Mon frère Yves
LXXXV
«Hale le bout à bord, Goulven!»
C'était dans un accostage difficile. Je venais, avec un canot du Primauguet, aborder un bâtiment baleinier d'allures suspectes, qui ne portait aucun pavillon.
Dans l'océan austral, toujours; auprès de l'île Tonga-Tabou, du côté du vent.—Le Primauguet, lui, était mouillé dans une baie de l'île, en dedans de la ligne des récifs, à l'abri du corail. L'autre, le baleinier, s'était tenu au large, presque en pleine mer, comme pour rester prêt à fuir, et la houle était forte autour de lui.
On m'envoyait en corvée pour le reconnaître, pour l'arraisonner, comme on dit dans notre métier.
«Hale à bord, Goulven! hale!»
Je levai la tête vers l'homme qui s'appelait Goulven; c'était lui qui, du haut du navire équivoque, tenait l'amarre qu'on venait de me lancer. Et je fus saisi de cette figure, de ce regard déjà connu; c'était un autre Yves, moins jeune, encore plus basané et plus athlétique peut-être,—les traits plus durs, ayant plus souffert;—mais il avait tellement ses yeux, son regard, que c'était comme un dédoublement de lui-même qui m'impressionnait.
Quelquefois j'avais pensé, en effet, que nous pourrions le rencontrer, ce frère Goulven, sur quelqu'un de ces baleiniers que nous trouvions, de loin en loin, dans les mouillages du Grand-Océan, et que nous arraisonnions quand ils avaient mauvais air.
J'allai à lui d'abord, sans m'inquiéter du capitaine, qui était un énorme Américain, à tête de pirate, avec une longue barbe épaisse comme le goémon. J'entrais là comme en pays conquis, et les convenances m'importaient peu.
«C'est vous, Goulven Kermadec?»
Et déjà je m'avançais en lui tendant la main, tant j'en étais sûr. Mais lui blanchit sous son hâle brun, et recula. Il avait peur.
Et, par un mouvement sauvage, je le vis qui rassemblait ses poings, raidissait ses muscles, comme pour résister quand même, dans une lutte désespérée.
Pauvre Goulven! Cette surprise de m'entendre dire son nom,—et puis mon uniforme,—et les seize matelots armés qui m'accompagnaient! Il avait cru que je venais, au nom de la loi française, pour le reprendre, et il était comme Yves, s'exaspérant devant la force.
Il fallut un moment pour l'apprivoiser; et puis, quand il sut que son petit frère était devenu le mien, et qu'il était là, sur le navire de guerre, il me demanda pardon de sa peur avec ce même bon sourire que je connaissais déjà chez Yves.
L'équipage avait singulière mine. Le navire lui-même avait les allures et la tenue d'un bandit. Tout léché, éraillé par la mer, depuis trois ans qu'il errait dans les houles du Grand-Océan sans avoir touché aucune terre civilisée,—mais solide encore, et taillé pour la route. Dans ses haubans, depuis le bas jusqu'en haut, à chaque enfléchure, pendaient des fanons de baleine pareils à de longues franges noires; on eût dit qu'il avait passé sous l'eau et s'était couvert d'une chevelure d'algues.
En dedans, il était chargé des graisses et des huiles des corps de toutes ces grosses bêtes qu'il avait chassées. Il y en avait pour une fortune, et le capitaine comptait bientôt retourner en Amérique, en Californie, où était son port.
Un équipage mêlé: deux Français, deux Américains, trois Espagnols, un Allemand, un mousse indien, et un Chinois pour la cuisine. Plus une chola du Pérou,—à demi nue comme les hommes,—qui était la femme du capitaine, et qui allaitait un enfant de deux mois conçu et né sur la mer.
Le logement de cette famille, à l'arrière, avait des murailles de chêne épaisses comme des remparts, et des portes bardées de fer. Au dedans, c'était un arsenal de revolvers, et de coups-de-poing, et de casse-tête. Les précautions étaient prises; on pouvait, en cas de besoin, tenir là un siège contre tout l'équipage.
D'ailleurs, des papiers en règle. On n'avait pas hissé de pavillon parce qu'on n'en avait plus; les cafards avaient mangé le dernier, dont on me fit voir les lambeaux en s'excusant; il était bien aux couleurs d'Amérique, rayé blanc et rouge, avec le yak étoilé. Rien à dire; c'était, en somme, correct.
...Goulven me demandait si je connaissais Plouherzel; et alors je lui contais que j'avais dormi une nuit sous le toit de sa vieille mère.
«Et vous, dis-je, n'y reviendrez-vous jamais?»
Il souffrait encore, et très cruellement, à ce souvenir; je le voyais bien.
«C'est trop tard à présent. Il y aurait ma punition à faire à l'état, et je suis marié en Californie, j'ai deux enfants à Sacramento.
—Voulez-vous venir avec moi voir Yves?
—Venir avec vous?» répéta-t-il bas, d'une voix sombre, comme très étonné de ce que je lui proposais. «Venir avec vous?... mais vous savez bien... que je suis déserteur, moi?»
À ce moment, il était tellement Yves, il avait dit cela tellement comme lui, qu'il me fit mal.
Après tout, je comprenais ses craintes d'homme libre et jaloux de sa liberté; je respectais ses terreurs de la terre française,—car c'est une terre française que le pont d'un navire de guerre;—à bord du Primauguet, on était en droit de le reprendre, c'était la loi.
«Au moins, dis-je, avez-vous envie de le voir?
—Si j'ai envie de le voir!... mon pauvre petit Yves!
—Allons, c'est bien, je vous l'amènerai. Quand il viendra, je vous demande seulement de lui conseiller d'être sage. Vous me comprenez.... Goulven?»
Ce fut lui alors qui me prit la main, et la serra dans les siennes.
LXXXVI
J'avais accepté de dîner le lendemain chez ce capitaine baleinier. Nous nous étions convenus à merveille. Il n'avait rien de la manière des hommes policés, mais il n'était nullement banal. Et puis, surtout, c'était le seul moyen pour moi d'amener Yves à son bord.
Je m'attendais un peu le lendemain matin, au jour, à trouver le baleinier disparu, envolé pendant la nuit comme un oiseau sauvage. Mais non, on le voyait là-bas à son poste, au large, avec toutes ses franges noires dans ses haubans, se détachant sur le grand miroir circulaire des eaux, qui étaient ce jour-là immobiles, et lourdes, et polies, comme des coulées d'argent.
C'était sérieux, cette invitation, et on m'attendait. Par précaution, le commandant avait voulu que les canotiers qui me mèneraient fussent armés et restassent là, tout le temps avec moi. Justement cela tombait à merveille pour Yves, et je le pris comme patron.
LXXXVII
Le capitaine me reçoit à la coupée, en tenue assez correcte de Yankee; la chola, transformée, porte une robe en soie rose, avec un collier magnifique en perles des îles Pomotou; j'admire combien elle est belle et combien sa taille est parfaite.
Nous voici dans le logis aux étonnantes murailles bardées de fer. Il y fait sombre et lourd; mais, par les petites fenêtres épaisses, on voit resplendir des choses qui semblent enchantées: une mer d'un bleu laiteux et d'un poli de turquoise, une île lointaine, d'un violet rose d'iris, et de tout petits nuages orangés flottant dans un profond ciel d'or vert.
Après, quand on a détourné ses yeux de ces petites fenêtres ouvertes, de ces contemplations de lumière, on retrouve plus étrange le logis bas, irrégulier sous ses énormes solives, avec son arsenal de revolvers, de coups-de-poing, de lanières et de fouets.
On mange à ce dîner des conserves de San-Francisco, des fruits exquis de l'île Tonga-Tabou, des aiguilles, qui sont de petits poissons fins des mers chaudes; on boit des vins de France, du pisco péruvien et des liqueurs anglaises.
Le Chinois qui nous sert en robe de soie d'un violet d'évêque, et porte des souliers à hautes semelles de papier. La chola chante une zamacuéca du Chili, en pinçant sur sa diguhela une sorte d'accompagnement qui semble le dandinement monotone d'une mule au trot. Les portes de la forteresse sont grandes ouvertes. Grâce à la présence de mes seize hommes armés, règnent une sécurité, une intimité paisible, qui sont vraiment fort touchantes.
À l'avant, les hommes du Primauguet boivent et chantent avec les baleiniers. C'est fête partout. Et je vois de loin Yves et Goulven, qui ne boivent pas, eux, mais qui font les cent pas en causant. Goulven, le plus grand, a passé son bras sur les épaules de son frère, qui le tient, lui, autour de la taille; isolés tous deux au milieu des autres, ils se promènent en se parlant à voix basse.
Les verres se vident partout dans des toasts bizarres. Le capitaine, qui d'abord ressemblait à la statue impassible d'un dieu marin ou d'un fleuve, s'anime, rit d'un rire puissant qui fait trembler tout son corps; sa bouche s'ouvre comme celle d'un cétacé, et le voilà qui dit en anglais des choses étranges, qui s'oublie avec moi dans des confidences à le faire pendre; la conversation tourne en douce causerie de pirate....
La chola rentrée dans sa cabine, on fait venir un matelot tatoué, qu'on déshabille au dessert. C'est pour me montrer ce tatouage, qui représente une chasse au renard.
Cela part du cou: des cavaliers, des chiens, qui galopent, descendent en spirale autour du torse.—Vous ne voyez pas encore le renard? Me demanda le capitaine avec son plus joyeux rire.
Cela va être si drôle, paraît-il, la découverte de ce renard, qu'il en est pâmé d'avance. Et il fait tourner l'homme, déjà ivre, plusieurs fois sur lui-même pour suivre cette chasse qui descend toujours. Aux environs des reins, cela se corse, et on prévoit que cela va finir.
«Eh! le voilà, le renard!» crie le capitaine à tête de fleuve, au comble de sa gaieté de sauvage, en se renversant, pâmé d'aise et de rire.
La bête poursuivie se remisait dans son terrier; on n'en voyait que la moitié. Et c'était la grande surprise finale. On invita ce matelot à toaster avec nous, pour sa peine de s'être fait voir.
Il était temps d'aller prendre sur le pont un peu d'air pur, l'air frais et délicieux du soir. La mer, toujours aussi immobile et lourde, luisait au loin, reflétait de dernières lueurs du côté de l'ouest. Maintenant les hommes dansaient, au son d'une flûte qui jouait un air de gigue.
En dansant, les baleiniers nous jetaient de côté des regards de chats, moitié timidité curieuse, moitié dédain farouche. Ils avaient de ces jeux de physionomie que les coureurs de mer ont gardés de l'homme primitif; des gestes drôles à propos de tout, une mimique excessive, comme les animaux à l'état libre. Tantôt ils se renversaient en arrière, tout cambrés; tantôt, à force de souplesse naturelle et par habitude de ruse, ils s'écrasaient, en enflant le dos, comme font les grands félins quand ils marchent à la lumière du jour. Et ils tournaient tous, au son de la petite musique flûtée, du petit turlututu sautillant et enfantin; très sérieux, faisant les beaux danseurs, avec des poses gracieuses de bras et des ronds de jambes.
Mais Yves et Goulven se promenaient toujours enlacés. Ils se hâtaient pour tout ce qu'ils avaient encore à se dire, ils pressaient leur entretien dernier et suprême, comprenant que j'allais partir. Ils s'étaient vus une fois, quinze ans auparavant, alors qu'Yves était petit encore, pendant cette journée que Goulven était venu passer à Plouherzel, en se cachant comme un banni. Et sans doute ils ne se retrouveraient jamais plus.
On vit tout à coup de ces danseurs qui se tenaient par la taille, se jeter à terre, toujours serrés l'un à l'autre, et puis se débattre, râler, pris d'une rage subite; ils cherchaient à s'enfoncer leur couteau dans la poitrine, et le sang faisait déjà sur les planches ses marques rouges.
Le capitaine à tête de fleuve les sépara en les cinglant tous deux avec une lanière en cuir d'hippopotame.
«No matter, dit-il; they are drunk!» (ce n'est rien, ils sont ivres!)
Il était temps de partir. Goulven et Yves s'embrassèrent, et je vis que Goulven pleurait.
Comme nous revenions sur la mer tranquille, les premières étoiles australes s'allumant en haut, Yves me parlait de son frère:
«Il n'est pas trop heureux. Pourtant il ne gagne pas mal d'argent, et il a une petite maison en Californie, où il espère revenir. Mais voilà, c'est le mal du pays qui le tue.»
...Ce capitaine m'avait juré de venir le lendemain avec sa chola dîner à mon bord. Mais, pendant la nuit, le baleinier prit le large, s'évanouit dans l'immensité vide; nous ne le vîmes plus.
LXXXVIII
«Vous êtes venue toucher votre délègue aussi, Madame Quémeneur?
—Et vous aussi donc, Madame Kerdoncuff?
—Où est-ce qu'il navigue aussi, votre mari, Madame Quémeneur?
—En Chine, Madame Kerdoncuff, dessus le Kerguelen.
—Et le mien aussi donc, Madame Quémeneur; il navigue là-bas, dessus la Vénus.»
C'est dans la rue des Voûtes, à Brest, sous la pluie fine, que cela se chante à deux voix fausses, dans des tonalités surprenantes.
Cette rue des Voûtes est toute pleine de femmes qui attendent là depuis le matin, à la porte d'une laide bâtisse en granit: la Caisse des gens de mer. Femmes de Brest, que la pluie ne rebute plus, elles causent aigrement les pieds dans l'eau, pressées contre les murs de la ruelle triste, sous le brouillard gris.
C'est le premier jour du trimestre. Elles font queue pour être payées, et il était temps! L'argent manquait dans tous ces logis noirs de la grande ville.
Femmes dont les maris naviguent au loin, elles vont toucher leur délègue (lisez: délégation), la solde que ces marins leur abandonnent.
Après, elles iront la boire. Il y a, en face, un cabaret qui est venu s'établir là tout exprès. C'est: À la mère de famille, chez Madame Pétavin. Dans Brest, on l'appelle: le cabaret de la délègue. Madame Quémeneur, le visage plat comme un carlin, les mâchoires massives, le ventre en avant, porte un waterproof et un bonnet de tulle noir avec des coques bleues.
Madame Kerdoncuff, malsaine, verdâtre, un aspect de mouche à viande, montre une figure chafouine sous un chapeau orné de deux roses avec leur feuillage.
À mesure que l'heure approche, la foule des ivrognesses augmente. La caisse est assiégée, il y a des contestations aux portes. Le guichet va s'ouvrir.
Et Marie, la femme d'Yves, est là aussi, dans cette promiscuité immonde, tenant le petit Pierre par la main. Un peu timide, se sentant triste, ayant une vague frayeur de toutes ces femmes, elle laisse passer les plus pressées, et se tient contre le mur, du côté où la pluie ne donne pas.
«Entrez donc, ma petite dame, au lieu de faire mouiller comme cela ce joli petit garçon.»
C'est Madame Pétavin qui vient d'apparaître sur sa porte, très souriante:
«Faut-il vous servir quelque chose? Un peu de doux?
—Oh! Merci, madame, je ne bois pas», répond Marie, qui, voyant le cabaret encore vide, est entrée tout de même, de peur de faire enrhumer son petit Pierre. «Mais si je vous gêne, madame...»
Assurément non, elle ne gênait pas du tout Madame Pétavin, qui avait l'âme bonne et qui la fit asseoir.
Voici Madame Quémeneur et Madame Kerdoncuff, les premières payées, qui entrent, ferment leur parapluie, et prennent place.
«Madame! Madame! Mettez un quart dans deux verres aussi donc!»
Inutile de dire un quart de quoi: c'est d'eau-de-vie très raide qu'il s'agit.
Ces dames causent:
«Et alors, qu'est-ce qu'il fait votre mari sur le Kerguelen, Madame Quémeneur?
—Il est chef d'hune, Madame Kerdoncuff.
—Et le mien aussi donc, il est chef d'hune, Madame Quémeneur! Eh! Les femmes de chef peuvent bien trinquer ensemble.... Alors, à la vôtre, Victoire-Yvonne!»
Ces dames s'appellent déjà par leur petit nom. Les verres se vident.
Marie tourne vers elles son regard clair, les dévisageant tout à coup avec une grande curiosité, comme on fait pour les bêtes de ménagerie. Et puis elle a envie de s'en aller. Mais, dans la rue, la pluie tombe fort, et, devant la porte de la caisse, il y a encore bien du monde.
«À la vôtre, Victoire-Yvonne!
—À la vôtre, Françoise!»
Allons, le litre y passera.
Ces dames se racontent leurs petites affaires: C'est dur tout de même pour joindre les deux bouts! Mais tant pis! Le boulanger, lui, d'abord, pourra bien attendre le trimestre prochain. Le boucher, eh bien, on lui donnera un acompte. Aujourd'hui, un jour de paye, comment ne pas s'égayer un peu?
«Moi encore», dit Madame Kerdoncuff, avec un sourire de coquetterie plein de sous-entendus, «je ne suis pas trop malheureuse, parce que, voyez-vous, j'ai un vétéran que je loge en garni, qui est quartier-maître dans le port.»
C'est compris. Même sourire sur le visage de Madame Quémeneur.
«C'est comme moi, j'ai un fourrier... À la tienne, Françoise! (Ces dames se tutoient.) Il est polisson, mon fourrier, si tu savais!...»
Et le chapitre des confidences intimes est ouvert.
Marie Kermadec se lève. A-t-elle bien entendu? Beaucoup de ces mots lui sont inconnus, assurément, mais le sens en est transparent et le geste vient à l'appui. Est-ce qu'il y a vraiment des femmes qui peuvent dire des choses pareilles? Et elle sort, sans se retourner, sans dire merci, rouge, sentant tout le sang qui lui est monté aux joues.
«As-tu vu celle-là, la mouche qui l'a piquée?
—Dame, vous savez, c'est de la campagne; ça porte encore la coiffe de Bannalec, ça n'a pas d'usage.
—À la tienne, Victoire-Yvonne!»
Le cabaret se remplit. À la porte, les parapluies se ferment, les vieux waterproofs se secouent; toutes ces dames entrent, les litres circulent.
Et, au logis, il y a des petits qui piaulent avec des voix de chacal en détresse; des enfants hâves qui crient le froid ou la faim.—Tant pis, à la tienne, Françoise, c'est jour de paye!
...Quand Marie fut dehors, elle aperçut un groupe de femmes en grande coiffe qui étaient restées à l'écart pour laisser passer la presse des effrontées; vite elle vint prendre place parmi elles afin de se retrouver en honnête compagnie. Il y avait là de bonnes vieilles mères des villages qui étaient venues pour toucher la délégation de leurs enfants, et qui se tenaient sous leur parapluie de coton, avec de ces figures dignes, pincées, que se font les paysannes à la ville.
En attendant son tour, elle lia connaissance avec une vieille de Kermézeau qui lui conta l'histoire de son fils, un canonnier de l'Astrée. Il paraît que, dans sa première jeunesse, il avait fait des tours comme Yves, et puis il était devenu tout à fait rangé en prenant de l'âge; il ne fallait jamais désespérer des marins....
C'est égal, dans son indignation contre ces femmes de Brest, Marie venait de prendre un grand parti: s'en retourner à Toulven, coûte que coûte, et dès demain si c'était possible.
Aussitôt rentrée au logis, elle se mit à écrire une longue lettre à Yves pour lui motiver sa décision. Il est vrai, le loyer de Recouvrance courrait encore pendant trois mois et la petite maison de Toulven ne serait pas finie de longtemps; mais elle rattraperait tout cela à force de travail et d'économie; elle se mettrait à repasser pour le monde, à tuyauter les grandes collerettes du pays, un ouvrage difficile, qu'elle savait parfaitement réussir au moyen d'un jeu de roseaux très fins.
Ensuite elle raconta dans sa lettre toutes les nouvelles choses que petit Pierre savait dire et faire; elle y mit, en termes très naïfs, sa grande tendresse pour l'absent; elle y attacha une mèche de cheveux, coupés sur une certaine petite tête brune très remuante; et puis enferma la tout dans une enveloppe de papier mince et écrivit dessus:
À Monsieur Kermadec, Yves,
chef d'hune à bord du Primauguet dans les mers du sud,
aux soins du consul de France à Panama,
pour envoyer à la suite du navire.
Pauvre petite lettre! Qui sait? Elle arrivera peut-être. Ça n'est pas impossible, ça s'est vu. Dans cinq mois, dans dix mois, toute salie et couverte de cachets américains; elle arrivera peut-être fidèlement, pour porter à Yves l'amour profond de sa femme et les cheveux bruns de son fils.
LXXXIX
Mai 1882...
Ce soir-là, dans les solitudes australes, le vent s'était mis à gémir. Dans tout cet immense mouvant où habitait le Primauguet, on voyait courir l'une après l'autre les longues lames bleu sombre. La brise était humide, et donnait froid.
En bas, dans le faux pont, Le Hir, l'idiot, se dépêchait, avant la nuit, de coudre un cadavre dans des morceaux de toile grise qui étaient des débris de voiles.
Yves et Barrada, debout, le surveillaient avec horreur. Ils étaient obligés de se tenir tout près de lui, dans une très petite chambre mortuaire qu'on avait faite avec d'autres voiles tendues et dont un canonnier gardait l'entrée, le sabre d'abordage au poing.
C'était Barazère qu'on cousait dans ces toiles grises. Il venait de mourir d'un mal pris jadis à Alger,—une nuit de plaisir.... Plusieurs fois on l'avait cru guéri; mais le poison incurable restait dans son sang, reparaissait toujours et à la fin l'avait vaincu. Les derniers jours, il était couvert de plaies hideuses, et ses amis ne l'approchaient plus.
C'était Le Hir qui le cousait, tous les autres ayant refusé, par peur de son mal. Lui avait accepté à cause de deux quarts de vin qu'on lui avait promis.
Le roulis le remuait, le gênait dans sa besogne, lui dérangeait son cadavre, et il s'impatientait dans l'attente de ce vin qu'il allait boire. D'abord les pieds; on lui avait recommandé de les bien serrer, à cause du boulet qu'on y attache pour faire couler le mort. Ensuite il cousait en remontant le long des jambes; on ne voyait déjà plus le corps, enveloppé dans plusieurs doubles de toile dure; rien que la tête pâle, reposée dans la mort, et restée très belle avec un sourire tranquille. Et puis rudement, par un geste de brute, Le Hir ramena dessus un pan de la toile grise, et ce visage fut voilé à jamais.
Il avait de vieux parents, ce Barazère, qui l'attendaient dans un village de France.
Quand ce fut fini, Yves et Barrada sortirent de la chambre mortuaire, poussant Le Hir devant eux par les épaules, afin de le conduire à la poulaine et de lui faire laver les mains avant de le laisser boire.
Ils avaient échangé sans doute leurs idées sur la mort, car Barrada en sortant disait avec son accent bordelais:
«Ah! ouatte! Les hommes, vois-tu, c'est comme le bêtes: on en fait d'autres, mais ceux qui sont crevés...»
Et il finit par cette espèce de rire à lui, qui sonnait creux et profond comme un rugissement.
Dans sa bouche, ce n'était pas une phrase impie; seulement il ne savait pas mieux dire.
Ils avaient même le cœur très serré tous les deux, ils regrettaient Barazère. À présent, ce mal qui leur avait fait peur était enfermé, oublié; dans leur souvenir, celui qui était mort se dégageait de cette impureté finale, s'ennoblissait tout à coup; et ils le revoyaient comme au temps de sa force, ils s'attendrissaient en pensant à lui.
XC
Il y a rien d'faraud
Comme un matelot
Qu'a lavé sa peau
Dans cinq ou six eaux...
Le lendemain matin, au lever du soleil. La brise était restée fraîche et vive. Le Primauguet filait très vite et se secouait dans sa course, avec ce déhanchement souple et vigoureux des grands coureurs. Sur l'avant du navire, les hommes de la bordée de quart faisaient en chantant leur première toilette. Nus, semblables à des antiques avec leurs bras forts, ils se lavaient à grande eau froide; ils plongeaient de la tête et des épaules dans les bailles, couvraient leur poitrine d'une mousse blanche de savon, et puis s'associaient deux à deux, naïvement, pour se mieux frotter le dos.
Tout à coup ils se rappelèrent le mort, et leur chanson gaie s'arrêta. D'ailleurs, ils venaient de voir les hommes de l'autre bordée qui montaient au commandement de l'officier de quart, et se rangeaient en ordre sur l'arrière, comme pour les inspections. Ils devinaient pourquoi et ils s'approchèrent tous.
Une grande planche toute neuve était posée en travers sur les bastingages, débordant, faisant bascule au-dessus de la mer; et on venait d'apporter d'en bas une chose sinistre qui semblait très lourde, une gaine de toile grise qui accusait une forme humaine....
Quand Barazère fut couché sur la grande planche neuve, en porte-à-faux au-dessus des lames pleines d'écume, tous les bonnets des marins s'abaissèrent pour un salut suprême; un timonier récita une prière, des mains firent des signes de croix,—et puis, à mon commandement, la planche bascula et on entendit le bruit sourd d'un grand remous dans les eaux.
Le Primauguet continuait de courir, et le corps de Barazère était tombé dans ce gouffre, immense en profondeur et en étendue, qui est le Grand-Océan.
Alors, tout bas, comme un reproche, je répétai à Yves qui était près de moi, la phrase de la veille:
«Les hommes, c'est comme les bêtes: on en fait d'autres, mais....
—Oh! répondit-il, ce n'est pas moi qui ai dit cela; c'est lui.» (Lui—c'est-à-dire Barrada,—l'entendit et tourna la tête vers nous. Il pleurait à chaudes larmes.)
Cependant on regardait derrière avec inquiétude, dans le sillage: c'est qu'il arrive, quand le requin est là, qu'une tache de sang remonte à la surface de la mer.
Mais non, rien ne reparut; il était descendu en paix dans les profondeurs d'en dessous.
Descente infinie, d'abord rapide comme une chute; puis lente, lente, alanguie peu à peu dans les couches de plus en plus denses. Mystérieux voyage de plusieurs lieues dans des abîmes inconnus; où le soleil qui s'obscurcit paraît semblable à une lune blême, puis verdit, tremble, s'efface. Et alors l'obscurité éternelle commence; les eaux montent, montent, s'entassent au-dessus de la tête du voyageur mort comme une marée de déluge qui s'élèverait jusqu'aux astres.
Mais, en bas, le cadavre tombé a perdu son horreur; la matière n'est jamais immonde d'une façon absolue. Dans l'obscurité, les bêtes invisibles des eaux profondes vont venir l'entourer; les madrépores mystérieux vont pousser sur lui leurs branches, le manger très lentement avec les mille petites bouches de leurs fleurs vivantes.
Cette sépulture des marins n'est plus violable par aucune main humaine. Celui qui est descendu dormir si bas est plus mort qu'aucun autre mort; jamais rien de lui ne remontera; jamais il ne se mêlera plus à cette vieille poussière d'hommes qui, à la surface, se cherche et se recombine toujours dans un éternel effort pour revivre. Il appartient à la vie d'en dessous; il va passer dans les plantes de pierre qui n'ont pas de couleur, dans les bêtes lentes qui sont sans forme et sans yeux....
XCI
Le soir de l'immersion de Barazère, Yves avait amené son ami Jean Barrada dans ma chambre avec lui. Ils restaient maintenant les derniers de toute l'ancienne bande: Kerboul, Le Hello, dormaient depuis longtemps au fond de la mer, descendus, eux aussi, en pleine jeunesse; les autres, partis pour naviguer au commerce, ou rentrés dans leurs villages; tous dispersés.
C'étaient de très anciens amis, Yves et ce Barrada. À terre, quand ils étaient réunis, ils ne faisait pas bon se mettre en travers de leurs fantaisies.
Je les vois encore tous deux assis devant moi, de moitié sur la même chaise à cause de l'exiguïté du logis, se tenant d'une main par habitude de rouler, et me regardant avec leurs yeux attentifs. C'est que j'essayais de leur démontrer ce soir-là que les hommes ce n'était pas comme les bêtes, de leur parler du mystérieux après.... Et eux, ayant cette mort toute fraîche dans la mémoire, m'écoutaient surpris, captivés, au milieu de cette tranquillité très particulière des soirs où la mer se calme, tranquillité qui prédispose à comprendre l'incompréhensible.
Vieux raisonnements ressassés d'école que je leur développais et qui pouvaient impressionner encore leurs têtes jeunes.... C'était peut-être très bête, ce cours d'immortalité; mais cela ne leur faisait aucun mal, au contraire.
XCII
Ces mers où se tenait le Primauguet étaient presque toujours du même bleu de lapis; c'était la région des alizés et du beau temps qui ne finit pas.
Quelquefois, pour aller d'un groupe d'îles à un autre, il nous fallait franchir l'équateur, passer par les grandes immobilités, les splendeurs mornes.
Et, après, quand l'alizé vivifiant reprenait dans un hémisphère ou dans l'autre, quand le Primauguet réveillé se remettait à courir, alors on sentait mieux, par contraste, le charme d'aller vite, le charme d'être sur cette grande chose inclinée, frémissante, qui semblait vivre et qui vous obéissait, alerte et souple, en filant toujours.
Quand nous courions vers l'est, c'était au plus près du vent, dans ces régions d'alizés; alors le Primauguet se lançait contre les lames régulières et moutonnées des tropiques pendant des jours entiers, sans se lasser, avec les mêmes petits trémoussements joyeux de poisson qui s'amuse. Ensuite, quand nous revenions sur nos pas, vent arrière, tout couverts de voiles, déployant toute notre large envergure blanche, notre marche, toujours aussi rapide, devenait si facile, si glissante, que nous ne nous sentions plus filer; nous étions comme soulevés par une espèce de vol, et notre allure était comme un planement d'oiseau.
Pour les matelots, les jours continuaient à se ressembler beaucoup.
Chaque matin, c'était d'abord un délire de propreté qui les prenait dès le branle-bas. À peine réveillés, on les voyait sauter, courir pour commencer au plus vite le grand lavage. Tout nus, avec un bonnet à pompon, ou bien habillés d'un tricot de combat (qui est une petite pièce tricotée pour le cou, à peu près comme une bavette de nouveau-né), ils se dépêchaient de tout inonder. Des jets de pompe, des seaux d'eau lancés à tour de bras. Ils se dépêchaient, s'en jetant dans les jambes, dans le dos, tout éclaboussés, tout ruisselants, chavirant tout pour tout laver; ensuite, usant le pont, déjà très blanc, avec du sable, des frottes, des grattes, pour le blanchir encore.
On les interrompait pour les envoyer sur les vergues faire quelque manœuvre du matin, larguer le ris de chasse ou rectifier la voilure; alors ils se vêtaient à la hâte, par convenance, avant de monter, et exécutaient vite cette manœuvre commandée, pressés de revenir en bas s'amuser dans l'eau.
À ce métier, les bras se faisaient forts et les poitrines bombées; il arrivait même que les pieds, par habitude de grimper nus, devenaient un peu prenants, comme ceux des singes.
Vers huit heures, ce lavage devait finir, à un certain roulement de tambour. Alors, pendant que l'ardent soleil séchait très vite toutes ces choses qu'ils avaient mouillées, eux commençaient à fourbir; les cuivres, les ferrures, même les simples boucles, devaient briller clair comme des miroirs. Chacun se mettait à la petite poulie, au petit objet, dont la toilette lui était particulièrement confiée, et le polissait avec sollicitude, se reculant de temps en temps d'un air entendu pour voir si ça reluisait, si ça faisait bien. Et, autour de ces grands enfants, le monde, c'était toujours et toujours le cercle bleu, l'inexorable cercle bleu, la solitude resplendissante, profonde, qui ne finissait pas, où rien ne changeait et où rien ne passait.
Rien ne passait que les bandes étourdies des poissons-volants aux allures de flèche, si rapides qu'on n'apercevait que des luisants d'ailes, et c'était tout. Il y en avait de plusieurs sortes: d'abord les gros, qui étaient couleur d'acier bleui, et puis de plus petits et de plus rares qui semblaient avoir des nuances de mauve et de pivoine; on était surpris par leur vol rose, et, quand on voulait les regarder, c'était trop tard; un petit coin de l'eau crépitait encore et étincelait de soleil comme sous une grêle de balles; c'était là qu'ils avaient fait leur plongeon, mais ils n'y étaient plus.
Quelquefois une frégate—grand oiseau mystérieux qui est toujours seul—traversait à une excessive hauteur les espaces de l'air, filant droit avec ses ailes minces et sa queue en ciseaux, se hâtant comme si elle avait un but. Alors les matelots se montraient le voyageur étrange, le suivaient des yeux tant qu'il restait visible, et son passage était consigné sur le journal du bord.
Mais des navires, jamais; elles sont trop grandes, ces mers australes; on ne s'y rencontre pas.
Une fois, on avait trouvé une petite île océanienne entourée d'une blanche ceinture de corail. Des femmes qui habitaient là s'étaient approchées dans des pirogues, et le commandant les avait laissées monter à bord, devinant pourquoi elles étaient venues. Elles avaient toutes des tailles admirables, des yeux très sauvages à peine ouverts entre des cils trop lourds; des dents très blanches, que leur rire montrait jusqu'au fond. Sur leur peau, couleur de cuivre rouge, des tatouages très compliqués ressemblaient à des réseaux de dentelles bleues.
Leur passage avait rompu pour un jour cette continence que les matelots gardaient. Et puis l'île, à peine entrevue, s'était enfuie avec sa plage blanche et ses palmes vertes, toute petite au milieu du grand désert des eaux, et on n'y avait plus pensé.
On ne s'ennuyait pas du tout à bord. Les journées étaient très suffisamment remplies par des travaux ou des distractions.
À certaines heures, à certains jours fixés d'avance, par le tableau du service à la mer, on permettait aux matelots d'ouvrir les sacs de toile où leurs trousseaux étaient renfermés (cela s'appelait: aller aux sacs). Alors ils étalaient toutes leurs petites affaires, qui étaient pliées là dedans avec un soin comique et le pont du Primauguet ressemblait tout à coup à un bazar. Ils ouvraient leurs boîtes à coudre, disposaient des petites pièces très artistement taillées pour réparer leurs vêtements, que le jeu continuel et la force des muscles usaient vite; il y avait des marins qui se mettaient nus pour raccommoder gravement leur chemise; d'autres, qui repassaient leurs grands cols par des procédés extraordinaires (en se tenant longtemps assis dessus); d'autres, qui prenaient dans leur boîte à écrire de pauvres petits papiers jaunis, fanés, portant les timbres de différents recoins perdus du pays breton ou du pays basque, et se mettaient à lire: c'étaient des lettres des mères, des sœurs, des fiancées, qui habitaient dans les villages de là-bas.
Et ensuite, à un coup de sifflet roulé, très spécial, qui signifiait: «Ramassez les sacs!» tout cela disparaissait comme par enchantement, replié, resserré, redescendu à fond de cale, dans les casiers numérotés que les terribles sergents d'armes venaient fermer avec des chaînettes de fer.
En les regardant, on aurait pu se tromper à leurs airs patients et sages, si on ne les eût pas mieux connus; en les voyant si absorbés dans ces occupations de petites filles, dans ces déballages de poupées, impossible de s'imaginer de quoi ces mêmes jeunes hommes pouvaient redevenir capables une fois lâchés sur terre.
Il n'y avait qu'une heure de mélancolie inévitable, c'était quand la prière du soir venait d'être dite, quand les signes de croix des Bretons venaient de finir et que le soleil était couché; à cette heure-là, assurément, beaucoup d'entre eux songeaient au pays.
Même dans ces régions d'admirable lumière, il y a toujours cette heure indécise entre le jour et la nuit, qui est triste. On voyait à cet instant-là des têtes de matelots se tourner involontairement vers cette dernière bande de lumière qui persistait du côté du couchant, très bas, à toucher la ligne des eaux.
Une bande nuancée toujours: sur l'horizon, c'était d'abord du rouge sombre, un peu d'orangé au-dessus, un peu de vert pâle, une traînée de phosphore, et puis cela se fondait en montant avec les gris éteints, avec les nuances d'ombre et d'obscurité. De derniers reflets d'un jaune triste restaient sur la mer, qui luisait encore çà et là avant de prendre ses tons neutres de la nuit; ce dernier regard oblique du jour, jeté sur les profondeurs désertes, avait quelque chose d'un peu sinistre, et on s'inquiétait malgré soi de l'immensité des eaux. C'était l'heure des révoltes intimes et des serrements de cœur. C'était l'heure où les matelots avaient la notion vague que leur vie était étrange et contre nature, où ils songeaient à leur jeunesse séquestrée et perdue. Quelque lointaine image de femme passait devant leurs yeux, entourée d'un charme alanguissant, d'une douceur délicieuse. Ou bien ils faisaient, avec un trouble subit de leurs sens, le rêve de quelque fête insensée de luxure et d'alcool pour se rattraper et s'étourdir, la prochaine fois qu'on les déchaînerait à terre....
Mais, après, venait la vraie nuit, tiède, pleine d'étoiles, et l'impression passagère était oubliée; les matelots venaient tous s'asseoir ou s'étendre à l'avant du navire et commençaient à chanter.
Il y avait des gabiers qui savaient de longues chansons très jolies, dont les refrains se reprenaient en chœur. Les voix étaient belles et vibrantes dans les silences sonores de ces nuits.
Il y avait aussi un vieux maître qui contait toujours à un petit cercle attentif d'interminables histoires; c'étaient des aventures très certainement arrivées autrefois à de beaux gabiers, que des princesses amoureuses avaient emmenés dans des châteaux.
Il courait toujours, le Primauguet, traçant derrière lui, dans l'obscurité, une vague traînée blanche qui s'effaçait à mesure, comme une queue de météore. Il courait toutes les nuits, sans se reposer ni dormir; seulement ses grandes ailes perdaient le soir leur blancheur de goéland, et, sur les lueurs diffuses du ciel, on les voyait tout à coup découper, en ombres chinoises, des pointes et des échancrures de chauve-souris.
Mais il avait beau courir, il était toujours au milieu du même grand cercle qui semblait éternellement se reformer, s'étendre et le suivre.
Quelquefois ce cercle était noir et dessinait nettement partout sa ligne inexorable qui s'arrêtait aux premières étoiles du ciel, ou bien l'immense contour était adouci par des vapeurs qui fondaient tout ensemble; alors on se figurait courir dans une espèce de globe d'un bleu gris, très étoilé, dont on s'étonnait de ne jamais rencontrer les parois fuyantes.
L'étendue était remplie des bruits légers de l'eau, l'étendue était toujours bruissante à l'infini, mais d'une manière contenue et presque silencieuse; elle rendait un son puissant et insaisissable, comme ferait un orchestre de milliers de cordes que les archets frôleraient à peine et avec grand mystère.
Par instants, les étoiles australes se mettaient à briller d'éclats très surprenants; les grandes nébuleuses étincelaient comme une poussière de nacre, toutes les teintes de la nuit semblaient s'éclairer, par transparence, de lumières étranges, on se serait cru à ces moments des féeries où tout s'illumine pour quelque immense apothéose; et on se disait: pourquoi est-ce que les choses resplendissent de cette manière, qu'est-ce qui va se passer, qu'est-ce qu'il y a?... Eh! Bien non, il n'y avait rien, jamais; c'était simplement la région des tropiques qui était ainsi. Il n'y avait rien que les mers désertes, et toujours l'étendue circulaire, absolument vide....
Ces nuits étaient bien d'exquises nuits d'été, douces, douces, plus que nos plus douces nuits de juin. Et elles troublaient un peu tous ces hommes dont les aînés n'avaient pas trente ans....
Ces obscurités tièdes apportaient des idées d'amour dont on n'aurait pas voulu. On se voyait près de s'amollir encore dans des rêves troublants; on sentait le besoin d'ouvrir ses bras à quelque forme humaine très désirée, de l'étreindre avec une tendresse fraîche et rude, infinie. Mais non, personne, rien.... Il fallait se raidir, rester seul, se retourner sur les planches dures de ce pont de bois, puis penser à autre chose, se remettre à chanter.... Et alors les belles chansons, gaies ou tristes, vibraient plus fort, dans le vide de la mer.
Pourtant, on était bien sur ce gaillard d'avant pendant ces veillées du large; on y recevait en pleine poitrine les souffles frais de la nuit, les brises vierges qui n'avaient jamais passé sur terre, qui n'apportaient aucun effluve vivant, qui n'avaient aucune senteur. Quand on était étendu là, on perdait peu à peu la notion de tout, excepté de la vitesse, qui est toujours une chose amusante, même quand on n'a pas de but et qu'on ne sait pas où l'on va.
Ils n'avaient pas de but, les matelots, et ils ne savaient pas où ils allaient. À quoi bon d'ailleurs, puisqu'on ne leur permettait nulle part de mettre les pieds sur terre? Ils ignoraient la direction de cette course rapide et l'infinie profondeur des solitudes où ils étaient; mais cela les amusait d'aller droit devant eux, dans l'obscurité bleuâtre, très vite, et de se sentir filer. En chantant leurs chansons du soir, ils regardaient ce beaupré, toujours lancé en avant, avec ses deux petites cornes et sa tournure d'arbalète tendue, qui sautillait sur la mer, qui effleurait l'eau bruissante à la façon très légère d'un poisson-volant.
XCIII
Sur ce Primauguet, mon cher Yves était sans reproche, comme il nous l'avait promis. Les officiers le traitaient avec des égards un peu particuliers à cause de sa tenue, de sa manière d'être, qui n'étaient déjà plus celles de tous les autres. Et il restait, malgré tout, au premier rang de cette rude bande dont le maître d'équipage disait avec orgueil:
«Ça, c'est moitié requin; ça n'a pas peur.»
Il avait repris son habitude d'autrefois d'arriver le soir, à petits pas de chat, dans ma chambre, aux heures où je la lui abandonnais. Il s'installait à lire mes livres ou mes papiers, sachant bien qu'il avait permission de tout regarder; il apprenait à comprendre les cartes marines, s'amusait à y marquer des points et à y mesurer des distances. Très souvent, il écrivait à sa femme, et il arrivait que ses petites lettres, interrompues par la manœuvre, restaient à courir parmi les miennes. J'en trouvai une un jour qui était destinée sans doute à partir sous double enveloppe, et sur laquelle il avait mis cette adresse drôle:
À Madame Marie Kermadec,
Chez ses parents, à Trémeulé en Toulven, pays de Bretagne,
commune des loups, paroisse des écureuils, à droite,
sous le plus gros chêne.
On avait peine à se représenter ce grand Yves écrivant de ces choses de petit enfant.
C'était sa première longue absence depuis son mariage. De loin, il se mettait à songer beaucoup à cette jeune femme qui avait déjà tant souffert par lui, et qui l'avait tant aimé; maintenant elle lui apparaissait, au fond de ce lointain, sous un aspect nouveau.
XCIV
En juillet,—le mauvais mois de l'hiver austral,—nous sortîmes de la région des alizés pour redescendre jusqu'à Valparaiso.
Là, je dus quitter le Primauguet et m'embarquer sur un grand vaisseau à voiles qui rentrait à Brest après son tour du monde.
Il s'appelait le Navarin; on y embarqua aussi tous les hommes de notre bord qui avaient fini leur temps de service: entre autres, Barrada, qui s'en allait à Bordeaux, avec sa ceinture garnie d'or, épouser sa petite fiancée espagnole.
Très brusquement, comme toujours, je dis adieu à Yves, le recommandant encore une fois à tous, et je partis pour la France par la grande route du cap Horn.
XCV
20 octobre 1882.
Je me souviens de ce jour passé en Bretagne. Nous trois, courant sous le ciel gris, dans ces bois de Toulven, Marie, Anne et moi.
Ma tête encore toute pleine de soleil et de mer bleue, et cette Bretagne revue tout à coup et si vite pour quelques heures, absolument comme dans les rêves que nous en faisions à la mer.... Il me semblait comprendre son charme pour la première fois.
Et Yves resté là-bas, lui, dans le Grand-Océan.
Le sentir si loin, et me retrouver seul dans ces sentiers de Toulven!
Nous courions comme des fous tous les trois dans les chemins verts, sous le ciel gris, elles avec leurs grandes coiffes au vent. La nuit allait bientôt venir, et c'était pour faire pendant cette dernière heure de jour la moisson de fougères et de bruyères bretonnes que je devais, le lendemain matin, emporter avec moi à Paris. Oh! ces départs, toujours rapides, changeant tout, jetant leur tristesse sur les choses qu'on va quitter, et nous lançant après dans l'inconnu!
Cette fois encore, c'était la grande mélancolie de l'arrière automne: l'air resté tiède, la verdure admirable, presque l'intensité de vert des tropiques, mais toujours ce ciel breton tout gris et sombre, et déjà des senteurs de feuilles mortes et d'hiver....
Nous avions laissé petit Pierre à la maison pour courir plus vite. En route, nous cueillions les dernières digitales, les derniers silènes roses, les dernières scabieuses.
Dans les chemins creux, dans la nuit verte, nous rencontrions les vieillards à longue chevelure, les femmes au corselet de drap brodé de rangées d'yeux.
Il y avait des carrefours mystérieux au milieu de ces bois. Au loin, on voyait les collines boisées s'étager en lignes monotones, toujours cet horizon sans âge du pays de Toulven, ce même horizon que les Celtes devaient voir, les derniers plans de la vue se perdant dans les obscurités grises, dans les tons bleuâtres qui passaient au noir.
Oh! mon cher petit Pierre, comme je l'avais embrassé fort en arrivant sur cette route de Toulven! De très loin, j'avais vu venir ce petit bonhomme, que je ne reconnaissais pas, et qui courait à ma rencontre en sautant comme un cabri. On lui avait dit: «C'est ton parrain qui arrive là-bas», et alors il avait pris sa course. Il était grandi et embelli, avec un certain air plus entreprenant et plus tapageur.
Ce fut à ce voyage que je vis pour la première et la dernière fois la petite Yvonne, une fille d'Yves qui était née après notre départ, et qui ne fit sur la terre qu'une courte apparition de quelques mois. Elle était toute pareille à lui; mêmes yeux, même regard. Étrange ressemblance que celle d'une si petite créature avec un homme.
Un jour, elle s'en retourna dans les régions mystérieuses d'où elle était venue, rappelée tout à coup par une maladie d'enfant, à laquelle ni la vieille sage-femme ni la grande penseuse de Toulven n'avaient rien compris. Et on l'emporta là-bas au pied de l'église, ses yeux semblables à ceux d'Yves fermés pour jamais.
Dans ces bois, nous avions passé nos deux heures de jour. Après souper seulement, nous étions allés, Marie et moi, voir au clair de lune où en était leur nouveau logis.
À la place du champ d'avoine que nous avions mesuré en juin de l'année précédente s'élevaient maintenant les quatre murailles de la maison d'Yves; elle n'avait encore ni auvent, ni plancher, ni toiture, et, au clair de lune, elle ressemblait à une ruine.
Nous nous assîmes au milieu, sur des pierres, nous trouvant seuls tous deux pour la première fois.
C'est d'Yves que nous parlions, cela va bien sans dire. Elle m'interrogeait anxieusement sur lui, sur son avenir, pensant que je connaissais plus profondément qu'elle ce mari qu'elle adorait avec une espèce de crainte, sans le comprendre. Et moi, je la rassurais, car j'espérais beaucoup: le forban avait pour lui son bon et brave cœur; alors, en le prenant par là, nous devions à la fin réussir.
Anne apparut tout à coup, venue sans bruit pour écouter, et nous fit peur:
«Oh! Marie, dit-elle, change de place bien vite; si tu voyais derrière toi comme c'est vilain, ton ombre!»
En effet, nous n'y avions pas pris garde. Sa tête seule éclairée par la lune, avec les ailes de sa coiffe qui remuaient au vent, donnait derrière elle, sur le mur tout neuf, l'image d'une chauve-souris très grande et très laide. C'est assez pour nous porter malheur.
Dans Toulven, les binious sonnaient. Pour rentrer à l'auberge, où elles venaient toutes deux me reconduire, il nous fallut traverser une fête inattendue, éclairée par la lune. C'était une noce de riches et on dansait en plein air, sur la place. Je m'arrêtai, avec Anne et Marie, pour regarder la longue chaîne de la gavotte tournoyer et courir, menée par la voix aigre des cornemuses. La belle lune rendait plus blanches les coiffes des femmes, qui passaient devant nous comme envolées dans le vent et la vitesse; on voyait sur la poitrine des hommes briller rapidement les gorgerins brodés, les paillettes d'argent.
À l'autre bout de Toulven, encore du monde. Cela ne semblait pas naturel, cette animation dans le village, la nuit. Encore des coiffes qui couraient, qui se pressaient pour mieux voir. C'était une bande de pèlerins qui revenaient de Lourdes et faisaient leur entrée en chantant des cantiques.
«Il y a eu deux miracles, monsieur; on l'a su ce soir par le télégraphe.»
Je me retournai et vis Pierre Kerbras, le fiancé d'Anne, qui me donnait ce renseignement.
Les pèlerins passèrent, ayant au cou leurs grands chapelets; derrière, il y avait deux vieilles femmes infirmes qui n'avaient pas été guéries, elles, et que des jeunes hommes rapportaient dans leurs bras.
Le lendemain matin, le vieux Corentin, Anne et le petit Pierre, en habits de dimanche, vinrent me reconduire dans le char à bancs de Pierre Kerbras, jusqu'à la station de Bannalec.
Dans le compartiment où je montai, deux vieilles dames anglaises étaient déjà installées.
On me fit passer petit Pierre, sa bonne figure couleur de pêche dorée, à embrasser par la portière, et lui éclata de rire en apercevant un petit chien bull que les ladies portaient dans leur sac de voyage armorié. Il avait pourtant du chagrin parce que je m'en allais; mais ce petit chien dans ce sac, il le trouvait si drôle, qu'il n'en pouvait plus revenir. Et les vieilles ladies souriaient aussi, disant que petit Pierre était a very beautiful baby.
Et puis ce fut fini de la Bretagne pour longtemps; j'y avais passé vingt heures, et, le lendemain matin, elle était déjà bien loin de moi....
XCVI
LETTRE D'YVES
«Melbourne, septembre 1882.
»Cher frère,
»Je vous fais savoir notre arrivée en Australie; nous avons eu une traversée tout à fait belle et nous devons repartir demain pour le Japon; car vous savez que nous avons reçu l'ordre de faire un petit tour dans ce pays-là.
»J'ai trouvé ici deux lettres de vous et aussi deux de ma femme; mais j'ai bien hâte de lire celle que vous m'écrirez quand vous aurez passé par Toulven.
»Cher frère, votre remplaçant à bord est tout à fait comme vous; il est très bon avec les marins. Tant qu'au remplaçant de M. Plumkett, il est assez dur, mais pas à mon égard, au contraire. M. Plumkett m'avait dit qu'il m'aurait recommandé à lui en partant, et c'est une chose que je croirais assez. Les autres et le major sont toujours de même; ils me parlent souvent de vous et me demandent de vos nouvelles.
»Le commandant m'a donné à faire le service de second-maître depuis que nous avons jeté à l'eau le pauvre Marsano, le Niçois, qu'on a trouvé tué un matin dans son hamac en faisant le branle-bas. Et j'aime beaucoup ce service-là.
»Cher frère, on a envoyé deux fois les marins se promener à terre, à San-Francisco, et vous pensez, sans vous, je n'ai pas seulement voulu donner mon nom pour descendre avec eux. Même je vous dirai que les gabiers ont fait une grande baroufe, la seconde nuit, contre des Allemands, et il y a eu du mal avec les couteaux.
»J'ai aussi à vous dire, cher frère, qu'on n'a pas encore ôté votre carte de dessus la porte de votre chambre, et je pense qu'on l'oubliera tout à fait à présent. Alors, le soir, je fais mon tour par le faux-pont arrière pour passer devant.
»L'année prochaine, quand nous reviendrons, j'ai espoir d'avoir une bonne permission pour aller voir ma femme et mon petit Pierre, et ma petite fille; mais ce sera toujours bien court, et certainement je ne serai jamais tranquille avant d'avoir ma retraite. D'un autre côté, quand je serai d'âge à laisser les cols bleus, mon petit Pierre sera près de partir pour le service, lui, à son tour, ou bien il y aura peut-être une place pour moi là-bas, du côté de l'étang, vers l'église: vous savez quelle place je veux dire.
»Cher frère, vous croyez que je prends des manières comme vous? Mais non, je vous assure, je pense comme j'ai toujours pensé.
»Pour les têtes de coco, je crois bien qu'elles sont perdues, car nous ne passerons pas en Calédonie; mais enfin plus tard, je pourrai peut-être y revenir et en acheter. Si vous passiez par le golfe Juan, vous me feriez bien plaisir d'aller à Vallauris prendre pour moi deux de ces flambeaux, comme ils en font dans ce pays, et qui ont des têtes de perruches de France. Ça m'amuserait beaucoup d'en mettre comme ceux-là chez moi. J'ai bien hâte, frère, d'installer ma petite maison.
»Parmi toute espèce de choses qui me rendent triste quand je me réveille, ce qui me fait le plus de peine, c'est que ma mère ne veut plus du tout venir demeurer en Toulven. Il me semble que, si je pouvais avoir une permission pour aller la chercher, avec moi, pour sûr, elle viendrait. Mais, d'un autre côté, alors, je n'aurais plus personne à Plouherzel, c'est tout à fait notre pays, vous savez bien. Si je pouvais croire ce que vous m'avez dit souvent au sujet de revivre après qu'on est mort, il est sûr que je me trouverais encore assez heureux. Mais, tenez, je vois bien que, vous-même, vous n'y croyez pas beaucoup. Pourtant je trouve très drôle que j'aie peur des revenants, et je croirais assez, frère, que vous en avez peur aussi.
»Je vous demande bien pardon de la feuille sale que je vous envoie, mais ce n'est pas tout à fait moi la cause; vous comprenez, je n'ai plus votre bureau à présent pour faire mes lettres dessus comme un officier. Je vous écrivais assez tranquille à la fin de mon quart de nuit sur les caissons de l'avant, et alors l'idiot de Le Hir m'a chaviré ma bougie. Je n'ai pas le temps de faire ma petite écriture à ma façon comme je fais quelquefois, vous savez, celle que vous trouvez jolie. J'écris à courir, et je vous demande bien pardon.
«Nous partons demain matin, dès le jour, pour ces pays du Japon; mais je vous ferai parvenir ma lettre par le pilote qui viendra nous mettre dehors. Je termine en vous embrassant bien des fois de tout mon cœur.
»Votre frère,
»Yves Kermadec.
»Cher frère, je ne puis dire combien je vous aime.
»Yves.»
XCVII
Décembre 1882.
...Je passais sur les quais de Bordeaux. Quelqu'un de fort bien mis vint à moi, le chapeau bas et la main tendue: Barrada!—Barrada transformé, ayant coupé sa barbe noire, et quitté ses trente et un ans, sans doute en même temps que ses cols bleus; les joues soigneusement rasées, la moustache naissante, l'air d'un jeune amoureux de vingt ans.
Toujours aussi parfaitement beau et noble de lignes mais la figure meilleure et plus douce, comme éclaircie par une joie profonde.
Il venait d'épouser enfin sa petite fiancée d'Espagne; l'or de sa ceinture avait monté leur ménage, et il s'était fait arrimeur de navires, un métier très lucratif, paraît-il, où il utilisait à merveille sa grande force et son instinct du débrouillage. Il fallut lui promettre par serment qu'au retour du Primauguet, je passerais par Bordeaux avec Yves pour venir le voir.
Il était heureux, celui-là!
Et la fin de ce rouleur de mer me donnait à réfléchir. Je me demandais si mon pauvre Yves, qui, avec un cœur aussi bon, avait assurément beaucoup moins forfait aux lois honnêtes, ne pouvait pas, lui aussi, finir un jour par un peu de bonheur....
XCVIII
Télégramme.—«Toulon, 3 avril 1883.—À Yves Kermadec, à bord du Primauguet.—Brest.
»Tu es nommé second-maître.
»Je t'embrasse,
»Pierre.»
C'était sa joyeuse bienvenue, sa fête d'arrivée; car, depuis vingt-quatre heures seulement, le Primauguet, revenu de sa promenade lointaine dans le Grand-Océan, avait mouillé dans les eaux de France.
Et ces galons d'or que j'envoyais à Yves par le télégraphe, il ne les arrosa pas, comme il avait fait jadis de ses galons de laine.—Non, les temps étaient changés; il se sauva dans le faux-pont, dans un coin où se trouvaient son sac et son armoire et qu'il considérait comme son chez lui; vite, il descendit là, pour être tout seul à envisager cette joie qui lui arrivait, à relire ce bienheureux petit papier bleu qui lui ouvrait toute une ère nouvelle.
C'était si beau, si inattendu, après sa mauvaise conduite passée!
J'avais été à Paris demander cette faveur, intriguer beaucoup pour mon frère d'adoption, en me portant garant de sa conduite à venir. Une femme de cœur avait bien voulu employer à ma cause son influence très puissante, et alors la promotion d'Yves avait été enlevée d'assaut, bien qu'elle fût difficile.
Et Yves n'en finissait plus de regarder son bonheur sous toutes ses faces.... D'abord, au lieu d'avoir à demander une permission courte, qu'on lui eût peut-être beaucoup marchandée,—avec ses galons d'or il allait partir de droit pour Toulven; on allait l'envoyer en disponibilité pendant trois mois au moins, quatre peut-être; il aurait tout l'été à passer là, avec sa femme et son fils, dans la petite maison qui était finie et où on l'attendait justement pour tout installer.... Et puis ils allaient se trouver très riches, ce qui ne gâterait rien....
Non, jamais dans sa vie de pauvre errant, toujours à la peine,—jamais il n'avait eu une heure si belle, une joie si profonde que celle que son frère Pierre venait de lui envoyer par le télégraphe....
XCIX
Quand les vents me ramènent en Bretagne, c'est aux derniers jours de mai, au plus beau du printemps breton.
Il y a déjà six semaines qu'Yves est dans sa petite maison de Toulven, arrangeant ma chambre, préparant tout pour mon arrivée.
Le navire sur lequel je suis embarqué a quitté la Méditerranée pour remonter dans l'Océan, vers les ports du Nord et désarmer à Brest.
18 mai, en mer.—Déjà on sent la Bretagne approcher. Il fait beau encore, mais un de ces beaux temps bretons qui sont tranquilles et mélancoliques. La mer unie est d'un bleu pâle, l'air salin est frais et sent le varech; il y a sur toute chose comme un voile de brumes bleuâtres, très transparentes et très ténues.
À huit heures du matin, doublé la pointe de Penmarch. Les granits celtiques, les grandes falaises tristes peu à peu se dessinent et s'approchent.
Maintenant ce sont de vrais bancs de brumes,—mais très légers, brumes d'été,—qui se reposent partout sur les lointains de l'horizon.
À une heure, la passe des Toulinguets, et puis nous entrons à Brest.
19 mai.—Permission de huit jours. À midi, je suis en chemin de fer, en route pour Toulven.
Pluie tout le long du chemin sur les campagnes bretonnes. Dans les prés, dans les vallées ombreuses, tout est plein d'eau.
De Bannalec à Toulven, une heure de voiture à travers les bois. Le regard fixé en avant, je cherche la flèche en granit de l'église au fond de l'horizon vert.
La voilà qui paraît, reflétée profondément, en dessous, dans l'étang morne. Le beau temps est revenu avec un pâle ciel bleu.
Toulven!... La voiture s'arrête. Yves est là à m'attendre, tenant petit Pierre par la main.
Nous nous regardons tous deux,—et voilà que d'abord une même envie de rire nous prend en même temps, à cause de nos moustaches. Cela change nos figures et nous nous trouvons drôles. Nous ne nous étions pas vus depuis que les marins ont le droit d'en porter. Yves exprime l'avis que cela nous donne un air beaucoup plus dégourdi.
Après, nous nous embrassons.
Comme il est encore devenu beau, le petit Pierre, et plus grand, et plus fort!... Nous partons ensemble, traversant Toulven, où les bonnes gens me connaissent, et sortent sur leur porte pour me voir arriver. Nous défilons dans l'étroite rue grise, aux maisons centenaires, aux murs de granit massif. Je reconnais la vieille à profil de chouette qui a présidé à la naissance de mon filleul; elle me fait bonjour de la tête par une fenêtre ouverte. Les grandes coiffes, les collerettes, les paillettes des corsages, se détachent dans les embrasures profondes, sur les fonds obscurs, et tout cela me jette au passage ces impressions des vieux temps morts qui sont particulières à la Bretagne.
Petit Pierre, que nous tenons par la main, marche maintenant comme un homme. Il n'avait encore rien dit, un peu saisi de me revoir; mais le voilà qui cause; il lève vers moi sa figure ronde et me regarde déjà comme quelqu'un d'ami à qui on fait part de ses réflexions. Petite voix douce que je n'ai pas encore beaucoup entendue. Comme il a l'accent de Bretagne!
«Parrain, tu m'as apporté mon mouton?»
Heureusement je m'étais rappelé cette promesse de l'an dernier; il était dans ma malle, ce mouton à roulettes, pour mon petit Pierre. Et j'apportais aussi des flambeaux, ayant des figures de perruches de France, que j'avais promis à mon autre grand enfant,—Yves.
Voici la maison, gaie et blanche, toute neuve, avec ses entourages de fenêtres en granit breton, ses auvents verts, son grenier à lucarne, et, derrière, l'horizon des bois.
Nous entrons. En bas, dans la cuisine à grande cheminée, Marie et la petite Corentine nous attendent.
Mais tout de suite, Yves me prie de monter, car il a hâte de me faire voir le haut, leur belle chambre blanche, avec ses rideaux de mousseline et ses meubles de cerisier verni.
Et puis il ouvre une autre porte:
«À présent, frère, voilà chez vous!»
Et il me regarde, anxieux de l'effet produit, après tant de mal qu'ils se sont donné, sa femme et lui, pour que je trouve tout à mon goût.
J'entre, touché, ému. Elle est toute blanche, ma chambre et on y sent un parfum délicieux, il y a partout des fleurs qu'on est allé chercher très loin pour moi; dans les vases de la cheminée, des touffes de réséda et de gros bouquets de pois de senteur; dans le foyer, c'est rempli de bruyères.
Ils n'ont pas pu se décider, par exemple, à y mettre des vieux meubles, des vieilleries bretonnes, et ils s'en excusent, n'ayant rien trouvé à leur idée d'assez joli ni d'assez propre. On est allé à Quimper m'acheter un lit comme le leur, en cerisier, qui est un bois clair, d'une couleur gaie, un peu rose. Les tables et les chaises sont pareilles. Les plus petits détails sont arrangés avec tendresse; sur les murs, il y a, dans des cadres dorés, des dessins que j'ai faits jadis et une grande photographie du clocher à jour de Saint-Pol-de-Léon, que j'avais donnée à Yves du temps où nous naviguions ensemble sur la mer brumeuse.
Par terre, les planches sont nettes comme du bois neuf:
«Vous voyez, frère, c'est tout blanc comme à bord», dit Yves, qui a lui-même blanchi partout avec tant de soin, et qui se déchausse chaque fois qu'il monte pour ne pas salir ses escaliers.
Il faut tout voir, tout visiter, même le grenier à lucarne, où sont rangées les pommes de terre et les cosses de bois pour l'hiver; même le vestibule de l'escalier, où est suspendu, comme un ex-voto de marin dans une chapelle de la vierge, le bateau en miniature qu'Yves a construit pendant ses loisirs dans sa hune du Primauguet; et puis le jardin où des fraisiers et de petites salades commencent à pousser le long des allées toutes fraîches.
Maintenant nous sommes à table, Yves, Marie, la petite Corentine, le petit Pierre et moi, autour de la nappe bien blanche sur laquelle le dîner est posé. Yves, mon frère Yves, se trouve drôle et s'intimide tout à coup dans son rôle de maître de maison. Alors c'est moi qui suis obligé de découper, et, comme c'est la première fois de ma vie, je m'embrouille aussi.
À ce dîner, je mange pour leur faire plaisir; mais ce bonheur si complet que je sens là près de moi et dont je suis un peu cause, cette reconnaissance si profonde qui m'entoure, tout cela m'impressionne très étrangement. Être au milieu de ces choses rares, cela me surprend comme une nouveauté délicieuse.
«Vous savez», me dit Yves, bas comme en confidence, «maintenant je vais à la messe le dimanche avec elle.»
Et il fait du côté de sa femme une petite grimace de soumission enfantine, très comique avec son air sérieux. D'ailleurs sa manière d'être avec Marie a tout à fait changé, et j'ai bien vu en entrant que l'amour était enfin venu s'installer pour tout de bon dans la maison neuve. Alors mes chers amis n'ont plus rien à attendre de meilleur sur terre; comme Yves le dit, il faudrait seulement pouvoir arrêter la pendule du temps pour que cette grande joie de leurs rêves accomplis ne s'en aille plus.
Eux aussi sont silencieux dans leur bonheur, comme s'ils craignaient de l'effaroucher en parlant trop fort et trop gaiement.
D'ailleurs nous avons à causer des morts, de cette petite Yvonne qui s'en est allée l'automne dernier sans attendre le retour du Primauguet, et qu'Yves n'a jamais vue; puis du pauvre vieux Corentin, son grand-père, qui a fini pendant les froids de décembre.
C'est Marie qui raconte:
«Il était devenu très difficile sur sa fin, monsieur, lui qui était un homme si doux. Il disait que nous ne savions pas le soigner et il ne faisait que demander son fils Yves: "Oh! Si Yves était ici, il m'aiderait, lui, il me prendrait dans ses bons bras pour me retourner dans mon lit." La dernière nuit, tout le temps, il l'appelait.»
Et Yves reprend:
«Ce qui me cause le plus de chagrin quand je pense à notre père, c'est que justement nous nous étions un peu fâchés le jour que je suis parti, vous savez, pour ce partage? Vous ne pouvez croire, frère, comme cela me revient souvent en tête, cette dispute avec lui.»
Le dîner est fini; c'est le soir, le long soir tiède de mai. Nous nous acheminons, Yves et moi, vers l'église, pour faire visite à une croix blanche qui est là sur un tertre avec des fleurs:
Yvonne Kermadec, treize mois.
«Il paraît qu'elle me ressemblait tout à fait», dit Yves.
Et cette ressemblance de la petite morte avec lui le rend très pensif.
En regardant la croix, le tertre et les fleurs, nous songeons tous deux à ce mystère: petite fille qui était de son sang, issue de lui, qui avait ses yeux, et alors.... Probablement aussi une âme pareille, et qui est déjà rendue au sol breton. C'est comme si quelque chose de lui-même s'en était déjà retourné à la terre; c'est comme des arrhes qu'il aurait déjà données à la poussière éternelle....
Dans quatre ans, cette petite croix qu'on voyait de loin n'existera plus; on enlèvera Yvonne, son tertre et ses fleurs. Même ses petits os s'en iront aussi se mêler aux autres, aux antiques, sous l'église, dans l'ossuaire.
Quatre ans encore on la verra, cette croix, et on y lira ce nom de petite fille....
Elle est tout au bord de l'étang; dans l'eau dormante et profonde, elle se reflète à côté de la haute flèche grise. Sur le tertre, des œillets fleuris font des touffes blanches, déjà indécises dans la nuit qui arrive. L'étang ressemble à un miroir, d'un jaune pâle, couleur de lumière mourante, comme celle du ciel au couchant; et, tout autour, on voit la ligne déjà noire des grands bois.
Les fleurs des tombes donnent leurs odeurs douces du soir.—Un calme tiède nous environne et semble s'épaissir....
On entend dans le lointain les hiboux qui s'appellent, on ne distingue plus les œillets blancs d'Yvonne.... La nuit d'été est venue....
Alors un grand bruit nous fait frissonner tout à coup, au milieu de ce silence où nous songions aux morts. C'est l'Angelus qui sonne, là, très près, au-dessus de nous, dans la clocher; et l'air s'emplit de lourdes vibrations d'airain.
Pourtant nous n'avons vu personne entrer dans l'église, qui est fermée et obscure.
«Qui sonne? dit Yves, inquiet, qui peut sonner?... Pas moi qui voudrais le faire, toujours.... Non, sûr que je n'entrerais pas dans l'église à l'heure qu'il est, et pas même pour tout l'or du monde, encore!...»
Nous nous en allons de ce cimetière; il s'y fait trop de bruit décidément; l'Angelus y est étrange; il y éveille des sonorités inattendues, dans les eaux de l'étang, dans la terre des morts, dans la nuit. Non pas que nous ayons peur de la pauvre petite tombe aux œillets blancs, mais ce sont les autres, ces bosses de gazon qui sont autour de nous, ces tertres d'inconnus....
Dix heures.—Je vais dormir ma première nuit sous le toit de mon frère Yves.
Dix heures sonnées.—Nous nous sommes déjà dit bonsoir, et le voilà qui rouvre ma porte.
«C'est pour les fleurs. Elles pourraient peut-être vous faire du mal; nous venons de penser cela...»
Et il emporte tout, les résédas, les pois de senteur, même les gerbes de bruyère.
C
La pendule du temps a continué de marcher, même de marcher très vite. La semaine qu'on m'avait accordée va bientôt finir.
Tous les jours dans les bois.—Un temps splendide.—Les bruyères, les digitales, les silènes roses, tout est fleuri.
Il y a eu un grand pardon, le dimanche, un des plus renommés de cette région de la Bretagne; c'était autour de la chapelle de Notre-Dame de Bonne Nouvelle,—qui est seule au milieu des bois, comme si elle s'était endormie là, et oubliée depuis le Moyen Âge.
La veille, le samedi, nous étions justement venus nous asseoir, à l'ombre, Yves, petit Pierre et moi, auprès de cette église, à l'heure du grand calme de midi. Un lieu très silencieux, au-dessus duquel des chênes et des hêtres séculaires nouaient comme des bras leurs grosses branches moussues.
Deux femmes étaient arrivées, l'une jeune, l'autre fort vieille et caduque; elles portaient le costume de Rosporden et paraissaient avoir fait longue route. Elles tenaient à la main de grandes clefs.
C'était pour ouvrir le vieux sanctuaire, qui reste fermé tout le long de l'année, et préparer l'autel pour la fête du lendemain.
Dans le demi-jour vert des vitraux et des arbres, nous les apercevions qui s'empressaient autour des vieux saints et des vieilles saintes, les époussetant, les essuyant; puis balayant les dalles pleines de poussière et de salpêtre.
Sur le pied de la Notre-dame, on avait posé par pitié une tête de mort, trouvée dans la terre du bois. Le crâne crevé, toute verdie, elle nous regardait du fond de la chapelle avec ses deux trous noirs:
«Dis parrain, qu'est-ce que c'est?... Dans la terre, on l'a trouvée, cette figure, dis?...»
C'est petit Pierre qui s'inquiète vaguement de cette chose qu'il n'a jamais vue, comme si elle était pour lui la première révélation d'un ordre d'objets sinistres habitant sous la terre....
Un temps un peu morne, mais exquis, pour ce jour de pardon.
Dix heures durant, les binious ont sonné devant la chapelle, sous les grands chênes,—et les gavottes ont tourné sur la mousse.
Ce je ne sais quoi des étés bretons qui est mélancolique, on ne sait comment le dire, c'est un composé où entrent mille choses: le charme de ces longs jours tièdes, plus rares qu'ailleurs et plus vite partis; les hautes herbes fraîches, avec l'extrême profusion des fleurs roses; et puis un sentiment d'autrefois, qui dort, répandu partout.
Vieux pays de Toulven, grands bois où il y a déjà des sapins noirs, arbres du Nord, mêlés aux chênes et aux hêtres; campagnes bretonnes, qu'on dirait toujours recueillies dans le passé....
Grandes pierres que couvrent les lichens gris, fins comme la barbe des vieillards; plaines où le granit affleure le sol antique, plaines de bruyères roses....
Ce sont des impressions de tranquillité, d'apaisement, que m'apporte ce pays; c'est aussi une aspiration vers un repos plus complet sous la mousse, au pied des chapelles qui sont dans les bois. Et, chez Yves, tout cela est plus vague, plus inexprimable, mais aussi plus intense, comme chez moi quand j'étais enfant.
À nous voir ainsi tous deux assis dans ces bois, au calme de ces beaux jours d'été, on n'imaginerait plus quels jeunes hommes nous avons pu être, quelle vie nous avons menée, ni quelles scènes terribles entre nous autrefois, aux premiers moments où nos deux natures, très différentes et très semblables, se sont heurtées l'une à l'autre....
Chaque soir, aux veillées, qui sont courtes, on joue avec petit Pierre à un jeu de Toulven, très amusant, qui consiste à se tenir à deux par le menton et à réciter, sans rire toute une longue histoire: «Par la barbe à Minette, je te tiens. Le premier de nous deux qui rira, etc.» À ce jeu, petit Pierre est toujours pris.
Après, c'est le gymnase. Yves le fait faire à son fils, le tournant, le virant, la tête en bas, les jambes en l'air, à bout de bras, l'élevant bien haut: «Dis, mon petit Pierre, quand auras-tu des bras comme les miens? Réponds donc:—Jamais! oh! non, jamais des bras comme toi, mon père; je ne verrai pas assez de misère pour ça, bien sûr.»
Et quand Yves, tout dépeigné, las d'avoir tant fait le diable, dit, en se rajustant, de son plus grand air sérieux: «Allons, petit Pierre a fini son gymnase à présent,» petit Pierre alors vient à moi, avec ce sourire qui fait qu'on lui donne toujours ce qu'il veut: «C'est à ton tour, parrain, dis?» Et ce gymnase recommence.
CI
La grande pendule, inexorable, a encore marché; dans quelques heures, je vais partir, et bientôt mon frère Yves s'en ira aussi, tous deux au loin; à l'inconnu.
C'est le dernier jour, le dernier soir. Yves, petit Pierre et moi, nous allons à la chaumière des vieux Keremenen, pour ma visite d'adieu à la grand-mère Marianne.
Elle habite seule, maintenant, sous son toit plein de mousse, sous les grands chênes étendus en voûte. Pierre Kerbras et Anne, qui se sont mariés au printemps, font bâtir dans le village une vraie maison, en granit, pareille à celle d'Yves. Tous les enfants sont partis.
Pauvre chaumière où s'agitaient si joyeusement, le jour du baptême, les belles coiffes et les collerettes blanches! Déjà passé, tout cela; à présent, elle est vide et silencieuse. Nous nous asseyons sur les vieux bancs de chêne, nous accoudant sur la table où nous avions fait le grand repas joyeux. La grand-mère est sur un escabeau, filant à sa quenouille, la tête basse; son air déjà devenu caduc et égaré.
Bien que le soleil ne soit pas encore très bas, ici il fait noir.
Autour de nous, rien que des choses d'autrefois, pauvres et primitives. Des chapelets très grossiers sont suspendus aux pierres brutes, au granit des murs; dans les coins perdus d'ombre, on aperçoit les cosses de chêne amassées pour l'hiver, et de vieux ustensiles de ménage, noircis et poudreux, aux formes anciennes et naïves.
Jamais nous n'avions si bien senti combien tout cela est passé et loin de nous.
C'est la vieille Bretagne d'autrefois, bientôt morte.
Par la cheminée filtre la lumière du ciel, des tons verts tombent d'en haut sur les pierres de l'âtre, et par la porte ouverte on aperçoit le sentier breton, avec un rayon du soleil couchant dans les chèvrefeuilles et les fougères.
Nous devenons rêveurs, Yves et moi, dans cette visite que nous sommes venus faire au logis des grands-parents.
D'ailleurs, la grand-mère Marianne ne parle que le breton. De temps en temps, Yves lui adresse la parole dans cette langue du passé; elle répond, sourit, l'air heureux de nous regarder; mais la conversation tombe vite et le silence revient....
Tristesse vague du soir, rêverie des temps lointains dans ce vieux logis qui bientôt s'affaissera au bord du chemin, qui tombera en ruine comme ses vieux hôtes et qu'on ne relèvera plus....
Petit Pierre est là avec nous. Il affectionne beaucoup, lui, cette chaumière, et cette vieille grand-mère, qui le gâte avec adoration. Il aime surtout la petite corbeille de chêne, œuvre d'un autre siècle, dans laquelle on l'avait mis quand il est né. Il est plus long que son berceau maintenant et s'en sert, assis dedans, comme d'une balançoire, promenant autour de lui ses yeux noirs éveillés. Et voilà maintenant la grand-mère, toute courbée, près de lui, l'échine arrondie sous sa collerette à fraise, qui le berce elle-même pour l'amuser. Elle le berce en chantant, et lui, de temps en temps, lance au milieu de ces notes grêles l'éclat de son rire d'enfant.
Boudoul galaïchen! boudoul galaïch du!
Chante, pauvre vieille, de ta voix cassée qui tremble, chante la berceuse antique, l'air qui vient de loin dans la nuit des générations mortes et que tes petits-enfants ne sauront plus.
Boudoul, boudoul! galaïchen, galaïch du!
On s'attend à voir par la grande cheminée, avec la lueur qui descend d'en haut, des nains et des fées descendre.
Au dehors, le soleil dore toujours les branches des chênes, les chèvrefeuilles et les fougères.
Au dedans, dans la chaumière isolée, tout est mystérieux et noir.
Boudoul, boudoul! galaïchen, galaïch du!
Berce encore ton petit-fils, vieille femme en fraise blanche. Bientôt ce sera fini des chansons bretonnes et aussi des vieux Bretons.
Maintenant petit Pierre joint ses mains pour faire sa prière du soir.
Mot pour mot, d'une voix très douce qui a beaucoup l'accent de Toulven, il répète en nous regardant tout ce que sa grand-mère sait de français:
«Mon Dieu, ma bonne sainte Vierge, ma bonne Sainte-Anne, je vous prie pour mon père, pour ma mère, pour mon parrain, pour mes grands-parents, pour ma petite sœur Yvonne....
—Pour mon oncle Goulven, qui est bien loin sur la mer», ajoute Yves d'une voix grave.
Et, encore plus recueilli:
«Pour ma grand-mère de Plouherzel.
—Pour ma grand-mère de Plouherzel», répète le petit Pierre.
Et puis il attend autre chose pour répéter encore, gardant toujours ses mains jointes.
Mais Yves a presque des larmes à ce souvenir poignant, qui lui revient tout à coup de sa mère, de sa chaumière, à lui, de son village de Plouherzel, que son fils connaîtra à peine et que lui ne reverra peut-être plus. Ainsi est la vie pour les enfants de la côte, pour les marins: ils s'en vont, les lois de leur métier de mer les séparent de parents chéris qui savent à peine leur écrire et qu'ensuite ils ne revoient plus.
Je regarde Yves, et, comme nous nous comprenons sans nous parler, je pressens très bien ce à quoi il va penser.
Aujourd'hui il est heureux au delà de son rêve, beaucoup de choses sombres sont éloignées et vaincues, et pourtant, et après? Le voilà tout à coup plongé dans je ne sais quel songe de passé et d'avenir, mélancolie étrange, et après?
Boudoul galaïchen! boudoul galaïch du!
chante la vieille femme, le dos courbé sous sa fraise blanche.
Et après?... Petit Pierre seul est en train de rire. Il tourne de côté et d'autre sa tête vive, bronzée et vigoureuse; la gaieté, la flamme de la vie toute neuve sont encore dans ses grands yeux noirs.
Et après?... Tout est sombre dans la chaumière abandonnée; on dirait que les objets causent entre eux avec mystère du passé; la nuit va descendre autour de nous sur les grands bois.
Et après?... Petit Pierre grandira, courra les mers, et nous, mon frère nous passerons, et tout ce que nous avons aimé avec nous,—nos vieilles mères d'abord,—puis tout et nous-mêmes, les vieilles mères des chaumières bretonnes comme celles des villes, et la vieille Bretagne aussi, et tout, et toutes les choses de ce monde!
Boudoul galaïchen! boudoul galaïch du!
La nuit tombe, et une tristesse inattendue, profonde nous prend au cœur.... Pourtant, aujourd'hui nous sommes heureux.
CII
Et les Celtes regrettaient trois pierres brutes,
sous un ciel pluvieux, au fond d'un golfe rempli d'îlots.
Gustave Flaubert, Salammbô.
Nous sortons tous les deux, laissant petit Pierre à sa grand-mère. Nous nous en allons par le sentier vert, sous la voûte des chênes et des hêtres, entendant de loin, dans la sonorité du soir, le bruit du berceau antique qui se balance, et la vieille chanson à dormir et l'éclat de rire de l'enfant.
Dehors, il fait encore grand jour; le soleil, très bas, dore la campagne tranquille.
«Allons encore jusqu'à la chapelle de Saint-Éloi», dit Yves.
Elle est en haut de la colline, bien antique, toute rongée de mousse, toute barbue de lichens, seule toujours, fermée et mystérieuse au milieu des bois.
Elle ne s'ouvre qu'une fois l'an, pour le pardon des chevaux, qui viennent tous alentour, à l'heure d'une messe basse qu'on dit là pour eux. C'était tout dernièrement ce pardon, et l'herbe est encore foulée par les sabots des bêtes qui sont venues.
Ce soir, c'est une tranquillité étrange autour de cette chapelle. Les horizons boisés s'étendent au loin paisibles, comme pris de sommeil; il semble que ce soit aussi le soir de notre vie et que nous n'ayons plus qu'à nous reposer du repos éternel en regardant la nuit descendre sur les campagnes bretonnes, à nous éteindre doucement dans cette nature qui s'endort.
«.... C'est égal, dit Yves très songeur, je crois bien que ce sera quelque part par là-bas (par là-bas signifie Plouherzel) que je m'en retournerai quand je serai devenu vieux, pour qu'on me mette près de la chapelle de Kergrist, vous savez, là où je vous ai montré? Oui, sûr que je m'en irai par là-bas mourir.»
La chapelle de Kergrist, dans le pays de Goëlo, sous le ciel le plus sombre; le lac d'eau marine et, au milieu, les îlots de granit, la grande bête accroupie qui dort sur une plaine grise.... Je revois ce lieu, qui m'est apparu, il y a déjà plusieurs années, un jour d'hiver. Oui, je me rappelle que c'est là la terre d'Yves, le sol qui l'attend; quand il est loin sur la mer, dans la nuit, dans le danger, c'est cette sépulture qu'il rêve.
«Yves, mon frère, nous sommes de grands enfants, je t'assure. Souvent très gais quand il ne faudrait pas, nous voilà tristes et divaguant tout à fait pour un moment de paix et de bonheur qui par hasard nous est arrivé; c'est tout au plus si le manque d'habitude nous excuse.
» À nous voir pourtant, qui se douterait que nous sommes capables de rêver tout éveillés, simplement parce que la nuit vient et qu'il fait calme dans ce bois?
»Pense donc, nous avons à peu près trente-deux ans chacun; devant nous, la vie peut être bien longue encore, et il y aura des voyages, des dangers, des angoisses, et pour chacun de nous du soleil, et des enivrements, et de l'amour, et, qui sait? Peut-être encore entre nous deux des scènes, et des rébellions, et des luttes!»
En beaucoup moins de mots qu'il n'y en a ci-dessus, tout cela tomba au milieu de son rêve. Alors lui me répondit avec un air de reproche triste:
«Au moins, vous savez bien, frère, que je suis changé maintenant et qu'il y a quelque chose qui est bien fini; ce n'est pas de cela que vous voulez parler?»
Et, moi, je serrai la main de mon frère Yves, en essayant de sourire comme quelqu'un qui aurait tout à fait confiance.
Les histoires de la vie devraient pouvoir être arrêtées à volonté comme celles des livres....
Ses œuvres
1879 Aziyadé
1880 Rarahu
1881 Le roman d'un spahi
1882 Le mariage de Loti (Rarahu). Fleurs d'ennui. Pasquali Ivanovitch
1883 Mon frère Yves
1884 Les trois dames de la Kasbah
1886 Pêcheur d'Islande
1887 Madame Chrysanthème
1887 Propos d'exil
1889 Japoneries d'automne
1890 Au Maroc
1890 Le roman d'un enfant
1891 Le livre de la pitié et de la mort
1892 Fantôme d'Orient
1893 L'exilée
1893 Le matelot
1894 Le désert. Jérusalem
1894 La Galilée
1897 Ramuntcho
1898 Judith Renaudin
1899 Reflets de la sombre route
1902 Les derniers jours de Pékin
1903 L'Inde sans les Anglais
1904 Vers Ispahan
1905 La troisième jeunesse de Mme Prune
1906 Les désenchantées
1909 La mort de Philae
1910 Le château de la Belle au Bois dormant
1912 Un pèlerin d'Angkor
1913 La Turquie agonisante
1916 La hyène enragée
1917 Quelques aspects du vertige mondial
1918 L'horreur allemande
1919 Prime jeunesse
1920 La mort de notre chère France en Orient
1921 Suprêmes visions d'Orient
1923 Un jeune officier pauvre, posthume.
1924 Lettres à Juliette Adam, posthume.
1925-1929 Journal intime (1878-1885), 2 vol
1929 Correspondance inédite (1865-1904)