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Monsieur de Phocas, Astarté: Roman

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La Mort et la Beauté sont deux choses profondes.
Si pleines de mystère et d'azur qu'on dirait
Deux sœurs également terribles et fécondes
Ayant la même énigme et le même secret.
Victor Hugo.

Toutes ces sanglantes pensées et les rimes même de ce quatrain, Ethal ne les articulait pas, mais il me les suggérait. Maintenant qu'il gardait le silence, je devinais que mon irraisonnée sympathie pour Thomas avait été surtout à l'assassin; la mélancolie de ce beau visage, tout de douceur et d'énergie, était faite à la fois du regret d'avoir tué et, qui sait? du désir de tuer encore. Le goût du sang est la plus noble des ivresses, puisque tout être instinctif est meurtrier. La lutte pour l'amour, la lutte pour la vie exigent la suppression des créatures, et Iaveh n'a-t-il pas dit: «Par les morts couchés, sur ma route, vous connaîtrez que je suis le Seigneur»?

Tous ces conseils de mort, une bouche d'ombre les insinuait à mon oreille, une bouche d'ombre qui était peut-être celle du crâne symbolique de la petite idole phénicienne.

Oui, Thomas Welcôme était un être d'instincts, et c'était là toute la puissance de son charme. Les instincts! Ne m'en avait-il pas vanté la salubre énergie, au cours de cet entretien enthousiaste où, sûr de son éloquence, il m'avait développé sa théorie sur la joie de vivre, trouvée dans la seule aventure, et l'ivresse des sensations décuplées dans la recherche de l'inconnu?

Cette vie d'action, le meurtre d'un homme la lui avait donnée en lui permettant de remuer des millions, et c'est grâce à un cadavre qu'il avait pu vivre sa vie. Mais s'était-il libéré du remords?

Qu'était-ce que cette obsession d'yeux glauques qui, lui aussi, le tourmentait? et ces têtes coupées dont il avait la hantise? le cauchemar du fellah assassiné sur les bords du Nil? et cette furie de promenades solitaires dans la banlieue nocturne des villes? En avait-il hérité aussi de M. de Burdhes? ou n'était-ce pas plutôt une manie de criminel inconsciemment ramené vers des décors de crime?

Ethal se taisait, mais je sentais son regard appuyé sur le mien, et c'était, dans mon cerveau congestionné, comme le froid aigu d'une vrille. C'était son horrible pensée qui peuplait mon imagination d'idées de sang: les larves rouges du meurtre après les larves vertes de l'opium! Cet homme était bien l'empoisonneur que m'avait dénoncé Thomas! Cet homme, qui devait me guérir, exaspérait mon mal, et l'envie de l'étrangler que j'avais déjà eue, me faisait les mains fébriles, et mes doigts, involontairement, se crispaient.

Ethal rompait de lui-même le silence:

—Vous devriez aller voir les Gustave Moreau, vous savez, le musée particulier qu'il a laissé à l'État; vous y trouveriez un précieux enseignement dans certains yeux de ses héros et l'audace de ses symboles.»

Et il se levait pour me reconduire.

Il avait pris un flambeau. Près de la porte, il l'élevait et me faisait remarquer, enlinceulée de serge verte, la châsse de verre où dormait sa poupée de cire, «la merveille de Leyde», comme il l'appelait, le morbide et fastueux bibelot attifé de vieux brocarts et modelé dans de la cire peinte, dont il me reprochait de ne pas apprécier l'indéfinissable et pourrissant attrait. Il écartait doucement un pan d'étoffe et, me montrant la poupée droite sous ses oripeaux couleur d'amadou, ses cheveux de soie floche en coulée jaune de dessous son béguin de perles: «Ma déesse à moi, ricanait-il, demi-caressant et sournois. La mienne est vêtue de la défroque des siècles, mais aucune tête de mort ne grimace sous sa robe: c'est la Mort elle-même, la Mort avec son fard et la transparence de ses décompositions. Notre-Dame des Sept Charognes! Vous connaissez celle des Sept Luxures. On ne peut pas toujours adorer celle des Sept Douleurs.»

Février 1899.—«Tous et toutes marchent!» L'ignoble refrain, dont Ethal rythmait, l'autre soir, ses racontars et ses lazzi sur le ramassis d'humanité de cette salle de première, ce leitmotiv d'infamie introduit dans la biographie de chacun, déprave et déforme tout autour de moi. La calomnie a fait son chemin, et, du fumier de tous ces vices complaisamment étalés par Claudius, du cadavre même de M. de Burdhes, toute une hideuse floraison a jailli d'images lubriques et de pensées honteuses. Cet Ethal! Il a tout flétri, tout souillé en moi; comme un virus empoisonne mon sang, et c'est de la boue qui coule maintenant dans mes veines. «Tous et toutes marchent!»

L'obscénité me hante: les objets, l'art même, tout, à mes yeux, devient obscène, prend un sens équivoque, ignoble, m'impose une idée basse et dégrade en moi les sens et l'intellect.

La forêt de Tiffauges décrite par Huysmans, le cauchemar sexuel des vieux arbres fourchus et des crevasses béantes des écorces a pris odieusement forme parmi la vie moderne, et c'est un possédé que j'y promène, un envoûté, un misérable et fol ensorcelé des magies noires d'autrefois.

Ainsi ce Debucourt que j'achetai, il y a six ans, sur les quais, et qui représente, dans les tonalités attendries et délicatement nuancées du peintre, deux jeunes femmes serrées l'une contre l'autre et jouant avec une colombe, pourquoi ne m'inspire-t-il, ce Debucourt, que des idées malsaines? L'estampe en est pourtant assez connue. L'«Oiseau ranimé», s'intitule-t-elle. Poudrées, enveloppées des gazes et des linons flottants de l'époque, d'un coloris de chair adorable et d'une beauté aristocratique toutes deux, pourquoi ces créatures de fraîcheur et de grâce s'associent-elles dans ma pensée au souvenir de la princesse de Lamballe et de la reine?

«Tous et toutes marchent!» Et c'est la plus ignominieuse calomnie du temps, les plus odieux pamphlets du père Duchêne, la salissure même des clubs jacobins que ressuscite à mes yeux cette estampe, et cela pour un geste d'une des femmes écartant son fichu de linon et retirant d'entre ses seins une colombe qui s'y était blottie.

Et ce sont toutes les ordures débitées sur la liaison de Marie-Antoinette et de l'infortunée princesse qui assiègent alors ma mémoire. C'est comme une fièvre. Une frénésie de rut, de cruauté aussi m'investit, et, parmi les rumeurs grondantes d'un soulèvement de populaire, je me trouve tout à coup transporté dans le recul d'un siècle, par une chaude journée d'orage aux abords d'une prison. Une foule suante d'hommes en bonnet rouge, de portefaix à faces de brutes, la chemise débraillée sur des poitrines velues, me bouscule et m'étouffe; on vocifère; partout des yeux de haine. Un air lourd, empesté d'alcool, d'odeurs de crasse et de haillons. Des bras nus agitent des piques, et, avec un grand cri, je vois monter dans le ciel de plomb une tête coupée, une tête exsangue aux yeux éteints et fixes, le masque de décapitée qui hantait les nuits de Welcôme: le remords même du bel Irlandais, devenu mon obsession. C'est une tête de femme. Des hommes ivres se la passent de main en main, la baisent aux lèvres et la soufflettent. Leurs fronts bas et fuyants sont des fronts de forçats.

L'un d'eux porte, enroulé autour de son bras nu, comme un paquet de lanières sanglantes, tout un nœud de viscères; il goguenarde, les lèvres ornées d'une équivoque moustache blonde, on dirait des poils de sexe. Et ce sont, autour de la moustache postiche, des propos ignobles, de gros rires outrageants. Et la tête oscille au-dessus de la foule, acclamée, huée, insultée et bafouée, brandie au bout d'une pique: la tête de la princesse de Lamballe, que les septembriseurs viennent de faire coiffer, friser, poudrer et raviver de fard avant de la porter à l'hôtel de Penthièvre et de là au Temple, sous les fenêtres de la reine.

Et je me ressaisis, brisé, révolté et charmé d'horreur. Il y a quelque chose de pourri dans mon être. Les rêves où je me plais m'épouvantent.

Mars 1899.—Les bouges!

Ethal m'a donné aussi le goût des bouges; il a éveillé en moi la dangereuse curiosité des filles et des voyous. Les yeux bougeurs des escarpes, les prunelles quémandeuses des gaupes de faubourg, tout ce vice aiguisé et brutal d'êtres ramenés par la misère à des gestes instinctifs, me requiert et m'attache.

J'en arrive à arpenter, le soir, les boulevards extérieurs, à m'intéresser au guet rôdeur des filles;... la basse prostitution m'excite et m'affriande avec ses relents de musc, d'alcool et de blanc gras.

Pis: après l'ivresse crapuleuse des bals musettes, j'ai connu le besoin hystérique d'en suivre les couples dans les escaliers gluants des garnis..., j'en ai poussé la petite porte à claire-voie et, avec une compagne de hasard, j'ai connu les transes des querelles et des marchandages entendus à travers la cloison, la fièvre délirante de ruts et d'amours de fauves aussi! Oh! le bruit des assauts surpris! Parfois des baisers finissaient par des coups, et c'était sur le plancher le raclement de sourdes luttes, d'atroces corps-à-corps; des voix de femmes qu'on étrangle criaient au secours; et les craquements des sommiers gémissants de secousses m'emplissaient moins de joie que certains affreux silences, après des râles et des sanglots. Et puis, la lancinante angoisse d'un crime peut-être commis, et les étreintes au cœur dans l'attente d'une descente de police.

La rafle, la terrible rafle et la conduite à la Préfecture, qui jette au bas des lits les souteneurs et les filles et remplit d'apeurées galopades les couloirs des gîtes à la nuit; dire que moi, le duc de Fréneuse, j'ai passé des heures et des heures à attendre et à redouter cela!

Oh! le poignant émoi des guets-apens et des rixes, les veillées d'effarement et de sueurs dans les meublés coupe-gorge du boulevard Ornano et des Quatre-Chemins, et le coup de couteau final au bout de tout cela, peut-être! Oui, je suis bien au bord du gouffre, Ethal ne peut me mener plus loin.

UNE LUEUR

Un soir que je dormais près d'une affreuse juive...
Baudelaire.

Adieu: je sens qu'en cette vie
Je ne te reverrai jamais!
Dieu passe, il t'emmène et m'oublie.
En te perdant, je sens que je t'aimais.
Pas de pleurs, pas de plainte vaine!
Je sais respecter l'avenir.
Vienne la voile qui t'emmène,
En souriant je la verrai partir.
Tu t'en vas pleine d'espérance,
Avec orgueil tu reviendras;
Mais ceux qui vont souffrir de ton absence,
Tu ne les reconnaîtras pas.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Un jour tu sentiras peut-être
Le prix d'un cœur qui vous comprend,
Le bien qu'on trouve à le connaître
Et ce qu'on souffre en le perdant.

24 mars 1899.—Ces vers de Musset, lus au hasard des pages tournées machinalement, pourquoi m'emplissent-ils aujourd'hui les yeux de larmes? Et, moi qui n'ai peut-être pas pleuré une fois depuis vingt ans, moi qui, dans mon enfance même, n'avais pas l'émotion facile des autres enfants, pourquoi suis-je aujourd'hui douloureusement et délicieusement remué en lisant cet adieu?... Ce livre, pourquoi l'ai-je ouvert seulement? Comme ceux de ma génération, j'ai le plus profond mépris pour Musset, et voilà que les quatrains du poète de Rolla m'ont chaviré le cœur dans une mer de larmes.

Adieu: je sens qu'en cette vie
Je ne te reverrai jamais.

C'est que cette détresse poignante et cet orgueil d'amant résigné au départ de la maîtresse qui l'abandonne, je ne les ai jamais ressentis.

Je n'ai jamais aimé. Les joies dévolues au dernier des artisans, au plus humble bureaucrate, cette minute de vie surhumaine que tous et toutes ont eue une fois au moins, grâce à l'amour, tout cela a toujours été lettre close pour moi. Je suis un anormal et un fou, je n'ai jamais été la proie que d'ignobles instincts; et toutes les ordures des basses parties de mon être, magnifiées par l'imagination, ont fait de mon existence une suite de cauchemars. Je n'ai jamais eu de sensibilité, j'ai toujours ignoré le don des larmes; c'est dans de l'atroce et du monstrueux que j'ai toujours cherché à combler l'irréparable vide, qui est en moi. Je suis un damné de luxure. Elle a déformé ma vision, dépravé mes rêves, décuplant horriblement toutes les laideurs et altérant toutes les beautés de la nature, si bien que le seul côté répugnant des êtres et des choses m'apparaît et subsiste en châtiment de mon vice stérile.

C'est la survie du Mal dans le néant.

La petite fleur bleue sentimentale que les petites ouvrières, les apprenties modistes, et même les gâcheurs de plâtre ont à seize ans dans le cœur, je n'en ai jamais respiré le parfum; mieux: par rancune, je l'ai toujours bafoué, raillé, ce parfum de seize ans chez les autres. Je n'ai jamais eu d'ami, je n'ai jamais eu de maîtresse; passades d'une nuit ou caprices d'un mois, les filles que j'ai toujours grassement payées, au matin, ont toujours eu l'horreur de mon souffle et de mes lèvres: elles sentaient que je ne les désirais pas.

Elles n'ont jamais été pour moi que des chairs à expérience, pas même à plaisir. Avide de sensations et d'analyses, je me documentais sur elles comme sur des pièces anatomiques, et aucune ne m'a donné la vibration attendue, parce que, justement, cette vibration, je l'épiais, embusqué dans ma nervosité comme dans un maquis, et qu'il n'y a pas de volupté savante, mais de la joie inconsciente et saine, et que j'ai gâché à plaisir ma vie en l'instrumentant au lieu de la vivre, et que les raffinements et les recherches du rare conduisent fatalement à la décomposition et au Néant.

La minute d'abandon que la dernière des rôdeuses, une fois sa journée faite, donne à son souteneur, moi je ne l'ai jamais obtenue, et Dieu sait si j'ai gaspillé des sommes! Tous et toutes sentent en moi un être hors nature, un automate galvanisé de convoitises, mais un automate, c'est-à-dire un mort, et je leur fais peur avec mes yeux de cadavre.

Mes yeux de cadavre ils ont pourtant pleuré aujourd'hui.

Un jour tu sentiras peut-être
Le prix d'un cœur qui vous comprend,
Le bien qu'on trouve à le connaître
Et ce qu'on souffre en le perdant.

Paris, 25 mars 1899.—Je relis mon journal d'hier. Que de sottises! Jolie, la crise sentimentale du duc de Fréneuse! Je me suis attendri sur du Musset: voici, maintenant, que j'ai une âme de modiste.

Pourquoi ai-je pleuré? Aujourd'hui je le sais.

Oui, c'est cette conversation surprise à travers la cloison, dans cette chambre d'hôtel où je m'étais échoué l'autre nuit, ce sont les deux ou trois phrases échangées entre mes voisins de garni qui m'ont bouleversé tout entier; et de la boue de mon être remuée, un vieux regret est remonté à la surface du marécage et, dans une larme, a fleuri.

Cet hôtel de la rue des Abbesses avec son enseigne allumée toute la nuit, et ses «chambres à un franc», en transparent lumineux sur les verres dépolis de sa lanterne, ce demi-bouge, dont je sais maintenant le chemin et qui m'a vu déjà tant de fois,

Par un soir sans lune, deux à deux,
Endormir ma douleur sur un lit hasardeux.

(car je cite maintenant du Baudelaire pour excuser mes pires faiblesses)... c'est dans ce garni de sixième ordre que j'ai failli trouver mon chemin de Damas, que j'ai cru entendre les paroles de rédemption.

Est-ce assez ridicule?

J'y avais suivi une fille, une fille ni laide ni jolie, ramassée dans je ne sais quelle guinguette, bien moins par désir de sa mine vicieuse que par ce besoin des émotions fortes, dont je garde le goût âpre et mordant depuis que j'en ai bu le mauvais vin; et c'est bien plus le décor et l'atmosphère même de l'aventure que la partenaire qui m'intéresse dans ces sortes d'équipées, car j'ai cette folie du danger, cette hantise des lieux louches et bas.

Oh! la belle et sinistre promiscuité et l'équivoque compagnonnage, l'atroce aléa et les rencontres inespérées de ces banales auberges du vice et de la misère, du crime et de la prostitution!

D'ailleurs, la fille, à peine dans la chambre avec moi, m'avait déplu; je l'avais congédiée—elle apportait une telle veulerie, même dans ses marchandages—et, rompu de fatigue, je m'étais mis au lit, attendant; les minces cloisons de ces chambres d'hôtel sont toujours pleines d'enseignements imprévus. Et, en effet, dix minutes ne s'étaient point écoulées que des chuchotements s'éveillaient dans la pièce voisine. Un couple qui s'était tu à notre entrée reprenait son colloque, et, à travers des froissements de linge, des craquements de sommier, une voix jeune et dont la fraîcheur m'étonna éclatait rieuse, et, avec des roucoulements de tourterelle, une demi-pâmoison d'amante heureuse, la femme, avec un geste que je devinais, dans une attitude dont l'image s'imposait à mes yeux, grasseya en vraie Parisienne: «Tu sens bon... tu sens le blé mûr. Je t'aime! Tu es blond comme le blé aussi... J'ai envie de manger de toi!» Et la petite voix, bien de faubourg, mais murmurante comme une source, s'étouffait sous une cascade de baisers: le couple s'aimait.

Quel était cet homme à qui une voix de seize ans disait ces choses enivrantes: «Tu sens le blé mûr... tu es blond comme le blé... J'ai envie de manger de toi?» Jamais à moi, on ne m'avait dit ces choses.

Le couple s'aima beaucoup cette nuit-là. L'homme, lui, se taisait, et ce n'est qu'au petit jour que j'entendis sa voix: «Comme tu as les yeux clairs, Mimi!» Et mon imagination surexcitée m'imposait encore la vision du geste et du sourire de l'amoureux au réveil. Et la petite, de sa voix de source, avec une espièglerie délicieuse: «Mes yeux sont clairs? C'est à force de vous avoir regardé, monsieur.» Et leurs jeux et leurs baisers recommençaient par la chambre, des pieds nus s'y poursuivaient: la petite avait sauté du lit et l'homme cherchait à la reprendre.

A des allées et venues, je devinais maintenant qu'ils s'habillaient. Ce n'était ni une fille ni un rôdeur, car ils ne s'attardaient pas à faire la grasse matinée. Un petit couple d'amoureux honnêtes: lui, quelque ouvrier pressé d'aller à son travail; elle, quelque apprentie qui avait dû mentir chez elle pour donner toute cette nuit à son amant et inventer un prétexte, un coup de presse à l'atelier, de l'ouvrage en plus, l'obligation d'une veille. Ils étaient probablement jeunes tous deux. J'avais la curiosité de leurs visages: je me levai et, derrière les persiennes, je les guettai à la sortie de l'hôtel, les pieds nus sur le carrelage, dévêtu à la fenêtre ouverte.

Il sortit le premier: pardessus beige, chapeau melon. C'était quelque bureaucrate, un employé de magasin, pas plus de vingt-deux ans, car il était grand et mince et de mine insignifiante. Elle, par prudence, ne s'aventura dehors que deux minutes après, mais lui l'attendait au bout le la rue.

Elle était charmante, blonde comme lui et tous ses cheveux dépeignés, en boucles folles sous un pauvre petit paillasson noir qu'elle avait dû orner elle-même de bleuets et de coquelicots; un petit collet de drap noir, une robe de mince foulard bleu à fleurettes complétaient son ajustement. Elle trottinait sur la pointe de bottines jaunes et, souple... non, assouplie par l'amour et un peu pâlie aussi, avec des yeux cernés, mais si heureux dans sa petite figure fraîche, elle sentait la joie et le printemps.

Ils n'avaient pas quarante ans à eux deux. Les marchands de vins et les fruitiers commençaient à retirer leurs volets. Elle le rejoignit au coin de la rue, et là encore, ils s'embrassèrent longuement.

Je les épiais de ma fenêtre.

Enfin, ils se séparèrent et, au bout de dix pas, elle se retourna encore une fois pour le revoir, mais trop tard: il avait tourné la rue. Alors, elle accéléra son allure et disparut, les épaules tout à coup voûtées, comme alourdies d'un gros chagrin.

Adieu, je crois qu'en cette vie
Je ne te reverrai jamais,
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
En te perdant, je sens que je t'aimais.

Et je me suis recouché, et j'ai dormi d'un sommeil d'ivrogne, d'un sommeil trouble et traversé d'images sans suite et contradictoires: Thomas Welcôme, la poupée de cire d'Ethal et quelques figures remarquées dans les bouges défilèrent à mon chevet tour à tour, et puis d'autres visages encore, visages de ma première jeunesse, de mon enfance même et que je croyais oubliés, entre autres, celui de Jean Destreux, le valet de ferme qui fut écrasé chez nous en tombant du haut d'un chariot de blé, un soir de moisson. J'avais à peine onze ans alors.

Pourquoi cette figure m'est-elle réapparue? Je ne l'avais jamais revue depuis l'accident. Thomas Welcôme lui ressemble un peu. Je ne m'étais jamais avisé de cette ressemblance. Est-ce l'apparition de Thomas qui a amené celle de Jean Destreux, ou le fantôme de mon enfance est-il remonté de lui-même de mon passé?... Et je me suis réveillé, du soleil plein mon lit, aux sons d'un orgue qui jouait sous les fenêtres.

Il était plus de onze heures, et, dehors, c'était le plus beau ciel bleu, un de ces matins de mars que l'on croirait de mai et dont l'azur salue parfois le printemps de Paris. Sur les boulevards extérieurs, c'était, à pleines charretées, une floraison de giroflées et de roses thé, de tulipes jaunes et de narcisses entêtants et suaves, poussés dans les voitures des marchands ambulants; des ménagères les achetaient, debout au bord du trottoir; des petites ouvrières s'en fleurissaient en passant. C'était la sortie des ateliers. Paris travaillait déjà depuis cinq heures et, devant une marchande de pommes de terre frites, tout un essaim de petites brunisseuses s'égayaient, en sarrau noir, nu-tête et le nez au vent.

Et ce Musset trouvé à l'hôtel en rentrant, ces pages tournées machinalement du doigt, et, dans le vide et le luxe mort de mon logis sans femme, ces vers de tendresse et de détresse aimante:

Un jour tu sentiras peut-être
Le prix d'un cœur qui vous comprend,

Maintenant, je sais pourquoi j'ai pleuré.

LE REFUGE

Paris, 28 mars.—Ce Jean Destreux m'est revenu en rêve, et toute mon enfance avec lui, mon enfance à Fréneuse, en Normandie, la Normandie pluvieuse et grasse.

J'allais souvent le regarder travailler à la ferme, je m'échappais du château pour aller jouer avec lui. Je n'avais qu'à traverser le petit bois de bouleaux, après la pelouse, presque à l'entrée du parc, à pousser la barrière et j'étais dans le verger, le verger au sol herbu et mou.

La ferme! Les pièces étaient si hautes et si vastes à Fréneuse, si claires aussi et d'une clarté si triste avec leurs larges portes-fenêtres et le moiré de leurs parquets luisants! Toute la mélancolie du ciel, des plaines et des saisons changeantes pénétrait par ces fenêtres. Oh! la sécheresse austère de leurs petits rideaux blancs! Comme je m'y sentais seul dans l'hostilité des choses! C'étaient, surchargés de têtes de lion, de bélier et d'attributs Empire, de grands meubles d'un style maussade et pesant. Je me heurtais toujours à leurs angles; leur contact était froid et faisait mal. Je n'aimais point non plus les lourdes chaises d'acajou massif accroupies, on eût dit, contre les tentures... Et ces tentures donc! Elles étaient éclatantes et glacées avec des grands aigles et des lauriers d'or, on eût dit, captifs dans des fonds cramoisis ou vert mort. Épanouis en rosaces ou s'alternant en losanges, les parquets cirés étaient comme une glace, satinés au toucher et glissants sous les pas. Les grands salons de Fréneuse! J'y grelottais même en plein été. Et les cimes d'arbres du parc, éternellement agitées dans la vitre claire des impostes, comme elles emplissaient de détresse ma petite âme d'enfant!

Aussi, au luxe froid de ces vastes pièces vides combien je préférais l'égouttement sans fin des claies de la laiterie, la laiterie où se tassent les mattes, l'ombre poussiéreuse et parfumée des granges et la tiédeur étouffante de l'étable, où les vaches sentent bon!

La laiterie surtout! O chaleurs de juillet, après-midi accablantes où l'odeur du lait caillé paraissait plus fraîche et d'une acidité si discrète, relents de crème un peu surie fermentant dans le courant d'air des croisées ouvertes, quelle étrange et puissant bien-être j'éprouvais à humer tout cela! Et les mains rouges de la fermière sur le pis gonflé des vaches, la chute lourde des bouses dans la paille et la recherche hâtive des œufs dans les cachettes, les œufs parfois trouvés aux coins des râteliers, notre entrée furtive, sur la pointe du pied, dans l'écurie déserte et nos folles parties de cligne-musette, mes galopades à travers la charpente des granges avec les enfants du fermier!

Oui, comme je préférais cela aux maussades journées de Fréneuse, aux heures d'étude dans la bibliothèque, en tête-à-tête avec l'abbé, et même aux quelques minutes d'entretien avec ma mère, toujours étendue sur sa chaise longue quand je montais la saluer, le matin et le soir!

La chambre de ma mère! Elle était toujours fleurie de lilas blancs, et l'on y faisait du feu en plein été, mais elle sentait l'éther, la créosote et une autre odeur encore qui, dès le seuil, me levait le cœur. Ma mère! Je revois encore ses longues mains tout alourdies de bagues, des mains diaphanes et soignées où le bleu des veines s'avivait sous le derme; elles étaient douces, caressantes et embaumaient; elles s'attardaient longuement dans mes cheveux, s'amusaient un moment à chiffonner ma cravate, puis remontaient à mes lèvres et s'imposaient à mon baiser.

Pâles et lentes mains de jeune femme condamnée, elles étaient molles et délicates, imprégnées des senteurs les plus fines. Et pourtant j'hésitais à les toucher. Ah! comme je préférais la chair en sueur des enfants du fermier! Ils sentaient, eux, la santé et la force. Et c'est toute cette santé perdue, cette fleur de terroir, cette odeur de froment et de feuilles mouillées qui me hantent encore et que m'a rapportées le spectre de Jean Destreux.

29 mars 1899.—Jean Destreux!

Il y avait de grands labours dans les plaines; les soirs d'automne, les sillons fumaient dans la brume, et les chevaux, lassés, rentraient à une allure plus lente. Moi, je m'esquivais du château, courais éperdument jusqu'à la lisière du petit bois et, le cœur battant, j'épiais le retour des chevaux à la ferme. J'épiais surtout son retour, à lui. Il était si gai, si bon enfant pour nous autres, les petits! Son entrain animait toute la ferme. Depuis son retour du régiment, l'air était comme changé dans le pays.

Il avait servi en Afrique et, dans le travail, gardait encore sa chéchia de spahi. L'Afrique! Il avait rapporté de chez les Arabes un tas d'histoires, et des farces, et des simagrées qui faisaient monter le rire aux lèvres et de la joie dans les yeux. Il y avait comme du ciel dans ses prunelles, tant leur eau bleue souriait dans sa face roussie. Grand, mince et découplé, les cheveux d'un blond de seigle mûr, le soleil du désert l'avait tanné, desséché et bruni. Avec sa chevelure claire et sa moustache floconneuse sur son teint bis et cuit, il flambait comme un grand sarment dans la chaleur des journées d'août et, infatigable à l'ouvrage, activait de ses lazzi, de son exemple et de gestes endiablés l'indolence harassée des autres moissonneurs.

Les soirs d'hiver, à la veillée, il revêtait parfois son uniforme et faisait passer la parade aux autres valets de ferme ahuris.

Moi, je l'aimais pour la franchise de ses grands yeux clairs, son inaltérable gaieté, les histoires qu'il nous contait et sa douceur envers nous, les enfants, lui parfois si brusque vis-à-vis des autres. Et puis, il m'avait appris le maniement du sabre pour m'amuser: «Parez! Pointez!» Et puis il savait de si divertissantes chansons, des chansons de marche, entraînantes et gaillardes, des refrains de corps de garde, débraillés et frondeurs, et d'autres encore en mélopées si monotones et si tristes que les larmes nous venaient rien qu'à les entendre. Celles-là, il les avait apprises, là-bas, très loin, dans ce pays d'Afrique où il avait servi.

Le dimanche, pendant que le fermier et ses valets étaient, qui au cabaret, qui aux vêpres, lui, demeurait à lire de vieux almanachs dans la grange, et, alors, moi, j'allais le retrouver dans le foin.

Les enfants du fermier, eux, y étaient déjà. Des rires étouffés m'accueillaient à l'entrée. Jean Destreux nous lisait à haute voix des proses et des vers dans de vieilles paperasses. Il en avait des tas.

La vivifiante odeur des foins et des récoltes, les charpentes des hangars noyées dans la pénombre, les rais lumineux tombés d'une lucarne, les atomes de clarté tourbillonnant dans la chaleur, le clair obscur des greniers, les herbes des prés engrangées là, sous les lourds toits de chaume, Jean Destreux et sa chemise de toile bise ouverte sur sa poitrine incarnaient tout cela.

Mais je ne m'en rendais pas compte: je ne saisissais alors ni les couleurs, ni les parfums, ni les formes; je les ressentais puissamment, inconsciemment, avec une petite âme obscure et brûlante, heureux de toutes mes sensations jusqu'à en désirer parfois mourir, mais sans en analyser les rapports, synthétique à force d'ignorance. Et le bonheur n'est-il pas cette ignorance-là?

Oh! les grands labours dans la plaine et les sillons fumants dans la brume aux premiers froids d'octobre, quand hommes et chevaux s'en reviennent plus las! Chaque soir m'enivrait alors comme si j'y sentais l'odeur de la terre pour la première fois. J'aimais alors m'asseoir au revers d'un talus, à l'orée des champs, parmi les feuilles mortes, et, j'écoutais avec délices mourir au loin des voix, voix de laboureurs, bruit éteint de charroi. J'aimais aussi l'odeur des feuilles rouies, la fraîcheur de la pluie et des branchages mouillés, et mon âme défaillait toute, en regardant le soleil exténué se fondre à l'horizon pour y dormir.

O mon enfance! O Normandie pluvieuse et triste!

Et pourquoi, après tout, n'irais-je pas retrouver tout cela? Qui sait si ce calme et cette mélancolie ne me seraient pas une cure?... Oh! laver toutes les hontes et toutes les souillures de ma vie dans l'eau lustrale des souvenirs! Un bain de verdure, un bain de rosée, de ces rosées de novembre qui se changent en givre et dont le fumier des sillons s'éveille tout argenté dans l'aube, voilà ce qu'il faudrait à mon âme endolorie et faussée, à mon imagination fourbue, telle une épée fourvoyée dans de mauvais combats.

Oui, il me faut retourner à Fréneuse! J'échapperai ainsi à Paris, à son atmosphère délétère et néfaste, où ma sensualité s'exaspère, où l'hostilité des êtres et des choses développe en moi des instincts qui m'effraient, Paris qui me corrode, Paris qui me déprave et m'épouvante, Paris où je me sens des mains de meurtrier, Paris où je m'ulcère, Paris où je deviens lâche, libertin et cruel!

La petite église de Fréneuse! J'y ai été baptisé pourtant; pis ou mieux, j'y ai fait ma première communion, j'y ai suivi le convoi de ma mère. Elle repose dans le cimetière du village, un pauvre petit cimetière enclos d'un mur de terre sèche et que l'église abrite de son ombre.

Que me dira cette tombe, que je n'ai pas visitée depuis plus de six ans?

Ils reposent. La vie ardente et triste, alarmes,
Chagrins, ne hante plus leur paisible oreiller.
Les aubes et les nuits les baignent de leurs larmes.
La vie est une tombe au détour d'un sentier.

Irai-je interroger l'ombre de ce sentier? et qu'offrirai-je à cette morte?

Je le sens, c'est la crise sentimentale qui continue. Mais il faut à tout prix que je parte: Fréneuse peut m'être le salut. Je partirai sans donner mon adresse: ce sera comme un évanouissement dans la nuit. Je disparaîtrai sans prévenir personne; il faut que personne ne sache où je suis, Ethal surtout. Son influence occulte me poursuivrait là-bas. C'est à lui qu'il faut que j'échappe. Il est le mauvais esprit de ma vie, la main d'ombre étendue sur mes actes et sur mes pensées, la main aux horribles bagues, la main monstrueuse et velue dont les pustules de nacre suintent des poisons et les lueurs, la serre de proie et d'agonie, qui étreint mon impuissance et, si je ne m'y soustrais, la pousserait au crime.

C'est affreux, ce suicide lent et les affres au milieu desquelles je me débats! Assez d'agonie! Je veux vivre! Comme Ethal triompherait s'il savait quelle terreur il m'inspire!

Et pourtant je vais briser ma vie, renier tout un passé et les joies de ce passé. Car il eut ses joies, des joies coupables, abominables, mais des joies! ce passé que je vais rompre, et cela sur la foi d'un spectre, l'inanité d'un songe!

L'image ensanglantée d'un valet de charrue tué, il y a vingt ans! Je l'ai revu encore, cette nuit, avec ses grands beaux yeux étonnés, ses yeux d'eau et sa face de hâle, la chéchia penchée sur sa chevelure claire et, au coin des lèvres, cette traînée rouge, ce flot de sang tiède monté de la poitrine et, au travers du torse, sur la chemise débraillée et toute molle de sueur, la trace de la roue: de la boue et du sang encore, mais très peu de sang, plutôt une meurtrissure qu'une blessure, le froissement et l'écrasement aussi du chariot qui passa sur son corps, son corps svelte et musclé de gars de vingt-six ans.

C'était en août. Le soir venait. On arrivait aux granges, dans la cour de la ferme, où les derniers rayons s'attardaient. Trois grands chariots chargés de récoltes odorantes, trois chariots pesants, heurtés à tous les talus, cahotés à toutes les ornières, qui, bien des fois déjà, nous avaient ramenés, au temps de la moisson, couchés sur les tas d'herbes sèches avec les autres garçons faneurs.

Nous étions juste sur le chariot du milieu. Lui, debout, une gerbe de coquelicots attachée par un lien à sa veste, gesticulait, faraud, un peu gris peut-être (la journée avait été si chaude), et sonnait de toutes ses forces dans le grand coquillage qui, en Normandie, sert de trompe aux moissonneurs. Autour de lui, étalés à même les meules, des filles et des garçons riaient, se bousculaient, du rouge de plaisir et de fatigue aux joues, de la sueur aux tempes. Et moi, parmi eux, je respirais la joie de vivre de toute la ferme, l'animation heureuse de ce beau soir.

Une roue de chariot sombrait dans une ornière: tout l'édifice des bottes oscillait et l'homme, perdant l'équilibre, tombait de haut, roulait à terre. Le troisième chariot suivait. Le conducteur peut-être ivre ne sut pas arrêter ses bêtes. Un grand cri, et l'on se précipita. Les chevaux ne l'avaient pas piétiné: ils s'étaient écartés devant l'homme. La roue avait continué de tourner, aveugle comme la matière.

Du sang avait giclé de la bouche; un peu de boue souillait la poitrine meurtrie; les grands beaux yeux, un peu stupéfaits, étaient demeurés large ouverts.

Et c'est ce mort qui m'appelle à Fréneuse! Comme Thomas Welcôme lui ressemble! Si je n'avais reconnu Jean Destreux, je craindrais que, là-bas, dans les Indes, il ne soit arrivé à l'autre quelque malheur!

LASCIATE OGNI SPERANZA

5 avril 1899.—Fréneuse.

J'y suis revenu dans l'espoir de la guérison et je n'y ai trouvé que l'ennui. J'ai visité une à une les chambres vides, les chambres quittées depuis vingt ans; je n'ai pas eu une émotion: Fréneuse, qui a contenu toute mon enfance, m'a paru une demeure étrangère. A chaque pièce, dont le jardinier m'ouvrait les portes, l'odeur de renfermé seule a affecté désagréablement mes sens. Même dans la chambre où ma mère a vécu les derniers mois de sa vie, je n'ai ressenti que la sèche et froide hostilité d'un vieux logis provincial, parcouru pour la première fois par un héritier de hasard.

La femme du jardinier entr'ouvrait un peu les persiennes closes: un peu de soleil tombait par l'interstice, éveillant la poussière sur les marbres des commodes, tandis que dans l'enlinceulement des housses, la rigidité des sièges se rencognait dans l'ombre. Dans le grand salon je remarquais que la rosace du plancher était pourrie et que ses lamelles de thuya cédaient; le guéridon du milieu en était un peu penché, dérangeant ainsi l'harmonie glacée d'une vaste pièce rectangulaire et figée dans ses tentures d'un vert ciguë brochées de lyres d'or.

Au premier étage, un relent d'éther était resté, tenace, dans les boiseries d'un cabinet. Machinalement, j'ouvrais une toilette. Des flacons de pharmacie, vides, y étaient encore rangés sur une tablette; j'en lus les étiquettes. C'était une des petites pièces, où le caprice excédé de la malade aimait à aller reposer sa souffrance, loin de la chambre accoutumée, une des officines aussi où elle pansait son mal. Dans un tiroir, que je tirais, un petit éventail à branches de nacre et tout micacé de paillettes reposait sur un lit de roses sèches, parmi des rubans d'un lilas tendre maintenant fané, et parmi ces rubans j'effleurais un portrait, une photographie d'enfant jaunie, effacée, presque brumeuse et dans laquelle je n'ai pas voulu me reconnaître.

Et, le soir, seul dans la grande salle à manger ornée de bois de cerf et de panoplies de chasse, accoudé sur la nappe, devant une tasse vide j'ai attendu très avant dans la nuit qu'une émotion ou qu'un spectre surgît de toutes ces choses qui ont été ma vie! J'espérais qu'une larme me monterait aux yeux, qu'un frisson, fût-il de crainte, étreindrait et ferait battre un peu ce qui autrefois fut mon cœur.

L'ombre de Jean Destreux viendrait-elle, elle, dont l'apparition m'avait conduit ici?

J'écoutais un grignotement de souris dans la boiserie, excédé et penaud de me trouver là, dans cette demeure inhabitée et triste, seul dans le silence de la campagne endormie; mais l'Inconnu que j'attendais, la grâce des larmes implorée ne se manifesta pas. Quel homme suis-je donc devenu? Une âme s'est séchée ou figée en moi qui jamais ne refleurira; c'est comme une faim et une soif de jouir et de souffrir autour d'une chose pétrifiée et durcie. J'aurais tant voulu être ému, effrayé! Une larme, un effroi, et c'était toute une nouvelle orientation de ma vie, une porte ouverte sur l'avenir! C'est cet avenir qui se jouait, et je n'avais même pas la légère étreinte d'une petite angoisse, mais la parfaite conscience de ma tentative inutile, de ma démarche un peu bébête et de ma présence ridicule dans l'abandon de ce château désert.

Et puis une heure a sonné à l'église du village et je suis sorti sur le perron respirer l'air froid de la nuit. Un chien a aboyé dans une ferme, et des grognements ont répondu du chenil. Je suis descendu aux écuries, j'ai détaché deux Pont-Audemer et je me suis enfoncé avec eux dans le parc.

Les grands arbres sommeillaient immobiles, encore squelettes (le printemps est si tardif en Normandie!) mais le ciel semblait de lait, tant il était ouaté de nuages sous la coulée des rayons de lune..., oui, une source de lait lumineux filtrant dans le brouillard! Quel calme et quelle solitude! On n'entendait pas bouger une feuille, mais une odeur de jeune écorce et de mousse humide emplissait tout le parc de fraîcheur. Nous sommes revenus par le potager. Les vitres des châssis brillaient doucement sous la lune, et j'eus une minute l'envie d'y rafraîchir mon front qui brûlait.

Comme leur nacre bleuie devait être froide, froide comme les vitres de mes croisées quand, déjà adolescent, durant mes nuits de fièvre et de puberté, je me levais de mon lit et courais, pieds nus, appuyer ma tête à leurs parois humides!

Mes désirs alors, à voir l'immense ciel tranquille, s'évaporaient comme des brumes. Qu'étaient, auprès de l'effroyable usure actuelle de ma chair et de mon âme, ces fièvres éphémères de mes jours passés?

Et je suis rentré à l'aube, épuisé de fatigue et trempé de rosée, meurtri, endolori, rempli de lassitude physique et lourd, comme d'une humeur, de mon indifférence, de ma morne impuissance à pleurer et à souffrir!

Qui fera donc crever cet abcès de rancœurs et de tendresses avortées, ce ganglion gonflé de passions étouffées et de douleurs mortes? Quel forceps, quelle éclampsie atroce et salutaire me délivrera de cet abominable et pesant fœtus d'âme?

Qui me rendra le don des larmes? Je serais sauvé si je pouvais pleurer. Ce commencement d'émotion de ma nuit à Montmartre, dans ce bouge à trois francs de la rue des Abbesses, si je pouvais le retrouver!...

Fréneuse, 6 avril 1899.—Aujourd'hui, ç'a été le lamentable et piteux défilé des fermiers, du curé et des autorités du pays. Tout se sait dans ces trous de campagne: on n'a pu cacher ma venue, et le village est besoigneux. Et toute l'avarice et l'astuce normandes à l'affût de l'aubaine sont venues quémander et se plaindre au château.

J'ai donné cinq cents francs au curé et diminué les baux de trois fermiers; mais je n'ai reçu ni le maire, ni l'instituteur, qui voulaient m'emmener visiter les écoles... Les nouvelles écoles, bâties sur les plans d'un architecte de Paris, quelque monstrueuse construction moderne, si j'en juge par les grands toits prétentieux qui déshonorent désormais la gauche du parc.

Leurs écoles! Je n'ai même pas voulu retourner à la ferme. Il m'a suffi d'entendre le gérant m'énumérer les améliorations faites pendant mon absence à la demande des tenanciers: canaux et caniveaux, toits d'ardoises en remplacement des toits de chaume, étables et laiteries modèles, piscines dallées pour baigner les chevaux: quarante mille francs réservés, depuis trois années, sur les baux pour moderniser et pour mettre au goût du jour les anciens locaux.

Non, je n'ai pas voulu retourner à leur ferme. Jean Destreux n'aurait pas été Jean Destreux sous la charpente neuve d'un toit d'ardoises, entre les murailles pavées de faïence d'une écurie anglaise, entre des boxes de pitchpin au lieu des anciens bas-flancs des chevaux. C'est l'atmosphère qui crée les êtres, et, quand on la détruit, on abolit jusqu'à leur souvenir. Je ne suis pas venu ici pour tuer un spectre; je n'ai pas même eu cette peine, puisque, dès mon arrivée à Fréneuse, tous les spectres se sont évanouis.

Comme ce pays est laid et triste en avril! Le printemps y grelotte, hésitant et âpre. Toutes les giboulées de mars sont encore en suspens dans l'air, la végétation tardive; et, par la tristesse des hauts plateaux, les labours ondulent à l'infini sous la maigre poussée des jeunes seigles et des blés verts. C'est l'enfance des récoltes, mais une enfance rachitique et souffreteuse sous la bise aigre et la menace d'un ciel éternellement couvert. Oh! l'aspect pierreux et cru des ciels normands à la fin de mars! C'est leur incurable détresse qui, apparue dans l'imposte des hautes fenêtres de Fréneuse, a attristé toute mon enfance et m'a rendu l'âme malade de cet étrange désir que j'ai toujours gardé de sensations acides et de pays d'ailleurs!

C'est comme Fréneuse! Comme l'enfilade des pièces, quittées si vastes, m'a paru mesquine! Ce parc, dont les futaies m'attiraient jadis mystérieuses et bruissantes, n'a pas trois hectares; il tiendrait dans ma main. Au bout de chaque allée, on aperçoit les champs. C'est la monotonie de ces guérets qui enlise et vous effrite l'âme.

On est dans ce Fréneuse comme dans une île battue par une mer de labours, et je comprends d'où venait cette pesanteur d'orage où je respirais à peine, où j'attendais je ne sais quel miracle qui déchirât l'atmosphère d'angoisse de ces sillons et de ce parc. Je m'y sentais enfermé, captif comme dans un phare, et la présence infinie des plaines m'y donnait le mal d'au-delà, dont on souffre au bord de la mer!

La mer! Les prunelles d'eau de Jean Destreux! C'est parce que ces yeux-là avaient en eux tout ce que je désirais et que j'ai cherché depuis et que je poursuis encore, qu'il sont demeurés dans mon souvenir. Ils ont été la première révélation d'un impossible bonheur: le bonheur de l'âme! Ce sont les yeux de pureté de mes années d'ignorance, et ce n'est qu'après m'être dépravé et corrompu au contact des hommes, que j'ai convoité follement les yeux verts. La hantise de ces prunelles glauques est déjà une déchéance. Avec quelle fixité d'adoration effrayante j'aimais et je désirais les êtres et les choses quand j'étais enfant! Le secret du bonheur eût été peut-être de les aimer tous sans en préférer aucun!

Chaque créature indique Dieu, aucune ne le révèle, ai-je lu quelque part. Dès que notre regard s'arrête à elle, chaque créature nous détourne de Dieu.

Même jour, neuf heures du soir.—Tantôt, en revenant du cimetière, j'ai fait un grand tour pour ne pas avoir à traverser le village. J'ai voulu éviter les commères au seuil des portes, la sortie des enfants de l'école et la parlotte des hommes devant le bourrelier et la forge du maréchal-ferrant. Il me semblait qu'ici-même mon horrible réputation m'avait précédé et suivi; une irritation m'a pris en prévision des rires niais et des chuchotements, et j'ai rasé les haies, en suivant derrière les maisons.

Du côté de Castel-Vieux, une roulotte de saltimbanques était arrêtée en plein champ. Dehors, une femme faisait la cuisine sur un petit poêle de fonte. Tranquillement assise sur une chaise, elle surveillait la cuisson du repas du soir; du linge encore humide séchait aux fenêtres de la voiture. Et deux enfants, deux gosses à moitié nus, avec de superbes yeux noirs, lutinaient une chèvre qui devait être de la famille. Des petites mains terreuses pétrissaient avidement les mamelles, et des bouches cherchaient à en saisir les pis.

Le ciel s'attendrissait dans le crépuscule, barré, au-dessus des plaines, d'un trait de cinabre; le vent s'était apaisé. Et, dans cette tiédeur et cet amollissement du soir, une silhouette d'homme s'approchait, déformée par un sac de pommes de terre qu'il portait sur l'épaule. Et, silencieux, l'homme baisait la femme au front et puis, lâchant son sac, dégageait la chèvre, s'emparait des deux petits, les embrassait éperdument. C'était un grand homme mince à la face hardie, illuminée de dents très blanches, l'air sombre et joyeux à la fois; il sentait la sueur et la poussière, mais comme un parfum de genêts était demeuré dans ses haillons. Il me toisait insolemment du regard et m'éclatait de rire au nez, tout en baisant goulûment ses gosses. Je m'étais arrêté pour le regarder.

Je repris mon chemin sans rien dire, me répétant à voix basse cette phrase d'André Gide dans les «Nourritures terrestres»:

«Je me suis fait rôdeur pour pouvoir frôler tout ce qui rôde; je me suis épris de tendresse pour tout ce qui ne sait où se chauffer, et j'ai passionnément aimé tout ce qui vagabonde.»

Tout à l'heure, après mon dîner solitaire, en tête-à-tête avec moi-même, je suis entré dans la bibliothèque et j'ai pris au hasard un volume pour tromper mon ennui et attendre le moment de me coucher. Il s'est trouvé que c'était le Dante, un tome en italien de la «Divine Comédie». J'ai feuilleté au hasard et suis tombé sur ce passage:

Lasciate ogni speranza...

(Laissez toute espérance.)

Il y a de l'écho dans Fréneuse.

ENVOI DE FLEURS!

Fréneuse, avril 1899.—Mes malles sont bouclées. Dans une heure, j'aurai quitté Fréneuse et, dans cinq heures, je serai à Paris. Je ne peux plus! je ne peux plus!

Cette solitude m'étouffe, ce silence me pèse. Oh! mes affres de cette nuit devant la tranquillité morte de ce village et de ces plaines! A Paris au moins, on sent l'haleine de tout un peuple endormi; tant de luxures y veillent, tant d'ambitions, tant d'inquiétudes et tant de haines! Ici toute une humanité harassée tombe dans le sommeil comme dans un trou. Oh! la léthargie de ces fermes, de ces hameaux muets sous ce vaste ciel et l'effarante angoisse de tous ces points noirs dans la nuit, sans une seule lueur indiquant la vie!

Accoudé à la fenêtre ouverte, j'avais la sensation d'être dans un cimetière, seul, à l'abandon, oublié dans une panique au milieu d'une province vidée par une peste. Il me semblait que tous ces villages ne se réveilleraient plus. Et c'étaient un besoin violent, impérieux de m'affirmer de la vie, des envies de morsure et de baiser qui me faisaient la bouche sèche, avec, dans tous les membres, des rages d'étreindre et de palper qui me crispaient douloureusement les doigts.

Si j'avais encore possédé les communs comme jadis, je serais descendu trouver une fille de ferme. Dans une ville on sait où aller quand la frénésie vous prend. J'ai déjà connu ces crises d'hystérie atroce. Il y a déjà deux ans que je n'avais eu pareil accès, et il a fallu que je vienne à Fréneuse pour réveiller l'horrible mal. Et j'étais venu chercher ici le calme! j'avais cru que ce pays me serait un refuge!

La solitude! Le silence! Quelle formidable excitation, au contraire, pour les mauvais instincts! Toutes les floraisons vénéneuses de l'âme y poussent une sève exaspérée par l'ennui, et c'est dans la cellule des moines que le Mauvais livre aux consciences ses plus rudes combats.

Le temps d'écrire ces quelques lignes, hâtivement, sur mon carnet, d'y constater irrémédiablement ma déchéance, et le temps marche; les postiers du grand break piaffent devant le perron, j'entends descendre les bagages. Dans dix minutes, nous serons partis.

Avril, Paris.

Thyrses de crêpe éclos en calices funèbres,
Je suis, fiers iris noirs, épris de vos ténèbres.
Fleurs d'angoisse et de songe, un monstrueux désir
Gonfle vos tiges d'ombre et les fait à plaisir
Vibrantes d'un étrange et lourd ferment de vie.
Vous vivez dans la fièvre, étant inassouvie,
Et bien plus fortement, le Mal étant en vous,
Que les autres iris, les chastes et les doux.
Une lente agonie étreint vos cœurs hostiles.
Vous êtes à la fois cruelles et subtiles,
O douloureuses fleurs de lune et de velours:
Les projets avortés, les rancunes farouches,
Les mornes trahisons des regards et des bouches
Sommeillent dans la nuit de vos pétales lourds.
Turgides floraisons d'un jardin de supplices,
Mon âme trouve en vous des sœurs et des complices
De son rêve obsédé d'effarantes amours!

Ces vers, je les ai commis au temps de ma jeunesse, à la gloire des iris noirs (car, moi aussi, j'ai été un peu poète aux environs de ma vingtième année: l'apparente complication du jeu des rimes et des rythmes devait séduire mon âme puérile et complexe, amuser de ses difficultés vaincues l'enfant barbare qui fut toujours en moi). Les iris noirs! Et il faut que ce soit leur souvenir qui m'accueille au retour.

Une main inconnue a fleuri de leurs monstrueux calices tout le rez-de chaussée de la rue de Varenne. De l'antichambre au petit salon qui sert ici de parloir c'est, à travers l'enfilade des pièces, une inquiétante floraison de ténèbres, un jaillissement muet de larges et longs pétales de crêpe grisâtre, l'air de chauves-souris figées dans l'éclosion d'une fleur. Il y en a dans les grands vases cloisonnés du hall, il y en a dans les urnes de sèvres blanc du grand salon et dans les Satzuma de mon cabinet de travail. Des narcisses entêtants se mêlent à leurs calices par touffes, et c'est comme une pluie d'étoiles lumineuses et candides dans tout ce deuil extravagant et noir.

Le suisse m'explique qu'elles sont arrivées l'avant-veille de Nice: un envoi de cinq bourriches de fleurs, et qu'il a pris sur lui de les déballer et de les ranger dans des vases. L'expéditeur est M. Ethal... Ethal est donc à Nice? Depuis quand? D'ailleurs, il y a un autre envoi d'Ethal, m'apprend le portier: une petite caisse a précédé de huit jours cette avalanche de fleurs, mais la caisse vient de Londres, et, comme elle portait «personnelle et fragile», en anglais et en français, sur toutes ses faces, à l'office ils n'ont pas osé l'ouvrir et ont attendu mon retour. Il y a aussi pour moi un monceau de lettres. «Il y en a une de Londres, une de Nice, où monsieur le duc trouvera sans doute l'explication de ces envois.»

Il est onze heures du soir, et je tombe de sommeil; mais ces fleurs et l'envoi de cette boîte mystérieuse ont éveillé ma curiosité, et, les nerfs fouettés, tout à l'envie de savoir, je ne songe plus à dormir. «Qu'on monte cette caisse ici.» Et, d'une main fébrile, je cherche dans le plateau encombré de lettres celles de Claudius... Quel courrier! Je suis demeuré à peine six jours à Fréneuse et je retrouve plus de trente lettres au retour. Je ne sais que trop d'où elles viennent: entremetteuses, tenanciers d'hôtel louche, matrones et rabatteurs, toute la vorace et vénale armée du vice acharnée sur mes pas, telle une meute, et, depuis des années, embusquée dans mon ombre pour essayer d'animer mon ennui, d'attiser mon désir.

Ces enveloppes, que je froisse du doigt et que je n'ouvrirai pas, je sais trop ce qu'elles contiennent et quelles offres l'on m'y fait. Il y a des jours où la colère me monte avec des velléités d'envoyer ces lettres au procureur de la République et de purger un peu la société de leurs signataires. Il y a Poissy et Fresnes et Saint-Lazare... Mais, après tout, il faut bien que tout le monde vive, et je sais trop et par quelles expériences, quelles amours faisandées et falsifiées, hélas! vendent, sous le nom de primeurs, tous ces trafiquants d'âmes et de chairs. Mais c'est égal, après le calme et le silence angoissant de Fréneuse, cette rentrée à Paris, parmi les iris noirs d'Ethal et le cours de la Bourse de toute la prostitution de la ville, est significative et justicière. C'est le Mane, Thecel, Pharès inscrit en lettres de flamme sur le mur du palais de Balthazar. Le Lasciate ogni speranza du Dante ne vit pas seulement qu'à Fréneuse.

Cette veillée hostile de fleurs sinistres à mon seuil, ces fleurs que j'ai aimées jadis, aux heures d'égarement et de fièvre, ces monstres que j'ai chantés et cette correspondance honteuse de tous les courtiers et de toutes les courtières d'amour!

Je traîne avec moi ma vie. Quel châtiment!

Un soulagement pourtant dans ce dégoût: la nouvelle qu'Ethal n'est pas ici. Son absence me rassure; ses deux lettres, dont je déchire l'enveloppe presque simultanément, confirment ma délivrance. Je les lis au hasard.

Nice, 2 mars.

«Mon cher ami,

«J'ai quitté Londres. Le divorce de lady Kerneby m'a donné gain de cause. J'ai su prendre son solicitor, et l'hypocrisie anglaise, dont j'ai eu tant à souffrir, m'a servi, cette fois, contre cet imbécile de lord Edwards: j'ai bénéficié de sa condamnation en adultère. Le tribunal l'a débouté de ses prétentions sur mon portrait. Vous savez que c'est, de toute mon œuvre, la toile à laquelle j'attache le plus de prix: la marquise Eddy Kerneby est peut-être la plus jolie créature, au sens de mon esthétique, qui ait jamais vécu dans le royaume. Je l'ai encore idéalisée, exagérant sa grâce maladive et un peu funèbre. C'est ce portrait, auquel j'ai travaillé pendant près de six mois, que lord Edwards ne voulait pas me rendre, et il n'était qu'à moitié payé. L'issue de son procès arrange tout: il est aujourd'hui la propriété de la marquise. Lady Kerneby est ici, à Nice, mourante, phtisique! La pauvre créature l'a toujours été, mais les péripéties de ces derniers six mois l'ont singulièrement avancée. Si vous saviez comme elle est belle, affinée par cette lente agonie de deux ans qui, maintenant, ne sera que trop brève. Je la vois tous les jours et passe la plupart de mes soirées auprès d'elle; je l'ai rejointe ici et compte bien la décider à me céder ce portrait. Vous ignorez peut-être que lady Kerneby est la sœur de sir Thomas Welcôme (Welcôme est enfant naturel), mais elle a toujours eu pour son frère l'attachement le plus tendre, et, si j'obtiens d'elle la cession du portrait que je convoite, c'est à l'expresse condition de le donner à sir Thomas à son retour de Bénarès, où il doit être en ce moment. Quelle complication que ces familles anglaises! Si ce tableau me revient, je reprendrai mes pinceaux, et vous verrez enfin de la peinture de votre

«Claudius».

«P.S.—La marquise, à qui j'ai parlé de vous, m'a permis de saccager en votre honneur son jardin et ses serres. Je vous adresse, de sa part et de la mienne aussi, toute une moisson de narcisses et d'iris noirs. Je sais que vous les aimez, quoique vous ne me l'ayez jamais dit. Ceux-là sont particulièrement beaux, comme gonflés d'un sang effroyablement noir: de vraies fleurs de champ de bataille. Je les adresse moins à vous qu'à la petite idole que je vous ai envoyée, il y a huit jours; j'attends encore de ses nouvelles et suis même assez inquiet sur son sort. Il serait dommage qu'elle se fût égarée en route, car, outre qu'elle est unique et d'une matière tout à fait rare, elle a toute une légende que vous savez, et ses yeux d'émeraude ont vu se dénouer un effroyable drame. Elle seule en connaît le fin mot, fin mot qu'elle vous dira peut-être, si vous lui rendez le culte qu'elle exige et vous montrez fervent adorateur.

«Je gage qu'elle aimera fort la forme et le parfum de ces iris... Je suis ici jusqu'à nouvel ordre, un peu dans la posture d'un vautour qui guette un cadavre.»

Des fleurs pour une idole? un procès gagné? J'ai ouvert la seconde lettre avant la première. J'aurais dû commencer par celle datée de Londres.

«Mon cher ami,

«J'ai quitté Paris brusquement, sans prendre congé de vous, appelé ici par un intérêt majeur: le gros scandale du divorce Kerneby m'offre un joint pour reprendre et gagner mon procès contre lord Edwards. Vous savez que ce mauvais mari détenait illégalement en sa possession le portrait que j'ai fait de sa femme. La marquise Eddy... vient d'obtenir le divorce contre le marquis: elle reprend de droit sa fortune et tout son apport mobilier. Mon tableau se trouve être compris dans les objets lui revenant. C'est ce que son solicitor, qui est aussi le mien, s'est efforcé de persuader aux juges: d'où l'urgence, mieux, la nécessité de ma présence ici. Mille et une démarches personnelles s'imposent, mais, si ce portrait revient entre mes mains, je sens que le peintre que j'ai jadis été se réveillera et que mon labeur repris fera de moi un autre homme en me redonnant le goût de la lumière et de la couleur. Priez les bons et les mauvais esprits pour que je réussisse. J'ai retrouvé ici, parmi un tas de bibelots et d'objets oubliés, une petite statuette qui vous intéressera: la petite Astarté d'onyx aux pieds de laquelle M. de Burdhes fut trouvé étranglé dans sa petite maison de Woolwich, l'idole aux yeux d'émeraude dont il voulait instaurer la religion et dont le culte, un peu sanguinaire, a valu à notre ami Welcôme les millions qui lui permettent aujourd'hui de voyager.

«Lors de la vente de Burdhes, je l'ai disputée chèrement aux marchands de curiosités de la Cité. Je me rappelle combien sa description parut vous préoccuper, le soir où je vous racontai la fin tragique de ce pauvre de Burdhes. Cette petite idole de l'Extrême-Asie possède un assez joli nimbe de mystère. Welcôme l'a connue, peut-être adorée, qui sait si elle ne lui a pas suggéré l'idée du meurtre? Car l'Astarté de Carthage et de Tyr se nomme aussi dans les forêts de l'Inde la déesse Kâlî. Incarnation des étreintes d'amour, elle symbolise aussi les étreintes meurtrières et elle étrangle dans la secte des Thugs, ses fanatiques, les Thugs, les fameux brahmanes étrangleurs du Delhi. Voici près de dix ans qu'elle est mienne, et c'est presque une amie. Permettez-moi donc de vous l'offrir en souvenir de Welcôme et de moi: ce sera un chaînon de plus dans l'invisible et forte chaîne qui nous unit tous les trois.

«Je ne sais quand je pourrai rentrer à Paris: j'ai bien peur d'être forcé d'aller à Nice rejoindre lady Kerneby, qui est là en traitement depuis le commencement de l'hiver.

«Avez-vous été voir les Gustave Moreau rue La Rochefoucauld? Je vous l'avais pourtant bien recommandé. Vous verrez là d'étranges regards limpides et fixes, des yeux hallucinés d'une expression divine; vous les comparerez aux émeraudes enchâssées dans le front d'onyx de l'idole. La nuit surtout, à la lumière des cires, vous verrez comme elles deviennent intenses.»

Le portier a monté la petite caisse dans le hall. En trois coups de marteau, elle a été ouverte, et, le foin ôté, de délicats papiers de soie doucement développés, l'aveugle statuette androgyne a surgi. C'est bien la petite idole du récit de Claudius. Voici son torse plat, ses bras luisants et frêles, sa hanche fuyante. Hiératique et démoniaque, en pur onyx noir, elle attire et reflète en elle la flamme des bougies; ses seins hardis et ronds pointent dans une lueur au-dessus du ventre sombre, un ventre étroit et plat qui se renfle à la place du sexe au-dessus d'une petite tête de mort.

La tête de mort ricane, symbolique, menaçante, triomphante des maternités et des races!

Sous son front bas, c'est l'aveugle regard des deux prunelles vertes, deux yeux d'eau morte qui ne voient pas... Dans le clair-obscur de l'antichambre, les iris noirs et les narcisses se dressent, silhouettes plus noires dans l'ombre alternées de blancheurs; leur veillée solennelle se prolonge dans l'enfilade des pièces. Tout l'hôtel a l'air d'être gardé par des fantômes de fleurs. Dehors, des fiacres roulent vers le boulevard Saint-Germain. L'haleine de tous ces calices plus forte dans la nuit fait l'atmosphère lourde, irrespirable; la petite idole ricane, silencieuse, et une angoisse m'oppresse, et une stupeur!

LA VILLE D'OR

18 avril 1898.—Hier soir, à mon retour à Paris, c'était l'étrange accueil de toutes ces fleurs noires et de la petite Astarté d'onyx, l'énigmatique idole du sanctuaire de Woolwich, introduites chez moi par la volonté d'Ethal. C'était le souvenir de Thomas Welcôme soudain imposé par toutes ces présences, Welcôme dont la sœur naturelle agonise en ce moment à Nice, veillée, sinon guettée par ce même Ethal, et, parmi toutes ces choses funèbres, voici que, ce matin même, une lettre m'arrive de Bénarès; et son enveloppe, timbrée des Indes anglaises, contient huit longues pages d'une écriture jusqu'alors inconnue, et cette écriture est celle de Welcôme.

Est-ce un hasard? Ces deux êtres, que lie je ne sais quel passé obscur, se sont-ils, au contraire, concertés d'avance? et l'arrivée simultanée de ces fleurs, de cette statue et de cette lettre n'a-t-elle pas été combinée pour me frapper d'un grand coup?

Et pourtant combien réconfortante et différente des déprimants conseils de Claudius, la longue et lumineuse épître de Thomas! Quel appel vers la santé et la délivrance! Non, cet homme-là ne me veut point de mal.

Bénarès, 10 mars 1899.

«Que ne m'avez-vous écouté, cher monsieur et ami? A travers les émerveillements d'une terre de visions prestigieuses et de légendes consolantes, au fond de l'Inde mystérieuse des Védas, que ne m'avez-vous suivi—comme je vous le demandais, comme je vous en ai supplié presque—dans la ville de l'extase et de la lumière qu'est la très sainte Bénarès? Et dire que vous êtes demeuré en Europe, sous l'azur étroit de nos villes, avec ce besoin torturant d'expansion qui est en vous, cette soif de la vie qui est votre mal, prisonnier des inhumaines lois de nos civilisations!

«C'est ici que vous auriez trouvé la sûre guérison, dans cette atmosphère de ferveur immense, cette permanente exaltation d'une foule en prière adjurant jour et nuit une divinité presque visible dans la sublimité du décor et des ciels.

«Bénarès! La mosquée d'Aureng-Zeb et le grouillement infini du Gange sous les barques des pélerins et le pilotis des temples au «ghat des Cinq Rivières», ces lieues de palais, de mosquées et de dômes baignant dans le fleuve, et leurs innombrables escaliers descendant, de degrés en degrés, escortés de statues, dans l'or mouvant de l'eau! Car tout est d'or dans la ville sainte. D'or, le ciel d'apothéose où montent les dômes vêtus d'or et les cônes roses des minarets; d'or, les parvis, les colonnes, les auvents des sanctuaires et les images des apsaras musiciennes jaillissant, toutes en attitude d'essor éperdu, des corniches et des entablements des temples; d'or, la nudité des mendiants s'écrasant en foule sur la rive du fleuve; d'or, l'immobilité des fakirs dans l'extase; d'or, les grands vases du culte entre les mains des prêtres processionnant sur les hautes terrasses; d'or, la masse même des fidèles prostrés de degrés en degrés et de colonne en colonne dans la muette adoration de Ganga, «Ganga Djaï», la mère Ganga, la rivière sacrée, le fleuve saint entre les saints qu'ils implorent tous de leurs vœux.

«Toute l'Inde bouddhique vient aboutir ici, dans l'exaltation de la lumière et la soif infinie d'un bonheur certain, hallucinée, adorante et heureuse, heureuse dans la ferveur et dans la foi. La ferveur! Tout le secret du bonheur humain est là: aimer avec ferveur, s'intéresser passionnément aux choses, rencontrer Dieu partout et l'aimer éperdument dans chaque rencontre, désirer amoureusement toute la nature, les êtres et les choses sans s'arrêter même à la possession, s'user dans le désir effréné du monde extérieur sans même s'inquiéter si le désir est bon ou mauvais. Car toute sensation est une présence, et la splendeur des choses ne vient que de l'ardeur que nous avons pour elles. L'importance est dans le regard et non dans la chose regardée. Qu'importe d'où vienne l'extase, si l'extase nous vient? Toutes les émotions sont comme autant de portes ouvertes vers un prestigieux avenir: le devenir, voilà la religion. Les choses du passé sont déjà mortes; pourquoi s'attarder sur un cadavre? Chaque chose possédée est déjà une pourriture, et quand nous regrettons une chose, c'est déjà un germe de mort que nous portons en nous.

«S'enrichir de désirs, toute la ferveur est là, et la ferveur est une délicieuse usure d'amour.

«Et Bénarès, depuis des siècles et des siècles, agonise et se meurt dans une ferveur intense, et c'est cette ferveur même, cet extatisme halluciné de toute l'Inde qui la fait vivre et la soutient.

«Oh! le temple d'or et le saint des saints de la ville sainte, les étalages d'idoles, de lingams et de charmes amoureux de ses petites rues étroites, leur dévalement vers le fleuve, et là, parmi l'infinie succession des palais et des temples, la promiscuité effarante, puérile et charmante de ces races de l'Inde où les brahmanes, les mendiants, les idoles et les bêtes sont subis, accueillis et respectés avec la même douceur apaisée et aimante par l'âme religieuse des foules!

«Des prêtres évoluent lentement autour d'un grand taureau de pierre rouge, qui est l'emblême même de Sivâ; une femme arrose dévotement d'eau lustrale un lingam de grès et le couronne de soucis. Des vaches descendent, nonchalantes, vers le fleuve en mâchant des fleurs. On glisse dans la bouse et sur des feuilles fraîches. Un mendiant implore une image informe qui est la planète Saturne. Par intervalle, de loggias en loggias, des gongs et d'énormes tambours font rage; un grondement tonne, et c'est, dans l'air lourd, une vibration douloureuse, ardente. Des miasmes pesants montent du puits de science où réside le dieu: le relent de pourriture des innombrables offrandes végétales entassées là.

«Dans le ciel fauve, au-dessus des dômes vêtus d'or, des perruches d'émeraude entrecroisent de luisantes ellipses et s'accouplent en jacassant aux frontispices des temples. Et partout rôde une odeur de cadavre et de fermentation: l'âme inquiétante du puits de science qui contient la vie et la mort.

«Et ce sont les bateliers maîtres du fleuve, et le refrain de «Ganga Djaï» sur leurs lèvres noires, tandis que glissent à l'infini leurs larges barques paresseuses qu'une terrasse surmonte et où des familles entières vivent et meurent, bercées par le courant divin. «Ganga! Ganga Djaï!» Et dans ce refrain guttural apparaît tout le mystère des humanités différentes. «Ganga! Ganga Djaï!», c'est l'écho même de la ville sainte, et c'est aussi l'écho des siècles, la voix d'ombre des idoles ténébreuses et des temples de mystère, l'âme même de cette impénétrable terre de l'Inde.

«Et toujours les palais se succèdent, bâtis tous par des princes indous. On vous dit les noms. C'est celui du rajah d'Indore aux balcons peints de ramages bleutés, on dirait Louis XV; puis voici celui du maharana d'Oodeypore, aux murs crénelés, à la porte flanquée de deux tours comme une citadelle. Des chiens, des grosses tortues dans l'eau, des flammes autour d'un bûcher, trois silhouettes rigides dans des linges, des groupes de gens silencieux: ici on brûle les morts. Les cendres vont au fleuve, et, comme le damra de caste infâme, qui seul a le droit de fournir le feu, le fait payer fort cher, les pauvres s'en vont mal brûlés au cours de la rivière, et des milliers d'hommes se baignent journellement dans le Gange et en boivent l'eau sans scrupule; ainsi circule dans la nature la substance unique de la vie dans la mort. Et ce sont encore des terrasses et des terrasses, des grouillements de foule sur de longs escaliers. Là un observatoire ouvre sur la rivière d'élégants miradores où dorment des instruments gigantesques; ici, une ruelle sombre dévale brusquement dans le fleuve; y rêve un ascète immobile entre des singes gris et des pigeons bleuâtres, se disputant un peu de grain tombé à ses pieds.

«Plus loin, un ghat aux marches disjointes a laissé tomber un temple dans l'eau. Des colonnes, des sculptures émergent. Des fakirs stylites y dressent leur maigreur, et le remous berce des fleurs de souci dans leur ombre. Et, par-dessus le fouillis des bachots, des estrades, des bambous, des nudités ceintes d'un lambeau d'étoffe, des patères libatoires allumées d'une lueur, des chiens vagabonds et des fidèles prostrés, c'est une folle floraison de parasols de paille, plantés à tous les angles, fichés dans tous les murs, de toutes les nuances de jaune, les uns tels une poussée de champignons d'or au-dessus des échoppes, les autres à plat, au flanc d'une porte comme autant de boucliers. Mille visions changeantes toujours renouvelées; le soleil couchant les incendie. Et c'est l'atmosphère, déjà signalée, de triomphe et d'apothéose avec toutes les effluves inquiétantes venues du fleuve: relents de chair grillée, fragrances d'aromates, odeurs de cannelle, de benjoin, de souci flétri et d'érable, et toujours l'obsédant «Ganga! Ganga Djaï!» spasmodique comme un râle, tout cela dominé par des jaillissements de clochetons et de dômes, des floraisons de pierre invraisemblables, les unes pareilles à des flammes, les autres à d'énormes lotus, une architecture d'élan et de prière vers le ciel, mouvante dans la chaleur par la diversité de ses formes et toute crépitante d'étincelles dans la magnificence des soirs.

«Un de ces soirs comme en ont évoqué seuls votre Villiers de l'Isle-Adam dans le métal en fusion de son verbe, et votre Gustave Moreau dans l'embrasement gemmé de sa palette.

«Le Triomphe d'Alexandre... Connaissez-vous le petit musée de la rue La Rochefoucauld?... Là seulement, parmi les trésors d'une œuvre unique, vous pourrez, en vous hypnotisant, connaître la splendeur enflammée et l'atmosphère d'apothéose d'un soir de mars à Bénarès. Bénarès! J'y suis déjà depuis quinze jours et, dans l'émotion religieuse de toute une ville extasiée, tous les jours, à chaque crépuscule, j'y regarde le soir comme si le jour devait mourir.

«Quand un spectacle atteint ce grandiose dans la beauté, il semble qu'il devrait à jamais disparaître. Sous nos climats d'Europe, de pareilles émotions ne peuvent se vivre deux fois, et c'est pourquoi je vous voulais ici, pourquoi je lance vers vous ce dernier appel. Avec un cœur aimant et liquide, prêt à se répandre de toutes parts comme le vôtre, vous vous épanouirez ici dans la plénitude de tous vos désirs, ne serait-ce que dans l'exaltation de la lumière, où chaque être et chaque objet ont la vibration d'un métal et la nuance d'une fleur. Vous renaîtrez dans un ciel neuf avec un être neuf au milieu de choses complètement renouvelées, vous apprendrez à porter votre bonheur avec vous et à ne pas le demander au passé. Le passé est une charogne; c'est lui qui empoisonne tout votre moi. Vous vivrez à Bénarès dans une stupéfaction passionnée, au milieu d'une magnificence d'architectures, de races et de climat où chaque minute aura pour vous la saveur d'une rencontre imprévue et parfaite.

«C'est à ces rencontres que je vous convie. C'est parce que je les ai faites que je vous dis: «Venez.» La vie est ici ce qu'elle devrait être: un étourdissement enivré. L'aigle se grise de son vol; le rossignol s'enivre des nuits d'été; la plaine tremble de chaleur, et l'aurore rougit de joie comme la lune pâlit de volupté. C'est la civilisation qui a déformé la vie. Chez les peuples jeunes, toute émotion est une ivresse et toute joie devient religieuse.

«Le bouddhisme, qui prosterne ses foules au bord du Gange, est la reconnaissance attendrie et ravie de toute une race envers ses dieux, et, comme ce peuple est jeune, quoique millénaire, il s'use voluptueusement dans la ferveur et ne fixe que l'avenir, insouciant de goûter aux eaux croupies du passé.

«Halluciné d'espérance, il s'isole dans sa vision, absorbé dans la contemplation de la nature et indifférent aux contingences immédiates; et l'agitation des autres autour de lui n'augmente que le sentiment de sa vie personnelle.

«Le coudoiement n'existe pas pour le fakir. Oh! que nous sommes loin ici de la vieille Europe!

«Venez, accourez vite ici, mon cher duc. L'Inde vous sera une délicieuse convalescence. Vous y respirerez l'odeur du lotus éternel, comme dans ce sonnet d'Ary Renan, dont les rimes me sont revenues ces derniers jours à Bénarès, et qui contient toute la morale hindoue:

Les Brahmanes m'ont dit: «Médite les Soutras!
L'accès du Grand Repos s'ouvre à la Rêverie.»
Ceux dont la robe est longue et la mitre fleurie
M'ont offert le plaisir et m'ont ouvert leurs bras.
Puis les nobles m'ont dit: «Suis-nous. Tu choisiras
La caste qui te plaît avec la draperie
Qui te sied.
J'écoutais dans la léproserie
Le chandala chanter: «Aime et tu souffriras.»
Et j'ai choisi d'aimer et de souffrir dans l'ombre.
J'ignore mes péchés. On dit qu'ils sont sans nombre,
Mais la Sagesse et l'Or n'ont point séché mon cœur.
Marchant sous l'anathème et drapé d'hérésie,
Du lotus éternel j'ai respiré l'odeur
Et, dans ma tasse en bois, j'ai goûté l'Ambroisie.

LE PIÈGE

Avril.—«Avez-vous été voir les Gustave Moreau, rue de La Rochefoucauld? Je vous l'avais pourtant recommandé. Vous verrez là d'étranges regards liquides et fixes, des yeux hallucinés d'une expression divine; vous les comparerez aux émeraudes enchâssées dans le front d'onyx de l'idole. La nuit surtout, à la lumière des cires, vous verrez comme elles deviennent intenses.

«Ethal.»

«Le Triomphe d'Alexandre... Connaissez-vous le petit musée de la rue La Rochefoucauld?.... Là seulement, parmi les trésors d'une œuvre unique, vous pourrez, en vous hypnotisant, connaître la splendeur enflammée et l'atmosphère d'apothéose d'un soir de mars à Bénarès!

«Welcome.»

Gustave Moreau! C'est à l'œuvre de ce peintre que m'adressent Ethal et Welcôme comme à un médecin guérisseur. Sans s'être concertés, ces deux hommes, entre lesquels je sens je ne sais quoi d'irréparable et qui se détestent—cela, j'en suis sûr—m'envoient, l'un de Bénarès, et l'autre de Nice, au musée de la rue La Rochefoucauld comme à un merveilleux dispensaire. Et pourtant Welcôme veut me sauver, et Claudius, lui, n'aspire qu'à exaspérer mon mal.

Gustave Moreau, l'homme des sveltes Salomés ruisselantes de pierreries, des Muses porteuses de têtes coupées et des Hélènes aux robes maillées d'or vif, s'érigeant, un lys à la main, pareilles elles-mêmes à de grands lys fleuris, sur un fumier saignant de cadavres! Gustave Moreau, l'homme des symboles et des perversités des vieilles théogonies, le poète des charniers, des champs de bataille et des sphinx, le peintre de la Douleur, de l'Extase et du Mystère, l'artiste entre tous les modernes qui s'est approché le plus de la Divinité et l'a toujours évoquée meurtrière! Gustave Moreau, l'âme de peintre et de penseur qui m'a toujours le plus troublé!

Salomé, Hélène, l'Ennoïa fatale aux races, les Sirènes funestes à l'humanité! A-t-il été assez hanté, lui aussi, de la cruauté symbolique des religions défuntes et des stupres divins adorés autrefois chez les peuples!

Visionnaire comme pas un, il a régné en maître dans la sphère des rêves, mais, malade jusqu'à en faire passer dans ses œuvres le frisson d'angoisse et de désespérance, il a, le maître sorcier, envoûté son époque, ensorcelé ses contemporains, contaminé d'un idéal maladif et mystique toute cette fin de siècle d'agioteurs et de banquiers; et, sous le rayonnement de sa peinture, toute une génération de jeunes hommes s'est formée, douloureuse et alanguie, les yeux obstinément tournés vers la splendeur et la magie des jadis, toute une génération de littérateurs et de poètes surtout nostalgiquement épris, eux aussi, des longues nudités et des yeux d'épouvante et de volupté morte de ses sorcières de rêve.

Car il y a de la sorcellerie dans les pâles et silencieuses héroïnes de ses aquarelles.

C'est extasiantes et extasiées qu'il fait toujours surgir ses princesses dans leur nudité cuirassée d'orfèvrerie; léthargiques et comme offertes dans un demi-ensommeillement, presque spectrales tant elles sont lointaines, elles ne réveillent que plus énergiquement les sens, n'en domptent que plus sûrement la volonté avec leurs charmes de grandes fleurs passives et vénériennes, poussées dans des siècles sacrilèges et jusqu'à nous épanouies par l'occulte pouvoir des damnables souvenirs!

Ah! celui-là peut se vanter d'avoir forcé le seuil du mystère, celui-là peut revendiquer la gloire d'avoir troublé tout son siècle. Celui-là, avec son art subtil de lapidaire et d'émailleur, a fortement aidé au faisandage de tout mon être.? Comme à toute une génération d'artistes malades aujourd'hui d'au-delà, il m'a donné le dangereux amour des mortes et de leurs longs regards figés et vides, les hallucinantes mortes de jadis ressuscitées par lui dans le miroir du temps.

Sous les frissons nacrés d'un ciel ardent et triste
Fleurit, hymne adorable en sa mélancolie,
La chanson des sirènes.
Un incurable ennui nage dans l'améthyste
De leurs longs yeux: l'ennui du dieu qui les oublie
Sur ces grèves sereines.

Les Sirènes diadémées de perles et de madrépores de la fameuse aquarelle, les Sirènes pareilles, dans leur groupe implacable et triste, à quelque monstrueux corail blanc dont les branches seraient mortes et vivraient!... Et c'est à cette œuvre morbide, à cet art périlleux et trouble qu'Ethal et Welcôme me pressent de retourner; c'est cette œuvre, qui m'a pénétré déjà jusqu'à la souffrance, qu'ils m'assurent être la guérison.

Et cette petite idole aux prunelles émeraudées qui ricane... Car elle a beau être muette comme la matière, j'entends plus que je ne vois son rire dans la nuit.

Paris, 30 avril.—J'y suis allé, et le même soir... Quelle honte! Si c'était là ce qu'ils voulaient, ils ont lieu d'être satisfaits, et pleinement, car l'épreuve a réussi, et au delà de toute espérance.

J'y suis donc allé et, tout droit, sans m'arrêter à la salle du premier, je me suis fait indiquer le Triomphe d'Alexandre, au second étage, et je me suis longtemps absorbé devant. Je le trouvais d'ailleurs incomparable, un des plus beaux morceaux du maître. C'est, dans une splendeur et un grandiose d'architecture évoquant toute la magie de l'Inde ancienne, un mouvement de foule, une somptuosité de figures et de cortèges, de théories de chars, de palanquins et d'éléphants; toute une frise de défenses et de trompes encensant, adorant je ne sais quelle figure d'homme assis sur un trône inaccessible, une espèce d'autel monumental échafaudé sur des motifs de décoration chimérique, des dragons, des sphinx et d'énormes lotus; des monstres et des fleurs.

Des fleurs encore jonchent un sol de mosaïque; dans le fond, des eaux froides et bleues stagnent dans des viviers de marbre; des pagodes et des temples s'y doublent, taillés à même le porphyre, l'onyx et les pierres précieuses d'une haute falaise, une abrupte falaise dont l'arabesque épique terrifie et ravit. Et là-dessus règne une atmosphère inexprimable, une poussière on dirait d'or fluide et de pétales d'iris; tous les jaunes et tous les bleus baignent ce décor de féerie. Et de ces nuances, de cet ensemble et de tous ces détails s'émanent un charme et une telle douceur, une telle joie enivrée de vivre, si l'on pouvait, dans cette ambiance en même temps qu'un si poignant regret de n'avoir jamais connu ces époques et ces foules, que le dégoût vous prend de ce temps et de notre civilisation et qu'il paraît tout simple d'en mourir.

Le Triomphe d'Alexandre! Et Welcôme m'écrit que c'est là l'atmosphère de Bénarès!

Dans la haute salle, autour de moi, véritable musée des œuvres du maître, c'étaient, du plafond à la cimaise, les dangereux fantômes déjà connus: les Salomés dansant devant Hérode, leurs chevilles cerclées de sardoines, et le geste hiératique de leur bras droit tendu; c'étaient aussi les Saint-Marc de songe aux coupoles d'ambre clair, qui servent de décor à l'immémoriale scène de luxure et de meurtre; et puis, ailleurs, répétés jusqu'à dix fois, au pied de roches on dirait écumantes, le groupe tragique et gemmé des Sirènes, et encore Hélène errant, les yeux mi-clos, sur les murs de Troie. Et, partout, dans les Hélènes comme dans les Salomés, dans les Messalines à Suburre comme dans les Hercules chez les filles de Thestius ou dans les marais de Lerne, l'obsession des mythes antiques apparaissait, se dénonçait partout dans ce qu'ils ont de plus sinistre et de plus cruel: charniers purulents des cadavres du Sphinx, ossements blanchis des victimes de l'Hydre, monceaux de blessés, d'agonies et de râles que domine, placide et silencieuse, la figure d'Ennoïa; têtes saignantes de saint Jean-Baptiste et d'Orphée; dernières convulsions de Sémélé se tordant, consumée, sur les genoux d'un impassible Zeus..., j'errais et chancelais dans une atmosphère de massacre et de meurtre; comme une odeur de sang flottait dans cette salle. Je me rappelais les paroles d'Ethal me vantant, un soir, dans son atelier de la rue Servandoni, l'atmosphère de beauté et d'épouvante dont s'enveloppe toujours l'homme qui a tué.

Je descendais.

La salle du premier ne comptait pas moins de cadavres.

D'un monceau de corps en putréfaction une énorme tige de lys jaillissait; viride et lisse, elle montait, droite, et, dans les pétales géants de sa fleur, portait, assise, une mystique princesse, une jeune et svelte figure de sainte auréolée, tenant d'une main le globe et de l'autre une croix; et c'est de la sanie et du sang corrompu du charnier que montait la floraison miraculeuse: tous ces meurtres aboutissaient à une angélique figure de femme.

Elle aussi avait le regard vide et fixe des Hélènes et des Salomés. Je quittais le coin de la salle où le dangereux symbole glorifiait l'inutilité du martyre, et je prenais déjà l'escalier pour gagner la rue, le grand air et la réalité du dehors, quand, tout au bout de la vaste pièce, une grande composition m'attirait.

Entre les colonnades d'un temple ou d'un palais grec, des nudités de jeunes dieux se groupaient ou s'isolaient dans des attitudes passionnées et tragiques, les uns couronnés de fleurs, les autres chargés de joyaux comme des femmes, et plus nus que la nudité dans des ajustements raffinés et barbares, où leurs torses convulsés se moulaient. Et c'était une scène de banquet, de banquet interrompu, car des amphores et des plats de métal jonchaient les premiers plans, mêlés à des cadavres. Étendus sur les dalles, les corps se développaient, superbes, merveilleusement étirés dans leur chute, plastiquement raidis par la mort, car c'était aussi une scène de meurtre: le meurtre des prétendants dans le palais de Pénélope au retour d'Ulysse. Le héros s'apercevait au fond, debout dans l'embrasure d'une haute porte de bronze, et Minerve, la Pallas hirondelle de l'Odyssée, voltigeante et vertigineuse dans un nimbe de flammes, dirigeait les flèches de son arc.

Beaucoup déjà avaient porté, car le palais était rempli de morts.

Pour attendrir, le peintre les avait faits tous adolescents et cette hécatombe de jeunesse, de prétendants encore enfants donnait à toutes ces agonies une sensualité voluptueuse et cruelle qui fut connue de Tibère et de Néron.

Au milieu, tout un groupe épeuré se bousculait autour des lits de trois héros plus intrépides, qui continuaient de boire en attendant la mort. Ils n'avaient même pas quitté leurs coussins et, nonchalants et couchés, la coupe à la main, ils semblaient mépriser l'agonie hurlante et désespérée de leurs compagnons. Et une grande admiration me prenait de ce calme et de ce dédain parmi cette foule ruée d'épouvante.

Mais, entre toutes ces nudités divines, toutes de soies et de joyaux, deux m'attiraient, et non pas par la pureté de leurs lignes, mais par le charme impérieux de leurs faces, des faces de résolution et d'angoisse, dont les yeux hallucinés enivraient.

L'un, debout, dans un grand élan de tout son être, avait déchiré, ouvert ses vêtements pour mieux recevoir les coups, et, le ventre nu, toute sa jeune chair offerte dans un envol de draperies bleuâtres, semblait adjurer les dieux et invoquer la mort.

C'était l'adolescence même se ruant au gouffre, la soif du martyre, l'offrande d'une jeune âme héroïque au trépas!

L'autre, assis dans un coin de la salle, contre une colonne aux chapiteaux de bronze vert, élevait lentement jusqu'à ses lèvres une coupe et, tranquille, avec deux profondeurs superbes dans les yeux, buvait la mort; car la coupe était empoisonnée: un pavot surnageait à demi-effeuillé, sur le breuvage; et, à défaut de la gravité sereine du geste, la tragique illumination des prunelles l'eût dénoncée, la suprême détermination de cet amant ne voulant donner qu'un cadavre aux flèches vengeresses de l'époux.

Mais ce que je ne pouvais méconnaître et ce qui me remuait tout entier, c'étaient les yeux, les inexprimables yeux de ces deux agonies! De quel violet le peintre les avait-il noyés? dans quel vert livide avait-il trouvé leur cernure? mais ils vivaient, ces yeux, comme deux phosphorescences et comme deux calices de fleur.

Ethal ne m'avait pas trompé. C'étaient bien les yeux de mon rêve, les yeux de mon obsession, les yeux d'angoisse et d'épouvante dont il m'avait prédit la rencontre, regards plus beaux que tous les regards d'amour, parce que, devenus décisifs, surnaturels et, enfin, eux-mêmes dans l'affre de la dernière minute à vivre. Et sa théorie m'apparaissait enfin justifiée par le talent et le génie du peintre. Je comprenais enfin la beauté du meurtre, le fard suprême de l'épouvante, l'ineffable empire des yeux qui vont mourir.

TU N'IRAS PAS PLUS LOIN

Avril 1899.—Et pour l'obsession de ces yeux, j'ai failli tuer cette fille. Oui, j'en suis là, je vais m'enivrer, m'hypnotiser de beauté devant l'œuvre d'un Gustave Moreau et je rapporte une âme d'assassin, quelle ignominie! Toute une journée je m'exalte et je m'hallucine devant les terribles phosphorences d'une peinture de poète et d'émailleur, et, le même soir, je me retrouve dans un bouge, entre l'effroi d'une rôdeuse impubère et la goguenardise menaçante d'un souteneur.

C'est la présence de cet homme qui m'a sauvé.

Sans lui, sans sa brusque intervention, j'aurais refermé sur ce cou frêle de hideuses mains d'étrangleur, car elles sont devenues hideuses, mes mains! Maintenant que, rentré enfin au logis, je les regarde de sang-froid, sous la lueur de la lampe, elles m'apparaissent déformées dans leur souplesse enveloppante, mes mains étroites aux doigts effilés et longs. Je ne leur soupçonnais pas tant de force... Elles me font l'effet de serres, maintenant que j'ai senti dans leur étau une agonie s'effarer et demander grâce. Comme le pouce est long! Je ne l'avais jamais tant remarqué.

Quand je réfléchis pourtant, je ne puis croire que la hantise des inexprimables yeux des Prétendants ait pu me conduire où je suis descendu, et pourtant, quand dans cette chambre d'hôtel j'ai pris à la nuque cette fillette épeurée, c'est bien l'affre de la dernière minute à vivre que je cherchais dans ses prunelles; mais aussi pourquoi avait-elle cette forme et cette qualité d'yeux?

Je revivrai toujours cette seconde: je me suis senti sombrer dans un tel vertige de sensations et de vide que j'ai cru que je devenais un dieu, qu'une seconde nature se faisait jour en moi et que je tenais enfin l'insaisissable. Quelle piteuse et banale aventure!

Cette promenade à vau-l'eau parmi cette fête de faubourg, le relent de graillon, de sueur et de loques sales d'une sortie d'atelier sous les arbres déjà poussiéreux de cette avenue, et, parmi la flânerie éreintée d'ouvriers musant aux baraques, les allées et venues de cette gamine.

Dix-sept ans à peine, un peu de chair tendre et blonde entrevue, très blanche, par l'entrebâillement d'un caraco, la nuque dorée et les joues d'une maturité rose, déjà hâlées, d'un autre ton que la gorge et le cou; l'air encore paysan et frais malgré la livrée de la prostitution.

La mine fermée, comme attelée à une tâche, elle déambulait dans la fête, à la fois obstinée et très lasse, pas jolie, mais pire avec son air de petite vierge maussade et sa façon gauche de relever sa robe sur le drap rouge de son jupon. Une débutante, cela sautait aux yeux; quelque pauvre petite bonne débauchée de la veille et que devait surveiller, à quelques pas plus loin, la flânerie aux aguets de quelque affreux voyou.

Elle passait deux fois auprès de moi, balbutiant d'une voix indistincte quelques obscénités apprises, jetait un rapide clin d'yeux du côté des agents et repartait en chasse, évidemment étranglée de terreur et tristement novice dans son métier de rôdeuse. Sa maladresse m'intéressa et, plus par pitié que par vice, je me mis à la suivre, je lui emboîtai le pas. La petite s'apercevait de mon manège et, au coin de la rue, se retournait brusquement, me faisait face et, ses grands yeux enfin levés sur moi: «Vous payez un verre? Il en fait une soif,» jargonnait-elle dans l'affreux argot des rencontres de faubourg.

Ses yeux! Les prunelles en étaient à la fois bleues et violettes, irisées et changeantes et d'une expression si triste, si craintive surtout. Une gosse! J'eus d'abord la pitié bien plus que le désir. Moi, le duc de Fréneuse, j'emmenai dîner près d'une gare cette petite prostituée de Vaugirard. Elle était effarée, ahurie, ne croyait pas à l'aubaine de ce dîner dans un restaurant avec un client bien mis; les gens avec qui elle avait affaire étaient plus expéditifs. Je lui parlais doucement, consultais son goût pour le menu.

Jusqu'alors je n'avais regardé que ses yeux, tout au charme de leur nuance indéfinissable et profonde, peut-être déjà pris au ragoût délicieux de la terreur, car c'est de la terreur que je lui inspirais; mon amabilité, mes petits soins, ma douceur redoublaient ses inquiétudes. L'homme qui en vivait devait nous avoir suivis et nous surveiller du dehors. Elle n'avait pour moi que cabrements et reculs; les prunelles fixes, agrandies, elle avait l'air d'une petite âme en danger qui se convulse et se contient pour ne pas crier au secours; et ses effarements décageaient sourdement en moi une bête fauve, dont je sentais monter impérieusement le rut.

Oh! Néron buvant avec délices les larmes des martyrs, la volupté sinistre des Augustans jetant aux prétoriens la pudeur et l'effroi des vierges chrétiennes, les éclampsies de joie forcenée et féroce, dont s'emplissaient les lieux infâmes avant les jeux sanglants du cirque, et les jeunes filles, les enfants et les femmes livrés deux fois aux bêtes, au tigre et à l'homme!

La joie entre toutes iconoclaste et cruelle d'écraser une faiblesse et de briser une tige, la triomphante ignominie de la force se plaisant à broyer toutes les fragilités! C'est toute cette boue et toute cette fièvre qui me crispèrent les mains et me bourdonnèrent aux tempes quand, une fois dans la chambre, l'enfant aux grands yeux tristes refusa de se dévêtir. Elle n'avait pas le temps, je devais faire vite; elle demeurait chez ses parents, ils avaient dû dîner sans elle; son père était brutal, elle aurait des ennuis à cause de moi, et toutes les défaites ordinaires de ces fausses apprenties, en pareil cas.

La vérité est qu'elle avait peur, peur de moi et de mes regards qui devaient flamber, étranges; elle s'était assise sur le lit et, d'instinct, avec un geste de victime, avait croisé ses mains sur sa camisole que j'essayais de déboutonner, une affreuse fièvre au bout des doigts; et comme j'insistais, devenu brutal, elle se redressait, et, dans un mouvement d'épouvante et peut-être de révolte:—L'argent d'abord! ânonnait une voix rauque; et, souple comme une anguille, elle glissait hors de mon étreinte et se réfugiait dans un angle. Elle avait la manifeste horreur de moi.

Alors je vis rouge. La pensée que cette petite rouleuse se refusait à moi, moi, le duc de Fréneuse, l'ex-amant des Willie et des Izé Kranile, dont les caprices sont cotés et implorés chez tous les trafiquants de chair de Londres et de Paris, cette pensée m'exaspéra. Les prunelles violettes, devenues immenses, me fascinèrent et m'entraînèrent à la fois. Une chaleur de four m'affolait, suffocante; j'étranglais de rage et de désir. Ce fut un besoin de saisir ce corps frissonnant et craintif, de forcer son recul, de le broyer et de le pétrir... Et mes deux mains, saisissant la gamine à la gorge, l'étendirent tout de son long sur le lit; de toutes mes forces je pesais sur elle, lèvre à lèvre et les yeux attachés sur ses yeux.—«Sotte, petite sotte!» étouffais-je entre mes dents. Et, pendant que mes doigts s'enfonçaient lentement dans sa chair, je regardais ravi s'irradier le bleu foncé de ses prunelles, je sentais ses seins palpiter sous moi.

«Mathias! Mathias!» soufflait la petite dans un râle. Un coup d'épaule enfonçait la porte, une main m'empoignait la nuque, me soulevait par le collet de ma jaquette et me jetait debout dans la chambre.

«Eh! qu'est-ce qu'y a! Monsieur veut une purge, on fait du mal à la gosse?» Et l'homme, un ignoble zingueur, pas jeune, les joues sales d'une barbe de trois jours, avec autour du cou le foulard lâche des professionnels, me toisait du haut de ses petits yeux bougeurs, des yeux mobiles, inquiétants et inquiets de bête fauve; et puis, l'examen passé, un doigt roulé dans sa moustache, l'autre main enfoncée dans la poche de sa cotte de velours: «Eh bien, Toinette, qu'est-ce qu'il a, monsieur?»

Et, me fouettant d'un clignement d'yeux complice: «Allons, au refile.»

C'était un guet-apens, j'aimais mieux cela. J'avais pris dans la basque de ma jaquette le revolver qui ne me quitte jamais; je l'armai et, de ma main gauche restée libre, cueillant quelques louis dans mon gilet: «De la musique? goguenardai-je à mon tour en employant leur affreux argot, ça ne prend pas avec moi, je connais la chanson; la petite est mineure, n'est-ce pas? Mais je l'ai cueillie racolant. Vous êtes bons tous les deux pour la Tour, mais ça ne vaut pas même une plainte. Vous ne savez pas travailler; il faudrait que je vous dresse. Allons, la porte, rangez-vous ou Bibi va parler.» Et j'élevai mon revolver.

L'homme m'écoutait complaisamment. Mon argot l'intéressait, mes louis aussi et les bagues de mes doigts bien davantage, car il ne quittait pas mes mains du regard. Il esquissait un salut de danseur, et, la mine tout à fait obséquieuse: «Monsieur est de la haute, mais nous savons vivre. Oui, la petite est ma marmite, mais nous sommes honnêtes dans le métier. Toinette aurait marché pour cent sous, peut-être la double thune avec vous à cause des nippes, mais que vouliez-vous lui faire, à cette enfant? Vous lui avez fait mal qu'elle a crié. Quelque sale histoire de rupin! Allons, Toinette, jaspine un peu; quéque monsieur t'a fait? Laissez-la, cette enfant, qu'elle s'explique.»

Maintenant la petite, effarée, blottie contre son protecteur, balbutiait la rencontre et la scène avec de grands gestes; et l'homme, la prunelle allumée, écoutait; sa face sinistre s'était éclairée, il me considérait maintenant avec bienveillance.

«Allons, faisait-il, en raflant les trois louis que j'avais posés sur la table, je vois ce que c'est, il suffit de s'entendre. Allons, morveuse, oust, dehors, vide le plancher, gâte-métier! Faut l'excuser, c'est jeune, ça ne connaît pas la vie; il y a des gens parfois si drôles, elle a pris peur. Va m'attendre chez le marchand de vins, en bas, et fais demander Nénest, le petit imprimeur, l'apprenti qu'est avec la grosse Marie depuis dix jours, le gosse qu'elle a recueilli et qui loge chez elle; la grosse Marie, t'es donc bouchée?» et il levait la main sur la fillette, «la grosse Marie, qui fait le coin du troquet de la rue Lecourbe; dis-lui qu'elle vienne avec Nénest, amène-les chez mon marchand de vins tous deux, je descends avec Monsieur. Tiens, pour boire!», et il jetait cent sous à la petite, et quand la malheureuse fut sortie: «Suffit de s'entendre..., si Monsieur s'était expliqué... Moi, je suis dessalé, je suis pas dur, je vois les choses tout de suite, moi. Il fallait le dire, on aurait trouvé ce qu'il faut à monsieur. J'ai votre affaire.» Et, s'effaçant devant moi, la porte grande ouverte: «Prenez donc la peine, monsieur...»

En être venu là, porter imprimé sur mes traits un tel masque qu'on arrive à me chuchoter, en plein Grenelle et Vaugirard, les propositions murmurées dans les rues du Caire et sur les quais de Naples!

Et c'est devant la peinture de Gustave Moreau que j'ai été cueillir l'âme de ce masque. Où en suis-je, mon Dieu! et je n'ai même pas tué l'être qui m'a osé parler ainsi. Ethal a donc tout supprimé en moi!

DATE LILIA

Paris, 15 mai.—«Nice. Mon procès est gagné. Le portrait de la marquise Eddy et quelques autres ont quitté Londres, il y a cinq jours; un télégramme de Rothner m'annonce qu'ils sont arrivés depuis hier en gare. Je pars en prendre livraison moi-même; le tout sera déballé et visible dans mon atelier demain soir. Venez donc faire connaissance avec cette exquise lady Kerneby, dont le divorce vient de me rendre à mes pinceaux. Elle continue toujours à mourir lentement dans le printemps bleu et or de la Riviera; son agonie lui donne des tons... J'ai hâte de rentrer à Paris ajouter quelques retouches à ma toile. Cette petite marquise phtisique m'aura posé, sans le savoir, un chef-d'œuvre. Je l'ai commencée déjà malade, je l'aurai achevée moribonde: ce sera, je crois, un peu mieux qu'une variation sur visage de femme... Elle et mon buste de cire, d'après le petit modèle napolitain, auront été les deux grandes émotions de ma vie... émotions d'art, entendons-nous; mais ce sont les plus poignantes et les plus riches en sensations complexes. Vous n'êtes qu'un dilettante, vous, mon cher duc, mais vous comprendrez ma joie et mon orgueil devant le portrait de demain.

«Vous verrez aussi combien la marquise Eddy ressemble à son frère. Vous trouverez, rue Servandoni, quelques autres œuvres aussi de votre Ethal: mon croquis de la duchesse de Searley, la pauvre petite pairesse qui mourut si malheureusement quelques jours après l'achèvement de son portrait, et mon pastel de la marquise de Beacoscome, la plus neurasthénique des Américaines épousées à Londres et que les séances avaient tellement exténuée que je n'ai jamais pu l'achever... Parfaitement: mon atelier fut mis en interdit par ordonnance des médecins. Rassurez-vous: la marquise de Beacoscome n'est pas morte; elle doit être, à l'heure qu'il est, en Chine; le marquis a été nommé ambassadeur à Pékin. Je ne vous convie donc pas tout à fait à un bal de victimes. A demain, n'est-ce pas? C'est tout mon atelier de Londres qui a émigré chez moi. Venez vers sept heures: en mai, le jour de sept heures est admirable.

«Votre
«Claudius Ethal

Et la lettre est datée du 14. C'est donc ce soir, à sept heures, que Claudius m'invite à contempler les coupables beautés de langueur et d'agonie de ces fameux portraits meurtriers.

La duchesse de Searley, la marquise de Beacoscome... Et toute la conversation de Pierre de Téramond me revient, et le souvenir de sa visite en août dernier, il n'y a pas un an.

«Il a chez lui certaines cigarettes préparées qui provoquent aux pires débauches, et la jeune duchesse de Searley serait morte en six mois pour avoir respiré pendant ses séances d'étranges et capiteuses fleurs.

«Quant à la marquise de Beacoscome, elle a cessé, par ordre des médecins, de donner la pose à Ethal; sa neurasthénie s'exaspérait dans l'atmosphère de ce hall éternellement fleuri de tubéreuses et de liliums; elle s'y sentait mourir.

«Ces fleurs, dont la propriété était de nacrer la peau et de cerner délicieusement les yeux de qui les respirait, ces fleurs éveilleuses de cernes touchants et de pâleurs merveilleuses, dégageaient un miasme de mort. Par amour de la beauté, par ferveur des longs regards noyés et des carnations délicates, Claudius Ethal empoisonnait ses modèles; ce semeur d'agonies cultivait la langueur.»

Oui, c'étaient bien là les propos de Téramond, la légende redoutable établie autour du peintre, le bruit des cercles, l'écho de Londres.

Et Barbe-Bleue me convie à venir visiter ses mortes pour ce soir.

Paris, 16 mai, quatre heures du matin.—J'ai tué Ethal!

Je ne pouvais plus! La vie était devenue odieuse, l'air irrespirable. J'ai tué. Je me suis délivré et j'ai délivré, car, en supprimant cet homme, j'ai la conscience d'en avoir sauvé d'autres! C'est un élément de corruption, c'est un germe de mort embusqué, une larve guetteuse aux mains d'ombre tendues vers tout ce qui était jeune, vers toutes les faiblesses et toutes les ignorances, que j'ai anéanti. J'ai libéré Welcôme (cela, j'en suis sûr); j'ai sauvé peut-être cette douce marquise Eddy, dont il volait l'âme et tyrannisait l'agonie; j'ai peut-être rompu le charme affreux qu'il avait jeté sur la marquise de Beacoscome. Car cet homme était plus qu'un empoisonneur: c'était aussi un sorcier, et, en l'empoisonnant avec sa propre main, j'ai été un instrument inconscient et justicier du sort; j'ai été le bras levé par une volonté plus forte que ma propre volonté; j'ai achevé le geste dont il menaçait le monde, et j'ai accompli son destin.

Et l'enchanteur est mort de son enchantement...

Et je me suis sauvé moi-même... J'ai agi aussi par peur, par instinct de légitime défense: je l'ai tué pour n'être pas tué, car c'est au suicide et à pis peut-être que me conduisait cet Ethal, et c'est pour m'excuser que j'invoque maintenant le salut des autres. Quand j'ai brisé sur ses dents l'affreuse émeraude ce n'est pas aux autres que je pensais, mais à moi seul. Et voilà pourquoi je ne suis qu'un vulgaire meurtrier, pas même un assassin passionnel qui tue pour le plaisir de tuer, l'assassin de volupté que j'aurais pu être, mais le bourgeois ahuri qui tire en tremblant sur le cambrioleur qu'une chute de meubles a dénoncé.

J'ai tué Ethal! Comment cela s'est-il fait? Certes, je le haïssais, mais je le craignais encore plus. Et je suis encore là, essayant de rassembler mes idées à la lueur de ces deux candélabres dans le silence de la demeure endormie, et je ne peux pas! je ne peux pas! Les mots et les images se heurtent dans ma pauvre tête vide, où ballotte une chose douloureuse qui est mon cerveau liquéfié et meurtri; mes tempes bourdonnent; j'ai la peau sèche, la bouche amère, et, derrière les persiennes closes, il fait déjà grand jour.

Dans l'hôtel, personne ne m'a vu rentrer; je n'ai pas demandé la porte au concierge; j'ai ouvert moi-même avec ma clef et me suis glissé dans l'ombre comme un voleur... non: comme un assassin.

Welcôme aussi a tué, prétendait Ethal. Nous sommes deux maintenant. Oui, nous pouvons nous donner la main. Il m'avait dit que je tuerais un jour, que j'en arriverais là, je me souviens. Il le savait donc? Si je pouvais croire qu'il me soupçonne, je le supprimerais, lui aussi; je ne veux pas être un assassin, moi, le duc de Fréneuse.

Si je pouvais dormir! Je voudrais, avant tout, ressusciter cette scène, écrire, minute par minute, comment je l'ai vécue et comment je fus amené... Oh! j'ai mal... Allons, une piqûre de morphine, et que je tombe dans le sommeil comme dans un trou. Je me ressaisirai demain.

Même jour, dix heures du matin.—Ce fut très simple. Il m'avait dit: «à sept heures»; à sept heures, j'étais chez lui. Ce fut sa volontaire et vigoureuse poignée de main, son étreinte d'étau. Il avait toutes ses bagues, les perles monstrueuses et livides pareilles à des pustules de nacre, et, au médius, la gemme glauque égratignée d'une griffe d'argent, la bague de Philippe II lui-même, le modèle de l'Escurial. Et c'est à cette lueur verte qu'allait immédiatement mon regard, en pénétrant ce soir-là chez lui.

«Le bal des victimes! clamait-il, en renouvelant l'odieuse plaisanterie de sa lettre. Cela va bien. Ménagez-vous, mon cher duc: je vous trouve un peu jaune. Allons, venez voir comme elles sont jolies.»

Le cabotin! Son atelier était, de haut en bas, fleuri de tubéreuses et de grands lys. Toute la floraison blanche et capiteuse dont il avait empoisonné les séances des modèles, Ethal l'avait voulue autour des portraits pour faire mieux siennes les ressemblances dérobées à ces femmes ou, qui sait? pour m'impressionner davantage et m'inféoder plus étroitement à lui, car, il le savait bien, je ne pouvais ignorer la légende.

Cet Ethal! Il lisait en moi à livre ouvert. «Comme pour une veillée de mortes», goguenardait-il en me faisant remarquer les fleurs. «Ne sont-elles pas elles-mêmes trois beaux lys, mais trois lys délicieusement endoloris, trois grands lys blancs qui se fanent?»

Une grâce étrange et navrante
Est dans le blanc trépas des lys.

«La duchesse de Searley: à tout seigneur tout honneur. Pour celle-là, il n'y a pas métaphore: la duchesse est vraiment morte. Croyez que je n'y suis pour rien. Je cultive seulement une légende, à Londres et à Paris aussi: c'est la seule condition à laquelle on vous reconnaisse du génie.»

Elle aimait trop les fleurs, c'est ce qui l'a tuée.

Et les lèvres retroussées dans un rictus de carnassier, toutes ses fortes dents apparentes: «Voyez quelle petite vierge cela était! On ne lui prêtait pas moins de trois amants. Regardez-moi cette candeur, et les yeux surtout, les grands yeux bleus, d'une eau si pure dans l'ombre portée des cils, et la délicatesse du nez. On les sent vibrer, n'est-ce pas? ses narines. C'était une petite femme de nacre, et ce n'est qu'une esquisse pourtant.»

Dans un haut cadre de chêne ciré, c'était une grande toile bise dont le milieu seul semblait vivre. D'un flot de mousseline et de linon jetés comme dans un portrait de Reynolds, une frêle figure de jeune femme, ou plutôt de jeune fille, émergeait, tendrement nimbée de lumière blonde. Où Ethal avait-il pu prendre cette science du clair-obscur et de l'enveloppement?

Du fond monotone et bis de la toile, à peine préparée, le visage et la gorge de la jeune duchesse émanaient à la manière d'un parfum. Peinture psychique, pour ainsi dire: sous l'envol des linons, la fragilité de cette taille, l'ovale aminci de ce visage étaient d'une âme encore plus que d'une fleur.

La duchesse de Searley! C'était à la fois la minceur d'une tige et la transparence d'un calice d'iris blanc baigné dans une lueur; créature irréelle de grâce et d'aristocratie, déjà lointaine comme une apparition et que l'on sentait vouée à l'irréparable et à la mort. Oh! la profondeur étonnée de ses grands yeux couleur de source! Je ne pouvais me lasser de la regarder. Autant qu'une pairesse anglaise peut ressembler à une courtisane, l'esquisse de Claudius me rappelait douloureusement Willie Stephenson. C'était bien le même cou frêle et blanc qui appelait l'étranglement ou la hache, une nuque d'ambre et de neige faite pour l'échafaud, une de ces beautés de luxe et de race dont la délicatesse offusque et exaspère, un défi de l'atavisme, un spécimen d'humanité précieuse et rare qui attire l'émeute et la foudre et la mort.

«Charmante, n'est-ce pas? grasseyait à la parisienne la voix moqueuse d'Ethal. Un Caligula l'eût fait violer au cirque, aux applaudissements de toute la tourbe romaine. Je vous l'ai dit, un vrai lys.

La souffrance les divinise.
Leur élégance et leur pâleur
Dans le grand cornet de Venise
Semblent un martyre de fleur.

«Mieux que charmante: touchante. Or, ce petit ange-là avait par lui-même trois cent mille francs de rente, et Tomy Sternett... le gros commanditaire de la maison Humphrey et Cie, soldait tous ses paris de courses de l'année, y compris ses folies d'Epsom, le jour du Derby (cette enfant était joueuse); une bagatelle de quatre-vingt mille livres sterling au bas mot, qui donnait à Sternett accès à la table et au lit. Oui, cette idéalité-là... Et il n'y avait pas que lui, mon cher Fréneuse: il y en avait deux autres. Si je m'en souvenais, je vous citerais les noms.»

L'homme aux mains baguées continuait de baver sur les lys.

LE MEURTRE

C'était le tour des autres maintenant.

La marquise de Beacoscome était traitée au pastel; mais une énergie singulière, une espèce de frénésie en avaient comme écrasé et violenté les couleurs. C'est par traits brefs et saccadés que son buste plein jaillissait dans des zébrures de gris et de blanc mises là pour des cassures d'étoffe, les gros plis miroités d'une robe de satin. Ethal avait dû la peindre dans la hâte et dans la fièvre; des lueurs de perles, indiquées—on eût dit à la craie—couraient dans les étoffes; c'était le faire sûr et hautain, presque bâclé dans le dédain des détails, d'un Antonio Moro ou d'un Goya.

Antonio Moro! Et à la dérobée je ne pouvais m'empêcher de regarder Claudius. Il était bien l'effarant sosie du gnome encapuchonné du maître flamand. Sous le frac de soirée (puisque nous devions dîner ensemble), il imposait à crier le souvenir du portrait du Louvre. C'était bien là la tête énorme, l'encolure épaisse, le torse trop long sur les jambes trop courtes, le je ne sais quoi de tortu et d'oblique qu'Antonio Moro a mis dans son nain. Ces sourcils en broussailles et ce nez renifleur étaient ceux du bouffon du duc d'Albe, du bouffon surtout la malice embusquée sous les paupières pesantes; et c'est cette malice, attentive à mon examen, qui lui faisait, j'en suis sûr, donner la pose même du portrait et qui le guindait prétentieux et campé, le poing sur la hanche, pendant qu'il me détaillait les beautés de la Beacoscome et me les désignait de son horrible main.

«La plus belle des trois! déclarait le peintre en me promenant presque à la hauteur des lèvres les pâleurs nacrées de ses énormes bagues, regardez-moi la splendeur de cette chair. C'est le triomphe de la carnation blonde, des chairs de parvenue, car l'appauvrissement d'une fin de race n'y a pas encore mis les tons blets, violacés ou verdâtres chers à Van Dyck comme à Velazquez. C'est du sang de trappeur et de jeune matelot qui fleurit sous cette peau de millionnaire, mais il y avait en elle un tel désir et une telle volonté de précipiter les choses et de rattraper par elle-même le temps perdu chez ses auteurs! Elle avait la vocation du snobisme. Elle courait à l'éther, à la morphine, aux veilles et à l'insomnie, comme d'autres chez les couturiers; je lui avais persuadé que cela nacrait, affinait et fanait exquisement les joues et les yeux, et elle aspirait de toute son âme à perdre sa fraîcheur. Quelle dinde! Froide à donner l'onglée à un Parisien d'août, elle aurait pris comme amant le dernier Irlandais des quais aussi tranquillement que le plus beau des horse-guards si j'avais voulu lui persuader qu'il était du dernier «swell» de le faire; elle me prenait pour l'arbitre des élégances et tout son hôtel de Piccadilly empestait la tubéreuse et le lilium, parce qu'elle en avait vu chez moi. Elle était cubiquement bête. Oh! les heures pesantes de ces séances quand elle venait donner la pose! J'espérais toujours qu'elle finirait par prendre mal et défaillir dans cet atelier bondé de fleurs, mais elle avait un tempérament de cheval, ses yeux seuls pâlissaient, et elle demeurait rose, de ce ton ferme et inaltérable de pétale de camélia. Ah! elle m'a bien assommé. Ce sont ses médecins qui lui ont interdit mon atelier. D'ailleurs, vous voyez, aucun mystère, aucun charme dans ses prunelles pourtant d'un assez beau violet; c'est la grosse perle sans orient qui ne se nacre que lorsqu'elle va mourir, un superbe lys de pleine terre, et nous n'aimons que ceux de serre chaude.

«Ce qu'elle doit ennuyer maintenant les Chinois!

Ah! ce n'était pas l'attirance de ce petit buste.»

Et négligemment il posait sa main sèche et griffue sur la face de cire d'Angelotto, le buste italien qu'il avait sorti de son retrait et que je n'avais pas encore remarqué.

Angelotto, c'était son orgueil et son triomphe. Il y avait toute une agonie dans cette œuvre. Il l'avait modelée avec une joie savamment prolongée de lentes souffrances et d'affreuses terreurs, et sous ses doigts larmés de perles énormes, la face de douleur du petit modèle phtisique semblait se crisper et pâlir.

«Celle-là, c'est tout autre chose, faisait Ethal en se décidant à retirer sa main. Que dites-vous de cette physionomie?»

C'était une toile toute en longueur, encadrée d'argent, comme certains tableaux de Potsdam et des musées royaux d'Allemagne, une toile on eût dit envahie d'ombre et qu'un soupirail invisible éclairait: intérieur de crypte ou boudoir funèbre. Assise sur un somno tendu de satin bleu glacé, gainée elle-même dans un fourreau de satin lunaire, une énigmatique figure de femme s'y découvrait. L'air d'une impératrice Joséphine dans sa robe du premier Empire, le chignon haut, étoilé de turquoises, très immobile et très nue, la chair des bras et des épaules avait l'éclat morbide et froid du nénuphar; une ceinture d'émail soutenait la gorge haute et, dans la face extasiée et raidie, s'irradiaient deux larges yeux, deux immenses prunelles d'un bleu liquide et sombre. C'était l'ovale exquis d'un visage de nymphe, mais c'était la pâleur inspirée d'une sybille, le regard agrandi d'une prêtresse qui voit le dieu; une chevelure brune coiffait la femme de nuit.

Oh! l'eurythmie de cette pose avec l'écartement des deux bras appuyant leurs mains sur le somno, l'angoisse hallucinée de toute cette figure attentive, le dessin effilé de ses doigts, et la courbe lente, comme d'un cou de cygne, de ses bras frêles, l'étrange caractère d'hypnose de cette petite Diane du Consulat! «N'est-ce pas qu'elle est bien lunaire et nocturne parmi toutes ces luminosités bleues?—soulignait une voix tout à côté de moi,—et c'est bien le cadre qu'il fallait, à la fois pompeux et glacé, pas sinistre, mais funèbre, à cette petite nymphe de l'Érèbe. L'arc de la bouche, l'avez-vous remarqué? Eh bien, cette Hécate aux trois visages, cette petite prêtresse d'Artémis en Tauride, cette Iphigénie de Glück, c'est la sœur de Welcôme, la marquise Eddy en personne. Vous ne trouvez pas qu'elle lui ressemble? Regardez donc ses yeux.»

Cet homme, il parlait haut dans mon âme, c'était ma pensée même qu'il articulait. Maintenant qu'il m'avait fait les honneurs du portrait, quelle infamie allait-il me débiter sur la femme? Et je me rappelais l'hallucinante fumerie de l'opium donnée dans ce même atelier et les affreuses histoires complaisamment bavées sur toutes les invitées de ce soir mémorable. Pas une n'avait trouvé grâce, et, depuis l'inceste de Maud White jusqu'au passé vénal de la duchesse d'Altorneyshare, toutes les boues, toutes les ignominies et toutes les luxures avaient été lentement remuées par cet Anglais abominable, éclaboussant tour à tour la marquise Naydorff et les princesses de Seiryman-Frileuse et Olga Myrianinska.

De toutes les femmes rencontrées chez lui, ce soir-là, il avait dégagé autant d'effarantes silhouettes, déformations presque géniales d'observateur et de visionnaire, et à un moment donné, au milieu d'une assistance de goules et de larves créées par son imagination, il avait pu sans trop d'invraisemblance me souffler à l'oreille: «Nous sommes au sabbat», sûr d'une atmosphère de cauchemar. D'ailleurs, ce soir-là, chez Ethal, les mâles valaient les femelles; les femelles, les mâles; le troupeau de Fredy Schappman et des Anglais poncés et fleuris de gardénias, tous plus ou moins en fuite de Londres, n'avait rien à envier au trio des grandes dames étrangères, et, comme réputation, comte de Muzarett et princesse de Frileuse pouvaient se donner la main; mais, du moins, ce soir-là, les odieux propos chuchotés étaient-ils justifiés par l'allure des gens et la notoriété des tares. Sans les noms, la haute situation nobiliaire et la fortune des uns et des autres, une descente de police eût été tout indiquée chez Ethal. Ses invités! Je n'avais eu qu'à les regarder pour comprendre à quel point Claudius avait dit vrai en me conviant à venir voir quelques monstres. D'ailleurs, il avait dû leur chuchoter la même formule en parlant de moi: je faisais partie de sa collection et nous étions tous de vieilles connaissances, ou pis, destinés à nous connaître dans le vertige, hélas! si limité de notre cycle infâme; mais toute la ménagerie réunie, cette nuit, chez Claudius, avait bec et ongles et pouvait se défendre. Je sais bien que tous les fauves, dans la civilisation, sont domptés par la peur ou par les intérêts, et que l'hypocrisie met des masques humains aux gueules comme aux mufles; et cette nuit-là, la vanité les tenait tous en laisse, toutefois tout prêts à mordre en brisant entraves et muselières, si le dompteur était allé trop loin, et j'avais supporté Ethal dans ce rôle de montreur de bêtes, car ces monstres vivaient.

C'est à contempler des images et des fantômes que Claudius me conviait maintenant, dans l'or fluide de cette fin de belle journée de mai, trois portraits de femmes, presque trois portraits de mortes, puisqu'une déjà défunte et l'autre agonisante; le décor était le même, et, dans cet atelier illuminé de floraisons blanches, Ethal recommençait et continuait son œuvre de destruction. Il souillait et salissait à plaisir la mémoire et la réputation de ces femmes! Avec une joie iconoclaste, il remuait de la boue sur leur avenir, en entassait sur leur passé, et c'était comme des immondices jetées à pelletées sur des lys, des coups de pioche à même des précieuses choses fragiles, impeccables et blanches, que chaque parole brisait, polluait, effritait.

Oh! ce massacreur d'âmes et de fleurs, cet éveilleur de tares, ce féroce et joyeux faucheur d'illusions, ce tueur de rêves, ce semeur de doutes, ce fauteur de désespoirs, qu'allait-il me dire sur lady Kerneby? De quel stigmate allait-il marquer ce fatal et doux visage, dont les larges prunelles me rappelaient si douloureusement celles de Thomas? Et ma peur d'entendre d'irréparables choses me faisait supplier en moi-même: «Pas celle-là, non, de grâce, ne touchez pas à celle-là!»

Il l'avait gardée pour la dernière comme une proie de choix, et, sûr de ses effets, en artiste qui ménage et prépare son public, il s'asseyait sur un divan, me faisait signe d'y prendre place et, après une pause: «Celle-là, scandait-il d'un air entendu, et ses mots, comme découpés à l'emporte-pièce, sonnaient étrangement dans le silence, celle-là, c'est la digne sœur de notre cher Welcôme.» Et sous les paupières lourdes, ses petits yeux brillaient, riaient d'une joie féroce. Il sentait qu'il me faisait mal et toute sa face de gnome s'en était illuminée. Il savourait mon angoisse et de nouveau se taisait. «Thomas est son frère naturel, je vous l'ai déjà dit, n'est-ce pas? et frère de mère, ce qui est toute une histoire. La grossesse de Georgina Melldon a été un des grands scandales de la société anglaise, il y a trente ans; un jeune fermier irlandais en fut l'auteur. Il fait très chaud, en août, en Irlande, et la famille de Georgina passait l'été dans ses terres. On n'épouse pas un fermier, la jeune fille alla faire ses couches au printemps suivant en Écosse. Thomas Welcôme, irlandais de père, est écossais de naissance; la marquise Eddy n'en est pas moins la fille très légitime du comte Reginald Sussex; cette Georgina était si belle, il faut bien que je vous explique les atavismes.»

Je ne l'écoutais plus. Tout en parlant, les reins accotés aux coussins du divan, Ethal avait étendu le bras et, machinalement, sa main s'était reposée sur la chevelure de cire peinte du buste italien; il trônait là sur un piédouche à quelques pas de lui; et je ne voyais plus que cette main.

Bossués de métal et de nacre, les doigts crispés, autant de griffes, pétrissaient le front bombé d'Angelotto. C'était une serre de vautour abattue sur l'effigie du pauvre enfant; au milieu de toutes ces perles, l'émeraude empoisonnée, tel un œil, luisait, et sous l'étreinte de la main cruelle, il me semblait voir la face douloureuse se convulser lentement et souffrir.

Ethal débitait toujours ses infamies. Que disait-il? Je ne sais plus, mais, sombré dans une espèce d'hallucination, je voyais successivement entre ses doigts de volonté et de fièvre d'autres faces connues se faner et pâlir, et c'était l'ovale aminci et les grands yeux de bleuet de la petite duchesse, et c'était la splendeur de fleur rose de la Beacoscome, et c'était enfin le visage de pâleur et les yeux d'extase de la marquise Eddy. Oh! cette main d'empoisonneur refermée sur toutes ces tempes douloureuses et meurtries! Des lividités semblaient couler le long des bagues humides, telles d'innomables sueurs, et quand, dans cette armature de joyaux blêmes, je vis, après tant d'agonies, surgir la face défaite et les yeux d'épouvante de Thomas lui-même, je me levai, dressé dans un sursaut d'horreur, haine ou horreur, horreur et haine, et, sans savoir pourquoi, poussé par une volonté étrangère à la mienne, je me jetai sur Ethal, et, d'une main, lui maintenant le front renversé, lui pétrissant à mon tour et cruellement les cheveux et le crâne, de l'autre, je me saisis de son horrible main aux plus horribles bagues, et la lui entrai violemment dans la bouche, sa bouche salissante pleine des noms de Thomas et d'Eddy et, ravi à mon tour de voir ses petits yeux s'agrandir d'épouvante, je heurtai brutalement le chaton de ses bagues à l'émail de ses dents, et j'y brisai en trois coups l'émeraude vénéneuse.

Ethal, arc-bouté sur ses reins, essayait de se lever et cherchait à mordre: il ne mordait que ses doigts, le misérable! Sa main restée libre m'avait saisi au cou et s'efforçait de m'étrangler, mais je lui tenais toujours la tête à la renverse et la contraignais à boire; la gemme brisée était vide, sa main ne me serrait plus que faiblement, une sueur lourde perlait sur sa face, sa poitrine se soulevait et s'abaissait comme un soufflet de forge, deux prunelles vitreuses avaient roulé, telles deux billes, vers les tempes tout à coup creusées; puis elles chavirèrent sous les paupières qui ne continrent plus que du blanc, et tout ce corps crispé se détendit.

«Actum est.» Autour de moi, c'était la veillée blanche et funèbre des fleurs.

La tête gisait sur l'épaule, la bouche hideusement ouverte: la main aux bagues avait glissé sur la poitrine, je la posai à côté de lui sur un coussin; la duchesse de Searley souriait dans son cadre, la Beacoscome se cambrait, hautaine, hors des zébrures des étoffes, le regard de Welcôme me suivait à travers les yeux de la marquise Eddy, à la fois atterrés et complices, et je ne regrettais rien.

Je défripai mon devant de chemise, renouai tranquillement ma cravate, ouvris la porte de l'antichambre et descendis l'escalier.

LA DÉESSE

29 mai 1899.—Six heures du soir. Je sors de l'atelier d'Ethal, j'y ai été confronté avec le cadavre. Je dis confronté: confrontation est un bien gros mot, puisque l'ombre d'un soupçon ne m'a même pas effleuré et que j'ai été appelé là comme ami du mort, prié par le commissaire d'éclairer, de renseigner la justice sur les causes hypothétiques de ce mystérieux suicide; car, pour tout le monde, il y a eu suicide. Le chaton brisé de la bague en a témoigné, les médecins ont déclaré une intoxication de curare, et la décoration même de l'atelier, cette apothéose de tubéreuses et de liliums entassés autour du corps, comme pour une veillée funèbre, ont été, pour le commissaire, l'indice d'une préméditation.

Pour la justice aujourd'hui, et pour tout Paris demain, Claudius Ethal, Anglais spleenétique et artiste bizarre, s'est donné volontairement la mort en absorbant le contenu d'une bague empoisonnée; l'amoncellement voulu de fleurs rares, la présence dans l'atelier des trois portraits auxquels le peintre attachait le plus de prix, vont corroborer chez tous l'opinion du suicide... Et moi, le meurtrier, le seul auteur du crime, je ne serai même pas inquiété, et je n'ai rien fait pourtant pour établir mon alibi. Au moindre soupçon, à la moindre équivoque, j'aurais avoué, j'aurais crié hautement mon acte: mon acte qui est justice, puisqu'il n'est pas puni. Je suis un justicier.

Ethal devait mourir, il avait comblé la coupe; la preuve en est dans le sang-froid quasi-somnambulique avec lequel j'ai accompli l'acte, presque sans m'en douter.

Même jour, onze heures du soir.—Je viens de relire mon manuscrit. Comme je me disculpe à mes propres yeux, que de peine je prends pour excuser mon acte, mon acte qui est un crime, puisque depuis ce matin je compose mon attitude et mes gestes comme un comédien, égarant à plaisir l'opinion de la justice dans le sens favorable à ma liberté! Et cette version du suicide, c'est moi-même qui l'ai imposée en laissant entendre qu'Ethal était désespéré de ne pouvoir reprendre ses pinceaux; et, pour accréditer cette légende du peintre ne voulant pas survivre à son talent, n'ai-je pas communiqué au commissaire la lettre par laquelle Claudius m'invitait à venir chez lui admirer ses portraits?

C'est cette lettre de fou (entendons-nous bien: fou pour un commissaire de police et non pour un artiste) qui a fait conclure au suicide, autre folie!

Cette lettre, j'ai tout de suite senti de quelle utilité elle pouvait être. Aussi, quand, à deux heures, cet homme de la police s'est présenté chez moi en me priant de le suivre rue Servandoni, je me suis bien gardé de la porter sur moi. J'aurais eu l'air de m'être muni d'une preuve; tranquillement, j'ai été la remettre dans la poche de mon habit, et puis, froidement, j'ai suivi l'homme sans plus lui demander le pourquoi de sa visite que l'utilité de ma présence rue Servandoni.

Ce n'est qu'en arrivant devant la maison de Claudius que j'ai cru devoir m'émouvoir: «Serait-il arrivé quelque chose à M. Ethal?» Et, l'homme gardant le silence, je me suis précipité dans l'escalier. La porte était ouverte! J'ai bousculé un agent dans l'antichambre et je me suis rué dans l'atelier.

Rien n'avait bougé. On avait même respecté la position du cadavre. La bouche, demeurée grande ouverte, avait légèrement noirci, les muqueuses étaient devenues bleues, et, sous les lourdes paupières tuméfiées, comme de l'argent bruni luisait. La main raidie pesait sur le coussin, à la place où je l'avais posée. Le commissaire, un groupe d'agents et deux médecins se levaient à mon entrée, le dos tourné au portrait de la duchesse de Searley.

Alors, calculant tous mes effets, je m'arrêtais, étranglais un cri, saluais rapidement les gens assemblés, balbutiais des «messieurs, messieurs,» et, courant à Claudius, le prenais dans mes bras et, brusquement, cherchais des yeux sa main, la saisissais dans la mienne et découvrais la bague! Alors, avec un grand geste découragé, je laissais retomber cette main.

—Vous deviez passer la soirée ensemble, je crois, monsieur? me demandait le commissaire. N'êtes-vous pas venu hier, vers les six heures, dans cet atelier?—Mais parfaitement, monsieur. Ethal était arrivé le matin même de Nice et m'avait prévenu par une lettre. Je crois même l'avoir sur moi. (J'esquissais le geste de la chercher). Ethal était désireux de me faire voir ces portraits; il venait de gagner un procès qui lui en rendait la propriété; déjà, depuis un an, Ethal ne peignait plus, de grands ennuis qu'il avait eus à Londres l'avaient découragé; bref, c'était une joie pour lui que d'être rentré en possession de ses œuvres; il y attachait une importance énorme. Que n'ai-je sa lettre! D'où ce décor enfantin de fleurs; hier, c'était fête dans cet atelier.» Et c'était de ma part toute une trame ourdie de mensonges, toute une combinaison de convaincantes vraisemblances débitées avec un sang-froid dont je m'émerveillais. J'étais comme dédoublé, et il me semblait assister en spectateur à un drame judiciaire dont je dirigeais moi-même l'intrigue, les jeux de scène et jusqu'aux gestes des acteurs. Le commissaire et les médecins semblaient s'être donné le mot pour me donner la réplique, et quand, à l'interrogation réitérée: «Ne deviez-vous pas dîner ensemble?» j'eus répondu: «Sans doute; il a encore son habit; nous devions passer la soirée tous les deux; mais, au moment de sortir, Ethal se déclara fatigué; il avait passé la nuit en chemin de fer, l'odeur de ces fleurs peut-être, la grande émotion de ses tableaux enfin reconquis... Bref, il me priait de l'excuser et de le laisser seul. Nous devions nous retrouver ce soir.—Alors, rien ne pouvait vous faire prévoir, monsieur, la détermination prise par votre ami?—Rien, absolument rien. J'en suis atterré, abasourdi.—Ne parliez-vous pas d'une lettre?—En effet, la lettre par laquelle Ethal m'invitait à venir voir ses tableaux; je l'ai laissée chez moi, je la tiens à votre disposition.—Nous vous serons obligés de nous en donner connaissance, monsieur. Veuillez nous pardonner le dérangement, vous seul pouviez nous donner des renseignements précieux sur le mort. Vous pouvez vous retirer.»

Et ce fut tout.

Dans le vestibule, William, le valet de chambre d'Ethal, arrivé la nuit même de Nice, se précipitait au-devant de moi: «Ah! monsieur, qui aurait pu prévoir?... Dire que je l'ai trouvé en descendant de la gare. Si j'avais pris le même train que lui, rien de tout cela ne serait arrivé.—Il faudra mettre une religieuse auprès de lui, William.—Non, je veillerai monsieur tout seul; Madame va arriver, sans doute?—Madame?...—Mais oui, la mère de M. Ethal. Nous ne faisons que télégraphier depuis ce matin.»

Madame! Ethal avait une mère. Il ne m'en avait jamais parlé, et j'ai privé cette mère de son fils. Ç'a été la seule minute d'émotion de la journée. J'ai dit quelques bonnes paroles à William et je suis parti.

Je ne me reconnais plus. Ma sensibilité est tout à fait annihilée. Jamais je n'ai été aussi calme. Est-ce le meurtre qui a développé en moi cette puissance de sang-froid et cette singulière énergie? Et jusqu'ici pas un remords, la conscience au contraire s'affirmant d'heure en heure d'un acte de justice accompli.

30 mai, neuf heures du matin.—Où étais-je? D'où sortaient ces tronçons de portiques et ces longs fûts de colonnes dressés à l'infini? Que de décombres, mon Dieu! Et ces vieilles statues mutilées et ces socles dans le sable, comme il y en avait, comme il y en avait! Où donc avais-je déjà vu cette ville de ruines? Et pas une herbe, pas un lierre.. Du sable et du sable toujours. C'était une étrange solitude. Pas un oiseau dans l'air. Et quel silence! Et comme l'air était doux; et j'aimais cette ville morte transparente de lune et l'immatérielle pureté de cette nuit. Le porphyre des colonnes y avait des reflets si limpides, et rien ne bougeait dans les ténèbres. C'était un calme délicieux, immobilisant à l'infini des stèles, des pilastres, des pylones et des portiques... Et peu à peu, des froissements de plumes frémirent autour de moi et m'étonnèrent sans m'effrayer; mais d'où pouvaient-ils venir, puisque la ville était morte et qu'il n'y avait pas d'oiseaux? Et, dans la même minute, comme de glauques pierreries pâlirent dans les ténèbres, et je crus à quelques flaques d'eau reflétant des étoiles. Mais il n'y avait pas plus d'eau dans ce désert que d'étoiles dans ce ciel... Et des souffles, des mots à peine murmurés bruirent à mes oreilles, des phrases caresseuses épelées dans un idiome inconnu. Et j'aimais ce chuchotis aux consonnes atténuées, aux voyelles si douces que je ne comprenais pas.. Et les portiques, les stèles tout à coup se peuplèrent. Étaient-ce des cariatides qui s'étaient animées? Jamais je n'avais vu de si doux visages de femmes. Elles s'approchèrent en cercle autour de moi et, tout à coup, se tinrent immobiles; elles étaient couleur de cendre et mitrées, coiffées de tiares en cône comme les prêtresses d'Indra. Je n'avais pas peur et pourtant je frissonnais, mais d'un frisson voluptueux, aigu, qui n'était pas de l'épouvante. J'avais déjà vu ces figures quelque part: oui, j'avais déjà vu ces lourdes paupières ourlées et ces sourires triangulaires. Mais où cela? Somnolentes et ironiques, elles se balançaient maintenant autour de moi; et ce que j'avais pris pour des bruissements d'ailes était le crissement de longues pendeloques d'émeraudes et de métal cliquetant le long de tuniques de soie; leurs nudités étaient cuirassées de joyaux; des anneaux d'émail, des pectoraux de gemmes étreignaient leurs chevilles et leurs seins. Tout à coup, d'inattendues phosphorescences s'allumèrent dans leurs yeux, des profondeurs sublimes transfigurèrent tous ces visages dont les tiares furent illuminées, et puis tout s'évanouit! Mais je savais maintenant à qui elles ressemblaient. C'étaient autant de «Salomé dansantes,» la «Salomé» de la fameuse aquarelle de Gustave Moreau. Quant aux regards lumineux, aux prunelles phosphorescentes, c'étaient les yeux d'émeraude de l'idole d'onyx, de la petite Astarté de la maison de Woolwich et de mon parloir.

Jamais je n'ai eu un si doux rêve.

Paris, 5 juin 1899.—Depuis trois jours, c'est l'ignominie des articles et des «premiers Paris» sur Ethal: toutes les boues remuées, toutes les misères de sa vie fouillées, mises au jour comme autant d'épaves, avec le stock des anecdotes vraies ou fausses et des légendes colportées depuis quinze ans sur l'homme et sur le peintre. Son talent même est contesté, et là je reconnais l'influence des confrères. Des femmes sont mêlées à ces histoires, dont l'incognito est à peine respecté; à celles-là, on ne pardonne pas la vogue de leurs portraits; les initiales les dénoncent. Dans quelques-uns de ces articles mon nom est prononcé; on me cite comme l'ami du mort, et toutes les hontes ressuscitées autour du cadavre rejaillissent aussi sur moi.

Quelle humanité de hyènes! Et comme il avait raison de les mépriser et de les fouailler de ses sarcasmes et de les braver de toutes ses folies d'excentrique, ces faméliques rôdeurs de cimetières qui, le cercueil à peine fermé, viennent flairer et mordre le corps encore frais.

Cela a été un suicide «bien parisien», comme l'a écrit un imbécile.

Imbéciles tous et lâches et curieux de scandales et, les misérables, en vivant. Quel article nécrologique me réservent-ils? Mais ils n'auront pas le plaisir de me l'écrire. J'ai assez de ce Paris de snobs et de cette vieille Europe routinière et pourrie. Le meurtre d'Ethal m'a libéré, éclairé. Je me suis reconquis et je suis bien moi. Welcôme avait raison: voyager, vivre avec ferveur une vie de passion et d'aventures, s'anéantir dans de l'inconnu, dans de l'infini, dans l'énergie des peuples jeunes, dans la beauté des races immuables, dans la sublimité des instincts.

Je vais réunir mes hommes d'affaires, tout liquider, tout quitter, partir!

Paris, 9 juin.—Il n'y a pas à dire, j'ai eu cette nuit plus qu'une vision: un être inconnu, de l'invisible et de l'intangible, s'est manifesté. J'étais couché et ne dormais point; je m'étais même couché de bonne heure, ayant dans la journée, suivant l'ordonnance de Corbin, fourni une longue marche, tenté de briser mes nerfs par une fatigue saine: «Elle» m'est apparue.

Ma lampe était allumée, ma table de chevet sur mon lit, un livre devant moi, donc, je ne dormais pas.

C'était une figure nue, de taille moyenne, plutôt petite et d'une pureté de lignes incomparable. Elle se tenait debout au pied de mon lit, légèrement renversée en arrière et comme flottante dans la chambre; ses orteils ne touchaient pas le sol; elle paraissait dormir.

Les paupières baissées, les lèvres entr'ouvertes, sa nudité s'offrait, abandonnée et chaste; ses bras nus croisés sur sa nuque soutenaient sa tête en extase, et la cambrure de son torse s'en effilait, ponctué aux aisselles de rouille.

C'était une vision délirante; sa chair avait des transparences de jade; mais de son front diadémé d'émeraudes voltigeait et coulait un voile de gaze noire, une vapeur de crêpe qui dérobait le sexe et s'enroulait aux hanches pour se nouer comme un lien autour des deux chevilles, aggravant de mystère la pâle apparition.

Et j'aurais voulu connaître le regard caché sous ses paupières closes. Un secret pressentiment me disait que cette nudité léthargique possédait l'énigme de ma guérison, cette figure en extase de morte amoureuse était la vivante incarnation de mon secret.

Et ces mots frémirent à mon oreille: «Astarté, Acté, Alexandrie.» Et la figure s'évanouit.

Astarté, le nom de la Vénus syrienne; Acté, celui d'une affranchie; Alexandrie, la ville des Ptolémées, des courtisanes et des philosophes; Astarté! le nom d'un démon aussi.

Paris, 28 juillet.—Je pars demain pour l'Égypte.»

Ainsi finissait le manuscrit de M. de Phocas.

FIN

TABLE DES MATIÈRES

Le legs 1
Le manuscrit 13
L'oppression 27
Les yeux 37
Izé Kranile 49
L'envoûtement 61
L'effroi du masque 73
Le guérisseur 85
L'emprise 99
Série d'eaux-fortes 111
L'homme aux poupées 123
L'œil d'Éboli 133
Liseur d'âmes 143
Quelques monstres 155
Les larves 167
Vers le sabbat 179
L'opium 191
Smarra 201
Le sphinx 209
Sir Thomas Welcôme 219
Autre piste 231
Le spectre d'Izé 241
Cloaca maxima 253
Les millions de sir Thomas 265
Le gouffre 275
Une lueur 285
Le refuge 297
Lasciate ogni speranza 309
Envoi de fleurs! 321
La ville d'or 335
Le piège 347
Tu n'iras pas plus loin 359
Date Lilia 369
Le meurtre 381
La déesse 395

SAINT-DENIS.—IMP. M. MOUILLANT, 20, RUE DE PARIS.—13224

Les Livres du Jour

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