Monsieur Bergeret à Paris: Histoire Contemporaine
XII
Madame de Bonmont concevait l'amour comme un abîme heureux. Après ce dîner de Madrid, ennobli par la lecture d'une lettre royale, au retour ému du Bois, dans la voiture chaude encore d'une étreinte historique, elle avait dit à Joseph Lacrisse: «Ce sera pour toujours!» et cette parole, qui semblera vaine, si l'on considère l'instabilité des éléments qui servent de substance aux émotions amoureuses, n'en témoignait pas moins d'un spiritualisme convenable et d'un goût distingué pour l'infini. «Parfaitement!» avait répondu Joseph Lacrisse.
Deux semaines s'étaient écoulées depuis cette nuit généreuse, deux semaines durant lesquelles le secrétaire du Comité départemental de la Jeunesse royaliste avait partagé son temps entre les soins du complot et ceux de son amour. La baronne, en costume tailleur, le visage couvert d'une voilette de dentelle blanche, était venue, à l'heure dite, dans le petit premier d'une discrète maison de la rue Lord-Byron; trois pièces qu'elle avait aménagées elle-même avec toutes les délicatesses du coeur et fait tendre de ce bise* céleste dont s'enveloppaient naguère ses amours oubliées avec Raoul Marcien. Elle y avait trouvé Joseph Lacrisse correct, fier et même un peu farouche, charmant, jeune, mais non point tout à fait tel qu'elle eût voulu. Il était d'humeur sombre et semblait inquiet. Les sourcils froncés, les lèvres minces et serrées, il lui eût rappelé Rara, si elle n'avait possédé dans sa plénitude le don délicieux d'oublier le passé. Elle savait que, s'il était soucieux, ce n'était pas sans cause. Elle savait qu'il conspirait et qu'il était chargé, pour sa part, de «décerveler» un préfet de première classe et les principaux républicains d'un département très peuplé; qu'il risquait dans cette entreprise sa liberté, sa vie, pour le trône et l'autel. C'est parce qu'il était un conspirateur qu'elle l'avait d'abord aimé. Mais à présent, elle l'aurait préféré plus souriant et plus tendre. Il ne l'avait pas mal accueillie. Il lui avait dit: «Vous voir, c'est une ivresse. Depuis quinze jours, je marche vivant dans mon rêve étoilé, positivement.» Et il avait ajouté: «Que vous êtes délicieuse!» Mais il l'avait à peine regardée. Et tout de suite il était allé à la fenêtre. Il avait soulevé un petit coin de rideau, et depuis dix minutes il restait là, en observation.
Il lui dit sans se retourner:
--Je vous avais bien avertie, qu'il nous fallait deux sorties. Vous ne vouliez pas me croire.... C'est encore heureux que nous soyons sur le devant. Mais l'arbre m'empêche de voir.
--L'acacia, soupira la baronne en défaisant lentement sa voilette.
La maison, en retrait, donnait sur une petite cour plantée d'un acacia et d'une douzaine de fusains, et fermée par une grille garnie de lierre.
--L'acacia, si vous voulez.
--Qu'est-ce que vous regardez, mon ami?
--Un homme qui est là, en espalier, contre le mur d'en face.
--Qu'est-ce que c'est que cet homme?
--Je n'en sais rien. Je regarde si ce n'est pas un de mes agents. Je suis filé. Depuis que j'habite Paris, je promène toute la journée deux agents. C'est agaçant à la longue. Cette fois je croyais pourtant bien les avoir semés.
--Est-ce que vous ne pourriez pas vous plaindre?
--A qui?
--Je ne sais pas... au gouvernement....
Il ne répondit rien et demeura quelque temps encore en observation. Puis, s'étant assuré que l'homme n'était pas un de ses agents, il revint à elle, un peu rasséréné.
--Combien je vous aime! Vous êtes plus jolie encore que d'habitude. Je vous assure. Vous êtes adorable.... Mais si on me les avait changés, mes agents!... C'est Dupuy qui me les avait donnés. Il y en avait un grand et un petit. Le grand portait des lunettes noires. Le petit avait un nez en bec de perroquet et des yeux d'oiseau, qui regardaient de côté. Je les connaissais. Ils n'étaient pas bien à craindre. Ils étaient brûlés. Quand j'étais à mon cercle, chacun de mes amis me disait en entrant: «Lacrisse, je viens de voir vos agents à la porte.» Je leur envoyais, à ces braves agents, des cigares et de la bière. Je me demandais, des fois, si Dupuy ne me les donnait pas pour me protéger. Il était brusque, quinteux, fantasque, Dupuy, mais il était tout de même un patriote. Je ne le compare pas aux ministres actuels. Avec eux, il faut jouer serré. S'ils m'avaient changé mes agents, les misérables!
Il retourna à la fenêtre.
--Non!... C'est un cocher qui fume sa pipe. Je n'avais pas remarqué son gilet rayé de jaune. La peur déforme les objets, c'est positif!... Je vous avoue que j'ai eu peur: vous pensez bien que c'était pour vous. Il ne faudrait pas que vous fussiez compromise à cause de moi. Vous si charmante, si délicieuse!...
Il revint à elle, la pressa dans ses bras et l'assaillit de caresses profondes. Bientôt elle vit ses vêtements dans un tel désordre, que la pudeur, à défaut d'un autre sentiment, l'aurait obligée à les ôter.
--Elisabeth, dites-moi que vous m'aimez.
--Il me semble que si je ne vous aimais pas....
--Entendez-vous ce pas lourd, régulier, dans la rue?
--Non, mon ami.
Et il était vrai que, plongée dans un néant délicieux, elle ne prêtait pas l'oreille aux bruits du monde extérieur.
--Cette fois il n'y a pas d'erreur. C'est lui, mon agent, le petit, l'oiseau. J'ai ce pas-là dans l'oreille. Je le distinguerais entre mille.
Et il retourna à la fenêtre.
Ces alertes l'énervaient. Depuis l'échec du 23 février, il avait perdu sa belle assurance. Il commençait à croire que ce serait long et difficile. Le découragement gagnait la plupart de ses associés. Il devenait ombrageux. Tout l'irritait.
Elle eut le malheur de lui dire:
--Mon ami, n'oubliez pas que je vous ai fait inviter à dîner, pour demain, chez mon frère Wallstein. Ce sera une occasion de nous voir.
Il éclata:
--Votre frère Wallstein! Ah! causons de lui! Il est de sa race, celui-là! Henri Léon lui a parlé cette semaine d'une affaire intéressante, d'un journal de propagande qu'il faudrait répandre à profusion gratuitement dans les campagnes et dans les centres ouvriers. Il a fait semblant de ne pas comprendre. Il a donné des conseils, de bons conseils à Léon. Est-ce qu'il croit que c'est des conseils que nous lui demandons, votre frère Wallstein?
Elisabeth était antisémite. Elle sentit qu'elle ne pouvait sans inélégance défendre son frère Wallstein, de Vienne, qu'elle aimait. Elle garda le silence.
Il se mit à jouer avec le petit revolver qu'il avait posé sur la table de nuit.
--Si l'on vient m'arrêter... dit-il.
Un flot rouge de colère lui monta au cerveau. Il s'écria que les juifs, les protestants, les francs-maçons, les libres-penseurs, les parlementaires, les républicains, les ministériels, il voudrait les fesser en place publique, leur administrer des lavements de vitriol. Il devint éloquent, fit entendre le langage dévot des Croix:
--Les juifs et les francs-maçons dévorent la France. Ils nous ruinent et nous mangent. Mais patience! Attendez seulement le procès de Rennes, et vous verrez si nous n'allons pas les saigner, leur fumer les jambons, leur truffer la peau, leur accrocher la tête à la devanture des charcutiers!... Tout est prêt. Le mouvement éclatera simultanément à Rennes et à Paris. Les dreyfusards seront écrabouillés sur le pavé des rues. Loubet sera grillé dans l'Élysée flambant. Et ce ne sera pas trop tôt.
Madame de Bonmont concevait l'amour comme un abîme heureux. Elle ne croyait pas que ce fût assez pour un jour d'oublier une seule fois l'univers dans cette chambre tendue de bleu céleste. Elle s'efforça de ramener son ami à de plus douces pensées. Elle lui dit:
--Vous avez de beaux cils.
Et elle lui donna de petits baisers sur les paupières.
Quand elle rouvrit les yeux, languissante, et rappelant dans son âme heureuse l'infini qui l'avait remplie un moment, elle vit Joseph soucieux et qui semblait loin d'elle, bien qu'elle le retînt encore de l'un de ses beaux bras amollis et dénoués. D'une voix tendre comme un soupir, elle lui demanda:
--Qu'est-ce que vous avez, mon ami? Nous étions si heureux tout à l'heure!
--Certainement, répondit Joseph Lacrisse. Mais je pense que j'ai trois dépêches chiffrées à envoyer avant la nuit. C'est compliqué et c'est dangereux. Nous avons bien cru un moment que Dupuy avait intercepté nos télégrammes du 22 février. Il y avait dedans de quoi nous faire coffrer tous.
--Et il ne les avait pas interceptés, mon ami?
--Faut croire que non, puisque nous n'avons pas été inquiétés. Mais j'ai des raisons de penser que, depuis une quinzaine de jours, le gouvernement nous surveille. Et tant que nous n'aurons pas étranglé la gueuse, je ne serai pas tranquille.
Elle, alors, tendre et radieuse, lui jeta autour du cou ses bras, comme une guirlande fleurie et parfumée, fixa sur lui les saphirs humides de ses prunelles et lui dit avec un sourire de sa bouche ardente et fraîche:
--Ne t'inquiète plus, mon ami. Ne te tourmente plus. Vous réussirez, j'en suis sûre. Elle est perdue leur République. Comment veux-tu qu'elle te résiste? On ne veut plus des parlementaires. On n'en veut plus, je le sais bien. On ne veut plus des francs maçons, des libres penseurs, de toutes ces vilaines gens qui ne croient pas en Dieu, qui n'ont ni religion, ni patrie. Car c'est la même chose, n'est-ce pas, la religion et la patrie? Il y a un élan admirable des âmes. Le dimanche, à la messe, les églises sont pleines. Et il n'y a pas que des femmes, comme les républicains voudraient le faire croire. Il y a des hommes, des hommes du monde, des officiers. Croyez-moi, mon ami, vous réussirez. D'abord, je ferai brûler des cierges pour vous dans la chapelle de saint Antoine.
Lui, pensif et grave:
--Oui, ce sera enlevé dans les premiers jours de septembre. L'esprit public est bon. Nous avons les voeux, les encouragements des populations. Oh! les sympathies, ce n'est pas cela qui nous manque.
Elle lui demanda imprudemment ce qui leur manquait.
--Ce qui nous manque, ou du moins ce qui pourrait nous manquer, si la campagne se prolongeait, c'est le nerf de la guerre, parbleu! c'est l'argent. On nous en donne. Mais il en faut beaucoup. Trois dames du meilleur monde nous ont apporté trois cent mille francs. Monseigneur a été sensible à cette générosité bien française. N'est-ce pas qu'il y a dans cette offrande faite par des femmes à la royauté quelque chose de charmant, d'exquis qui sent l'ancienne France, l'ancienne société?
Maintenant la baronne, devant la glace, refaisait sa toilette, et ne semblait pas entendre.
Il précisa sa pensée:
--Ils roulent, maintenant, ils roulent ces trois cent mille francs, apportés par de blanches mains. Monseigneur nous a dit avec une grâce chevaleresque: «Dépensez les trois cent mille francs jusqu'au dernier sol.» Si une belle petite main nous apportait cent mille autres francs, elle serait bénie. Elle aurait contribué à sauver la France. Il y a une bonne place à prendre parmi les amazones du chèque, dans l'escadron des belles ligueuses. Je promets, sans crainte d'être désavoué, je promets à la quatrième venue une lettre autographe du Prince et, qui plus est, pour cet hiver, un tabouret à la Cour.
Cependant la baronne, se sentant tapée, en concevait une impression pénible. Ce n'était pas la première fois. Mais elle ne s'y accoutumait point. Et elle jugeait tout à fait inutile de contribuer de son argent à la restauration du trône. Sans doute elle aimait ce jeune prince si beau, tout rose avec une belle barbe de soie blonde. Elle souhaitait ardemment son retour, elle était impatiente de voir son entrée dans Paris, et son sacre. Mais elle se disait qu'avec deux millions de revenu, il n'avait pas besoin qu'on lui donnât autre chose que de l'amour, des voeux et des fleurs. Joseph Lacrisse ayant fini de parler, le silence devenait pénible. Elle murmura, devant la glace:
--Comme je suis coiffée, mon Dieu! Puis, ayant achevé sa toilette, elle tira de son petit porte-monnaie un trèfle à quatre feuilles enfermé dans un médaillon de verre entouré d'un cercle de vermeil. Elle le tendit à son ami et lui dit d'un ton sentimental:
--Il vous portera bonheur. Promettez-moi de le garder toujours.
Joseph Lacrisse sortit le premier de l'appartement bleu, afin de détourner sur lui les agents, s'il était filé. Sur le palier, il murmura avec une mauvaise grimace:
--Une vraie Wallstein, celle-là! Elle a beau être baptisée.... La caque sent toujours le hareng.
XIII
Dans le tiède et lumineux déclin du jour, le jardin du Luxembourg était comme baigné d'une poussière d'or. M. Bergeret s'assit, entre MM. Denis et Goubin sur la terrasse, au pied de la statue de Marguerite d'Angoulême.
--Messieurs, dit-il, je veux vous lire un article qui a paru ce matin dans le Figaro. Je ne vous en nommerai pas l'auteur. Je pense que vous le reconnaîtrez. Puisque le hasard le veut, je vous ferai volontiers cette lecture devant cette aimable femme qui goûtait la bonne doctrine et estimait les hommes de coeur et qui, pour s'être montrée docte, sincère, tolérante et pitoyable, et pour avoir tenté d'arracher les victimes aux bourreaux, ameuta contre elle toute la moinerie et fit aboyer tous les sorbonnagres. Ils dressèrent à l'insulter les polissons du collège de Navarre et, si elle n'eût été la soeur du roi de France, ils l'eussent cousue dans un sac et jetée en Seine. Elle avait une âme douce, profonde et riante. Je ne sais si, vivante, elle eut cet air de malice et de coquetterie qu'on lui voit dans ce marbre d'un sculpteur peu connu: il se nomme Lescorné. Il est certain du moins qu'on ne le trouve pas dans les crayons secs et sincères des élèves de Clouet, qui nous ont laissé son portrait. Je croirais plutôt que son sourire était souvent voilé de tristesse, et qu'un pli douloureux tirait ses lèvres quand elle a dit: «J'ai porté plus que mon faix de l'ennui commun à toute créature bien née.» Elle ne fut point heureuse dans son existence privée et elle vit autour d'elle les méchants triompher aux applaudissements des ignorants et des lâches. Je crois qu'elle aurait écouté avec sympathie ce que je vais lire, quand ses oreilles n'étaient pas de marbre.
Et M. Bergeret, ayant déployé son journal, lut ce qui suit:
LE BUREAU
«Pour se reconnaître dans toute cette affaire, il fallait, à l'origine, quelque application et une certaine méthode critique, avec le loisir de l'exercer. Aussi voit-on que la lumière s'est faite d'abord chez ceux qui, par la qualité de leur esprit et la nature de leurs travaux, étaient plus aptes que d'autres à se débrouiller dans des recherches difficiles. Il ne fallut plus ensuite que du bon sens et de l'attention. Le sens commun suffit aujourd'hui.
»Si la foule a longtemps résisté à la vérité pressante, c'est ce dont il ne faut pas s'étonner: on ne doit s'étonner de rien. Il y a des raisons à tout. C'est à nous de les découvrir. Dans le cas présent, il n'est pas besoin de beaucoup de réflexion pour s'apercevoir que le public a été trompé autant qu'on peut l'être, et qu'on a abusé de sa crédulité touchante. La presse a beaucoup aidé au succès du mensonge. Le gros des journaux s'étant porté au secours des faussaires, les feuilles ont publié surtout des pièces fausses ou falsifiées, des injures et des mensonges. Mais il faut reconnaître que, le plus souvent, c'était pour contenter leur public et répondre aux sentiments intimes du lecteur. Et il est certain que la résistance à la vérité vint de l'instinct populaire.
»La foule, j'entends la foule des gens incapables de penser par eux-mêmes, ne comprit pas; elle ne pouvait pas comprendre. La foule se faisait de l'armée une idée simple. Pour elle, l'armée c'était la parade, le défilé, la revue, les manoeuvres, les uniformes, les bottes, les éperons, les épaulettes, les canons, les drapeaux. C'était aussi la conscription avec les rubans au chapeau et les litres de vin bleu, le quartier, l'exercice, la chambrée, la salle de police, la cantine. C'était encore l'imagerie nationale, les petits tableaux luisants de nos peintres militaires qui peignent des uniformes si frais et des batailles si propres. C'était enfin un symbole de force et de sécurité, d'honneur et de gloire. Ces chefs qui défilent à cheval, l'épée au poing, dans les éclairs de l'acier et les feux de l'or, au son des musiques, au bruit des tambours, comment croire que tantôt, enfermés dans une chambre, courbés sur une table, tête à tête avec des agents brûlés de la Préfecture de police, ils maniaient le grattoir, passaient la gomme ou semaient la sandaraque, effaçant ou mettant un nom sur une pièce, prenaient la plume pour contrefaire des écritures, afin de perdre un innocent; ou bien encore méditaient des travestissements burlesques pour des rendez-vous mystérieux avec le traître qu'il fallait sauver?
»Ce qui, pour la foule, ôtait toute vraisemblance à ces crimes, c'est qu'ils ne sentaient point le grand air, la route matinale, le champ de manoeuvres, le champ de bataille, mais qu'ils avaient une odeur de bureau, un goût de renfermé; c'est qu'ils n'avaient pas l'air militaire. En effet, toutes les pratiques auxquelles on eut recours pour celer l'erreur judiciaire de 1899, toute cette paperasserie infâme, toute cette chicane ignoble et scélérate, pue le bureau, le sale bureau. Tout ce que les quatre murs de papier vert, la table de chêne, l'encrier de porcelaine entouré d'éponge, le couteau de buis, la carafe sur la cheminée, le cartonnier, le rond de cuir peuvent suggérer d'imaginations saugrenues et de pensées mauvaises à ces sédentaires, à ces pauvres «assis», qu'un poète a chantés, à des gratte-papier intrigants et paresseux, humbles et vaniteux, oisifs jusque dans l'accomplissement de leur besogne oiseuse, jaloux les uns des autres et fiers de leur bureau, tout ce qui se peut faire de louche, de faux, de perfide et de bête avec du papier, de l'encre, de la méchanceté et de la sottise, est sorti d'un coin de ce bâtiment sur lequel sont sculptés des trophées d'armes et des grenades fumantes.
»Les travaux qui s'accomplirent là durant quatre années, pour mettre à la charge d'un condamné les preuves qu'on avait négligé de produire avant la condamnation et pour acquitter le coupable que tout accusait et qui s'accusait lui-même, sont d'une monstruosité qui passe l'esprit modéré d'un Français et il s'en dégage une bouffonnerie tragique qu'on goûte mal dans un pays dont la littérature répugne à la confusion des genres. Il faut avoir étudié de près les documents et les enquêtes pour admettre la réalité de ces intrigues et de ces manoeuvres prodigieuses d'audace et d'ineptie, et je conçois que le public, distrait et mal averti, ait refusé d'y croire, alors même qu'elles étaient divulguées.
»Et pourtant il est bien vrai qu'au fond d'un couloir de ministère, sur trente mètres carrés de parquet ciré, quelques bureaucrates à képi, les uns paresseux et fourbes, les autres agités et turbulents, ont, par leur paperasserie perfide et frauduleuse, trahi la justice et trompé tout un grand peuple. Mais si cette affaire qui fut surtout l'affaire de Mercier et des bureaux, a révélé de vilaines moeurs, elle a suscité aussi de beaux caractères.
»Et dans ce bureau même il se trouva un homme qui ne ressemblait nullement à ceux-là. Il avait l'esprit lucide, avec de la finesse et de l'étendue, le caractère grand, une âme patiente, largement humaine, d'une invincible douceur. Il passait avec raison pour un des officiers les plus intelligents de l'armée.
Et, bien que cette singularité des êtres d'une essence trop rare pût lui être nuisible, il avait été nommé lieutenant-colonel le premier des officiers de son âge, et tout lui présageait, dans l'armée, le plus brillant avenir. Ses amis connaissaient son indulgence un peu railleuse et sa bonté solide. Ils le savaient doué du sens supérieur de la beauté, apte à sentir vivement la musique et les lettres, à vivre dans le monde éthéré des idées. Ainsi que tous les hommes dont la vie intérieure est profonde et réfléchie, il développait dans la solitude ses facultés intellectuelles et morales. Cette disposition à se replier sur lui-même, sa simplicité naturelle, son esprit de renoncement et de sacrifice, et cette belle candeur, qui reste parfois comme une grâce dans les âmes les mieux averties du mal universel, faisaient de lui un de ces soldats qu'Alfred de Vigny avait vus ou devinés, calmes héros de chaque jour, qui communiquent aux plus humbles soins qu'ils prennent la noblesse qui est en eux, et pour qui l'accomplissement du devoir régulier est la poésie familière de la vie.
»Cet officier, ayant été appelé au deuxième bureau, y découvrit un jour que Dreyfus avait été condamné pour le crime d'Esterhazy. Il en avertit ses chefs. Ils essayèrent, d'abord par douceur, puis par menaces, de l'arrêter dans des recherches qui, en découvrant l'innocence de Dreyfus, découvriraient leurs erreurs et leurs crimes. Il sentit qu'il se perdait en persévérant. Il persévéra. Il poursuivit avec une réflexion calme, lente et sûre, d'un tranquille courage, son oeuvre de justice. On l'écarta. On l'envoya à Gabès et jusque sur la frontière tripolitaine, sous quelque mauvais prétexte, sans autre raison que de le faire assassiner par des brigands arabes.
»N'ayant pu le tuer, on essaya de le déshonorer, on tenta de le perdre sous l'abondance des calomnies. Par des promesses perfides, on crut l'empêcher de parler au procès Zola. Il parla. Il parla avec la tranquillité du juste, dans la sérénité d'une âme sans crainte et sans désirs. Ni faiblesses ni outrances en ses paroles. Le ton d'un homme qui fait son devoir ce jour-là comme les autres jours, sans songer un moment qu'il y a, cette fois, un singulier courage à le faire. Ni les menaces ni les persécutions ne le firent hésiter une minute.
»Plusieurs personnes ont dit que pour accomplir sa tache, pour établir l'innocence d'un juif et le crime d'un chrétien, il avait dû surmonter des préjugés cléricaux, vaincre des passions antisémites enracinés dans son coeur dès son jeune âge, tandis qu'il grandissait sur cette terre d'Alsace et de France qui le donna à l'armée et à la patrie. Ceux qui le connaissent savent qu'il n'en est rien, qu'il n'a de fanatisme d'aucune sorte, que jamais aucune de ses pensées ne fut d'un sectaire, que sa haute intelligence l'élève au dessus des haines et des partialités, et qu'enfin c'est un esprit libre.
»Cette liberté intérieure, la plus précieuse de toutes, ses persécuteurs ne purent la lui ôter. Dans la prison où ils renfermèrent et dont les pierres, comme a dit Fernand Gregh, formeront le socle de sa statue, il était libre, plus libre qu'eux. Ses lectures abondantes, ses propos calmes et bienveillants, ses lettres pleines d'idées hautes et sereines attestaient (je le sais) la liberté de son esprit. C'est eux, ses persécuteurs et ses calomniateurs, qui étaient prisonniers, prisonniers de leurs mensonges et de leurs crimes. Des témoins l'ont vu paisible, souriant, indulgent, derrière les barrières et les grilles. Alors que se faisait ce grand mouvement d'esprits, que s'organisaient ces réunions publiques qui réunissaient par milliers des savants, des étudiants et des ouvriers, que des feuilles de pétitions se couvraient de signatures pour demander, pour exiger la fin d'un emprisonnement scandaleux, il dit à Louis Havet, qui était venu le voir dans sa prison: «Je suis plus tranquille que vous.» Je crois pourtant qu'il souffrait. Je crois qu'il a souffert cruellement de tant de bassesse et de perfidie, d'une injustice si monstrueuse, de cette épidémie de crime et de folie, des fureurs exécrables de ces hommes qui trompaient la foule, des fureurs pardonnables de la foule ignorante. Il a vu, lui aussi, la vieille femme porter avec une sainte simplicité le fagot pour le supplice de l'innocent. Et comment n'aurait-il pas souffert en voyant les hommes pires qu'il ne croyait dans sa philosophie, moins courageux ou moins intelligents, à l'essai que ne pensent les psychologues dans leur cabinet de travail? Je crois qu'il a souffert au dedans de lui-même, dans le secret de son âme silencieuse et comme voilée du manteau stoïque. Mais j'aurais honte de le plaindre. Je craindrais trop que ce murmure de pitié humaine arrivât jusqu'à ses oreilles et offensât la juste fierté de son coeur. Loin de le plaindre, je dirai qu'il fut heureux, heureux parce qu'au jour soudain de l'épreuve il se trouva prêt et n'eut point de faiblesse, heureux parce que des circonstances inattendues lui ont permis de donner la mesure de sa grande âme, heureux parce qu'il se montra honnête homme avec héroïsme et simplicité, heureux parce qu'il est un exemple aux soldats et aux citoyens. La pitié, il faut la garder à ceux qui ont failli. Au colonel Picquart on ne doit donner que de l'admiration.»
M. Bergeret, ayant achevé sa lecture, plia son journal. La statue de Marguerite de Navarre était toute rose. Au couchant, le ciel, dur et splendide, se revêtait, comme d'une armure, d'un réseau de nuages pareils à des lames de cuivre rouge.
XIV
Ce soir-là, M. Bergeret reçut, dans son cabinet, la visite de son collègue Jumage.
Alphonse Jumage et Lucien Bergeret étaient nés le même jour, à la même heure, de deux mères amies, pour qui ce fut, par la suite, un inépuisable sujet de conversations. Ils avaient grandi ensemble. Lucien ne s'inquiétait en aucune manière d'être entré dans la vie au même moment que son camarade. Alphonse, plus attentif, y songeait avec contention. Il accoutuma son esprit à comparer, dans leur cours, ces deux existences simultanément commencées, et il se persuada peu à peu qu'il était juste, équitable et salutaire, que les progrès de l'une et de l'autre fussent égaux.
Il observait d'un oeil intéressé ces carrières jumelles qui se poursuivaient toutes deux dans renseignement et, mesurant sa propre fortune à une autre, il se procurait de constants et vains soucis, qui troublaient la limpidité naturelle de son âme. Et que M. Bergeret fût professeur de faculté quand il était lui-même professeur de grammaire dans un lycée suburbain, c'est ce que Jumage ne trouvait pas conforme à l'exemplaire de justice divine qu'il portait imprimé dans son coeur. Il était trop honnête homme pour en faire un grief à son ami. Mais quand celui-ci fut chargé d'un cours à la Sorbonne, Jumage en souffrit par sympathie.
Un effet assez étrange de cette étude comparée de deux existences fut que Jumage s'habitua à penser et à agir en toute occasion au rebours de Bergeret; non qu'il n'eût point l'esprit sincère et probe, mais parce qu'il ne pouvait se défendre de soupçonner quelque malignité dans des succès de carrière plus grands et meilleurs que les siens, par conséquent iniques. C'est ainsi que, pour toutes sortes de raisons honorables qu'il s'était données et pour celle qu'il avait d'être le contradicteur, d'être l'autre de M. Bergeret, il s'engagea dans les nationalistes, quand il vit que le professeur de faculté avait pris le parti de la révision. Il se fit inscrire à la ligue de l'Agitation française, et même il y prononça des discours. Il se mettait pareillement en opposition avec son ami sur tous les sujets, dans les systèmes de chauffage économique et dans les règles de la grammaire latine. Et comme enfin M. Bergeret n'avait pas toujours tort, Jumage n'avait pas toujours raison.
Cette contrariété, qui avait pris avec les années l'exactitude d'un système raisonné, n'altéra point une amitié formée dès l'enfance. Jumage s'intéressait vraiment à Bergeret dans les disgrâces que celui-ci essuyait au cours parfois tourmenté de sa vie. Il allait le voir à chaque malheur qu'il apprenait. C'était l'ami des mauvais jours.
Ce soir-là, il s'approcha de son vieux camarade avec cette mine brouillée et trouble, ce visage couperosé de joie et de tristesse, que Lucien connaissait.
--Tu vas bien, Lucien? Je ne te dérange pas?
--Non. Je lisais dans les Mille et une Nuits, nouvellement traduites par le docteur Mardrus, l'histoire du portefaix avec les jeunes filles. Cette version est littérale, et c'est tout autre chose que les Mille et une Nuits de notre vieux Galland.
--Je venais te voir... dit Jumage, te parler... Mais ça n'a aucune importance... Alors tu lisais les Mille et une Nuits?...
--Je les lisais, répondit M. Bergeret. Je les lisais pour la première fois. Car l'honnête Galland n'en donne pas l'idée. C'est un excellent conteur, qui a soigneusement corrigé les moeurs arabes. Sa Shéhérazade, comme l'Esther de Coypel, a bien son prix. Mais nous avons ici l'Arabie avec tous ses parfums.
--Je t'apportais un article, reprit Jumage. Mais, je te le répète, c'est sans importance.
Et il tira de sa poche un journal. M. Bergeret tendit lentement la main pour le prendre. Jumage le remit dans sa poche, M. Bergeret replia le bras, et Jumage posa, d'une main un peu tremblante, le papier sur la table.
--Encore une fois, c'est sans importance. Mais j'ai pensé qu'il valait mieux.... Peut-être est-il bon que tu saches.... Tu as des ennemis, beaucoup d'ennemis....
--Flatteur! dit M. Bergeret.
Et prenant le journal, il lut ces lignes marquées au crayon bleu:
Un vulgaire pion dreyfusard, l'intellectuel Bergeret, qui croupissait en province, vient d'être chargé de cours à la Sorbonne. Les étudiants de la Faculté des lettres protestent énergiquement contre la nomination de ce protestant antifrançais. Et nous ne sommes pas surpris d'apprendre que bon nombre d'entre eux ont décidé d'accueillir comme il le mérite, par des huées, ce sale juif allemand, que le ministre de la trahison publique a l'outrecuidance de leur imposer comme professeur.
Et quand M. Bergeret eut achevé sa lecture:
--Ne lis donc pas cela, dit vivement Jumage. Cela n'en vaut pas la peine. C'est si peu de chose!
--C'est peu, j'en conviens, répondit M. Bergeret. Encore faut-il me laisser ce peu comme un témoignage obscur et faible, mais honorable et véritable de ce que j'ai fait dans des temps difficiles. Je n'ai pas beaucoup fait. Mais enfin j'ai couru quelques risques. Le doyen Stapfer fut suspendu pour avoir parlé de la justice sur une tombe. M. Bourgeois était alors grand maître de l'Université. Et nous avons connu des jours plus mauvais que ceux que nous fit M. Bourgeois. Sans la fermeté généreuse de mes chefs, j'étais chassé de l'Université par un ministre privé de sagesse. Je n'y pensai point alors. Je peux bien y songer maintenant et réclamer le loyer de mes actes. Or, quelle récompense puis-je attendre plus digne, plus belle en son âpreté, plus haute que l'injure des ennemis de la justice? J'eusse souhaité que l'écrivain qui, malgré lui, me rend témoignage, sût exprimer sa pensée dans une forme plus mémorable. Mais c'était trop demander.
Ayant ainsi parlé, M. Bergeret plongea la lame de son couteau d'ivoire dans les pages des nouvelles Mille et une Nuits. Il aimait à couper les feuillets des livres. C'était un sage qui se faisait des voluptés appropriées à son état. L'austère Jumage lui envia cet innocent plaisir. Le tirant par la manche:
--Écoute-moi, Lucien. Je n'ai aucune de tes idées sur l'Affaire. J'ai blâmé ta conduite. Je la blâme encore. Je crains qu'elle n'ait les plus fâcheuses conséquences pour ton avenir. Les vrais Français ne te pardonneront jamais. Mais je tiens à déclarer que je réprouve énergiquement les procédés de polémique dont certains journaux usent à ton égard. Je les condamne. Tu n'en doutes pas?
--Je n'en doute pas.
Et après un moment de silence, Jumage reprit:
--Remarque, Lucien, que tu es diffamé en raison de tes fonctions. Tu peux appeler ton diffamateur devant le jury. Mais je ne te le conseille pas. Il serait acquitté.
--Cela est à prévoir, dit M. Bergeret, à moins que je ne pénètre dans la salle des assises en chapeau à plumes, une épée au côté, des éperons à mes bottes, et traînant derrière moi vingt mille camelots à mes gages. Car alors ma plainte serait entendue des juges et des jurés. Quand on leur soumit cette lettre mesurée que Zola écrivit à un Président de la République mal préparé à la lire, si les jurés de la Seine en condamnèrent l'auteur, c'est qu'ils délibéraient sous des cris inhumains, sous des menaces hideuses, dans un insupportable bruit de ferrailles, au milieu de tous les fantômes de Terreur et du mensonge. Je ne dispose pas d'un si farouche appareil. Il est donc très probable que mon diffamateur serait acquitté.
--Tu ne peux pourtant pas rester insensible aux outrages. Que comptes-tu faire?
--Rien. Je me tiens pour satisfait. J'ai autant à me louer des injures de la presse que de ses éloges. La vérité a été servie dans les journaux par ses ennemis autant que par ses amis. Quand une petite poignée d'hommes dénoncèrent pour l'honneur de la France la condamnation frauduleuse d'un innocent, ils furent traités en ennemis par le gouvernement et par l'opinion. Ils parlèrent cependant. Et, par la parole ils furent les plus forts. Le gros des feuilles travaillait contre eux, avec quelle ardeur, tu le sais! Mais elles servirent la vérité malgré elles, et en publiant des pièces fausses....
--Il n'y a pas eu autant de pièces fausses que tu crois, Lucien.
--... permirent d'en établir la fausseté. L'erreur éparse ne put rejoindre ses tronçons dispersés. Finalement il ne subsista que ce qui avait de la suite et de la continuité. La vérité possède une force d'enchaînement que l'erreur n'a pas. Elle forma, devant l'injure et la haine impuissantes, une chaîne que rien ne peut plus rompre. C'est à la liberté, à la licence de la presse que nous devons le triomphe de notre cause.
--Mais, vous n'êtes pas triomphants, s'écria Jumage, et nous ne sommes pas vaincus! C'est tout le contraire. L'opinion du pays est déclarée contre vous. Toi et tes amis, j'ai le regret de te le dire, vous êtes exécrés, honnis et conspués unanimement. Nous vaincus? tu plaisantes. Tout le pays est avec nous.
--Aussi êtes-vous vaincus par le dedans. Si je m'arrêtais aux apparences, je pourrais vous croire victorieux et désespérer de la justice. Il y a des criminels impunis; la forfaiture et le faux témoignage sont publiquement approuvés comme des actes louables. Je n'espère pas que les adversaires de la vérité avouent qu'ils se sont trompés. Un tel effort n'est possible qu'aux plus grandes âmes.
»Il y a peu de changement dans l'état des esprits. L'ignorance publique a été à peine entamée. Il ne s'est pas produit de ces brusques revirements des foules, qui étonnent. Rien n'est survenu de sensible ni de frappant. Pourtant il n'est plus, le temps où un Président de la République abaissait au niveau de son âme la justice, l'honneur de la patrie, les alliances de la République, où la puissance des ministres résultait de leur entente avec les ennemis des institutions dont ils avaient la garde; temps de brutalité et d'hypocrisie où le mépris de l'intelligence et la haine de la justice étaient à la fois une opinion populaire et une doctrine d'Etat, où les pouvoirs publics protégeaient les porteurs de matraque, où c'était un délit de crier «Vive la République!» Ces temps sont déjà loin de nous, comme descendus dans un passé profond, plongés dans l'ombre des âges barbares.
»Ils peuvent revenir; nous n'en sommes séparés encore par rien de solide, ni même rien d'apparent et de distinct. Ils se sont évanouis comme les nuages de l'erreur qui les avait formés. Le moindre souffle peut encore ramener ces ombres. Mais quand tout conspirerait à vous fortifier, vous n'en êtes pas moins irrémédiablement perdus. Vous êtes vaincus par le dedans, et c'est la défaite irréparable. Quand on est vaincu du dehors, on peut continuer la résistance et espérer une revanche. Votre ruine est en vous. Les conséquences nécessaires de vos erreurs et de vos crimes se produisent malgré vous et vous voyez avec étonnement votre perte commencée. Injustes et violents, vous êtes détruits par votre injustice et votre violence. Et voici que le parti énorme de l'iniquité demeuré intact, respecté, redouté, tombe et s'écroule de lui-même.
»Qu'importe, dès lors, que les sanctions légales tardent ou manquent! La seule justice naturelle et véritable est dans les conséquences mêmes de l'acte, non dans des formules extérieures, souvent étroites, parfois arbitraires. Pourquoi se plaindre que de grands coupables échappent à la loi et gardent de méprisables honneurs? Cela n'importe pas plus, dans notre état social, qu'il n'importait, dans la jeunesse de la terre, quand déjà les grands sauriens des océans primitifs disparaissaient devant des animaux d'une forme plus belle et d'un instinct plus heureux, qu'il restât encore, échoués sur le limon des plages, quelques monstrueux survivants d'une race condamnée.»
Sortant de chez son ami, Jumage rencontra devant la grille du Luxembourg, le jeune M. Goubin.
--Je viens de voir Bergeret, lui dit-il. Il m'a fait de la peine. Je l'ai trouvé très accablé, très abattu. L'Affaire l'a écrasé.
XV
Henri de Brécé, Joseph Lacrisse et Henri Léon étaient réunis au siège du Comité exécutif, rue de Berri. Ils expédièrent les affaires courantes. Puis, Joseph Lacrisse, s'adressant à Henri de Brécé:
--Mon cher président, je vais vous demander une préfecture pour un bon royaliste. Vous ne me la refuserez pas, j'en suis sûr, quand je vous aurai exposé les titres de mon candidat. Son père, Ferdinand Dellion, maître de forges à Valcombe, mérite à tous égards la bienveillance du Roi. C'est un patron soucieux du bien-être physique et moral de ses ouvriers. Il leur distribue des médicaments, et veille à ce qu'ils aillent le dimanche à la messe, à ce qu'ils envoient leurs enfants aux écoles congréganistes, à ce qu'ils votent bien et à ce qu'ils ne se syndiquent pas. Malheureusement, il est combattu par le député Cottard et mal soutenu par le sous-préfet de Valcombe. Son fils Gustave est un des membres les plus actifs et les plus intelligents de mon Comité départemental. Il a mené avec énergie la campagne antisémite dans notre ville et il s'est fait arrêter en manifestant, à Auteuil, contre Loubet. Vous ne refuserez pas, mon cher président, une préfecture à Gustave Dellion.
--Une préfecture!... murmura Brécé en feuilletant le registre des fonctionnaires. Une préfecture.... Nous n'avons plus que Guéret et Draguignan. Voulez-vous Guéret?
Joseph Lacrisse sourit à peine et dit:
--Mon cher président, Gustave Dellion est mon collaborateur. Il procédera sous mes ordres, au jour fixé, à la suppression violente du préfet Worms-Clavelin. Il serait juste qu'il le remplaçât.
Henri de Brécé, le regard fixé sur son registre, répondit que c'était impossible. Le successeur de Worms-Clavelin était déjà nommé. Monseigneur avait désigné Jacques de Cadde, un des premiers souscripteurs des listes Henry.
Lacrisse objecta que Jacques de Cadde était étranger au département; Henri de Brécé déclara qu'on ne discutait pas un ordre du Roi, et la dispute devenait assez vive quand Henri Léon, à cheval sur sa chaise, étendit le bras et dit d'un ton tranchant:
--Le successeur de Worms-Clavelin ne sera ni Jacques de Cadde ni Gustave Dellion. Ce sera Worms-Clavelin.
Lacrisse et Brécé se récrièrent.
--Ce sera Worms-Clavelin, reprit Léon, Worms-Clavelin, qui n'attendra pas votre venue pour arborer sur le toit de la préfecture le drapeau fleurdelisé, et que le ministre de l'Intérieur, nommé par le Roi, aura maintenu, par téléphone, à la tête de l'administration départementale.
--Worms-Clavelin préfet de la monarchie! je ne vois pas cela, dit dédaigneusement Brécé.
--Ce serait choquant, en effet, répliqua Henri Léon; mais si c'est le chevalier de Clavelin qui est nommé préfet, il n'y a plus rien à dire. Ne nous faisons pas d'illusions. Ce n'est pas à nous que le Roi donnera les meilleures places. L'ingratitude est le premier devoir d'un prince. Aucun Bourbon n'y a manqué. Je le dis à la louange de la Maison de France.
»Vous croyez vraiment que le Roi fera son gouvernement avec l'oeillet blanc, le bleuet et la rose de France, qu'il prendra ses ministres au Jockey et à Puteaux, et que Christiani sera nommé grand maître des cérémonies?
Quelle erreur! La rose de France, le bleuet et l'oeillet blanc seront laissés à terre, dans l'ombre où se plaît la violette. Christiani sera mis en liberté, rien de plus. Il sera mal vu pour avoir défoncé le chapeau de Loubet. Parfaitement!... Loubet, qui n'est pour nous à présent qu'un vil panamitard, quand nous l'aurons remplacé, sera un prédécesseur. Le Roi ira s'asseoir dans son fauteuil aux courses d'Auteuil, et il estimera alors que Christiani a créé un fâcheux précédent, et il lui en saura mauvais gré. Nous-mêmes, qui conspirons aujourd'hui, nous serons suspects. On n'aime pas les conspirateurs dans les Cours. Ce que je vous en dis est pour vous éviter les déceptions amères. Vivre sans illusions, c'est le secret du bonheur. Pour moi, si mes services sont oubliés et méprisés, je ne m'en plaindrai pas. La politique n'est pas une affaire de sentiment. Et je sais trop à quoi Sa Majesté sera obligée, quand nous l'aurons fait remonter sur le trône de ses pères. Avant de récompenser les dévouements gratuits, un bon roi paye les services qu'on lui vend. N'en doutez point. Les plus grands honneurs et les emplois les plus fructueux seront pour les républicains. Les ralliés fourniront à eux seuls le tiers de notre personnel politique et passeront avant nous à la caisse. Et ce sera justice. Gromance, le vieux chouan rallié à la république de Méline, explique sa situation avec lucidité quand il nous dit: «Vous me faites perdre un siège au Sénat. Vous me devez un siège à la pairie.» Il l'aura. Et après tout il le mérite. Mais la part des ralliés sera petite à côté de celle des républicains fidèles qui n'auront trahi qu'à la minute suprême. C'est à ceux-là qu'iront les portefeuilles et les habits brodés, et les titres et les dotations. Nos premiers ministres et la moitié des pairs de France, savez-vous où ils sont pour le moment? Ne les cherchez ni dans nos Comités, où nous risquons à toute heure de nous faire arrêter comme des filous, ni à la Cour errante de notre jeune et beau prince cruellement exilé. Vous les trouverez dans les antichambres des ministres radicaux et dans les salons de l'Élysée et à tous les guichets où la République paye. Vous n'avez donc jamais entendu parler de Talleyrand et de Fouché? Vous n'avez donc jamais lu l'histoire, pas même dans les livres de M. Imbert de Saint-Amand?... Ce n'est pas un émigré, c'est un régicide que Louis XVIII a nommé ministre de la police en 1815. Notre jeune roi n'est pas, sans doute, aussi fin que Louis XVIII. Mais il ne faut pas le croire dénué d'intelligence. Ce ne serait pas respectueux et ce serait peut-être sévère. Quand il sera roi, il se rendra compte des nécessités de la situation. Tous les chefs du parti républicain qui ne seront point occis, exilés, déportés ou incorruptibles, il faudra les récompenser. Sans quoi, ce parti se reformera contre lui, vaste et puissant. Et Méline lui-même deviendra un adversaire farouche.
»Et puisque j'ai nommé Méline, dites vous-même, Brécé, ce qui serait le plus avantageux à la royauté, ou que le duc votre père présidât la pairie ou que ce fût Méline, duc de Remiremont, prince des Vosges, grand-croix de la Légion d'honneur et du Mérite agricole, chevalier du Lys et de Saint-Louis. Il n'y a pas d'hésitation possible: le duc Méline assurerait plus de partisans à la couronne que le duc de Brécé. Faut-il donc vous apprendre l'a b c des restaurations?
»Nous n'aurons que les titres et les places dont les républicains ne voudront pas. On comptera sur notre dévouement gratuit. On ne craindra pas de nous mécontenter, dans l'assurance que nous serons des mécontents inoffensifs. On ne pensera jamais que nous puissions faire de l'opposition.
»Eh bien! on se trompera. Nous serons obligés d'en faire, et nous en ferons. Ce sera profitable et ce ne sera pas difficile. Sans doute nous ne nous allierons pas aux républicains: ce serait un manque de goût, et le loyalisme nous le défend. Nous ne pourrons pas être moins royalistes que le Roi, mais nous pourrons l'être plus. Monseigneur le duc d'Orléans n'est pas démocrate, c'est une justice à lui rendre. Il ne s'occupe pas de la condition des ouvriers. Il est d'avant la Révolution. Mais enfin, il a beau dîner en culotte avec un gilet breton, et tous ses ordres au cou, quand il aura des ministres libéraux, il sera libéral. Rien ne nous empêche alors d'être des ultras. Nous tirerons à droite, pendant que les républicains tireront à gauche. Nous serons dangereux et l'on nous traitera favorablement. Et qui dit que cette fois ce ne seront pas les ultras qui sauveront la monarchie? Nous avons déjà une armée introuvable. L'armée est aujourd'hui plus religieuse que le clergé. Nous avons une bourgeoisie introuvable, une bourgeoisie antisémite qui pense comme on pensait au moyen âge. Louis XVIII n'en avait pas tant. Qu'on me donne le portefeuille de l'intérieur, et, avec ces excellents éléments, je me charge de faire durer la monarchie absolue une dizaine d'années. Après quoi ce sera la sociale. Mais dix ans, c'est un joli bail.
Ayant ainsi parlé, Henri Léon alluma un cigare. Joseph Lacrisse, qui suivait son idée, pria Henri de Brécé de voir s'il ne restait pas une bonne préfecture. Mais le président répéta qu'il n'avait plus que Guéret et Draguignan.
--Je retiens Draguignan pour Gustave Dellion, dit Lacrisse en soupirant. Il ne sera pas content. Mais je lui ferai comprendre que c'est le pied à l'étrier.
XVI
La baronne de Bonmont avait invité tous les châtelains titrés et tous les châtelains industriels et financiers de la région à une fête de charité qu'elle devait donner le 29 du mois dans cet illustre château de Montil, que Bernard de Paves, grand maître de l'artillerie sous Louis XII, avait fait construire en 1508 pour Nicolette de Vaucelles, sa quatrième femme, et que le baron Jules avait acheté après l'emprunt français de 1871. Elle avait eu la délicatesse de n'envoyer aucune invitation aux châteaux juifs, bien qu'elle y eût des amis et des parents. Baptisée après la mort de son mari et naturalisée depuis cinq ans déjà, elle était toute dévouée à la religion et à la patrie. Ainsi que son frère Wallstein, de Vienne, elle se distinguait honorablement de ses anciens coreligionnaires par un antisémitisme sincère. Cependant elle n'était point ambitieuse, et son inclination naturelle la portait aux joies intimes. Elle se serait contentée d'un état modeste dans la noblesse chrétienne, si son fils ne l'avait obligée à paraître. C'est le petit baron Ernest qui l'avait poussée chez les Brécé. C'est lui qui avait mis tout l'armorial de la province sur la liste des invités à la fête qu'on préparait. C'est lui qui avait amené à Montil, jouer la comédie, la petite duchesse de Mausac, qui se disait d'assez bonne maison pour pouvoir souper chez des écuyères et boire avec des cochers.
Le programme de la fête comportait une représentation de Joconde par des acteurs mondains, une kermesse dans le parc, une fête vénitienne sur l'étang, des illuminations.
C'était déjà le 17. Les préparatifs se faisaient avec une grande hâte, dans une extrême confusion. La petite troupe répétait la pièce dans la longue galerie Renaissance, sous le plafond dont les caissons portaient avec une ingénieuse variété d'arrangements le paon de Bernard de Paves lié par la patte au luth de Nicolette de Vaucelles.
M. Germaine accompagnait au piano les chanteurs, tandis que, dans le parc, les charpentiers assujettissaient à grands coups de maillet les fermes des baraques. Largillière, de l'Opéra-Comique, mettait en scène.
--A vous, duchesse.
Les doigts de M. Germaine, dépouillés de leurs bagues, hors une qui restait au pouce, descendirent sur le clavier.
--La, la...
Mais la duchesse, prenant le verre que lui tendait le petit Bonmont:
--Laissez-moi boire mon cocktail.
Lorsque ce fut fait, Largillière reprit:
--Allons, duchesse!
Tout me seconde, Je l'ai prévu...
Et les doigts de M. Germaine, sans or ni pierreries, hors une améthyste au pouce, descendirent de nouveau sur le clavier. Mais la duchesse ne chanta pas. Elle regardait l'accompagnateur avec intérêt:
--Mon petit Germaine, je vous admire. Vous vous êtes fait de la poitrine et des hanches! Mes compliments! Vous y êtes arrivé, vrai!... Tandis que moi, regardez!
Elle coula de haut en bas ses mains sur son costume de drap:
--Moi, j'ai tout ôté.
Elle fit demi-tour.
--Plus rien! C'est parti. Et pendant ce temps-là, ça vous est venu, à vous. C'est drôle tout de même!... Oh! il n'y a pas de mal. Ça se compense.
Cependant René Chartier, qui jouait Joconde, se tenait immobile, le cou allongé comme un tuyau, soucieux uniquement du velours et des perles de sa voix, grave et même un peu sombre. Il s'impatienta et dit sèchement:
--Nous ne serons jamais prêts. C'est déplorable!
--Reprenons le quatuor et enchaînons, dit Largillière.
Tout me seconde,
Je l'ai prévu;
Pauvre Joconde!
Il est vaincu.
--Passez, monsieur Quatrebarbe.
M. Gérard Quatrebarbe était le fils de l'architecte diocésain. On le recevait dans le monde depuis qu'il avait cassé les carreaux du bottier Meyer, présumé juif. Il avait une jolie voix. Mais il manquait ses entrées. Et René Chartier lui jetait des regards furieux.
--Vous n'êtes pas à votre place, duchesse, dit Largillière.
--Ah! pour ça non, répondit la duchesse. Amer, René Chartier s'approcha du petit Bonmont et lui dit à l'oreille:
--Je vous en prie, ne donnez plus de cocktails à la duchesse. Elle fera tout manquer.
Largillière se plaignait aussi. Les masses chorales étaient confuses et ne se dessinaient pas. Pourtant on avait attaqué le "trois".
--Monsieur Lacrisse, vous n'êtes pas en place.
Joseph Lacrisse n'était pas en place. Et il convient de dire que ce n'était pas de sa faute. Madame de Bonmont l'attirait sans cesse dans les petits coins et lui murmurait:
--Dites-moi que vous m'aimez toujours. Si vous ne m'aimiez plus, je sens que j'en mourrais.
Elle lui demandait aussi des nouvelles du complot. Et comme le complot tournait mal, il était agacé. D'ailleurs, il lui gardait rancune de ce qu'elle n'avait pas donné d'argent pour la cause. Il alla d'un pas très roide se joindre aux masses chorales, tandis que René Chartier, avec conviction, chantait:
Dans un délire extrême,
On veut fuir ce qu'on aime.
Le petit Bonmont s'approcha de sa mère:
--Maman, méfie-toi de Lacrisse.
Elle fit un brusque mouvement. Puis d'un ton de négligence affectée:
--Que veux-tu dire?... Il est très sérieux, plus sérieux qu'on n'est ordinairement à son âge; il est occupé de choses importantes; il...
Le petit baron haussa ses épaules d'athlète bossu.
--Je te dis: méfie-toi. Il veut te taper de cent mille francs. Il m'a demandé de l'aider à t'extirper le chèque. Mais jusqu'à nouvel ordre je ne vois pas que ce soit nécessaire. Je suis pour le Roi, mais cent mille francs c'est une somme!
René Chartier chantait:
On devient infidèle,
On court de belle en belle.
Un domestique apporta une lettre à la baronne. C'était les Brécé qui, forcés de partir avant le 29, s'excusaient de ne pouvoir se rendre à la fête de charité et envoyaient leur obole.
Elle tendit la lettre à son fils qui eut un mauvais sourire et demanda:
--Et les Courtrai?
--Ils se sont excusés hier, ainsi que la générale Cartier de Chalmot.
--Quelles rosses!
--Nous aurons les Terremondre et les Gromance.
--Parbleu! c'est leur métier de venir chez nous.
Ils examinèrent la situation. Elle était mauvaise. Terremondre n'avait pas, comme à son ordinaire, promis de rabattre ses cousines et ses tantes, toute la nichée des petits hobereaux. La grosse bourgeoisie industrielle elle-même semblait hésitante, cherchait des prétextes pour se dérober. Le petit Bonmont conclut:
--Fichue, maman, ta fête! Nous sommes en quarantaine. Il n'y a pas d'erreur.
A ces mots la douce Élisabeth s'affligea. Son beau visage, éternellement noyé dans un sourire d'amante, s'assombrit.
A l'autre bout de la salle montait, au-dessus des bruits sans nombre, la voix de Largillière:
--Ce n'est pas ça!... Nous ne serons jamais prêts.
--Tu entends, dit la baronne. Il dit que nous ne serons pas prêts. Si nous remettions la fête, puisqu'elle ne doit pas réussir?
--Ce que tu es molle, maman!... Je te le reproche pas. C'est dans ta nature. Tu es myosotis, tu le seras toujours. Moi, je suis taillé pour la lutte. Je suis fort. Je suis crevé, mais...
--Mon enfant...
--T'attendris pas. Je suis crevé, mais je lutterai jusqu'au bout.
La voix de René Chartier jaillissait comme une source pure:
On pense, on pense encore
A celle qu'on adore,
Et l'on revient toujours
A ses premières a...
Soudain l'accompagnement cessa et il se fit un grand tumulte. M. Germaine poursuivait la duchesse qui, ayant pris sur le piano les bagues de l'accompagnateur, fuyait avec. Elle se réfugia dans la cheminée monumentale où, sur l'ardoise angevine, étaient sculptés les amours des nymphes et les métamorphoses des dieux. Et là, montrant une petite poche de son corsage:
--Elles sont là vos bagues, ma vieille Germaine. Venez les chercher. Tenez!... voilà, pour les prendre, les pincettes de Louis XIII.
Et elle faisait sonner sous le nez du musicien une paire d'énormes pincettes.
René Chartier, roulant des yeux farouches, jeta sa partition sur le piano et déclara qu'il rendait son rôle.
--Je ne crois pas non plus que les Luzancourt viennent, dit en soupirant la baronne à son fils.
--Tout n'est pas perdu. J'ai mon idée, dit le petit baron. Il faut savoir faire un sacrifice quand c'est utile. Ne dis rien à Lacrisse.
--Ne rien dire à Lacrisse!
--Rien de sérieux... Et laisse-moi faire. Il la quitta et s'approcha du groupe tumultueux des choristes. A la duchesse qui lui demandait un autre cocktail, il répondit très doucement:
--Fichez-moi la paix.
Puis il alla s'asseoir auprès de Joseph Lacrisse qui méditait à l'écart, et il lui parla quelque temps à voix basse. Il avait l'air grave et convaincu.
--C'est bien vrai, disait-il au secrétaire du Comité de la Jeunesse royaliste. Vous avez raison. Il faut renverser la République et sauver la France. Et pour cela il faut de l'argent. Ma mère est aussi de cet avis. Elle est disposée à verser un acompte de cinquante mille francs dans la caisse du Roi, pour les frais de propagande.
Joseph Lacrisse remercia au nom du Roi.
--Monseigneur sera heureux, dit-il, d'apprendre que votre mère joint son offrande patriotique à celle des trois dames françaises, qui se montrèrent d'une générosité chevaleresque. Soyez sûr, ajouta-t-il, qu'il témoignera sa gratitude par une lettre autographe.
--Pas la peine d'en parler, dit le jeune Bonmont.
Et après un court silence:
--Mon cher Lacrisse, quand vous verrez les Brécé et les Courtrai, dites-leur de venir à notre petite fête.
XVII
C'était le premier jour de l'an. Par les rues blondes d'une boue fraîche, entre deux averses, M. Bergeret et sa fille Pauline allaient porter leurs souhaits à une tante maternelle qui vivait encore, mais pour elle seule et peu, et qui habitait dans la rue Rousselet un petit logis de béguine, sur un potager, dans le son des cloches conventuelles. Pauline était joyeuse sans raison et seulement parce que ces jours de fête, qui marquent le cours du temps, lui rendaient plus sensibles les progrès charmants de sa jeunesse. M. Bergeret gardait, en ce jour solennel, son indulgence coutumière, n'attendant plus grand bien des hommes et de la vie, mais sachant, comme M. Fagon, qu'il faut beaucoup pardonner à la nature. Le long des voies, les mendiants, dressés comme des candélabres ou étalés comme des reposoirs, faisaient l'ornement de cette fête sociale. Ils étaient tous venus parer les quartiers bourgeois, nos pauvres, truands, cagoux, piètres et malingreux, callots et sabouleux, francs-mitoux, drilles, courtauts de boutanche. Mais, subissant l'effacement universel des caractères et se conformant à la médiocrité générale des moeurs, ils n'étalaient pas, comme aux âges du grand Coësre, des difformités horribles et des plaies épouvantables. Ils n'entouraient point de linges sanglants leurs membres mutilés. Ils étaient simples, ils n'affectaient que des infirmités supportables. L'un d'eux suivit assez longtemps M. Bergeret en clochant du pied, et toutefois d'un pas agile. Puis il s'arrêta et se remit en lampadaire au bord du trottoir.
Après quoi M. Bergeret dit à sa fille:
--Je viens de commettre une mauvaise action: je viens de faire l'aumône. En donnant deux sous à Clopinel, j'ai goûté la joie honteuse d'humilier mon semblable, j'ai consenti le pacte odieux qui assure au fort sa puissance et au faible sa faiblesse, j'ai scellé de mon sceau l'antique iniquité, j'ai contribué à ce que cet homme n'eût qu'une moitié d'âme.
--Tu as fait tout cela, papa? demanda Pauline incrédule.
--Presque tout cela, répondit M. Bergeret. J'ai vendu à mon frère Clopinel de la fraternité à faux poids. Je me suis humilié en l'humiliant. Car l'aumône avilit également celui qui la reçoit et celui qui la fait. J'ai mal agi.
--Je ne crois pas, dit Pauline.
--Tu ne le crois pas, répondit M. Bergeret, parce que tu n'as pas de philosophie et que tu ne sais pas tirer d'une action innocente en apparence les conséquences infinies qu'elle porte en elle. Ce Clopinel m'a induit en aumône. Je n'ai pu résister à l'importunité de sa voix de complainte. J'ai plaint son maigre cou sans linge, ses genoux que le pantalon, tendu par un trop long usage, rend tristement pareils aux genoux d'un chameau, ses pieds au bout desquels les souliers vont le bec ouvert comme un couple de canards. Séducteur! O dangereux Clopinel! Clopinel délicieux! Par toi, mon sou produit un peu de bassesse, un peu de honte. Par toi, j'ai constitué avec un sou une parcelle de mal et de laideur. En te communiquant ce petit signe de la richesse et de la puissance je t'ai fait capitaliste avec ironie et convié sans honneur au banquet de la société, aux fêtes de la civilisation. Et aussitôt j'ai senti que j'étais un puissant de ce monde, au regard de toi, un riche près de toi, doux Clopinel, mendigot exquis, flatteur! Je me suis réjoui, je me suis enorgueilli, je me suis complu dans mon opulence et ma grandeur. Vis, ô Clopinel! Pulcher hymnus divitiarum pauper immortalis.
»Exécrable pratique de l'aumône! Pitié barbare de l'élémosyne! Antique erreur du bourgeois qui donne un sou et qui pense faire le bien, et qui se croit quitte envers tous ses frères, par le plus misérable, le plus gauche, le plus ridicule, le plus sot, le plus pauvre acte de tous ceux qui peuvent être accomplis en vue d'une meilleure répartition des richesses. Cette coutume de faire l'aumône est contraire à la bienfaisance et en horreur à la charité.
--C'est vrai? demanda Pauline avec bonne volonté.
--L'aumône, poursuivit M. Bergeret, n'est pas plus comparable à la bienfaisance que la grimace d'un singe ne ressemble au sourire de la Joconde. La bienfaisance est ingénieuse autant que l'aumône est inepte. Elle est vigilante, elle proportionne son effort au besoin. C'est précisément ce que je n'ai point fait à l'endroit de mon frère Clopinel. Le nom seul de bienfaisance éveillait les plus douces idées dans les âmes sensibles, au siècle des philosophes. On croyait que ce nom avait été créé par le bon abbé de Saint-Pierre. Mais il est plus ancien et se trouve déjà dans le vieux Balzac. Au XVIe siècle, on disait bénéficence. C'est le même mot. J'avoue que je ne retrouve pas à ce mot de bienfaisance sa beauté première; il m'a été gâté par les pharisiens qui l'ont trop employé. Nous avons dans notre société beaucoup d'établissements de bienfaisance, monts-de-piété, sociétés de prévoyance, d'assurance mutuelle. Quelques-uns sont utiles et rendent des services. Leur vice commun est de procéder de l'iniquité sociale qu'ils sont destinés à corriger, et d'être des médecines contaminées. La bienfaisance universelle, c'est que chacun vive de son travail et non du travail d'autrui. Hors l'échange et la solidarité tout est vil, honteux, infécond. La charité humaine, c'est le concours de tous dans la production et le partage des fruits.
»Elle est justice; elle est amour, et les pauvres y sont plus habiles que les riches. Quels riches exercèrent jamais aussi pleinement qu'Épictète ou que Benoît Malon la charité du genre humain? La charité véritable, c'est le don des oeuvres de chacun à tous, c'est la belle bonté, c'est le geste harmonieux de l'âme qui se penche comme un vase plein de nard précieux et qui se répand en bienfaits, c'est Michel-Ange peignant la chapelle Sixtine ou les députés à l'Assemblée nationale dans la nuit du 4 Août; c'est le don répandu dans sa plénitude heureuse, l'argent coulant pêle-mêle avec l'amour et la pensée. Nous n'avons rien en propre que nous-mêmes. On ne donne vraiment que quand on donne son travail, son âme, son génie. Et cette offrande magnifique de tout soi à tous les hommes enrichit le donateur autant que la communauté.
--Mais, objecta Pauline, tu ne pouvais pas donner de l'amour et de la beauté à Clopinel. Tu lui as donné ce qui lui était le plus convenable.
--Il est vrai que Clopinel est devenu une brute. De tous les biens qui peuvent flatter un homme, il ne goûte que l'alcool. J'en juge à ce qu'il puait l'eau-de-vie, quand il m'approcha. Mais tel qu'il est, il est notre ouvrage. Notre orgueil fut son père; notre iniquité, sa mère. Il est le fruit mauvais de nos vices. Tout homme en société doit donner et recevoir. Celui-ci n'a pas assez donné sans doute parce qu'il n'a pas assez reçu.
--C'est peut-être un paresseux, dit Pauline. Comment ferons-nous, mon Dieu, pour qu'il n'y ait plus de pauvres, plus de faibles ni de paresseux? Est-ce que tu ne crois pas que les hommes sont bons naturellement et que c'est la société qui les rend méchants?
--Non. Je ne crois pas que les hommes soient bons naturellement, répondit M. Bergeret. Je vois plutôt qu'ils sortent péniblement et peu à peu de la barbarie originelle et qu'ils organisent à grand effort une justice incertaine et une bonté précaire. Le temps est loin encore où ils seront doux et bienveillants les uns pour les autres. Le temps est loin où ils ne feront plus la guerre entre eux et où les tableaux qui représentent des batailles seront cachés aux yeux comme immoraux et offrant un spectacle honteux. Je crois que le règne de la violence durera longtemps encore, que longtemps les peuples s'entre-déchireront pour des raisons frivoles, que longtemps les citoyens d'une même nation s'arracheront furieusement les uns aux autres les biens nécessaires à la vie, au lieu d'en faire un partage équitable. Mais je crois aussi que les hommes sont moins féroces quand ils sont moins misérables, que les progrès de l'industrie déterminent à la longue quelque adoucissement dans les moeurs, et je tiens d'un botaniste que l'aubépine transportée d'un terrain sec en un sol gras y change ses épines en fleurs.
--Vois-tu? tu es optimiste, papa! Je le savais bien, s'écria Pauline en s'arrêtant au milieu du trottoir pour fixer un moment sur son père le regard de ses yeux gris d'aube, pleins de lumière douce et de fraîcheur matinale. Tu es optimiste. Tu travailles de bon coeur à bâtir la maison future. C'est bien cela! C'est beau de construire avec les hommes de bonne volonté la république nouvelle.
M. Bergeret sourit à cette parole d'espoir et à ces yeux d'aurore.
--Oui, dit-il, ce serait beau d'établir la société nouvelle, où chacun recevrait le prix de son travail.
--N'est-ce pas que cela sera?... Mais quand? demanda Pauline avec candeur.
Et M. Bergeret répondit, non sans douceur ni tristesse:
--Ne me demande pas de prophétiser, mon enfant. Ce n'est pas sans raison que les anciens ont considéré le pouvoir de percer l'avenir comme le don le plus funeste que puisse recevoir un homme. S'il nous était possible de voir ce qui viendra, nous n'aurions plus qu'à mourir, et peut-être tomberions-nous foudroyés de douleur ou d'épouvante. L'avenir, il y faut travailler comme les tisseurs de haute lice travaillent à leurs tapisseries, sans le voir.
Ainsi conversaient en cheminant le père et la fille. Devant le square de la rue de Sèvres, ils rencontrèrent un mendigot solidement implanté sur le trottoir.
--Je n'ai plus de monnaie, dit M. Bergeret. As-tu une pièce de dix sous à me donner, Pauline? Cette main tendue me barre la rue. Nous serions sur la place de la Concorde, qu'elle me barrerait la place. Le bras allongé d'un misérable est une barrière que je ne saurais franchir. C'est une faiblesse que je ne puis vaincre. Donne à ce truand. C'est pardonnable. Il ne faut pas s'exagérer le mal qu'on fait.
--Papa, je suis inquiète de savoir ce que tu feras de Clopinel, dans ta république. Car tu ne penses pas qu'il vive des fruits de son travail?
--Ma fille, répondit M. Bergeret, je crois qu'il consentira à disparaître. Il est déjà très diminué. La paresse, le goût du repos le dispose à l'évanouissement final. Il rentrera dans le néant avec facilité.
--Je crois au contraire qu'il est très content de vivre.
--Il est vrai qu'il a des joies. Il lui est délicieux sans doute d'avaler le vitriol de l'assommoir. Il disparaîtra avec le dernier mastroquet. Il n'y aura plus de marchands de vin dans ma république. Il n'y aura plus d'acheteurs ni de vendeurs. Il n'y aura plus de riches ni de pauvres. Et chacun jouira du fruit de son travail.
--Nous serons tous heureux, mon père.
--Non. La sainte pitié, qui fait la beauté des âmes, périrait en même temps que périrait la souffrance. Cela ne sera pas. Le mal moral et le mal physique, sans cesse combattus, partageront sans cesse avec le bonheur et la joie l'empire de la terre, comme les nuits y succéderont aux jours. Le mal est nécessaire. Il a comme le bien sa source profonde dans la nature et l'un ne saurait être tari sans l'autre. Nous ne sommes heureux que parce que nous sommes malheureux. La souffrance est soeur de la joie et leurs haleines jumelles, en passant sur nos cordes, les font résonner harmonieusement. Le souffle seul du bonheur rendrait un son monotone et fastidieux, et pareil au silence. Mais aux maux inévitables, à ces maux à la fois vulgaires et augustes qui résultent de la condition humaine ne s'ajouteront plus les maux artificiels qui résultent de notre condition sociale. Les hommes ne seront plus déformés par un travail inique dont ils meurent plutôt qu'ils n'en vivent. L'esclave sortira de l'ergastule et l'usine ne dévorera plus les corps par millions.
»Cette délivrance, je l'attends de la machine elle-même. La machine qui a broyé tant d'hommes viendra en aide doucement, généreusement à la tendre chair humaine. La machine, d'abord cruelle et dure, deviendra bonne, favorable, amie. Comment changera-t-elle d'âme? Écoute. L'étincelle qui jaillit de la bouteille de Leyde, la petite étoile subtile qui se révéla, dans le siècle dernier, au physicien émerveillé, accomplira ce prodige. L'Inconnue qui s'est laissée vaincre sans se laisser connaître, la force mystérieuse et captive, l'insaisissable saisi par nos mains, la foudre docile, mise en bouteille et dévidée sur les innombrables fils qui couvrent la terre de leur réseau, l'électricité portera sa force, son aide, partout où il faudra, dans les maisons, dans les chambres, au foyer où le père et la mère et les enfants ne seront plus séparés. Ce n'est point un rêve. La machine farouche, qui broie dans l'usine les chairs et les âmes, deviendra domestique, intime et familière. Mais ce n'est rien, non ce n'est rien que les poulies, les engrenages, les bielles, les manivelles, les glissières, les volants s'humanisent, si les hommes gardent un coeur de fer.
Nous attendons, nous appelons un changement plus merveilleux encore. Un jour viendra où le patron, s'élevant en beauté morale, deviendra un ouvrier parmi les ouvriers affranchis, où il n'y aura plus de salaire, mais échange de biens. La haute industrie, comme la vieille noblesse qu'elle remplace et qu'elle imite, fera sa nuit du 4 Août. Elle abandonnera des gains disputés et des privilèges menacés. Elle sera généreuse quand elle sentira qu'il est temps de l'être. Et que dit aujourd'hui le patron? Qu'il est l'âme et la pensée, et que sans lui son armée d'ouvriers serait comme un corps privé d'intelligence. Eh bien! s'il est la pensée, qu'il se contente de cet honneur et de cette joie. Faut-il, parce qu'on est pensée et esprit, qu'on se gorge de richesses? Quand le grand Donatello fondait avec ses compagnons une statue de bronze, il était l'âme de l'oeuvre. Le prix qu'il en recevait du prince ou des citoyens, il le mettait dans un panier qu'on hissait par une poulie à une poutre de l'atelier. Chaque compagnon dénouait la corde à son tour et prenait dans le panier selon ses besoins. N'est-ce point assez de la joie de produire par l'intelligence, et cet avantage dispense-t-il le maître-ouvrier de partager le gain avec ses humbles collaborateurs? Mais dans ma république il n'y aura plus de gains ni de salaires et tout sera à tous.
--Papa, c'est le collectivisme, cela, dit Pauline avec tranquillité.
--Les biens les plus précieux, répondit M. Bergeret, sont communs à tous les hommes, et le furent toujours. L'air et la lumière appartiennent en commun à tout ce qui respire et voit la clarté du jour. Après les travaux séculaires de l'égoïsme et de l'avarice, en dépit des efforts violents des individus pour saisir et garder des trésors, les biens individuels dont jouissent les plus riches d'entre nous sont encore peu de chose en comparaison de ceux qui appartiennent indistinctement à tous les hommes. Et dans notre société même ne vois-tu pas que les biens les plus doux ou les plus splendides, routes, fleuves, forêts autrefois royales, bibliothèques, musées, appartiennent à tous? Aucun riche ne possède plus que moi ce vieux chêne de Fontainebleau ou ce tableau du Louvre. Et ils sont plus à moi qu'au riche si je sais mieux en jouir. La propriété collective, qu'on redoute comme un monstre lointain, nous entoure déjà sous mille formes familières. Elle effraye quand on l'annonce et l'on use déjà des avantages qu'elle procure.
Les positivistes qui s'assemblent dans la maison d'Auguste Comte autour du vénéré M. Pierre Laffitte ne sont point pressés de devenir socialistes. Mais l'un d'eux a fait cette remarque judicieuse que la propriété est de source sociale. Et rien n'est plus vrai puisque toute propriété, acquise par un effort individuel, n'a pu naître et subsister que par le concours de la communauté tout entière. Et puisque la propriété privée est de source sociale, ce n'est point en méconnaître l'origine ni en corrompre l'essence que de l'étendre à la communauté et la commettre à l'État dont elle dépend nécessairement. Et qu'est-ce que l'État?... Mademoiselle Bergeret s'empressa de répondre à cette question:
--L'État, mon père, c'est un monsieur piteux et malgracieux assis derrière un guichet. Tu comprends qu'on n'a pas envie de se dépouiller pour lui.
--Je comprends, répondit M. Bergeret en souriant. Je me suis toujours incliné à comprendre, et j'y ai perdu des énergies précieuses. Je découvre sur le tard que c'est une grande force que de ne pas comprendre. Cela permet parfois de conquérir le monde. Si Napoléon avait été aussi intelligent que Spinoza, il aurait écrit quatre volumes dans une mansarde. Je comprends. Mais ce monsieur malgracieux et piteux qui est assis derrière un guichet, tu lui confies tes lettres, Pauline, que tu ne confierais pas à l'agence Tricoche. Il administre une partie de tes biens, et non la moins vaste, ni la moins précieuse. Tu lui vois un visage morose. Mais quand il sera tout il ne sera plus rien. Ou plutôt il ne sera plus que nous. Anéanti par son universalité, il cessera de paraître tracassier. On n'est plus méchant, ma fille, quand on n'est plus personne. Ce qu'il a de déplaisant à l'heure qu'il est, c'est qu'il rogne sur la propriété individuelle, qu'il va grattant et limant, mordant peu sur les gros et beaucoup sur les maigres. Cela le rend insupportable. Il est avide. Il a des besoins. Dans ma république, il sera sans désirs, comme les dieux. Il aura tout et il n'aura rien. Nous ne le sentirons pas, puisqu'il sera conforme à nous, indistinct de nous. Il sera comme s'il n'était pas. Et quand tu crois que je sacrifie les particuliers à l'État, la vie à une abstraction, c'est au contraire l'abstraction que je subordonne à la réalité, l'État que je supprime en l'identifiant à toute l'activité sociale.
»Si même cette république ne devait jamais exister, je me féliciterais d'en avoir caressé l'idée. Il est permis de bâtir en Utopie. Et Auguste Comte lui-même, qui se flattait de ne construire que sur les données de la science positive, a placé Campanella dans le calendrier des grands hommes.
»Les rêves des philosophes ont de tout temps suscité des hommes d'action qui se sont mis à l'oeuvre pour les réaliser. Notre pensée crée l'avenir. Les hommes d'État travaillent sur les plans que nous laissons après notre mort. Ce sont nos maçons et nos goujats. Non, ma fille, je ne bâtis pas en Utopie. Mon songe, qui ne m'appartient nullement et qui est, en ce moment même, le songe de mille et mille âmes, est véritable et prophétique. Toute société dont les organes ne correspondent plus aux fonctions pour lesquelles ils ont été créés, et dont les membres ne sont point nourris en raison du travail utile qu'ils produisent, meurt. Des troubles profonds, des désordres intimes précèdent sa fin et l'annoncent.
»La société féodale était fortement constituée. Quand le clergé cessa d'y représenter le savoir et la noblesse, d'y défendre par l'épée le laboureur et l'artisan, quand ces deux ordres ne furent plus que des membres gonflés et nuisibles, tout le corps périt; une révolution imprévue et nécessaire emporta le malade. Qui soutiendrait que, dans la société actuelle, les organes correspondent aux fonctions et que tous les membres sont nourris en raison du travail utile qu'ils produisent? Qui soutiendrait que la richesse est justement répartie? Qui peut croire enfin à la durée de l'iniquité?
--Et comment la faire cesser, mon père? Comment changer le monde?
--Par la parole, mon enfant. Rien n'est plus puissant que la parole. L'enchaînement des fortes raisons et des hautes pensées est un lien qu'on ne peut rompre. La parole, comme la fronde de David, abat les violents et fait tomber les forts. C'est l'arme invincible. Sans cela le monde appartiendrait aux brutes armées. Qui donc les tient en respect? Seule, sans armes et nue, la pensée.
Je ne verrai pas la cité nouvelle. Tous les changements dans l'ordre social comme dans l'ordre naturel sont lents et presque insensibles. Un géologue d'un esprit profond, Charles Lyell, a démontré que ces traces effrayantes de la période glaciaire, ces rochers énormes traînés dans les vallées, cette flore des froides contrées et ces animaux velus succédant à la faune et à la flore des pays chauds, ces apparences de cataclysmes sont, en réalité, l'effet d'actions multiples et prolongées, et que ces grands changements, produits avec la lenteur clémente des forces naturelles, ne furent pas même soupçonnés par les innombrables générations des êtres animés qui y assistèrent. Les transformations sociales s'opèrent, de même, insensiblement et sans cesse. L'homme timide redoute, comme un cataclysme futur, un changement commencé avant sa naissance, qui s'opère sous ses yeux, sans qu'il le voie, et qui ne deviendra sensible que dans un siècle.
XVIII
M. Félix Panneton montait à pied lentement l'avenue des Champs-Elysées. En s'acheminant vers l'Arc de Triomphe, il calculait les chances de sa candidature au Sénat. Elle n'était point encore posée. Et M. Panneton songeait comme Bonaparte: "Agir, calculer, agir..." Deux listes étaient déjà offertes aux électeurs dans le département. Les quatre sénateurs sortants: Laprat-Teulet, Goby, Mannequin et Ledru, se représentaient. Les nationalistes portaient le comte de Brécé, le colonel Despautères, M. Lerond, ancien magistrat et le boucher Lafolie.
Il était difficile de savoir laquelle des deux listes l'emporterait. Les sénateurs sortants se recommandaient aux paisibles populations du département par un long usage du pouvoir législatif, et comme gardiens de ces traditions tout ensemble libérales et autoritaires qui remontaient à la fondation de la République et se rattachaient au nom légendaire de Gambetta. Ils se recommandaient par les services rendus avec discernement et par des promesses abondantes. Ils avaient une clientèle nombreuse et disciplinée. Ces hommes publics, contemporains des grandes époques, demeuraient fidèles à leur doctrine avec une fermeté qui embellissait les sacrifices qu'ils faisaient aux exigences de l'opinion, sous l'empire des circonstances. Antiques opportunistes, ils se nommaient radicaux. Lors de l'Affaire, ils avaient tous quatre témoigné de leur profond respect pour les Conseils de guerre, et chez l'un d'eux ce respect était mêlé d'attendrissement. L'ancien avoué Goby ne parlait qu'avec des larmes de la justice militaire. L'ancêtre, le républicain des âges héroïques, l'homme des grandes luttes, Laprat-Teulet, s'exprimait sur l'armée nationale en termes si tendres et si émus qu'on eût estimé, dans d'autres temps, qu'un tel langage s'appliquait mieux à une pauvre orpheline qu'à une institution forte de tant d'hommes et de tant de milliards. Ces quatre sénateurs avaient voté la loi de dessaisissement et exprimé, au Conseil général, le voeu que le gouvernement prît des mesures rigoureuses pour arrêter l'agitation révisionniste. C'étaient les dreyfusards du département. Et, comme il n'y en avait pas d'autres, ils étaient furieusement combattus par les nationalistes. On faisait un grief à Mannequin d'être le beau-frère d'un conseiller à la Cour de cassation. Quant à Laprat-Teulet, tête de liste il recevait des injures et des crachats dont la liste entière était éclaboussée. C'était un non-lieu, et il est vrai qu'il avait fait des affaires. On rappelait le temps où, compromis dans le Panama, sous la menace d'un mandat d'arrêt, il laissait croître une barbe blanche qui le rendait vénérable et se faisait rouler dans une petite voiture par sa pieuse femme et par sa fille, habillée comme une béguine. Il passait chaque jour, dans ce cortège d'humilité et de sainteté, sous les ormes du mail, et se faisait mettre au soleil, pauvre paralytique qui du bout de sa canne traçait des raies dans la poussière, tandis que d'un esprit retors il préparait sa défense. Un non-lieu la rendit inutile. Il s'était redressé depuis. Mais la fureur nationaliste s'acharna contre lui! Il était panamiste, on le fit dreyfusard. «Cet homme, se disait Ledru, va couler la liste.» Il fit part de ses inquiétudes à Worms-Clavelin:
--Ne pourrait-on, monsieur le préfet, faire comprendre à Laprat-Teulet, qui a rendu de signalés services à la République et au pays, que l'heure a sonné pour lui de rentrer dans la vie privée?
Le préfet répondit qu'il fallait y regarder à deux fois avant de décapiter la liste républicaine.
Cependant le journal la Croix, introduit dans le département par madame Worms-Clavelin, faisait une campagne atroce contre les sénateurs sortants. Il soutenait la liste nationaliste qui était habilement formée. M. de Brécé ralliait les royalistes assez nombreux dans le département. M. Lerond, ancien magistrat, avocat des congrégations, était agréable au clergé; le colonel Despautères, obscur vieillard en soi, représentait l'honneur de l'armée: il avait donné des louanges aux faussaires et souscrit pour la veuve du colonel Henry. Le boucher Lafolie plaisait aux ouvriers à demi paysans des faubourgs. On commençait à croire que la liste Brécé obtiendrait plus de deux cents voix et qu'elle pourrait passer. M. Worms-Clavelin n'était pas tranquille. Il fut tout à fait inquiet quand la Croix publia le manifeste des candidats nationalistes. Le Président de la République y était outragé, le Sénat traité de basse-cour et de porcherie, le cabinet qualifié de ministère de trahison. Si ces gens-là passent, je saute, pensa le préfet. Et il dit doucement à sa femme:
--Tu as eu tort, ma chère amie, de favoriser la diffusion de la Croix dans le département.
A quoi madame Worms-Clavélin répondit:
--Qu'est-ce que tu veux? Comme juive, j'étais obligée d'exagérer les sentiments catholiques. Cela nous a beaucoup servi jusqu'ici.
--Sans doute, répliqua le préfet. Mais nous sommes peut-être allés un peu loin. Le secrétaire de préfecture, M. Lacarelle, que sa ressemblance notoire avec Vercingétorix disposait au nationalisme, faisait des pointages favorables à la liste Brécé. M. Worms-Clavelin, plongé dans de sombres rêveries, oubliait ses cigares, mâchés et fumants, sur les bras des fauteuils.
C'est alors que M. Félix Panneton alla le trouver. M. Félix Panneton, frère cadet de Panneton de La Barge, était dans les fournitures militaires. On ne pouvait le soupçonner de ne point aimer assez cette armée qu'il chaussait et coiffait. Il était nationaliste. Mais il était nationaliste gouvernemental. Il était nationaliste avec M. Loubet et avec M. Waldeck-Rousseau. Il ne s'en cachait pas, et quand on lui disait que c'était impossible, il répondait:
--Ce n'est pas impossible; ce n'est pas difficile. Il fallait seulement en avoir l'idée.
Panneton nationaliste restait gouvernemental. «Il est toujours temps de ne plus l'être, pensait-il; et tous ceux qui se sont brouillés trop tôt avec le gouvernement ont eu à le regretter. On ne songe pas assez qu'un gouvernement déjà par terre a encore le temps de vous lâcher un coup de pied et de vous casser les mandibules.» Cette sagesse lui venait de son bon esprit et de ce qu'il était fournisseur, aux ordres du ministère. Il était ambitieux, mais il s'efforçait de satisfaire son ambition sans qu'il en coûtât rien à ses affaires ni à ses plaisirs, qui étaient les tableaux et les femmes. Au reste très actif, toujours entre son usine et Paris, où il avait trois ou quatre domiciles.
La pensée de couler sa candidature entre les radicaux et les nationalistes purs luiétant venue un jour, il alla trouver M. le préfet Worms-Clavelin et lui dit:
--Ce que j'ai à vous proposer, monsieur le préfet, ne peut que vous être agréable. Je suis donc certain à l'avance de votre assentiment. Vous souhaitez le succès de la liste Laprat-Teulet. C'est votre devoir. A cet égard, je respecte vos sentiments, mais je ne puis les seconder. Vous redoutez le succès de la liste Brécé. Rien de plus légitime. De ce côté, je puis vous être utile. Je forme avec trois de mes amis une liste de candidats nationalistes. Le département est nationaliste, mais il est modéré. Mon programme sera nationaliste et républicain. J'aurai contre moi les congrégations. J'aurai pour moi l'évêché. Ne me combattez pas. Observez à mon égard une neutralité bienveillante. Je n'ôterai pas beaucoup de voix à la liste Laprat; j'en prendrai au contraire un grand nombre à la liste Brécé. Je ne vous cache pas que j'espère passer au troisième tour. Mais ce sera encore un succès pour vous, puisque les violents resteront sur le carreau.
M. Worms-Clavelin répondit:
--Monsieur Panneton, vous êtes assuré depuis longtemps de mes sympathies personnelles. Je vous remercie de l'intéressante communication que vous avez eu l'amabilité de me faire. J'y réfléchirai et j'agirai conformément aux intérêts du parti républicain, en m'efforçant de me pénétrer des intentions du gouvernement.
Il offrit un cigare à M. Panneton, puis il lui demanda amicalement s'il ne venait pas de Paris et s'il n'avait pas vu la nouvelle pièce des Variétés. Il faisait cette question parce qu'il savait que Panneton entretenait une actrice de ce théâtre. Félix Panneton passait pour aimer beaucoup les femmes. C'était un gros homme de cinquante ans, noir, chauve, la tête dans les épaules, laid et qu'on disait spirituel.
Quelques jours après son entrevue avec le préfet Worms-Clavelin, il remontait les Champs-Elysées, songeant à sa candidature, qui s'annonçait assez bien et qu'il importait de lancer le plus tôt possible. Mais au moment de publier la liste dont il tenait la tête, un des candidats, M. de Terremondre, s'était dérobé. M. de Terremondre était trop modéré pour se séparer des violents. Il était revenu à eux en entendant redoubler leurs cris. «Je m'y attendais! songeait Panneton. Le mal n'est pas grand. Je prendrai Gromance à la place de Terremondre. Gromance fera l'affaire. Gromance propriétaire. Il n'y a pas un hectare de ses terres qui ne soit hypothéqué. Mais cela ne lui nuira que dans son arrondissement. Il est à Paris. Je vais le voir.»
A cet endroit de sa pensée et de sa promenade, il vit venir madame de Gromance dans un manteau de vison qui lui tombait jusqu'aux pieds. Elle restait fine et mince sous l'épaisse toison. Il la trouva délicieuse ainsi.
--Je suis charmé de vous voir, chèremadame. Comment va M. de Gromance?
--Mais... bien.
Quand on lui demandait des nouvelles de son mari, elle craignait toujours que ce ne fût avec une ironie de mauvais goût.
--Voulez-vous me permettre de faire quelques pas avec vous, madame? J'ai à vous parler de choses sérieuses... d'abord.
--Dites.
--Votre manteau vous donne un air farouche, l'air d'une charmante petite sauvage...
--Ce sont là les choses sérieuses que...
--J'y viens. Il est nécessaire que M. de Gromance pose sa candidature au Sénat. L'intérêt du pays l'exige. M. de Gromance est nationaliste, n'est-ce pas?
Elle le regarda avec une légère indignation.
--Ce n'est pas un intellectuel, bien sûr!
--Et républicain?
--Mon Dieu! oui. Je vais vous expliquer. Il est royaliste... Alors, vous comprenez...
--Ah! chère madame, ces républicains-là sont les meilleurs. Nous inscrirons le nom de M. de Gromance en belle place sur notre liste de nationalistes républicains.
--Et vous croyez que Dieudonné passera?
--Madame, je le crois. Nous avons pour nous l'évêché et beaucoup d'électeurs sénatoriaux qui, nationalistes de conviction et de sentiment, tiennent au gouvernement par leurs fonctions, leurs intérêts. Et, dans le cas d'un échec, qui ne peut être qu'honorable, M. de Gromance peut compter sur la reconnaissance de l'administration et du gouvernement. Je vous le dis en grand secret: Worms-Clavelin nous est favorable.
--Alors, je ne vois pas d'inconvénient à ce que Dieudonné...
--Vous m'assurez de son acceptation?
--Voyez-le vous-même.
--Il n'écoute que vous.
--Vous croyez?...
--J'en suis sûr.
--Alors, c'est entendu.
--Mais non, ce n'est pas entendu. Il y a des détails très délicats qu'on ne peut pas régler ainsi, dans la rue... Venez me voir. Je vous montrerai mes Baudouin. Venez demain.
Et il lui souffla l'adresse à l'oreille, le numéro d'une rue déserte et languissante dans le quartier de l'Europe. C'est là qu'à une distance respectueuse de son appartement légal et spacieux des Champs-Elysées, il avait un petit hôtel, construit naguère pour un peintre mondain.
--C'est donc bien pressé?
--Si c'est pressé! Songez donc, chère madame, qu'il ne nous reste plus trois semaines pleines pour faire notre campagne électorale et que Brécé travaille le département depuis six mois.
--Mais, est-ce qu'il est absolument nécessaire que j'aille voir vos?...
--Mes Baudouin... C'est indispensable.
--Croyez-vous?
--Écoutez et jugez-en vous-même, chère madame. Le nom de votre mari exerce un certain prestige, je ne le nie point, sur les populations rurales, principalement dans les cantons où il est peu connu. Mais je ne puis vous cacher que lorsque j'ai proposé de l'introduire dans notre liste, des résistances se sont produites. Elles subsistent encore. Il faut que vous me donniez la force de les vaincre. Il faut que je puise dans votre... dans votre amitié, cette volonté irrésistible qui... Enfin, je sens que si vous ne m'accordez pas toute votre sympathie, je n'aurai pas l'énergie nécessaire pour...
--Mais ce n'est pas très correct d'aller voir vos...
--Oh! à Paris!...
--Si j'y vais, ce sera bien pour la patrie et pour l'armée. Il faut sauver la France.
--C'est mon avis.
--Faites bien mes amitiés à madame Panneton.
--Je n'y manquerai pas, chère madame. A demain.
XIX
Il y a dans le petit hôtel de M. Félix Panneton une grande pièce qui servait autrefois d'atelier au peintre mondain, et que le nouveau propriétaire meubla avec la magnificence d'un gros amateur de curiosités et la sagesse d'un savant ami des femmes. M. Panneton y disposa avec art, dans un ordre déterminé, des canapés, des sofas, des divans de formes diverses.
En entrant, le regard, promené de droite à gauche, rencontrait d'abord un petit canapé de soie bleue, dont les bras à col de cygne rappelaient le temps où Bonaparte à Paris, comme autrefois Tibère à Rome, restaurait les moeurs; puis un autre canapé, moins étroit, en beauvais, avec des accotoirs de tapisserie; puis une duchesse en trois parties, garnie de soie; puis un petit sofa de bois, à la capucine, couvert de tapisserie de point à la turque; puis un grand sofa de bois doré, couvert de velours cramoisi ciselé, avec son matelas pareil, provenant de mademoiselle Damours; puis un vaste divan bas, mollement rembourré, en satin ponceau. Au delà il n'y avait plus qu'un amas chancelant de coussins moelleux, sur un divan oriental, très bas, qui, tout baigné d'une ombre rose, touchait à la chambre des Baudouin, à gauche.
Comme de la porte on embrassait d'un coup d'oeil tous ces sièges, chaque visiteuse pouvait choisir celui qui convenait le mieux à son caractère moral et à l'état présent de son âme. Panneton, dès l'abord, observait les amies nouvelles, épiait leurs regards, s'étudiait à deviner leurs préférences et prenait soin de ne les faire asseoir que là où elles voulaient être assises. Les plus pudiques allaient droit au petit canapé bleu et posaient leur main gantée sur le col de cygne. Il y avait même un haut fauteuil de velours de Gênes et de bois doré, trône autrefois d'une duchesse de Modène et de Parme, qui était pour les orgueilleuses. Les Parisiennes s'asseyaient tranquillement dans le canapé de beauvais. Les princesses étrangères marchaient d'ordinaire vers l'un ou l'autre sofa. Grâce à cette disposition judicieuse des meubles de conversation, Panneton savait tout de suite ce qui lui restait à faire. Il était en état de garder toutes les convenances, averti de ne point tenter des passages trop brusques dans la succession nécessaire de ses attitudes, et aussi d'éviter à la visiteuse comme à lui-même des stations longues et inutiles entre les politesses de la porte et la vue des Baudouin. Ses démarches en prenaient une sûreté et une maîtrise qui lui faisaient honneur.
Madame de Gromance montra tout de suite un tact dont Panneton lui sut gré. Sans regarder seulement le trône de Parme et de Modène, et laissant à sa droite le col de cygne consulaire, elle s'assit dans le beauvais fleuri, comme une Parisienne. Clotilde avait langui dans la petite noblesse agricole du département, un peu traîné avec de petits jeunes gens mal élevés. Mais le sens de la vie lui venait. Les embarras d'argent avaient beaucoup exercé son intelligence et elle commençait à comprendre le devoir social. Panneton ne lui déplaisait pas excessivement. Cet homme chauve, avec des cheveux très noirs collés aux tempes, de gros yeux hors de la tête, un air d'amoureux apoplectique, lui donnait un peu envie de rire et contentait ce besoin de comique qu'elle avait dans l'amour. Sans doute elle eût préféré un superbe garçon, mais elle était encline à la gaieté facile, disposée à l'amusement qu'un homme procure par des plaisanteries un peu grasses et par une certaine laideur. Après un moment de gêne bien naturelle, elle sentit que ce ne serait pas horrible, ni même très ennuyeux.
Ce fut très bien. Le passage du beauvais à la duchesse et de la duchesse au grand sofa se fit convenablement. On jugea inutile de s'arrêter aux coussins orientaux et l'on passa dans la chambre des Baudouin.
Quand Clotilde songea à les regarder, la chambre était, comme ces tableaux du peintre érotique, toute jonchée de vêtements de femme et de linge fin.
--Ah! les voilà, vos Baudouin. Vous en avez deux...
--Parfaitement.
Il possédait le Jardinier galant et le Carquois épuisé, deux petites gouaches qu'il avait payées soixante mille francs pièce à la vente Godard, et qui lui revenaient beaucoup plus cher que cela par l'usage qu'il en faisait.
Il examinait en connaisseur, très calme maintenant et même un peu mélancolique, cette fine, élégante, coulante figure de femme, et il goûtait à la trouver jolie une petite satisfaction d'amour-propre qui s'avivait à mesure qu'elle revêtait pièce à pièce son caractère social avec ses vêtements.
Elle demanda la liste des candidats:
--Panneton, industriel; Dieudonné de Gromance, propriétaire; docteur Fornerol; Mulot, explorateur.
--Mulot?
--Le fils Mulot. Il faisait des dettes à Paris. Le père Mulot l'envoya faire le tour du monde. Désiré Mulot, explorateur. C'est excellent, un candidat explorateur. Les électeurs espèrent qu'il ouvrira des débouchés nouveaux à leurs produits. Et surtout ils sont flattés.
Madame de Gromance devenait une femme sérieuse. Elle voulut connaître la proclamation aux électeurs sénatoriaux. Il la lui résuma et en récita les passages qu'il savait par coeur.
--D'abord nous promettons l'apaisement. Brécé et les nationalistes purs n'ont pas assez insisté sur l'apaisement. Ensuite nous flétrissons le parti sans nom.
Elle demanda:
--Qu'est-ce que c'est que le parti sans nom?
--Pour nous, c'est celui de nos adversaires. Pour nos adversaires, c'est le nôtre. Il n'y a pas d'équivoque possible... Nous flétrissons les traîtres, les vendus. Nous combattons la puissance de l'argent. Cela, très utile, pour la petite noblesse ruinée. Ennemis de toute réaction, nous répudions la politique d'aventures. La France veut résolument la paix. Mais le jour où elle tirerait l'épée du fourreau..., etc., etc. La Patrie repose ses regards avec orgueil et tendresse sur son admirable armée nationale.. Il faudra changer un peu cette phrase-là.
--Pourquoi?
--Parce qu'elle est littéralement dans les deux autres manifestes électoraux, dans celui des nationalistes et dans celui des ennemis de l'armée.
--Et vous me promettez que Dieudonné passera.
--Dieudonné ou Goby.
--Comment?... Dieudonné ou Goby? Si vous n'étiez pas plus sûr que ça, vous auriez dû me prévenir.... Dieudonné ou Goby!... A vous entendre, on dirait que c'est la même chose.
--Ce n'est pas la même chose. Mais dans les deux cas, Brécé échoue....
--Vous savez, Brécé est de nos amis.
--Et des miens!... Dans les deux cas, vous dis-je, Brécé échoue avec sa liste, et M. de Gromance, en contribuant à son échec, se sera acquis des titres à la reconnaissance du préfet et du gouvernement. Après les élections, quel qu'en soit le résultat, vous reviendrez voir mes Baudouin, et je fais votre mari... tout ce que vous voudrez qu'il soit.
--Ambassadeur.
Au scrutin du 28 janvier, la liste des nationalistes: comte de Brécé; colonel Despautères; Lerond, ancien magistrat; Lafolie, boucher, obtint cent voix en moyenne. La liste des républicains progressistes: Félix Panneton, industriel; Dieudonné de Gromance, propriétaire; Mulot, explorateur; docteur Fornerol, obtint cent trente voix en moyenne; Laprat-Teulet, compromis dans le Panama, ne réunit sur son nom que cent vingt suffrages. Les trois autres sénateurs sortants, républicains radicaux, obtinrent deux cents voix en moyenne.
Au second tour de scrutin, Laprat-Teulet tomba à soixante voix.
Au troisième tour, Goby, Mannequin, Ledru, sénateurs sortants radicaux, et Félix Panneton, républicain progressiste, furent élus.
XX
--Contemplez ce spectacle, dit, sur les marches du Trocadéro, M. Bergeret à M. Goubin, son disciple, qui essuyait les verres de son lorgnon. Voyez: dômes, minarets, flèches, clochers, tours, frontons, toits de chaume, d'ardoise, de verre, de tuile, de faïences colorées, de bois, de peaux de bêtes, terrasses italiennes et terrasses mauresques, palais, temples, pagodes, kiosques, huttes, cabanes, tentes, châteaux d'eaux, château de feu, contrastes et harmonies de toutes les habitations humaines, féerie du travail, jeux merveilleux de l'industrie, amusement énorme du génie moderne, qui a planté là les arts et métiers de l'univers.
--Pensez-vous, demanda M. Goubin, que la France tirera profit de cette immense Exposition?
--Elle en peut recueillir de grands avantages, répondit M. Bergeret, à la condition de n'en pas concevoir un stérile et hostile orgueil. Ceci n'est que le décor et l'enveloppe. L'étude du dedans donnera lieu de considérer de plus près l'échange et la circulation des produits, la consommation au juste prix, l'augmentation du travail et du salaire, l'émancipation de l'ouvrier. Et n'admirez-vous pas, monsieur Goubin, un des premiers bienfaits de l'Exposition universelle? Voici que, tout d'abord, elle a mis en déroute Jean Coq et Jean Mouton. Jean Coq et Jean Mouton, où sont-ils? On ne les voit ni ne les entend. Naguère on ne voyait qu'eux. Jean Coq allait devant, la tête haute et le mollet tendu. Jean Mouton allait derrière, gras et frisé. Toute la ville retentissait de leur cocorico et de leur bêe, bêe, bêe; car ils étaient éloquents. J'ouïs, un jour de cet hiver, Jean Coq qui disait:
»--Il faut faire la guerre. Ce gouvernement l'a rendue inévitable par sa lâcheté.
»Et Jean Mouton répondait:
»--J'aimerais assez une guerre navale.
»--Certes, disait Jean Coq, une naumachie serait congruente à l'exaltation du nationalisme. Mais ne pouvons-nous faire la guerre sur terre et sur mer? Qui nous en empêche?
»--Personne, répondait Jean Mouton. Je voudrais bien voir que quelqu'un nous en empêchât! Mais auparavant il faut exterminer les traîtres et les vendus, les juifs et les francs-maçons. C'est nécessaire.
»--Je l'entends bien ainsi, disait Jean Coq, et ne partirai en guerre que lorsque le sol national sera purgé de tous nos ennemis.
»Jean Coq est vif, Jean Mouton est doux. Mais ils savent trop bien tous deux comment on trempe les énergies nationales pour ne pas s'efforcer, par tous les moyens possibles, d'assurer à leur pays les bienfaits de la guerre civile et de la guerre étrangère.
»Jean Coq et Jean Mouton sont républicains. Jean Coq vote, à chaque élection, pour le candidat impérialiste, et Jean Mouton pour le candidat royaliste; mais ils sont tous deux républicains plébiscitaires, n'imaginant rien de mieux, pour affermir le gouvernement de leur choix, que de le livrer aux hasards d'un suffrage obscur et tumultueux. En quoi ils se montrent habiles gens. En effet, il vous est profitable, si vous possédez une maison, de la jouer aux dés contre une botte de foin, car, par ce moyen, vous risquez de gagner votre maison, ce dont vous serez bien avancé.
»Jean Coq n'est pas pieux, et Jean Mouton n'est pas clérical bien qu'il ne soit pas libre penseur, mais ils vénèrent et chérissent la moinerie qui s'enrichit à vendre des miracles et qui rédige des papiers séditieux, injurieux et calomniateurs. Et vous savez si une telle moinerie pullule en ce pays et le dévore!
»Jean Coq et Jean Mouton sont patriotes. Vous pensez l'être aussi et vous vous sentez attaché à votre pays par les forces invincibles et douces du sentiment et de la raison. Mais c'est une erreur, et si vous souhaitez de vivre en paix avec l'univers, vous êtes un complice de l'étranger. Jean Coq et Jean Mouton vous le prouveront bien en vous assommant à coups de matraque, au cri de guerre: «La France aux Français!» Et ce sera bien fait pour vous. «La France aux Français», c'est la devise de Jean Coq et de Jean Mouton; et comme évidemment ces trois mots rendent un compte exact de la situation d'un grand peuple au milieu des autres peuples, expriment les conditions nécessaires de sa vie, la loi universelle de l'échange, le commerce des idées et des produits, comme enfin ils renferment une philosophie profonde et une large doctrine économique, Jean Coq et Jean Mouton, pour assurer la France aux Français, avaient résolu de la fermer aux étrangers, étendant ainsi, par un coup de génie, aux personnes humaines le système que M. Méline n'avait appliqué qu'aux produits que l'agriculture et de l'industrie, pour le plus grand profit d'un petit nombre de propriétaires fonciers. Et cette pensée, que conçut Jean Coq, d'interdire le sol national aux hommes des nations étrangères s'imposa par sa beauté farouche à l'admiration d'une assez grande foule de menus bourgeois et de limonadiers.
»Jean, Coq et Jean Mouton n'ont point de méchanceté. C'est avec innocence qu'ils sont les ennemis du genre humain. Jean Coq a plus d'ardeur, Jean Mouton plus de mélancolie; mais ils sont simples tous deux, et ils croient ce que dit leur journal. C'est là qu'éclate leur candeur. Car ce que dit leur journal n'est pas aisément croyable. Je vous atteste, imposteurs célèbres, faussaires de tous les temps, menteurs insignes, trompeurs illustres, artisans fameux de fictions, d'erreurs et d'illusions, vous dont les fraudes vénérables ont enrichi la littérature profane et la littérature sacrée de tant de livres supposés, auteurs des ouvrages apocryphes grecs, latins, hébraïques, syriaques et chaldaïques, qui ont abusé si longtemps les ignorants et les doctes, faux Pythagore, faux Hermès-Trismégiste, faux Sanchoniathon, rédacteurs fallacieux des poésies orphiques et des Livres sibyllins, faux Enoch, faux Esdras, pseudo-Clément et pseudo-Timothée; et vous seigneurs abbés qui, pour vous assurer la possession de vos terres et de vos privilèges, forgeâtes sous le règne de Louis IX, des chartes de Clotaire et de Dagobert; et vous, docteurs en droit canon, qui appuyâtes les prétentions du saint siège sur un tas de sacrées décrétales que vous aviez vous-mêmes composées; et vous, fabricants à la grosse de mémoires historiques, Soulavie, Courchamps, Touchard-Lafosse, faux Weber, Bourrienne faux; vous, feints bourreaux et policiers feints, qui écrivîtes sordidement les Mémoires de Samson et les Mémoires de M. Claude; et toi Vrain-Lucas qui de ta main sus tracer une lettre de Marie-Madeleine et un billet de Vercingétorix, je vous atteste; je vous atteste, vous dont la vie entière fut une oeuvre de simulation, faux Smerdis, faux Nérons, fausses Pucelles d'Orléans qui trompâtes les frères même de Jeanne d'Arc, faux Démétrius, faux Martin Guerre et faux ducs de Normandie; je vous atteste, ouvriers en prestiges, faiseurs de miracles par qui les foules furent séduites, Simon le Magicien, Apollonius de Tyane, Cagliostro, comte de Saint-Germain; je vous atteste, voyageurs qui, revenant de loin, eûtes toutes facilités de mentir et en usâtes pleinement, vous qui nous dites avoir vu les Cyclopes et les Lestrygons, la montagne d'aimant, l'oiseau Rok et le poisson-évêque; et vous Jean de Mandeville, qui rencontrâtes en Asie des diables crachant du feu; et vous beaux faiseurs de contes, de fables et de gabs, ô ma Mère l'Oie, ô Till l'Espiègle, ô baron de Münchhausen! et vous Espagnols chevaleresques et picaresques, grands hâbleurs, je vous atteste; soyez témoins qu'à vous tous, vous n'avez pas accumulé autant de mensonges, en une longue suite de siècles, que n'en assemble en un jour un seul des journaux que lisent Jean Coq et Jean Mouton. Après cela comment s'étonner qu'ils aient tant de fantômes dans la tête!
XXI
Impliqué dans les poursuites intentées aux auteurs du complot contre la République, Joseph Lacrisse mit en sûreté sa personne et ses papiers. Le commissaire de police chargé de saisir la correspondance du Comité royaliste était trop homme du monde pour ne pas avertir préalablement de sa visite MM. les membres du Comité. Il les en avisa vingt-quatre heures à l'avance, mettant ainsi sa courtoisie d'accord avec le légitime souci de bien conduire ses affaires, car il croyait, conformément à l'opinion commune, que le ministère républicain serait bientôt renversé et remplacé par un ministère Méline ou Ribot. Quand il se présenta au siège du Comité, tous les cartons et tous les tiroirs étaient vides. Le magistrat y apposa les scellés. Il mit pareillement sous scellés un Bottin de 1897, le catalogue d'un constructeur d'automobiles, un gant d'escrime et un paquet de cigarettes, qui se trouvaient sur le marbre de la cheminée. De cette manière, il observa les formes de la loi, ce dont il convient de le féliciter; on doit toujours observer les formes de la loi. Il se nommait Jonquille. C'était un magistrat distingué et un homme d'esprit. Il avait composé, dans sa jeunesse, des chansons pour les cafés-concerts. Une de ses oeuvres, les Cancrelats dans le pain, obtint un grand succès aux Champs-Elysées, en 1885.
Après l'étonnement causé par une poursuite inattendue, Joseph Lacrisse se rassura. Il s'aperçut vite que, sous le présent régime, on risque moins à conspirer qu'on ne risquait sous le premier Empire et sous la royauté légitime, et que la troisième République n'est pas sanguinaire. Il l'en estima moins, mais il en éprouva un grand soulagement. Madame de Bonmont seule le considérait comme une victime. Elle l'en aima davantage, car elle était généreuse, et elle lui témoignait son amour dans les larmes, les sanglots et les spasmes, en sorte qu'il passa avec elle, à Bruxelles, quinze jours inoubliables. Ce fut tout son exil. Il bénéficia d'une des premières ordonnances de non-lieu rendues par la Haute Cour. Je ne m'en plains pas, et si l'on m'en avait cru, la Haute Cour n'aurait condamné personne. Puisqu'on n'osait pas poursuivre tous les coupables, il n'était pas très élégant de condamner seulement ceux dont on avait le moins de peur, et de les condamner pour des faits qui n'étaient pas, ou du moins ne semblaient pas suffisamment distincts des faits pour lesquels ils avaient été déjà poursuivis. Enfin que, dans un complot militaire, seuls des civils fussent impliqués, cela pouvait paraître étrange.
A quoi d'excellentes gens m'ont répondu:
--On se défend comme on peut.
Joseph Lacrisse n'avait rien perdu de son énergie. Il était prêt à renouer les fils rompus du complot, mais on reconnut vite que c'était impossible. Bien que, pour la plupart, les commissaires de police qui avaient reçu un mandat de perquisition eussent agi à l'égard des prévenus royalistes avec la même délicatesse que M. Jonquille, la malice du hasard ou l'imprudence des conspirateurs mit malgré eux, entre leurs mains, assez de papiers pour révéler au procureur de la République l'organisation intime des Comités. On ne pouvait plus conspirer en sûreté, et toute espérance était perdue de voir le Roi revenir avec les hirondelles.
Madame de Bonmont vendit les six chevaux blancs qu'elle avait achetés dans le dessein de les offrir au Prince pour rentrée à Paris, par l'avenue des Champs-Elysées. Elle les céda, sur l'avis de son frère Wallstein, à M. Gilbert, directeur du Cirque national du Trocadéro. Elle n'eut point la douleur de les vendre à perte. Elle fit même un petit bénéfice dessus. Cependant ses beaux yeux pleurèrent quand ces six chevaux blancs comme des lis quittèrent son écurie pour n'y plus revenir. Il lui semblait qu'ils prenaient les funérailles de cette royauté dont ils devaient conduire le triomphe.
Cependant la Haute Cour, qui avait instruit l'affaire avec une curiosité limitée, siégeait longuement.
Un jour, chez madame de Bonmont, le jeune Lacrisse se donna la naturelle satisfaction de maudire les juges qui l'avaient acquitté, mais qui retenaient quelques accusés.
--Quels bandits! s'écria-t-il.
--Ah! soupira madame de Bonmont, le Sénat est aux gages du ministère. Nous avons un gouvernement affreux. Ce n'est pas M. Méline qui aurait fait cet abominable procès. C'était un républicain, M. Méline, mais c'était un honnête homme. S'il était resté ministre, le Roi serait aujourd'hui en France.
--Hélas! le Roi en est loin, aujourd'hui, dit Henri Léon, qui n'avait jamais eu beaucoup d'illusions.
Joseph Lacrisse secoua la tête. Et il y eut un grand silence.
--C'est peut-être un bien pour vous, reprit Henri Léon.
--Comment?
--Je dis que, d'une manière, c'est plutôt un avantage pour vous, Lacrisse, que le Roi reste en exil. Et même vous devriez en être enchanté, abstraction faite de vos sentiments patriotiques, naturellement.
--Je ne comprends pas.
--C'est pourtant bien simple. Si vous étiez financier, comme moi, la monarchie pourrait vous être profitable. Ne serait-ce que l'emprunt du sacre... Le Roi aurait fait un emprunt peu après son avènement, car il aurait eu besoin d'argent pour régner, ce cher prince. Il y avait gros à gagner pour moi, dans cette affaire-là. Mais vous, un avocat, qu'est-ce que vous auriez gagné à la restauration? Une préfecture? La belle affaire! Vous pouvez avoir beaucoup mieux comme royaliste dans la République. Vous parlez très bien... Ne vous en défendez pas. Vous parlez avec facilité, avec élégance. Vous êtes un des vingt-cinq ou trente membres du jeune barreau que le nationalisme a mis en vue. Vous pouvez m'en croire, je ne vous flatte pas. Un homme qui parle a tout à gagner à ce que le Roi ne revienne pas. Philippe à l'Elysée, vous êtes mis en devoir d'administrer, de gouverner. On s'use vite à ce métier. Vous prenez les intérêts du peuple, vous mécontentez le Roi, il vous chasse. Vous êtes dévoué au Roi, le public murmure, et le Roi vous congédie. Il fait des fautes, vous en faites, et vous êtes puni des vôtres et des siennes. Populaire ou impopulaire, vous vous coulez fatalement. Mais tant que le Prince est en exil, vous ne pouvez commettre de fautes. Vous ne pouvez rien: vous n'avez pas de responsabilité. C'est une situation excellente. Vous n'avez à craindre ni la popularité ni l'impopularité: vous êtes au-dessus de l'une et de l'autre. Vous ne pouvez être maladroit: aucune maladresse n'est possible au défenseur d'une cause perdue. L'avocat du malheur est toujours éloquent. Dans une république on est royaliste sans danger quand on l'est sans espoir. On fait au pouvoir une opposition sereine; on est libéral; on a la sympathie de tous les ennemis du régime existant et l'estime du gouvernement que l'on combat sans lui nuire. Serviteur de la monarchie déchue, la vénération avec laquelle vous vous agenouillerez aux pieds de votre Roi rehaussera la noblesse de votre caractère, et vous pouvez sans bassesse épuiser sur lui toutes les flatteries. Vous pouvez également, sans inconvénient aucun, faire la leçon au Prince, lui parler avec une rude franchise, lui reprocher ses alliances, ses abdications, ses conseillers intimes, lui dire, par exemple: «Monseigneur, je vous avertis respectueusement que vous vous encanaillez». Les journaux recueilleront cette noble parole. Votre renom de fidélité en grandira et vous dominerez votre propre parti du toute la hauteur de votre âme. Avocat, député, vous avez au Palais, à la tribune, les plus beaux gestes; vous êtes incorruptible... Et les bons Pères vous protègent. Lacrisse, connaissez votre bonheur.
Lacrisse répliqua sèchement:
--C'est peut-être drôle, ce que vous dites, Léon; mais je ne trouve pas. Et je doute que vos plaisanteries soient très à propos.
--Je ne plaisante pas.
--Si! vous plaisantez. Vous êtes sceptique. J'ai horreur du scepticisme. C'est la négation de l'action. Moi je suis pour l'action, toujours et quand même.
Henri Léon protesta:
--Je vous assure que je suis très sérieux.
--Eh bien! mon cher ami, j'ai le regret de vous dire que vous ne comprenez pas le moins du monde l'esprit de votre époque. Vous avez dessiné là un bonhomme genre Berryer, qui aurait l'air d'un portrait de famille, d'un trumeau. On pouvait lui trouver une certaine allure, à votre royaliste, sous le second Empire. Mais je vous assure qu'aujourd'hui il paraîtrait vieux jeu et bigrement démodé. Le courtisan du malheur serait tout bonnement ridicule, au XXe siècle. Il ne faut pas être vaincu et les faibles ont tort. Voilà notre morale, mon cher. Est-ce que nous sommes pour la Pologne, pour la Grèce, pour la Finlande? Non, non! Nous ne pinçons pas de cette guitare-là. On n'est pas des naïfs!... Nous avons crié «Vivent les Boërs!» c'est vrai. Mais nous savions ce que nous faisions. C'était pour ennuyer le gouvernement en lui créant des difficultés avec l'Angleterre, et parce que nous espérions que les Boërs seraient victorieux. D'ailleurs je ne suis pas découragé. J'ai bon espoir que nous renverserons la République, avec l'aide des républicains.
»Ce que nous ne pouvons faire tout seuls, nous le ferons avec les nationalistes de toutes nuances. Avec eux nous étranglerons la gueuse. Et tout d'abord il faut travailler les élections municipales.»
XXII
Joseph Lacrisse l'avait dit: il était homme d'action. L'oisiveté lui pesait. Secrétaire d'un Comité royaliste qui n'agissait plus, il entra dans un Comité nationaliste qui agissait beaucoup. L'esprit en était violent. On y respirait un amour haineux de la France et un patriotisme exterminateur. On y organisait des manifestations assez farouches, qui avaient lieu soit dans les théâtres, soit dans les églises. Joseph Lacrisse prenait la tête de ces manifestations. Lorsqu'elles avaient lieu dans les églises, madame de Bonmont, qui était pieuse, s'y rendait en toilette sombre. Domus mea domus orationis. Un jour, après s'être joints aux nationalistes, dans la cathédrale, pour y prier avec éclat, madame de Bonmont et Lacrisse se mêlèrent, sur la place du Parvis, à des hommes qui exprimaient leur patriotisme par des cris frénétiques et concertés. Lacrisse I unit sa voix à la voix de la foule, et madame de Bonmont anima les courages par les sourires humides de ses yeux bleus et de ses lèvres rouges, qui brillaient sous la voilette.
La clameur fut auguste et formidable. Elle grandissait encore, quand, sur un ordre de la Préfecture, une escouade de gardiens de la paix marcha contre les manifestants. Lacrisse la vit venir sans s'étonner, et dès que les agents furent à portée de la voix, il cria: «Vive la police!»
Cet enthousiasme ne manquait point de prudence, et il était sincère. Des liens d'amitié avaient été noués entre les brigades de la Préfecture et les manifestants nationalistes aux temps à jamais regrettables, si l'on ose dire, du ministre laboureur, qui laissait les porteurs de matraque assommer sur le pavé des rues les républicains silencieux. C'est ce qu'il appelait agir avec modération! O douces moeurs agricoles! O simplicité première! O jours heureux! qui ne vous a pas connus n'a pas vécu! O candeur de l'homme des champs, qui disait: «La République n'a point d'ennemis. Où voyez-vous des conspirateurs royalistes et des moines séditieux? Il n'y en a point.» Il les avait tous cachés sous sa longue redingote des dimanches. Joseph Lacrisse n'avait pas oublié ces heures fortunées. Et sur la foi de cette antique alliance des émeutiers avec les agents, il acclamait les brigades noires. Au premier rang des ligueurs, agitant son chapeau au bout de sa canne, en signe de paix, il cria vingt fois: «Vive la police!» Mais les temps étaient changés. Indifférents à cet accueil amical, sourds à ces cris flatteurs, les agents chargèrent. Le choc fut rude. La troupe nationaliste oscilla et plia. Juste retour des choses humaines, Lacrisse, qui avait cessé de saluer et s'était couvert devant les assaillants, eut son chapeau défoncé d'un coup de poing. Indigné de l'offense, il cassa sa canne sur la tête d'un sergot. Et, sans l'effort de ses amis qui le dégagèrent, il aurait été mené au poste et passé à tabac, comme un socialiste.
L'agent, qui avait la tête fendue, fut porté à l'hôpital où il reçut de M. le préfet de police une médaille d'argent. Joseph Lacrisse fut désigné par le Comité nationaliste du quartier des Grandes-Écuries comme candidat aux élections municipales du 6 mai.
C'était l'ancien Comité de M. Collinard, conservateur blackboulé aux précédentes élections, et qui, cette fois, ne se présentait pas. Le président du Comité, M. Bonnaud, charcutier, s'engagea à faire triompher la candidature de Joseph Lacrisse. Le conseiller sortant, Raimondin, républicain radical, demandait le renouvellement de son mandat. Mais il avait perdu la confiance des électeurs. Il avait mécontenté tout le monde et négligé les intérêts du quartier. Il n'avait pas même obtenu un tramway, réclamé depuis douze ans, et on l'accusait d'avoir eu quelques complaisances pour les dreyfusards. Le quartier était excellent. Les gens de maison étaient tous nationalistes et les commerçants jugeaient sévèrement le ministère Waldeck-Millerand. Il y avait des juifs; mais ils étaient antisémites. Les congrégations, nombreuses et riches, marcheraient. On pouvait compter notamment sur les Pères qui avaient ouvert la chapelle de Saint-Antoine. Le succès était certain. Il fallait seulement que M. Lacrisse ne se déclarât pas expressément et en propres termes royaliste, par ménagement pour le petit commerce qui avait peur d'un changement de régime, surtout pendant l'Exposition.
Lacrisse résista. Il était royaliste et n'entendait pas mettre son drapeau dans sa poche. M. Bonnaud insista. Il connaissait l'électeur. Il savait quelle bête c'était et comment il fallait la prendre. Que M. Lacrisse se présentât comme nationaliste et Bonnaud enlevait l'élection. Sinon, il n'y avait rien à faire.
Joseph Lacrisse était perplexe. Il pensa en écrire au Roi. Mais le temps pressait. D'ailleurs le Prince pouvait-il, à distance, être bon juge de ses propres intérêts? Lacrisse consulta ses amis.
--Notre force est dans notre principe, lui répondit Henri Léon. Un monarchiste ne peut pas se dire républicain, même pendant l'Exposition. Mais on ne vous demande pas de vous déclarer républicain, mon cher Lacrisse. On ne vous demande pas même de vous déclarer républicain progressiste ou républicain libéral, ce qui est tout autre chose que républicain. On vous demande de vous proclamer nationaliste. Vous pouvez le faire la tête haute, puisque vous êtes nationaliste. N'hésitez pas. Le succès en dépend, et il importe à la bonne cause que vous soyez élu.
Joseph Lâcrisse céda par patriotisme. Et il écrivit au Prince pour lui exposer la situation et protester de son dévouement.
On arrêta sans difficulté les termes du programme. Défendre l'armée nationale contre une bande de forcenés. Combattre le cosmopolitisme. Soutenir les droits des pères de famille violés par le projet du gouvernement sur le stage universitaire. Conjurer le péril collectiviste. Relier par un tramway le quartier des Grandes-Écuries à l'Exposition. Porter haut le drapeau de la France. Améliorer le service des eaux.
De plébiscite il n'en fut pas question. On ne savait ce que c'était dans le quartier des Grandes-Écuries. Joseph Lacrisse n'eut point l'embarras de concilier sa doctrine, qui était celle du droit divin, avec la doctrine plébiscitaire. Il aimait et admirait Déroulède. Il ne le suivait pas aveuglément.
--Je ferai faire des affiches tricolores, dit-il à Bonnaud. Ce sera d'un bel effet. Il ne faut rien négliger pour frapper les esprits.
Bonnaud l'approuva. Mais le conseiller sortant, Raimondin, ayant obtenu à la dernière heure l'établissement d'une ligne de tramways à vapeur allant des Grandes-Écuries au Trocadéro, publiait abondamment cet heureux succès. Il honorait l'armée dans ses circulaires et célébrait les merveilles de l'Exposition comme le triomphe du génie industriel et commercial de la France, et la gloire de Paris. Il devenait un concurrent redoutable.
Sentant que la lutte serait rude, les nationalistes haussèrent leur courage. Dans d'innombrables réunions, ils accusèrent Raimondin d'avoir laissé mourir de faim sa vieille mère et voté la souscription municipale au livre d'Urbain Gohier. Ils flétrirent chaque nuit Raimondin, candidat des juifs et des panamistes. Un groupe de républicains progressistes se forma pour soutenir la candidature de Joseph Lacrisse et lança la circulaire que voici:
Messieurs les Électeurs,
Les graves circonstances que nous traversons nous font un devoir de demander compte aux candidats aux élections municipales de leur sentiment sur la politique générale, de laquelle dépend l'avenir du pays. A l'heure où des égarés ont la prétention criminelle d'entretenir une agitation malsaine de nature à affaiblir notre cher pays; à l'heure où le Collectivisme, audacieusement installé au pouvoir, menace nos biens, fruits sacrés du travail et de l'épargne; à l'heure où un gouvernement établi contre l'opinion publique prépare des lois tyranniques, vous voterez tous pour
M. Joseph LACRISSE
AVOCAT A LA COUR D'APPEL
Candidat de la liberté de conscience et de la République honnête.
Les socialistes nationalistes du quartier avaient pensé d'abord désigner un candidat à eux, dont les voix, au second tour, se fussent reportées sur Lacrisse. Mais le péril imminent imposait l'union. Les socialistes nationalistes des Grandes-Écuries se rallièrent à la candidature Lacrisse et firent un appel aux électeurs:
Citoyens,
Nous vous recommandons la candidature nettement républicaine, socialiste et nationaliste du citoyen LACRISSE A bas les traîtres! A bas les dreyfusards! A bas les panamistes! A bas les juifs! Vive la République sociale nationaliste!
Les Pères, qui possédaient dans le quartier une chapelle et d'immenses immeubles, se gardèrent d'intervenir dans une affaire électorale. Ils étaient trop soumis au Souverain Pontife pour enfreindre ses ordres; et le soin des oeuvres pies les tenait éloignés du siècle. Mais des amis laïques, qu'ils avaient, exprimèrent à propos, dans une circulaire la pensée des bons religieux. Voici le texte de cette circulaire, qui fut distribuée dans le quartier des Grandes-Écuries:
Oeuvre de Saint-Antoine, pour retrouver les objets perdus, bijoux, valeurs, et généralement tous objets, meubles et immeubles, sentiments, affections, etc., etc.
Messieurs,
C'est principalement dans les élections que le diable s'efforce de troubler les consciences. Et pour atteindre ce but, il a recours à d'innombrables artifices. Hélas! n'a-t-il pas à son service toute l'armée des francs-maçons? Mais vous saurez déjouer les ruses de l'ennemi. Vous repousserez avec horreur et dégoût le candidat des incendiaires, des brûleurs d'églises et autres dreyfusards.
C'est en portant au pouvoir des honnêtes gens que vous ferez cesser la persécution abominable qui sévit si cruellement à cette heure, et que vous empêcherez un gouvernement inique de mettre la main sur l'argent des pauvres. Votez tous pour
M. Joseph LACRISSE
AVOCAT A LA COUR D'APPEL
Candidat de Saint-Antoine
N'infligez point, messieurs, au bon saint Antoine cette douleur imméritée de voir échouer son candidat.
Signé: RIBAGOU, avocat; WERTHEIMER, publiciste; FLORIMOND, architecte; BÈCHE, capitaine en retraite; MOLON, ouvrier.
On voit par ces documents à quelle hauteur intellectuelle et morale le nationalisme a porté la discussion des candidatures municipales à Paris.
XXIII
Joseph Lacrisse, candidat nationaliste, mena très activement la campagne, dans le quartier des Grandes-Écuries, contre Anselme Raimondin, conseiller sortant, radical. Tout de suite il se sentit à l'aise dans les réunions publiques. Étant avocat et très ignorant, il parlait abondamment, sans que rien l'arrêtât jamais. Il étonnait, par la rapidité de son débit, les électeurs avec lesquels il demeurait en sympathie par le petit nombre et la simplicité de ses idées, et ce qu'il disait était toujours ce qu'ils auraient dit ou du moins voulu dire. Il prenait de grands avantages sur Anselme Raimondin. Il parlait sans cesse de son honnêteté et de l'honnêteté de ses amis politiques, répétait qu'il fallait nommer des honnêtes gens, et que son parti était le parti des honnêtes gens. Et comme c'était un parti nouveau, on le croyait.
Anselme Raimondin, dans ses réunions, répliqua qu'il était honnête et très honnête; mais ses déclarations, venant après les autres, semblaient fastidieuses. Et, puisqu'il avait été en place et mêlé aux affaires, on ne croyait pas facilement qu'il fût honnête, tandis que Joseph Lacrisse brillait d'innocence.
Lacrisse était jeune, agile, d'aspect militaire. Raimondin était petit, gros, à lunettes. Cela fut remarqué en un moment où le nationalisme avait soufflé dans les élections municipales le genre d'enthousiasme et même de poésie qui lui est propre, et un idéal de beauté sensible au petit commerce.
Joseph Lacrisse ignorait absolument toutes les questions d'édilité et jusqu'aux attributions des Conseils municipaux. Cette ignorance le servait. Son éloquence en était tout affranchie et soulevée. Anselme Raimondin, au contraire, se perdait dans les détails. Il avait pris le pli des affaires, l'habitude de la discussion technique, le goût des chiffres, la manie du dossier. Et, bien qu'il connût son public, il se faisait quelque illusion sur l'intelligence des électeurs qui l'avaient nommé. Il leur gardait un peu de respect, n'osait risquer des bourdes trop grosses et entrait dans des explications. Aussi semblait-il froid, obscur, ennui.
Ce n'était pas un innocent. Il avait le sens de ses intérêts et de la petite politique. Voyant depuis deux ans son quartier submergé par les journaux nationalistes, par les affiches nationalistes, par les brochures nationalistes, il s'était dit que, le moment venu, il saurait bien, lui aussi, faire le nationaliste, et qu'il n'était pas bien difficile de flétrir les traîtres et d'acclamer l'armée nationale. Il n'avait pas assez redouté ses adversaires, estimant qu'il pourrait toujours dire comme eux. En quoi il s'était trompé. Joseph Lacrisse avait, pour exprimer la pensée nationaliste, un tour inimitable. Il avait trouvé notamment une phrase dont il faisait un fréquent usage, et qui semblait toujours belle et toujours nouvelle, celle-ci: «Citoyens, levons-nous tous pour défendre notre admirable armée contre une poignée de sans-patrie qui ont juré de la détruire.» C'était exactement ce qu'il fallait dire aux électeurs des Grandes-Écuries. Cette parole, chaque soir répétée, soulevait dans l'assemblée entière un enthousiasme auguste et formidable. Anselme Raimondin ne trouva rien de si bon, à beaucoup près. Et si les mots patriotiques lui venaient, il n'avait pas le ton qu'il fallait et ne produisait pas d'effet.
Lacrisse couvrait les murailles d'affiches tricolores. Anselme Raimondin fit faire aussi des affiches aux trois couleurs. Mais soit que la peinture en fût trop lavée, soit que le soleil la mangeât, elles paraissaient pâles. Tout le trahissait; tous l'abandonnaient. Il perdait son assurance, il se faisait humble, prudent, petit. Il se dissimulait. Il devenait imperceptible.
Et lorsque dans une salle de mastroquet, devant un décor de bastringue, il se levait pour parler, ce n'était plus qu'une ombre blafarde, d'où sortait une voix faible que couvraient la fumée des pipes et les rumeurs des citoyens. Il rappelait son passé. Il était, disait-il, un vieux lutteur. Il défendait la République. Cela aussi coulait sans bruit et sans nul écho sonore. Les électeurs des Grandes-Écuries voulaient que la République fût défendue par Joseph Lacrisse, qui avait conspiré contre elle. C'était leur idée.
Les réunions n'étaient pas contradictoires. Une fois seulement, Raimondin fut invité à se rendre à une réunion nationaliste. Il y vint; mais il ne put parler et il fut flétri par un ordre du jour voté dans le tumulte et l'obscurité, le propriétaire ayant coupé le gaz lorsque l'on commençait à briser les banquettes. Les réunions, aux Grandes-Écuries comme dans tous les quartiers de Paris, furent tumultueuses médiocrement. On y déploya de part et d'autre la molle violence propre à ce temps, et qui est le caractère le plus sensible de nos moeurs politiques. Les nationalistes y jetèrent, selon l'usage, ces injures monotones dans lesquelles les noms de vendu, de traître et d'infâme prennent un air de faiblesse et de langueur. Les cris qu'on y poussa témoignaient d'un extrême affaiblissement physique et moral, d'un vague mécontentement uni à une profonde stupeur et d'une inaptitude définitive à penser les choses les plus simples. Beaucoup d'invectives et peu de rixes. C'est à peine s'il y eut chaque nuit deux ou trois blessés ou contus, dans les deux partis. On portait ceux de Lacrisse chez Delapierre, pharmacien nationaliste, à côté du manège, et ceux de Raimondin chez Job, pharmacien radical, vis-à-vis du marché. Et à minuit, il n'y avait plus personne dans les rues.
Le dimanche, 6 mai, à six heures, Joseph Lacrisse, entouré de ses amis, attendait le résultat du scrutin dans une boutique à louer, décorée d'affiches et de drapeaux. C'était le siège du Comité. M. Bonnaud, charcutier, vint lui annoncer qu'il était élu par deux mille trois cent neuf voix contre mille cinq cent quatorze données à M. Raimondin.
--Citoyen, lui dit Bonnaud, nous sommes bien contents. C'est une victoire pour la République.
--Et pour les honnêtes gens, répondit Lacrisse.
Il ajouta avec une bienveillance pleine de dignité:
--Je vous remercie, monsieur Bonnaud, et je vous prie de remercier en mon nom nos vaillants amis.
Puis, se tournant vers Henri Léon, qui se tenait à son côté:
--Léon, lui dit-il à l'oreille, rendez-moi un service, je vous prie: télégraphiez tout de suite à Monseigneur notre succès.
Cependant des cris partaient de la rue joyeuse:
--Vive Déroulède! vive l'Armée! vive la République! A bas les traîtres! à bas les juifs!
Lacrisse se jeta en voiture au milieu des acclamations. La foule barrait la rue. Le baron israélite Golsberg se tenait à la portière. Il saisit la main du nouveau conseiller municipal.
--J'ai voté pour vous, monsieur Lacrisse.
Vous entendez, j'ai voté pour vous. Parce que, je vais vous dire, l'antisémitisme, c'est une blague--je le sais bien, et vous le savez comme moi--une pure blague, tandis que le socialisme, c'est sérieux.
--Oui, oui. Adieu! monsieur Golsberg.
Mais le baron ne le lâchait point.
--Le socialisme, c'est le danger. M. Raimondin faisait des concessions aux collectivistes. C'est pourquoi j'ai voté pour vous, monsieur Lacrisse.
Cependant la foule criait:
--Vive Déroulède! Vive l'Armée! A bas les dreyfusards! A bas Raimondin! Mort aux juifs!
Le cocher parvint à fendre le flot des électeurs.
Joseph Lacrisse trouva madame de Bonmont chez elle, seule, émue, triomphante.
Elle savait déjà.
--Élu! lui dit-elle, le regard au ciel et les bras ouverts.
Et ce nom d'élu, sur les lèvres d'une dame si pieuse, prenait un sens mystique.
Elle le pressa dans ses beaux bras:
--Ce dont je suis le plus heureuse, c'est que tu me dois ton élection.
Elle n'y avait pas contribué de ses deniers. Les fonds, certes, n'avaient pas manqué, et le candidat nationaliste avait puisé à plus d'une caisse. Mais la tendre Elisabeth n'avait rien donné, et Joseph Lacrisse ne comprenait pas ce qu'elle voulait dire. Elle s'expliqua:
--J'ai fait brûler tous les jours un cierge à saint Antoine. C'est pourquoi tu as eu ta majorité. Saint Antoine accorde tout ce qu'on lui demande. Le père Adéodat me l'a affirmé et j'en ai fait l'expérience plusieurs fois.
Elle le couvrit de baisers. Et une idée lui vint, qu'elle trouvait belle et rappelant les usages de la chevalerie. Elle lui demanda:
--Mon ami, les conseillers municipaux portent une écharpe, n'est-ce pas? Ces écharpes sont brodées, dis?... Je veux t'en broder une...
Il était très fatigué. Il tomba accablé dans un fauteuil. Mais elle, agenouillée à ses pieds, murmura:
--Je t'aime!
Et la nuit seule entendit le reste.
Ce même soir, Anselme Raimondin apprit le résultat de l'élection dans son petit logement «d'enfant du quartier», comme il disait. Il y avait sur la table de la salle à manger une douzaine de litres de vin et un pâté froid. Son échec l'étonna.
--Je m'y attendais, dit-il.
Et il fit une pirouette. Il la fit mal et se tordit le pied.
--C'est ta faute, lui dit en manière de consolation le docteur Maufle, président de son Comité, vieux radical à face de Silène. Tu as laissé empoisonner le quartier par les nationalistes; tu n'as pas eu le courage de les combattre. Tu n'as rien tenté pour dévoiler leurs mensonges. Au contraire, tu as, comme eux, avec eux, entretenu toutes les équivoques. Tu savais la vérité, tu n'as pas osé détromper les électeurs quand il en était temps encore. Tu as été lâche. Tu es battu, c'est bien fait!
Anselme Raimondin haussa les épaules.
--Tu es un vieil enfant, Maufle. Tu ne comprends pas le sens de cette élection. Il est pourtant bien clair. Mon échec n'a qu'une cause: le mécontentement des petits boutiquiers écrasés entre les grands magasins et les sociétés coopératives. Ils souffrent; ils m'ont fait payer leurs souffrances. Voilà tout.
Et avec un pâle sourire:
--Ils seront bien attrapés!