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Montaigne et François Bacon

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The Project Gutenberg eBook of Montaigne et François Bacon

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Title: Montaigne et François Bacon

Author: Pierre Villey

Release date: August 24, 2007 [eBook #22383]

Language: French

Credits: Produced by Charlene Taylor, Turgut Dincer and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MONTAIGNE ET FRANÇOIS BACON ***

Pierre VILLEY

Professeur Adjoint à l'Université de Caen

Montaigne        

et

        François Bacon

 

printer's mark.

 

PARIS
REVUE DE LA RENAISSANCE
14. Rue du Cardinal-Lemoine. 14
1913

TABLE DES MATIÈRES


Introduction 5
Chapitre I. —Les données objectives du problème 7
Chapitre II. —Influence de Montaigne sur les Essais de Bacon 18
  1.—Edition de 1597 20
  2.—Edition de 1612 30
  3·—Edition de 1625 37
  4·—Conclusion 50
Chapitre III. —Influence de Montaigne sur le De dignitate et augmentis scientiarum 53
  1.—L'Apologie de la Science et le De dignitate scientiarum 54
  2.—L'Objet de la Science et le De augmentis scientiarum 62
Chapitre IV. —La Méthode de la Science.—Montaigne et le Novum Organum 77

Montaigne a-t-il eu quelque
  influence sur François Bacon?

INTRODUCTION

Les deux grands noms qui figurent au titre de cette étude serviront d'excuse à son extrême minutie. On ne saurait être trop précis lorsqu'il s'agit de penseurs qui ont joué un rôle si considérable.

Depuis quelques années, il est fort à la mode en Angleterre et en Allemagne de rechercher chez Montaigne l'origine de nombre d'idées exprimées par Shakespeare et par Bacon. Un sport d'un genre nouveau, plus germanique, semble-t-il, qu'anglo-saxon, est de faire la chasse aux passages de ces trois auteurs qui, placés en parallèle, prouveront l'influence du moraliste français sur les deux grands génies de l'Angleterre qui lui sont presque contemporains. On est allé dans cette voie jusqu'aux plus puérils rapprochements, et l'on a montré quelles ridicules fantaisies une méthode excellente, quand elle est mal appliquée, peut sembler autoriser. Quelque flatteuse que puisse être pour notre orgueil national cette manie d'érudits, force nous est de nous montrer un peu circonspects. Shakespeare a lu les Essais; incontestablement même il leur a fait deux ou trois emprunts; ce sont là néanmoins des raisons insuffisantes pour que nous donnions crédit à cent autres emprunts que lui attribue l'imagination de critiques en quête d'inédit, et pour que nous prenions en considération les théories ambitieuses qu'on bâtit sur d'aussi fragiles fondements. Pour Shakespeare, je ne saurais discuter les hypothèses trop insaisissables des Stedefeld, des Jacob Feis et des Robertson. Pour Bacon aussi, la fantaisie s'est donné libre carrière. Il m'a paru cependant qu'en ce qui le concerne, les données du problème étaient moins fuyantes, et qu'il y avait lieu de se demander si l'on pouvait dégager de ce courant d'opinion quelque enseignement précis.

Les résultats essentiels de cette enquête peuvent se résumer en deux mots.

Bacon a certainement connu et apprécié l'œuvre de Montaigne. De cela les preuves abondent.

Pourtant les Essais de Bacon ne sont pas, comme on le supposait, dans leur forme originelle, imités des Essais de Montaigne: l'examen des éditions successives dans lesquelles ils ont paru et des rapprochements qu'on a signalés entre les deux œuvres ne laisse guère de doute à ce sujet. Ils ont peut-être subi l'influence lointaine des Essais de Montaigne, ils n'en sont pas sortis.

D'autre part, il est probable que Bacon a préparé par son commerce avec eux cette critique de la raison humaine qui est la base de sa méthode nouvelle. Sur ce dernier point toutefois, nous ne pouvons formuler qu'une hypothèse vraisemblable, et il est peu croyable qu'on parvienne jamais à une certitude.

Tout cela revient à dire que, dans les pages de Bacon où l'on a relevé le plus de rapprochements avec Montaigne, l'influence de Montaigne semble être peu importante, tandis qu'elle est peut-être très considérable dans des pages où l'on n'en relevait point. Concluons une fois de plus que la méthode qui consiste à juger l'influence d'une œuvre sur une autre au moyen de similitudes verbales que l'on remarque entre elles est une méthode dont il convient d'user avec une extrême prudence.


CHAPITRE PREMIER

les données objectives du problème.

Il y a près de cinquante ans que, pour la première fois je crois, on s'est avisé de se demander si Bacon n'avait pas contracté une dette envers Montaigne. En 1862 parut en allemand, dans l'Archiv de Herrig, un article intitulé: Montaigne et Bacon. L'auteur avait été frappé de constater que tous les deux Montaigne et Bacon avaient, presque en même temps, fait usage du titre d'Essais. Il en prenait prétexte pour instituer un parallèle entre le rôle littéraire de Montaigne et celui de Bacon dans une étude d'ailleurs très générale, dépourvue de tout rapprochement précis. Aucune conclusion ferme ne s'en dégageait sur les rapports littéraires des deux écrivains.

Presque à la même époque, en 1867 probablement sans connaître cet article, un des admirateurs les plus fervents de Montaigne, un lecteur assidu des Essais, Edouard Fitzgerald, écrivait dans une lettre adressée à Wright: «Me trouvant avec Robert Groome, le mois dernier, je lui dis avoir rencontré du Bacon chez Montaigne. Robert Groome me répondit que vous aviez fait la même observation et que vous étiez effectivement en train d'en recueillir des témoignages. Il s'agit, je crois, de citations de Sénèque employées par Bacon de telle manière qu'il les devrait évidemment à Montaigne... Je n'avais pas remarqué ces rencontres de Sénèque mais j'avais observé quelques passages de Montaigne lui-même qui me semblaient être passés dans les Essais de Bacon.» Le fait avait donc frappé en même temps les deux correspondants.

L'investigation à laquelle Fitzgerald songeait à se livrer était bien différente de celle du critique allemand. Il ne l'entreprit pas, je pense, mais d'autres s'en acquittèrent. On signala des emprunts; l'impulsion une fois donnée, on n'en releva que trop. On en découvrit au-delà de toute mesure. Chaque chercheur tenait à honneur d'enchérir sur son devancier. Reynolds en indiquait un grand nombre dans son excellente édition des Essais de Bacon. Dieckow les reprit dans une dissertation inaugurale présentée à l'Université de Strasbourg en 19031, et en ajouta beaucoup auxquels Reynolds n'avait pas songé. Une nouvelle liste parut encore en 1908, dans l'ouvrage de Miss Norton intitulé: The spirit of Montaigne. Entre temps, on ne se faisait pas faute d'affirmer que les Essais de Montaigne avaient eu sur les Essais de Bacon une influence considérable2.

Devant un tel concert d'affirmations et d'enquêtes, nous sommes tenus de nous demander ce qu'elles renferment de solide. Pour ne parler que des enquêtes, constatons d'abord qu'elles ont le tort de vouloir trop prouver. Elles multiplient sans mesure les rapprochements insignifiants, ceux qui ne révèlent ni une influence de Montaigne ni même une similitude de pensée vraiment instructive. On s'amuse à relever chez Bacon jusqu'aux idées les plus banales pour les faire dériver de Montaigne. Elles ont encore le défaut, inévitable il est vrai, celui-là, de négliger quelques rapprochements qui m'ont paru importants. Il y avait donc lieu de les reviser entièrement3 pour les compléter et pour les élaguer. Plus encore, je leur reprocherai à toutes d'être de simples listes très sèches dans lesquelles aucun effort n'est tenté pour montrer la valeur ou l'insignifiance de chaque rapprochement, et pour dégager des conclusions d'ensemble. De semblables énumérations, où chaque terme est d'une appréciation si délicate parce que le lecteur est privé des contextes et du coup d'œil d'ensemble qui seul donne à chaque pensée sa vraie portée, me semblent presque stériles si l'auteur ne nous aide pas à les interpréter.

J'avertis, au reste, que nous n'aboutirons qu'à des résultats probables. Bacon est de ceux pour lesquels une étude d'influence est toujours discutable. Il y a bien des manières de subir une influence: certains reproduisent les pensées ou les anecdotes qui les out frappés presque dans les termes mêmes où elles se sont présentées à eux. En travaillant ils ont des livres ouverts sur leur table, ou bien des notes très précises, ou encore leur mémoire très verbale conserve et leur rend le texte avec le sens. C'est ainsi que Montaigne transcrit presque intégralement de nombreux passages de ses auteurs, du Plutarque d'Amyot surtout, qu'il traduit fidèlement des morceaux de son cher Séneca, qu'il cite des vers de ses poètes. Son originalité est alors dans l'écho que ces pensées éveillent en lui, dans la méditation qu'il y accroche. Ceux-là nous aident singulièrement à découvrir leurs dettes. Mais il en est d'autres, et Bacon est de ce nombre, qui se pénètrent d'une pensée étrangère la digèrent, la transforment; lorsqu'ils l'expriment elle est devenue leur, elle ne porte plus la signature de l'inventeur. Quelquefois, elle a fourni un simple chaînon dans un long raisonnement, un argument dans une démonstration; quelquefois elle s'est enrichie d'aperçus et de développements inattendus. Pour ces derniers surtout, la recherche d'influence est infiniment délicate.

Bien plus, même lorsqu'il veut citer, Bacon est très inexact et défigure ses sources. «La négligence, nous dit Reynolds4, est certainement un des traits caractéristiques des Essais de Bacon. Travaillés et policés comme ils le sont par endroits, aspirant à vivre autant que les livres, ils n'en fourmillent pas moins d'erreurs et de citations fausses.» Avec tout son désir de défendre Bacon, Spedding ne peut qu'excuser ses défauts, il lui est impossible de les méconnaître.

Aussi, pour donner une base solide à nos hypothèses, nous est-il particulièrement nécessaire de rechercher s'il existe quelques preuves incontestables de relations entre Montaigne et Bacon. Dans leur désir de faire large l'influence de Montaigne, les commentateurs ont supposé qu'il avait connu personnellement Bacon. La rencontre aurait eu lieu en France, dans l'été de 1577. Miss Grace Norton5, auteur de cette hypothèse, a relevé dans l'Histoire de la vie et de la mort6, un passage où Bacon déclare avoir rencontré à Poitiers un Français qui devint célèbre par la suite, et dans lequel elle croit reconnaître Montaigne. La chose est possible, mais rien de plus. Aucun des faits allégués par Miss Norton n'emporte la conviction. Ce «juvenis ingenuosissimus sed paululum loquax», avec lequel Bacon eut des relations familières, «qui in mores senum invehere solitus est, atque dicere: si daretur conspici animos senum, quemadmodum cernuntur corpora, non minores apparituras in iisdem deformitates: quin etiam ingenio suo indulgens, contendebat vitia animorum in senibus vitiis corporum esse quodam modo consentientia et parallela. Pro ariditate cutis, substituebat impudentiam; pro duritie viscerum, immisericordiam; pro lippitudine oculorum, oculum malum et invidiam; pro immersione oculorum et curvatione corporis versus terram, atheismum neque enim cœlum, inquit, respiciunt, ut prius; pro tremore membrorum, vacillationem decretorum, et fluxam inconstantiam; pro inflexione digitorum, tanquam ad prehensionem, rapacitatem et avaritiam; pro labascentia genuum timiditatem; pro rugis, calliditatem et obliquitatem: et alia quæ non occurunt.»

Il est vrai que Montaigne a été dur pour la vieillesse: miss Norton n'a pas eu de mal à le montrer. Mais bon nombre de ses contemporains ont pu penser comme lui sur ce sujet. Antoine de Guevara en parle avec aussi peu de ménagement dans ses Epîtres dorées, et l'on sait de quelle faveur jouissaient alors les Epîtres dorées de Guevara. Une idée aussi générale n'appartient à personne.

Ce qu'il eût fallu pour nous convaincre, ç'eût été de trouver dans les Essais de Montaigne quelques-unes de ces ingénieuses comparaisons qui avaient frappé Bacon dans la conversation de son interlocuteur. Or, miss Norton n'en signale point, et il est impossible d'en relever aucune. Nous ne pouvons pas nous fier à une conjecture plus séduisante que solide.

Si Francis Bacon n'a pas rencontré Montaigne, à tout le moins il est bien probable qu'il a entendu parler de lui par quelqu'un qui lui touchait de près. C'est par l'intermédiaire d'Antony Bacon, le frère de Francis, qu'on devait chercher un lien entre les deux écrivains. Antony a passé en France non quelques mois, mais une grande partie de sa vie, plus de douze années. Il a voyagé dans diverses provinces, s'occupant partout de nouer des relations avec les protestants. Arrivé à Bordeaux à la fin de 1583, il y resta quinze mois. Il y revint en 1590 pour y demeurer de nouveau. Il était bien probable à priori que durant ces séjours, surtout dans le premier qui se place au temps de la mairie de Montaigne, Antony Bacon avait dû rencontrer l'auteur des Essais, qui comptait des protestants dans sa famille. Le dictionnaire britannique de biographie nationale7 l'affirmait sans en donner de preuve. Une lettre de Pierre de Brach8, retrouvée dans la volumineuse correspondance du diplomate anglais, nous en fournit une incontestable; elle témoigne non seulement qu'il était lié avec des amis intimes de Montaigne, mais qu'il entretenait un commerce épistolaire avec Montaigne lui-même. La dernière lettre que reçut Montaigne lui venait d'Antony Bacon et la mort ne lui permit pas d'y répondre. Le diplomate était rentré en Angleterre depuis quelques mois (février 1592). Il est vraisemblable qu'il y apporta les Essais et qu'il les fit lire à son frère, s'il n'avait déjà pris soin de les lui envoyer. On peut encore supposer sans invraisemblance que Pierre de Brach, qui prépara avec Mlle de Gournay l'édition posthume parue en 1595, la première complète, tint à lui faire parvenir les pensées encore inédites de leur ami commun.

En tout cas, trois faits établissent que Francis Bacon a connu et pratiqué les Essais: il a fait un emprunt direct à Montaigne; il a fait une allusion à sa personne en le nommant; il a cité un passage extrait de son livre dont il a indiqué lui-même la source.

Ce qu'il emprunte, c'est le titre de son premier ouvrage, les Essais. Nous verrons tout à l'heure qu'il n'y a pas de contestation sur ce point. En 1623, lorsqu'il traduit en latin et remanie sa première partie du De augmentis, il y insère cette phrase que les confessions de Montaigne lui inspirent: «Ceux qui ont naturellement le défaut d'être trop à la chose, trop occupés de l'affaire qu'ils ont actuellement dans les mains, et qui ne pensent pas même à tout ce qui survient ce qui, de l'aveu de Montaigne, était son défaut, ces gens-là peuvent être de bons ministres, de bons administrateurs de République, mais s'il s'agit d'aller à leur propre fortune, ils ne feront que boiter9».

Enfin, dans l'édition des Essais, qui parut en 1625, tout à la fin de sa vie, Bacon cite textuellement une explication psychologique de Montaigne10.

Je ne connais aucun autre passage emprunté textuellement par Bacon à Montaigne. Plusieurs citations d'auteurs latins se retrouvent chez l'un et chez l'autre. Il est à présumer que Bacon n'est pas toujours remonté à la source antique, et qu'il a pris quelques textes chez Montaigne. Je n'ai pu m'en assurer pour aucun. Pour cela, il eût fallu trouver un texte qui, identique chez Montaigne et chez Bacon, présentât une leçon différente de celles que fournissent les éditions de l'époque. Alors seulement nous aurions su avec certitude que Montaigne est la source. Etant donné qu'il habille parfois à sa mode ses citations, on pouvait espérer que pareille enquête aboutirait. Mais je n'ai rien rencontré qui permît une affirmation. Comme témoignages objectifs, incontestables, nous sommes donc réduits aux trois que j'ai indiqués.

De ce nombre, nous ne pouvons évidemment pas conclure que Montaigne ait été l'un des auteurs préférés de Bacon, car d'autres noms sont cités beaucoup plus souvent que le sien; il ne faudrait pourtant pas en conclure non plus que son influence est négligeable, car l'influence d'un écrivain ne se mesure pas au nombre de fois que son nom se retrouve mentionné par ses successeurs. Des motifs variés peuvent appeler ces mentions. Si Bacon nomme si fréquemment beaucoup d'auteurs anciens, tout particulièrement Tacite et César, ce n'est pas seulement parce qu'il est leur disciple fervent et que sa culture classique est de premier ordre, c'est encore par coquetterie d'homme de lettres. La mode y était: c'est elle aussi qui le pousse à orner son discours de citations de poètes latins, comme elle avait conduit Montaigne à multiplier ses allégations, bien qu'il en condamnât l'abus. Parmi les modernes, Gilbert et Machiavel sont nommés chacun plus de vingt fois. Machiavel a été le maître de Bacon en politique. Bien qu'il le critique souvent, il a beaucoup admiré sa méthode et son œuvre, et il semble que Gilbert ait joué, lui aussi, un rôle important dans la formation de ses idées. D'autres écrivains ont eu une influence moindre sans doute, mais bien probable, comme Baldassare Castiglione, Guazzo, qui ne sont pas même nommés par lui. Guichardin semble avoir eu une part, lui aussi, dans l'élaboration de ses idées politiques; or, je ne trouve le nom de Guichardin qu'une seule fois. Machiavel en politique, et Gilbert en physique, étaient des novateurs audacieux qui ont frappé l'imagination de leurs contemporains par l'originalité de leurs théories; la plupart de leurs idées, étroitement liées à l'ensemble de leurs conceptions, y restent en quelque sorte attachées, évoquent le souvenir du système et conservent pour ainsi dire la marque de leur origine. Montaigne n'a pas de système: on lui en prêtera un plus tard, mais il n'en a pas. Sans ordre, il médite sur les questions que son esprit se pose et jette des vues en tous sens; et ces questions encore sont les plus courantes, celles que tout esprit réfléchi a méditées, soit en morale soit en logique. On voit plus clair et plus loin en le quittant, lorsqu'on revient aux questions qu'il a traitées, on y apporte un esprit nouveau, mais on ne sait plus qui a transformé le point de vue, on ne sait même plus que quelqu'un l'a transformé. Ses idées, très détachées les unes des autres, plus sensées que neuves, s'assimilent aisément et perdent leur étiquette de provenance. C'est peut-être une première raison qui rend croyable que, tout en étant beaucoup moins souvent nommé que Machiavel, Montaigne a pu avoir une influence comparable à la sienne. Il y en a une autre: c'est que, précisément parce qu'elles sont moins systématiques et moins inattendues, les idées de Montaigne appellent moins une contradiction formelle que celles de Machiavel et de Gilbert. Malgré les apparences, le scepticisme de Montaigne n'est que sur fort peu de points en opposition avec les gigantesques espérances que Bacon fonde sur la raison, et nous aurons lieu de voir que Bacon accepte presque en entier la critique de Montaigne. Or, la réfutation appelle volontiers le nom de l'auteur réfuté, et c'est parfois pour les réfuter que Bacon cite Machiavel et surtout Gilbert.

Sans en tirer des conclusions de fantaisie, ou pour le moins prématurées, retenons de ces trois témoignages ce qu'ils peuvent incontestablement nous apprendre. Ils nous apportent la preuve évidente que Bacon a lu les Essais de Montaigne. Par leurs dates ils nous enseignent même que les Essais n'ont pas été pour lui un de ces livres de passage qu'on lit une fois, au temps de leur publication ou bien au moment où ils vous tombent sous la main, et auxquels on ne revient plus: l'un d'eux est du début de sa carrière, les deux autres sont de la fin, probablement séparés l'un de l'autre par plusieurs années. Notons encore que Bacon appelle simplement notre auteur de son nom latinisé «Montaneus» sans y adjoindre aucun commentaire, ce qui parait signifier qu'il lui était familier. Enfin, la mention du De augmentis montre qu'il s'intéressait à sa personne et à son caractère.

Voilà tout ce que nous savons d'incontestable. Nous y pouvons ajouter toutefois (et c'est là une considération de grand poids), qu'on lisait beaucoup Montaigne autour de Bacon, qu'on faisait grand cas de ses Essais, que l'opinion publique appelait impérieusement sur eux l'attention. Quand Florio eut publié sa traduction en 1603, très vite Montaigne semble avoir été en Angleterre un écrivain d'une grande notoriété, d'une notoriété comparable à celle des Boccace et des Machiavel. De nombreux témoignages11, sur lesquels j'aurai occasion de revenir dans un autre ouvrage, en fournissent la preuve incontestable.

Montaigne est avant tout un moraliste: l'objet de son étude, il l'a répété, c'est l'homme dans sa diversité ondoyante et multiple; et dans la peinture si attachante de son moi, d'une façon générale, nous pouvons dire que c'est l'homme qu'il a toujours cherché. Mais, pour connaître l'homme, Montaigne devait nécessairement s'efforcer de connaître l'origine et le fondement des idées de l'homme; il devait encore préciser la méthode de son étude. Et ainsi, par une double voie, il s'est trouvé amené à examiner le problème de la connaissance. Comme Montaigne, Bacon, avant tout peut-être, s'est attaché à étudier le problème de la connaissance, et à faire œuvre de moraliste. Il est historien dans son récit du règne de Henri VII, il est médecin dans son Histoire de la vie et de la mort, naturaliste dans sa Silva silvarum, romancier dans sa Nouvelle Atlantide, physicien dans son Histoire des vents; la théologie exceptée, il n'est pas de science cultivée de son temps dont il ne se soit sérieusement occupé, mais la grande affaire de sa vie ç'a été de définir l'objet et la méthode de la connaissance. Avec cette tâche, peut-être aucune ne lui a paru attachante comme la composition de ses essais de morale. C'est sa distraction favorite, comme il l'écrit lui-même quelque part, il y revient avec une notable prédilection; il enrichit et il gonfle son volume d'édition en édition, à la manière même de Montaigne. Nos deux philosophes se sont donc préoccupés des mêmes questions.

On pourrait signaler un rapport étroit entre l'idée que Montaigne se fait de l'histoire et la manière dont Bacon la traite, mais il serait chimérique de chercher là une influence; en matière de sciences non plus, Montaigne, qui n'est rien moins qu'un savant, n'avait rien à enseigner à Bacon. Nous devons nous en tenir aux deux domaines que je viens d'indiquer. Nous chercherons d'abord l'influence de Montaigne sur l'œuvre de Bacon moraliste, ensuite son influence sur l'œuvre de Bacon inventeur de la méthode scientifique.

1 John Florio's englische Uebersetzung der Essais Montaigne's und lord Bacon's Ben Jonson's und Robert Burton's Verhältnis zu Montaigne—Strasbourg, 1903.

2 Voir par exemple Ueberweg-Heinze: Grundniss der Geschichte der Philosophie der Neuzeit, volume I, 8e éd. Berlin 1896, S. 68; et aussi Kuno Fischer: Francis Bacon und seine Nachtfolger; 2e éd. Leipzig 1875; S. 18.—Les jugements de ces deux critiques sont reproduits dans la brochure de Dieckow, p. 56.

3 Il ne sera peut-être pas inutile de faire remarquer que, lorsqu'elle a entrepris ses recherches, Miss Norton, ignorait celles de M. Dieckow, et que j'ai moi-même entrepris les miennes antérieurement à la publication de Miss Norton et sans connaître celle de M. Dieckow. Nos trois enquêtes ont été conduites indépendamment les unes des autres. Il y a donc quelque chances pour que peu de rapprochements essentiels nous aient échappé.

4 Voir son édition des Essais de Bacon, 1890, introduction.

5 Miss Norton: Early Writings of Montaigne: New-York, 1904, page 205.

6 Ed. Spedding, t. II, page 211.

7 Article Antony Bacon.

8 Au moment où j'ai écrit cette étude, en 1907, je devais la connaissance de cette lettre à M. Auguste Salles qui me l'avait très aimablement communiquée et auquel j'exprime ici ma sincère gratitude. Elle a depuis été publiée par M. Sidney Lee. En voici le texte tel que le donne M. Sidney Lee:

«Monsr.; Il me souvenait tant de l'estat ou vous estiez quand vostre despart vous desroba de nous, qu'aussitost que je vy le sieur, qui me rendist la vostre lettre je luy demanday comment il vous alloit, sans que je prins le loisir de l'apprendre par vous-même. Ainsi s'enquiert-on, souvent de sçavoir et de voir, ce que le plus souvent nous trouverons contre nostre desirs comme contre mon desir et avec grande desplaisir je sçeus la continuation de vostre mauvais portement. Il me souvient bien, que je me deffiois qu'en une saison si facheuse, vous peussiez supporter le travail de la mer qui vous devoit porter. Mais vous estiez si affamé de vostre air natural, que ce desin vous faisoit mespriser tout danger. Vous aviez raison de vouloir s'éloigner le nostre pour la mauvaise qualité, qu'il a prins par les evaporations de nos troubles, qui l'ont tellement infecté, qu'il n'a nous laissé rien de sain, et nous enmaladé autant de l'esprit que du corps. Quant à moy, monsieur, je me suis retiré en ce lieu, ayant tout à faict quitté Bourdeaux, pour ce que Bourdeaux ne me pouvoit rendre ce que j'y ay perdu, et je continue en ma solitude de rendre ce que je dois à la mémoire de ma perte. J'ay icy dressé un estude aussi plaisant à mon desplaisir que nouveau en ses peintures et devises, qui ne sortent point de mon subject. Je les vous descriray, si j'avois autant de liberté d'esprit que de volonté. Mais je suis touché si au vif d'un nouvel ennuy par la nouvelle de la mort de Monsr. de Montaigne, que je ne suis point à moy. J'y ay perdu le meilleur de mes amis; la France le plus entier et le plus vif esprit qu'elle eut oncques, tout le monde le patron et mirroir de la pure philosophie, qu'il a tesmoignée aux coups de sa mort comme aux escrits de sa vie, et à ce que j'ay entendu ce grand effect dernier n'a peu en luy faire dementir ces hautes parolles. La dernière lettre missive, qu'il receut, fut la vostre, que je luy envoiay, à laquelle il n'a respondu, pource-qu'il avoit à respondre à la Mort, qui a emporté sur luy ce qui seulement estoit de son gibier: mais le reste et la meilleure part, qui est son nom et sa mémoire, ne mourra qu'avec la mort de ce tout, et demeurera ferme comme sera en moy la volonté de demeurer tousjours,

Monsr., Vostre très humble et affectionné serviteur. De Brach.

9 Bacon De augmentis, livre VIII, ch. 2.

10 Bacon, Essays, édition Spedding. t. VI, page 379.

11 On en trouvera dans l'ouvrage de Miss Grace Norton, the Spirit of Montaigne.


CHAPITRE II

Dans presque tous les ouvrages de Bacon, à des degrés différents et sous des formes diverses, on retrouve des soucis de moraliste: il est bien par là et de son pays et de son temps. Mais l'ouvrage où se montre le mieux en lui le moraliste, c'est assurément son recueil d'Essais. Aussi est-ce dans ce recueil que, comme il était naturel, les commentateurs ont recherché surtout l'influence de Montaigne. Je crois qu'ils ont eu le tort de ne pas s'occuper assez des dates et que leurs conclusions en ont été faussées.

La première édition des Essais de Bacon a été publiée en 1597. Mais dans deux des éditions postérieures, données en 1612 et en 1625, Bacon les a considérablement modifiés et augmentés. En volume, les premiers Essais représentent à peine la douzième partie des derniers. Vingt-huit années séparent la première œuvre des dernières additions, et ce sont vingt-huit années d'une extraordinaire activité tant dans la vie politique que dans la contemplation scientifique. Il est trop clair qu'il serait artificiel de considérer d'ensemble, comme si elles formaient un bloc, ainsi qu'on l'a fait jusqu'à présent, des idées qui ont jailli à des époques si différentes, et qui ont été inspirées par des circonstances si variées. Nous nous priverions ainsi du moyen d'étude le plus précieux, celui qui peut nous donner les résultats les plus exacts. Il nous faut donc chercher, dans chacune des trois éditions successivement, si l'influence de Montaigne y est sensible.

I.—Prenons d'abord la première édition, celle de 1597: avant de l'ouvrir, nous sommes frappés par le titre Les Essais de Francis Bacon. Voilà qui nous enseigne que certainement il avait déjà lu les Essais de Michel de Montaigne; cette lecture même l'a probablement frappé puisqu'il en accepte ainsi le patronage, et, à priori, nous sommes disposés à penser qu'il a beaucoup pris à l'ouvrage français.

L'hypothèse d'une rencontre fortuite entre Bacon et Montaigne, chacun d'eux ayant indépendamment imaginé ce même titre pour des ouvrages de même genre, est si invraisemblable qu'elle est à négliger. Celle d'un modèle commun, un modèle italien par exemple, qui aurait suggéré à tous les deux cette même appellation, serait assez probable à première vue étant donnée l'abondance des emprunts que, à cette époque, et la France et l'Angleterre font à l'Italie; mais malgré de longues recherches, je n'ai rien trouvé dans la littérature italienne du seizième siècle qui porte le nom de Saggi ou qui puisse le suggérer. Reste l'hypothèse d'un emprunt à Montaigne, seule admissible. Sans doute aucune traduction anglaise des Essais n'existait encore: la première, celle dont se servira Shakespeare, est celle de Florio, qui date de 1603; mais Bacon, qui était venu en France, savait le français. Il nomme dans ses ouvrages Du Bartas13, Commynes14 à plusieurs reprises, d'autres encore. Plusieurs fois aussi il cite des proverbes français, aussi bien dans son Instauratio Magna15 que dans ses Essais16. Il écrivait même le français, et la littérature française était à sa disposition, non moins que l'italienne et l'espagnole. Or, s'il n'existe pas encore de Montaigne anglais, en revanche, en 1596, le Montaigne français est déjà singulièrement répandu: l'édition de 1595, la première complète, est probablement la huitième édition publiée, et dès avant cette date l'influence de Montaigne est déjà sensible chez plusieurs écrivains français, tels que Guillaume Bouchet, saint François de Salles, du Vair, Florimond de Raimond. On la sent même au-delà des frontières chez Juste Lipse. Rien de surprenant donc à ce que les Essais aient déjà pénétré en Angleterre. Nous avons vu qu'Antony Bacon les avait peut-être rapportés de Bordeaux ou reçus de ses amis bordelais17, et qu'il put les faire lire à son frère Francis, si celui-ci ne les connaissait pas déjà. Faudrait-il voir un acte de reconnaissance dans ce fait que Francis lui dédia la première édition de ses propres Essais en 1597?

J'insiste sur ces faits parce que, le livre ouvert, une surprise nous attend: nous n'y trouvons presque rien qui rappelle Montaigne. Trois ou quatre des dix titres de chapitres font penser, il est vrai, à quelques-uns des Essais français qui sont parmi les plus connus: le second, Of discourse, qui dans la langue du temps signifie conversation; le septième, Of health, qui fait songer aux ironies de Montaigne contre les médecins, le huitième Of honour and reputation18. Mais il n'y a guère que les titres qui se ressemblent. Voyez le dernier de ces chapitres, par exemple, Of Honour and Reputation19, et rapprochez-le du seizième essai du second livre de Montaigne, De la gloire: Montaigne a pour fin de nous faire sentir toute la vanité de la gloire et ajoute que si, néanmoins, on peut tirer quelque profit de cette duperie pour contenir les mauvais princes, il le faut faire sans hésiter; Bacon se place à un tout autre point de vue: sans examiner si l'amour des hommes pour la gloire est raisonnable ou non, il cherche et énumère les moyens les plus sûrs que nous ayons de l'acquérir, parce qu'il sait que pour faire son chemin parmi les hommes, elle est d'une singulière utilité. Est-ce une réplique au chapitre de Montaigne, la réplique d'un homme d'action très ambitieux au philosophe qui épluche des idées dans la solitude de sa «librairie»? Il est possible, mais rien n'invite sérieusement à le croire. En tous cas, ici, ce serait uniquement par contraste et par opposition d'idées que Montaigne aurait influé sur Bacon.

Pour ce qui est de la santé Regiment of health20, Bacon, en homme de science qu'il est, croit aux médecins et à la médecine; il donne des indications pour bien choisir l'homme à qui l'on veut confier le soin de son corps, tandis que Montaigne prétend n'en écouter aucun. Montaigne raille les médicaments, Bacon croit tellement à leur efficacité qu'il en prend non seulement lorsqu'il est malade, mais même en santé, afin qu'en temps de maladie son corps soit disposé à les recevoir. Sans doute sur un point capital il y a accord entre eux: c'est qu'avant tout il faut s'observer, connaître son propre tempérament, profiter de ses expériences individuelles: peut-être la lecture de Montaigne a-t-elle aidé Bacon à dégager cette idée-là, mais cela non plus, rien n'invite à le croire, et en tous cas là se limiterait l'influence sur cette question qui était capitale pour ces deux malades.

Les autres traces d'influence que je relève sont aussi générales, moins précises encore. Faut-il entendre un écho de Montaigne dans des sentences comme celles-ci: «On rencontre assez d'hommes qui dans la conversation, sont plus jaloux de faire parade de la fécondité de leur esprit et de montrer qu'ils sont en état de défendre toute espèce d'opinion et de parler pertinemment sur toute sorte de sujets, que de faire preuve d'un jugement assez sain pour démêler promptement le vrai d'avec le faux: comme si le vrai talent en ce genre consistait plutôt à savoir tout ce que l'on peut dire que ce qu'on doit penser. Il en est d'autres qui ont un certain nombre de lieux communs et de textes familiers sur lesquels ils ne tarissent point, mais qui hors de là sont réduits au silence, genre de stérilité qui les fait paraître monotones et qui les rend d'abord ennuyeux puis fort ridicules dès qu'on découvre en eux ce défaut.»

Montaigne a fait souvent de charmants portraits de ces pédants qui ne citent qu'Aristote dans la conversation, dont la robe et le latin font toute l'autorité. Je ne cite pas, parce qu'il faudrait trop citer, et aussi parce que je sens que la sentence de Bacon se réfère plus au tour intellectuel de Montaigne qu'à telle phrase particulière21.

Deux ou trois rapprochements de ce genre au plus, aussi imprécis que celui-là, seraient encore possibles, et voilà tout.

Pour le fond notre récolte est donc très maigre: visiblement très peu des idées morales exprimées par Bacon viennent de Montaigne. Si nous regardons maintenant la forme, c'est une opposition radicale que nous constatons. Il n'y a rien de vivant, d'animé, de personnel comme un essai de Montaigne, au moins dans les deux dernières formes, celles des éditions de 1588 et 1595. Sans cesse un exemple, une anecdote viennent animer la dissertation morale et attachent à des images concrètes l'attention du lecteur. C'est toujours sur des faits psychologiques soigneusement racontés dans le détail, tantôt pris aux histoires, tantôt puisés dans l'observation personnelle que Montaigne disserte. Les caprices de la composition chez lui ont toute la souplesse et toute la vie de la conversation. Les dix essais de Bacon, au contraire, apparaissent comme dix collections de petites recettes sèches, jetées presque pêle-mêle les unes sur les autres, sans un fait qui les éclaire, sans une anecdote qui repose. Il faut en donner un exemple afin qu'en sente le contraste complet entre les deux manières. Qu'on veuille bien songer, en lisant ce début du chapitre Sur les dépenses, à ce que Montaigne a dit du même sujet dans l'essai De la vanité et surtout au ton sur lequel il en parle: il n'est besoin d'aucun commentaire.

Des dépenses22.
Les richesses ne sont de vrais biens qu'autant qu'on les dépense, et que cette dépense a pour but l'honneur ou de bonnes actions; mais les dépenses extraordinaires doivent être proportionnées à l'importance des occasions mêmes qui les nécessitent, car il est tel cas où il faut savoir se dépouiller de ses biens, non seulement pour mériter le ciel, mais aussi pour le service et l'utilité de sa patrie. Quant à la dépense journalière, chacun doit la proportionner à ses propres biens, et la régler uniquement sur ses revenus en les administrant de manière qu'ils ne soient pas gaspillés par la négligence ou la friponnerie des domestiques. Il est bon aussi de la régler dans son imagination sur un pied beaucoup plus haut que celui où l'on veut la mettre réellement, afin que le total paraisse toujours au-dessous de ce qu'on avait imaginé. Ce n'est rien moins qu'une bassesse à de grands seigneurs d'entrer dans le détail de leurs affaires; et si la plupart d'entre eux ont tant de répugnance pour les soins de cette espèce, c'est beaucoup moins par négligence que pour ne pas s'exposer au chagrin qu'ils ressentiraient s'ils les trouvaient fort dérangées. Ceux qui ne veulent pas gérer eux-mêmes leurs affaires et veulent s'épargner cet embarras, n'ont d'autres ressource que celle de bien choisir les personnes qu'ils chargent de leurs intérêts, avec la précaution de les changer de temps en temps, les nouveaux venus étant plus timides et moins rusés. Lorsqu'on a dessein de liquider son bien, on peut nuire à sa fortune en le faisant trop vite comme en le faisant trop lentement ou trop tard, car on ne perd pas moins en se hâtant trop de vendre qu'en empruntant de l'argent à gros intérêts. Celui qui a un vrai désir de rétablir ses affaires ne doit pas négliger les plus petits objets, il est moins honteux de retrancher les petites dépenses que de s'abaisser à de petits gains. A l'égard de la dépense journalière, il faut la régler de façon qu'on puisse toujours la soutenir sur le même pied qu'en commençant; cependant on peut dans les grandes occasions, qui sont assez rares, se permettre un peu plus de magnificence qu'à l'ordinaire.

La traduction un peu diffuse, ne nous laisse apercevoir que fort imparfaitement l'allure très ramassée, presque lapidaire du texte anglais, dans lequel la plupart de ces conseils affectent la forme de courtes maximes très denses. Ce qu'elle permet de voir à tout le moins c'est qu'un essai de Bacon, j'entends un essai de la première édition, n'est qu'une collection de sentences pratiques, toutes nues, décharnées, dépouillées de toutes les circonstances vivantes qui les ont suggérées à l'auteur, sans exemples, sans explications, sans justifications; çà et là on aperçoit la velléité de classer ces sentences sous divers chefs, de rapprocher l'une de l'autre celles qui par la similitude de leur objet semblent s'appeler, mais elle se dément vite: ce qui frappe dans l'ensemble, c'est l'absence totale d'ordre. Chez Montaigne il n'y a qu'une composition fragmentaire, mais les différentes pièces s'agrègent les unes aux autres par des associations aisées, qui suivent le mouvement naturel de la pensée; chez Bacon il y a simple juxtaposition de pensées vraiment très peu dépendantes les unes des autres, unies seulement par l'idée très générale qu'exprime le titre de l'essai.

Nous autres lecteurs du vingtième siècle, à peine avons-nous lu deux de ces amas de maximes que la lassitude nous gagne, et nous nous étonnons qu'on ait demandé une seconde édition d'un pareil ouvrage. Je parle (qu'on ne l'oublie pas) des premiers essais, et de ceux-là seulement. Nous n'y voyons pas un livre à lire mais tout au plus un recueil de réflexions, je dirais presque de comprimés de raison pratique, où l'on peut puiser de temps à autre un sujet de méditation. Si j'avais cité au lieu du chapitre Des dépenses, celui Des études ou celui De la conversation, cette impression se dégagerait plus fortement encore. Les idées morales ont tant de fois passé et repassé dans nos esprits que toutes sèches elles n'éveillent plus notre curiosité; elles ne valent que dans la mesure où l'auteur, par des faits, des démonstrations, des explications, sait les mettre en valeur et comme les ressusciter. Le lecteur collabore toujours avec l'auteur, mais lui laisser toute cette tâche d'illustration c'est trop lui demander: en somme, c'est dans la mesure où nous saurons par notre expérience, par notre imagination, enrichir et vivifier les maximes de Bacon que chacun de nous y trouvera de l'intérêt.

Sur ce point comme sur bien d'autres il nous est malaisé de nous replacer dans l'état d'esprit des hommes du seizième siècle. Le seizième siècle, aussi bien en Angleterre, où l'on accueille si largement les littératures italienne et française, qu'en France et en Italie, s'est plu à manier les idées morales, à les présenter sous toutes les formes. Quelques années après ses Essais, Bacon, imitant en cela les Italiens, écrira son De Sapientia veterum, où il recherche avec une ingéniosité souvent plaisante un sens allégorique dans les mythes antiques; le plus souvent c'est un sens moral qu'il découvrira sous leurs voiles. Le même goût amène partout un renouveau de jeunesse pour les fables d'Esope et de ses continuateurs. Et les sentences toutes sèches n'ont pas moins de succès que les apologues et les mythes moralisés, témoin tant de florilegia d'auteurs anciens qui s'impriment partout, et des œuvres originales fort bien accueillies telles que, en France, les Proverbes de Baïf23 et les quatrains stoïciens de M. de Pibrac24. En Italie les conseils et avis de Guichardin25, de Lottini26, de Sansovino27. Ceux-là sont les véritables modèles de Bacon, ce n'est pas Montaigne. Bacon est bien là en accord avec le goût de son temps.

Ces faits rappelés, on comprendra très aisément, je crois, le succès de ces premiers Essais. Par le caractère très pratique, très positif de ses conseils, qu'on a certainement noté dans le chapitre Des dépenses, il a renouvelé pour ses contemporains un genre fort en vogue. Les sentences morales s'inspiraient surtout de la philosophie ancienne et des Pères; elles avaient une tendance marquée à prêcher surtout la vertu, à parler de la douleur, de la mort, de la science; Bacon parle au public de la manière de gouverner sa fortune, il lui dit comment on s'assure la réputation, comment il faut répondre aux solliciteurs. Il s'adresse aux intérêts les plus immédiatement sensibles. Montaigne avait renouvelé la leçon morale du seizième siècle; Bacon le fait aussi, mais à sa manière, et sa manière est tout autre que celle de Montaigne et, plus que Montaigne, il se contente des cadres traditionnels du genre.

En résumé, une forme tout autre, qui semble ignorer l'œuvre de Montaigne et se rattache à un mouvement différent; pour le fonds, trois titres sur dix et trois ou quatre pensées qui rappellent de très loin Montaigne, de si loin même qu'il n'y a aucunement lieu d'y voir des réminiscences, voilà tout ce que nous trouvons si nous comparons ces deux ouvrages qui portent le même titre. Ajoutons que deux courts traités complètent le petit volume de Bacon, les Méditations sacrées, et les Couleurs du bien et du mal: or, ni dans l'inspiration biblique de l'un, ni dans le souci de rhéteur qui a fait écrire le second, ni dans les matières contenues dans l'un et dans l'autre28, je ne trouve l'influence de Montaigne. En somme, en 1597, Bacon adopte le titre d'Essais, ce qui semble indiquer qu'il va s'inspirer de Montaigne, et néanmoins il reste tout à fait indépendant de lui. A une époque où l'imitation est si courante, et souvent si servile, n'y-t-il pas là quelque chose de très surprenant?

La raison de cette constatation inattendue pourrait bien être que son ouvrage était déjà écrit lorsque Bacon a lu Montaigne. Si seulement nous avions pu prouver que c'est l'édition complète, celle de 1595, qu'il a connue, par le rapprochement des dates l'hypothèse serait rendue assez vraisemblable, car la préface de Bacon est du mois de janvier 1597. Elle reste possible, mais indémontrable. En tout cas ce qui me paraît très probable, c'est que Bacon avait sa méthode arrêtée avant de connaître celle de son devancier.

N'oublions pas qu'il n'est plus un adolescent: il a 36 ans; s'il n'a rien publié il a beaucoup travaillé. Au sixième livre de son De Augmentis, celui où il traite de la rhétorique, il a inséré un recueil de lieux communs sur bon nombre de sujets moraux et politiques qui reviennent fréquemment dans les discours. Le but est de mettre à la disposition de l'orateur sur tout sujet qui se présente un trésor d'arguments pour et contre et, pour ce motif, sur chaque matière il donne une série d'idées pour et une série d'idées contre; par exemple, sur le sujet de la richesse, il indiquera trois ou quatre lieux communs pour la défendre contre ses contempteurs, autant pour attaquer ceux qui la recherchent avec une excessive avidité.

Ce qu'il m'importe de noter pour l'instant, c'est qu'il déclare à plusieurs reprises et avec insistance que c'est au temps de sa jeunesse qu'il a réuni ces collections; c'est qu'en second lieu chacun de ces lieux communs est présenté sous forme de sentence, exactement comme sont les conseils de ses Essais. Il en explique lui-même la raison: il faut que ces idées soient faciles à retenir et faciles à manier, et pour cela qu'elles se présentent comme de petites pelotes de pensées que, le cas échéant, on n'aura plus qu'à dévider avec éloquence. Voilà pour la forme l'origine des Essais de Bacon: il faut que ces conseils, pour être fructueux, se retiennent aisément eux aussi. On les mettra donc en maximes. Et quant au procédé de composition, il sera le même: à mesure que, soit une expérience, soit une lecture lui suggérera quelque réflexion, il la placera dans sa classe, avec les autres de même genre. Voici une sentence qui visiblement est inspirée par Sénèque, cette autre (et il en est beaucoup de cette sorte dans l'essai Des dépenses) a été suggérée par un accident de la vie quotidienne. La seule différence est qu'il n'est plus question ici d'étoffer des discours d'apparat mais de diriger la vie. Il y faut des pensées plus solides, et qui proviennent plus de l'expérience, moins des livres.

Je pense donc que l'ouvrage de Bacon était déjà déterminé dans sa pensée, peut-être même écrit, lorsqu'il a connu celui de Montaigne. C'est sous d'autres influences qu'il l'a conçu. La lecture de Montaigne ne l'en a pas moins frappé; peut-être lui a-t-elle suggéré quelques maximes comme d'autres lectures l'avaient fait; elle a pu même incliner ses préoccupations vers certains sujets, bien que cela soit fort incertain; les moralistes, quelque illimité que soit leur domaine, aborderont toujours les mêmes questions, et il n'y a rien à conclure de ce que deux d'entre eux ont traité les mêmes problèmes. Certainement il a apprécié hautement l'enquête morale de Montaigne. Il a aperçu que, comme lui, Montaigne donnait au public les fruits de son expérience, de ses méditations, de ses lectures. Il a pu penser aussi que la modestie du titre imaginé par Montaigne conviendrait singulièrement aux dix maigres chapitres qui composent cette première édition, et c'est pour ces motifs qu'il a adopté l'appellation d'Essais. Plus tard l'influence de Montaigne ne se bornera pas à si peu de chose. Nous allons en suivre le progrès d'édition en édition.

II.—Dans la deuxième édition29 qui fut publiée quinze ans plus tard, il n'est encore que médiocrement sensible. Les dix chapitres primitifs ont reçu quelques additions peu importantes, et vingt-huit nouveaux essais sont venus se joindre à eux. Le livre est devenu cinq fois plus volumineux, mais dans la plupart des chapitres le caractère n'en est guère changé.

C'est que Bacon, encouragé par le succès qui approuvait sa méthode, pour beaucoup de ces enrichissements recourut à ces petites collections de sentences qu'il avait constituées dans sa jeunesse et qui étaient destinées à étoffer des compositions oratoires. Il les avait publiées, au moins en partie, quelques années plus tôt, en 1605, dans son Advancement of learning. Cela ne l'empêcha pas de les reprendre parfois textuellement. Presque toutes portaient sur des sujets de morale ou de politique, fort peu sur des questions juridiques, si bien qu'elles étaient tout à fait aptes à remplir ce nouvel office. Sans doute ces maximes réunies en vue de soutenir à volonté le pour et le contre en toutes causes, ne peuvent pas toujours s'harmoniser parfaitement ensemble: n'importe, il suffira de rejeter celles qui ne s'adaptent pas avec l'idée directrice, ou de les présenter comme des opinions fausses à combattre.

Plusieurs des essais qui paraissent pour la première fois dans l'édition de 1612 sont bâtis presque uniquement avec ces sentences30 prises à l'Advancement of learning; tels sont les essais Of praise, Of delaie, Of fortune; d'autres leur doivent beaucoup. On pourra discuter la valeur de ce procédé. Il risque de substituer au souci de l'observation vraie, celui de l'expression frappante. L'Essai Des délais par exemple vaut bien plus par les trouvailles de style que par le fond. Cela n'est pas surprenant dans un traité qui sort d'un exercice de rhétorique. On sera toutefois, je crois, obligé de reconnaître que, le plus souvent, l'esprit très pratique, très positif de Bacon a su éviter les conséquences fâcheuses que sa méthode de composition semblait devoir entraîner.

Quoi qu'il en soit, et quelque jugement qu'on porte sur le procédé, le fait est là. Grâce à cette circonstance que les recueils de sentences oratoires étaient déjà publiés, nous le saisissons cette fois sur le vif. De cette constatation pour le sujet qui nous occupe, nous avons deux choses à retenir: d'abord que Bacon confirme l'hypothèse exprimée plus haut. Il reconnaît implicitement une parenté entre la composition des Essais et la composition des recueils de lieux communs. Nous sommes portés à supposer que, comme ceux de 1612, les Essais de 1597 provenaient de recueils semblables, que Bacon n'a pas publiés en 1605, avec les autres, précisément parce qu'il les avait exploités déjà. En second lieu, nous remarquons que la richesse de ses portefeuilles tient en échec l'influence de Montaigne.

Regardons-y de plus près cependant: je crois qu'elle commence à se faire jour. Très vraisemblablement cette fois quelques idées morales sont empruntées à Montaigne.

J'attire en passant l'attention sur les essais intitulés Of religion et Of young men and age. Ils évoquent singulièrement le souvenir de Montaigne. Le second en particulier qui indique parallèlement les défauts de la jeunesse et ceux de la vieillesse dans l'action pourrait bien être une réplique aux perpétuelles critiques dont Montaigne accable les vieillards, et comme une mise au point de la question. Je n'insiste pas: aucun rapprochement ici ne serait probant.

Voici deux idées encore pour lesquelles une influence est possible, sans être certaine. Pour n'être pas propres à Montaigne, elles ne sont pas si banales qu'on ne puisse songer avec quelque vraisemblance que Bacon les lui doit. Si l'on s'étudie trop à observer les convenances mondaines, nous dit en substance Bacon, on tombe dans une affectation choquante qui est contraire à la civilité31. C'est tout à fait la leçon que Montaigne dégageait à la fin de son essai De l'entrevue des rois: «J'ay veu souvent des hommes incivils par trop de civilité, et importuns de courtoisie»32. L'autre est dans l'essai Sur le naturel considéré dans l'homme. C'est dans la vie privée seulement, y dit Bacon, qu'on peut juger une âme avec équité. Là l'individu se montre sans affectation; il est lui-même33. Chacun reconnaît là un thème cher à Montaigne34. Il l'a développé surtout dans son essai Du repentir, et c'est pour lui comme un principe directeur qui préside au choix de ses exemples et qui lui dicte sa méthode d'investigation morale.

Mais c'est surtout dans trois essais que l'influence de Montaigne semble probable: je veux parler des essais De la mort, Des parents et des enfants, De l'athéisme.

Il est vrai qu'en ce qui concerne la mort, Montaigne doit à Sénèque beaucoup des réflexions qu'elle lui inspire. Bacon a pu puiser directement chez Sénèque, et certainement même il lui a emprunté quelques pensées sur ce sujet. Il y a risque ici de confondre l'influence de Montaigne avec celle de son maître. «Les gémissements, dit Bacon, les convulsions, la pâleur du visage, des amis désolés, une famille en pleurs, le lugubre appareil des obsèques, voilà ce qui rend la mort si terrible»35. Qui n'est pas tenté de reconnaître ici du Montaigne? N'a-t-il pas écrit à la fin d'un de ses plus célèbres essais: «Je croy, à la vérité, que ce sont ces mines et appareils effroyables dequoy nous l'entournons qui nous font plus de peur qu'elle: une toute nouvelle forme de vivre, les cris des mères, des femmes et des enfans, la visitation de personnes estonnées et transies, l'assistance d'une nombre de valets pasles et éplorés, une chambre sans jour, des cierges allumez, nostre chevet assiégé de médecins et de prescheurs, somme toute horreur et tout effroy autour de nous»36. Il est vrai que de part et d'autre l'idée est la même, mais elle se retrouve encore à la XXIVme épître de Sénèque, et Bacon dans ce passage cite textuellement une phrase de cette épître. Visiblement elle est présente à son esprit.

Il n'est pourtant pas téméraire peut-être de croire que le stoïcisme de Montaigne à envisager la mort, à «l'accointer», qui avait si fort frappé en France les Florimond de Raimond, les du Vair, a attiré l'attention de Bacon et l'a aidé à dégager ce qu'il a retenu de Sénèque. Qu'on lise les chapitres de Montaigne37 après celui de Bacon38, on sera tout disposé à le croire.

Voici en tout cas une pensée que personne n'avait exprimée plus fortement que Montaigne: «Les stoïciens se donnent trop de soin pour exciter les hommes à mépriser la mort, et tous leurs préparatifs ne font que la rendre plus terrible; j'aime mieux celui qui a dit que «la mort est la dernière fonction et le dernier acte ou le dénouement de la vie»39. On reconnaît l'idée qui emplit tout le chapitre De la physionomie, qui y est répétée sous toutes les formes40.

De même Bacon a peut-être eu présent à l'esprit le chapitre de Montaigne intitulé De l'affection des pères aux enfants41 en écrivant son essai Of parents and children42. Sans doute ce n'est pas dans Montaigne qu'il a trouvé ces analyses très pénétrantes, des joies et des peines que nous causent nos enfants, mais c'est Montaigne qui a dû suggérer la comparaison des enfants de la chair avec les enfants de la pensée (son chapitre s'achève par un long développement sur ce sujet) et ce sont probablement encore ses remarques et les exemples qu'il cite qui attirent l'attention de Bacon sur les dangers de l'avarice des pères43.

Enfin dans l'essai Of Atheism je relève cette idée qu'un peu de philosophie incline l'esprit à nier l'existence de Dieu, mais que beaucoup de philosophie ramène à lui. C'est une opinion chère à Montaigne que l'extrême sagesse se rencontre avec l'ignorance, et que chez les demi-savants pullulent les erreurs. «Des esprits simples moins curieux et moins instruits il s'en faict de bons chrestiens, qui par reverence et obeissance croient simplement et se maintiennent soubs les loix. En la moyenne vigueur des esprits et moyenne capacité, s'engendre l'erreur des opinions: ils suyvent l'apparence du premier sens, et ont quelque tiltre d'interpreter à niaiserie et bestise que nous soyons arrestez en l'ancien train, regardant à nous qui n'y sommes pas instruicts par estude. Les grands esprits, plus rassis et clairvoians, font un autre genre de bien croians; lesquels, par longue et religieuse investigation penetrent une plus profonde et abstruse lumiere ès Escriptures, et sentent le misterieux et divin secret de nostre police ecclesiastique»44.

Sans doute les réminiscences que je relève ainsi sont des réminiscences de détail, mais parmi ces maximes très sèches de Bacon on ne peut attendre que cela45. A tout le moins quelques-unes de ces idées sont peu courantes dans la littérature morale du temps; elles sont assez propres à Montaigne; elles nous invitent donc à penser que Bacon est resté en relation avec ces Essais dont la lecture l'avait tout d'abord frappé. Cette impression se fortifiera encore si nous remarquons que quelques apophtegmes, citations, images empruntés aux anciens se retrouvent à la fois chez Montaigne et chez Bacon. Bien évidemment rien ne prouve que Bacon les doive à Montaigne. Il vivait dans un commerce intime avec l'antiquité et a fort bien pu les puiser directement à leur source. Il est probable pourtant qu'il n'y a pas là pure coïncidence. A tout le moins Montaigne les a fait passer une fois de plus devant son esprit. Il les lui a présentés, commentés, illustrés par le contexte, mis en pleine valeur et, comme il disait, «en place marchande», et ainsi l'a invité à en faire usage à son tour. «Thales, disait-il par exemple dans une dissertation sur l'âge auquel il convient de se marier, y donna les plus vrayes bornes, qui, jeune, respondit à sa mère, le pressant de se marier, qu'il n'estoit pas temps, et, devenu sur l'age, qu'il n'estoit plus temps. Il faut refuser l'opportunité à toute action importune»46. Et Bacon reprend «Les anciens n'ont pas laissé de mettre au nombre des sages celui auquel on demandait à quel âge il fallait se marier, et qui fit cette réponse: quand on est jeune il n'est pas encore temps, et quand on est vieux il n'est plus temps»47. D'autres rapprochements48, sans être plus décisifs que celui-là, inclinent nos esprits vers la même opinion.

Aussi y a-t-il quelque vraisemblance à attribuer à l'influence sourde de Montaigne une modification de forme, de méthode d'exposition, qui commence à se faire sentir légèrement dans cette seconde édition. La phrase s'allonge; les idées se lient entre elles; des transitions conduisent de l'une à l'autre; quelques-uns des nouveaux essais, ceux surtout qui ne sont pas sortis des maximes de jeunesse, présentent parfois de véritables petits développements; jusque dans ceux qui sont bâtis de maximes cousues ensemble, il y a moins de morcellement qu'en 1597; même parfois dans des essais de la première édition sont ajoutés certains détails, certains enrichissements de pensée, qui étoffent des remarques auparavant très sèches: voyez comme le début de l'essai Of negociating tend à changer d'allure. Il est manifeste que la méthode d'exposition de Bacon est en voie de se transformer: la maxime toute nue, la formule sèche commencent à lui paraître insuffisantes pour l'expression des idées morales.

III.—Mais c'est en 1625 seulement que cette transformation sera complète. Alors l'exemple de Montaigne agit davantage sur lui. Son influence se marque d'abord par l'apparition de quelques souvenirs personnels, en petit nombre, il est vrai. Rien n'était plus objectif que les premiers Essais; jamais le Moi de Bacon n'apparaissait au milieu de ces pensées générales, toutes uniformément à la troisième personne. Maintenant il lui arrive de raconter un mot qu'il a entendu, une anecdote dont il a été le témoin. Jamais toutefois dans aucun chapitre il ne se prendra lui-même pour sujet, et ses allusions à des souvenirs personnels restent trop rares pour modifier sensiblement la couleur de l'œuvre.

La multiplication des images et des comparaisons, des phrases incidentes, des explications et des justifications, des indications de lieu et de temps et de circonstances de tout genre, enfin de tout ce qui nuance et précise l'expression des idées psychologiques est d'une importance bien plus considérable. Tout cela, nous savons combien il le trouvait dans la pensée souple et ondoyante de Montaigne.

Mais ce qu'il trouvait surtout chez Montaigne c'était l'emploi constant des exemples; il en a senti toute la valeur. Dans ces Essais de 1597 je n'en relève aucun; la seconde édition en présente un petit nombre; dans la dernière il en insère presque à tous les chapitres. Voyez le chapitre De la grandeur des Etats49: tous les exemples historiques que nous y lisons sur Rome, sur Athènes, sur l'Angleterre, l'Espagne, la Turquie, etc. ont été ajoutés après 1612: combien, grâce à eux, les idées abstraites exprimées là par Bacon ont pris de relief, combien l'intelligence en est plus vive, plus lumineuse! Dans l'essai De la Mort50, au lieu d'allusions rapides aux morts de César-Auguste, de Tibère, de Vespasien, nous avons des détails nombreux, précis, exacts; leurs mots mêmes sont là, et avec eux seulement pénètre en nous ce sentiment du mépris de la mort que Bacon veut nous faire éprouver.

Ces trois éléments nouveaux, souvenirs personnels, exemples, procédés de style et tours de phrase capables de nuancer et de préciser les idées, révèlent une transformation radicale dans la manière de Bacon. Le système qui avait présidé à la construction des premiers Essais est maintenant abandonné. Ce qui en eux nous avait paru, au moins pour nous lecteurs du vingtième siècle, particulièrement frappant, l'auteur y a renoncé. Il n'y a pas là seulement une question de composition, il y a une manière nouvelle de concevoir les idées morales: au lieu de les concevoir sous leur forme la plus générale, il les voit plus concrètes, plus riches; il pourra ainsi saisir des réalités psychologiques plus précises, et ces nouvelles conceptions, beaucoup moins sèches, sont bien plus intéressantes pour des esprits comme les nôtres. Bacon a passé lentement du genre des maximes au genre de la méditation. Bien qu'il ne soit pas fourni dans les Essais de Montaigne d'exemples et d'images, ma conviction est que Montaigne est pour beaucoup dans cette transformation. Quiconque songera que, depuis la traduction de Florio, le livre de Montaigne était devenu très populaire en Angleterre, sera tout disposé à le croire. Par le titre qu'il avait adopté d'ailleurs, l'essayiste Anglais n'avait-il pas marqué son admiration? Ne s'était il pas montré enclin à subir l'influence de son devancier?

Cela n'est pas à dire qu'à aucun moment Bacon s'est proposé comme modèle la forme des Essais de Montaigne. En aucune façon. Il aurait eu trop de chemin à faire pour le rejoindre. Il n'a voulu que se rapprocher par degrés de sa manière tout en restant très différent de lui. Voyez avec quel soin, en bon disciple de ses maîtres, les orateurs latins, maintenant qu'il n'écrit plus des maximes mais des dissertations, il s'attache à marquer la composition, et, ce que Montaigne détestait tant, il annonce les parties de son plan. L'essai Of Judicature51 était déjà très régulièrement composé en 1612; en 1625 il y insère quatre phrases, l'une pour annoncer son plan, en trois parties, les autres au début de chacune d'elles pour marquer les articulations du raisonnement.

Il a d'ailleurs son but, tout autre que celui de Montaigne: on l'aperçoit dans quelques essais, dans les plus achevés. Deux ans avant cette dernière édition des Essais, il avait publié son De augmentis, où plus nettement que dans The advancement of learning, il définissait sa conception de la science morale, et proposait pour la constituer de faire des monographies sur chaque passion, chaque vertu, chaque espèce de caractère, etc. Clairement, dans plusieurs des essais composés à cette époque, on devine l'intention de donner de petits modèles de ces monographies. De même ses histoires des vents, de la densité, de la vie et de la mort, sont des modèles des études d'histoire naturelle qu'il demande. Ses apophtegmes sont des modèles de ces recueils qu'il désire voir extraire des histoires. Ses essais De l'Envie, De l'audace, De la dissimulation, sont ainsi de véritables petits traités organisés, qui visent à pousser des enquêtes. Rien n'est plus contraire à la manière de Montaigne qu'une étude systématique de ce genre.

Bacon reste donc bien indépendant de Montaigne; il a sa conception à lui, il ne se propose pas d'imiter son devancier. Je crois seulement que la lecture de Montaigne a été l'une des causes qui ont brisé les anciens moules où il coulait ses observations morales, qui lui ont appris à se représenter autrement ses idées, à les vouloir plus concrètes. A lire Montaigne il a éprouvé le besoin d'user d'exemples lui aussi, de commenter, de serrer l'idée de plus près, d'en nuancer l'expression.

Si nous regardons maintenant non plus la forme de l'essai, mais son contenu, c'est encore la même remarque qu'il nous faudra faire: Bacon subit incontestablement l'influence de Montaigne, mais son originalité reste entière, sa personnalité se dresse vigoureusement en face de celle de Montaigne et s'oppose à elle. Nous venons de voir que le moule nouveau que Bacon construit vers la fin de sa vie pour y couler ses réflexions morales est bien à lui, très différent de tous les moules de Montaigne, et pourtant Montaigne l'a aidé à en former quelques pièces. De même Montaigne aide Bacon à dégager quelques idées de détail, mais dans l'ensemble sa pensée se développe très librement, et sa philosophie est toute différente. Comparer leurs deux œuvres, c'est en marquer le contraste.

Au travers de ses dissertations impersonnelles c'est le Moi de Bacon que nous découvrons; ce sont ses préoccupations qui dictent le choix des sujets, ses habitudes qui leur donnent leur caractère. Il n'est pas exposé à tous les regards, comme celui de Montaigne, mais on le devine, on sent qu'il est l'âme du livre, qu'il établit comme une parenté entre les différents chapitres et leur confère une sorte d'unité. Mais Bacon ne s'est pas retiré dans son château pour y chercher la sagesse antique au milieu des livres, il a lutté longtemps pour arriver aux honneurs et réparer le tort que la fortune lui avait fait en le privant prématurément de son père, il a fait converger toute sa volonté et toute son intelligence vers les affaires publiques, et d'échelon en échelon il est arrivé à la première charge; il a eu à se pousser dans le monde, à se maintenir aux affaires dans des circonstances difficiles, il est tombé du pouvoir sous le coup des plus rudes attaques; à chacune de ces étapes, il a pu observer les hommes et les choses avec un sens pratique très pénétrant et une rare sagacité.

Ce sont les réflexions de l'homme d'action que beaucoup de ses essais nous exposent, les résultats de son expérience qu'ils nous apportent. S'il recommande d'avoir grand souci des bonnes manières, c'est avant tout parce que par elles nous acquérons un bon renom qui sert à notre avancement. Il a proposé dans le De augmentis de constituer un art de s'avancer dans le monde52: on pourrait presque dire que quelques chapitres en sont traités dans les Essais. Sous les titres que voici: De la ruse et de la finesse, De l'expédition dans les affaires, Des négociations, Des solliciteurs et des postulants et beaucoup d'autres on trouvera des remarques d'une psychologie très pénétrante, très précise sur la manière de traiter les affaires. Il accumule là une collection de petites recettes dont il a pu éprouver la valeur, par exemple sur la manière d'apprendre une mauvaise nouvelle à son prince sans risquer de lui déplaire, sur les cas où il est plus prudent de négocier par lettre plutôt que par intermédiaire ou de vive voix. L'expérience qu'il a acquise dans les questions politiques lorsqu'il a mis la main au pouvoir se dépose dans une série de chapitres peut être plus nombreux encore et dont l'observation n'est pas moins précise; tels sont pour ne prendre que les plus significatifs: De la noblesse, Des troubles et des séditions, De la souveraineté et de l'art de commander, Du conseil et des conseils d'Etat, De la véritable grandeur des Etats et des royaumes, Des colonies ou plantations de peuples, Des devoirs d'un juge. Il apporte la même précision d'esprit aux questions d'économie privée: nous avons vu une partie de ses préceptes sur la manière de régler sa dépense; il a des remarques à offrir sur la manière de dessiner les jardins, sur les bâtiments, sur toutes les matières auxquelles son attention s'applique. Joignez à ce sens des réalités pratiques un sentiment moral très vigoureux sans cesse replongé aux sources bibliques car Bacon lit constamment la Bible, nous avons là les deux traits dominants de sa personnalité que ses Essais laissent deviner.

Montaigne, qui se défend avant tout de l'ambition, qui cultive son moi dans des voyages ou dans des méditations solitaires que ses bon amis du temps passé viennent lui suggérer, qui se laisse surprendre, si nous l'en croyons, ignorant qu'on met du levain dans son pain53, a une manière tout autre d'envisager les choses. Sa morale, ou plutôt ses morales, car il en a en plusieurs, restent le plus souvent individuelles, «ineptes à la société publique»54, comme il se plaît à le répéter: il vise à passer sur cette terre aussi doucement et aussi agréablement que possible. Entendez-le parler de l'amour: il se rappelle avec une douce volupté et avec une pointe de vanité aussi, les passions et les succès de sa jeunesse; plus les années rapprochent du tombeau, plus ce souvenir lui est cher.

Ce sont d'exquises passions qui viennent ainsi chatouiller «sa vieille âme poisante» et lui rendre encore aimable son dernier reste de vie. Il nous met en garde contre leur excès, parce que, excessives, elles apportent plus de dangers que de plaisirs, mais il nous enseigne à les bien ménager, à en jouir longuement par la pensée, à étendre sagement toutes les voluptés. Pourvu que nous sachions y conserver la mesure et la prudence, il estime que c'est un doux commerce que le commerce des femmes, et qu'en somme les plus réels plaisirs de la vie corporelle sont là. Pour Bacon, l'amour est l'ennemi qui suce toute la volonté de l'homme et trouble les affaires, et quelque chose des foudres du christianisme semble passer dans les termes où il l'accuse de n'être qu'une ridicule hyperbole, bonne pour le théâtre, sans réalité, un enfant de la folie qui bouleverse le jugement55, ruine les situations les mieux établies, et fait déraisonner jusqu'à la sagesse la plus pratique.

Comparez surtout la manière dont ils parlent l'un et l'autre de l'amitié56, rien n'est plus caractéristique. Montaigne, dans la solitude de sa «librairie», jouit longuement du souvenir de La Boétie mort déjà depuis bien des années; il le remâche, il le retourne en lui-même, il l'idéalise au contact des beaux exemples d'amitié que l'antiquité nous a légués. Il écrit alors les pages immortelles que l'on sait, si sublimes que peut-être il y faut voir plutôt le regret déchirant de l'ami qui a laissé en s'arrachant à ses bras une plaie toujours ouverte, qu'une peinture réelle de ses rapports avec La Boétie. Les deux âmes, pour lui, sont «meslées et confondues d'une union si universelle qu'elles effacent la couture qui les a jointes»; la volonté de l'ami s'abîme si entièrement dans celle de son ami qu'elles s'identifient l'une à l'autre et sont mues par les mêmes ressorts.

Bacon n'imagine pas une définition aussi saisissante: il se contente, ou à peu près, d'énumérer les avantages de l'amitié. Ce sont pour lui d'abord qu'un ami nous permet de soulager notre cœur par des confidences qui allègent les douleurs et doublent les joies; ensuite qu'il nous aide à éclaircir nos propres idées en nous écoutant les exposer, qu'il nous donne de bons conseils tant pour nous bien conduire que pour faire prospérer nos affaires; en troisième lieu l'amitié est pleine de petits secours de tout genre comme une grenade est pleine de grains: par exemple notre ami peut solliciter pour nous dans les cas où notre dignité nous défend de le faire, il peut faire valoir nos mérites et à l'occasion les exagérer, ce que la modestie nous interdit à nous-mêmes, etc., etc. On serait tenté de conclure que Bacon ne voit dans l'amitié qu'une association d'intérêts: je crois que ce serait une erreur absolue. L'enthousiasme du texte anglais, l'abondance presque lyrique des images et des comparaisons préservent de la commettre quand on ne s'en tient pas à un résumé décharné. Certainement Bacon a connu la douceur de l'amitié; pour lui comme pour Montaigne c'est un sentiment très élevé. S'il énumère surtout les avantages pratiques qu'elle nous apporte, c'est que, en homme d'action, c'est dans l'action, au milieu de ses affaires, qu'il l'a goûtée, tandis que Montaigne, homme de cabinet, en a joui dans ses méditations. C'est dans la sensation de l'effort fait en commun où la présence de l'ami double l'énergie, dans la joie du succès partagé que Bacon a surtout l'occasion d'éprouver les charmes de l'amitié: cela ne veut en aucune façon dire que le plaisir qu'il y trouve ne dépasse pas le secours matériel, mais cela explique qu'il en parle tout autrement que Montaigne.

Ce contraste de leurs tempéraments et de leurs œuvres n'a cependant pas empêché Bacon de tirer quelquefois profit de la lecture de Montaigne et de prendre en lui le germe de quelques-unes de ses idées.

Du moins c'est ce que rendent très vraisemblable les rapprochements qui vont suivre. Ici toutefois, comme précédemment, on ne peut parler que de probabilité. A l'exception d'une ou deux peut-être, aucune de ces réminiscences proposées n'est certaine, aucune ne révèle un emprunt direct et incontestable.

Pour l'époque qui nous occupe, il faut d'abord noter que quelques réflexions sur lesquelles Bacon n'insiste pas, qui sont exprimées par lui en passant, avaient été dégagées auparavant par Montaigne: cette idée, par exemple, que bien souvent nos querelles religieuses ne sont que des querelles de mots57; cette autre encore qu'il est bien souvent malaisé de distinguer les aptitudes natives des enfants, et que dans l'incertitude le mieux est de choisir pour eux la meilleure voie sans chercher à percer le mystère de leur nature58. Cette dernière vient se joindre à des remarques que présentaient les éditions antérieures sur les relations des parents et des enfants, et enrichit la psychologie de Bacon sur ce point; la première étaye fort heureusement d'un argument puissant ses exhortations à la concorde et à l'union en matière religieuse. Montaigne et Bacon luttent aussi contre la crédulité de leur temps, la foi aux prophéties et pronostics de tout genre, et Bacon se souvient peut-être d'avoir lu une idée toute semblable chez Montaigne quand il écrit: «Lorsque l'événement prédit est conforme à la prédiction, les hommes remarquent cette conformité; mais dans le cas opposé, ils ne remarquent point du tout le défaut d'accord: genre de méprise où il tombent également par rapport aux songes et à tout autre genre de prédictions superstitieuses59. C'est là une des causes aux yeux de l'un et de l'autre, qui accréditent de pareilles fables. «Personne, dit Montaigne, ne tient registre de leur mecomtes, d'autant qu'ils sont ordinaires et infinis, et fait-on valoir leurs divinations de ce qu'elles sont rares, incroiables et prodigieuses.»60 Voici encore chez Bacon une idée à laquelle Montaigne a consacré un petit essai tout entier, «Whatsoever is somewhere gotten is somewhere lost»61. C'est à peu près la traduction de la phrase française: «Il ne se fait aucun profit qu'au dommage d'autrui.»62

Ailleurs Montaigne, en fournissant des exemples et des témoignages probants, a aidé Bacon à conduire telle idée à sa maturité et à son dernier développement: trois des faits63 par lesquels Bacon rend sensible la puissance de l'habitude ont été vulgarisés par Montaigne, et peut-être c'est Montaigne qui l'engage à tirer parti, dans l'éducation, de cette puissance de l'habitude, en faisant apprendre les langues étrangères dès la première enfance64.

Voici toutefois qui peut être plus intéressant: il se pourrait que Montaigne lui ait suggéré des idées assez importantes à ses yeux pour qu'il en fasse le sujet d'essais nouveaux. Je ne pense pas ici surtout à l'essai intitulé: Des innovations65, des «nouvelletés», comme aurait dit Montaigne: sans doute Bacon connaissait les condamnations vigoureuses que le philosophe avait écrites contre ces «nouvelletés», qui avaient troublé l'Etat, menacé si rudement sa vie, sa tranquillité et son indépendance, attristé son cœur très pitoyable et très humain, quoi qu'on en ait dit, d'affreux spectacles; peut-être elles ont contribué à lui inspirer son extrême prudence. Mais enfin, la question, posée très nettement par les anciens déjà, avait été trop débattue dans toute la littérature politique du XVIe siècle, pour que nous puissions affirmer que Montaigne est pour beaucoup dans les méditations de Bacon sur ce sujet66.

Mais dans l'essai De la Vérité67, dirigé contre la mode de scepticisme de son temps, il est clair qu'il a Montaigne présent à la pensée, il le nomme, il le cite textuellement. Malheureusement il ne nous dit pas comment il juge le doute de Montaigne; on peut penser toutefois que, s'il l'a estimé sceptique, il a été frappé par son scrupuleux besoin de vérité, et a vu que son scepticisme à lui n'était pas affaire de mode.

L'essai Des voyages68 surtout me semble devoir son idée première à Montaigne. «Les voyages en pays étrangers, nous dit Bacon en commençant, font, durant la première jeunesse, une partie de l'éducation, et dans l'âge mûr une partie de l'expérience.»69 Ce sont ces deux idées qu'il veut mettre en relief. Montaigne a fortement marqué tout ce que l'enfant peut tirer des voyages pour la formation de son jugement, combien «frotter et limer sa cervelle»70 à celle des étrangers peut lui être profitable, et plus tard, après son long tour en Suisse, en Allemagne et en Italie, il a dit dans ses Essais quels avantages il y avait trouvés et de quelle utilité il est, pour un homme fait de voir du pays.71 C'est lui, je crois, qui a vulgarisé ces notions. Et dans le développement, çà et là nous retrouvions des idées de détail que Montaigne a pu suggérer: celle-ci, par exemple, qu'en voyage il faut «éviter avec soin la compagnie de ses compatriotes», rechercher les étrangers, interroger des gens de toutes sortes. Bacon toutefois ne se contente pas de répéter les idées de Montaigne. Il va plus avant que son devancier. Avec son sens pratique très avisé, et sa précision habituelle, il indique toutes les précautions à prendre pour que les voyages soient vraiment profitables, il écrit une sorte de petit manuel du voyageur. On devrait, nous dit-il, savoir déjà un peu la langue du pays où l'on entre, être accompagné d'un gouverneur qui le connaisse bien et qui soit capable de choisir ce qui mérite d'être vu, tenir un journal, s'être soigneusement muni avant le départ de cartes de géographie et d'indications topographiques, changer souvent de lieu, de manière de vivre, de relations, afin que rien ne vous échappe; il dresse des listes des objets qui doivent avant tout attirer l'attention, des personnes dont il est particulièrement utile de faire la connaissance. En tout cela il est conforme à la pensée de Montaigne, mais il ajoute à son devancier; il complète ses indications; ses habitudes d'homme très pratique, très méthodique, exigeaient davantage. Ici à nouveau nous le voyons original, et c'est Montaigne peut-être qui lui fournit son theme.

Je me demande encore si le titre inattendu que Bacon destinait à la traduction latine de ses Essais, Sermones fideles, n'est pas un écho de la première phrase de Montaigne: «C'est icy un livre de bonne foy, lecteur.» Il y aurait lieu d'ajouter aussi que, dans l'édition de 1625, les souvenirs de l'antiquité communs aux deux auteurs se multiplient encore sensiblement72. Pas plus qu'en 1612 il n'en est aucun dont on puisse dire avec certitude que Bacon l'a pris à Montaigne, mais leur nombre ne manque pas de les faire prendre en considération. Aussi bien, parmi tous les rapprochements qu'on a pu faire, il en est assez peu pour lesquels il soit permis d'être affirmatif et qui prouvent une incontestable influence. J'ai dû multiplier les peut-être. Je crois bien que si je n'avais craint leur monotonie, j'en aurais encore ajouté quelques-uns. Ce qui seul est indiscutable, c'est l'opposition des deux œuvres. Pourtant je crois que l'influence de Montaigne n'est guère douteuse. Elle est seulement beaucoup moins importante et surtout très différente de ce qu'on l'a supposée a priori, ou, ce qui revient au même, d'après des enquêtes toutes dirigées et faussées par des idées a priori. Elle n'a pas déterminé chez Bacon la conception de l'essai. Cela est évident.

IV.—Une conclusion se dégage, en effet, très nettement de cette étude, c'est que si l'essai, pour Bacon comme pour Montaigne est une enquête morale, Bacon a fait cette enquête à sa manière, sans prendre à Montaigne, au moins à l'origine, ni ses idées, ni même ses cadres. Le véritable imitateur des Essais de Montaigne, celui qui a introduit le genre dans la littérature anglaise, suivant le type que Montaigne avait façonné, ce n'est pas Bacon, mais son contemporain sir William Cornwallis, qui, trois ans après Bacon, en 1600, a publié, lui aussi, des Essais73, où l'auteur ne cachait point son admiration pour Montaigne, et où le nom de Montaigne revenait jusqu'à sept fois. Le disciple que nous donnons ainsi à notre philosophe est moins fameux sans doute que celui que nous lui contestons: il ne gagne pas au change. Mais si les Essais de Cornwallis n'ont pas eu pour soutenir leur succès et pour traverser les siècles le secours d'un grand nom, au temps de leur apparition ils ne semblent pas avoir rencontré beaucoup moins de faveur dans le public que ceux de Bacon.

Quoi qu'il en soit, en 1597, Bacon n'a pas pris Montaigne pour modèle. Il semble ne lui devoir à cette époque que le titre de son livre. Probablement quand il l'a connu, son petit ouvrage (car il ne s'agissait encore que d'un fort petit ouvrage), était déjà déterminé dans sa pensée. Il l'avait conçu d'après d'autres modèles. Je crois même qu'il l'avait écrit déjà. Le titre seul y manquait peut-être. En adoptant celui de Montaigne, il a montré qu'il en appréciait la modestie, peut-être aussi qu'il était gagné par l'œuvre tout entière.

Toujours est-il qu'il y est revenu et à diverses reprises. Il a dû partager l'engouement de ses compatriotes qui a suivi la traduction de Florio. Chaque fois qu'il a fait des additions à ses propres Essais, il y a inséré quelques réminiscences de leur précurseur français. Montaigne a dû aider à la germination de quelques idées, surtout dans la dernière édition. Insensiblement aussi il a poussé Bacon à donner une forme plus concrète, moins générale à ses observations, à se détacher de la méthode trop sèche de la première édition. Là s'est borné son rôle. Quelle que fût la vogue des Essais de Montaigne autour de lui, quelle que fût la liberté avec laquelle certains contemporains les imitaient, jamais Bacon n'a substitué à son essai le type de l'essai tout personnel, qui était caractéristique de la manière de Montaigne, jamais non plus il n'a répété les idées de son devancier.

En dépit des apparences, et quelque paradoxal que cela puisse sembler, c'est donc au moment où il lui a emprunté son titre qu'il a le moins imité Montaigne, et c'est dans sa dernière édition qu'il est le plus voisin de lui. Il a trouvé un stimulant dans les Essais français, mais jusqu'à la fin son livre est resté tout à fait original: la philosophie dont il l'a empli, dans ses grandes lignes, est bien l'expression de son expérience personnelle, et la forme dernière qu'il a donnée à l'essai, quoique Montaigne paraisse y avoir apporté sa contribution, lui appartient en propre.

Si cette étude nous a un peu déçus en ne donnant pas à Montaigne la part que nous étions en droit d'espérer, du moins nous a-t-elle fourni l'occasion de jeter une lumière nouvelle sur l'origine et l'évolution des Essais de Bacon. Elle nous laisse aussi cette impression très forte que, s'il n'a pas à proprement parler imité Montaigne, du moins Bacon a goûté son livre, et qu'il l'a probablement étudié avec une grande attention. Peut-être dans quelque autre ouvrage sa pensée devait-elle en tirer plus de profit.

12 Rappelons quelques dates qu'il est indispensable d'avoir présentes à l'esprit pour suivre cette étude.

Les Essais de Bacon ont paru en trois fois: l'édition de 1597 ne compte que dix courts essais; celle de 1612 en porte le nombre à 38, celle de 1625 à 57.

L'Advancement of learning (en anglais), qui est la première forme de l'Instauratio magna, est de 1605. L'Instauratio magna comprend deux parties: le Novum organum, en deux livres, presque entièrement nouveaux qui parurent en 1620; le De augmentis qui reproduit en latin l'Advancement of learning en y insérant quelques additions importantes et en divisant la matière en neuf livres au lieu de deux; il est de 1623.

Nous nous référons pour Bacon, à l'édition de James Spedding, Robert Leslie, Ellis, Duglas Denom Heath, de 1858, Londres. Pour les Essais on trouvera au tome VI de cette édition les textes de 1597, 1612 et 1625, que nous nous proposons d'étudier successivement. Les citations sont empruntées à la traduction Riaux (Paris 1843), mais nous aurons soin d'y introduire la distinction entre les trois éditions successives dont le traducteur n'a pas tenu compte. Je ne connais aucune traduction française de la première édition; la seconde a été traduite par Beaudouin en 1619 (Paris, 1 vol. in-8o). Réimprimé en 1626 in-12, 1633, 1636, 1637, antérieurement à l'apparition de la troisième: la troisième se trouve dans toutes les traductions de Bacon.

13 Ed. Spedding, tome I, 449.

14 Id., VI, 439.

15 Cf. Livre VI, ch. 3.

16 Cf. Les essais: of Fortune, of Vain glory.

17 Aucun emprunt n'est assez précis pour qu'on puisse déterminer quelle édition de Montaigne Bacon avait entre les mains lors de la composition de ses premiers essais. Toutefois si l'essai Of discourse a quelque relation avec l'essai de Montaigne, De la conversation, qui est le huitième du troisième livre, il en résulte qu'il a connu une des dernières éditions parues alors, soit celle de 1588 soit celle de 1595, puisque ce sont les seules qui contiennent le troisième livre.

18 Comparer chez Montaigne les essais III, VIII, De l'art de conférer; II, XXXVII, De la ressemblance des enfants aux pères; II, XVII, De la gloire.

19 Bacon, édit. Spedding, t. VI, p. 531.

20 Bacon, édit. Spedding. t. VI, p. 530.

21 Sur ce sujet de la conversation, outre cet essai Cf. le De Augmentis 1er chap. livre VIII et des Short notes for civil conversation, ouvrage posthume qu'on estime être de Bacon et qu'on trouvera dans l'éd. Spedding, tome VII, page 105. On se convaincra aisément qu'à propos de ce sujet Bacon ne doit pas grand'chose à Montaigne. Il semble qu'il s'inspire davantage d'écrivains Italiens spécialement de Baldassare Castiglione dans son Cortegiano. Les gestes, les formes, voilà surtout ce qui paraît attirer son attention.

22 Bacon, éd. Spedding, tome VI, p. 529, traduction Riaux, tome II, page 314.

23 Les mimes, enseignemens et proverbes de Jan Antoine de Baïf, Paris 1576, in-12, l'éd. de 1597 est augmentée du double.

24 Cinquante quatrains, contenant préceptes et enseignemens utiles pour la vie de l'homme. Paris et Lyon 1574.

25 Piu consigli e avvertimenti, in materia di republica et di privata. Paris Morel 1576, in-4º.

26 Avvertimenti civili di M. Gioc. Franc. Lottini: Firenze 1574, in-4º.

27 Sansovino réunit les deux œuvres précédentes et y joint ses propres maximes dans un ouvrage publié à Venise en 1588 sous le titre de: Propositioni: overo considerationi di stato...

28 Peut-être cependant est-ce avec raison que Fitzgerald a été frappé de la ressemblance des deux expressions que voici: Bacon: «Proceeding and resolving in all actions is necessary: for, as he sayeth well, not to resolve is to resolve» (Colours of good and evil, IV). Montaigne: «parfois c'est bien choisir de ne choisir pas.» (III, IX, t. VI. 182). Voir miss Norton, The Spirit of Montaigne p. 11 et Bacon, éd. Spedding, t. VII, p. 81.

29 J'entends l'éd. augmentée de 1612, dont on trouvera la reproduction dans l'éd. Spedding, tome VI, page 543.

30 On trouvera les sentences dans le De augmentis, l. VI, ch. III.

31 Bacon, Essais, éd. 1612, nº XXX, éd. Spedding, tome VI. p. 576.

32 Montaigne, I, XIII, à la fin.

33 Bacon, trad. Riaux, tome II, p. 340, éd. Spedding, pour le texte de 1612, tome VI, p. 572.

34 Montaigne, III, II.

35 «Groanes and Convulsions, and a discoloured face, and friends' weepings, and Blakes and obsequies, and the like, shew death terrible». (Essai II vers le début).

36 Montaigne I, XX, t. I, p. 132.

De même quand Bacon dit: «Il n'est point dans le cœur de l'homme de passion si faible qu'elle ne puisse surmonter la crainte de la mort», il peut penser aussi bien à la VIe épître de Sénèque qu'à cette phrase de Montaigne: «Toute opinion est assez forte pour se faire espouser au prix de la mort» (I, XIV). Les exemples qu'il allègue à ce sujet peuvent être suggérés par l'un des modèles aussi bien que par l'autre.

37 Tout particulièrement le chap. 20 du premier livre «Que Philosopher c'est apprendre à mourir» et le XIIe chap du livre III «De la physionomie».

38 Outre l'essai de Bacon (Essai II) on peut voir dans le De augmentis, livre VII, chap. II, un passage où les mêmes idées sont exprimées.

39 «The Stoikes bestowed too much cost upon death, and by their great preparations made it appeare more fearefull. Better saith he, qui finem vitæ extremum inter munera ponat naturæ (Essai III).

Je ne rapproche ici que l'idée. «Celui» désigne non Montaigne, mais Juvénal, dont la phrase est citée en latin dans le texte anglais.

40 Montaigne III, XII, t. VI, p. 292.

Ils s'en venteront tant qu'il leur plaira, tota philosophorum vita commentatio mortis est, mais il m'est advis que c'est bien le bout, non pourtant le but de la vie... Au nombre de plusieurs autres offices que comprend le général et le principal chapitre de sçavoir vivre est cet article de sçavoir mourir, et des plus legers si nostre crainte ne luy donnoit poids.»

41 Montaigne, Essais II, VIII.

42 Bacon, éd. Spedding Essay VI. t. VI, page 548.

43 The illiberality of Parents in allowance towards their children is an harmefull error: makes them base, acquaints them with shifts, makes them sort with meane companie, and makes them surfet more, when they come to plenty.» (Essay VI.)

Comparer chez Montaigne Essais II, VIII, tome III, page 85.

44 Montaigne Essais I, LIV, tome II, page 281 sqq.

45 Y a-t-il lieu de tenir compte encore du parallèle que voici signalé par Dieckow (p. 67)?

Montaigne: «Il y en a plusieurs en ce temps qui discourent de pareille façon, souhaitons que cette esmotion chaleureuse, qui est parmy nous, se peust deriver à quelque guerre voisine, de peur que ces humeurs peccantes, qui dominent pour cette heure nostre corps, si on ne les escoulle ailleurs, maintiennent nostre fiebvre tousjours en force, et apportent en fin nostre entière ruine. Et de vray, une guerre estrangère est un mal bien plus doux que la civile. Par fois aussi ils ont à escient nourry des guerres avec aucuns leurs ennemis, non seulement pour tenir leurs hommes en haleine, de peur que l'oysiveté mère de corruption ne leur apportast quelque pire inconvenient:

Et patimur longæ pacis mala sævior armis
Luxuria incumbit.

(II, XXIII).

Bacon: «A civil war indeed is like the heat of a fever, but a foreign war is like the heat of exercice, and serveth to keep the body in health, for in a slothful peace both courages wil effeminate and manners corrupt.» (Greatness of kingdoms, éd. Spedding, t. VI, p. 586.)

46 Montaigne II, VIII, t. III, p. 88.

47 «Yet hee was reputed one of the wise men, that made answere to the question: when a man should marrie.—A young man not yet, an elder man not at all.» Ed. Spedding, tome VI, p. 579.

48 Cf. par exemple cette image d'Aristote:

«Neither is the ancient ruse amisse, to bend nature as a wand, to a contrary extreame, whereby to set it right.» (Essai XXVI, Montaigne III, X au début).

Une citation de Martial: «Principis est virtus maxima nosse suos.» (Bacon éd. Spedding, t. VI. p. 555, Montaigne III. 8, t. VI, p. 99).

49 Bacon. Essai. XXIX, éd. Spedding, t. VI, page 544.

50 Bacon. Essai II. éd. Spedding, t. VI, page 379.

51 Bacon, Essai XXXVI, éd. Spedding, t. VI, p. 582.

52 De augmentis, livre VIII, chap. 2.

53 Montaigne, Essai II, XVIII, t. IV, p. 246.

54 Montaigne, Essai III, IX.

55 Bacon, Essai X, éd. Spedding, t. VI, p. 397.

56 Montaigne, Essai I, XXVIII.—Bacon, Essai XXVII, éd. Spedding, VI. p. 438.

57 Bacon, Essai III, of Unity in Religion; Montaigne II, XII, t. IV. p. 30.

58 Cf. Bacon, Essai VII, éd. Spedding, t. VI, p. 391. Montaigne I, XXVI, t. II, p. 26.

59 «Men mark when they (predictions) hit, and never mark when they miss, as they do generally also of dreams.» (Essai XXXV.)

60 Montaigne I, XI, t. I, p. 54.

61 Bacon, Essai XV.

62 Montaigne I, XXII, t. I, p. 149. Il est clair qu'il serait facile de multiplier les rapprochements de cette sorte: bon nombre d'idées morales sont communes aux deux auteurs. Je n'ai retenu que les plus significatives, celles qui ont quelque chance d'avoir été suggérées à Bacon par Montaigne. On trouvera d'autres rapprochements, qui me paraissent superflus, dans les ouvrages ci-dessus mentionnés, de Reynolds, de Dieckow et de miss Grace Norton.

63 Ce sont le mépris des gymnosophistes indiens pour la douleur, les contestations qui dans certains pays s'élèvent entre les veuves à qui aura l'honneur d'être brûlée avec le corps du mari défunt, l'endurance des jeunes garçons de Sparte, qui se laissent fouetter devant l'autel de Diane sans pousser un cri. Cf. Bacon, Essai XXXIX Of Custom and education; Montaigne I, XIV et II, XXXII. Il faut ajouter toutefois que Cicéron avait réuni ces exemples dans ses Tusculanes V, 26.

64 Bacon, Essai XXXVIII.—Montaigne I, XXVI, t. II, p. 34.

L'idée sans doute n'est pas très originale, si je la note néanmoins c'est qu'elle était moins banale au XVIe siècle qu'aujourd'hui, c'est aussi qu'il y a dans les termes dont use Bacon un mot qui rappelle très précisément Montaigne: «Si vous ne la formez de bon heure, dit Montaigne, la langue ne se peut plier» au langage des nations voisines, et Bacon: «We see, in languages, the tongue is more pliant to expressions and sounds ... »

65 Essai XXIV, éd. Spedding, t. IV, p. 433.

66 A noter toutefois que dans une pensée comme celle-ci, Bacon considère la question tout à fait au même point de vue que Montaigne dans son essai De la vanité: «Il est vrai que ce qui est établi depuis longtemps et enraciné par l'habitude peut, sans être très bon en soi-même, être du moins plus convenable, et que les choses qui ont longtemps marché ensemble se sont ajustées et, pour ainsi dire, mariées les unes aux autres, au lieu que les institutions nouvelles ne s'ajustent pas si bien aux anciennes, et, quelque utiles qu'elle puissent être en elles-mêmes, elles sont toujours un peu nuisibles par ce défaut de convenance et de conformité.» (Essai XXIV, fin). Voir aussi Novum organum, livre I, aphorisme 90.

67 Bacon, Essai I.

«Therefore Montaigne saith prettily, when he inquired the reason, why the word of the lie should be such a disgrace and such an odious charge? Saith he, If it be well weighed, to say that a man lieth, is as much to say, as that he is brave towards God and a coward towards men. (Essai I.)

68 Bacon, Essai XVIII.

69 «Travel, in the younger sort, is a part of education; in the elder, a part of experience.» (Essai XVIII.)

70 Montaigne, Essais I, XXVI, t. II, p. 33.

71 Montaigne, Essais III, IX, toute la première moitié du chapitre.

72 Voici par exemple ce mot de Platon que peu d'athées sont assez fermes dans leur athéïsme pour qu'un danger pressant ne suffise à les ramener à la religion. Bacon, Essai XVI, Montaigne II, XII, t. III, p. 182.—Montaigne avait dit en français ce mot répété par Cicéron dans ses Tusculanes et son de Finibus que ceux mêmes qui écrivent du mépris de la gloire mettent leur nom en tête de leur ouvrage et sacrifient ainsi au désir de la réputation (Livre I, Essai XLI). Bacon cite en latin le passage de Cicéron. Essai LIV (Of vain glory).—Montaigne avait rappelé le mot d'Agésilas que «l'amour et la prudence ne peuvent ensemble». (Essais, III, V, t. VI, p. 32). Bacon semble bien y faire allusion lorsqu'il dit dans son essai de l'amour, p. 260, traduct. Riaux: «Aussi a-t-on raison de dire qu'il est impossible d'être en même temps amoureux et sage».—Le Hoc age que l'on rencontre plusieurs fois chez Montaigne se retrouve au XXe essai de Bacon.—Voir aussi de part et d'autre une allusion à l'île fabuleuse dont Platon parle dans son Limée, sous le nom d'Atlantide: Montaigne I, XXXI, début; Bacon, Essai LVII.

73 La première partie des Essais de Cornwallis parut en 1600, la seconde partie en 1601. Tous étaient donc publiés antérieurement à la traduction des Essais de Montaigne par Florio, qui date seulement de 1603. Mais de son aveu même Cornwallis avait lu en manuscrit cette traduction de Florio. Je reviendrai ailleurs sur les Essais de Cornwallis et sur leurs emprunts à Montaigne.


CHAPITRE III

Influence de Montaigne sur le
De dignitate et augmentis scientiarum

L'œuvre capitale de Bacon, celle qui lui assure une place considérable dans l'histoire de la pensée humaine, ce n'est pas son recueil d'essais, c'est son admirable Instauratio magna, ce plan gigantesque d'une domination complète de la nature par l'homme au moyen de la science expérimentale. Là aussi l'influence de Montaigne, quoique moins apparente, est, je crois, d'un intérêt beaucoup plus grand. On doutera certainement de cette influence, on s'étonnera que celui que plusieurs générations en France ont regardé comme un des maîtres du scepticisme, celui qui a si vivement rabaissé les prétentions de la raison humaine, ait pu préparer les voies au penseur qui, le premier dans les temps modernes, a deviné le pouvoir de la science et qui a fondé sur elle les plus ambitieuses espérances. Son action toutefois me semble très probable. Je vais essayer de montrer comment elle s'est exercée.

Il est bien entendu que je n'ai pas à parler des œuvres proprement scientifiques de Bacon: Montaigne n'a rien à voir avec elles. Il ne s'agit que des œuvres philosophiques où Bacon dégage l'idée de la science expérimentale. Dans cette partie de l'œuvre de Bacon on peut distinguer trois étapes: avant tout il lui faut affirmer sa foi en l'efficacité de la science, et c'est pourquoi il débute par un panégyrique destiné à en montrer la dignité et l'excellence. C'est la matière qui remplit le premier livre de son Advancement of learning paru en 1605.

Ensuite, dans un second livre du même ouvrage qui fut plus tard remanié et divisé en huit livres, il définit le but de la science, détermine les objets auxquels l'esprit humain devra s'attacher et les résultats qu'il doit espérer de ses efforts.

Enfin, quinze ans plus tard, il expose la méthode que la science doit suivre pour réaliser la grande mission dont il l'a investie.

Dans chacune de ces trois parties, apologie de la science, détermination de son objet et exposition de sa méthode, il nous faut rechercher si l'influence de Montaigne est sensible. Les deux premières constituent le De Dignitate et Augmentis scientiarum74. La dernière porte le titre de Novum organum.

I.—L'apologie de la science et le De dignitate scientiarum

Jusque dans l'apologie de la science on a cru relever quelques réminiscences de Montaigne, et l'on a pu se demander si Bacon n'avait pas eu pour objet de donner la réplique à Montaigne, l'illustre contempteur des sciences. Je crois que cette hypothèse, quelque séduisante qu'elle puisse être, n'est pas plus fondée que celle qui voit dans Hamlet une critique du scepticisme de Montaigne. Comme dans le cas des Essais, ici encore nous sommes trompés par notre ignorance de la littérature contemporaine. Elle nous porte toujours à multiplier les dépendances des grandes œuvres entre elles. Ne voyant plus qu'elles, nous supposons toujours qu'elles se donnent la réplique les unes aux autres ou qu'elles sont composées à l'imitation les unes des autres, et nous négligeons l'influence des œuvres secondaires et de courants littéraires que nous ne connaissons plus qu'au prix de laborieuses recherches.

Cette apologie de la science est certainement la moins intéressante et la moins originale des trois parties de l'œuvre philosophique de Bacon. L'auteur avait donné une grande attention à l'étude de la rhétorique: ses ambitions politiques l'y invitaient; nous l'avons vu composer des recueils de lieux communs qui devaient être des manuels pour les orateurs, et en maints endroits de ses écrits le souci de la phrase ample, richement cadencée, fatigue le lecteur moderne. Toutefois, dans aucun endroit de ses écrits philosophiques plus que dans ce premier livre du De Dignitate et Augmentis scientiarum il n'a tant accordé à l'éloquence. En plusieurs passages nous croyons entendre une véritable déclamation d'école.

Bacon défend d'abord les sciences et les lettres contre les théologiens qui voient en elles des ferments de libre pensée, contre les politiques qui les accusent d'énerver les courages, d'être inutiles pour l'action et de dévorer un temps précieux; enfin contre les savants et les lettrés eux-mêmes qui, par l'humilité de leur condition, par les écarts de leur conduite, dans leurs œuvres par un souci excessif de la forme, par la frivolité des questions auxquelles ils s'arrêtent, par la légèreté de leurs affirmations, par mille autres défauts encore, exposent au mépris du vulgaire l'objet de leurs travaux.

C'est la meilleure partie du plaidoyer. Il passe ensuite au panégyrique. A vrai dire Bacon rejette le nom de panégyrique, il prétend s'abstenir de toute hyperbole, et dire seulement la valeur réelle de la science. Mais son argumentation, ordinairement si vigoureuse, se fait ici plus abondante et spécieuse que serrée et utile. C'est d'abord dans l'examen des choses divines qu'il voit la preuve de la dignité de la science: Dieu a créé la matière en un instant, il a mis six jours à lui donner sa forme; c'est déclarer qu'il place la sagesse au-dessus de la puissance, les œuvres de l'intelligence au-dessus de celles de la force. D'après Denys l'Aréopagite les anges de sagesse et de lumière sont plus élevés dans la hiérarchie céleste que les anges de la puissance et de l'action. La mission d'Adam dans le paradis était toute contemplative, ç'a été sa déchéance d'être condamné à des besognes actives.

Dans les choses humaines Bacon aperçoit la même hiérarchie: les hommes n'ont-ils pas des inventeurs des arts, Bacchus, Cérès et tant d'autres, fait des dieux, tandis que les fondateurs de nations devenaient seulement des héros? Le mythe d'Orphée n'exprime-t-il pas tout le prestige que l'humanité spontanément accorde à la spéculation?

Enfin il indique les avantages innombrables que la culture des lettres traîne avec elle, il montre qu'elle contribue à faire les grands politiques et les grands guerriers, qu'elle fait fleurir toutes les vertus, qu'elle apporte les richesses et les plaisirs les plus exquis. Et il conclut en citant le mot de l'évangéliste: «La sagesse a été justifiée par ses enfants».

Telle est en substance cette apologie. Nous n'y retrouvons rien de la méthode précise de Montaigne. Cette fois encore Bacon continue une tradition dont nous ne connaissons plus aujourd'hui les principaux représentants, il obéit à une mode littéraire qui explique le caractère étrangement superficiel de son plaidoyer. Ce n'est pas Montaigne qui gonfle ainsi d'arguments et d'exemples d'apparat la phrase cicéronienne de Bacon. Des manies de fausse érudition pèsent ici lourdement sur sa pensée. Il clôt une contestation ouverte depuis bien longtemps, et, pour la clore, il subit la méthode de discussion dont ses devanciers ont usé.

Pendant tout le XVIe siècle la question de la valeur des sciences et des lettres a été à l'ordre du jour. Il n'est pas étonnant que la résurrection des doctrines anciennes et la découverte de l'imprimerie l'aient réveillée. La culture littéraire, jusqu'alors confinée dans le monde des clercs, prétendait conquérir la société laïque. Comment n'eût-on pas discuté de son utilité? De là des panégyriques enthousiastes destinés à emporter les suffrages. Ils se heurtèrent pourtant à un courant de réaction. Certains esprits, très attachés au christianisme, s'inquiétèrent du ferment de libre-pensée que les livres antiques semaient autour d'eux. On découvrait tout un monde qui s'était passé de la foi dans le Christ et de l'autorité de l'Eglise, qui, par la seule force de la raison, avait prétendu bâtir une morale et découvrir toutes sortes de vérités: n'était-il pas à craindre qu'on voulût imiter ces anciens tant admirés qu'on fortifiât sa raison à leur contact, et qu'on prétendît la libérer de toute entrave? Les deux principaux représentants de cette manière de voir sont François Pic de la Mirandole75 et Corneille Agrippa. Agrippa surtout a joui d'une grande vogue. Dans son De incertitudine et vanitate scientiarum, examinant toutes les sciences l'une après l'autre, il montre la fragilité et l'inanité de chacune d'elles, surtout les dangers que le savoir présente pour notre présomptueuse nature, et il termine en conjurant ses contemporains de lire sans cesse les saintes Ecritures, et de se tenir convaincus que là sont ramassées toutes les connaissances que Dieu nous a permis d'acquérir. Le sérieux de sa thèse est étouffé sous un amas d'argumentations puériles, d'allégations pédantesques et d'affirmations fantaisistes.

Cet ouvrage, qui fut très répandu au XVIe siècle, représentait dans le grand public ce qu'on peut appeler l'opposition théologique à la science. Ce ne fut pas la seule. La noblesse, en Angleterre comme en France, résista longtemps avant de céder à l'idéal nouveau. Elle affectait volontiers de mépriser les savants. Elle opposait à la grandeur des lettres la dignité des armes qui, seule, lui semblait convenir à des hommes bien nés. Il y avait là un point de vue pour contester la valeur des sciences, et il semble avoir joui d'une grande faveur dans les cercles lettrés du temps. On discuta à perte de vue sur les mérites respectifs des lettres et des armes. Cedant arma togæ, avait écrit Cicéron. Il fournissait quelques arguments aux deux partis. Le Courtisan de Baldassare Castiglione avait repris ce thème. On pourrait dresser une fort longue liste d'écrits où on le retrouve, et à la fin du siècle l'intérêt qu'on y prend ne semble pas encore épuisé.

On n'apportait pas plus de sérieux à ces débats qu'aux débats sur la «bonté et la mauvaisetié de la femme», sur le mariage, et autres questions similaires, qui n'étaient pas moins en faveur. A développer ces lieux communs, qu'on se transmettait de main en main, une sorte de tradition se formait. On leur demandait non de la nouveauté, mais de l'abondance, un style ampoulé, quelques exemples pris à l'antiquité. Les auteurs se répétaient l'un l'autre avec une servilité inconcevable. Certains arguments et certains exemples se retrouvent presque uniformément dans toutes les dissertations de ce genre. Il en est que Bacon a repris à son tour: l'anecdote du coffret précieux de Darius, qu'Alexandre réserve à Homère, le mot qu'on lui prête sur le tombeau d'Achille. Il rappelle après tant d'autres que César a été l'un des plus fameux écrivains de Rome, et qu'Alexandre a reçu les leçons d'Aristote, pour en inférer que la culture des lettres est précieuse à ceux mêmes qui s'adonnent aux armes. Il déclare quelque part qu'il négligera certaines considérations, comme, par exemple, que par la science nous nous élevons au-dessus des brutes et «autres tels argument rebattus», dit-il. C'est indiquer que les dissertations sur ce lieu commun lui sont familières; mais, en dépit de ses intentions, il a fait trop de place aux argumentations rebattues. Malgré des observations intéressantes et des analyses précises, la dissertation de Bacon rappelle toute cette tradition, elle s'y rattache étroitement. Elle a conservé beaucoup de sa frivolité.

Montaigne, sans doute, n'était pas resté étranger à ce débat. Il s'était rangé résolument parmi les adversaires de la science. Il n'a pas dédaigné de faire quelques emprunts, lui aussi, aux fatras d'arguments et d'exemples que lui offre Corneille Agrippa. Il est vrai que son scepticisme à l'égard de la science repose sur des raisons plus solides76. Rien pourtant ne donne à supposer que Bacon ait voulu lui répondre.

Les efforts qu'on a tentés pour établir des rapprochements entre ce premier livre de Bacon et les Essais de Montaigne n'ont abouti qu'à des résultats bien peu convaincants. L'image que voici se retrouve sans doute chez Montaigne, mais elle y est à peine indiquée, et il est bien peu croyable qu'elle ait été suggérée par lui. «Aux yeux de qui contemple l'immensité des choses et la totalité de l'univers, dit Bacon, le globe terrestre, avec tous les hommes qui l'habitent, ne semblera rien de plus qu'un petit groupe de fourmis, dont les unes chargées de grain, les autres portant leurs œufs, d'autres à vide rampent et trottent autour d'un petit tas de poussière77.» Montaigne disait en parlant des troubles de la guerre qui nous émeuvent si fort: «Ce n'est que fourmilliere esmeue ete eschauffée78.» Cette image était tout au long chez Lucien79 et c'est chez Lucien sans doute que Bacon l'a prise, bien plutôt que chez Montaigne. Les autres rapprochements qu'on pourrait établir ne sont guère de même que des souvenirs de l'antiquité qui sont communs aux deux auteurs. Il en est dans le nombre qui présentent des divergences telles que Montaigne n'est évidemment pas la source de Bacon80. D'autres étaient trop vulgarisés pour qu'il y ait lieu d'en rien inférer81.

A regarder les choses de plus haut et à comparer les idées qui sont développées par nos deux auteurs, Montaigne avait insisté sans doute sur les inconvénients de la culture des lettres, qui, à son avis, met en péril la foi religieuse, qui effémine les courages et que décrie le pédantisme de ses partisans. On retrouve donc bien chez lui tous les reproches dont Bacon prétend la laver. Mais ils sont partout ailleurs encore, et rien dans la forme que Bacon donne à l'expression de ses idées ne révèle qu'il ait eu le dessein de prendre Montaigne à partie plutôt que tout autre détracteur des sciences. L'opposition même de leurs pensées n'est pas aussi complète qu'on pourrait d'abord le supposer, et il n'y a pas que des contradictions à signaler entre elles. Si Montaigne avait fait la critique du pédantisme, Bacon ne l'entreprend pas avec moins d'acharnement afin de montrer aux pédants par quels défauts ils s'aliénent la considération publique, et afin de dégager la vraie science de la fausse opinion qu'ils en donnent82. Montaigne avait tourné en ridicule ceux chez qui le souci des mots étouffe celui des pensées83, il avait dénoncé la vanité des questions agitées par les savants, qui ne servent de rien au bonheur ou à la sagesse des hommes84, les gloses poursuivies jusqu'à l'infini, glosées par de nouvelles gloses qui sont ensevelissant le sens du texte85 au lieu de l'éclaircir; il avait reproché aux savants leurs désaccords augmentés à plaisir et par vanité, désaccords dont le vulgaire prend prétexte pour conclure que tous se trompent également. Tous ces mêmes défauts sont signalés et invectivés par Bacon. Avant Bacon, mais sans en faire comme Bacon un reproche aux gens de lettres, il avait remarqué que l'étude les rend parfois incapables du maniement des affaires, en plaçant trop haut leur idéal86. Il s'était même chargé quelquefois de défendre les vrais savants contre des reproches injustes: en parlant de son cher Turnèbe, n'avait-il pas répondu à ceux qui font un crime aux hommes de cabinet de leur gaucherie et de «quelque façon externe qui peut n'être pas civilisée à la courtisane», que ce sont là choses de néant, et que ce n'est pas à la révérence, au maintien et aux bottes d'un homme qu'on regarde quel il est87. N'avait-il pas dit que la vraie science n'est pas contraire à la religion, idée chère à Bacon, puisque (nous l'avons vu) il doit la reprendre dans ses Essais? Si peu de science écarte de la religion, dit Bacon après Montaigne, beaucoup de science y ramène. «Bue à longs traits», la philosophie, qui avait d'abord conduit à l'athéisme, nous rend à la foi88.

En tout cela Montaigne a-t-il aidé Bacon à dégager ses propres opinions? Il est possible. Nulle part cependant les expressions des deux auteurs ne sont assez voisines les unes des autres pour que nous ayons éprouvé le besoin de citer. Nulle part on ne rencontre ces similitudes verbales qui décèlent une influence directe. En somme, je ne trouve dans l'apologie de la science ni une opposition complète au point de vue de Montaigne, ni des réminiscences qui soient de nature à nous prouver qu'en écrivant Bacon avait le texte des Essais présent à l'esprit.

S'il s'était proposé de répondre à Montaigne, je ne doute pas que son apologie y eût gagné. Lorsqu'en la lisant, en effet, il nous arrive de penser à Montaigne, ce n'est que dans les passages les plus solides, dans ceux où l'analyse se fait le plus pénétrante. La pensée d'un pareil adversaire, le plus sérieux assurément des adversaires avec lesquels sur un pareil terrain il pouvait se mesurer, eût pu l'inviter à donner un peu de poids à son plaidoyer. En réalité, Montaigne ne lui a pas du tout masqué la tradition du XVIe siècle. Le goût des amplifications faciles, des arguments spécieux, sans consistance, des exemples usés, est venu jusqu'à lui et l'on retrouve encore chez lui tout un bric-à-brac de déclamations vides, qui peut-être ne lassaient pas encore. Malgré des pages précises, dont il ne faut pas méconnaître la valeur, cette introduction de Bacon reste un morceau d'apparat autant qu'une profession de foi sincère.

II.—l'objet de la science et le De augmentis scientiarum

Bacon a défendu la science contre ses adversaires. Il a nié une partie des défauts qu'on lui impute, reconnu les autres, mais en démontrant qu'ils tiennent à des circonstances passagères, qu'ils ne sont pas inhérents à son essence. Quelle se ressaisisse et s'organise, elle fera voir qu'elle est capable de réaliser des prodiges. Elle n'a besoin que de deux choses, que Bacon va lui donner: un objet bien défini, et une méthode rationnelle. J'essayerai de montrer tout à l'heure que Montaigne a peut-être une part importante dans la conception de la méthode de la science chez Bacon, mais nous allons constater d'abord qu'il est pour peu de chose dans la détermination de son objet.

Une fois de plus nous nous trouverons en présence de rapprochements assez nombreux, mais, à les peser, nous verrons qu'ils prouvent peu, et qu'ils ne constituent pas au passif de Bacon une dette bien importante envers son devancier.

C'est assister à l'une des plus rares merveilles que nous offre l'histoire des lettres humaines que de voir Bacon, au milieu de l'anarchie intellectuelle du temps, appliquer avec une prodigieuse puissance son concept de science à tous les objets de la nature et de la pensée, organiser rationnellement aussi bien l'étude de l'histoire que celle de la médecine, de la philosophie, de la logique, de la morale, de la politique, constituer enfin ce «globe intellectuel», «globe de cristal», où tous les éléments du globe réel sont reflétés. Partout autour de lui la raison tâtonne, elle n'a encore aucune méthode ferme; et du premier coup Bacon prévoit et organise toutes les conquêtes qu'elle tentera dans l'avenir. A diverses reprises, Bacon répète qu'on sera étonné qu'un homme ait pu penser tant de choses si nouvelles: on peut trouver déplaisant de le lui entendre dire; l'éloge est justifié néanmoins. A le lire, nous avons parfois l'impression d'entendre une prophétie, un oracle qui lève le voile de l'avenir. Il sait qu'il faudra des siècles pour réaliser l'œuvre qu'il projette. Il est penché tout entier sur cet avenir de conquêtes scientifiques.

Certes, ce n'est pas Montaigne, le timide Montaigne toujours occupé à railler les prétentions de la raison, qui lui inspire de si vastes espérances. Si l'on cherche à lever le mystère d'une si puissante conception, on reconnaîtra, je crois que, comme les Essais de Bacon et son apologie de la science, l'idée qu'il se fait du but de la science s'explique en partie par les souvenirs d'un passé qu'on ne songe guère à évoquer quand on parle d'une œuvre aussi moderne d'allure. Bacon doit beaucoup aux alchimistes et aux pseudo-savants qu'il attaque et dont son œuvre prépare la ruine. Lisez les premiers aphorismes, un peu arides peut-être mais très clairs, du second livre du Novum organum89, vous y verrez nettement que la prétention de Bacon, c'est de dominer la nature à tel point qu'une substance quelconque étant donnée, nous puissions la transformer à notre gré en une autre substance. Voilà les applications qu'il attend des sciences physiques et naturelles bien constituées. N'était-ce pas là la rêverie des alchimistes qui se faisaient forts de fabriquer de l'or dans leurs creusets? Avec moins de naïveté et une rigueur rationnelle dans l'exposition, Bacon aspire au même pouvoir sur la nature; il espère, lui aussi, fabriquer de l'or.

Les applications qu'il fait de cette notion aux diverses spécialités s'expliquent surtout par la vigueur d'une pensée qui, d'une idée, sait déduire jusqu'au bout toutes les conséquences qu'elle comporte, qui sait embrasser un principe dans toute sa richesse et toute sa complexité. Il y a été aidé toutefois par certains spécialistes qui avaient su recueillir avant lui l'héritage de l'antiquité et dans des adaptations et des travaux originaux donner un certain corps à leurs sciences respectives. Ceux-là lui ont singulièrement préparé les voies. En politique, par exemple, Machiavel a eu une influence considérable. Dans son Prince, et plus encore dans ses Discours sur la première décade de Tite-Live, il unit ses expériences personnelles à celles que lui avaient léguées les anciens dans leurs histoires. C'est bien des faits, d'une psychologie très réelle des passions humaines, qu'il est parti; c'est aussi à des formules générales destinées aux applications pratiques qu'il prétend aboutir. Bacon trouvait en lui l'esprit scientifique tel qu'il le concevait. Certainement la lecture de Machiavel l'a beaucoup aidé à étendre sa notion de la science au domaine des faits politiques90.

Si aucune lecture était capable de décourager Bacon de sa gigantesque entreprise, de lui couper les ailes, c'était bien, semble-t-il, la lecture des Essais de Montaigne: à propos de la logique, de la rhétorique, de la médecine, il avait à se prémunir contre sa pensée dissolvante. Plus encore il avait à se garder de la contagion de cet esprit critique qui se défie de toute idée ambitieuse, qui examine tout à la loupe. Une pensée aussi souple que celle de Montaigne, sans doute, pénètre partout, présente des ébauches de toutes les idées. On pourrait citer tel passage où il peint avec son bonheur habituel d'expression le progrès continu des sciences qui ne «se jettent pas en moule, mais se forment et se figurent peu à peu en les maniant et polissant comme l'ours lèche ses petits». Ce n'est qu'une échappée: dans un instant, il se retournera contre la science, et montrera que son prétendu progrès n'est qu'un passage d'une hypothèse à une autre hypothèse aussi peu solide.

Mais Montaigne est un spécialiste, lui aussi; c'est dans le domaine de sa spécialité seul, et pour constituer l'idée de la science morale, qu'il a pu seconder Bacon. Nul au XVIe siècle n'a poussé si loin que lui l'enquête morale. Nul n'y a apporté un esprit aussi précis. Son œuvre est parallèle à celle de Machiavel: il contrôle son expérience personnelle par celle des grands écrivains de l'antiquité, et cherche à dégager ainsi des règles morales comme Machiavel pose des règles politiques. On pourrait être tenté de croire que l'action de Montaigne a été semblable à celle de Machiavel. Je pense qu'elle a été analogue, mais moins efficace.

Nous n'avons que peu d'enseignement à tirer d'une dizaine de souvenirs antiques qu'on s'est plu à retrouver à la fois dans les Essais de Montaigne et dans le De augmentis. Pour quatre de ces rencontres, la version de Bacon diffère de celle de Montaigne91. Dans deux autres cas, Bacon nous renvoie directement à la source ancienne92. Il est vrai que, tout en indiquant une référence à la source première, il peut faire usage d'un intermédiaire, et il est vrai encore que les déformations lui sont fort habituelles; il serait bien téméraire néanmoins de prétendre que Montaigne a suggéré ces allégations. Restent quatre ou cinq cas où Bacon n'indique pas de source93, et où son allégation est conforme à celle de Montaigne. Ajoutons que dans son recueil d'apophtegmes, qui a été composé pour réaliser un des points du programme tracé dans le De augmentis, une douzaine de mots fameux de l'antiquité sont repris sur lesquels Montaigne avait insisté déjà. Ces faits inclinent nos esprits à admettre une relation entre les deux œuvres. Il serait hasardeux toutefois d'en tirer une conclusion autre que celle-ci: que Bacon s'intéresse aux mêmes exemples que Montaigne, que sa curiosité est attirée par les mêmes objets.

Quelques similitudes d'idées entre nos deux écrivains sont à signaler. Bien entendu, nous les chercherons surtout dans les livres VII et VIII de Bacon, où il est traité de la morale et de la science civile. N'oublions pas, au reste, que Bacon n'expose pas ses idées morales. Il l'a fait dans les Essais et n'y revient qu'accessoirement ici. Son objet est de frayer la voie à une science des mœurs. Nous ne sommes donc pas en droit d'attendre un grand nombre de similitudes.

L'idéal de la santé du corps, pour Bacon94, est la santé qui met «en état de supporter toutes sortes de changements et de soutenir toutes espèces de choses.» C'est exactement l'idéal que Montaigne proposait à son disciple quand il lui donnait comme modèle la «merveilleuse nature d'Alcibiades» qui savait se «transformer si aisement à façons si diverses, sans interest de sa santé surpassant tantost la somptuosité et pompe persienne, tantost l'austerité et frugalité lacedemonienne, autant reformé en Sparte comme voluptueux en Ionie95.» Montaigne revient fréquemment sur cette idée. Dans les derniers jugements qu'il a portés sur Alexandre96, sur César97, sur Socrate98, on constate que c'est avant tout cette flexibilité de leur âme, cette souplesse à s'adapter à toutes les circonstances de la vie qui l'ont séduit.

Bacon raille la chimère de la sagesse stoïque et les prétentions des philosophes: «Voyez sur quel ton tout à fait tragique Sénèque nous dit: «Quoi de plus grand que de voir un être aussi fragile que l'homme atteindre à la sécurité d'un Dieu!99» Montaigne a choisi chez Sénèque un autre passage. d'ailleurs détaché de la même épître100, pour le tourner en dérision101, mais l'esprit qui l'anime est le même et, comme Bacon, les rodomontades stoïciennes le divertissent bien souvent.

Bacon reproche en particulier aux sectateurs de Zénon de troubler les esprits et de les terroriser avec leurs remèdes contre la peur de la mort. Certes la plupart des doctrines des philosophes nous paraissent être trop timides et prendre, en faveur des hommes, plus de précautions que la nature ne le veut, par exemple, lorsque, voulant remédier à la crainte de la mort, ils ne font que l'augmenter. Comme ils ne font de la vie humaine qu'une sorte de préparation à sa fin, d'apprentissage de la mort, il est forcé qu'un ennemi contre lequel on fait tant de préparatifs paraisse bien terrible et bien redoutable102. Montaigne avait d'abord pensé que la mort devait être notre préoccupation constante, mais il avait si bien changé d'opinion qu'à la fin de sa vie il avait protesté aussi énergiquement que Bacon contre cette méthode contre nature. Son essai De la physionomie est plein de cette pensée. Il y critique le mot de Cicéron «tota philosophorum vita commentatio mortis est», et réplique que la mort n'est point le «but» mais seulement le «bout de la vie»103. Par de nombreux exemples, il montre que toute cette vaine préparation nous effraie au lieu de nous tranquilliser, et nous rend insupportable la mort que l'homme de la nature souffre sans émotion. Après Montaigne, Bacon est si pénétré de cette idée que (nous l'avons constaté) il la reprendra dans ses Essais quelques années plus tard.

D'autres idées communes aux deux auteurs, qui doivent reparaître dans les Essais de 1612, trouvent dans l'Advancement of learning leur première expression. Sans y revenir, je me contente d'indiquer le fait. A titre d'exemple on pourra voir, au chap. III du livre VI, ce que Bacon dit de la mort et de l'esprit d'innovation.

Bacon104 et Montaigne105 s'accordent à déclarer que, pour bien connaître les mœurs d'un homme, c'est à ses domestiques et à ceux qui vivent familièrement avec lui qu'il convient de s'adresser. Tous deux voient dans les représentations théâtrales un excellent exercice pour la jeunesse, et ils les recommandent aux éducateurs106. Quand on entend Bacon proclamer «Epitomes are the moths and corruptions of learning»107, le mot de Montaigne revient à la mémoire: «Tout abrégé sur un bon livre est un sot abrégé108.» Ces derniers rapprochements toutefois sont peu significatifs. Il est plus intéressant peut-être de constater que, de même que Montaigne109, Bacon donne l'assassin de Guillaume d'Orange comme un modèle de fermeté dans la douleur110. Une image aussi leur est commune qui pourrait bien trahir une réminiscence. Bacon: «So as Diogenes' opinion is to be accepted, who commended not them which abstained, but them which sustained and could refrain their mind in praecipitio, and could give unto the mind (as is used in horsemanship) the shortest stop or turn111.» Montaigne: «C'est chose difficile de fermer un propos et de le coupper despuis qu'on est arrouté, et n'est rien où la force d'un cheval se cognoist plus qu'à faire un arrest rond et net112

Pour la plupart, ces textes de Bacon figurent déjà dans l'édition anglaise de 1605. Il convient de rappeler encore qu'en 1623, au moment où Bacon complète son œuvre et la traduit en latin, le personnage de Montaigne est présent à son esprit, non pas seulement l'auteur, mais l'homme qui s'est décrit dans ses Essais: «Ceux qui, nous dit-il, ont naturellement le défaut d'être trop à la chose, trop occupés de l'affaire qu'ils ont actuellement dans les mains, et qui ne pensent pas même à tout ce qui survient (ce qui, de l'aveu de Montaigne, était son défaut), ces gens-là peuvent être de bons ministres, de bons administrateurs de républiques, mais s'il s'agit d'aller à leur propre fortune, ils ne feront que boiter113.» L'idée ici exprimée ne répond que bien imparfaitement à celle que Montaigne donne de lui-même dans le chapitre intitulé «De l'utile et de l'honneste»114. Ma conviction est qu'il n'y a pas lieu de chercher un texte précis, que Bacon n'en avait aucun dans la pensée. Il y a là sans doute un effet de sa négligence habituelle. Mais est-il paradoxal de voir dans l'imprécision de cette allégation sinon une preuve, du moins une invitation à croire que Montaigne était familièrement connu de Bacon? On fait une allusion précise à un texte qu'on vient de lire, ne l'eût-on parcouru qu'une seule fois. S'agit-il, au contraire, d'un ouvrage auquel on revient de temps à autre, on en parle d'après les souvenirs et les impressions qu'il a laissés. On apprécie le caractère de l'auteur qui s'y peint d'après l'idée globale qui se dégage de son livre. On s'y trompe d'ailleurs quelquefois. J'ajoute que dans le même passage, Bacon développe des recommandations qui sont particulièrement chères à Montaigne115, celle-ci, par exemple, qu'il faut éviter de se mêler inconsidérément de trop de choses; cette autre surtout que le premier des préceptes, pour bien agir, est de se connaître soi-même. «L'oracle qui nous dit: «Connais-toi toi-même», n'est pas seulement une règle générale de prudence, mais un précepte qui tient le premier rang en politique.» On sait quelle large place lui a été faite dans les Essais.

Si l'on rapproche ces indications des constatations que nous avons faites en étudiant les Essais de Bacon, on sera porté à croire que Montaigne est l'un des moralistes dans la familiarité desquels Bacon a fortifié et stimulé sa propre réflexion morale. Voici qui est plus précis: avant Bacon, Montaigne avait indiqué les sources de la science morale; il avait dit que les ouvrages des poètes et des historiens étaient ses livres préférés, ceux dont il nourrissait sa pensée116. Au chapitre De l'institution des enfans, il a montré quel profit pour la vie pratique on pouvait tirer des histoires, et particulièrement des biographies de Plutarque. «Les historiens, dit-il encore, sont ma droitte bale: car ils sont plaisans et aysez; et quant l'homme en général, de qui je cherche la congnoissance, y paroist plus vif et plus entier qu'en nul autre lieu; la variété et vérité de ses conditions internes, en gros et en détail, la diversité des moyens de son assemblage et des accidents qui le menacent. Or ceux qui escrivent les vies, d'autant qu'ils s'amusent plus aux conseils qu'aux événemens, plus à ce qui part du dedans qu'à ce qui arrive au dehors, ceux-la me sont plus propres: voylà pourquoy en toutes sortes, c'est mon homme que Plutarque117.» Bacon n'avait qu'à recueillir des indications aussi nettes. «S'il faut dire ce que nous pensons sur ce point, écrit-il au sujet de la connaissance des passions humaines, les véritables maîtres en cette science, ce sont les historiens et les poètes; eux seuls, en nous donnant une sorte de peinture vive et d'anatomie, nous enseignent comment on peut d'abord exciter et allumer les passions, puis les modérer et les assoupir; comment aussi on peut les contenir, les réprimer, empêcher qu'elles ne se produisent au dehors par des actes; comment encore, malgré les efforts qu'on fait pour les comprimer et les tenir cachées, elles se décèlent et se trahissent; quels actes elles enfantent..., et une infinité d'autres choses de cette espèce118.» Bacon revient à diverses reprises sur cette idée, et il ne méconnaît pas non plus la valeur du genre biographique. Ce sont les biographies qui serviront surtout à construire la science des affaires. «Comme c'est l'histoire des temps qui fournit les meilleurs matériaux pour les dissertations sur la politique, ce sont aussi les vies particulières qui fournissent les meilleurs documents pour les affaires, parce qu'elles embrassent toute la variété et tout le détail des affaires et des occasions tant grandes que légères119

Là toutefois s'arrête la ressemblance. L'usage que Montaigne a fait de ces sources est très différent de celui que Bacon en voulait faire. Ce que Bacon demande, c'est une enquête méthodique qui aboutisse à une véritable thérapeutique de l'âme. Il veut qu'au moyen des lettres, des papiers des négociateurs, au traits essentiels les principaux types de caractères afin de les cataloguer. Cela fait, avec la même précision, on entreprendra l'étude des affections, des passions, on en déterminera les causes, on en mesurera les effets, on en dressera un inventaire raisonné et pratique. Enfin, et c'est une troisième enquête à faire chez les historiens et les poètes, il faudra examiner toutes les forces par lesquelles on peut agir sur les âmes; la coutume, l'éducation, la louange, la fréquentation, l'amitié; il faudra préciser les conditions dans lesquelles elles agissent, l'intensité et la durée de leur action. Ainsi, quand la science morale sera constituée, si nous nous trouvons en face d'un homme, nous n'aurons qu'à reconnaître à quel type appartient son tempérament, quelles sont les passions qui l'agitent, et nous connaîtrons les remèdes qui nous permettront de le guérir de ses défauts, les ressorts qui le feront agir à notre volonté. Peut-être j'exagère, en le précisant, le déterminisme de Bacon; peut-être il n'a pas l'illusion que sa médecine morale puisse être jamais si rigoureuse; néanmoins dans l'ensemble telle est bien sa pensée.

On sent quel abîme sépare un pareil état d'esprit de celui de Montaigne. Montaigne a analysé avec pénétration certaines de ces forces morales dont Bacon demande l'étude: la coutume, par exemple, l'amitié, la gloire, et de toutes ces analyses un disciple de Bacon pourrait tirer grand profit; il a dit des choses fort justes sur la plupart des passions humaines, mais jamais il ne l'a fait avec la méthode que réclame Bacon, je veux dire avec l'intention d'éclairer toutes les faces de la question qu'il traite, de subordonner son étude à une fin déterminée. Il a bien employé quelque part avant Bacon le mot de «science morale», mais dans sa bouche ce mot avait un sens différent, le sens habituel du seizième siècle, et n'entraînait aucune autre idée que celle de connaissance. De caractères, il a déclaré hautement qu'il étudiait le sien et rien que le sien, qu'il ne jetait un regard sur les autres que pour éclairer par le contraste sa propre peinture. Surtout il n'a jamais eu la prétention de fixer des formules universelles. Il ne donne pas de recettes infaillibles pour agir sur les esprits. Il aide seulement ses lecteurs à se mieux connaître et à mieux connaître les autres.

Je ne dirai pas, certes, que Machiavel a conçu, lui non plus, les sciences morales avec le même déterminisme que Bacon; je crois cependant qu'il s'en est approché. Il définit, par exemple, les cinq précautions qu'un prince doit prendre lorsqu'il ajoute un Etat nouveau à ses Etats héréditaires; il détermine les conditions dans lesquelles telle ou telle de ces précautions peut devenir superflue; il exprime ses conclusions en termes impératifs, sous forme de lois. Rien que le style de Machiavel devait avoir une action sur Bacon. Aussi, quand Bacon prescrit la méthode dont il convient d'user pour extraire des histoires, la science des affaires et la science morale, c'est chez Machiavel, non chez Montaigne, qu'il en trouve le modèle. «La manière d'écrire qui convient le mieux à un sujet aussi diversifié et aussi étendu que l'est un traité des affaires et sur les occasions éparses, la plus convenable, dis-je, serait celle qu'a choisie Machiavel pour traiter la politique, je veux dire celle qui procède par observations, et, pour me servir d'une expression commune, par dissertations sur l'histoire et sur les exemples, car la science qui se tire des faits particuliers tout récents et qui se sont pour ainsi dire passés sous nos yeux est celle qui montre le mieux le chemin et qui apprend le plus aisément à repasser par les faits. Or, c'est suivre une méthode beaucoup plus utile, dans la pratique, de faire militer la dissertation sous l'exemple que de faire marcher d'abord la dissertation et d'y joindre ensuite l'exemple. Et il ne s'agit pas ici simplement de l'ordre, mais du fond même du sujet, car lorsqu'on expose d'abord l'exemple comme base de la dissertation, on le présente ordinairement avec tout l'appareil de ses circonstances, lesquelles peuvent quelquefois rectifier la dissertation, et quelquefois aussi la suppléer120... »

Autant que Machiavel, je crois, Montaigne se montre docile au fait. Il subordonne la dissertation à l'exemple. Mais il le fait d'instinct, par besoin de vérité, non par système et d'une manière ostensible comme Machiavel dans ses Discours sur Tite-Live. Il semble bien qu'à l'origine, dans ses premiers Essais, il avait adopté le même cadre. Mais trop souple, trop défiant de lui-même et des forces de la raison humaine, il désespéra vite d'enfermer la réalité dans des formules. Si les autres se reconnaissent en lui, s'ils peuvent profiter de ses remarques, c'est que tout homme porte en soi la forme de l'humaine nature; ce n'est pas qu'il ait la prétention de décrire les différents types humains, de les classer, de fournir de sûres recettes pour agir sur chacun d'eux et modifier à volonté les passions et les activités.

Il a donc présenté à Bacon une collection de faits moraux, telle qu'aucun moderne ne pouvait lui en offrir. Je ne dirai pas que Bacon lui doit des idées morales qu'il n'aurait pas eues sans lui: ces questions d'origine sont trop délicates pour que nous puissions nous prononcer à leur sujet. Du moins personne ne pouvait mieux que Montaigne donner l'habitude de l'analyse psychologique, enseigner à voir les faits moraux sans les déformer, à les noter scrupuleusement. La lecture d'une œuvre où tant de sujets moraux étaient abordés, où l'étude du tempérament individuel et des passions était entreprise avec un esprit si positif, était un stimulant pour Bacon. C'était quelque chose, pour susciter un constructeur, que d'entasser tant de matériaux de la science morale. Mais aux yeux de Bacon, Montaigne a su à peine commencer la construction. Il a très bien exploré les sources où l'on devait puiser; mais l'essentiel de la doctrine baconienne, l'objet de la science future, sa méthode, ses partitions, toute cette conception d'une science rigide que le philosophe anglais, pénétré qu'il est des méthodes des sciences physiques, prétend imposer aux études morales, tout cela est absolument étranger à Montaigne.

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