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Monsieur de Phocas, Astarté: Roman

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The Project Gutenberg eBook of Monsieur de Phocas, Astarté: Roman

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Title: Monsieur de Phocas, Astarté: Roman

Author: Jean Lorrain

Release date: November 20, 2012 [eBook #41413]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MONSIEUR DE PHOCAS, ASTARTÉ: ROMAN ***

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.

frontispiece

Monsieur de Phocas
Astarté

DU MÊME AUTEUR
La petite Classe 1 vol.
Histoires de Masques 1 vol.

POUR PARAITRE TRÈS PROCHAINEMENT
Le Vice errant (Coins de Byzance) 1 vol.
Poussières de Paris 1 vol.

EN PRÉPARATION
Le Châtiment de la Lumière.
Le Valet de gloire.

Tous droits de reproduction et de traduction réservés
pour tous les pays,
y compris la Suède, la Norvège, la Hollande et le Danemark.

S'adresser, pour traiter, à la Librairie Paul Ollendorff,
50, Chaussée-d'Antin, Paris.

JEAN LORRAIN

Monsieur
de Phocas

—ASTARTÉ—

ROMAN

HUITIÈME ÉDITION

logo

PARIS
SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES
Librairie Paul Ollendorff
50, CHAUSSEE D'ANTIN, 50


1901
Tous droits réservés.

Il a été tiré à part cinq exemplaires sur papier de Hollande numérotés.

Mon cher Paul Adam,

Voulez-vous me permettre de dédier, autant à l'auteur de la Force et du Mystère des Foules qu'à l'ami sûr et à l'artiste rare, l'évocation de ces misères et de ces tristesses, en témoignage de mon admiration et de ma sympathie grandes pour le caractère de l'homme et la probité de l'écrivain.

Jean LORRAIN.

Cannes, 1er mai 1901.

Monsieur de Phocas


LE LEGS

Monsieur de Phocas. Je tournai et retournai la carte entre mes doigts; le nom m'était complètement inconnu.

En l'absence du valet de chambre, alors caserné à Versailles pour une période de vingt-huit jours, la cuisinière avait introduit le visiteur. M. de Phocas était dans mon cabinet de travail.

Je quittai en bougonnant le fauteuil où je somnolais (cette journée était si chaude) et, décidé à dépêcher l'importun, pénétrai dans mon cabinet.

M. de Phocas! Écartant doucement la portière, je m'étais arrêté au seuil.

Étroitement moulé dans un complet de drap vert myrthe, cravaté très haut d'une soie vert pâle et comme sablée d'or, M. de Phocas était un frêle et long jeune homme de vingt-huit ans à peine, à la face exsangue et extraordinairement vieille, sous des cheveux bruns crespelés et courts.

Ce profil précis et fin, la raideur voulue de ce long corps fluet, l'arabesque (si je puis m'exprimer ainsi), l'arabesque tourmentée de cette ligne et de cette élégance, j'avais déjà vu tout cela quelque part.

D'ailleurs, M. de Phocas ne semblait pas m'apercevoir, daignait-il seulement? Debout près de ma table de travail, il hanchait légèrement dans une pose pleine de grâce et, de l'extrémité de sa canne,—un jonc d'au moins dix louis, dont la pomme, un ivoire vert d'un travail bizarre, me requérait, immédiatement,—du bout de sa canne donc, M. de Phocas feuilletait un manuscrit posé parmi des papiers et des livres et le lisait de haut, négligemment.

C'était odieux, intolérable et d'une parfaite impertinence.

Ce manuscrit, ces pages de prose ou de vers, ces notes et ces lettres, cette œuvre et mon œuvre en somme remuée du bout de la badine, dans l'intimité de mon home, par ce visiteur curieux et indifférent! J'étais à la fois indigné et ravi, indigné de l'acte, mais ravi de son audace, car j'aime et j'admire l'audace en toutes choses et en qui que ce soit; mais déjà toute mon attention était ailleurs, les yeux pris à l'incendie verdâtre brusquement allumé aux plis de la cravate par une énorme émeraude, dont la petite tête hautaine s'éclairait étrangement; si étrange déjà par elle-même, la petite tête fine et glabre, toute en méplats, on eût dit, modelés dans de la cire pâle, une tête semblable à celles que l'on voit, signées Clouet ou Porbus, dans la galerie du Louvre consacrée aux Valois.

M. de Phocas ne semblait même pas se douter de ma présence et, flexible et fier, il continuait de ramer dans mes papiers, à distance, quand, la manche de sa jaquette s'étant un peu relevée, je vis qu'un mince bracelet de platine, un fil d'aigues et d'opales était rivé à son poignet droit.

Ce bracelet! Maintenant, je me souvenais.

J'avais déjà vu ce frêle et blanc poignet de fin race, ce cercle étroit de platine et de gemmes. Oui, je les avais vus, mais manœuvrant cette fois au-dessus des pierres et des écrins de choix d'un prestigieux artiste, d'un maître orfèvre et ciseleur, chez Barruchini, ce dompteur de métaux qu'on croirait échappé de Florence et dont l'officine, connue des seuls amateurs, se dérobe au fond de la si curieuse et ancienne cour de la rue de Visconti, la plus étroite peut-être des rues du vieux Paris, la rue Visconti où Balzac fut imprimeur.

Délicieusement pâle et transparente, main de princesse et de courtisane, ce jour-là, la main dégantée du duc de Fréneuse (car je me rappelais aussi son vrai nom maintenant), ce jour-là, la main dégantée du duc de Fréneuse planait avec d'infinies lenteurs au-dessus d'un tas de pierres dures, lapis-lazulis, sardoines, onyx et cornalines, piquées çà et là de topazines, d'améthystes et de rubacelles; et la main parfois se posait, tel un oiseau de cire, désignant du doigt la gemme choisie... La gemme choisie... et, mes souvenirs se précisant, voilà que j'évoquais aussi le son de la voix, le ton du duc prenant congé de Barruchini et disant d'un timbre bref à l'orfèvre: «Il me faudrait cet objet dans dix jours. Vous n'avez, en somme, que les incrustations à faire. Je compte sur vous, Barruchini, comme vous pouvez compter sur moi.»

Un paon de métal émaillé, dont il venait de donner la commande au maître ciseleur et dont il venait d'assortir lui-même toute la roue en pierreries; une originalité de plus à ajouter à la liste de tant d'autres, car les fantaisies du duc de Fréneuse ne se comptaient plus, elles avaient même une histoire légendaire.

Mieux, le personnage, l'homme même avait une légende qu'il avait créée inconsciemment d'abord et qu'il s'était pris depuis à aimer et à entretenir. Quelles fables n'avait-on pas chuchotées sur ce jeune homme cinq fois millionnaire, qui, de grande race et des mieux apparentés, n'allait pas dans le monde, vivait sans amis, n'affichait pas de maîtresse et quittait régulièrement Paris fin novembre, pour aller passer ses hivers en Orient.

Un profond mystère, épaissi comme à plaisir, enveloppait sa vie et, en dehors des deux ou trois grandes premières qui révolutionnent Paris, chaque printemps, on ne rencontrait jamais nulle part ce pâle et long jeune homme à la taille si droite et à la face si lasse. Il avait fait courir jadis et avait eu des succès d'écurie; puis il avait cessé brusquement de suivre les réunions: il avait liquidé ses chevaux, vendu son haras, et après les boudoirs de filles désertés tout d'abord, avait fait peu après défection aux salons du faubourg qui, néanmoins, l'avaient encore quelque temps retenu, et ça avait été une rupture avec tous, une complète disparition.

Toute l'année, Fréneuse voyageait maintenant à l'étranger. Pourtant, au printemps, quand quelque sensationnel acrobate, homme ou femme, était signalé dans un établissement comme à l'Olympia, au cirque ou aux Folies-Bergère, il arrivait parfois d'y rencontrer Fréneuse tous les soirs d'une même semaine, et cette étrange insistance devenait encore un nouveau prétexte à histoires, une source d'hypothèses et de quels racontars! on le devine aisément. Puis Fréneuse replongeait soudain dans la retraite, le silence: il était reparti à Londres ou à Smyrne, aux Baléares ou à Naples, peut-être à Palerme ou à Corfou, on ne savait où, jusqu'au jour où quelqu'un du club le signalait pour l'avoir rencontré sur le quai, chez un antiquaire, ou rue de Lille, chez quelque marchand de pierres rares, ou bien encore chez un numismate de la rue Bonaparte, attablé, la loupe à la main et singulièrement attentif, devant quelque intaille du XIIe siècle ou quelque camée de collection.

Fréneuse possédait, dans son hôtel de la rue de Varennes, tout un musée secret de pierres dures célèbres parmi les amateurs et les marchands. Il avait aussi, disait-on, rapporté de l'Orient, des souks de Tunis et des bazars de Smyrne, tout un trésor de bijoux anciens, de tapis précieux, d'armes rares et de poisons violents, mais Fréneuse vivait sans amis, nul n'était admis à visiter l'hôtel familial.

Ses seules relations étaient des marchands ou des collectionneurs comme lui et, parmi eux, Barruchini, le maître ciseleur, était peut-être le seul qui eût jamais franchi le seuil de la rue de Varennes. Tout mondain était sévèrement consigné à la porte: on l'aurait dérangé dans ses fumeries d'opium, disait le monde par vengeance, et c'était la plus anodine des histoires mises en circulation sur le compte de Fréneuse, tant rancunier était le beau dépit d'une société d'oisifs et d'inutiles.

Cet homme avait rapporté avec lui tous les vices de l'Orient.

Et c'est le duc de Fréneuse que j'avais chez moi, feuilletant négligemment mes manuscrits du fin bout de sa canne, Fréneuse et ses légendes, son passé mystérieux, son présent équivoque et son avenir plus sombre, Fréneuse entré chez moi sous un faux nom.

Il levait les yeux et m'apercevait enfin. Après une courte inclinaison de tête, le geste de rassembler les feuillets épars sur ma table et, comme s'il avait lu dans ma pensée: «D'abord, excusez-moi, monsieur, de me présenter chez vous sous un faux nom; ce nom est maintenant le mien. Le duc de Fréneuse est mort, il n'y a plus que M. de Phocas. D'ailleurs, je suis à la veille de partir pour une longue absence, de m'exiler de France peut-être pour toujours, et cette journée est la dernière qui me reste. Je viens de prendre une grande décision, mais tout cela vous importe peu sans doute, et pourtant si, puisque je viens vous voir un peu pour cela.»

Et me demandant d'un geste de le laisser continuer, refusant de la main le siège que je lui offrais: «Vous connaissez Barruchini, vous avez même commis sur lui et son art de ciseleur des pages inoubliables, pour moi du moins, puisque c'est à leur auteur que je rends aujourd'hui visite. C'était dans la Revue de Lutèce. Vous avez compris et décrit en poète l'art prismatique aux lueurs troubles et multiples de cet orfèvre magicien. Oh! le feu sourd et changeant qui dort dans ses bijoux, les détails de nature, animaux ou fleurs, qui y sertissent l'eau des gemmes! L'avez-vous assez bien chantée, cette flore orfévrie, à la fois byzantine, égyptienne et Renaissance! En avez-vous assez saisi les aspects de madrépores et de joyaux sous-marins, oui, sous-marins, car, fleuris de béryls, de péridots, d'opales et de saphirs pâles, couleur d'algues et de vagues, d'un émail céruléen presque, ils ont l'air de joyaux restés longtemps au fond de la mer. Anneaux de Salomon ou coupes du roi de Thulé, ils sont surtout l'écrin des villes englouties, et la fille du roi d'Ys devait en porter de semblables quand elle livra les clés des écluses au Démon... Oh! les colliers de Barruchini, ces ruissellements de pierres bleues et vertes, ces bracelets trop lourds incrustés d'opales, Gustave Moreau en a fleuri la nudité de ses princesses maudites. Ce sont les joyaux de Cléopâtre et de Salomé; ce sont aussi des joyaux de légende, des joyaux de clair de lune et de crépuscule:

«Et cela se passait dans des temps très anciens.

«Voilà la formule (avez-vous écrit) qui monte aux lèvres devant ces fruits d'émail et ces fleurs de gemme emmaillées dans des ors. Bijoux de Memphis ou de Byzance, c'est à l'Égypte et au Bas-Empire qu'ils font surtout songer, mais peut-être encore plus à la ville du roi d'Ys et à ses cloches submergées.»

Vous voyez que je connais mes auteurs. Or, personne plus que moi n'a souffert du morbide attrait de ces bijoux; et, malade à en mourir (puisque je m'en vais de leur poison translucide et glauque), c'est à vous que j'ai voulu me confier, monsieur, vous qui avez compris leur somptueux et dangereux sortilège, jusqu'à en communiquer aux autres le malaise et le frisson.

«Vous seul pouviez me comprendre, vous seul pouviez accueillir avec indulgence les affinités qui m'attirent vers vous. Le duc de Fréneuse n'était qu'un original, monsieur; pour tout autre que vous, M. de Phocas serait un fou. J'ai tout à l'heure prononcé le nom de la ville d'Ys et du Démon qui engloutit la ville, le Démon de luxure qui séduisit la fille du roi. Si un envoûtement pouvait se prolonger à travers les siècles, je dirais que ce Démon est en moi. Oui, un Démon me torture et me hante, et cela depuis mon adolescence. Qui sait? peut-être était-il déjà en moi quand je n'étais qu'un enfant, car, dussé-je vous paraître halluciné, monsieur, voilà des années que je souffre d'une chose bleue et verte.

«Lueur de gemme ou regard, je suis amoureux, pis, envoûté, possédé d'une certaine transparence glauque; c'est comme une faim en moi. Cette lueur, je la cherche en vain dans les prunelles et dans les pierres, mais aucun œil humain ne la possède. Parfois, je la trouve dans l'orbite vide d'un œil de statue ou sous les paupières peintes d'un portrait, mais ce n'est qu'un leurre, la clarté s'éteint à peine apparue, je suis surtout un amoureux du passé. Vous dire à quel point les vitrines de Barruchini ont exaspéré mon mal? Je voyais sourdre, je voyais poindre en ces joyaux le regard que je cherche, le regard de Dahgut, la fille du roi d'Ys, le regard de Salomé aussi, mais surtout la clarté limpide et verte du regard d'Astarté, d'Astarté qui est le Démon de la Luxure et aussi le Démon de la Mer...» Et, averti sans doute par l'effarement de ma physionomie:

«Oui, il est entendu que je suis un visionnaire, et de quelles visions? Puisse ce supplice vous être épargné, car j'en souffre tellement que je m'en vais. Oui, c'est à cause de ces visions et de leurs horribles conseils, d'un tas de choses chuchotées par elles dans l'horreur des nuits, que je quitte Paris, la France et la vieille Europe qui ne peuvent plus les contenir.

«Leur échapperai-je en Asie?... Ainsi, cette nuit encore... mais j'abuse. Voilà ce que je viens vous demander, monsieur. Je pars, peut-être ne me reverrez-vous jamais! J'ai consigné dans ces feuillets les premières impressions de mon mal, les inconscientes tentations d'un être aujourd'hui sombré dans l'occultisme et la névrose. Voulez-vous me permettre de vous confier ces pages, voulez-vous me promettre de les lire? De l'Asie pour laquelle je m'embarque et où je vais me fixer dans l'espoir d'y trouver un remède à mes obsessions, je vous enverrai la suite de cette première confession, car j'ai besoin de crier à quelqu'un les affres de mon angoisse, besoin de savoir ici, en Europe, quelqu'un qui me plaigne et se réjouisse de ma guérison, si jamais le ciel me l'envoie. Voulez-vous être ce quelqu'un?»

Je tendis la main à M. de Phocas.

LE MANUSCRIT

«—Et ses mains, la douceur fondante de ses mains toujours glacées, leur glissement entre les doigts, telle une fuite de couleuvre! Vous n'avez pas remarqué ses mains! Moi, sa poignée de main m'a toujours singulièrement impressionné, si l'on peut appeler poignée de main une étreinte insaisissable de doigts fluides et froids!

—Pour moi, c'est surtout l'œil qui était inquiétant, cet œil pâlement bleu, d'une dureté de pierre dure. Du lapis ou de l'acier, on ne savait, tant ils avaient, ces yeux, des lueurs glacées. Et l'insistance de son regard! J'en étais, moi, tout déconcerté, chaque fois qu'il me parlait au club.

—Oui, c'est un monsieur plutôt bizarre, c'est comme son âge!—Vous savez qu'il a au moins quarante ans.—Lui, il en paraît vingt-huit.—Allons donc, vous ne l'avez donc jamais regardé? La face est horriblement vieille, le corps est demeuré jeune, cela, je l'avoue; on n'est pas plus sveltement souple, mais la figure est ravagée, le teint bis d'une lassitude abominable, et la bouche! la crispation de ce sourire. Cette bouche contractée a une expérience de cent ans.—L'opium use vite, rien n'abîme l'Européen comme l'Orient.—Ah! c'est un fumeur de kief?—Sans doute. Comment expliquer autrement les étranges abattements, les fatigues effroyables qui le terrassaient tout à coup il y a cinq ans, et, au club, au moment de sortir, le forçaient à s'étendre et à demeurer pendant des heures...—Des heures?—Oui, de longues heures inerte, les membres comme dénoués, anéanti... Voyons, de Mazel, vous qui l'avez connu, ne lui est-il pas arrivé une fois de dormir quarante heures en deux jours?—Quarante heures!—Parfaitement, il s'éveillait juste aux heures des repas pour prendre sa nourriture et retombait après dans sa torpeur. Fréneuse avait même une sorte d'effroi de ces sommeils, il flairait là un phénomène anormal, lésion du cerveau ou dépression nerveuse.—La fâcheuse anémie cérébrale qui suit les grandes débauches.—Encore une légende! Je n'ai jamais cru, moi, aux débauches de ce pauvre duc. Un être si frêle, d'une complexion si délicate; franchement, il n'y avait pas la place chez lui pour la débauche.—Peuh! et Lorenzacio!—Si vous citez les Médicis! Lorenzacio, un Florentin passionné de rancune, un être d'énergie et de vengeance lentement couvée et caressée comme on caresse la lame d'une dague. Si vous comparez à ce foie vert de fiel, Fréneuse... un fantasque, un oisif, un sans but dans la vie! Pour moi, il avait fumé l'opium, en Orient, d'où ces somnolences, ces léthargies morbides: le danger des mauvaises habitudes! Il s'en était bien défait à la longue, mais la lourde influence du poison opiacé l'opprimait toujours. D'ailleurs, ses yeux d'acier bleui étaient-ils assez des yeux de fumeur d'opium? la charriait-il encore assez dans ses veines, la pesante ivresse du chanvre? L'opium, c'est comme la syphil... (et de Mazel lâchait le mot tout à trac), cela se garde des années et des années dans le sang; ça s'élimine à la longue, mais il faut en absorber, de l'iodure!»

Alors Chameroy: «Il a bon dos, votre opium.

«Pour moi, le cas de Fréneuse est bien autrement compliqué. Un malade, lui, non, un personnage de conte d'Hoffmann! Vous êtes-vous jamais donné la peine de bien le regarder? Cette pâleur pourrissante, la crispation de ces mains effilées, plus japonaises de formes que des chrysanthèmes, ce profil d'arabesque et cette maigreur de vampire, tout cela ne vous a jamais donné à réfléchir? Mais Fréneuse a cent mille ans malgré son corps souple et sa face imberbe. Cet homme-là a déjà vécu dans des temps antérieurs, et sous Héliogabale et sous Alexandre IV et sous les derniers Valois... Que dis-je? c'est Henri III lui-même. J'ai dans ma bibliothèque une édition de Ronsard, une édition rare reliée en peau de truie avec des fers du temps, qui contient un portrait du Roy gravé sur velin. Un de ces soirs, je vous apporterai le volume, vous jugerez. A part la fraise, le pourpoint busqué et les pendants d'oreilles, vous jurerez voir le duc de Fréneuse. Moi, sa présence ici m'apportait toujours un malaise, et tant qu'il était là, c'était comme une oppression, comme un poids...»

Telles étaient les divagations soulevées autour du départ de Fréneuse et de la mise en vente de l'hôtel et du mobilier de la rue de Varennes, annoncée l'avant-veille à la quatrième page du Figaro et du Temps. Racontars, légendes, hypothèses, il avait suffi de prononcer le nom de Fréneuse pour faire fermenter, comme un levain, toute la sottise des mensonges et des présomptions. D'ailleurs, ces clubmen élégants et légers ne m'apprenaient rien.

Tous ces chuchotements sourds de la médisance et de l'opinion publique intriguée et mystifiée, il y avait dix ans que je les entendais bruire et courir autour du nom de l'actuel M. de Phocas, et c'était cet homme qui m'avait élu comme confident, c'était à moi qu'était échu, de par sa volonté, l'honneur ou la honte de déchiffrer sa vie et d'en connaître enfin l'énigme consignée aux pages d'un manuscrit.

Entièrement écrites de sa main, quoique de diverses écritures (car l'écriture de l'homme change avec ses états d'âme, et le graphologue reconnaît, à un trait de plume, la chute d'un honnête homme devenu un coquin), donc, entièrement écrites de sa main, je me décidai, un soir, à lire, les pages confiées; celles que M. de Phocas relisait si dédaigneusement, étalées sur ma table, et du bout de sa canne et du coin de ses yeux aux sourcils teints et peints.

Je les transcris telles quelles dans le désordre incohérent des dates, mais en en supprimant, néanmoins, quelques-unes d'une écriture trop hardie pour pouvoir être imprimées.

C'était d'abord sur le premier feuillet cette citation tronquée de Swinburne:

«Il y a une fiévreuse faim dans mes veines.—Le péché! est-ce un péché quand les âmes des hommes sont jetées dans le gouffre? Cependant, j'avais bonne confiance pour sauver mon âme, avant qu'elle y glissât sous les pieds chaussés de feu de la luxure. Oh! le triste enfer où toutes les douces amours ont leur fin, tout, sauf la douleur qui jamais ne finit!»

Et puis ces quatre vers de Musset tirés d'A quoi rêvent les jeunes filles:

Ah! malheur à celui qui laisse la Débauche
Planter son clou de fer sous sa mamelle gauche!
Le cœur d'un homme vierge est un vase profond;
La mer a beau passer quand la tache est au fond.

Et les impressions personnelles commençaient:

«8 avril 1891.—L'obscénité des narines et des bouches, l'ignominieuse cupidité des sourires des femmes rencontrées dans la rue, la bassesse sournoise et tout le côté hyène et bêtes fauves, prêtes à mordre, des commerçants dans leurs boutiques et des promeneurs sur les trottoirs, comme il y a longtemps que j'en souffre! J'en souffrais déjà, enfant, quand, descendant par hasard à l'office, je surprenais, sans les comprendre, les propos des domestiques déchirant les miens à belles dents.

«Cette hostilité de toute la race, cette haine sourde d'une humanité de loups-cerviers, je devais la retrouver plus tard au collège, et moi-même, qui ai la répugnance et l'horreur de tous les bas instincts, ne suis-je pas instinctivement violent et ordurier, meurtrier et sensuel comme cette foule sensuelle et meurtrière, la foule des émeutes qui jette les sergents de ville à la Seine et criait, il y a cent ans: «Les aristos à la lanterne!» comme elle vocifère aujourd'hui: «A bas l'armée!» ou: «A mort les juifs!»

«30 octobre 1891.—Il n'y a de vraiment beaux que les visages des statues. Leur immobilité est autrement vivante que les grimaces de nos physionomies. Comme un souffle divin les anime, et puis quelle intensité de regard dans leurs yeux vides!

«J'ai passé toute ma journée au Louvre et le regard de marbre de l'Antinoüs me poursuit. Avec quelle mollesse et quelle chaleur à la fois savante et profonde ses longs yeux morts se reposaient sur moi! Un moment, j'ai cru y voir des lueurs vertes. Si ce buste m'appartenait, je ferais incruster des émeraudes dans ses yeux.

«23 février 1893.—J'ai fait aujourd'hui une démarche ignoble: j'ai essayé de circonvenir un journaliste que je connais à peine pour obtenir de lui d'assister à une exécution; je l'ai même invité à dîner, et l'homme m'ennuie et le sang me répugne, oui, me répugne à un tel point que chez le dentiste, en entendant un cri dans la pièce à côté, je défaille presque et crois me trouver mal.

«Une carte m'a été promise pour la cérémonie... Irai-je à cette exécution?

«12 mai 1893.—Naples.—Je viens de voir la plus belle collection de pierres dures. Oh! ce musée! quelle pureté de profils et quelle suavité de lignes dans les moindres camées! Les Grecs ont plus de grâce, je ne sais quelle sérénité heureuse qui pourrait bien être le caractère de la divinité; mais les intailles romaines ont je ne sais quelle ardeur intense. Il y avait là dans le chaton d'une bague une tête adolescente couronnée de laurier, quelque jeune César ou quelque impératrice, Caligula, Othon, Messaline ou Poppée, mais d'une expression exténuée et jouisseuse à la fois déchirante et si lasse que je vais en rêver bien des nuits... Rêver! Certes, il vaudrait mieux vivre et je ne fais que rêver.»

«13 juillet 1894.—On rencontre, les soirs de fête, très tard, dans les rues, de bizarres passantes et de plus étranges passants. Ces nuits de joie populaire remueraient-elles au fond des êtres d'anciens avatars oubliés? Mais j'ai absolument croisé, ce soir, dans le remous de la foule excitée et suante, des masques d'affranchis Bythiniens et de courtisanes de la décadence.

«Il se dégageait, ce soir, de cette grouillante esplanade des Invalides, à travers les pétarades des tirs, les relents de friture, les hoquets d'ivrognes et l'atmosphère empestée des ménagères, de fauves effluves d'une fête sous Néron.

«C'était presque l'odeur d'une soirée de mai sur le Basso-Porto de Naples, et des visages erraient dans cette foule, qu'on eût pu croire siciliens.

«29 novembre, même année.—Le regard morne et si lointain de l'Antinoüs, la prunelle extasiée et féroce, implorante pourtant, du camée romain, je viens de les retrouver, et cela, dans un pastel plutôt lâché de facture et signé d'un nom de femme, une peintresse inconnue à laquelle pourtant je ferais bien une commande, si j'étais sûr qu'elle reproduisît cet étrange regard.

«Et cependant moins que rien. Ces deux ou trois crayons de pastel écrasés autour de cette face carrée, amaigrie, aux maxillaires énormes, et plafonnant, la bouche voluptueusement ouverte, les narines dilatées, sous une lourde couronne de violettes, avec, au coin de l'oreille, un pavot. La face est plutôt laide, d'une couleur cadavéreuse et triste, mais sous les paupières à peine soulevées luit et sommeille une eau si verte, l'eau morne et corrompue d'une âme inassouvie, la dolente émeraude d'une effrayante luxure!

«Je donnerais tout pour trouver ce regard.

«18 décembre, même année.—«Dort-elle ou veille-t-elle? car son cou, baisé de trop près, porte encore une tache pourprée où le sang meurtri palpite et s'efface; douce et mordue doucement, plus belle pour une tache.» Laus Veneris (Swinburne).

«Oh! cette tache violâtre sur ce beau cou de femme endormie et l'abandon presque pareil à la mort, le calme de ce corps anéanti de plaisir! Comme elle m'attirait, cette tache! J'aurais voulu y appliquer mes lèvres et sucer lentement toute l'âme de cette femme, et cela jusqu'au sang; et puis, ce pouls régulier m'énervait; le souffle de sa respiration, sa gorge à temps égaux soulevée, m'obsédaient comme le tic-tac d'une pendule de cauchemar, et j'ai vu le moment où mes mains crispées allaient étreindre la dormeuse à la gorge, oui, à la gorge, et la serrer jusqu'à ce qu'elle ne respirât plus. J'aurais voulu l'étrangler et la mordre, l'empêcher de respirer surtout. Ah! ce souffle continu!... Je me suis levé, une sueur froide aux tempes, bouleversé par l'âme d'assassin que j'avais été pendant dix secondes: j'avais dû nouer mes deux mains, l'une à l'autre, pour les empêcher de se poser sur ce cou... Elle dormait et, de ses lèvres, sortait une petite odeur de pourriture... Cette odeur fade, tous les êtres humains l'exhalent en dormant.

«Oh! les saints de la Thébaïde que de coupables nudités doucement entr'ouvertes venaient tenter la nuit, dans le mirage des sables! Oh! ces errantes figures de volupté, dont les reins et les ventres frôleurs laissaient des sillages d'encens et d'aromates, et c'étaient pourtant de mauvais esprits!

«3 janvier 1895.—J'ai dormi de nouveau avec cette femme et la tentation m'est revenue, oui, la tentation du meurtre; quelle honte!... Je me souviens qu'enfant j'aimais à torturer les bêtes, et je me rappelle aussi l'aventure de deux tourterelles, qu'on m'avait mises une fois entre les mains, pour me distraire, et qu'instinctivement, inconsciemment j'étouffai en les serrant. Je ne l'ai pas oubliée, cette atroce histoire, et je n'avais que huit ans.

«La palpitation de la vie m'a toujours rempli d'une étrange rage de destruction, et voilà deux fois que je me surprends des idées de meurtre dans l'amour.

«Y aurait-il en moi un être double?»

Là, finissait le premier manuscrit.

L'OPPRESSION

«Sans date.—La beauté du vingtième siècle, le charme d'hôpital, la grâce de cimetière de la phtisie et de la maigreur, dire que j'ai subi tout cela! Pis, je l'ai aimé à mon heure.

Rats d'Opéra, lys du Rat Mort, mondaines frêles aux museaux de rongeurs, j'ai eu dans ma vie des ballerines impubères, des duchesses émaciées, douloureuses et toujours lasses, des mélomanes et des morphinées, des banquières juives aux yeux plus en caverne que ceux des rôdeurs de banlieue, et des figurantes de music-hall qui, à souper, versaient de la créosote dans leur Rœderer; et j'ai même eu des insexuées des tables d'hôte de Montmartre et jusqu'à de fâcheuses androgynes. Comme un snob et comme un mufle, j'ai aimé les petites filles anguleuses, effarantes et macabres, le ragoût de phénol et de piment des chloroses fardées et des invraisemblables minceurs.

Comme un imbécile, j'ai cru aux bouches de proie et d'agonie, et, comme un niais, aux larges yeux de luxure d'un tas de petits êtres maladifs, alcooliques, cyniques, pratiques et solliciteurs. La profondeur des yeux et le mystère des bouches, la courtière en bijoux aux unes, la manucure aux autres les fournissait avec les eaux de toilette, les savons et les fards; et Fanny l'éthéromane, remontée tous les matins par un savant dosage de kola et de coca, ne mettait d'éther que sur ses mouchoirs.

Truquage et battage, pour parler leur argot salisseur. Leurs pourritures phosphorescentes, leurs ferveurs émaciées, leur brûlure de Lesbos..., des vices d'enseigne affichés pour amorcer le client, de la perversité pour jeunes et vieux messieurs en mal de goûts pervers! tout cela ne pétillait et ne flambait qu'à l'heure où le gaz s'allume, dans les couloirs des music-hall et le décor brutal et nickelé des bars; et sous le carrick cerise à trois collets de la noctambule, comme sous les grègues bouffantes de la cycliste, tout cet aguichant étalage de pâleur passionnée, de vice savant et d'anémie exténuée et jouisseuse, tout le charme des fleurs faisandées célébrées par les Bourget et les Barrès, tout cela n'était qu'un rôle appris et cent fois ressassé de la Dame, un chapitre trop lu du Manchon de Francine, pioché et travaillé par d'ingénieuses «cabotes», conscientes de la salauderie des mâles et de leurs moyens d'actions sur l'organisme éreinté de l'acheteur.

Et dire que j'ai aimé, moi aussi, ces petites bêtes malfaisantes et malades, ces fausses Primavera, ces Joconde au rabais, tout le stock à cinq louis des Léonard et des Botticelli, des ateliers de peintres et des brasseries d'esthètes, ces fleurs en fil d'archal de Montparnasse et de Levallois-Perret.

Et l'odieux, le fâcheux travesti, le travesti fessu aux jambes héronnières, au torse corseté, opprimant à regarder, des laiderons primés des boîtes du boulevard, le faux Saxe de Nina Grandière et l'esthétique de bocal de pharmacie, l'aspect spectral et réclame à la fois de Mlle Guilbert et de ses longs gants noirs!...

Ai-je assez maintenant l'horreur de ce cauchemar! Comment ai-je pu le supporter si longtemps!

C'est qu'alors j'ignorais les formes mêmes de mon mal. Il était latent en moi, comme un feu sous des cendres; je le caressais depuis... depuis mon enfance peut-être, car il fut toujours en moi,.. mais je ne le savais pas!

Oh! cette chose bleue et verte qui me fut révélée dans l'eau morte de certaines gemmes et l'eau plus morte encore de certains regards peints, la dolente émeraude des joyaux de Barruchini et de certains yeux de portraits, je ne l'avais pas définie encore, et si j'ai tant souffert de mon impuissance d'aimer auprès de toutes ces femmes, c'est qu'aucune d'elles n'avait vraiment de regard.

Vendredi 3 avril 1895.—Oraisons mauvaises:

Que ta bouche soit bénie, car elle est adultère,
Elle a le goût des roses nouvelles et de la vieille terre,
Elle a sucé les sucs obscurs des fleurs et des roseaux;
Quand elle parle, on entend comme un bruit très lointain de roseaux,
Et ce rubis impie de volupté, tout sanglant et tout froid
C'est la dernière blessure de Jésus sur la croix.

Aujourd'hui, vendredi saint, un désir d'émotion d'enfance, une habitude ressouvenue d'ancienne piété m'a fait suivre les offices à Notre-Dame; j'ai voulu tenter de rafraîchir... (oh! si j'avais pu l'éteindre!...) la brûlure de ma plaie dans l'ombre froide d'une église; et pendant que les proses latines montaient et retombaient, psalmodiées par le prêtre avec des lenteurs de glas, j'avais beau en suivre le texte dans mon livre, c'étaient les horribles vers de Remy de Gourmont qui, telle une caresse, effleuraient mes lèvres, telle une caresse et tel aussi un sacrilège.

Que tes pieds soient bénis, car ils sont déshonnêtes,
Ils ont chaussé les mules des lupanars et des temples en fêtes;
Ils ont mis leurs talons sourds sur l'épaule des pauvres;
Ils ont marché sur les plus purs, sur les plus doux, sur les plus pauvres,
Et la boucle améthyste, qui tend la jarretière de soie,
C'est le dernier frisson de Jésus sur la croix.

Et l'office des Ténèbres avait beau pleurer la mort du Christ; dans le silence chuchotant de la chapelle convertie en Tombeau, je n'entendais que la mauvaise antienne du poète...

Que tes yeux soient bénis, car ils sont homicides,
Ils sont pleins de fantômes, et l'ironie des chrysalides
Y dort comme l'eau fanée qui dort au fond de grottes vertes,
On voit dormir des bêtes parmi des anémones bleues, vertes.

Et voilà que, promenant sur ma chair la douceur des choses glauques évoquées, comme des émeraudes taillées en olive, comme des bouts de doigts frais erraient maintenant dans la paume de mes mains.

J'avais laissé glisser mon livre à terre et, écroulé sur mon prie-dieu, je m'y tenais accoudé d'un bras et l'autre bras pendait, main inerte et ouverte, près de moi... et des choses fraîches et rondes coulaient dans cette main, s'égrenaient dans mes doigts.

La sensation était si imprévue, si finement pure et si délicieusement effleurante, qu'un frisson me redressa le torse... Étais-je, dans une hyperesthésie sensuelle, parvenu à matérialiser sur ma peau le contact des yeux de ma convoitise?... Je demeurai une minute dans le doute et dans l'espace... Pour mieux retenir la sensation et la faire bien mienne, je baissais mes paupières, mais le contact se précisait. Sous l'insistance de la caresse je regardais, je voulais voir.

Une femme en deuil, une femme encore jeune sous ses voiles de veuve était assise à mes côtés et, doucement, égrenait son chapelet dans mes doigts.

Elle l'égrenait, les paupières modestement baissées; mais un sourire entr'ouvrait l'arc mince de sa bouche. Entre ses cils comme entre ses lèvres roses, du blanc, pareil à de l'argent, luisait.

O douloureux saphir d'amertume et d'effroi!
Saphir, dernier regard de Jésus sur la croix.

«Mardi 16 juin 1895.—J'étais à l'Olympia, hier soir. La laideur de cette salle, la laideur de l'assistance surtout,—oh! ce costume moderne et la disgrâce du corps humain dans la disgrâce de cet attirail de tôle, qui constitue la tenue idéale de l'homme; tous ces tuyaux de poêle où s'emmanchent les jambes, les bras et le torse d'un clubman étranglé par un carcan de porcelaine blanche, et le triste, le gris de toutes ces faces vannées par la mauvaise hygiène des villes et l'abus des alcools..., le ravage des veilles et des soucis de la lutte imprimé en tics nerveux sur tous ces mous et gras visages..., leur pâleur de saindoux, et, dans les loges, aux fauteuils d'orchestre, auprès de la banalité des mâles, triomphaient l'extravagance et la vanité des femelles.

C'étaient les édifices de plumes, de gazes et de soies peintes écrasant des cous frêles et des poitrines plates: d'étroites épaules engoncées de manches énormes, la maigreur étoffée des phtisies à la mode, ou bien, pis encore, l'éléphantiasis cuirassé de jais des grosses dames, et cela sous les jets crus du gaz. Et pendant que tous ces fantoches se souriaient et s'examinaient du bout de la lorgnette, sur la scène c'était le déploiement lent et souple, le jeu savant de tous les muscles d'un merveilleux corps humain. Moulé dans un maillot de soie pâle, un acrobate, nudité brillantée et moirée par place de lumière électrique et de sueur, se renversait dans un cambrement de tout son être; puis, se redressant tout à coup dans un effilement des hanches et des jambes pointées vers les frises, imposait à tous l'hallucinant spectacle d'un homme devenu rythme, d'une souplesse animée d'un mouvement d'éventail.

J'étais dans la loge du cercle. En France, l'admiration seule des statues est permise. Les pays du soleil n'ont pas ces préjugés et, en Oriental que je suis devenu, comme je faisais remarquer les admirables proportions et l'harmonie des gestes de l'acrobate en scène, le marquis de V... (j'ai toujours détesté et sa voix de fausset et ses petits yeux clairs) le marquis de V... me dit avec un mauvais sourire: «Et puis ce gymnasiarque peut se casser le cou à chaque seconde, c'est très périlleux ce qu'il fait là, mon cher; et ce qui vous plaît en lui, c'est le petit frisson qu'il vous donne... Quelle émotion, si ses mains suantes lâchaient la barre? Avec la vitesse acquise de son mouvement de rotation il se romprait net la colonne vertébrale, et qui sait si un peu de matière cervicale ne jaillirait pas jusqu'à nous! Ce serait très sensationnel et vous auriez une émotion rare à ajouter à celles de votre champ d'expérience, car vous les collectionnez, vous, les émotions. Quel joli ragoût d'épouvante nous sert là cet homme en maillot!

«Avouez que vous désirez presque qu'il tombe. Moi aussi, d'ailleurs et beaucoup de gens, dans cette salle, sommes dans le même état d'angoisse et d'attente. C'est l'horrible instinct de la foule devant les spectacles qui réveillent en elle les idées de luxure et de mort. Ces deux aimables compagnonnes voyagent toujours ensemble, et, croyez qu'à ce moment même... (voyez, l'homme ne tient plus à sa barre que par une crispation d'orteil), à ce moment même, bon nombre de femmes, dans ces loges, désirent ardemment cet homme moins pour sa beauté que pour le danger qu'il court.» Et puis, la voix tout à coup nuancée d'intérêt: «Vous avez les yeux singulièrement pâles, ce soir, mon cher Fréneuse, il faut renoncer au bromure et vous mettre à la valérianate. Vous avez une âme charmante et curieuse, mais il faut commander à ses mouvements. Vous convoitiez trop ardemment, trop évidemment surtout, sinon la mort, du moins la chute de cet homme, ce soir.»

Je ne répondais pas, le marquis de V... avait raison. La folie du meurtre m'avait ressaisi, le spectacle m'hallucinait; et raidi dans une lancinante et délirante angoisse, je souhaitais, j'attendais la chute de cet homme. Il y a en moi un fond de cruauté qui m'effraie.

LES YEUX

«Sans date.—«Les yeux!... Ils nous apprennent tous les mystères de l'amour, car l'amour n'est ni dans la chair, ni dans l'âme, l'amour est dans les yeux qui frôlent, qui caressent, qui ressentent toutes les nuances des sensations et des extases, dans les yeux où les désirs se magnifient et s'idéalisent. Oh! vivre la vie des yeux où toutes les formes terrestres s'effacent et s'annulent; rire, chanter, pleurer avec les yeux, se mirer dans les yeux, s'y noyer comme Narcisse à la fontaine.

«Charles Vellay.»

Oui, s'y noyer comme Narcisse à la fontaine, la joie serait là. La folie des yeux, c'est l'attirance du gouffre. Il y a des sirènes au fond des prunelles comme au fond de la mer, cela je le sais, mais voilà,... je ne les ai jamais rencontrées, et je cherche encore les regards d'eau profonde et dolente où je pourrai, comme Hamlet délivré, noyer l'Ophélie de mon désir.

Le monde me fait l'effet d'un océan de sable. Oh! ces vagues de cendres chaudes et figées où rien ne peut désaltérer ma soif de prunelles humides et glauques. Vraiment, il y a des jours où je souffre trop. C'est l'agonie d'un nomade égaré dans le désert.

Je n'ai jamais rien lu qui fût plus près de mon âme et de ma souffrance que les proses de ce Charles Vellay.

«J'ai passé des années à chercher dans les yeux ce que les autres hommes ne peuvent voir. Lentement, douloureusement, j'ai découvert, en tous, les frissons infinis qui s'éternisent dans les prunelles. J'ai usé mon âme à la poursuite du mystère, et maintenant mes yeux ne sont plus les miens, ils ont ravi peu à peu tous les regards des autres yeux, ils ne sont plus aujourd'hui qu'un miroir qui réfléchit tous ces regards volés, qui s'anime seulement d'une vie multiple et agitée de sensations inconnues, et c'est là mon immortalité, car je ne mourrai pas, et mes yeux vivront, parce qu'ils ne sont pas miens, parce que je les ai formés de tous les yeux avec toutes leurs larmes et tous leurs rires, et je survivrai à la dépouille de mon corps, parce que j'ai toutes les âmes dans mes yeux.»

Toutes les âmes dans ses yeux... mais cet homme est un poète, il crée ce qu'il voit et il a vu des âmes, quelle dérision! Où il n'y a que des instincts, des tics nerveux et des battements de cils, il a vu des regrets, du rêve et du désir. Il n'y a rien dans les yeux, et c'est là leur terrifiante et douloureuse énigme, leur charme hallucinant et abominable.

Il n'y a rien que ce que nous y mettons nous-mêmes, et voilà pourquoi il n'y a de vrais regards que dans les portraits.

Yeux fanés et las de martyres, regards de suppliciées en extase, prunelles de souffrance implorante, les unes résignées, les autres éperdues, regards de saintes, de mendiantes et de princesses en exil, faces couronnées d'épines et de maigres Ecce Homo au pardonnant sourire, regards de possédées, d'élues et d'hystériques et parfois de petites filles, yeux d'Ophélie et de Canidie, yeux de pucelles et de sorcières, comme vous vivez dans les musées, de quelle vie éternelle, douloureuse et intense vous rayonnez, telles des pierres précieuses enchâssées entre les paupières peintes des chefs-d'œuvre, et comme vous nous troublez au delà du temps et de l'espace, receleurs que vous êtes du rêve qui vous créa.

Vous, vous avez des âmes, celles des artistes qui vous voulurent, et c'est pour avoir bu le liquide poison figé dans vos prunelles que je me désespère et que je meurs.

On devrait crever les yeux des portraits.

«Novembre 1896.—Il y a aussi des yeux dans les transparences des gemmes, les anciennes gemmes surtout, les cabochons troubles et laiteux dont sont ornés certains ciboires et certaines châsses aussi de saintes embaumées, comme on en voit dans les trésors des cathédrales de Sicile et d'Allemagne.

Et le trésor de Saint-Marc à Venise. Il y a là, je m'en souviens, un hanap de Doge, tout bossué d'émaux translucides, à travers lesquels les siècles vous regardent.

«13 novembre 1896.—Des yeux! il en existe de si beaux, il y en a de bleus comme des lacs, de verts comme les vagues, de laiteux comme l'absinthe, de gris comme l'agate et de clairs comme de l'eau. J'en ai même connu en Provence de si profondément chauds et calmes qu'on eût dit une nuit d'août sur la mer, mais aucun de ces yeux ne regardait.

Les plus jolis que j'aie connus étaient ceux de Willie Stéphenson, la mime de l'Athénéum, qui fait aujourd'hui du théâtre. Des yeux de fleur, c'était le mot, tant ils étaient frais et doux, des yeux bougeurs, comme deux bluets flottant sur l'eau. C'était une étrange et captivante fille, je l'ai cru du moins, très coûteuse, surtout. On se mettait toujours à quatre ou cinq pour l'entretenir, et la fantaisie me vint de l'avoir à moi seul. Elle était si délicatement blanche, d'un blanc de glaïeul blanc, avec ses bras fuselés, son presque pas de hanches, son ventre plat et ses petits seins toujours émus; l'anatomie d'un gosse, mais démentie par le plus fin visage, l'ovale le plus pur, un ovale angélique de pairesse, où tremblaient, comme deux fleurs lumineuses, deux larges yeux candides, inquiets, effarouchés, des yeux de nymphe surprise, des yeux de biche aux abois, des yeux d'effroi et de pudeur..., et la cernure adorable de ses yeux, le bleu pastellisé de leurs paupières soyeuses, comme ils étaient bien les yeux de ce corps frêle et toujours las! En vérité, ce sont les seuls que j'aie aimés, je crois. Ils suppliaient avec tant de terreur et demandaient si bien grâce dans l'agonie des spasmes et des transports d'alcôve, et puis, la gracilité de ce cou le destinait si bien à la hache! Anne de Boleyn devait avoir cette nuque satinée et mince sous la fumée d'or des petits cheveux.

C'était une beauté d'échafaud dont la fragilité même appelait le viol et la violence, beauté meurtrie qui éveillait en moi des instincts meurtriers. Auprès d'elle, que de fois j'ai songé aux exsangues et douces figures, douces et pourtant impertinentes, des victimes de la Révolution, à ces jolies et longues aristocrates, que les Carrier et les Fouquier-Tinville envoyaient, encore toutes pantelantes de leur luxure, à la noyade ou à la guillotine.

Cette frêle beauté de la fin du dix-huitième, Willie l'accentuait encore par une science innée du costume et de l'atour; c'étaient des gazes et des linons, des fichus de mousseline, de longs fourreaux de pékin rayé, de miroitantes robes de moire paille ou rose thé, où s'affinait encore sa fragilité blonde: «École anglaise ou Trianon?» interrogeait sa moue quand j'entrais chez elle.

Candeur jouée, aristocratie de commande: Willie était la dernière des catins. Elle se grisait comme un lad et, marquée de toutes les brûlures, allait raccrocher dans les cabarets de femmes, à Montmartre. Celle bouche rose sacrait et jurait comme celle d'un cocher. Un jour qu'elle me croyait à Londres et qu'une recrudescence de mon mal me faisait rôder dans de vagues banlieues, je la surpris au Point-du-Jour, oui, dans un bal de barrière, attablée en compagnie d'une danseuse du Moulin-Rouge, la Môme-Tomate, une patentée de l'endroit, et payant des tournées de vin chaud à une bande de souteneurs.

Oh! le bleu d'alcool, la flamme cynique et sourde des yeux de Willie, ce jour-là, sa face soudain vieillie de vingt ans, et le masque cynique et voyou de la fille apparu dans le pli tout à coup crapuleux de la bouche et le vice des yeux quêteurs!

L'âme lui était remontée au visage. Mais comme l'imprudente créature avait au cou son collier de perles, deux mille louis au bas mot de dépouilles opimes rapportées de Berlin et de Saint-Pétersbourg, que le jour tombe vite en hiver, que nous étions en décembre et que la berge se faisait déserte, j'eus pitié d'elle, et, conscient du danger qu'elle courait dans ce bal, j'intervins à propos pour l'aider à sortir.

Qui sait? Je détournai peut-être sa destinée! Ce collier de perles à ce cou de courtisane demandait et voulait une main d'étrangleur... Comme je servais à Willie cinq cents louis par mois, quand je parus, elle fila doux, avoua une fantaisie, une curiosité, et, soudain câline, reprit ses yeux de petite fille.

Mais j'avais vu ses yeux de gouge. Le charme était rompu, j'avais le secret de l'énigme. L'effroi que je goûtais en eux, leur angoisse et leur inquiétude, c'était le souvenir des bouges.

Les escarpes et les cambrioleurs ont aussi ce regard bougeur.

«Naples, 3 mars 1897.—Ces yeux introuvables sous les paupières humaines, pourquoi les vois-je dans les statues?

Ce matin, dans la salle du musée affectée aux fouilles d'Herculanum, la chose bleue et verte dont je souffre, la dolente et pâle émeraude qui m'obsède m'est clairement apparue dans les yeux de métal, les yeux d'argent bruni des grandes statues de bronze, que la lave a noircies et rendues pareilles à des déesses infernales. Il y a là, entre autres, un Néron équestre dont les aveugles yeux terrifient, mais ce n'est pas dans leurs orbites que j'ai retrouvé le regard. Il y avait, rangées contre les murs, de grandes Vénus drapées de péplum et pareilles à des Muses, mais des Muses funèbres, des grandes Vénus de bronze calciné et comme lépreuses par places, dont les yeux fulguraient, splendidement vides, dans leur masque de métal noir.

Et c'est dans le vertige de ces prunelles vides et fixes que j'ai vu tout à coup monter le regard.

«30 avril 1897.—Les yeux des hommes écoutent; il y en a même qui parlent, tous surtout sollicitent, tous guettent et épient, mais aucun ne regarde. L'homme moderne ne croit plus, et voilà pourquoi il n'a plus de regard. Je finis par donner raison à ce prêtre. Les yeux modernes? Il n'y a plus d'âme en eux; ils ne regardent plus le ciel. Même les plus purs n'ont que des préoccupations immédiates: basses convoitises, intérêts mesquins, cupidité, vanité, préjugés, lâches appétits et sourde envie: voilà l'abominable grouillement qu'on trouve aujourd'hui dans les yeux; âmes de notaires et de cuisinières. Il n'y a sous nos paupières que des reflets de sou pour franc et de minutes; nous n'avons même plus la lueur jaune du fameux tableau du peseur d'or. Voilà pourquoi les yeux des portraits de musées sont si hallucinants; ils reflètent des prières et des tortures, des regrets ou des remords. Les yeux, c'est la source des larmes; la source est tarie, les yeux sont ternes, la Foi seule les faisait vivre, mais on ne ranime pas des cendres. Nous marchons les yeux fixés sur nos souliers et nos regards sont couleur de boue, et quand des yeux nous paraissent beaux, c'est qu'ils ont la splendeur du mensonge, qu'ils se souviennent d'un portrait, d'un regard de musée ou qu'ils regrettent le Passé.

Willie avait des regards appris, les yeux des femmes mentent toujours.

«Mai 1897.—Jacques Tramsel sort de chez moi. «Avez-vous vu la nouvelle danseuse des Folies? est-il venu me dire.—Non.—Eh bien! il faut l'aller voir.—Ah! quelle fille est-ce?—Une Grecque.—Une Grecque de Lesbos?—Non.—Oh! sans plaisanterie aucune, elle se dit de grande famille grecque. Je la crois juive d'Orient, sûrement quelque Levantine, mais un corps admirable, une souplesse... une grande fleur vivante qui danserait, même un peu monstrueuse dans son anatomie, ce qui n'est pas fait pour vous déplaire, car, à vrai dire, cette fille est double, son torse est celui d'un acrobate, souple, mince et musclé, et ses hanches, sa croupe, sont tout à fait extraordinaires. C'est Vénus Callipyge elle-même, Vénus Anadyomène, si vous préférez. Octave Uzanne (car elle préoccupe la littérature), a même écrit ce mot: Vénus alcibiadée. Le fait est qu'elle est à la fois Aphrodite et Ganymède, Astarté et Hylas.—Astarté!... Et les yeux, comment sont les yeux?—Les yeux très beaux, des yeux qui ont longtemps regardé la mer.»

Des yeux qui ont longtemps regardé la mer!... oh! les yeux clairs et lointains des matelots, les yeux d'eau salée des Bretons, les yeux d'eau douce des mariniers, les yeux d'eau de source des Celtes, les yeux de rêve et de transparence infinie des riverains des fleuves et des lacs, les yeux qu'on retrouve parfois dans les montagnes, dans le Tyrol et dans les Pyrénées; des yeux où il y a des ciels, de grandes étendues, des aubes et des crépuscules longuement contemplés sur des immensités d'eaux, de roches ou de plaines; des yeux où sont entrés et où sont restés tant et tant d'horizons! Comment n'ai-je pas songé plus tôt à tous ces yeux déjà rencontrés?

Je m'explique maintenant mes lentes promenades attardées le long des quais et dans les ports.

Des yeux qui ont longtemps regardé la mer!... J'irai voir danser cette fille.

IZÉ KRANILE

«Juin 1897.—Une grande fleur qui danserait...

Ce Tramsel avait raison: cette fille est un long calice de chair étrangement mouvant sur des hanches renflées comme un ciboire, car j'ai été voir danser cette Izé Kranile... (Izé Kranile, un bien joli nom si c'est le sien. Est-ce qu'on sait jamais avec ces créatures! car, malgré son beau torse en offrande et l'affolante cambrure de ses reins, cette Izé est vraiment la plus sotte et la plus impudente des allumeuses, la plus maladroite que j'ai encore vue dans un corps de ballet.)

Je lui en veux, car personne n'a jusqu'ici marché plus lourdement dans mes plates-bandes, et elle avait tout pourtant pour me plaire, celle-là!

Droite et cambrée, le buste comme assis sur une croupe lourde et géminée tel un beau fruit, une coupable croupe de luxure, la jambe effilée, le genou rond, anormale, imprévue, hallucinante de forme et d'arabesque avec la perpétuelle avancée de ses deux seins bombés et tendus, comme jaillis de ses hanches à la rencontre du désir, ses torsions de hanches et les brusques renversements de tout son torse, soudain sombré comme une grande fleur sous la pluie, elle était bien, cette Kranile, avec l'ovale aigu de sa face plate, ses yeux d'orage et son sourire triangulaire, la créature de perdition exécrée des prophètes, l'éternelle bête impure, la petite fille malfaisante et inconsciemment perverse, qui fripe la moelle des hommes et fait râler les vieux rois de désir.

Salomé! Salomé! la Salomé de Gustave Moreau et de Gustave Flaubert, c'est son immémoriale image que j'évoquais immédiate, le soir où Kranile jaillit sur scène, lancée en avant comme une balle, et comme une balle rebondissante dans sa nudité de stryge aggravée de voiles noirs.

Dans un décor de désolation, au milieu de roches fantômes et de blêmes montagnes de cendres, sous le jour funèbre des rampes éclairées au bleu, elle personnifiait l'âme du sabbat; et, voluptueuse et morbide, tantôt avec des grâces exténuées et d'infinies lassitudes elle semblait traîner le poids d'une beauté coupable, d'une beauté chargée de tous les péchés des peuples; et elle tombait et retombait sur ses jambes, pliante, et semblait remorquer plus qu'elle ne les esquissait, les gestes symboliques de ses deux beaux bras morts. Puis, le vertige du gouffre la reprenait, et comme une possédée, elle pointait sur elle-même, dressée de l'orteil à la nuque, tel un épi de ténèbres et de chair. Ses bras tout à l'heure accablés menaçaient et, démoniaque, hardie, tordue comme une vis, elle tourbillonnait, tel un crible, non, tel un grand lis surpris par l'orage, clownesque et macabre, les lèvres écartées sur une lueur de nacre... Oh! ce cruel et sardonique sourire et les deux profondeurs de ses terribles yeux.

Izé Kranile!... Le rideau baissé, j'étais dans sa loge. Pierre Forie, le peintre impressionniste, qui, tous les ans, expose le portrait de l'une d'elles et professe presque ostensiblement le métier de montreur de ces dames, me présentait.

Avec une impudeur rare, Izé nous recevait, toute fumante encore de sueur et de fard.

Elle ôtait son maillot; la trousse de satin noir à lanières de tulle et de jais qui, cinq minutes auparavant, faisait d'elle une fleur aux ténébreux pétales, gisait comme un haillon sur une chaise; et, la gorge nue, toute chaude et mouillée, Kranile assise en garçon tendait ses deux jambes écartées à son habilleuse, à genoux devant elle, en train de faire glisser péniblement les mailles de soie collées à la peau... Le temps pour Forie de prononcer mon nom, celui pour la danseuse de jeter un tulle sur ses épaules et, sans se lever, sa face étroite et moite tendue vers nous: «Je ne vous donne pas la main, disait-elle, je suis en eau. Asseyez-vous, messieurs, si vous pouvez.» Et avec un sourire à mon adresse: «Je connais votre nom, monsieur, vous êtes l'homme aux pierreries, le collectionneur de gemmes rares. J'ai toujours eu envie de les voir, une idée fixe qui me travaille depuis que je suis à Paris. On pourra?» Et elle tournait vers moi sa tête de gamin vicieux, sa tête de stryge redevenue cyniquement levantine, mais où brillaient, sous de lourdes paupières, deux prunelles d'un gris aigu, deux prunelles d'agate hardies, prometteuses et caressantes, deux prunelles qui, certes, n'avaient jamais regardé la mer, quoi qu'en ait dit Tramsel, mais deux prunelles imprévues que je n'avais jamais rencontrées ailleurs!...

Oh! l'odeur entêtante et dont je suffoquais presque, odeur de sexe, de fard, de sueur, et de veloutine, et de bête fauve aussi, qu'exhalait cette loge. Ce soir-là, Izé Kranile n'était pas libre... Elle déclinait mon invitation à souper et, câline, avec un tas de promesses dans l'œil et le sourire, nous reconduisait jusqu'au seuil de sa loge, tout en tamponnant ses seins avec une serviette...

Ses yeux! On ne m'avait parlé que de ses yeux. C'est pour ses yeux que j'étais allé vers elle, et toute la nuit je n'eus qu'une hantise: son odeur âcre d'eau de toilette et de chair moite, et la tache de rouille de ses aisselles, ses aisselles du même roux mordoré et dur que ses cheveux.

Izé Kranile! Qui sait? elle m'eût guéri, celle-là, si elle avait voulu. Pendant tout un jour, que dis-je! pendant quarante-huit heures, les deux pleines journées d'attente avant le soir fixé par elle pour dîner ensemble, l'obsession des yeux, l'obsession qui me tue depuis des années consentit à faire trêve. Ces deux jours-là, je les vécus, vrillé dans le désir unique de revoir le petit triangle rose de la bouche d'Izé, la fleur de chair délicate impudiquement ouverte sur ses petites dents courtes, le dessin délicieux de ses lèvres écartées sur un éclair d'émail... et puis l'odeur, cette stridente et complexe odeur qui s'émanait d'elle, persistante jusqu'au malaise et dont je défaillais presque, mais dont je délirais deux jours entiers, heureux deux jours d'échapper à la persécution des yeux, libéré deux jours enfin de l'oppression du rêve par l'impérieuse suggestion de l'odeur...

Mais elle ne voulut pas, elle se montra dès le premier soir si lourdement manégée, si gauchement habile..., la pauvre fille!

Depuis, j'eus souvent pitié d'elle en songeant à l'inutilité de ses ruses et au mal qu'elle avait dû se donner pour échafauder la comédie de ce morne soir. Que de combinaisons et que de stratagèmes, mon Dieu! et pour arriver à ce résultat; mais je lui en voulus tout un mois. Elle avait écrasé trop brutalement le désir dans l'œuf! Mais aussi le piège était par trop grossier: cet appel immédiat à la jalousie d'un homme parce que l'on s'en croit désirée, ce sont là manœuvres de figurantes ou de petites marcheuses de music-hall, et pourtant Izé a dansé à la Scala de Milan et à l'Opéra de Vienne... Quels pitoyable amants avait-elle donc eus là-bas?

Oh! la lamentable aventure de ce dîner, je ne puis m'empêcher maintenant d'en sourire! Et l'amusante figure de Forie, ses yeux piteux et sa mine effarée devant les subits accès de tendresse de la ballerine, car elle avait trouvé cela, la pauvre, de feindre un amour éperdu pour Forie, afin d'exciter et de monter le Monsieur, le Monsieur que j'étais, puisque je possédais des pierres rares et des rentes, ces rentes fameuses, cette fortune trop connue, exagérée encore, grossie par les badauds et les sots, cette fortune-boulet qui empoisonne ma vie partout où l'on sait qui je suis, cette fortune que je fuis ou dont plutôt je fuis la légende en voyageant incognito à l'étranger pendant des mois et des mois; et elle avait trouvé cela, cette Grecque, de se jeter à la tête de ce pauvre Forie, et de le câliner, et de se frotter à lui comme une chatte amoureuse, et de le truffer de baisers et de caresses en ma présence, là, sous mes yeux, pour m'allumer, pour aviver, exaspérer eu moi le désir... Quelle misère! et comme elle me connaissait mal.

Après tout, on lui avait peut-être dit que j'étais un homme à ça, à cette fille, un sadique, un assoiffé de sensations, violentes et complexes, ce qu'ils appellent un raffiné, un homme à goûts bizarres... Je sais que j'ai cette réputation, mes amis la cultivent, ça les pose, et, dans les maisons où ils dînent, ils racontent sur moi des indiscrétions au dessert. Il y en a que l'on réinvite, et des journalistes briguent l'honneur de m'être présentés, de visiter mes collections, de décrire mon intérieur, et cette Izé connaît des journalistes!

Elle aura été tuyautée dans quelque bar à l'heure de l'absinthe, ou par des renseignements du Napolitain, à la sortie d'une première.

Elle jouait sa situation et jouait serré: c'était touchant; mais étaient-ils tous deux assez ridicules, et Forie qui se défendait, très gêné à cause de moi qui l'avais invité, et cette Izé qui s'acharnait, tout à fait emballée... pour la galerie.

Ça avait commencé par des serrements de main et des coups de genou sous la table: ils en étaient maintenant aux baisers; baisers dans le cou, baisers sur les joues et baisers sur la bouche, baisers sur la bouche en mangeant; et Forie, qui s'étranglait, congestionné, les bras de la douce enfant autour du cou, ses lèvres sur ses lèvres! Et Forie est apoplectique. Et très énervée (car il résistait), entêtée dans son système, elle l'embrassait à bouche que veux-tu, en veux-tu sur une bouchée de filet portugaise, en veux-tu sur une queue de langouste: baisers à la sauce crevette et baisers à la mayonnaise, c'était même assez répugnant, et le peintre faisait une tête!

Au dessert, elle s'est installée sur ses genoux et délicatement lui a mis des fraises dans la bouche; elle lui fit même boire du champagne dans sa coupe en y trempant sa langue avant... Pour protéger son plastron, Forie avait étalé dessus sa serviette. Il renversait la tête pour éviter cette marée de caresses et avait l'air d'un homme qui s'embête chez le coiffeur.

Campée sur ses genoux, moulée dans une robe rose-thé, Kranile était l'idéale barbière: ce qu'elle le rasait! Mais pas autant que moi, car j'avais remarqué que son œil ne me quittait plus. La gueuse m'observait et, la prunelle coulée sous la paupière, guettait chaque tressaillement de ma face, chaque crispation de mes doigts.

—Si vous ne le faites pas pour moi, faites-le pour le garçon, finissais-je par leur dire. J'ai l'air d'être en voyeur. Pour vous c'est humiliant.

—Je ne sais pas ce qu'elle a, me disait Forie en sortant, c'est la première fois que cela lui arrive. Elle ne pouvait pas me sentir, elle est grise.

—Non, elle est verte, répondais-je dans leur affreux argot, c'est un coup à refaire.

Je lui envoyais, le lendemain, deux perles roses et une gerbe d'iris noirs, P.P.C. Je ne l'ai jamais revue.

Izé Kranile a raconté partout que j'étais impuissant.

Si elle savait! S'ils savaient! Oh! les nuits de Naples et d'Amalfi, les promenades en barque dans le golfe de Salerne et les longs et insatiables baisers avec les deux sœurs hongroises à l'hôtel de Sorrente; les soirs en gondole sur la lagune morte, à Venise; les haltes dans les canaux abandonnés de la Judecca, et les rencontres imprévues, les aventures passionnées de Florence, aventures sans lendemain et qui sont éternelles, et les hallucinations exténuantes de Sidi-Ocba et de Thimgad, les baisers de vampire, dans le mirage des sables et la brise salée du désert!

Si elle savait! S'ils savaient!

L'ENVOÛTEMENT

«Juillet 97.—Et l'obsession des yeux m'est revenue...

Depuis la basse comédie de cette fille, depuis le dîner chez Paillard avec cette Kranile et Forie, les liquides yeux verts que j'ai vus luire un jour sous les paupières de plâtre de l'Antinoüs, la dolente émeraude embusquée comme une lueur dans les orbites d'yeux des statues d'Herculanum, l'attirant regard des portraits de musée, le défi des siècles demeuré dans les prunelles peintes de certaines faces d'infantes et de courtisanes, tout ce mensonge et ce mystère, toute cette légende et cette féerie me persécutent, m'hallucinent, me sollicitent et m'oppressent, m'emplissant de haine, de honte et de rut. Un autre homme est installé en moi... et quel homme! Quels effroyables atavismes, quels sinistres aïeux il remue en mon être, ce regard... et les abominables choses chuchotées par mon désir dans la solitude affreuse de mes nuits... affreuse! car elles sont hantées, maintenant... Oh! mes nuits de petit enfant, là-bas, dans la vieille demeure provinciale, oh! mon sommeil à jamais perdu!

«Même mois, même année.—C'est bien un démon qui m'obsède... J'en ai la conviction maintenant, car pas plus tard qu'hier, cette subite apparition du regard au milieu de ces circonstances banales, la lueur imprévue de l'émeraude au cours de cette promenade en bateau, dans ce coin de banlieue à la fois si proche et si lointaine, la prunelle d'Astarté tout à coup allumée dans les yeux de ce marinier, tout cela tient du surnaturel et de l'au-delà. Il y a plus qu'une fatalité dans le mal dont je souffre, il y a une influence occulte, une volonté ennemie, un sortilège, un envoûtement.

La barque descendait lentement, dérangeant une eau lourde écaillée de lentilles et luisante de prêles; çà et là, posées à la surface, de larges feuilles de nénuphars dormaient. C'était, trempée d'ombre et baignée de lumière, la même allée d'eau qu'entre Poissy et Villennes, et pourtant, derrière les peupliers et les saules de l'île, je savais un campement militaire, une caserne; le viaduc d'Auteuil était à l'horizon, à l'horizon la tour Eiffel. L'heure n'en était pas moins exquise après la grosse chaleur du jour, parmi l'émoi des feuilles et la fraîcheur des herbes, sous la soie nuancée, délicatement rose, de ce ciel de banlieue plein de fumées d'usines et de jeux de soleil... Et le bruit des rames berçait mon bien-être, quand, ayant par hasard fixé le rameur assis en face de moi, j'eus toutes les peines à retenir un cri.

Dans un visage hâlé, chauffé et mûri comme une pêche, deux larges yeux brûlaient du bleu le plus intense, du bleu le plus violent et le plus pur, deux yeux hallucinants de transparence et de profondeur!

Ces yeux! Ils me rappelaient, à la fois, ces yeux de vie et d'inconscience, les yeux de Willie et ceux de Dinah Salher dans Lorenzacio et dans Cléopâtre, dans Cléopâtre surtout, quand le safran, dont la tragédienne colorait sa peau, faisait chanter l'outre-mer de ses prunelles. Ces yeux de marinier, c'étaient aussi les yeux d'enfants de certains portraits de Bastien-Lepage, des yeux déjà rencontrés à Bâle dans les Holbein et les Albert Dürer; et, les mains appuyées sur mon cœur, essayant d'en contenir les douloureux battements, j'allais demander son nom à cet homme, quand tout à coup les deux saphirs liquides pâlissaient, verdissaient. Ils s'étaient changés en deux si transparentes émeraudes que j'avais la sensation du gouffre et je me levais droit dans la barque, pris de vertige, ne voulant pas sombrer.

—Monsieur est malade, me demandait le rameur, monsieur veut-il que je le descende?

Les yeux de l'homme étaient redevenus bleus, du bleu vivace et frais des yeux de Willie et de Dinah; la barque avait traversé un pan d'ombre, et, dans la clarté verte des saules, le reflet des feuilles avait allumé le regard.

C'est l'explication que je me suis donnée depuis, mais cette explication ne me satisfait pas, moi. Ce n'est pas la première fois que je canote en Seine, et je n'avais encore jamais rencontré la dolente émeraude endormie dans les yeux des statues de Pompéi, les liquides prunelles de l'Antinoüs.

Astarté est revenue, plus puissante qu'avant. Elle me possède, elle me guette.

«Décembre 97.—Ma cruauté aussi est revenue, la cruauté qui m'effraie. Elle dort pendant des mois, des années, et puis tout à coup elle s'éveille, éclate et, la crise passée, me laisse dans l'épouvante de moi-même. Ce chien, tantôt dans l'avenue du Bois, je l'ai cravaché jusqu'au sang, et pour un rien, pour n'être pas tout de suite venu à mon appel. La pauvre bête était là, l'échine rampante, rasant presque terre, ses grands yeux presque humains attachés sur moi, et ses hurlements lamentables!!! Ils auraient attendri un boucher! Mais comme une espèce d'ivresse me possédait, et plus je frappais, plus je voulais frapper: chaque frémissement de cette chair pantelante me communiquait je ne sais quelle ardeur. On avait fait cercle autour de moi et je ne me suis arrêté que par respect humain.

Après, j'ai eu honte. J'ai toujours honte, moi, maintenant.

La palpitation de la vie m'a toujours rempli d'une étrange rage de destruction. Par un contre-coup bizarre j'ai la sensation d'une agonie; quelque chose m'étouffe et m'oppresse, et je suffoque jusqu'à l'angoisse, quand je songe à deux êtres en amour.

Que de fois me suis-je éveillé au milieu de la nuit, défaillant à tous les râles et à tous les cris devenus tout à coup perceptibles de la ville endormie, les cris de rut et de volupté qui sont comme la respiration nocturne des cités! Ils montaient, me submergeaient d'une marée de spasmes, d'un flux pesant d'étreintes, et, la poitrine écrasée, avec des sueurs d'agonie aux tempes et le cœur lourd, si lourd, je devais me lever, et pieds nus, haletant, courir à ma fenêtre, l'ouvrir à deux battants, et là essayer de respirer. Quelle atroce sensation! Deux bras de fer me brisaient les côtes et comme une faim aussi me creusait l'estomac et me tenaillait tout l'être! Une faim d'amour à en mourir.

Oh! ces nuits! Que de longues heures je suis demeuré là, penché sur les arbres immobiles d'un square ou sur les pavés d'une rue déserte, à épier le silence de la ville, tressaillant au moindre bruit et le cœur martelé d'angoisse, que de nuits j'ai passées à attendre que mon tourment consentît à s'éteindre et mon désir à replier ses ailes, ses lourdes ailes impatientes et méchantes, cognées aux parois de tout mon être avec des battements de grand oiseau convulsif!

Oh! mes cruelles et interminables nuits de révolté et d'impuissant sur le rut de Paris endormi, ces nuits où j'aurais voulu étreindre tous les corps, humer tous les souffles et boire toutes les bouches, et qui me trouvaient, le matin, affalé sur le tapis et l'égratignant encore de mes mains inertes, ces inutiles mains qui n'ont jamais saisi que du vide et dont les envies de meurtre crispent encore les ongles, vingt-quatre heures après mes crises, ces ongles que je finirai par enfoncer quelque jour dans la chair satinée d'une nuque, et... Vous voyez bien qu'un démon me possède..., un démon que les médecins traitent avec du bromure et de la valérianate d'ammoniaque, comme si les médicaments pouvaient avoir raison d'un tel mal!

«Février 1898.—Pourquoi cette sotte rencontre me poursuit-elle avec cette persistance? Elle a remué en moi je ne sais quoi d'innommable et de malsain, quelque chose que je ne soupçonnais pas, et quoi de plus simple pourtant en y réfléchissant, que la rencontre de ces deux masques?

Une femme en collégien, le képi sur l'oreille, la poitrine sanglée dans la tunique à boutons de métal, et avec elle cet ignoble drôle en soutane, traînant dans le ruisseau la dignité du prêtre, sûrement quelque voyou. Il n'y avait, pas à s'y méprendre par cette nuit de mardi-gras; et puis le dandinement de la femme, ses fortes hanches sous le drap de la tunique, l'effronté maquillage de cette face de fille, tout criait la noce et la crapule d'une nuit de carnaval, tout, jusqu'à l'air béat et le sourire oblique de ce camelot en soutane et en rabat! Mais, dans cette rue mal éclairée du quartier des Halles, à la porte de cet hôtel meublé, la silhouette de ces deux masques devenait périlleuse, inquiétante. L'heure était louche aussi, près de minuit. Que venaient-ils de faire tous deux dans ce logis de rencontre? Et elle était abominable, ignominieuse et sacrilège, l'idée qu'imposait fatalement ce collégien androgyne accompagné de ce pseudo-curé.

Je suis maintenant les bals masqués, j'ai la fascination du masque. L'énigme du visage que je ne vois pas m'attire, c'est le vertige au bord du gouffre; et dans la cohue des bals de l'Opéra, comme dans le promenoir bruyant et triste des music-hall, les yeux entrevus par les trous du loup ou sous la dentelle des mantilles ont pour moi un charme, une volupté de mystère qui me surexcite et me grise d'une fièvre d'inconnu. Cela tient de l'aléa du jeu et de la furie de la chasse; il me semble toujours que sous ces masques luisent et me regardent les liquides yeux verts du pastel que j'aime, le regard lointain de l'Antinoüs.

«Mars 1898.—Quel étrange rêve j'ai fait, cette nuit! J'errais dans les rues chaudes d'un port, dans le bas quartier d'un Barcelone ou d'un Marseille, rues puantes et fraîches avec leurs tas d'ordures amoncelées aux portes et l'ombre bleue de leurs grands toits. Toutes dévalaient vers la mer, la mer pailletée d'or, comme frottée de soleil, apparue avec des vergues et des mâtures lumineuses au bout de chaque voie; au-dessus de ma tête, l'azur éclatait implacable, et j'allais, à travers ces longs corridors frais et sombres, dans l'abandon de tout un quartier désert, un quartier, on eût dit de ville morte, vidé tout à coup d'étrangers et de marins et où j'errais seul, dévisagé et fouillé jusqu'à l'âme par les yeux des prostituées, assises à leur fenêtre ou debout sur les seuils.

Et elles ne me parlaient pas. Appuyées aux rebords de grandes baies ou raidies dans l'embrasure des portes, elles se taisaient, les seins et les bras nus, bizarrement maquillées de rose, les sourcils charbonnés sous les cheveux en tire-bouchon piqués de fleurs en papier et d'oiseaux de métal, et toutes se ressemblaient!

On eût dit de grandes marionnettes, de longues poupées mannequinées oubliées là dans la panique, car je devinais qu'une peste, quelque effroyable épidémie rapportée d'Orient par les navires avait balayé cette ville et l'avait faite vide d'habitants; et j'étais seul avec ces simulacres d'amour abandonnés par les hommes au seuil des maisons de joie et déjà, depuis des heures, j'errais sans pouvoir sortir de ce quartier morne, obsédé par les yeux vernissés et fixes de tous ces automates, quand une soudaine idée me venait que toutes ces filles étaient des mortes, des pestiférées ou des cholériques pourrissant là, dans la solitude, sous des masques de plâtre et de carmin, et mes entrailles se liquéfiaient de froid. Et malgré ce froid, m'étant approché d'une fille immobile, je voyais en effet qu'elle avait un masque; et l'autre fille, debout à la porte voisine, était aussi masquée, et toutes étaient horriblement pareilles sous l'identique coloriage brutal.

J'étais seul avec des masques, avec des cadavres masqués, pis que des masques, quand tout à coup je m'apercevais que sous ces faux visages de plâtre et de carton les prunelles de ces mortes vivaient.

Les yeux vitreux me regardaient.

Je m'éveillai avec un cri, car toutes ces femmes, je les avais au même instant reconnues. Elles avaient toutes les yeux de Kranile et de Willie, Willie la mime, Kranile la danseuse, l'œil gauche de Kranile, l'œil droit de Willie, si bien que, bigles, toutes ces mortes paraissaient borgnes.

Est-ce que je vais avoir la hantise des masques, maintenant?

L'EFFROI DU MASQUE

«Avril 98.—Des masques! j'en vois partout. La chose affreuse de l'autre nuit, la ville déserte avec tous ses cadavres masqués au seuil des portes, ce cauchemar de morphine et d'éther s'est installé en moi. Je vois des masques dans la rue, j'en vois sur la scène au théâtre, j'en retrouve dans les loges. Il y en a au balcon, il y en a à l'orchestre, partout des masques autour de moi. Les ouvreuses, qui me rendent mon pardessus, ont des masques; des masques se pressent sur le péristyle, à la sortie, et le cocher du fiacre qui me ramène ce soir, a la même grimace de carton figée sur son visage!

C'est une chose vraiment par trop effroyable que de se sentir seul à la merci de toutes ces faces d'énigme et de mensonge, seul au milieu de tous ces ricanements et de ces menaces immobilisés dans des masques. J'ai beau me persuader que je rêve et que je suis le jouet d'une vision, tous ces visages de femmes, fardés et peints, toutes ces bouches au minium et ces paupières soulignées de kohl, tout cela a créé autour de moi une atmosphère de transe et d'agonie... Le maquillage! c'est là d'où vient mon mal.

Heureux suis-je, maintenant, quand ce ne sont que des masques! Parfois, je devine le cadavre dessous, et ce sont souvent plus que des masques, puisque ce sont des spectres que je vois.

L'autre soir, dans cette espèce de café-concert de la rue Fontaine où j'étais venu m'échouer avec Tramsel et de Jocard, cette soi-disant chanteuse mondaine pour laquelle ils m'avaient conduit là, comment n'ont-ils pas vu que c'était une morte?... Oui, une morte sous la somptueuse et lourde sortie de bal, qui la gaînait et la tenait toute droite, comme au fond d'une guérite de velours rose rebrodé et passementé d'or..., un vrai cercueil de reine d'Espagne. Mais eux, amusés de sa voix blanche et de sa maigreur, la trouvaient falote, et, tout au plus, drôle... Drôle! cette épithète veule, inconsistante et molle qu'ils appliquent à tout maintenant. La femme avait, en effet, une toute petite tête amenuisée d'une joliesse macabre dans l'amoncellement de fourrures de son manteau de théâtre, et ils la détaillaient, intéressés surtout au roman qu'on prête à cette femme, une petite bourgeoise lancée dans la haute noce à la suite d'une toquade pour je ne sais quel cabot; et aucun d'eux n'a vu, et personne non plus, d'ailleurs, dans cette salle, la chose qu'ont saisie mes yeux tout d'abord: posées à plat sur le satin blanc de la robe, les deux mains de cette chanteuse, deux mains de squelette, deux jeux d'osselets gantés de Suède blanc, les mains impressionnantes d'un Albert Dürer, dix doigts de morte mal emmanchés au bout de deux trop longs et trop grêles bras de mannequin;... et, pendant que cette salle convulsionnée de rire et trépidante de joie faisait de ses lazzis et de ses cris d'animaux une ovation douloureuse à cette femme, l'impression s'affirmait en moi que ses mains n'étaient pas plus celles de son corps que ce corps aux épaules trop hautes n'était celui de sa tête; et c'était une affre et un malaise que la conviction établie en moi, que je n'écoutais pas chanter une femme vivante, mais un automate aux pièces disparates et montées de bric et de broc, peut-être pis encore, une morte hâtivement reconstituée avec des déchets d'hôpital, quelque macabre fantaisie d'interne imaginée sur les bancs de l'amphithéâtre; et cette soirée commencée comme un conte d'Hoffmann s'achevait en vision d'hôpital.

Oh! cette Olympia de beuglant, comme elle a précipité la marche de mon mal!

«Mai 1898.

O frères, tristes lys, je languis de beauté
Pour m'être désiré dans votre nudité,
Et vers vous, nymphes, nymphes de ces fontaines,
Je viens au pur silence offrir mes larmes vaines,
Les hymnes du soleil s'en vont. C'est le soir,
J'entends les herbes d'or grandir dans l'ombre sainte
Et la lune perfide élève son miroir,
Si la fontaine claire est par la nuit éteinte.
Ainsi, dans ces roseaux harmonieux jeté,
Je languis, ô saphir, par ma triste beauté;
Saphir antique et source magicienne,
Où j'oubliais le rire de l'heure ancienne,
Que je déplore ton éclat fatal et pur!

Autrefois, aux heures mauvaises, je n'avais qu'à ouvrir mes écrins et à appuyer mes tempes à l'eau froide des gemmes pour les rafraîchir... Le sombre azur des saphirs surtout me calmait; le saphir, la pierre de la solitude et du célibat, le saphir, le regard de Narcisse... Frantz Ebner, le joaillier de Munich, m'en a rapporté de si beaux, des saphirs de l'Inde d'une eau profonde et claire où les nuits transparentes de Ceylan sont comme demeurées, des saphirs nocturnes où naguère je noyais toujours ma fièvre, quand j'y caressais et mes yeux et mes doigts.

Et les beaux vers de Paul Valéry! Quel calme leur mélancolie nostalgique et sublime apportait en moi! A mon horrible mal ils substituaient, ces vers, la brûlure de Narcisse; et cette brûlure était encore de la fraîcheur auprès de l'âme de soufre et de phosphore qu'ont allumée en mon être les yeux dolents de l'Antinoüs... Les saphirs ne m'apaisent plus depuis que je suis hanté par les masques.

«1er juin 1898.—Est-ce pour s'être trop complu dans l'eau froide des joyaux que mes prunelles ont pris cette clairvoyance atroce? La vérité est que je souffre et meurs de ce que ne voient pas les autres et de ce que, moi, je vois! Mon hallucination n'est qu'un sens de plus: c'est l'innommable de l'âme humaine remonté à fleur de peau qui prête à tous ces visages les apparences de masques. J'ai toujours souffert, comme d'une tare, de la laideur des gens rencontrés dans la rue, des petites gens surtout, ouvriers se rendant à leur travail, petits employés à leur bureau, ménagères et domestiques, laideurs d'un comique attristant et morne encore aggravées par les vulgarités de la vie moderne, la vie moderne et ses promiscuités dégradantes... Oh! sous une pluie de novembre, l'intérieur d'un bureau d'omnibus!

Les laideurs de la rue parisienne, la pauvreté de certaines nuques aux cheveux rares, la face chafouine de certaines bonnes en courses, la chlorose éreintée et vicieuse de leurs lèvres trop pâles et les yeux obliques, toujours chavirés sous les paupières bourgeonnantes, de certains suiveurs de femmes! Ah! les laideurs de la rue parisienne! Avec les premiers froids il y en a qui deviennent terribles! Mais celles-là, du moins, je me les expliquais.

Ces pauvres faces déprimées de vieux artisans et de petits bourgeois portaient le souci quotidien des basses besognes, le poids des préoccupations mesquines, l'inquiétude des échéances et la terreur des fins de mois; la lassitude de tous ces sans-le-sou aux prises avec la vie, une vie rance et sans imprévu, toute la tristesse même d'exister sans une pensée un peu haute sous le crâne leur avait fait ces laideurs mornes et plates.

Le moyen de trouver un regard dans tous ces yeux fixés d'hébétude ou durcis par la haine, dans tous ces yeux de pauvres hères, vitreux ou criminels? Naturellement, la pensée, quand il y en a une en eux, ne peut être qu'ignoble ou sordide: on n'y voit luire que des éclairs de lucre et de vol; la luxure, quand elle y passe, est vénale et spoliatrice. Chacun dans son for intérieur ne songe qu'au moyen de piller et de duper autrui.

La vie moderne, luxueuse, impitoyable et sceptique a fait à ces hommes comme à ces femmes des âmes de garde-chiourme ou de bandits: têtes aplaties et venimeuses de vipères, museaux retors et aiguisés de rongeurs, mâchoires de requins et groins de pourceaux, ce sont l'envie, le désespoir et la haine, et c'est aussi l'égoïsme et c'est aussi l'avarice, qui font de l'humanité un bestiaire où chaque bas instinct s'imprime en traits d'animal.... Mais ces masques ignobles! dire que je les ai longtemps crus l'apanage des classes pauvres, ô préjugé des races, des classes pauvres!

Quel blasphème! je n'avais pas regardé les miens.

«10 juin 1898.—Une joie dans mon enfer, une consolation dans les ténèbres hantées où je me débats, si toutefois c'est une consolation de ne plus s'y débattre seul!

Un autre homme a la même obsession que moi, un autre homme a la hantise des masques, un autre homme les redoute et les voit, et cet homme est un grand peintre, un artiste anglais connu de toute l'Europe, une des gloires de Londres: Claudius Ethal, le fameux Ethal, qu'un procès retentissant avec lord Kerneby vient d'éloigner d'Angleterre et d'amener à se fixer à Paris.

Lord Ethal voit aussi des masques; mieux, il dégage immédiatement le masque de tout visage humain. La ressemblance avec un animal est le premier caractère qui le frappe dans chaque être rencontré.... et de cette effroyable clairvoyance il souffre avec une telle acuité, qu'il a dû renoncer à son métier. Lui, le grand peintre de portraits, il ne fera plus désormais que des paysages, lui, Claudius Ethal, l'auteur de la Jeune fille à la rose et de la Dame en vert!

Par quel secret pressentiment ce visionnaire a-t-il été averti de mon mal? Est-ce d'instinct ou sur des renseignements, documenté par des indiscrétions d'amis, qu'il est venu à moi brusquement, dans ce salon, avant-hier, et avec une familiarité que n'autorisait pas la banale présentation d'avant le dîner, pourquoi m'a-t-il dit de cette voix basse et lointaine, une voix toute changée qui n'était plus celle qu'il avait à table, pourquoi m'a-t-il dit avec cet air de complicité et de mystère: «Ne trouvez-vous pas, monsieur le duc, que la marquise de Sarlèze ressemble étrangement à une cigogne ce soir?»

C'était fou et c'était vrai.

Avec son long cou granulé, sa face étroite, ses yeux ronds aux paupières membraneuses, avec son grand nez effilé surtout, effilé comme un bec et l'artifice évident des faux cheveux adhérant mal au crâne, la marquise de Sarlèze était, ce soir-là, une effarante cigogne de cauchemar. La ressemblance m'apparut tout à coup criante, et je sentais ma raison sombrer dans de l'inconnu; car dans la buée lumineuse des lustres, le long des hautes fenêtres long drapées de satin vert pâle et dans l'embrasure des portes, les salons de l'hôtel de Sarlèze venaient de se peupler de masques.

C'est cet Anglais qui les évoquait et les imposait à ma vision. La femme au piano, qui chantait, à moitié nue, comme entraînée en avant par le poids de sa gorge, avait le profil d'une brebis bêlante; le blond de ses cheveux avait jusqu'à l'aspect terne et laineux d'une toison. De Tramsel dégageait un museau de renard, Mireau, le romancier, une gueule de hyène; dans le groupe des femmes assises, toutes les fleurs du faubourg en corbeille pourtant, c'étaient de lourdes faces bovines, des prunelles aqueuses de vache ruminante à côté de fronts fuyants de carnassier et d'yeux ronds d'oiseau de proie.

Et ce terrible Anglais me nommait toutes les ressemblances. Debout près du Pleyel, la dame à la face moutonnière, la comtesse de Barville, continuait à bêler du Chaminade; un pianiste, un professionnel aux yeux saillants de batracien dans une pauvre petite figure écrasée et stupide, l'accompagnait en saccade avec des gestes hâtifs.

Claudius Ethal, penché à mon oreille, continuait sa nomenclature de monstres: l'enfilade des salons de l'hôtel de Sarlèze, leurs longs parallélogrammes d'anciennes boiseries à peine rehaussées d'or, ce diabolique Anglais les avait peuplés littéralement de spectres et, comme dans un envoûtement, l'atmosphère toute grouillante de larves, telle une goutte d'eau vue au microscope, laissait transparaître avec les âmes les épouvantables faces des instincts et des pensées ignobles. Autour de nous grimaçaient, tournoyaient des bouches d'ombre.

Le cauchemar prit fin lorsque l'Anglais se tut.

LE GUÉRISSEUR

«Juin 98.—Quel homme est-ce que cet Ethal? Un sincère, un prodigieux artiste ou un mystificateur?... Je sors de son atelier, bouleversé, intrigué, et pourtant sous le charme; un instant je me suis cru guéri... Eh bien, non, puisque je suis aussi inquiet qu'avant, mais d'une autre inquiétude, moins anxieux sur mon cas, mais si troublé par l'homme!

Quel merveilleux improvisateur, quel éveilleur d'idées neuves, étranges et qui, néanmoins, semblent vraies.

Ce Claudius Ethal m'a ensorcelé et je n'ai rien vu dans son atelier, pas un crayon, pas un croquis, pas un bout de toile... Et quel singulier atelier pour un sensuel et somptueux artiste comme lui! Quatre murailles nues éclairées par le jour froid d'un grand châssis, une vue de toits, et quels toits! Le Panthéon et les tours de Saint-Sulpice, car cet Anglais a trouvé le moyen d'aller se loger de l'autre côté de l'eau, au bout du monde, derrière le Luxembourg...

Et dans ce vaste hall au plafond si haut qu'il en paraît reculé dans l'ombre, pas un bibelot, pas une tache claire d'ancienne étoffe ou de dorure de cadre: le dénûment d'un atelier de peintre de décors. Un luxe, cependant, dans cette austérité: les moires d'un parquet ciré et frotté à s'y regarder, un parquet luisant comme une glace, et, dans un angle, le haut miroir d'une psyché Empire entre deux montants d'acajou surchargés de masques.

Des masques de Debureau, faces pâles de Pierrots aux narines pincées, aux sourires minces; masques japonais, les uns de bronze, les autres de bois laqué; masques de la comédie italienne, ceux-là de soie et de cire peinte, quelques-uns même de gaze noire tendue sur des fils de laiton, des masques de Venise énigmatiques et légèrement horribles comme ceux des personnages de Longhi; c'était toute une guirlande grimaçante posée autour de l'eau dormante du miroir.

J'étais venu voir le peintre et sa peinture, et je tombais sur une collection de masques. J'eus un moment de quasi-effroi.

«Je les ai sortis pour vous, faisait Claudius Ethal avec un geste gracieux de maître de danse, j'en ai une collection assez complète. Les masques de Debureau deviennent assez, rares; puis j'en ai quelques curieux de Venise: ceux-là sont introuvables aujourd'hui. Je ne vous parle pas des japonais. Le Yeddo est maintenant à Londres et avenue de l'Opéra.» Et comme je demeurais sur mes gardes:

«Ne craignez donc rien, la seule chance de guérison que vous ayez de cette obsession des masques, c'est de vous familiariser avec eux et d'en voir quotidiennement. Contemplez-les longuement, maniez-les même et pénétrez-vous de leur horrifiante et géniale laideur, car il y en a qui sont œuvres de grands artistes. Leurs laideurs rêvées atténueront en vous la pénible impression de la laideur humaine... La guérison par les semblables, c'est de l'homéopathie, en somme; je connais votre cas, c'est le mien. Je ne me suis pas exilé de Londres pour un autre motif. L'atmosphère fuligineuse et le brouillard de la Tamise y développent d'une façon par trop affreuse les côtés de spectre et de poupée des êtres. Je respire tellement mieux depuis que je vis avec ces masques! Aussi, je les ai tous sortis pour vous.» Et s'effaçant avec une grâce falote de danseur, Ethal me découvrait un somno d'acajou du même style que sa psyché; tout un monceau de masques en encombrait les coussins.

Je dois l'avouer, il y en avait de charmants et de terribles. Les masques japonais surtout ravissaient le peintre: masques de guerriers, masques de comédiens et masques de courtisanes, les uns effroyables, crispés et convulsés, le bronze des joues creusé de mille rides avec du vermillon larmant au coin des yeux et de longues traînées vertes au coin des bouches, telles des bavures de fiel. L'Anglais en caressait les longues chevelures noires rapportées. «Ce sont des masques de démons, disait-il; les Samouraï les portaient à la guerre pour terroriser l'ennemi. Celui-là couvert d'écailles vertes, avec entre les narines deux pendeloques d'opale, c'est un masque de génie marin. Celui-ci, avec ses touffes de poils blancs en guise de sourcils et les deux mêmes pinceaux de crin au bord des lèvres, c'est un masque de vieillard. Ces autres-là, d'un blanc de porcelaine, d'une matière unie et fine comme une joue de mousmé et si douce au toucher, des masques de courtisanes. Voyez, ils se ressemblent tous avec leurs narines délicates, leurs faces rondes et leurs lourdes paupières bridées; ils sont tous à l'effigie de la déesse. Les perruques sont-elles d'un assez beau noir? Ceux-là qui pouffent de rire dans leur immobilité, des masques de comédiens.»

Et ce diable d'homme citait les noms des démons, des dieux et des déesses; son érudition enchantait: «Bah! j'ai si longtemps habité là-bas!» Il maniait maintenant les légers édifices de gaze et de soie peinte des jolis masques vénitiens.

«Voici un Cocodrilla, un capitaine Fracasso, un Pantalon et un Matamore. Les nez seuls diffèrent et l'ébouriffement des moustaches, si vous y regardez de près. Ce masque de soie blanche avec d'énormes besicles, dégage-t-il un effroi assez comique? C'est un docteur Curucucu, un vrai fantoche de contes d'Hoffmann. Quant à celui-ci, tout en crin noir, avec ce long nez en spatule, l'air d'un bec de cigogne se terminant en cuiller, pouvez-vous imaginer quelque chose de plus épouvantable? C'est un masque de duègne. Une amoureuse était bien gardée quand elle courait la ville, flanquée d'une matrulle ornée d'un appendice pareil. C'est tout le carnaval de Venise qui défile et parade devant nous sous le camail et le domino, embusqué derrière ces masques, e poppe! Voulez-vous une gondole? Où allons-nous? A San Marco ou au Lido?»

Et il riait. Sa verve m'étourdissait et je riais comme lui, charmé par sa faconde, ébloui par le scintillement de tant de souvenirs, et je ne voyais plus dans les trous d'yeux de tous ces masques les affreuses lueurs de soufre, qui jadis y pâlissaient pour moi.

«C'est assez pour aujourd'hui, déclarait-il après une heure et demie de divagations, il faudra revenir et le plus souvent possible. Votre cas est si intéressant! Quand vous serez plus aguerri, nous feuilletterons ensemble les albums des grands déformateurs, les Rowlandson, les Hogarth, les Goya surtout. Ah! le génie de ses caprices, l'horreur apaisante de ses sorcières et de ses mendiants! Mais vous n'êtes pas encore mûr pour le terrible Espagnol. Son œuvre, voilà le philtre de guérison. Il y a aussi Rops, mais les côtés luxurieux de l'artiste réveilleraient en vous des fièvres qu'il faut laisser dormir. Ensor peut-être et ses cauchemars modernes, quand vous serez en bonne voie. C'est une vraie cure que j'entreprends.

«Si nous étions à Madrid, je vous dirais d'aller, tous les matins, au Prado vous suggestionner devant les fous de Vélasquez, les fous des Hasbourg; il y a là un choix divertissant. Mais, au fait, allez donc au Louvre. L'Antonio Moro, le fameux nain du duc d'Albe vous sera d'un enseignement puissant. D'abord, il vous familiarisera avec ma figure: on dit qu'il me ressemble, et là-dessus, adieu ou, plutôt, à bientôt.

«Vous guérirez sûrement.»

«Juillet 98.—Pourquoi Claudius Ethal m'a-t-il dit qu'il ressemblait à l'Antonio Moro du Louvre? Pour me troubler ou se moquer de moi?

Ce Claudius Ethal est, paraît-il, un terrible mystificateur. A Londres, il a pratiqué le fun avec de tels raffinements d'à-propos et de malice qu'il a dû s'expatrier en France; sa situation, là-bas, n'était plus tenable. Son procès avec lord Kerneby, au sujet du portrait de la duchesse, n'a été qu'un heureux prétexte; la vérité est qu'il a fui de justes colères et l'explosion de vieilles rancunes, rancunes et colères attisées avec un art d'ironiste qui met chez lui le mystificateur bien au-dessus du peintre de portraits. Le scandale de sa condamnation, la perte de son procès n'ont été que des représailles; les tribunaux ont frappé en lui bien plus le fumiste incorrigible et triomphant, que l'artiste atrabilaire, grincheux et sans parole.

Pendant dix ans, fort de son talent et de son grand nom, peintre attitré de l'aristocratie et presque assuré d'une impunité garantie par le crédit de sa clientèle, il a bafoué et ridiculisé cette aristocratie dans ce qui lui tient le plus douloureusement au cœur, dans sa morgue et son hypocrisie. On cite de lui des histoires effroyables: d'abord celle de la marquise de Clayvenore, princesse et dame d'honneur de la reine, invitée par lui à luncher dans son atelier de Windsor, dans la banlieue londonienne, et, là, brusquement mise en face du terrifiant portrait de deux clowns excentriques, des deux frères Dario, qui, il y a trois ans, révolutionnèrent les music-hall de New-York et de Londres, Reginald Dario, le géant, et Edwards Dario, le nain. Lady Clayvenore, l'avant-veille, avait vu les deux excentriques à l'Aquarium et gardait encore toute neuve la vision de leurs grimaces et de leurs contorsions. Lady Clayvenore croyait trouver dans l'atelier d'Ethal des portraits de femmes et d'enfants; elle tombe au crépuscule sur ce cauchemar peint, les faces torturées des deux phénomènes; puis voilà que l'atelier se fait obscur. C'était fin décembre, et le jour baisse vite en hiver, et lady Clayvenore s'aperçoit qu'elle est seule dans l'atelier désert. Claudius Ethal a disparu, et pendant que, tremblante, elle cherche une porte, une issue sous des portières qui ne s'écartent plus, l'hallucinant portrait s'anime. Le nain d'abord, comme un crapaud, saute hors du cadre, puis le géant s'en envole, maigre et long, avec des battements d'aile de vautour, et, autour de la pauvre femme atterrée, un étrange sabbat commence. Avec d'atroces dislocations du torse et des bras c'est le numéro qu'elle a vu à l'Aquarium l'avant-veille, mais fantomatique, spectral dans la solitude de cet atelier désert; la danse de deux larves s'y aggrave d'ombre et de silence.

Les deux excentriques, loués et stylés d'avance par Claudius Ethal, exécutèrent leurs exercices en conscience; mais, à la suite de cette private séance, lady Clayvenore garda le lit pendant huit jours, et, si elle n'eût été en instance de divorce avec lord Clayvenore, ce mauvais plaisant d'Ethal eût reçu des témoins.

«Cette divine marquise, aurait dit le peintre en manière d'excuse, elle déclarait toujours qu'en fait de sensations elle n'appréciait que les imprévues, les violentes et les profondes. J'ai cru bien faire en la servant à souhait. Et puis, aurait-il ajouté avec un claquement de langue de fin connaisseur, cette pauvre milady! Jamais je n'ai vu à un visage humain une si intense, une si superbe expression de terreur. Je la regardais en extase: c'était de la volupté, de la détresse, de l'horreur et du charme... J'en ferais de souvenir une merveilleuse lady Macbeth, une lady Macbeth somnambule.»

Et ce n'est là qu'un des moindres tours prêtés à ce diable d'homme.

Dans l'équipée qu'il fit à White Chapel avec lady Feredith, une milliardaire américaine, une Yankee épousée, fantasque, mal élevée et éthéromane, et qui avait eu la curiosité malsaine de ce quartier de prostituées et de voleurs, les choses auraient été poussées beaucoup plus loin encore. Deux malandrins apostés par le peintre auraient traité la grande dame en quête de sensations sinistres comme une des misérables filles qui rôdent là le soir, et l'attaque nocturne simulée se serait terminée en violences et en voies de fait dont l'Américaine ne se serait pas plainte: dépouillée de ses bijoux, atteinte dans sa pudeur, cette assoiffée d'inconnu n'aurait regretté rien; mieux, elle aurait même inspiré à l'artiste une de ses plus belles études, exposée sous ce titre: Messalina. On voit que ce Claudius Ethal en avait de joyeuses.

Enfin, pour clore la série de ses fantaisies avouables, c'était l'histoire du portrait de la baronne Desrodes, petite juive convertie, dont le mariage annulé en cour de Rome et les robes esthétiques et les ameublements en laque vert asperge ont défrayé une année les chroniques. En crise aiguë de snobisme, Ealsie, (comme l'appellent ses intimes) s'était mise en tête d'avoir un portrait d'Ethal; Helleu et la Gandara, ses peintres ordinaires, ne lui suffisaient plus. Pour l'obtenir, ce portrait, elle avait franchi le détroit, s'était installée à Londres, avait mis en branle toutes ses relations. Whistler et Hercomer, qui avaient déjà commis des portraits d'elle, avaient été sollicités, requis pour une présentation à Claudius, et ça avait été la série de dîners et de réceptions dans le petit hôtel de Charing Cross, où Ealsie avait transporté toute son installation de Paris en vue d'éblouir tous ces bons Anglais: meubles de laque verte incrustés de diamants, vitrines d'uniques Saxes et d'introuvables Sèvres blancs, et toute la collection des grenouilles, de Massier, de Carriès, de Lachenal, de Bigot et du Japon, car fétichiste comme toutes celles de sa race, snobisme ou superstition, la baronne Desrodes est la femme des grenouilles, comme le comte de Montesquiou est l'homme des chauves-souris, et tous deux croient révolutionner le monde... O pauvretés! ô mesquineries! ô vanités!

Bref, la baronne obtient les séances désirées du peintre. Ethal consent sans trop se faire prier; il se décide même à portraiturer la baronne à Charing-Cross, dans son cadre, au milieu de ses meubles en laque verte, de ses grenouilles et de ses bibelots familiers. La baronne exulte: elle a apprivoisé le sauvage et l'indompté qu'est le grand Ethal; elle en fait part aux petites amies: Ethal consent à la peindre chez elle, ce qu'il n'a jamais fait pour personne. A une condition pourtant: c'est qu'elle ne verra le portrait qu'achevé. Il emporte sa toile après chaque séance et la rapporte avec lui pour la suivante. Conditions dures qui sont acceptées cependant. Le peintre se met à l'œuvre, et quand, le portrait terminé, le ban et l'arrière-ban des amis et connaissances sont convoqués dans l'atelier du peintre pour admirer le portrait d'Ealsie, horreur et stupeur!... Assise au milieu de ses batraciens de faïence et de bronze, Ealsie elle-même a une tête verte, des yeux d'eau saumâtre, énormes, cerclés d'or dans une face écrasée, une gorge pareille à un goître; et ses bras nus, d'une chair filandreuse et flasque, croisent sur ce goître deux petites mains palmées: la baronne Desrodes est une grenouille, une humaine et féerique grenouille, trônant au milieu de son peuple... La baronne refusa le portrait et assigna le peintre à la chambre des sollicitors. «Que voulez-vous? trouva Ethal, c'est son physique qui en est cause. Elle tente la caricature et défie le portrait.» Et on cite de Claudius Ethal des fantaisies moins avouables. Et c'est cet homme qui prétend me guérir; je suis entre les mains de cet homme. Que veut-il de moi? J'avoue qu'une angoisse est en moi, cet Anglais me fait peur.

L'EMPRISE

«Juin 1898.—Cet homme a dit vrai: il ressemble au nain du duc d'Albe. Je suis retourné trois fois au Louvre m'absorber devant l'Antonio Moro et, à chaque visite, s'est affirmée la ressemblance odieuse: Ethal est l'effarant sosie du gnome encapuchonné du maître flamand.

Il en a la tête énorme, l'encolure épaisse, le torse trop long, comme dévié sur les jambes trop courtes, le je ne sais quoi d'oblique et de tortu. Les mains noueuses et poilues du nain, ses doigts crochus cerclés de bagues lourdes sont les mains et les doigts d'Ethal. Ethal a ce front bas, ces sourcils en broussaille et ce nez bulbeux et renifleur; cette bouche sarcastique est la sienne; siennes ces paupières grasses et pesantes à l'abri desquelles une malice embusquée clignote et luit.

Cette physionomie malfaisante et sensuelle de Kobold déguisé en bouffon ducal, est, à crier, la physionomie de mon peintre. On sent en lui une âme attentive et sournoise, toute de luxure et d'ironie, une âme faunesque, que la morgue et le kant anglais costument mal et, certes, les éclatants oripeaux et la sonnaillante marotte d'un fou lui siéraient mieux que le frac, tant son être est d'une ambiguïté grimaçante... Un détail surtout impressionne en lui: cette poitrine velue, cyniquement offerte dans l'échancrure démesurée de ses cols, une poitrine de charretier, où semble tapie quelque affreuse araignée hérissée de poils noirs...

Toutes ces choses hideuses et même répugnantes, je ne les avais pas remarquées, lors de nos premières rencontres; l'esprit de ce diable d'homme exerce sur moi un tel empire. Je ne m'en suis aperçu qu'à la longue, et encore Ethal a pris soin d'appeler mon attention sur cette ressemblance. Je n'ai découvert toutes ces choses qu'une fois averti, et c'est lui qui m'a envoyé au Louvre, lui qui m'a fait remarquer l'effrayante analogie qui existe entre cet horrible nain et Lui!

Pourquoi?... Et l'étrange, c'est que cette laideur, au lieu de m'éloigner, m'attire. Ce mystérieux Anglais me tient sous un charme, je ne peux plus me passer de lui.

Depuis que je le connais, la présence des autres m'est devenue plus intolérable encore, leur conversation surtout! Oh! comme elle m'angoisse et comme elle m'exaspère, et leur attitude, et leur façon d'être, et tout, et tout!... Les gens de mon monde, mes tristes pareils, comme tout ce qui vient d'eux m'irrite et m'attriste et m'oppresse, leur vide et bruyant bavardage, leur perpétuelle et monstrueuse vanité, leur effarant et plus monstrueux égoïsme, leurs propos de club!

Oh! le ressassage des opinions toutes faites et des jugements appris, le vomissement automatique des articles lus, le matin, dans les feuilles et qu'on reconnaît au passage, leur désespérant désert d'idées, et là-dessus l'éternel plat du jour des clichés trop connus sur les écuries de courses et les alcôves des filles... et les loges des petites femmes! Les petites femmes,... autre loque de langage, la sale usure de ce terme avachi!...

O mes contemporains, mes chers contemporains,... leur idiot contentement d'eux-mêmes, leur suffisance épanouie et grasse, le stupide étalage de leurs bonnes fortunes, les vingt-cinq et cinquante louis sonnant de leurs prouesses tarifées toujours aux mêmes chiffres, leurs gloussements de poules et leurs grognements de porcs, quand ils prononcent le nom de certaines femmes, l'obésité de leurs cerveaux, l'obscénité de leurs yeux et la veulerie de leur rire! Beaux pantins d'amour en vérité, avec l'affaissement esquinté de leurs gestes et le démantibulé de leur chic (le chic, un mot hideux qui sied comme un gant neuf à leur allure, affalée, de croque-morts, épanouie, de Falstaff)... O mes contemporains, les ceusses de mon cercle, pour parler leur argot ignoble, depuis le banquier juif qui les a eues toutes et racole cyniquement pour l'Affaire, jusqu'au gras journaliste qui a son couvert, lui aussi, chez toutes, mais à de moindres taux, et parle tout haut ses articles, comme je les hais, comme je les exècre, comme j'aimerais leur manger et le foie et le fiel et comme je comprends les bombes de l'Anarchie!

Pourquoi Ethal a-t-il éveillé en moi ce déchaînement de haine!... Certes, cette horreur des hommes, cette abomination des mondains surtout, je les ai toujours eues en moi, mais comme assoupies et couvées sous la cendre, latentes,... Mais depuis que je le vois, c'est comme un ferment qui s'aigrit et bouillonne, une fureur me soulève tout, comme un vin nouveau, un vin d'exécration et de haine; tout mon sang bout, toute ma chair me fait mal, mes nerfs s'exacerbent et mes doigts se crispent, des envies de meurtre traversent mon cerveau... Tuer, tuer quelqu'un, oh! comme cela m'apaiserait, éteindrait ma fièvre... et je me sens des mains d'assassin.

Si c'est là la guérison promise! et pourtant la présence et la conversation de Claudius me sont un bien-être, sa présence me rassure et sa voix me calme... Depuis que je le vois, les figures d'ombre qui grimaçaient autour de moi sont moins distinctes, je n'ai plus l'obsession lancinante des masques,... et le vertige des yeux verts, des glauques prunelles de l'Antinoüs s'est évanoui!...

Les yeux, les yeux, je n'ai plus la folie des yeux, cet homme a enchanté mon mal; sa conversation est d'un tel charme, c'est un tel éveilleur d'idées, ses moindres phrases trouvent en moi de tels échos. Ce sont mes pensées, même les plus lointaines, les pas encore nées, celles que je ne soupçonnais pas, que sa parole évoque et fait naître. Ce mystérieux causeur me raconte à moi-même, donne un corps à mes rêves, il me parle tout haut, je m'éveille en lui comme dans un autre moi plus précis et plus subtil; ses entretiens m'accouchent de moi-même, ses gestes fixent mes visions, et je lui dois la lumière et la vie.

Il a dissipé, écarté mes ténèbres; des spectres ne m'y menacent plus.

Et pourtant cette haine atroce et cette fureur de meurtre qui grandissent!

C'est une des phases de ma guérison, peut-être, car je guérirai, Claudius me l'a promis.

«Juillet 1898.—Claudius a, comme moi, la curiosité des music-hall et des bals publics. Le corps humain, dont la laideur aussi l'attriste et l'irrite, quand par hasard il se meut en beauté, devient pour lui une source de joies indicibles; la pureté des formes, leur souplesse et leur vigueur, lui aussi, l'apaisent et le rassérènent. Cette beauté, Claudius a, pour la découvrir, un œil d'une acuité singulière, et cela sous les plus piteuses loques, sous le déguisement des plus mornes haillons. Cette beauté, c'est surtout chez les filles des rues, les miséreux et les voyous, que son flair d'artiste la piste et la déterre, et avec quelle inquiétante divination! et c'est pourtant le peintre attitré des grandes dames!

Le goût de Claudius va à la chair gueuse, comme le pourceau va à la truffe. Il a pour la plaie et la guenille un amour perspicace et sûr de mauvais Christ, dit-il lui-même en goguenardant.

L'autre soir, dans ce bal de la rue de la Gaîté où nous étions entrés en revenant de Versailles, dans cette salle surchauffée et saturée d'exhalaisons rousses, au milieu de ce public d'ouvriers endimanchés, d'apprentis de métiers vagues et de toutes les prostitutions, comme son œil clair et sournois de jouisseur est allé de suite à ce couple: la femme, toute jeune encore, d'une maigreur ondulante sous les longs bandeaux plats empruntés à Mérode, toute jeune et déjà fanée, mais d'une fanerie morbide, capiteuse et vicieuse de faubourg parisien, quelque brunisseuse sans doute. O le rose fiévreux de son mauvais sourire et la cernure meurtrie de ses grands yeux voraces, et le regard noir dont elle suivait les gargouillades et les ébats de son danseur!

Ce danseur, sans doute son amant, l'avait lâchée et, un peu parti, l'air débraillé et casseur dans un complet de velours élimé, le torse en avant, le jarret tendu, il fringuait, tel un poulain échappé, dans ce bal, happant victorieusement les femmes au passage et les faisant pirouetter comme autant de toupies, à tour de rôle, l'une après l'autre, elles ravies et soulevées, lui bien campé sur ses talons!

Et la délaissée, la femme aux bandeaux noirs, la face étroite et les yeux durs, le surveillait, l'épiait, le guettait dans une angoisse sourde et une colère montante; les autres femmes avaient fait cercle, et lui, surexcité, fignolait maintenant un cavalier seul, risquait des ronds de jambes, des appels de pieds et des ruades. Il retroussait les pans de son veston, il se déhanchait, saluait jusqu'à terre la fille blême et muette et, croupe en l'air, comme un qui joue à saute-mouton, passait entre ses jambes la gouaillerie de sa face rieuse, osait encore des tortillements.

Et dans la salle électrisée, des rires éclataient, et des applaudissements. La fille était devenue verte; d'un geste, elle fouillait sous son tablier, sa poche, mais lui, l'empoignant à la taille, l'emportait dans une étreinte goulue, écrasait un baiser sur sa bouche et, les yeux dans les yeux et de l'humide aux lèvres, appuyés l'un à l'autre, les jambes enchevêtrées et partout se touchant étroitement, elle, pâmée et pardonnante avec un rire de femme chatouillée, lui, faraud, cabré et fier, valsaient et pirouettaient dans l'orgueil affiché de la paix enfin faite et se désiraient publiquement.

«Le drôle est beau, chuchotait Claudius à mon oreille, la petite ne s'embêtera pas cette nuit.»

J'avais un sursaut, sa voix m'avait réveillé d'un songe. L'œil clair et luisant de Claudius pesait sur moi comme une lame, j'en sentais entrer en moi le froid et le coupant; il inspectait toute mon âme, connaissait mon désir et jusqu'au trouble inavoué éveillé en ma chair et par cette scène et ce garçon... Et j'ai senti que j'étais plein de haine, de haine pour Claudius et la maîtresse de ce voyou!

Si c'est là la guérison annoncée. J'ai peur de cet Anglais, sa voix fait naître en moi des suggestions abominables, sa présence me déprave, son geste crée d'innomables visions.

«20 juillet.—Ethal est absent, il est parti lundi, appelé à Bruxelles par une lettre; une vente de tableaux et d'estampes l'a fait quitter Paris brusquement. Il devait revenir le surlendemain ou jeudi au plus tard, et voilà huit jours qu'il s'éternise là-bas, m'annonçant toujours son retour par de courts télégrammes, et les dépêches s'entassent sur ma table et mon Claudius ne revient pas.

Quelle place il a prise dans ma vie, comme il me manque! Sa présence m'est devenue tellement nécessaire que, depuis son absence, comme une faim me creuse et me tenaille l'être. C'est une sensation de faim absolument, et en même temps j'étouffe et je suffoque. Et pourtant, je le sens, je crains et je hais cet Anglais de malheur.

«25 juillet.—Les Trois fiancées, de Torop. C'est un envoi de Claudius, une gravure très rare qu'il a achetée à cette vente d'Audenardes et qu'il m'adresse avec une lettre annonçant son retour pour lundi. Dans trois jours! Il sera resté quinze jours absent.

Torop, Jean Torop, je connais ce nom; il est fameux en Hollande. Les Trois fiancées.

C'est une sorte de diablerie quasi-monastique: dans un paysage peuplé de larves, des larves fluentes, ondulantes et vomies, tel un flot de sangsues, par de battantes cloches, se dressent, fantomales, trois figures de femmes enlinceulées de gaze à la façon des madones d'Espagne: les Trois fiancées, la fiancée du Ciel, la fiancée de la Terre et celle de l'Enfer... Et la fiancée de l'Enfer, avec ses deux serpents se tordant sur ses tempes et retenant son voile, a le masque le plus attirant, les yeux les plus profonds, le sourire le plus vertigineux qu'on puisse voir.

Si elle existait, comme j'aimerais cette femme! Comme je sens que ce sourire et ces yeux dans ma vie, ce serait la guérison!

Je ne puis me lasser de contempler et d'étudier l'hallucinant visage. Les Trois fiancées, c'est étrange de détails et de composition: c'est du fantastique et du rêve rendus avec une préciosité étonnante; cela tient à la fois de la manière d'Holbein et des songeries d'un fumeur d'opium.

«C'est du catholicisme d'Asiatique, me dit Claudius dans sa lettre, du catholicisme effarant, terrifiant et qui s'explique, car ce Hollandais de Torop est Javanais de naissance. Je sais que vous aimerez ce Torop.

«Il n'y a que trois peintres au monde qui peignent les yeux que vous cherchez: lui, Burne Jones et le grand Knopf.

«Je sais à laquelle de ces Trois fiancées ira votre désir:—N'est-ce pas que l'Infernale a les prunelles qui vous hantent?»

SÉRIE D'EAUX-FORTES

«C'est du catholicisme d'Asiatique, du catholicisme de perversité et d'extase, catholicisme effarant, terrifiant et qui s'explique, car ce Hollandais de Torop est Javanais de naissance.

«Je sais que vous aimerez ce Torop.

«Il n'y a que trois peintres au monde qui peignent les yeux que vous cherchez: lui, Burne Jones et le grand Knopf.

«Je sais à laquelle de ces trois fiancées ira votre désir.—N'est-ce pas que l'Infernale a les prunelles qui vous hantent?»

Et voilà que je suis hanté maintenant, l'obsession des prunelles d'aigue m'est revenue... En effleurant la cicatrice, Ethal a rouvert la plaie... la cicatrice? La blessure était à peine fermée.. Pourquoi Claudius m'a-t-il envoyé cette eau-forte qui me trouble et cette lettre qui m'angoisse davantage encore! Oh! la hantise des prunelles émeraudées!

Si c'est là la guérison promise!... Il y a du mystificateur en lui. Se ferait-il un jeu cruel d'exaspérer, en l'envenimant, mon mal?

«3 août 98.—Il devait revenir, il avait annoncé son retour pour hier.

Un télégramme m'arrive. «Anvers. Départ remis, vais à Ostende voir Ensor. Très curieux artiste. Vous enverrai de ses masques si je puis faire affaire: le sais gêné, en abuse, très juif. Ai déniché hier ici, chez brocanteur, une suite d'épreuves Goya avant la lettre, la série des Caprices, un trésor, en détache une et vous l'envoie pour vous faire prendre patience. Étudiez-la. Lettre suit. Amitiés.—Août 98.»

L'eau-forte annoncée vient de m'être remise. Les noirs sont merveilleux. C'est une tête grimaçante au nez camard et aux yeux visionnaires, des yeux de fièvre, d'une ardeur effrayante, allumés comme des fanaux dans des orbites caverneux; une tête socratique dont toute la vie semble dardée dans les prunelles; tête d'alchimiste ou de cénobite ossifiée, desséchée, une tête de chauve-souris aux lèvres minces, comme usées de prières, des lèvres de vieille femme dont la bouche rentre et, creusée, fait trou. Là-dessous, la fuite brusque d'un menton bref, donnant au profil l'aspect d'un museau, et sur cette chose décrépite, ratatinée et séculaire, surplombe et se développe un front démesuré, énorme à faire éclater les tempes; c'est la disproportion effarante d'un gigantesque cerveau.

L'absolue calvitie du front fait de cette tête un glabre et fantatisque crâne, un crâne sous lequel le triste museau s'écrase; et l'ivoire poli de ce crâne prodigieux fume, ondule et moutonne. Ce crâne bout et fume, comme le couvercle d'une chaudière, et ces errantes et pâles fumées deviennent, dans le noir de l'eau-forte, des mufles et des becs, autant de bêtes grimaçantes, autant de larves et de vénéneuses nudités. L'anormal cerveau peuple la nuit de rictus et de menaces.

Et, en marge, soulignant le cauchemar abominable, cette pensée de Goya en français et en espagnol:

Le génie dénué de la raison enfante des monstres.

Pourquoi Claudius m'a-t-il envoyé cela? Que veut-il dire? Quel est son but? Quel est le sens de cette eau-forte hideuse et de son envoi de lui à moi, car elle me fait mal à regarder, cette introuvable épreuve, elle m'attire, me repousse et m'attache? Il y a comme un poison dans ces prunelles dardées et fixes!

Et l'horreur de ces sangsues à face humaine, de ces virgules ondulantes et fluentes, qu'enfante le crâne en fusion, le cerveau m'en fait mal.

Après le Torop, le Goya! J'ai beau chercher, je ne m'explique pas! Et ce retour diffère de jour en jour...

Quel jeu sinistre cet Anglais de mystère joue-t-il donc avec moi?

«5 août.—Toute la nuit, d'étranges reptiles à bec de cigogne, des crapauds ailés comme des chauves-souris, puis d'énormes scarabées au ventre entr'ouvert tout grouillant d'helminthes et de vers, des enfants nouveau-nés s'effilant en sangsues, et d'atroces imaginations d'insectes et d'infusoires ont pullulé dans les rideaux de mon lit.

J'ai sué d'angoisse et me suis débattu dans les affres d'un térébrant cauchemar. L'eau-forte de Goya a enfanté ces monstres, je doublerai ma dose de bromure ce soir.

«8 août 98.—Une lettre de Claudius. Elle est timbrée d'Ostende; une lettre et un rouleau de parchemin! Quelque nouvel envoi?

Voyons la lettre d'abord:

«Mon cher duc, excusez-moi une fois de plus. Je vous fais faux bond pour la troisième fois, et vous avez renoncé, cet été, à votre saison d'eau et au Tyrol pour demeurer à Paris avec moi... Je serais le dernier des misérables si je n'avais le motif le plus sérieux de vous faire attendre. Le plus merveilleux bibelot, un objet du seizième siècle tout à fait rare et d'un modèle dont je raffole, une pièce de musée comme on n'en rencontre plus sur le marché, m'est signalée par Ensor et tout près d'ici, en Hollande, à Leyde même.

«L'objet est chez un vieux collectionneur dont les vitrines vont être mises aux enchères par licitation. Le pauvre homme est devenu fou et sa famille liquide; les ventes d'été sont seules abordables. Désastreuses pour le vendu, l'acheteur y peut trouver son compte.

«Je pars dans une heure pour Leyde, je reviendrai avec l'objet ou je ne reviendrai pas, car, s'il est tel que me l'a dépeint Ensor, c'est une pièce unique et qui sera ma gloire. Pour la fixer je reprendrai mes pinceaux et retrouverai mon talent: je peindrai cette chose ou je ne toucherai plus jamais une toile.

«Vous la verrez, vous la verrez et l'aimerez comme moi, plus que moi peut-être, et alors nous serons rivaux.

«Si je n'allais pas trouver cette chose telle que me l'a racontée Ensor! Cet Ensor voit avec son imagination, mais sa vision est d'une probité parfaite, d'une précision géométrique presque; il est même un des seuls qui voient. Il a l'obsession des masques comme nous, c'est un voyant comme vous et moi; les bourgeois le traitent de fou.

«Je lui ai narré votre cas, et il s'y est intéressé naturellement; il s'est même pris d'une belle passion pour vous, sans vous connaître; entre malades on se comprend toujours et, pour vous marquer sa sympathie, il a choisi dans ses cartons une de ses plus belles eaux-fortes et m'a prié de vous l'offrir; je vous l'adresse signée de lui. C'est sinon la plus belle, du moins la plus intense, de sa série de Masques.

«Vous verrez quel homme est cet Ensor et quelle merveilleuse divination il a de l'invisible et de l'atmosphère que créent nos vices... Nos vices, qui de nos visages font des masques.

«Attendez maintenant un télégramme de Leyde qui vous annoncera et mon succès et, cette fois, mon retour.

«Ethal.

«Je n'ai pu, pour mon compte, faire affaire avec Ensor.»

Et voilà encore sa rentrée différée, son absence prolongée, et jusques à quand maintenant? On dirait que c'est chez lui un parti-pris d'énerver et d'exaspérer ma patience.

Et ce bibelot unique, cette pièce de collection qu'il est parti acquérir en Hollande et dont il veut peindre un chef-d'œuvre, qu'est-ce que cela peut bien être? Quelque mystification encore.

Une curiosité m'étreint et en même temps un doute, un soupçon et une grandissante terreur.

Je devine une amorce dans tous ces envois de gravures hideuses et hallucinantes; elles me détraquent et dépravent le cerveau, peuplent mon imagination de stupeur et de transes, et la trépidation nerveuse de cette perpétuelle attente...

Je suis entré dans du mystère et du mystère est entré en moi, et comme un vaste filet m'enveloppe et m'enserre; je sens d'heure en heure des mailles de ténèbres se rétrécir autour de moi.

Et cette eau-forte d'Ensor, ce nouvel envoi? Quelle horrible chose est-ce encore? Je ne décachèterai pas ce rouleau, non, je ne veux pas l'ouvrir; non, cette fois je ne toucherai pas ce parchemin; cette gravure, je ne la verrai pas.

«9 août 98.—La Luxure: ma curiosité a été la plus forte, j'ai rompu le cachet du rouleau. La Luxure, tel est l'intitulé de l'eau-forte d'Ensor.

Une scène, on dirait, à première vue, d'hôtel garni: les quatre murs d'une triste chambre de joie; là, le fauteuil de velours capitonné; ici, la commode d'acajou: un décor de vice banal et bourgeois. Dans le fauteuil, les mains étalées sur le ventre, un affreux bonhomme à lunettes se prélasse, une face prognathe, glabre et béate de vieux notaire ou de pharmacien adjoint et marguillier, un bedonnant Homais, dont le cou tendu, le groin et les gros yeux myopes boivent avidement le spectacle du lit: une alcôve de campagne à la couche trop haute sous les rideaux relevés en bonnes grâces, et, sur ce lit, éclairant la pénombre, s'écartent deux grosses jambes nues, s'étale la bouffissure blême d'une prostituée grasse, d'une gouge à tête de bonne, au ventre énorme, hideusement ballonné et tendu, on dirait gonflé par la semence de toute une caserne.

Auprès de la fille repue, tout contre cette chair saturée et lasse, une maigreur se tasse et se blottit, un triste et long ensoutané qui, rageur, étreint la femme et goulûment lui suce et mordille la nuque! O la face dure et crispée de désir de l'homme et ses yeux blancs chavirés de luxure!

La Luxure! Coiffé d'un bonnet grec, du fond de son fauteuil, le gros homme à lunettes contemple, exulte et flambe; assez ignoble et bas spectacle si la fantasmagorie des murs ne le haussait soudain à une grandeur farouche; car la chambre de joie est hantée. Sous le burin de l'artiste le dessin même du papier de la chambre est devenu une sinistre et pullulante tapisserie. Cette chambre, des tétards et des gnômes au corps virgulé et fluent l'habitent; des grimaces et des rictus, d'aveugles yeux morts et des bouches baveuses flottent sur les murs et dans les rideaux du lit.

La luxure des trois masques représentés là, la luxure impuissante et stérile a peuplé cette chambre d'êtres amorphes et de fœtus: un grouillement de monstres mort-nés a jailli des prunelles en joie du marguillier, comme du baiser glouton du séminariste.

Et sur l'épreuve de luxe, d'un faire savant, mais intransigeant et brutal, Ensor a paraphé de sa signature les vers de Baudelaire.

Au duc Jean de Fréneuse

Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère!

La Luxure: et, pantelant de dégoût, j'ai senti frémir l'ancien feu de mes moelles.

Si la vieille folie était encore en route!

Or, cette eau-forte vengeresse, en en examinant de plus près les figures, il m'a semblé que le séminariste me ressemblait; il a ma maigreur et mes yeux fixes et tristes. C'est odieux, cette ressemblance: est-ce voulu, est-ce un hasard?... Et j'ai attentivement examiné l'épreuve, et il m'a semblé qu'on avait retouché à la plume, après coup, la figure de l'homme, de celui qui dévore la nuque de la gouge endormie.

Oui, il y a une retouche. Qui l'a retouchée? Ethal ou Ensor? Ethal sûrement. Ensor ne me connaît pas.

Pourquoi m'ont-ils envoyé cela? Oh! c'est mal de me troubler ainsi. Je me sens sombrer dans l'inconnu, ma cervelle fond, toutes mes moelles flambent et mon cœur, comme décroché, chavire et flotte.

Et cet Ethal m'avait promis la guérison.

L'HOMME AUX POUPÉES

«13 août 1898.—Pierre de Tairamond sort de chez moi.

Tairamond est un de mes vagues cousins, un de ces alliés indéfinis et lointains, qui se multiplient innombrables dans toute famille du Faubourg. Encore un de ces apanages de la noblesse, que cette séquelle de consanguins, que chacun y traîne après soi et dont on retrouve toujours un rejeton dans n'importe quelle ville du province, si reculée qu'elle soit; oui, un privilège et une plaie que cette armée de collatéraux et descendants de même sang et de même blason! Mais Tairamond est un des rares parents que j'aie jamais pu supporter: il est même le seul avec qui j'aie conservé quelques rapports. Tairamond est joueur comme les cartes: au collège, il me volait mes billes; à la ville, il a continué des emprunts pour les besoins de ses parties au cercle, et, comme il est pauvre et sans préjugés, j'ai consenti à ce rôle de banquier et continué à lui servir des sommes, qu'il a toujours négligé de me rendre. J'aime son cynisme insouciant; je lui crois pour moi une sorte d'affection, car je le sais incapable de reconnaissance. Les tares, qu'on me prête, lui sont comme une excuse des siennes et, plus de dix fois affiché au club, son égoïsme apprécie en moi l'équivoque de ma réputation.

Mais, fin comme l'ambre, Pierre a toujours observé vis-à-vis de moi une réserve parfaite. Avec un dandysme intéressé, il a toujours pratiqué cette courtoisie de paraître ignorer les abominations qu'on colporte sur mon compte, et ne m'a jamais interrogé sur l'emploi de mes journées et le mystère de mes nuits; c'est un garçon taré, mais plein de tact. L'espèce s'en fait rare, et je lui sais autant de gré de ces qualités que de ses défauts; aussi, étant donné l'homme qu'il est, la démarche qu'il vient de faire auprès de moi, et tout ce qu'il m'a dit à propos d'Ethal, ne laissent pas de m'inquiéter, car c'est au sujet de Claudius que Tairamond est venu me voir.

C'est de Claudius qu'il m'a entretenu, et cela pendant deux heures; et, à travers les réticences et la veulerie d'une conversation à bâtons rompus, j'ai bien compris qu'il était alarmé de ma liaison avec cet Anglais, qu'il n'était pas le seul à s'en inquiéter dans mon monde, qu'il était presque dépêché par la famille et d'anciens amis de cercle.

On se préoccupe dans Paris de mon intimité avec cet Anglais, et, si détesté que je sois, je commence à intéresser mieux, j'intéresse comme quelqu'un qui court un danger.

Et pourtant Tairamond n'a rien formulé de précis contre Ethal, et ses mille et un racontars sur sa vie à Londres et aux Indes ne m'ont rien appris de nouveau, rien. Je connaissais la série de ses mystifications à lady Clayvenore et autres pairesses. Pierre a ajouté quelques fâcheuses histoires, aggravées d'intervention de la police, qui auraient précipité le départ de Claudius, bien plus efficacement que son procès perdu. Si graves qu'elles soient, ces histoires ne m'ont point surpris. Ethal ne serait pas l'artiste qu'il est, s'il n'était érotomane! Mais ce qui m'a, oh! tout à fait estomaqué et fait réfléchir, ce sont les questions de Tairamond au sujet des cigarettes d'opium et de la collection des poisons d'Ethal.

Il en aurait rapporté tout un arsenal de son voyage aux Indes: poisons mystérieux aux noms même inconnus en Europe, stupéfiants, narcotiques et aphrodisiaques, aphrodisiaques surtout et des plus terribles, obtenus à prix d'or ou de fabuleux échanges des maharajah et des fakirs; tout un dangereux trésor de poudres et de liqueurs sinistres, dont il posséderait à merveille le dosage et la cuisine et emploierait l'énervante alchimie aux pires entreprises. On parle de volontés domptées, de résistances atrophiées et d'énergies devenues impuissantes chez des hommes comme chez des femmes, après l'usage de certaines cigarettes offertes ou de certains parfums envoyés par Ethal. Un de ses amis, ancien camarade d'école et peintre, comme lui, choyé par la mode, serait devenu idiot en moins de deux ans de fréquentation dans l'atelier de Claudius.

Certaines cigarettes préparées par lui provoquent aux pires débauches, et la jeune duchesse de Searley serait morte en six mois, pour avoir respiré chez lui d'étranges et capiteuses fleurs, dont la propriété est de nacrer la peau et de cerner délicieusement les yeux de qui les respire.

Dangereux élixir de beauté offert par Claudius à qui pose chez lui et dont la marquise de Beacoscome serait morte, elle aussi, si par ordre du médecin elle n'avait suspendu ses séances. Les merveilleuses fleurs éveilleuses de pâleurs et de cernes contiennent, paraît-il, le germe de la pthisie dans leurs parfums. Par amour de la beauté, par ferveur des carnations délicates et des regards noyés de langueur, ce Claudius Ethal empoisonnerait ses modèles!

Tairamond m'a demandé aussi si je connaissais à Ethal une certaine émeraude moulée en bague et dont la transparence verte contient un si puissant toxique, qu'une seule goutte sur les lèvres d'un homme suffit pour le foudroyer. Cette effroyable mort glauque, Ethal l'aurait deux ou trois fois essayée devant témoins sur des chiens.

Cigarettes cantharidées, pipes d'opium, fleurs vénéneuses, poisons d'Extrême-Asie et bagues meurtrières, j'ignorais tout cela. Jamais Ethal ne m'en avait soufflé mot. J'entrais avec les récits de Tairamond dans une légende redoutable et funèbre. Le pervertisseur, le corrupteur d'idées que je le savais être, se doublait d'un René le Florentin; l'empoisonneur était définitif, ce gnome avait tous les venins.

J'accueillais ces propos avec indifférence. Avec sa légèreté de clubman, Tairamond, sans ajouter plus de foi que cela n'en méritait, avait tenu à m'avertir; il venait de Trouville et partait le lendemain pour Ostende. En passant par Paris, il était monté chez moi m'en toucher deux mots et m'engageait seulement à me tenir sur mes gardes; et, là-dessus, il prenait congé sans m'emprunter les cent à deux cents louis dont il taxait ordinairement ses visites; et cela ne manqua pas de m'inquiéter bien plus que toutes ses révélations; sa démarche n'était pas un prétexte à un emprunt: la chose était vraiment grave, ce joueur s'était dérangé pour rien.

«20 août 1898.—Je sors de chez Claudius.

Ce matin, à la première heure, un petit bleu m'annonçait son retour: «La merveille de Leyde est à moi et chez moi, venez l'y voir. Nous sommes tous les deux arrivés cette nuit.» La merveille de Leyde! Ethal avait réalisé son désir: l'incomparable bibelot, la pièce de musée qui l'avait retenu quinze jours en Hollande était enfin en sa possession et j'étais convié à venir admirer l'objet. J'ai vu la merveille, et la merveille m'a laissé froid, et pourtant avec quelles précautions et quelle ingénieuse mise en scène Claudius ne m'en a-t-il pas fait les honneurs!

C'est une à une qu'Ethal a rejeté les draperies de serge verte dont la vitrine était voilée. On eût dit qu'il prenait plaisir à faire durer mon impatience, et enfin, entre quatre hauts panneaux de glace reliés entre eux par des baguettes de cuivre historié, la Poupée, me fut révélée; car c'est une Poupée ou plutôt un mannequin, un mannequin de cire représentant une petite fille d'environ treize ans, de grandeur naturelle, et, sous ses lourds vêtements bossués de broderies, d'arabesques de soie et de fleurons de perles, assez semblable à la Poupée des Valois, exposée, il y a trois mois, rue de Sèze, à la galerie Georges Petit.

Debout dans sa guérite de verre, la Poupée des Valois avait l'air d'une petite princesse de la cour d'Amboise, captive dans un bloc de glace. C'est une Infante qu'Ethal a rapportée de Leyde, une Infante aux cheveux de soie pâle, presque argentés, toute raide dans un corps baleiné de velours cramoisi reluisant de ferrets, une Infante, on dirait descendue d'un cadre de Vélasquez, avec cet aspect de morte embaumée qu'ont toutes les figures de cire.

L'œil d'Ethal, singulièrement allumé, couve et caresse les transparences livides et les roses ternis de cette chair factice. Moi, cette pâleur jaunie, ces lèvres décomposées et comme durcies, la cernure violacée de ces prunelles vitrifiées m'angoissent et m'épouvantent; la sécheresse fluide des petites mains, comme fondues, me frappe de stupeur; cette Poupée sent la mort et l'humidité des cryptes. La somptuosité seule des vêtements m'intéresse; ils sont devenus couleur de cuir et d'amadou, à la fois décolorés et dorés par les siècles; les broderies des soies vivent encore dans le fauve des velours, broderies de soies et de perles, où mon regard s'attarde moins pour la richesse qui persiste en elles, que pour éviter les affreuses prunelles immobiles du mannequin.

Ethal et moi, nous gardons le silence; je sens qu'il m'épie et que mon indifférence lui est une déception. Il s'attendait à de l'extase, à un flot de paroles admiratives et enthousiastes, et ma froideur le déroute, l'inquiète.

«Vous n'êtes point mûr pour cet art-là, conclut-il en rajustant autour de la vitrine les morceaux de serge verte, j'aurais cru que vous auriez aimé la délicatesse de ce modelé et les nuances infinies de décomposition de cette chair. Songez que cette Poupée est un portrait, mieux, une statue, une statue peinte, une délicieuse et précise effigie qui, plus profondément qu'une toile et qu'un marbre, a retenu sous le doigt des modeleurs l'âme exquise et tragique des siècles... Moi, j'ai le culte et la folie de ces cires, je les trouve bien supérieures aux portraits: peut-être aimerez-vous mieux celles-ci?»

Et, brusquement, il ouvrait une petite porte et me poussait dans un réduit obscur contigu à son atelier. Très haut et très étroit, l'air d'un intérieur de puits, c'était plus une grande armoire qu'une pièce: des rayons de bibliothèque y régnaient, mais plus espacés que pour y recevoir des livres; et, dans l'ombre de leurs intervalles, c'étaient les yeux vitreux et les lèvres fanées de plus de vingt bustes de mortes, vingt cires aux coiffures historiées et historiques sous les paillons piqués dans la soie terne de leurs cheveux; et, parmi ces têtes, toutes de femmes ou de jeunes hommes adolescents, j'en reconnaissais d'illustres et de classées dans les musées: celle du musée de Lille, entre autres, et sa douceur résignée, et la femme inconnue et le mystère de son mince sourire; et des profils historiques, comme ceux de Marguerite de Valois, d'Agnès Sorel, de Marie Stuart et d'Elisabeth de Vaudemont: un boudoir de mortes, en vérité, que ce lugubre étal de ressemblances disparues.

Claudius atteignait un de ces bustes et me l'offrait, un peu renversé dans la lumière, pour me le faire admirer.

C'était une tête d'adolescent au nez brusque, le menton creusé d'un coup de pouce, avec une saisissante expression d'énergie dans le bombement du front et la proéminence des arcades sourcilières au-dessus des yeux enfoncés: une face douloureuse et souffrante d'enfant tragique, une tête de mutisme et de défi, belle par le silence de lèvres minces et renflées; et la pâleur verdâtre de la face amaigrie et demeurée pourtant carrée accentuait encore l'amertume de la bouche. Au-dessous, dans un blason larmaient trois perles: les trois pilules des Médicis.

L'ŒIL D'ÉBOLI

«Presque un Laurent de Médicis, n'est-ce pas? Mais autrement intense, avouez-le, avec le recul de ces yeux fixes et le refus obstiné de cette bouche! Quelle énergie et quelle rancune dans l'avancement des maxillaires aboutissant à ce menton étroit, et comme on sent que cet enfant-là, au milieu des émeutes et des intrigues florentines, a dû assister à des choses tragiques! En vérité, il a le regard de haine et de stupeur d'un qui aurait vu violer sa mère, insistait Ethal en maniant complaisamment le buste, et pourtant cette cire est mon œuvre... Parfaitement. Je ne l'ai trouvée ni dans une petite ville de l'Ombrie, ni dans un village toscan. J'ai connu ce regard violent et ce front de pensée têtue et maladive. C'est un petit Italien qui m'a posé cet enfant, un misérable petit modèle atteint de phtisie, que j'ai rencontré, un jour, traînant sur le boulevard de Clichy, quand j'avais mon atelier place Pigalle.

«Il y a bien quinze ans de cela, un petit Napolitain de la place Maubert venu mourir, loin du soleil, dans le froid et le noir du ciel parisien. Il toussait à fendre l'âme, le pauvre! et, tout grelottant sous les haillons de panne de son déguisement de Transtévérin, il restait là à rôder autour des ateliers de peintres, n'osant rentrer chez lui par peur d'être battu; et il y avait déjà deux jours qu'il errait là, dans le brouillard de novembre, timide et terrifié entre la honte d'aller s'offrir dans un atelier et l'effroi des siens. On ne voulait plus de lui nulle part, on le trouvait trop maigre. A peine avait-il enlevé sa chemise qu'on lui montrait la porte avec des plaisanteries de rapin, et quand je le ramassai, il y avait deux jours qu'il n'avait mangé. Il y en a beaucoup comme cela, dans Paris, qui crèvent la faim.

«Sa maigreur m'intéressa de suite, et puis le facies sympathica de la phtisie, cette expression de langueur ardente dont s'idéalise tout visage de poitrinaire et qui fournit tant à l'artiste. Bref, j'abordai Angelotto, je le confessai à demi et l'emmenai chez moi...

«Pauvre gosse! j'aurais dû le ménager et ne point lui faire payer mon hospitalité si vite; mais je le sentais atteint et prêt à me filer entre les doigts: dès le lendemain, je le faisais poser... Que voulez-vous, on n'a pas tous les jours l'occasion d'un chef-d'œuvre; je fus odieux, je le sais, mais j'aimais trop la farouche expression de ses grands yeux souffrants. Angelotto posa de longues heures, résigné, avec toujours dans ses prunelles cette stupeur haineuse où parfois je croyais lire un reproche, et cette bouche donc, cette bouche scellée comme un défi! Je m'acharnais sur cette cire avec une joie sauvage, une plénitude de volupté que je n'ai jamais retrouvée, car je sentais que j'y pétrissais une âme, tout un passé de misère et de souffrance dont je fixais la synthèse à chaque coup d'ébauchoir, toute une âme indignée et rétive, dont les sursauts de révolte enfiévraient magnétiquement mes doigts. Lui toussait de plus en plus, malgré les tisanes, les fumigations de goudron et le lit bien chaud installé près du poêle; j'avais fait venir un médecin, je le savais perdu. Je le soignais de mon mieux entre chaque séance; il ne me remercia jamais, se prêtait sans mot dire à toutes mes volontés et mourut entre mes mains, vingt jours après son entrée chez moi. Il s'en alla un matin de décembre, le matin de Noël, je m'en souviens, avec, sur son lit, des santons de Naples, que j'avais trouvés par hasard chez un brocanteur de la rue des Abbesses et que j'avais achetés pour lui, povero Angelotto! Il m'avait encore posé, la veille, de midi à quatre heures; je n'aurais jamais cru qu'il filerait si vite.

«J'eus des ennuis après, à cause de l'état civil et des parents qu'il me fallut rechercher et prévenir; il fallait bien déclarer le décès; mais, avec ces Italiens... Cela me coûta trois billets de mille, sans parler de la concession au cimetière Montmartre. Quand je suis à Paris, je vais lui porter des fleurs à la Toussaint; mais, avouez que j'ai là un chef-d'œuvre.»

Ethal parlait en monologue, singulièrement animé, comme grisé de ses paroles. Mais, déjà, depuis quelques minutes, je l'entendais et je ne l'écoutais plus. Je regardais, tout saisi, l'énorme main aux phalanges velues qu'il crispait, comme une serre, sur la chevelure alourdie du buste; une serre, en vérité, une serre d'oiseau de proie, dont trois bagues étranges accentuaient encore le caractère féroce et animal, l'une au pouce, l'autre au médius, et la dernière à l'annulaire, trois grosses perles irrégulières et difformes, l'air de pustules de nacre qui, sur l'a main granuleuse et sèche du peintre, exagéraient encore le côté griffu de ses doigts.

Cette serre de vautour, par une bizarre hallucination rétrospective, je la voyais étreignant l'agonie du petit modèle italien. C'étaient ses doigts de volonté et de volupté cruelle, qui, certainement, avaient hâté la mort de cet enfant.

Cet Ethal! Il souriait comme en extase, et je me sentais exaspéré de haine pour tout le mal qu'il avait déjà fait et que ferait encore cette horrible main. Les racontars de Tairamond me revenaient aussi. Quelle sinistre mixture pouvaient bien contenir ces perles hideuses et blêmes, comme autant de boursouflures malsaines surgies sur ses doigts?

Une insolence me vint aux lèvres; je désignai ses bagues. «Sont-elles empoisonnées, celles-là?» Ethal avait reposé la cire sur sa tablette et, tout en maniant les étranges joyaux: «Ah! on vous a dit! ponctuait-il d'un léger sourire, non, celles-là ne le sont pas. Mais si cela vous intéresse... ou vous préoccupe, je puis vous montrer un bien curieux anneau. Venez-vous? Assez de cire pour aujourd'hui, n'est-ce pas?»

Le temps de m'installer sur le somno de son vaste atelier, de disparaître et de reparaître dans l'épaisseur du mur par une petite porte que je ne soupçonnais pas, et Ethal, debout prés de moi, me tendait délicatement, entre le pouce et l'index, une bague, assez bizarre.

«La voici, regardez-la.»

C'était une émeraude carrée, une émeraude-cabochon d'un vert assez pâle, du vert laiteux de la chrysoprase où semble luire et trembler un jus d'herbes. Deux griffes d'acier niellé d'or l'étreignaient, d'un travail assez barbare: deux serres d'épervier crispées sur l'eau glauque de la gemme et se rejoignant ensuite en ondulation de flot.

Je sentais le regard d'Ethal appuyé sur le mien.

«Vous ne la reconnaissez pas? voyons, vous êtes pourtant allé en Espagne... A l'Escurial, les appartements privés de Philippe II, dans le trésor faussement appelé l'écrin de Charles-Quint, vous n'avez pas vu cette bague verte? cette larme, on dirait de poison, recueillie dans les serres d'un invisible oiseau de proie? Elle a pourtant une assez belle légende: e si non e vera, bene trovata; l'Œil d'Éboli, la tragique aventure de cette chère princesse. Ah! ce bon Philippe II était un seigneur peu commode, et ce fervent brûleur d'hérétiques avait des jalousies de tigre et des façons de faire un peu fauves aussi. Cette pauvre Sarah Perez n'eut pas toujours à se louer de son royal amant; mais aussi quelle idée, pour un bon catholique, de s'éprendre d'une juive! C'était déjà la revanche d'Israël. Une juive dans le lit d'un roi d'Espagne, une juive favorite d'un Habsbourg! Ignorez-vous vraiment cette histoire? Elle doit être apocryphe, mais cadre si bien avec la splendeur morne de l'Escurial et résume si parfaitement l'âme noire du père de don Carlos!

«Telle qu'elle est, on la chuchote là-bas, et la voici pour votre éducation et notre joie. Cette Sarah Perez avait les plus beaux yeux du monde, les yeux d'eau verte pailletée d'or que vous aimez, les yeux d'Antinoüs. A Rome, ces yeux-là l'auraient faite concubine d'Adrien. A Madrid, ils la firent devenir princesse d'Éboli en la couchant toute nue dans le lit du roi; mais Philippe II jalousait fort ces grandes prunelles d'émeraude et leurs transparences; et la princesse, qui s'ennuyait dans le palais funèbre et la société plus funèbre encore de son roi, eut un beau jour, en sortant de l'office, le malheur et la fantaisie d'arrêter ses admirables yeux sur le marquis de Posa. C'était au seuil de la chapelle, et la princesse se croyait seule avec sa camerera mayor; mais la vigilance des cagoules la trahit auprès de Philippe, et, le soir, dans l'intimité de l'alcôve, au cours d'une explication violente ou d'un orageux corps-à-corps, le Habsbourg, enfiévré de mâle rage, terrassait la favorite, et, d'un coup de dent, lui arrachait et dévorait l'œil.

«Ce fut la princesse ensanglantée, un beau titre pour un conte cruel. Villiers de l'Isle-Adam l'a omis dans les siens. La d'Éboli demeura borgne, la mie royale eut désormais un trou béant au milieu du visage. Philippe II, qui avait sa juive dans le sang, n'en garda pas moins près de lui sa princesse N'a qu'un œil. Il la dédommagea par quelques titres et gouvernements de provinces; mais, au regret de la belle prunelle verte qu'il avait gâtée, il fit incruster dans l'orbite vide et saigneux une superbe émeraude enchâssée d'argent, dont les chirurgiens d'alors firent un semblant de regard. Les oculistes ont fait des progrès depuis; la d'Éboli, déjà impressionnée par la perte de sa prunelle, mourut à quelque temps de là des suites de l'opération. Elle rejoignit son œil dans la tombe.

«Tout était barbare, sous ce Philippe II, les façons d'aimer et les chirurgiens.

«Philippe II, amant inconsolable, donna ordre d'ôter l'émeraude de la face de la morte et la fit monter en bague; il la portait toujours au doigt et ne s'en séparait même pas pour dormir, et, quand il mourut à son tour, il avait, dit-on, cette larme verte à l'annulaire de la main droite.

«C'est la bague identique que vous tenez, mon cher. Je l'ai fait ciseler sur le modèle de l'anneau du roi, un travail damasquiné bien espagnol, car la véritable est toujours à l'Escurial. Il m'eût été doux de la dérober, car j'ai facilement des instincts de voleur dans les musées; et les objets qui ont un passé historique, un passé tragique surtout, m'ont toujours singulièrement requis. Je ne suis pas Anglais pour rien; mais ce qu'on réussit assez aisément en France, n'est point praticable en Espagne: leurs musées ont de vrais gardiens.

«J'ai donc dû me résigner à en commander une semblable à un joaillier de Madrid; ils possèdent bien ce travail. Ces griffes sont curieusement ciselées; mais la merveille en est la pierre, non pas qu'elle soit très limpide et pèse beaucoup de carats, mais remarquez comme elle est creuse! Et vous voyez cette goutte d'huile verte qui se déplace et larmoie entre ses parois, c'est une goutte de poison, un toxique de l'Inde, d'une rapidité foudroyante et tellement corrosif, qu'il suffit d'en effleurer la muqueuse d'un homme pour l'assommer et l'étendre raide.

«C'est la mort instantanée, le suicide sûr et sans agonie que je possède dans cette émeraude. Un coup de dent,—et Ethal faisait le geste de porter la bague à ses lèvres,—et l'on quitte ce bas monde de bas instincts et de basses œuvres pour entrer d'un bond dans l'éternité.

«Le voilà l'ami vrai, le Deus ex machina qui défie l'opinion et nargue la police... Eh! eh! nous vivons dans des temps difficiles et les magistrats d'aujourd'hui sont bien curieux. Saluez comme moi, cher ami, le poison qui sauve et qui délivre.

«A votre service, si vous aviez un jour des ennuis!»

LISEUR D'AMES

Le voilà l'ami vrai, le Deus ex machina qui défie l'opinion et nargue la police... Eh! eh! nous vivons dans des temps difficiles, et les magistrats d'aujourd'hui sont bien curieux. Saluez comme moi, cher ami, le poison qui sauve et qui délivre.

«Septembre 1898.—«A votre service si vous aviez un jour des ennuis.» Avec quel ton Ethal m'a dit cela!... Vraiment, on aurait dit que... Un moment j'ai vu rouge, j'ai cru que j'allais lui sauter à la gorge.

Pour qui me prend-il? Est-ce que par hasard il me rangerait au nombre des sadiques et des violeurs d'enfants, que sont presque tous ses compatriotes, ces puritains anglais aux faces congestionnées de porto et de gin, ces repus de viandes rouges et ces surexcités de pickles qui, le soir, trouvent l'apaisement de leurs sens surchauffés dans les bureaux de placement de servantes irlandaises,... les pauvres petites impubères aux larges yeux de fleurs, que la misère de Dublin envoie tous les mois au Minotaure de Londres!

Oh! la froide et cruelle sensualité anglaise, la brutalité de la race et son goût du sang, son instinct d'oppression et sa lâcheté devant la faiblesse, comme tout cela flambait dans les yeux d'Ethal pendant qu'il s'attardait, avec une joie de félin, à me raconter l'agonie voulue de son petit modèle!

Angelotto, le petit Italien phtisique de la place Maubert!

Je sentais monter en moi une sourde haine. Avec quel cynisme il étalait devant moi la sanie de sa plaie morale, et pourtant il s'émanait de lui comme un horrible charme. Plus j'examinais cette tête douloureuse, plus j'en admirais la stupeur tragique et l'air de défi, plus je regrettais de n'avoir pas connu ce misérable enfant; je l'aurais soustrait, moi, à la meurtrière emprise du peintre, et mon aversion pour Ethal s'ulcérait en même temps d'une étrange rancune. J'en voulais moins à ce monstre de l'avoir tué que de l'avoir connu.

C'était comme de la jalousie!... De la jalousie! quel fond de boue cet Anglais remue-t-il donc en moi?

«15 septembre.—Je ne veux plus voir cet homme. Si je partais pour Venise, Venise et le calme apaisant de ses lagunes, le charme de mort et de passé grandiose de ses allées de palais et d'eau... Oh! la fuite glissée des gondoles sur l'huile lourde et plombée des canaux, le e poppe jeté dans le silence, au coin désert des rues et, le matin, aux premières rougeurs de l'aube, mes longues heures de rêve et de contemplation ravie, avant le réveil de la cité, aux fenêtres du palais Dario, seul devant la solitude du grand canal et les dômes de la Salute apparus de satin dans une Venise de perle!

Oui, Venise me guérirait, j'y échapperais à la tyrannique obsession d'Ethal; je m'y referais une âme, une âme de jadis, une âme somptueuse et de beauté devant les Tiepolo du palais Labia et les Tintoret de l'Académie; j'y cultiverais, non, j'y ranimerais peut-être une candeur perdue devant les divines figures de Carpaccio. Folie pour folie, ne vaudrait-il pas mieux m'éprendre du saint Georges des Schiavoni ou de la sainte Ursule de l'Académie, que de rêver vilainement devant une cire morbide de cet affreux Ethal?

Oui, il faut partir. D'ailleurs, Orbin n'ordonne-t-il pas Venise aux neurasthéniques? Le climat y est d'une douceur amollissante, et il y a comme un baume endormeur dans le silence de cette cité de l'eau: Venise me sauvera d'Ethal, et puis j'y revivrai un peu de ma vie. Venise, quels souvenirs.

«20 septembre.—Venise! J'ai cru y rencontrer une fois l'implorant regard qui m'obsède, cet œil trouble et vert qui a fait de moi un misérable déséquilibré, un déclassé et un fou.

Je me souviens. C'était à l'Ospedale, à la section des vénériennes, dans l'atmosphère fade et tiède d'une grande salle aux murs peints à la chaux, aux vitres incendiées de soleil par la plus belle après-midi. Elle était étendue parmi la blancheur douteuse de ses draps d'hôpital, et sa chevelure d'un rouge acajou, étalée sur ses oreillers, faisait paraître plus terreuse encore sa face jaune de syphilitique. Elle se taisait, immobile, au milieu des chuchotements, à peine baissés de ton à notre entrée, de vingt autres femmes, vingt convalescentes ou moins malades se bousculant, en camisoles, autour d'une table encombrée de verroteries, de numéros et de cartons; toute la salle valide, avec l'animation de geste et de voix propre à la race, jouait à la loteria. La malade à la pâleur de cire, elle seule, ne parlait pas, ne bougeait pas. Mais, entre ses cils mi-clos, une eau verte et pailletée d'or luisait, une eau dormante et triste et pourtant incendiée de lumière, comme le lit d'une source obscure à l'heure de midi; et un si douloureux sourire contractait en même temps les pauvres lèvres fanées et le coin des paupières meurtries, qu'un instant j'y crus voir resplendir l'expression d'infinie lassitude et d'extase enivrée des yeux d'Antinoüs et de l'ancien pastel!

Je me penchais curieusement sur le lit: la face s'était détendue, les yeux s'étaient fermés. «Un spasme comme elle en a souvent, disait le médecin qui nous accompagnait, c'est une tumeur des ovaires: celle-là est condamnée.»

La dolente émeraude n'avait lui que l'espace d'un éclair et, pendant une seconde, l'œil d'Astarté était remonté au bord de ces paupières et mon âme au bord de mes lèvres. La moribonde de l'Ospedale avait, je me le rappelle, dans toute sa face exsangue la transparence verte du buste d'Angelotto, de l'obsédante cire.

Coïncidence étrange, deux regards d'agonie, puisqu'elle et lui étaient déjà frappés, destinés à mourir!

Ces yeux glauques et désirants, j'ai cru les rencontrer encore un soir.

C'était à Constantine, dans la rue des Échelles, la rue des filles et de la prostitution, qui dévale si raide au-dessus du Rummel!

De cafés maures en cafés maures et de posadas espagnoles en buvettes maltaises, comment nous étions-nous échoués dans ce bouge équivoque de fumeurs de kief? Une mélopée aiguë et monotone y glapissait de fifres et de derboukas et, au milieu d'un cercle d'Arabes accroupis, deux êtres exsangues aux yeux tirés et morts, aux souplesses de couleuvre, s'y déhanchaient, abominables, avec d'étranges creusements de reins.

Oh! les appels désespérés, presque convulsifs, de ces bras grêles au-dessus de ces faces figées! Les yeux peints, les joues peintes, ils se tordaient, invraisemblablement sveltes dans des flottements de gaze et de tulle lamé d'or comme en portent les femmes, secoués de temps en temps de la nuque aux talons par de courts frissonnements de tout l'être, comme sous une décharge de pile électrique. Tout à coup, un des danseurs s'immobilisait, tout raide, avec un cri perçant de hyène, et dans ses prunelles révulsées je vis resplendir l'introuvable regard vert. Je m'élançais vers lui et le prenais aux poignets: il venait de s'affaisser, une écume aux lèvres. C'était un épileptique et, qui pis est, un pauvre être aveugle, un misérable danseur kabyle épuisé de vice et de phtisie, destiné sous peu à mourir.

La Vénitienne de l'Ospedale était condamnée, elle aussi. Serais-je un amoureux d'agonies? Effroyable et déroutant, cet invincible attrait vers tout ce qui souffre et ce qui se meurt! Jamais je n'avais vu si clair en moi-même. Cette irréparable tare de mon âme malade, Ethal l'avait-il assez devinée, le soir où il m'a mis devant cette poupée d'abord et cette cire ensuite, cette cire dans laquelle j'ai trouvé, modelée avec amour, l'effigie même de la douleur et de l'espèce de douleur qui me plaît?

Le petit danseur kabyle, l'agonisante de Venise, le petit modèle phtisique de Montmartre, c'est la même série, et cet Anglais lit à livre ouvert dans mes déplorables instincts.. Comme je le hais!

«28 septembre.—Je ne pars plus, j'ai revu Ethal, cet homme m'a repris. Je venais de boucler mes malles et, debout devant une table, j'achevais de rouler les cannes et les parapluies dans ma couverture de voyage, quand une main s'est posée sur mon épaule et une bouche ricaneuse a gouaillé dans mon ombre:

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