le monde, posséder un petit coin de terre à soi, y vivre très sage et n'en plus sortir; devenir quelqu'un de posé dans son hameau, dans sa paroisse,—marguillier après avoir été rouleur de mer; vieux diable, se faire bon ermite, bien tranquille.... Combien d'entre eux sont fauchés avant de l'atteindre, cette heure plus paisible de l'âge mûr? Et, pourtant, interrogez-les, ils y songent tous.

Cette manière sûre qu'Yves avait trouvée pour être sage lui avait réussi très bien; à bord, il était le marin exemplaire qu'il avait toujours été, et, à terre, nous ne nous quittions plus.

À dater de cette mauvaise journée qui avait commencé l'an 81, notre façon d'être ensemble avait complètement changé, et je le traitais à présent tout à fait en frère.

Sur cette Sèvre, un très petit bateau où nous vivions, entre officiers, dans une intimité bien cordiale, Yves était maintenant de notre bande.—Au théâtre, dans notre loge; de part dans nos excursions, dans nos entreprises généralement quelconques. Lui, intimidé d'abord, refusant, se dérobant, avait fini par se laisser faire, parce qu'il se sentait aimé de tous. Et moi, j'espérais dans ce moyen nouveau et peut-être étrange: le rapprocher de moi le plus possible et l'élever au-dessus de sa vie passée, de ses amis d'autrefois.

Cette chose qu'on est convenu d'appeler éducation, cette espèce de vernis, appliqué d'ailleurs assez grossièrement sur tant d'autres, manquait tout à fait à mon frère Yves; mais il avait par nature un certain tact, une délicatesse beaucoup plus rares et qui ne se donnent pas. Quand il était avec nous, il se tenait si bien à sa place toujours, que lui-même commençait à s'y trouver à l'aise. Il parlait très peu, et jamais pour dire ces choses banales que tout le monde a dites. Et même, lorsqu'il quittait sa tenue de marin pour prendre certain costume gris fort bien ajusté avec des gants de Suède d'une nuance assortie, alors, tout en gardant sa désinvolture de forban, sa tête en arrière et sa peau bronzée, il prenait tout à coup fort grand air.

Cela nous amusait, de le mener avec nous, de le présenter à de braves gens auxquels son silence et sa carrure imposaient, et qui le trouvaient dédaigneux. Et c'était drôle, le lendemain, de le voir redevenu matelot, aussi bon gabier que devant.

...Donc, nous étions dans les bois de Toulven, petit Pierre et moi, à chercher des fleurs, pendant le conseil de famille.

Nous en trouvions beaucoup, des primevères jaune pâle, des pervenches violettes, des bourraches bleues, et même des silènes roses, les premières du printemps.

Petit Pierre en ramassait tant qu'il pouvait, très agité, ne sachant jamais auxquelles courir, et poussant de gros soupirs, comme accablé d'une besogne très importante; il me les apportait bien vite par petits paquets, toutes mal cueillies, à moitié chiffonnées dans ses petits doigts, et la queue trop courte.

De la hauteur où nous étions, on voyait des bois à perte de vue; les épines-noires étaient déjà fleuries; toutes les branches, toutes les brindilles rougeâtres, pleines de bourgeons, attendaient le printemps. Et, là-bas, l'église de Toulven dressait au milieu de ce pays d'arbres sa flèche grise.

Nous étions restés si longtemps dehors, qu'on avait mis Corentine en vigie dans le sentier vert pour annoncer notre retour. Nous la voyions de loin qui sautait, qui sautait, qui faisait le diable toute seule, avec sa grande coiffe et sa collerette au vent. Et elle criait bien fort:

«Les voilà qui arrivent, Pierre brass et Pierre vienn! (Pierre grand et Pierre petit) en se donnant main tous deux.»

Et elle tournait la chose en chanson et la chantait sur un air de Bretagne très vif, en dansant en mesure:

Les voilà qui arrivent! Et ils se donnent la main tous deux, Pierre brass et Pierre vienn!

Sa grande coiffe et sa collerette au vent, elle dansait comme une petite poupée devenue folle. Et la nuit tombait, nuit de mars, toujours triste, sous la voûte effeuillée des vieux arbres. Un froid courait tout à coup comme un frisson de mort sur les bois, après le soleil tiède du jour:

Et ils se donnent la main tous deux, Pierre brass et Pierre vienn! Et Pierre vienn bugel-du!

Bugel-du (le petit bonhomme noir), ce même surnom qu'Yves avait porté, elle le donnait à son petit cousin Pierre, toujours à cause de cette couleur bronzée des Kermadec. Alors je l'appelai: Moisel vienn pen-melen (petite demoiselle à tête jaune), et ce nom lui resta; il lui allait bien, à cause de ses cheveux toujours échappés de sa coiffe, comme des écheveaux de soie couleur d'or.

Tout le monde avait l'air heureux dans la chaumière, et Yves me prit à part pour me dire qu'on s'était très bien entendu. Le vieux Corentin leur donnait deux mille francs, et une tante leur en prêtait mille autres. Avec cela, ils pourraient acheter un terrain à terme et commencer tout de suite à bâtir.

Après dîner, vite il fallut aller prendre la voiture à Toulven, et le train à Bannalec. Yves et moi, nous nous en retournions à Lorient, où notre Sèvre nous attendait dans le port.

Vers onze heures, quand nous fûmes rentrés dans le logis de hasard que nous avions loué en ville, Yves, avant de se coucher, arrangea dans des vases nos fleurs des bois de Toulven.

Pour la première fois de sa vie, il faisait pareil ouvrage; il était étonné de lui-même et de trouver jolies ces pauvres fleurettes auxquelles il n'avait encore jamais pris garde.

«Eh bien, dit-il, quand j'aurai ma petite maison à Toulven, j'en mettrai chez nous, car je trouve que ça fait très bien. C'est pourtant vous, tenez, qui m'avez donné l'idée de ces choses...»


LXIX

En mer, le lendemain, 1er avril.—Route sur Saint-Nazaire.—Voilure du grand largue; forte brise du nord-ouest; mauvais temps; on ne voit plus les feux.—Entré dans le bassin au petit jour; cassé le bossoir; craqué le petit mât de hune.

Le 2, c'est jour de paye. Des hommes ivres tombent la nuit dans la cale et se fendent la tête.

Une petite permission de deux jours, inattendue. En route avec Yves pour Trémeulé en Toulven. Cette Sèvre est un bon bateau, qui ne nous éloigne jamais bien longtemps.

À dix heures du soir, au clair de lune, nous venons frapper à la porte des vieux Keremenen et de Marie, qui ne nous attendent pas.

On lève petit Pierre pour nous faire honneur, et on l'assied sur nos genoux. Tout surpris dans son premier sommeil, il nous dit bonjour tout bas, en souriant, et puis il ne fait plus grand cas de notre visite. Ses yeux se ferment malgré lui et sa petite tête s'en va de tous les côtés.

Et Yves, très inquiet, le voyant baisser la tête et regarder en dessous, les cheveux dans les yeux:

«Moi, je trouve qu'il a un air... qu'il a un air... sournois!»

Et il me regarde anxieux de savoir ce que j'en pense, concevant déjà une préoccupation grave pour l'avenir.

Il n'y a au monde que mon cher Yves pour avoir des frayeurs aussi drôles. Je fais sauter petit Pierre, qui alors se réveille pour tout de bon et éclate de rire, ses beaux grands yeux bien ouverts entre leurs longs cils. Yves se rassure et trouve qu'en effet il n'a plus la mine du tout sournoise.

Quand sa mère le met tout nu, il ressemble aux bébés classiques, aux statues grecques de l'amour.


LXX

Toulven, 30 avril.

Ceci se passe dans la chaumière des vieux Keremenen, à la tombée de la nuit, un soir d'avril. Nous sommes toute une bande qui rentrons de la promenade: Yves, Marie, Anne, la petite Corentine Penmelen et le petit Pierre Bugel-du.

Il y a quatre chandelles allumées dans la chaumière, (trois, cela ferait la noce du chat, et cela porterait malheur).

Sur la vieille table de chêne massif, polie par les années, on a préparé du papier, des plumes, et du sable. On a rangé des bancs tout autour. Des choses très solennelles vont se passer.

Nous déposons notre moisson d'herbes et de fleurs, qui met dans la chaumière noire une odeur d'avril, et puis nous prenons place.

Encore deux bonnes vieilles qui entrent, l'air important; elles disent bonsoir avec une révérence qui fait dresser tout debout leur grande collerette empesée et s'assoient dans les coins. Puis Pierre Kerbras, le fiancé d'Anne.—Enfin tout le monde est placé, nous sommes au complet.

C'est la grande soirée des arrangements de famille, où les vieux Keremenen vont exécuter la promesse qu'ils ont faite à leurs enfants. Ils se lèvent tous deux pour ouvrir un bahut antique, dont les sculptures représentent des Sacré-Cœurs alternant avec des coqs; ils remuent des papiers, des hardes, puis, tout au fond, prennent un petit sac qui paraît lourd. Ensuite ils vont à leur lit, retournent la paillasse et cherchent dessous: un second sac!

Ils les vident sur la table, devant leur fils Yves, et on voit paraître toutes ces belles pièces d'or et d'argent, marquées d'effigies anciennes, qui, depuis un demi-siècle, s'étaient amassées une à une et dormaient. On les compte par petits tas: ce sont les deux mille francs promis.

Maintenant c'est le tour de la vieille tante, qui se lève et vient vider un troisième petit sac: encore mille francs d'or.

La vieille voisine s'avance la dernière; elle en apporte cinq cents dans un pied de bas. Tout cela, c'est pour prêter à Yves, tout cela s'entasse devant lui. Il signe deux petits reçus sur du papier blanc et les remet aux vieilles prêteuses qui font leur révérence pour partir, et que l'on retient, comme l'usage le commande, pour boire un verre de cidre avec nous.

C'est fini. Tout cela s'est passé sans notaire, sans acte, sans discussion, avec une confiance et une honnêteté qui sont choses de Toulven.

...Pan! pan! pan! à la porte. C'est l'entrepreneur maçon, et il arrive juste à point.

Avec celui-là, par exemple, on emploiera le papier timbré; c'est un vieux roué de Quimper, qui n'entend qu'à moitié le français, mais qui paraît pas mal sournois, tout de même, avec ses manières de la ville.

J'ai mission de lui faire comprendre un plan de maison que nous avons combiné dans nos soirées de bord, et où figure ma chambre. Je discute la confection des moindres parties, et le prix de tous les matériaux, prenant un air de m'y connaître qui impose à ce vieux, mais qui nous fait rire, Yves et moi, quand par malheur nos yeux se rencontrent.

Sur une feuille timbrée du prix de douze sous j'écris deux pages de clauses et de détails:

«Une maison bâtie en granit, cimentée avec du sable de rivière, blanchie à la chaux, charpentée en châtaignier, avec jardin devant, grenier à lucarne, auvents peints en vert, etc., etc., le tout terminé avant le 1er mai de l'année prochaine et au prix fixé d'avance de 2, 950 francs.»

J'en ai une vraie fatigue, de ce travail et de cette tension d'esprit; je suis très étonné de moi-même et je les vois tous émerveillés de ma prévoyance et de mon économie! C'est inouï les choses que ces bonnes gens me font faire.

Enfin c'est signé, parafé. On boit du cidre, en se serrant la main à la ronde. Et voilà Yves propriétaire en Toulven. Ils ont l'air si heureux, Marie et lui, que je ne regrette pas ma peine, pour sûr.

Les deux bonnes vieilles font leur révérence définitive, et tous les autres, même petit Pierre, qui n'a pas voulu se coucher, viennent, par la belle nuit qu'il fait, me reconduire, au clair de lune, jusqu'à l'auberge.

Toulven, 1er mai 1881.

Nous sommes très affairés dès le matin, Yves et moi, aidés du vieux Corentin Keremenen, à mesurer avec une corde le terrain à acquérir.

D'abord il a fallu en faire le choix, et cela nous a pris toute la matinée d'hier. Pour Yves, c'était là une question très sérieuse, arrêter l'emplacement de cette petite maison, où il entrevoit, au fond d'un lointain mélancolique et étrange, sa retraite, sa vieillesse et sa mort.

Après beaucoup d'allées et de venues, nous nous sommes décidés pour cet endroit-ci. C'est à l'entrée de Toulven, sur la route qui mène à Rosporden, un point élevé, devant une petite place de village qui est égayée ce matin par une population de poules tapageuses et d'enfants roses. D'un côté, on verra Toulven et l'église, de l'autre les grands bois.

Pour le moment, ce n'est encore qu'un champ d'avoine très vert. Nous l'avons bien mesuré dans toutes les dimensions; au prix où est le mètre carré, il y en aura pour quatorze cent quatre-vingt-dix francs, plus les honoraires du notaire.

Comme il va falloir qu'Yves soit sage et fasse des économies pour payer tout cela! Il devient très sérieux quand il y songe.


LXXI

À bord de la Sèvre, mai 1881.

Yves, qui aura trente ans bientôt, me prie de lui rapporter de terre un cahier relié pour commencer à y écrire ses impressions, à ma manière; il regrette même de ne plus se rappeler assez les dates et les choses passées pour reconstituer un journal rétrospectif de sa vie.

Son intelligence s'ouvre à une foule de conceptions nouvelles; il se façonne sur moi, c'est incontestable, et se complique peut-être un peu plus qu'il ne faudrait. Mais notre intimité amène un autre résultat très inattendu, c'est que je me simplifie beaucoup à son contact; moi aussi, je change, et presque autant que lui....

Brest, juin 1881.

À six heures, le soir de la Saint-jean, sur l'impériale d'un omnibus de campagne, je revenais avec Yves du pardon de Plougastel.

Notre Sèvre avait été, en mai, jusqu'à Alger, et nous sentions mieux, par contraste, le charme particulier du pays breton.

Les chevaux s'en allaient ventre à terre, tout enrubannés, ayant sur la tête des bannières et des rameaux verts. Dans l'intérieur, on chantait, et dessus, près de nous, trois matelots gris dansaient, bonnet sur l'oreille, des fleurs aux boutonnières, des rubans, des trompettes, et, par ironie pour les gens à vue faible, portant des lorgnons bleus,—trois jeunes hommes à la tournure délurée, à la tête intelligente, qui couraient leur bordée de départ au moment de s'en aller en Chine.

Des bourgeois se fussent cassé le cou. Eux, qui avaient tant bu, tenaient ferme, sautaient comme des cabris, et la voiture s'en allait grand train, de droite et de gauche, dans les ornières, menée par un cocher ivre.

À Plougastel, nous avions trouvé le bruit d'une fête de village, des chevaux de bois, une naine, une géante, la famille Mouton qui se désosse, et des jeux et des cabarets. Et puis, sur une place isolée, entourée de chaumières grises, les binious bretons sonnaient un air rapide et monotone du temps passé, des gens en vieux costume dansaient à cette musique centenaire; hommes et femmes, se tenant par la main, couraient, couraient dans le vent, comme des fous, en longue file frénétique. Cela, c'était la vieille Bretagne, donnant encore sa note sauvage, même aux portes de Brest, au milieu de ce tapage de foire.

D'abord nous essayons, Yves et moi, de calmer ces trois matelots et de les faire s'asseoir.

Et puis nous trouvons drôle de nous voir, nous, leur faire ce sermon.

«Après tout, dis-je à Yves, nous en avons bien fait d'autres.

—Ah! Oui, bien sûr», répond-il avec conviction.

Et nous nous contentons de tendre nos bras entre les montants de fer pour les empêcher de tomber.

...Et les routes, les villages sont tout remplis de gens qui reviennent de ce pardon, et tous ces gens s'ébahissent de voir passer cet équipage de fous, et ces trois matelots dansant sur cette voiture.

La splendeur de juin jette sur toute cette Bretagne son charme et sa vie; la brise est douce et tiède sous le ciel gris; les hauts foins, tout pleins de fleurs roses; les arbres, d'un vert d'émeraude, remplis de hannetons.

Et les trois matelots dansent toujours en chantant, et, à chaque couplet, les autres, dans l'intérieur, reprennent le refrain:

Il est parti vent arrière, Il reviendra en louvoyant.

Les vitres de notre voiture en vibrent, et cet air, toujours le même, répété deux lieues durant, est un très vieil air de France, si ancien et si jeune, d'une gaieté si fraîche et de si bon aloi, qu'au bout d'un moment, nous aussi, nous le chantons avec eux.

Comme elle est belle et rajeunie, la Bretagne, et verte, au soleil de juin!

Nous autres, pauvres gens de la mer, quand nous trouvons le printemps sur notre route, nous en jouissons plus que les autres, à cause de notre vie séquestrée dans les couvents de planches. Il y avait huit ans qu'Yves n'avait vu son printemps breton, et nous avions été longtemps fatigués tous deux par l'hiver ou par cet éternel été qui resplendit ailleurs sur la grande mer bleue, et nous nous laissions enivrer par ces foins verts, par ces senteurs douces, par tout ce charme de juin que les mots ne peuvent dire.

Il y a encore de beaux jours dans la vie, de belles heures de jeunesse et d'oubli. Au diable toutes les rêveries mélancoliques, tous les songes maladifs des tristes poètes! Il fait bon courir, la poitrine au vent, en compagnie des plus joyeux d'entre les enfants du peuple. La santé et la jeunesse, c'est tout ce qu'il y a de vrai sur terre, avec la gaieté simple et brutale, et les chants des matelots!

Et nous allions toujours très vite et de travers, zigzaguant sur la route au milieu de tout ce monde, entre les aubépines très hautes formant deux haies vertes, et sous la voûte touffue des arbres.

Bientôt parut Brest, avec son grand air solennel, ses grands remparts de granit, ses grandes murailles grises, où poussaient aussi des herbes et des digitales roses. Elle était comme enivrée, cette ville triste, d'avoir par hasard un vrai jour d'été, une soirée pure et tiède; elle était pleine de bruit, de mouvement et de monde, de coiffes blanches et de marins qui chantaient.


LXXII

5 juillet 1881.

En mer.—Nous revenons de la Manche. La Sèvre marche tout doucement dans une brume épaisse, poussant de minute en minute un coup de sifflet qui résonne comme un appel de détresse sous ce suaire humide qui nous enveloppe. Les solitudes grises de la mer sont autour de nous, et nous en avons le sentiment sans les voir. Il semble que nous traînions avec nous de longs voiles de ténèbres; on voudrait les percer, on est comme oppressé de se sentir depuis tant d'heures enfermé là-dessous, et on songe que ce rideau est immense, infini, qu'on pourrait faire des lieues et des lieues sans vue, dans le même gris blafard, dans la même atmosphère d'eau. Et la houle passe, lente, molle, régulière, patiente, exaspérante. C'est comme de grands dos polis et luisants, qui s'enflent, donnent leur coup d'épaule, vous soulèvent et vous laissent retomber.

Brusquement, le soir, il se fait une éclaircie, et une chose noire se dresse tout près de nous, surprenante, inattendue, comme un haut fantôme surgissant de la mer:

«Ar Men Du (les Pierres-Noires)!» dit notre vieux pilote breton.

Et, en même temps, partout le voile se déchire. Ouessant apparaît; toutes ses roches sombres, tous ses écueils se dessinent en grisailles obscures, battus par de hautes gerbes d'écume blanche, sous un ciel qui paraît lourd comme un globe de plomb.

Il n'est que temps de redresser la route, et vite, pendant l'éclaircie, la Sèvre met le cap sur Brest, ne sifflant plus, se hâtant, avec un grand espoir d'arriver. Mais le rideau lentement se referme et retombe. On n'y voit plus, la nuit vient, il faut remettre le cap au large.

Et trois jours se passent ainsi sans plus rien voir. Les yeux se fatiguent à veiller.

C'est ma dernière traversée sur cette Sèvre, que je dois quitter aussitôt notre retour à Brest. Yves, avec ses idées de Breton, voit quelque chose de pas naturel dans cette brume, qui persiste en plein été comme pour retarder mon départ.

Cela lui semble un avertissement et un mauvais présage.


LXXIII

Brest, 9 juillet 1881.

Nous venons d'arriver tout de même, et c'est mon dernier jour de garde à bord; je débarque demain.

Nous sommes dans ce fond du port de Brest, où notre Sèvre revient de temps en temps s'immobiliser entre deux grands murs. De hautes constructions mornes nous surplombent; autour de nous des assises de roches primitives portent des remparts, des chemins de ronde, tout un lourd échafaudage de granit, suant la tristesse et l'humidité.—Je connais par cœur toutes ces choses.

Comme c'est en juillet, il y a des digitales, des touffes de silènes qui s'accrochent çà et là aux pierres grises. Ces plantes roses des murs, c'est la note de l'été dans ce Brest sans soleil.

J'ai pourtant une espèce de joie de partir.... Cette Bretagne me cause toujours, malgré tout, une oppression mélancolique; je le sens maintenant, et, quand je songe au nouveau, à l'inconnu qui m'attend, il me semble que je vais me réveiller au sortir d'une espèce de nuit.... Où m'enverra-t-on? Qui sait? Comment s'appellera ce coin de la terre où il faudra m'acclimater demain? Sans doute quelque pays de soleil où je deviendrai un autre moi avec des sens différents, et où j'oublierai, hélas! Les choses aimées ailleurs.

Mais mon pauvre Yves et mon petit Pierre, je souffre de les quitter tous deux.

Pauvre Yves, qui s'est souvent fait traiter en enfant gâté et capricieux, c'est lui à présent, à l'heure de mon départ, qui m'entoure de mille petites prévenances, presque enfantines, ne sachant plus comment s'y prendre pour me montrer assez son affection. Et cette manière d'être a plus de charme chez lui, parce qu'elle n'est pas dans sa nature habituelle.

Ce temps que nous venons de passer ensemble, dans une intimité fraternelle de chaque jour, n'a pas été exempt d'orages entre nous. Il mérite toujours un peu, malheureusement, ses notes passées d'indiscipliné et d'indomptable; tout va bien mieux cependant, et, si j'avais pu le garder près de moi, je l'aurais sauvé.

Après dîner, nous montons sur le pont pour notre promenade habituelle du soir.

Je dis une dernière fois:

«Yves, fais-moi une cigarette.»

Et nous commençons nos cent pas réguliers sur ces planches de la Sèvre. Là, nous connaissons par cœur tous les petits trous où l'eau s'amasse, tous les taquets où l'on se prend les pieds, toutes les boucles où l'on trébuche.

Le ciel est voilé sur notre dernière promenade, la lune embrumée et l'air humide. Dans le lointain, du côté de Recouvrance, toujours ces éternels chants de matelots.

Nous causons de beaucoup de choses. Je fais à Yves beaucoup de recommandations; lui, très soumis, répond par beaucoup de promesses, et il est fort tard quand il me quitte pour aller dormir dans son hamac.

À midi, le lendemain, mes malles à peine fermées, mes visites pas faites, je suis à la gare avec Yves et les amis du carré, qui me reconduisent. Je serre la main à tous, je crois même que je les embrasse, et me voilà parti.

Un peu avant la nuit, j'arrive à Toulven, où j'ai voulu m'arrêter deux heures pour leur faire mes adieux.

Comme c'est vert et fleuri, ce Toulven, cette région fraîche et ombreuse, la plus exquise de Bretagne!

Là, on m'attendait pour couper les cheveux du petit Pierre. La pensée qu'on pût me confier une pareille besogne ne me serait jamais venue. On me dit «qu'il n'y avait que moi pour le faire rester tranquille». La semaine passée, on avait mandé le barbier de Toulven, et petit Pierre avait tellement fait le diable, que les ciseaux avaient entamé d'abord ses petites oreilles; il avait fallu y renoncer. J'essayai tout de même, pour leur faire plaisir, ayant une envie de rire très grande.

Puis, quand ce fut fini, l'idée me vint de garder une de ces petites mèches brunes que j'avais coupées, et je l'emportai, étonné de tant y tenir.


LXXIV

LETTRE D'YVES

À bord de la Sèvre, Lisbonne, 1er août 1881.

«Cher frère, je vous réponds une petite lettre le jour même que je reçois la vôtre. Je vous écris bien à courir, et encore je profite de l'heure du déjeuner, et je suis sur le râtelier du grand mât.

»Nous sommes entrés en relâche à Lisbonne hier au soir. Cher frère, nous avons eu tout à fait un mauvais temps cette fois; nous avons perdu nos focs, l'artimon de cape et la baleinière. Je vous fais savoir aussi que, dans les grands coups de roulis, mon sac et mon armoire sont allés se promener et tous mes effets aussi; j'ai à peu près pour cent francs de perte dans toutes ces affaires-là.

»Vous m'avez demandé qu'est-ce que j'avais fait de ma journée, dimanche, il y a quinze jours. Mais, mon bon frère, je suis resté tranquillement à bord, à finir de lire Le Capitaine Fracasse. Ainsi, depuis votre départ, je n'ai été à terre que dimanche dernier; et j'étais très tranquille, parce que d'abord j'avais tout envoyé l'argent de mon mois à la maison; j'avais touché soixante-neuf francs et j'en avais envoyé soixante-cinq à ma femme.

»J'ai eu des nouvelles de Toulven et ils sont tous bien. Le petit Pierre est très dégourdi et il sait très bien courir à présent. Seulement, il est un peu mauvais quand il fait sa petite tête de goéland, comme moi, vous savez; d'après ce que ma femme me dit sur sa lettre, il chavire tout chez nous. La maçonnerie de notre maison est déjà montée à plus de deux mètres de terre; je serai bien heureux qu'elle soit tout à fait finie, et surtout de vous voir installé dans votre petite chambre.

»Cher frère, vous me dites de penser à vous souvent; mais je vous jure qu'il ne se passe pas d'heure sans que je manque d'y penser, et même plusieurs fois par heure. Du reste, maintenant, vous comprenez, je n'ai plus personne avec qui causer le soir,—et ma blague n'est plus souvent pleine.

»Je ne puis vous dire le jour de notre partance, mais je vous prie de m'écrire à Oran. On dit que nous serons payés à Oran, pour pouvoir aller à terre et acheter du tabac.

»Je termine, cher frère, en vous embrassant de tout mon cœur.

»Votre frère tout dévoué qui vous aime,

»À vous pour la vie,

»Yves Kermadec.»

»P.-S.—Si j'ai beaucoup d'argent à Oran, je ferai une très grande provision de tabac, et surtout pour vous, de celui qui est pareil au tabac des Turcs et que vous aimez bien fumer.

»Le major m'a remis pour vous une serviette, la dernière qui vous avait servi à table. Je l'ai lavée, ça fait que je l'ai un peu déchirée.

»Quant au cahier que vous m'aviez donné pour écrire mes histoires, il a été aussi tout à fait écrasé par le coup de mer; alors maintenant j'ai tout laissé de côté.

»Cher frère, je vous embrasse encore de tout mon cœur.

»Yves Kermadec.»

» À bord, c'est toujours la même chose, et le commandant n'a pas changé ses habitudes de crier pour la propreté du pont. Il y a eu une grande dispute entre lui et le lieutenant, toujours au sujet du cacatois, vous savez? Mais ils se sont très bien arrangés après.

»J'ai aussi à vous dire que, dans sept ou huit mois, je pense encore avoir un autre petit enfant. Une chose pourtant qui ne me fait pas bien plaisir, car c'est un peu trop vite.

»Votre frère,

»Yves.»


LXXV

C'est en Orient maintenant que viennent me trouver ces petites lettres d'Yves; elles m'y apportent, dans leur simplicité, les senteurs déjà lointaines du pays breton.

Ils s'éloignent beaucoup, mes souvenirs de Bretagne. Déjà je les revois passer comme à travers des voiles de rêve; les écueils connus de là-bas, les feux de la côte, la pointe du Finistère avec ses grandes roches sombres; et les approches dangereuses d'Ouessant les soirs d'hiver, et le vent d'ouest qui courait sous le ciel morne, à la tombée des nuits de décembre. D'ici, tout cela semble la vision d'un pays noir.

La pauvre petite chaumière de Toulven! Elle était bien humble, bien perdue au bord du sentier breton. Mais c'était la région des grands bois de hêtres, des rochers gris, des lichens et des mousses; des vieilles chapelles de granit et des hauts foins semés de fleurs roses. Ici, du sable et des minarets blancs sous une voûte très bleue, et puis le soleil, l'enchanteur éternel.


LXXVI

LETTRE D'YVES

Brest, le 10 septembre 1881.

«Mon bon frère,

»Je vous fais savoir le désarmement de notre Sèvre; nous l'avons remise hier à la Direction, et, ma foi, je n'en suis pas trop mécontent.

»Je compte rester quelque temps à terre, au quartier; aussi (comme notre petite maison n'est pas très avancée, vous pensez bien), ma femme est venue s'installer auprès de moi à Brest jusqu'à ce qu'elle soit finie. Je pense que vous trouverez, cher frère, que nous avons bien fait. Cette fois, nous avons loué presque dans la campagne, à Recouvrance, du côté de Pontaniou.

»Cher frère, je vous dirai que le petit Pierre a été bien malade par les coliques, pour avoir mangé trop de luzes dans les bois, ce dimanche dernier que nous avons été à Toulven; mais cela lui a passé. Il devient tout à fait mignon, et je reste des heures à jouer avec lui. Le soir, nous allons nous promener tous les trois; nous ne sortons plus jamais qu'ensemble, et puis, quand l'un rentre, les deux autres rentrent aussi.

«Cher frère, si vous pouviez revenir à Brest, il me manquerait plus rien; vous me verriez maintenant comme je suis, vous seriez tout à fait content; car je n'étais jamais resté aussi tranquille.

»Je voudrais encore embarquer avec vous, mon bon frère, et tomber sur quelque bateau qui irait là-bas du côté du Levant vous retrouver; et pourtant je vous promets que la vie que je fais maintenant, je voudrais bien la continuer; mais cela n'est pas possible, car je suis trop heureux.

»Je termine en vous embrassant de tout mon cœur, et le petit Pierre vous envoie ses respects. Ma femme et tous mes parents à Toulven vous font bien des compliments. Ils ont très hâte de vous voir, et je vous promets que moi aussi.

»Votre frère,

»Yves Kermadec.»


LXXVII

Toulven, octobre 1881.

...Encore la pâle Bretagne au soleil d'automne! Encore les vieux sentiers bretons, les hêtres et les bruyères. Je croyais avoir dit adieu à ce pays pour longtemps, et je le retrouve avec une singulière mélancolie. Mon retour a été brusque, inattendu, comme le sont souvent nos retours ou nos départs de marins.

Une belle journée d'octobre, un tiède soleil, une vapeur blanche et légère répandue comme un voile sur la campagne. C'est partout cette grande tranquillité qui est particulière aux derniers beaux jours; déjà des senteurs d'humidité et de feuilles tombées, déjà un sentiment d'automne répandu dans l'air. Je me retrouve dans les bois connus de Trémeulé, sur la hauteur d'où on domine tout le pays de Toulven. À mes pieds, l'étang, immobile sous cette vapeur qui plane, et, au loin, des horizons tout boisés, comme ils devaient l'être au temps anciens de la Gaule.

Et ceux qui sont là près de moi, assis parmi les mille petites fleurs de la bruyère, ce sont mes amis de Bretagne, mon frère Yves et le petit Pierre, son fils.

C'est un peu mon pays maintenant, ce Toulven. Il y a un très petit nombre d'années, il m'était étranger, et Yves, auquel pourtant je donnais déjà le nom de frère, comptait à peine pour moi. Les aspects de la vie changent, tout arrive, se transforme et passe.

Il y en a tant de ces bruyères, que, dans les lointains, on dirait des tapis roses. Les scabieuses tardives sont encore fleuries, tout en haut de leurs tiges longues; et les premières grandes ondées qui ont passé ont déjà semé la terre de feuilles mortes.

C'était vrai, ce qu'Yves m'avait écrit: il était devenu très sage. On venait de l'embarquer sur un des vaisseaux en rade de Brest, ce qui semblait lui assurer un séjour de deux ans dans son pays. Marie, sa femme, s'était installée près de lui dans le faubourg de Recouvrance, en attendant cette petite maison de Toulven, qui montait de terre lentement, avec de gros murs bien épais et bien solides, à la mode d'autrefois. Elle avait accueilli mon retour imprévu comme une bénédiction du ciel; car ma présence à Brest, auprès d'eux, allait la rassurer beaucoup.

Yves devenu très sage, et, comme cela, tout de suite, sans qu'on sût quelle circonstance décisive l'avait ainsi changé, on avait peine à y croire! Et Marie me confirmait ce bonheur très timidement; elle en parlait comme de ces choses instables, fugitives, qu'on a peur de faire s'envoler rien qu'en les exprimant par des mots.


LXXVIII

Un jour, le démon de l'alcool revint passer sur leur route. Yves rentra avec ce mauvais regard trouble dont Marie avait peur.

C'était un dimanche d'octobre. Il arrivait du bord, où on l'avait mis aux fers, disait-il; et il s'était échappé parce que c'était injuste. Il semblait très exaspéré; son tricot bleu était déchiré et sa chemise ouverte.

Elle essayait de lui parler bien doucement, de le calmer. C'était précisément une belle journée de dimanche; il faisait un de ces temps rares d'arrière-automne qui ont une mélancolie paisible et exquise, qui sont comme un dernier repos du soleil avant l'hiver. Elle s'était habillée dans sa belle robe et sa collerette brodée, elle avait fait la grande toilette du petit Pierre, comptant qu'ils iraient tous les trois se promener ensemble à ce beau soleil doux. Dans la rue, des couples de gens du peuple passaient, endimanchés, s'en allant sur les routes et dans les bois comme au printemps.

...Mais non, rien n'y faisait; Yves avait prononcé l'affreuse phrase de brute qu'elle connaissait si bien: «Je m'en vais retrouver mes amis.» C'était fini!

Alors, sentant sa pauvre tête s'en aller de douleur, elle avait voulu tenter un moyen extrême: pendant qu'il regardait dans la rue, elle avait fermé la porte à double tour et caché la clef dans son corsage. Mais lui, qui avait compris ce qu'elle venait de faire, se mit à dire, la tête baissée, les yeux sombres:

«Ouvre!... ouvre!... M'entends-tu? je te dis de m'ouvrir!»

Il essaya de secouer cette porte sur ses ferrures; quelque chose le retenait encore de la briser,—ce qu'il eût pu faire sans peine. Et puis, non, il voulait que sa femme, qui l'avait fermée, vînt elle-même la lui ouvrir.

Et il tournait dans cette chambre, avec son air de grand fauve, répétant:

«Ouvre!... M'entends-tu? je te dis de m'ouvrir!»

Les bruits joyeux du dimanche montaient dans la rue. Les femmes à grande coiffe passaient au bras de leurs maris ou de leurs amants. Le beau soleil d'automne les éclairait de sa lumière tranquille.

Il frappait du pied et répétait cela à voix très basse:

«Ouvre!... je te dis de m'ouvrir!»

C'était la première fois qu'elle essayait de le retenir par force, et elle voyait que cela réussissait mal, et elle avait étrangement peur. Sans le regarder, elle s'était jetée à genoux dans un coin et disait des prières, tout haut et très vite, comme une insensée. Il lui semblait qu'elle touchait à un moment terrible, que ce qui allait arriver serait plus affreux que toutes les choses d'avant. Et petit Pierre, debout, ouvrait tout grands ses yeux profonds, ayant peur lui aussi, mais ne comprenant pas.

«Non, tu ne veux pas m'ouvrir?... Oh! mais je l'arracherai alors! Tu vas voir!»

Une secousse ébranla le plancher, puis on entendit un grand bruit sourd, horrible. Yves venait de tomber de tout son haut. La poignée par laquelle il avait voulu prendre cette porte lui était restée dans la main, arrachée, et alors, lui, avait été jeté à la renverse sur son fils, dont la petite tête avait porté, dans la cheminée, contre l'angle d'un chenet de fer....

Ah! Ce fut un changement brusque. Marie ne priait plus; elle s'était levée, les yeux dilatés et farouches, pour ôter son petit Pierre des mains d'Yves, qui voulait le relever. Il était tombé sans crier, ce petit enfant, tout saisi d'être blessé par son père; le sang coulait de son front et il ne disait rien. Marie, le tenant serré contre sa poitrine, prit la clef dans son corsage, ouvrit d'une main et poussa la porte toute grande.. Yves la regardait, effrayé à son tour;—elle s'était reculée et lui criait:

«Va-t'en! va-t'en! va-t'en!»

Pauvre Yves,—voilà qu'il hésitait à passer! Il cherchait à mieux comprendre. Cette porte qu'on lui ouvrait maintenant, il n'en voulait plus; il avait le sentiment vague que ce seuil allait être quelque chose de funeste à franchir. Et puis ce sang qu'il voyait sur la figure de son fils et sur sa petite collerette.... Oui, il cherchait à mieux comprendre, à s'approcher d'eux. Il passait sa main sur ses tempes, sentant qu'il était ivre, faisant un grand effort pour démêler ce qui était arrivé.... Mon Dieu, non! Il ne pouvait pas; il ne comprenait plus.... L'alcool, ses amis qui l'attendaient en bas, c'était tout.

Elle, lui répétait toujours, en serrant son fils contre sa poitrine:

«Va-t'en!... mais va-t'en!»

Alors, tournant sur lui-même, il prit l'escalier et s'en alla....


LXXIX

«Tiens! C'est vous, Kermadec?

—Oui, monsieur Kerjean.

—Et, en bordée, je parie?

—Oui, Monsieur Kerjean.»

En effet, cela se voyait à sa tenue.

«Eh bien, je croyais que vous étiez marié, Yves? C'est quelqu'un de Paimpol, le grand Lisbatz, je crois, qui m'avait conté que vous étiez père de famille.»

Yves secoua ses épaules d'un mouvement d'insouciance méchante, et dit:

«S'il vous manquait du monde, Monsieur Kerjean,.... Ça m'irait, à moi, de partir à votre bord.»

Ce n'était pas la première fois que ce capitaine Kerjean enrôlait des déserteurs. Il comprit. Il savait comment on les prend et ensuite comment on les mène. Son navire, la Belle-Rose, qui naviguait sous un pavillon d'Amérique, partait le lendemain pour la Californie. Yves lui convenait; c'était une acquisition excellente pour un équipage comme le sien.

Ils s'isolèrent tous deux pour ébaucher, à voix basse, leur traité d'alliance.

Cela se passait au port de commerce, le matin du second jour, après sa fuite de chez lui.

La veille, il avait été à Recouvrance, en rasant les murs, pour tâcher d'avoir des nouvelles de son petit Pierre. De loin, il l'avait aperçu, qui regardait passer le monde à la fenêtre, avec un petit bandeau sur son front. Alors il était revenu sur ses pas, suffisamment rassuré, dans son égarement d'ivresse qui durait encore; il était revenu sur ses pas pour «aller retrouver ses amis».

Ce matin-là, il s'était réveillé au jour, sous un hangar du quai où ses amis l'avaient couché. L'ivresse était cette fois passée, bien complètement passée. Il faisait toujours ce même beau temps d'octobre, frais et pur; les choses avaient leurs aspects habituels, comme si de rien n'était, et d'abord il songea avec attendrissement à son fils et à Marie, prêt à se lever pour aller les retrouver là-bas et leur demander pardon. Il lui fallut un moment pour se rappeler tout, et se dire que c'était fini, qu'il était perdu....

Retourner près d'eux, maintenant?—Oh! non, jamais,—quelle honte!

D'ailleurs, s'être échappé du bord étant puni de fers, et avoir ensuite couru bordée trois jours, tout cela ne pouvait plus se racheter. Prendre encore ces mêmes résolutions, reprises vingt fois, faire encore ces mêmes promesses, dire encore ces mêmes mots de repentir... oh! non! assez! Il en avait un mauvais sourire de pitié et de dégoût.

Et puis sa femme lui avait dit: «Va-t'en!» il s'en souvenait bien, de son regard de haine, en lui montrant la porte. Il avait beau l'avoir mille fois mérité, il ne lui pardonnerait jamais cela, lui, habitué à être le seigneur et le maître. Elle l'avait chassé; c'était bien, il était parti, il suivrait sa destinée, elle ne le reverrait plus....

Cette rechute aussi lui était plus répugnante, après cette bonne période de paix honnête, pendant laquelle il avait entrevu et compris une vie plus haute; ce retour de misère lui paraissait quelque chose de décisif et de fatal. À ce moment, il s'aperçut qu'il était couvert de poussière, de boue, de souillures immondes, et il commença de s'épousseter, en redressant sa tête, qui s'animait peu à peu, à ce réveil, d'une expression dure et dédaigneuse.

Être tombé comme une brute sur son fils et avoir meurtri ce pauvre petit front!... Il se faisait tout à coup à lui-même l'effet d'un misérable bien repoussant.

Il brisait entre ses mains les planches d'une caisse qui traînait là près de lui, et, à demi-voix, après un coup d'œil instinctif pour s'assurer qu'il était seul, il se disait, avec une espèce de rire moqueur, d'odieuses injures de matelot.

Maintenant il était debout avec un air fier et méchant.

Déserter!... Si quelque navire pouvait l'emmener tout de suite!... Cela devait se trouver sur les quais; justement il y en avait beaucoup ce jour-là. Oh! oui! à n'importe quel prix, déserter, pour ne plus reparaître!

Sa décision venait d'être prise avec une volonté implacable. Il marchait vers les navires, cambré, la tête haute, l'entêtement breton dans ses yeux à demi fermés, dans ses sourcils froncés.

Il se disait: «Je ne vaux rien, je le sais, je le savais, ils auraient dû me laisser tous. J'ai essayé ce que j'ai pu, mais je suis fait ainsi et ce n'est pas ma faute.»

Et il avait raison peut-être: ce n'était pas sa faute. À cet instant, il était irresponsable; il cédait à des influences lointaines et mystérieuses qui lui venaient de son sang; il subissait la loi d'hérédité de toute une famille, de toute une race.


LXXX

À deux heures, le même jour, après marché conclu, Yves ayant acheté des hardes de marin du commerce et changé de costume clandestinement dans un cabaret du quai, monta à bord de la Belle-Rose.

Il se mit à faire le tour de ce bateau, qui était mal tenu, qui avait des aspects de rudesse sauvage, mais qu'on sentait souple et fort, taillé pour la course et les hasards de mer.

Auprès des navires de l'état, celui-ci semblait petit, court, et surtout vide: un air abandonné, presque personne à bord; même au mouillage, cette espèce de solitude serrait le cœur. Trois ou quatre forbans étaient là, qui rôdaient sur le pont; ils composaient tout l'équipage et ils allaient devenir, pour des années peut-être, les seuls compagnons d'Yves.

Ils commencèrent par se dévisager, les uns les autres, avant de se parler.

Tout le jour, dura ce même beau temps tiède et tranquille, cette sorte d'été mélancolique d'arrière-saison qui portait au recueillement. Maintenant le calme se faisait pour Yves sur l'irrévocable de sa décision.

On lui montra sa petite armoire, mais il n'avait presque rien à y mettre. Il se lava à grande eau fraîche, s'ajusta mieux, avec une certaine coquetterie, dans son costume nouveau; ce n'était plus cette livrée de l'état qui lui avait souvent paru lourde; il se sentait libre, affranchi de tous ses liens passés, presque autant que par la mort. Il essayait de jouir de son indépendance.

Le lendemain matin, à la marée, la Belle-Rose devait partir. Yves flairait le large, la vie de mer qui allait recommencer, à la façon nouvelle longtemps désirée. Il y avait des années que cette idée de déserter l'obsédait d'une manière, et, à présent, c'était une chose accomplie. Cela le relevait à ses propres yeux, d'avoir pris ce parti, cela le grandissait de se sentir hors la loi, il n'avait plus honte de se représenter devant sa femme, à présent qu'il était déserteur, et il se disait qu'il aurait le courage d'y aller ce soir, avant de partir, au moins pour lui porter l'argent qu'il avait reçu.

À certains moments, quand la figure de son petit Pierre repassait devant ses yeux, son cœur se déchirait affreusement; ce navire, silencieux et vide, lui faisait l'effet d'une bière où il serait venu tout vivant s'ensevelir lui-même, sa gorge s'étranglait; un flot de larmes voulait monter, mais il le comprimait à temps, avec sa volonté dure, en pensant à autre chose; vite il se mettait à parler à ses amis nouveaux. Ils causaient de la façon de manœuvrer avec si peu de monde, ou du jeu de ces grosses poulies qu'on avait multipliées partout pour remplacer les bras des hommes et qui, à son avis, alourdissaient beaucoup le gréement de la Belle-Rose.

Le soir, quand la nuit fut tombée, il alla à Recouvrance et monta sans bruit jusqu'à sa porte.

Il écouta d'abord avant d'ouvrir; on n'entendait rien. Il entra timidement.

Une lampe était allumée sur la table. Son fils était tout seul, endormi. Il se pencha sur sa corbeille d'osier, qui sentait le nid de petit oiseau, et appuya la bouche tout doucement sur la sienne pour sentir encore une fois sa petite respiration douce, et puis il s'assit près de lui et resta tranquille, afin d'avoir repris une figure calme quand sa femme rentrerait.


LXXXI

Derrière lui, Marie était montée en tremblant; elle l'avait vu venir.

Depuis deux jours, elle avait eu le temps d'envisager en face tous les aspects de malheur.

Elle n'avait pas voulu aller interroger les autres marins, comme font les pauvres femmes des coureurs de bordée, pour apprendre d'eux si Yves était rentré à son bord. Elle ne savait rien de lui, et elle attendait, se tenant prête à tout.

Peut-être qu'il ne reviendrait pas; elle s'y était préparée comme au reste, et s'étonnait d'y songer avec tant de sang froid. Dans ce cas, ses projets étaient faits; elle ne retournerait pas dans ce Toulven, de peur de revoir leur petite maison commencée, de peur aussi d'entendre chaque jour maudire le nom de son mari chez ses parents, qui la recueilleraient. Non, là-bas, dans le pays de Goëlo, il y avait une vieille femme qui ressemblait à Yves et dont les traits prenaient tout à coup pour elle une douceur très grande. C'est à sa porte qu'elle irait frapper. Celle-là serait indulgente pour lui, puisqu'elle était sa mère. Elles pourraient parler sans haine de l'absent; elles vivraient là, les deux abandonnées, ensemble, et veilleraient sur le petit Pierre, réunissant leurs efforts pour le garder, ce dernier, pour qu'au moins il ne fût pas marin.

Et puis il lui semblait que, si, un jour, dans bien des années peut-être, Yves, déserteur, voulait se rapprocher des siens, ce serait là, dans ce petit coin de terre, à Plouherzel, qu'il reviendrait. Elle avait fait, la nuit d'avant, l'étrange rêve d'un retour d'Yves: cela se passait très loin, dans les années à venir, et elle-même était déjà vieille. Yves arrivait dans sa chaumière de Plouherzel, le soir, vieux lui aussi, changé, misérable; il lui demandait pardon. Derrière lui étaient entrés Goulven et Gildas, ses frères, et un autre Yves, plus grand qu'eux tous, qui avait les cheveux tout blancs et qui traînait à ses jambes de longues franges de goémon. La vieille mère les accueillait de son visage dur. Elle demandait avec une voix très sombre:

«Comment se fait-il qu'ils soient tous ici? Mon mari pourtant a dû mourir en mer, il y a déjà plus de soixante ans.... Goulven est en Amérique,.... Gildas dans son trou de cimetière.... Comment se fait-il qu'ils soient tous ici?»

Alors Marie s'était réveillée de frayeur, comprenant qu'elle était entourée de morts.

Mais, ce soir, Yves était revenu vivant et jeune; elle avait reconnu dans l'obscurité de la rue sa taille droite et son pas souple. À l'idée qu'elle allait le revoir et être fixé sur son sort, tout son courage et tout ses projets l'avaient abandonnée. Elle tremblait de plus en plus en montant cet escalier.... Peut-être bien qu'il avait simplement passé ces deux journées à bord et qu'il revenait comme de coutume, et que tout s'arrangerait encore une fois. Elle s'arrêtait sur ces marches pour demander à Dieu que ce fût vrai, dans une prière rapide.

Quand elle ouvrit la porte, il était bien là, dans leur chambre, assis auprès du berceau et regardant son fils endormi.

Lui, pauvre petit Pierre, dormait d'un bon sommeil paisible, ayant encore son bandeau sur le front, là où le chenet de fer l'avait blessé.

Dès qu'elle fut entrée, pâle, son cœur battant à grandes secousses qui lui faisaient mal, elle vit tout de suite qu'Yves n'avait pas bu d'alcool: il avait levé les yeux sur elle et son regard était clair, et puis il les avait baissés vite et restait penché sur son fils.

«A-t-il eu beaucoup de mal?» demanda-t-il à demi-voix, lentement, avec une tranquillité qui étonnait et qui faisait peur.

«Non, j'ai été chercher le médecin pour le panser. Il a dit que ça ne laisserait pas de marque. Il n'a pas du tout pleuré.»

Ils se tenaient là, muets l'un devant l'autre, lui toujours assis près de ce petit berceau, elle debout, blanche et tremblante. Ils ne s'en voulaient plus; ils s'aimaient peut-être; mais maintenant l'irréparable était accompli, et c'était trop tard. Elle regardait ce costume qu'elle ne lui avait jamais vu: un tricot de laine noir et un bonnet de drap. Pourquoi ces habits? Et ce paquet, près de lui, par terre, d'où sortait un bout de col bleu? Il semblait renfermer ses effets de matelot, quittés à tout jamais, comme si le vrai Yves était mort.

Elle osa demander:

«L'autre jour, tu es rentré à bord?

—Non!»

Encore un silence. Elle sentait l'angoisse qui venait plus forte.

«Depuis trois jours, Yves, tu n'es pas rentré?

—Non!»

Alors elle n'osa plus parler, ayant peur de comprendre la chose terrible; voulant retenir les minutes, même ces minutes qui étaient faites d'incertitude et d'angoisse, parce qu'il était encore là, lui, devant elle, peut-être pour la dernière fois.

À la fin, la question poignante sortit de ses lèvres:

«Que comptes-tu faire, alors?»

Et lui, à voix basse, simplement, avec cette tranquillité des résolutions implacables, laissa tomber ce mot lourd:

«Déserter!»

Déserter!... Oui, c'était bien ce qu'elle avait deviné depuis quelques secondes, en voyant ce costume changé, ce petit paquet d'effets de matelot soigneusement pliés dans un mouchoir.

Elle s'était reculée, sous le poids de ce mot, s'appuyant derrière elle au mur avec ses mains, la gorge étranglée. Déserteur! Yves! perdu! Dans sa tête repassait l'image de Goulven, son frère, et des mers lointaines d'où les marins ne reviennent plus. Et, comme elle sentait son impuissance contre cette volonté qui l'écrasait, elle restait là, anéantie.

Yves s'était mis à lui parler, très doucement, avec son calme sombre lui montrant le petit paquet d'effets qu'il avait apporté:

«Tiens, ma pauvre Marie, demain, quand mon navire sera parti, tu renverras cela d'abord, tu m'entends bien. On ne sait pas!... Si on me reprenait.... C'est toujours plus grave, emporter les effets de l'état! Et puis voilà d'abord les avances qu'on m'a données.... Vous retournerez à Toulven.... Oh! Je t'enverrai de l'argent de là-bas, tout ce que je gagnerai; tu comprends, il ne m'en faudra plus beaucoup à moi. Nous ne nous reverrons plus, mais tu ne seras pas trop malheureuse.... Tant que je vivrai.»

Elle voulait l'entourer avec ses bras, le tenir de toutes ses forces, lutter, s'accrocher à lui quand il s'en irait, se faire plutôt traîner jusque dans les escaliers, jusque dans la rue.... Mais non, quelque chose la clouait sur place: d'abord la conscience que tout serait inutile, et puis une dignité, là, devant leur fils endormi.... Et elle restait contre ce mur, sans un mouvement.

Il avait posé deux cents francs en grosses pièces d'argent sur leur table, près de lui. C'étaient ses avances, tout ce qui lui restait, ses pauvres effets payés. Il la regardait maintenant d'un regard profond, très doux, et il secouait avec sa manche de laine des larmes qui venaient de couler sur ses joues.

Mais c'était tout ce qu'il avait à lui dire. Et, à présent, c'était la minute suprême, c'était fini.

Il se pencha encore une dernière fois sur son fils, puis il redressa sa haute taille et se leva pour partir.


LXXXII

...La mer de Corail!—C'est aux antipodes de notre vieux monde.—Rien que le bleu immense.—Autour du navire qui file doucement, l'infini bleu déploie son cercle parfait. L'étendue brille et miroite sous le soleil éternel.

Yves est là, seul, porté très haut dans l'air, par quelque chose qui oscille légèrement;—il passe, dans sa hune.

Il regarde, sans voir, le cercle sans limite; il est comme fatigué d'espace et de lumière. Ses yeux atones s'arrêtent au hasard, car, partout, tout est pareil.

Partout, tout est pareil.... C'est la grande splendeur inconsciente et aveugle des choses que les hommes croient faites pour eux. À la surface des eaux courent des souffles vivifiants que personne ne respire; la chaleur et la lumière sont répandues sans mesure; toutes les sources de la vie sont ouvertes sur les solitudes silencieuses de la mer et les font étrangement resplendir.

...L'étendue brille et miroite sous le soleil éternel. Le grand flamboiement de midi tombe dans le désert bleu comme une magnificence inutile et perdue. Maintenant, Yves croit distinguer là-bas une traînée moins bleue, et il y concentre son attention, égarée tout à l'heure dans la monotonie étincelante et tranquille; c'est sans doute la mer qui s'émiette là sur des blancheurs de corail, qui brise sur des îles inconnues, à fleur d'eau, qu'aucune carte n'a jamais indiquées.

...Comme c'est loin, la Bretagne!—et les chemins verts de Toulven!—et son fils!...

Yves est sorti de sa rêverie et il regarde, la main étendue au-dessus de ses yeux, cette lointaine traînée qui blanchit toujours.

...Il n'a pas l'air d'un déserteur, car il porte encore le grand col bleu des matelots. Maintenant, il a très bien vu ces brisants et ce corail, et, en se penchant un peu dans le vide, il crie pour ceux qui sont en bas: «Des récifs par bâbord!»

...Non, Yves n'a pas déserté, car le navire qui le porte est le Primauguet, de la marine de guerre.

Il n'a pas déserté, car il est toujours auprès de moi, et, quand il a annoncé de là-haut l'approche de ces récifs, c'est moi qui monte le trouver dans sa hune, pour les reconnaître avec lui.

À Brest, ce mauvais jour où il avait voulu nous quitter, je l'avais vu passer, en déserteur, portant ses effets de matelot si bien pliés dans un mouchoir, et je l'avais suivi de loin jusqu'à Recouvrance. J'avais laissé monter Marie, puis j'étais monté, moi aussi, après eux, et, en sortant, il m'avait trouvé là, en travers de sa porte, lui barrant le passage avec mes bras étendus,—comme jadis à Toulven. Seulement, cette fois, il ne s'agissait plus d'arrêter un caprice d'enfant, mais d'engager une lutte suprême avec lui.

Elle avait été longue et cruelle, cette lutte, et je m'étais senti bien près de perdre courage, de l'abandonner à la destinée sombre qui l'emportait. Et puis elle s'était terminée brusquement par de bonnes larmes qu'il avait versées, des larmes qui avaient besoin de couler depuis deux jours,—et qui ne pouvaient pas, tant ses yeux étaient durs à ce genre de faiblesse.—Alors on lui avait mis sur ses genoux son petit Pierre, qui venait de se réveiller; il ne lui en voulait pas du tout, lui, le petit Pierre, il lui avait tout de suite passé les bras autour du cou. Et Yves avait fini par me dire:

«Eh bien, oui, frère, je ferai tout ce que vous me direz de faire. Mais, n'importe comment, vous voyez bien qu'à présent, je suis perdu...»

C'était très grave, en effet, et je ne savais plus moi-même quel parti prendre:—une espèce de rébellion, s'être esquivé du bord étant déjà puni des fers, et trois jours d'absence! J'avais été sur le point de leur dire, après les avoir fait s'embrasser: «Désertez tous les deux, tous les trois, mes chers amis; car il est bien tard à présent pour mieux faire: qu'Yves s'en aille sur sa Belle-Rose, et vous vous rejoindrez en Amérique.»

Mais non, c'était trop affreux cela, abandonner à jamais la terre bretonne, et la petite maison de Toulven, et les pauvres vieux parents!

Alors, en tremblant un peu de ma responsabilité, j'avais pris la décision contraire: rendre le soir même les avances touchées, dégager Yves des mains de ce capitaine Kerjean, et, dès le lendemain matin, aussitôt le port ouvert, le remettre à la justice maritime. Des jours pénibles avaient suivi, jours de démarches et d'attente, et enfin, avec beaucoup de bienveillance, la chose avait été ainsi réglée: un mois de fers et six mois de suspension de son grade de quartier-maître, avec retour à la paye de simple matelot.

Voilà comment mon pauvre Yves, reparti avec moi sur ce Primauguet, se retrouvait dans la hune, encore gabier comme devant, et faisant son rude métier d'autrefois.

Debout tous les deux sur la vergue de misaine, le corps penché en dehors dans le vide, mettant une main au-dessus de nos yeux, et, de l'autre, nous tenant à des cordages, nous regardions ensemble, au fond des resplendissantes solitudes bleues, ces brisants qui blanchissaient toujours; leur bruissement continu était comme un son lointain d'orgues d'église au milieu du silence de la mer.

C'était bien une grande île de corail qu'aucun navigateur n'avait encore relevée, elle était montée lentement des profondeurs d'en dessous; pendant des siècles et des siècles, elle avait poussé avec patience ses rameaux de pierre; elle n'était encore qu'une immense couronne d'écume blanche faisant, au milieu des plus grands calmes de la mer, un bruit de chose vivante, une sorte de mugissement mystérieux et éternel.

Partout ailleurs, l'étendue bleue était uniforme, saine, profonde, infinie; on pouvait continuer la route.

«Tu as gagné la double, frère», dis-je à Yves.

Je voulais dire: la double ration de vin au dîner de l'équipage. À bord, cette double est toujours la récompense des matelots qui ont annoncé les premiers une terre ou un danger,—de ceux encore qui ont pris un rat sans l'aide des pièges,—ou bien qui ont su s'habiller plus coquettement que les autres à l'inspection du dimanche.

Yves sourit, mais comme quelqu'un qui retrouve tout à coup un souvenir triste:

«Vus savez bien qu'à présent, le vin et moi.... Oh! mais ça ne fait rien, il faut me la faire donner, les gabiers de mon plat la boiront toujours...»

En effet, depuis qu'une fois il avait renversé son petit Pierre sur les chenets de la cheminée, là-bas, à Brest, il buvait de l'eau. Il avait juré cela sur cette chère petite tête blessée, et c'était le premier serment solennel de sa vie.

Nous causions là tous deux, dans le bon air pur et vierge, au milieu des voiles légèrement tendues, bien blanches sous le soleil, quand un coup de sifflet partit d'en bas, un coup de sifflet très particulier, qui voulait dire, en langage de bord: «On demande le chef de la hune de misaine; qu'il descende bien vite!»

C'était Yves, le chef de la hune de misaine; il descendit quatre à quatre pour voir ce qu'on lui voulait.—Le commandant en second le demandait chez lui;—et, moi, je savais bien pourquoi.

Dans ces mers si lointaines et si tranquilles où nous naviguions, les matelots se trouvaient tous un peu brouillés avec les saisons, avec les mois, avec les jours; la notion des durées se perdait pour eux dans la monotonie du temps.

En effet, l'été, l'hiver, on n'en a plus conscience; on ne les sait plus, car les climats sont changés. Même les choses de la nature ne viennent plus les indiquer; c'est toujours l'eau infinie, toujours les planches, et, au printemps, rien ne verdit.

Yves avait repris sans peine son existence d'autrefois, ses habitudes de gabier, sa vie de la hune, à peine vêtu, au vent et au soleil, avec son couteau et son amarrage. Il n'avait plus compté ses jours parce qu'ils étaient tous pareils, confondus par la régularité des quarts, par l'alternance d'un soleil toujours chaud avec des nuits toujours pures. Il avait accepté ce temps d'exil sans le mesurer.

Mais c'était aujourd'hui même que ses six mois de punition expiraient, et le commandant avait à lui dire de reprendre ses galons, son sifflet d'argent et son autorité de quartier-maître. Il le lui dit même amicalement, avec une poignée de main; car Yves, tant qu'avait duré sa peine, s'était montré exemplaire de conduite et de courage, et jamais hune n'avait été tenue comme la sienne.

Yves revint me trouver avec une bonne figure heureuse:

«Pourquoi ne m'aviez-vous pas dit que c'était aujourd'hui?»

On lui avait promis que, s'il continuait, sa punition serait même bientôt oubliée.—Décidément ce serment qu'il avait fait sur la tête meurtrie de son petit Pierre, à la fin de la soirée terrible, lui réussissait au delà de son espoir....


LXXXIII

L'après-midi du même jour, Yves est dans ma chambre, qui se dépêche, qui se dépêche avant la nuit de remettre des galons sur ses manches, toujours drôle, avec son grand air de forban, quand il est occupé à coudre.

Ils ne sont plus très beaux, ses pauvres vêtements, ils ont beaucoup servi. C'est qu'il n'était pas riche en quittant Brest, avec cette réduction de paye; et, pour ne pas entamer son décompte, il n'a pas voulu prendre trop d'effets au magasin. Mais ils sont si propres, les petites pièces sont si bien mises les unes sur les autres, à chaque coude, à chaque bas de manche, que cela peut très bien passer. Ces galons neufs leur donnent même un certain lustre de jeunesse. D'ailleurs, Yves a bonne tournure avec n'importe quoi; et puis, comme on est très peu vêtu à bord, en ne les mettant que rarement, ils pourront certainement finir la campagne. Quant à de l'argent, Yves n'en a pas; il en oublie même l'usage et la valeur, comme il arrive souvent aux marins,—car il délègue à sa femme, à Brest, sa solde et ses chevrons, tout ce qu'il gagne.

La nuit venue, son ouvrage est achevé; il le plie avec soin, et balaye ensuite les petits bouts de fil qu'il a pu faire tomber dans ma chambre. Puis il s'informe très exactement du mois et de la date, allume une bougie et se met à écrire.

«En mer, à bord du Primauguet, 23 avril 1882.

»Chère épouse, «je t'écris ces quelques mots à l'avance aujourd'hui, dans la chambre de M. Pierre. Je les mettrai à la poste le mois prochain, quand nous toucherons aux îles Hawaï (un pays.... Je suis sûr, que tu ne sais pas trop où il se trouve).

»C'est pour te dire que j'ai repris mes galons aujourd'hui, et que tu peux être tranquille, ils ne repartiront plus; je les ai cousus solides à présent.

»Chère épouse, cela me prouve pourtant qu'il n'y a que juste six mois passés depuis notre départ, et alors nous ne sommes pas encore près de nous revoir.—Pour moi, j'aurais pourtant déjà très hâte d'aller faire un tour à Toulven, pour te donner la main à installer notre maison; et encore, ce n'est pas tout à fait pour cela, tu penses, mais c'est surtout pour rester quelque temps avec toi, et voir notre petit Pierre courir un peu. Il faudra bien qu'on me donne une grande permission quand nous reviendrons, au moins quinze ou vingt jours; peut-être même que je n'aurai pas assez avec vingt, et que je demanderai jusqu'à trente.

»Chère Marie, je te dirai pourtant que je suis très heureux à bord, surtout d'avoir pu repartir pour ces mers-ci avec M. Pierre; c'était ce que je demandais depuis bien longtemps. C'est une si belle campagne, et puis tout à fait économique, pour moi qui ai bien besoin de ramasser beaucoup d'argent comme tu sais. Peut-être que je serai proposé pour second avant de débarquer, vu que je suis très bien avec tous les officiers.

»J'ai aussi à t'apprendre que les poissons volants...»

Crac!... Sur le pont, on siffle: En haut tout le monde! pour le ris de chasse; Yves se sauve; et jamais personne n'a su la fin de cette histoire de poissons.

Il a conservé avec sa femme sa manière enfantine d'être et d'écrire. Avec moi, c'est changé, et il est devenu un nouvel Yves, plus compliqué et plus raffiné que celui d'autrefois.


LXXXIV

La nuit qui suit est claire et délicieuse. Nous allons tout doucement, dans la Mer De Corail, par une petite brise tiède, avançant avec précaution, de peur de rencontrer les îles blanches, écoutant le silence, de peur d'entendre bruire les récifs.

De minuit à quatre heures du matin, le temps du quart se passe à veiller au milieu de ces grandes paix étranges des eaux australes.

Tout est d'un bleu vert, d'un bleu nuit, d'une couleur de profondeur; la lune, qui se tient d'abord très haut, jette sur la mer des petits reflets qui dansent, comme si partout, sur les immenses plaines vides, des mains mystérieuses agitaient sans bruit des milliers de petits miroirs.

Les demi-heures s'en vont l'une après l'autre, tranquilles, la brise égale, les voiles très légèrement tendues. Les matelots de quart, en vêtements de toile, dorment à plat pont, par rangées, couchés sur le même côté tous, emboîtés les uns dans les autres, comme des séries de momies blanches.

À chaque demi-heure, on tressaille en entendant la cloche qui vibre; et alors deux voix viennent de l'avant du navire, chantant d'une après l'autre, sur une sorte de rythme lent: «Ouvre l'œil au bossoir.... Tribord!» dit l'une. «Ouvre l'œil au bossoir.... Bâbord!» répond l'autre. On est surpris par ce bruit, qui paraît une clameur effrayante dans tout ce silence, et puis les vibrations des voix et de la cloche tombent, et on n'entend plus rien.

Cependant la lune s'abaisse lentement, et sa lumière bleue se ternit; maintenant elle est plus près des eaux et y dessine une grande lueur allongée qui traîne.

Elle devient plus jaune, éclairant à peine, comme une lampe qui meurt.

Lentement elle se met à grandir, à grandir, démesurée, et puis elle devient rouge, se déforme, s'enfonce, étrange, effrayante. On ne sait plus ce qu'on voit: à l'horizon, c'est un grand feu terne, sanglant. C'est trop grand pour être la lune, et puis maintenant des choses lointaines se dessinent devant en grandes ombres noires: des tours colossales, des montagnes éboulées, des palais, des Babels!

On sent comme un voile de ténèbres s'appesantir sur les sens; la notion du réel est perdue. Il vous vient comme l'impression de cités apocalyptiques, de nuées lourdes de sang, de malédictions suspendues. C'est la conception des épouvantes gigantesques, des anéantissements chaotiques, des fins de monde....

Une minute de sommeil intérieur qui vient de passer, malgré toute volonté; un rêve de dormeur debout qui s'est envolé très vite.

Mirage!... À présent, c'est fini, et la lune est couchée. Il n'y avait rien là-bas que la mer infinie, et les vapeurs errantes, annonçant l'approche du matin; maintenant que la lune n'est plus derrière, on ne les distingue même pas. Tout vient de s'évanouir, et on retrouve la nuit, la vraie nuit, toujours pure et tranquille.

Ils sont bien loin de nous, ces pays de l'apocalypse; car nous sommes dans la Mer De Corail, sur l'autre face du monde, et il n'y a rien ici que le cercle immense, le miroir illimité des eaux....

Un timonier est allé regarder l'heure à la montre. Par déférence pour la lune, il doit noter, sur ce grand registre toujours ouvert, qui est le journal du bord, l'instant très précis auquel elle s'est couchée.

Puis il revient pour me dire:

«Capitaine, il est l'heure de réveiller au quart

Déjà! Déjà finies mes quatre heures de nuit,—et l'officier de relève qui va bientôt paraître.

Je commande:

«Chefs et chargeurs à réveiller au quart!»

Alors, quelques-uns de ceux qui dormaient à plat pont comme des momies blanches se lèvent en éveillent quelques autres; ils partent toute une bande, et descendent. Et puis on entend en bas, dans le faux pont, une vingtaine de voix chanter l'une après l'autre,—en cascade comme on fait pour frère Jacques,—une sorte d'air très ancien, qui est joyeux et moqueur.

Ils chantent:

«As-tu entendu, les tribordais, debout au quart, debout, debout, debout!... As-tu entendu, les tribordais, debout au quart, debout, debout, debout!...»

Ils vont et viennent, courbés sous les hamacs suspendus, et, en passant, secouent les dormeurs à grands coups d'épaule.

Après, je commande, inexorable:

«En haut, les tribordais, à l'appel!»

Et ils montent, demi-nus; il y en a qui bâillent, d'autres qui s'étirent, qui trébuchent. Ils se rangent par groupes à leur poste, pendant qu'un homme, avec un fanal, les regardant sous le nez, les compte. Les autres, qui dormaient sur le pont, vont aller en bas se coucher à leur place.

Yves est monté, lui aussi, avec ces tribordais qu'on vient de réveiller. Je reconnais bien son coup de sifflet, que je n'avais plus entendu depuis une année. Et puis je reconnais sa voix, qui résonne et commande pour la première fois sur le pont du Primauguet.

Alors je l'appelle très officiellement par son titre, qu'on vient de lui rendre: «Maître de quart!»

C'était seulement pour lui donner une poignée de main, lui souhaiter bienvenue et bonne fin de nuit avant de m'en aller dormir.


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