Montaigne et François Bacon
74 Il serait sans intérêt de distinguer ici, comme nous l'avons fait pour les Essais, les deux rédactions successives de cet ouvrage, la rédaction anglaise de 1605 (Advancement of learning) et la rédaction latine de 1623 (De Augmentis scientiarum). Je renverrai uniformément à cette dernière.
75 Dans son Examen vanitatis doctrinæ gentium et veritatis disciplinæ christianæ.
76 Voir mon ouvrage sur les Sources et l'Evolution des Essais de Montaigne, t. II, p. 212.
77 Certainly, if a man meditate much upon the universal frame of nature, the earth with men upon it... will not seem much other than an ant-hill, whereas some ants carry corn, and some carry their young, and some go empty, and all to and from a little heap of dust (Advancement of learning, I, VIII, 1).
78 II, XII, t. III, p. 234.
79 Dialogues XLVI, 19.
80 Par exemple, le mot d'un ancien sur le nombre de serviteurs que «nourrit» Homère, mot qui est différemment rapporté chez Bacon, I, VIII, 4, et chez Montaigne, II, XXXVI.
81 Telle est cette idée à diverses reprises exprimée par Cicéron que Socrate a ramené la philosophie du ciel sur la terre: Bacon I, V, II; Montaigne III, XII, t. VI, p. 171. Voici encore deux traits pris à Plutarque: le mot d'un musicien à Philippe: Bacon I, VII, 6; Montaigne I, XL; le mot de Solon sur les lois qu'il a données aux Athéniens: Bacon I, III, 5; Montaigne III, IX, t. VI, p. 138. Peut-être y a-t-il plus de compte à faire de ce dernier rapprochement qui porte sur un trait moins vulgarisé, semble-t-il, et aussi de cette idée, pourtant inspirée par Cicéron et par Platon, que l'étonnement est le germe du savoir: Bacon I, III, 3; Montaigne III, XI, t. VI. p. 259. Le nombre de ces rapprochements est peut-être aussi à prendre en considération. Pourtant ces indications restent vagues.
82 Voir en particulier, dans I, V, de longs développements sur ce sujet.
83 Voir surtout l'essai Du pédantisme.
84 I, XXXIX, p. 182: «Cettuy-cy, tout pituiteux, chassieux et crasseux... »
85 III, XIII au début.
86 Début de I, 25 et III, I.
87 I, XXIV, t. II, p. 12.
88 «A farther proceeding therein (in philosophy) doth bring the mind back again to religion.» (Of the advancement of learning, liv. I; éd. Spedding, p. 267.) (Voir ci-dessus p. 35.)
89 Cf. Novum organum, livre II, aphorisme 5.
90 Pour la science du gouvernement dont il indique seulement la matière dans son De augmentis, qu'on lise dans les Essais les chapitres qu'il lui a consacrés; on verra combien d'idées sont inspirées de Machiavel; et ici même qu'on parcoure les deux parties qu'il distingue dans la «science des affaires», à la fois ce qui concerne «l'art des occasions éparses», et «l'art de se pousser dans le monde», on sentira nettement que son maître n'est ni l'idéaliste Thomas Morus, ni l'auteur des Six livres de la République, Jean Bodin, mais le politique réaliste de Florence.
91 L'aventure de Thalès qui, regardant les étoiles, tombe dans un puits: Bacon, II, 2; Montaigne, II, XII, t. IV, p. 47; le mot de Pythagore sur les jeux Olympiques: Bacon, VII, 1; Montaigne, I, XXVI, t. II, p. 42; le mot de Bias sur l'amitié, que Montaigne, d'après Aulu-Gelle attribue à Chilon: Bacon, VIII, 2; Montaigne, I, XXVIII, t. II, p. 94; le mot de Statilius à l'occasion du meurtre de César: Bacon VII, 2; Montaigne, I. L, t. II, p. 271.
92 L'image empruntée à Sénèque sur les joueurs de passe-passe: Bacon, V, 2; Montaigne, III, VIII, t. VI, p. 90; un mot sur l'éloquence pris à la LII épitre de Senèque: Bacon, VII, 1; Montaigne, I, XL, t. II, p. 198.
93 Faits allégués de part et d'autre pour prouver que les animaux nous ont enseigné divers arts: Bacon V, I; Montaigne, II, XII, t. III, p. 211; exemples de raison raisonnante chez les animaux: Bacon, ibid.; Montaigne, II, XII, t. III, p. 218 pour les corbeaux de Barbarie, p. 231 pour les fourmis qui rongent les extrémités du grain de blé afin de l'empêcher de germer; opinion de Platon qui met la raison au cerveau, l'ire au cœur, la cupidité au foie: Bacon, IV, 1, à la fin; Montaigne, II, XII, t. IV, p. 62; allusion au rémora: Bacon, III, 4; Montaigne, II, XII, t. III, p. 223. Ajouter encore le mot de César qui préfère être le premier dans un village à être le second dans Rome: Bacon, VIII, 2; Montaigne n'y fait qu'une allusion, III, VII, t. VI, p. 74. La citation du Trinummus de Plaute (II. 84), que Bacon reproduit en la modifiant «Nam pol' sapiens fingit fortunam sibi» peut avoir été suggérée par Montaigne, I, XLII, t. II, p. 208, ou encore par Juste Lipse, Politiques, I, VII.
94 VII, 1, fin, trad. Riaux, p. 335.
95 I, XXVI, t. II, p. 57.
96 III, XIII, t. VII, p. 78.
97 Ibid.
98 III, XIII, t. VII, p. 81.
99 VII, 1, trad. Riaux, p. 330.
100 Epîtres à Lucilius, LIII.
101 II, XII, t. III, p. 261.
102 VII, 2, trad. Riaux, p. 339.
103 III, XII, t. VI. p. 292.
104 VIII, 2, trad. Riaux, p. 393.
105 III, II.
106 Bacon, VI. 4, à la fin; Montaigne, I, XXVI, à la fin.
107 III, 6.
108 III, VIII, t. VI, p. 112.
109 Essais, II, XXIX.
110 IV, 1.
111 VII, 1, à la fin.
112 I, IX, t. I. p. 41.
113 VIII, 2. trad. Riaux, p. 398.
114 Essais, III, 1, auquel Spedding renvoie dans une note de son édition.
115 Notons toutefois que ces développements sont de 1605, tandis que la phrase sur Montaigne a été ajoutée en 1623.
116 II, X et I, 26, t. II. p. 21.
117 II, X, t. III, p. 135.
118 VII, 3, trad. Riaux, p. 350.
119 VIII, 2, trad. Riaux, p. 385.
120 VIII, 2, trad. Riaux, p. 385.
CHAPITRE IV
Jusqu'à présent nous ne sommes arrivés à démêler qu'une influence de peu d'importance. Montaigne a pu aider Bacon à dégager quelques idées de détail, développer en lui l'habitude de l'analyse psychologique. Il ne lui a ni donné un genre littéraire, comme le titre d'Essais pouvait le faire supposer, ni suggéré son apologie de la science, ni fourni sa conception de la morale. Nous avons seulement constaté, et cela partout où nous avons porté notre investigation, des présomptions très sérieuses pour admettre que son livre a été fort étudié par Bacon. Tant de similitudes ne peuvent guère s'expliquer autrement. C'est dans la composition du Novum organum, si je ne me trompe, que les fruits de cette étude vont se faire voir. Il me faut avouer toutefois que c'est là seulement une hypothèse. Même ici nous ne touchons pas une influence certaine; elle n'est que vraisemblable, aucune mention de Montaigne, aucune communauté d'expression chez les deux écrivains ne permettent d'être affirmatif. Je ne puis qu'indiquer les raisons qui me rendent cette opinion très probable.
Et d'abord comment une pareille influence est-elle possible? Comment se peut-il que Montaigne qui, nous venons de le voir, ne construit pas une science, qui, au lieu d'encourager l'esprit humain à la fonder, critique sans cesse ses prétentions et lui étale ses faiblesses, ait pu préparer la création d'une méthode? Bacon se charge de nous l'expliquer lui-même. Il a déclaré que sa méthode avait les mêmes commencements que l'acatalepsie, qu'on lui reprocherait d'énerver l'esprit, de lui ôter toute confiance en soi-même. Dans la suite seulement il doit sortir du doute et fournir des éléments de connaissance positive. Son but est de placer l'esprit en face des faits, de lui apprendre à les examiner sans les déformer, à en tirer toute la leçon qu'ils comportent. Pour cela il lui faut en arracher les mauvaises habitudes qui l'empêchent de voir les choses dans leur intégrité, il lui faut dénoncer les vices natifs qui l'ont poussé à contracter ces mauvaises habitudes afin qu'il les évite à l'avenir. Toute cette préparation de la méthode remplit le premier livre du Novum organum. A première vue on aperçoit combien elle est conforme à ce qu'on est convenu d'appeler le scepticisme de Montaigne.
L'idée maîtresse de tout le livre, c'est cette constatation faite par Bacon que l'esprit humain a besoin d'être assujetti à une méthode. Livré à lui-même, il ne sait pas examiner les faits ni s'y asservir. Il est trop hâtif, trop souple, il court aux conclusions aveuglément; il a trop de confiance en lui, il se fie à ses forces; il est le jouet de ses préjugés et de ses habitudes. La source de tous les abus, nous dit Bacon, c'est l'admiration pour l'esprit humain121; c'est elle qui nous empêche de penser aux vrais secours dont nous aurions besoin. Et ailleurs: c'est du plomb qu'il nous faut attacher à l'esprit, non des ailes122; il n'est que trop actif par lui-même. Cette idée-là est exprimée sous bien des formes dans le premier livre du Novum organum; elle y est sous-entendue plus souvent encore, elle est le principe de presque toutes les remarques particulières. Or, à tout prendre, c'est bien aussi l'idée capitale de la critique de Montaigne. Il est vrai qu'il hésite sur la manière de «brider cette raison» si fuyante; pour les questions qui n'intéressent que la spéculation, c'est au fait que, lui aussi, veut l'assujettir. Pour les questions pratiques, comme il ne conçoit pas l'idée qu'on pourrait déduire des faits une politique et une morale, c'est à l'autorité qu'il a recours; autorité de l'Eglise pour la religion, autorité de la coutume pour la politique et la morale. Mais quoi qu'il puisse penser des remèdes, en tous cas, à chaque instant, il signale le mal. «La raison est un instrument de plomb et de cire, allongeable, ployable et accommodable à tous biais»123, dit-il quelque part; «l'esprit est un outil déréglé, dangereux et téméraire». «La raison va toujours, torte, boiteuse et déhanchée»124. Nous n'examinons pas le fond des choses; nous décrétons juste ce qui est conforme à notre coutume, injuste ce qui lui est contraire. Nous voyons le doigt de Dieu dans la victoire de la Rochelabeille; et que dirons-nous après la défaite de Mont-Contour125? Il serait aisé d'accumuler un grand nombre de passages où Montaigne se plaît à montrer le déréglement de la raison, où il oppose un fait à un jugement hâtif. C'est là dans les Essais son attitude habituelle. Or l'hypothèse que je présente se réduit à ceci: la plupart des critiques que Bacon va adresser à l'esprit humain avaient été dégagées par Montaigne. Puisque nous savons que les Essais de Montaigne jouissaient d'une très grande faveur au temps de Bacon, puisque nous avons constaté que Bacon lui-même s'en inspirait fréquemment, il est bien probable que la critique de Montaigne a préparé celle de Bacon et l'a facilitée. La lecture des Essais a fortifié le point de vue de l'auteur du Novum organum.
Mais s'il en est ainsi, comment s'expliquer un fait à tout le moins paradoxal? Les rapprochements de texte, qui jusqu'à présent se sont offerts à nous en abondance, vont maintenant nous faire défaut. Dans le Novum organum les commentateurs ne nous en proposent plus. Ne serait-ce pas que la méthode qui consiste à mesurer l'influence d'un écrivain au nombre de rapprochements qu'on peut établir entre ses œuvres et les œuvres de ses successeurs est une méthode défectueuse? Certes, relever des similitudes de ce genre est nécessaire, car souvent elles fournissent la seule base solide de semblables études. Mais, par la force des choses, elles signalent à l'attention des ressemblances de mots et de faits plus que des ressemblances d'idées. Elles se trouvent par là souvent très incomplètes, et toujours elles demandent à être maniées avec une extrême prudence. L'interprétation des résultats qu'apporte une semblable méthode nécessite une extrême circonspection. Plusieurs raisons nous expliquent que dans le Novum organum on n'ait pas signalé de réminiscences de Montaigne.
Pour faire la critique de l'esprit humain, les deux philosophes ne se placent pas au même point de vue. Bacon catalogue et classe les défauts inhérents à la raison humaine; sans esprit de système et sans plan, Montaigne qui, à l'occasion de ses lectures, veut montrer son jugement, chaque fois qu'il se heurte à quelque préjugé le signale et en découvre la racine. On conçoit par suite que la fréquentation de Montaigne ait pu aider Bacon dans son enquête, et d'autre part que la diversité de leurs buts nous cache un peu son influence.
De plus Bacon, tout préoccupé qu'il est, autour de 1620, de commencer sa bâtisse par la plus fructueuse des sciences, à son avis, la science des choses naturelles, qui doit servir de base à une philosophie de la nature, signale de préférence les illusions que causent les fantômes dans l'examen des choses physiques. Montaigne s'attache surtout à la morale: c'est dans l'interprétation des faits de la vie quotidienne, rencontrés soit dans son expérience personnelle, soit dans les histoires, qu'il cherche à voir broncher les jugements humains. Aussi c'est seulement sous leur forme la plus générale et dans leur application aux phénomènes moraux qu'il dénonce les vices de l'esprit. Lorsque Montaigne, par exemple, déclare que nos habitudes entravent notre jugement, ce qui le frappe particulièrement, c'est que notre idée de justice n'est pas fondée en raison; elle n'a rien d'absolu et d'universel, elle est relative aux coutumes de chaque pays. Le juste, c'est ce que nous sommes habitués à considérer comme tel126. Bacon fait la même observation sur la fâcheuse influence de l'habitude, mais ce qui l'intéresse, lui, ce sera par exemple que dans les études les plus variées le spécialiste apporte ses habitudes d'esprit au lieu de s'adapter à son sujet. Aristote reste logicien en physique127. Ce sera encore que, lorsque nous prenons l'habitude de l'analyse, nous devenons incapables de synthèse, et inversement la synthèse nous fait négliger l'analyse. Démocrite ne voit que les éléments, et les autres philosophes ne considèrent que les ensembles.
Enfin, ici peut-être plus que jamais, Bacon repense à sa manière les idées qui lui sont suggérées par ses devanciers. En traversant son cerveau, elles subissent une sorte de refonte, au point qu'elles ne conservent plus aucune trace des éléments qui les ont formées. Bacon les enferme afin de les rendre plus frappantes et plus faciles à retenir, dans une série d'aphorismes d'allure très lapidaire qui marquent avec une grande netteté les arêtes de la pensée, mais qui la dépouillent aussi des nuances d'expression qu'elle revêtait parfois chez l'auteur qui a pu la suggérer. N'oublions pas surtout les magnifiques métaphores dont il les pare. Bacon a comparé les défauts naturels à l'esprit humain à autant de fantômes qui le hantent et qui lui cachent la réalité. Les uns troublent la tribu humaine tout entière, d'autres s'attachent à chacun de nous et ne fréquentent que notre antre particulière, d'autres se tiennent sur la place publique. Derrière ces créations poétiques qui sont bien à lui, il faut reconnaître des erreurs de tous les temps qui, en tous les temps, ont été plus ou moins distinctement aperçues.
Une systématisation méthodique, une application constante de ses idées à l'activité scientifique, une terminologie très neuve et expressive qui recouvre sa pensée d'un riche manteau poétique, voilà en somme ce qui appartient en propre à Bacon dans sa critique de l'esprit. Cela n'empêche pas que les idées dominantes de cette critique n'aient été auparavant très vigoureusement mises en évidence par Montaigne, et que Bacon, qui lisait familièrement Montaigne, n'ait dû être aidé par lui à donner corps à sa doctrine.
Selon Bacon, quatre sortes de fantômes hantent les cerveaux des hommes: les fantômes de race, les fantômes de l'antre, les fantômes de la place publique et les fantômes du théâtre. Sans les cataloguer ni les nommer ainsi, Montaigne s'est attaqué à tous les quatre. Les fantômes de race l'ont occupé plus que les autres.
«Les fantômes de race, dit Bacon, ont leur source dans la nature même de l'homme; c'est un mal inhérent à la race humaine, un vrai mal de famille, car rien n'est plus dénué de fondement que ce principe: «Le sens humain est la mesure de toutes les choses. Il faut dire au contraire que toutes les perceptions, soit des sens, soit de l'esprit, ne sont que des relations à l'homme, et non des relations à l'univers. L'entendement humain, semblable à un miroir faux, fléchissant les rayons qui jaillissent des objets, et mêlant sa propre nature à celle des choses gâte tout, pour ainsi dire, et défigure toutes les images qu'il réfléchit128». On reconnaît là dès l'abord une idée chère à Montaigne. C'est une des idées directrices de l'Apologie de Raimond Sebonde, peut-être la principale. Là Montaigne a, lui aussi, commenté le mot de Protagoras qui fait l'homme mesure des choses. Toute la dernière partie du chapitre, qui traite des perceptions des sens, tend à faire voir combien elles nous faussent la réalité, combien, au lieu de nous transmettre la nature dans son intégrité, elles nous projettent dans cette nature, nous mêlent à elles, et ne nous réfléchissent qu'une image très altérée du monde. Voilà pour les perceptions des sens. Quant aux inductions de l'esprit, relisez les pages qu'il consacre à l'idée que l'homme se fait de la divinité. Ce qu'il lui reproche, c'est, au lieu de la loger en son cerveau telle qu'elle est, de la construire d'éléments purement humains: nous lions la puissance de Dieu avec nos lois physiques et intellectuelles, nous l'honorons de ce qui nous honore, nous lui donnons une part de nos plaisirs, nous l'asservissons à nos caprices. Et ce même anthropomorphisme qui nous donne de Dieu une idée si fantastique, vicie dans leur principe toutes nos idées des choses: «Il nous faut noter qu'à chaque chose il n'est rien plus cher et plus estimable que son estre et que chacun raporte les qualitez de toutes autres choses à ses propres qualitez, lesquelles nous pouvons bien estendre et racourcir, mais c'est tout, car hors de ce raport et de ce principe nostre imagination ne peut aller, ne peut rien diviner autre, et est impossible qu'elle sorte de là et passe au delà.»129
Donc, pour Montaigne comme pour Bacon, nos perceptions, tant celles de l'esprit que celles des sens, sont des relations à l'homme beaucoup plus que des relations à l'univers; tous les éléments de notre connaissance sont tellement imprégnés de nous qu'ils nous renseignent fort difficilement sur les choses.
Il ne s'est pas contenté d'exprimer sous cette forme générale ce vice capital de l'esprit humain. Avant Bacon il avait, très nettement, dévoilé quelques-uns de ces fantômes de la première espèce contre lesquels le philosophe de la science met en garde les futurs savants. Je ne dis pas qu'il les ait tous dévoilés: il en est un ou deux que nous trouvons chez Bacon, et que Montaigne n'a pas clairement dégagés: celui-ci par exemple que l'esprit fausse la réalité en y introduisant de l'ordre et de la symétrie130. Pour la plupart ils sont là néanmoins, parfois avec plus de relief que chez Bacon.
Bacon insiste beaucoup sur ce défaut commun de tout ramener à nos idées131. C'est par là, dit-il, que s'explique le crédit extraordinaire des prophéties et des songes, le monde n'en retient que ce qui se réalise, ce qui flatte ses idées. Tout ce qui est contraire à notre manière de voir, nous n'en tenons aucun compte. «L'entendement, une fois familiarisé avec certaines idées qui lui plaisent, soit comme généralement reçues, soit comme agréables en elles-mêmes, s'y attache obstinément; il ramène tout à ces idées de prédilection, il veut que tout s'accorde avec elles; il les fait juges de tout; et les faits qui contredisent ces opinions favorites ont beau se présenter en foule, ils ne peuvent les ébranler dans son esprit; ou il n'aperçoit point ces faits, ou il les dédaigne, ou il s'en débarrasse à l'aide de quelque frivole distinction, ne souffrant jamais qu'on manque de respect à ces premières maximes qu'il s'est faites. Elles sont pour lui comme sacrées et inviolables.»
Cette critique était déjà très vive chez Montaigne. Je crois même que pour la question des prophéties et des songes, Bacon a dû avoir présent à l'esprit le onzième essai du premier livre132: vous y trouverez la même explication dans des termes analogues; un même exemple l'illustre chez l'un et chez l'autre, celui de Diagoras qui, comme on prétend le convaincre de l'existence des dieux par le grand nombre des ex-voto placés dans le temple par des voyageurs échappés au naufrage, répond judicieusement que rien ne témoigne le nombre de ceux qui, en dépit de leurs prières et de leurs vœux, ont été engloutis par les tempêtes.133
En tous cas Montaigne a dit combien nos idées sont tenaces, qu'elles habitent une région de notre esprit où le libre examen ne pénètre pas, et il a reproché à l'homme de les prendre comme pierre de touche au lieu de l'expérience. «On reçoit comme un jargon ce qui en est communement tenu; on reçoit cette verité avec tout son bastiment et son attelage d'argumens et de preuves comme un corps ferme et solide qu'on n'esbranle plus, qu'on ne juge plus. Au contraire, chacun à qui mieux mieux va plastrant et confortant cette creance reçeue de tout ce que peut sa raison qui est un util souple, contournable et accommodable à toute figure. Ainsi se remplit le monde et se confit en fadesse et en mensonge. Ce qui fait qu'on ne doute de guères de choses, c'est que les communes opinions on ne les essaye jamais.134»
Et ailleurs il montre que jamais, quoi qu'elle fasse, l'expérience n'est capable de nous ôter notre confiance native en nos idées: «Que la fortune nous remue cinq cens fois de place, qu'elle ne face que vuyder et remplir sans cesse, comme dans un vaisseau, dans nostre croyance autres et autres opinions, toujours la presente et la derniere c'est la certaine et infayllible; pour cette cy il faut abandonner les biens, l'honneur, la vie, et le salut, et tout.135»
Plusieurs de ses essais n'ont d'autre objet que de nous enseigner à nous préserver de ce vice commun. Il veut que nous sachions voir et comprendre les événements qui contredisent nos idées aussi bien que ceux qui semblent les confirmer. Prenons pour exemple le chapitre intitulé: Qu'il faut sobrement se mesler de puger des ordonnances divines136. C'est une brillante victoire, nous dit Montaigne, que la chrestienté vient de remporter à Lépante sur les Turcs; nous y voyons le doigt de Dieu: Dieu ne peut que protéger les chrétiens, il manifeste sa prédilection pour notre sainte religion, disons-nous. Mais prenez garde, si une autre fois les infidèles, comme il leur est arrivé déjà si souvent, triomphent de nous, que dirons-nous? Arrius et Léon, deux grands hérétiques, sont morts ignominieusement dans des latrines: Dieu a voulu les confondre en face du monde, dites-vous. Peut-être, répond Montaigne, mais n'oubliez pas qu'Irénée est mort de même. Gardez-vous des idées a priori, et surtout quand vous voulez les prouver par des faits, voyez bien si d'autres faits ne les infirment pas. Et c'est ainsi qu'à plusieurs reprises Montaigne met en pratique ses préceptes de critique. C'était offrir à Bacon des exemples, plus puissants que des règles, pour l'aider à prendre conscience de sa méthode.
Un autre fantôme de race, nous dit Bacon, c'est cette manie qu'a l'esprit humain de rechercher toujours des causes. Même si les éléments de cette enquête lui font défaut, il va de l'avant, il ne peut s'arrêter. C'est ainsi qu'il engendre ces vierges stériles qu'on nomme les causes finales137. Montaigne ne s'est pas particulièrement attaqué aux causes finales, bien qu'il semble les critiquer quelquefois; en revanche il a bien nettement signalé le vice initial qui nous conduit à elles. Dans deux endroits surtout, au chapitre Des coches138 et au chapitre Des boîteux139, il s'est amusé à montrer la légèreté avec laquelle les philosophes les plus autorisés se piquent de trouver les causes de toutes choses. Les problèmes d'Aristote surtout lui ont prêté à rire sur ce point. Inventez-nous un fait de toutes pièces, nous dit-il, fût-il invraisemblable, avant même de songer à le contester, nous lui aurons trouvé trois ou quatre explications. «Nostre discours est capable d'estoffer cent autres mondes et d'en trouver les principes et la contexture. Il ne lui faut ny matière ny baze: laissez-le courre; il bastit aussi bien sur le vuide que sur le plain, et de l'inanité que de la matiere.»
Et il revient volontiers sur cette «flexibilité de nostre invention à forger des raisons à toute sorte de songes», la souplesse de cet esprit que rien ne contient, son impatience à faire jouer ses rouages, fût-ce à vide.
Nos passions donnent naissance à un troisième fantôme, qui est encore signalé par nos deux philosophes. «Les passions, dit Bacon, pénètrent et teignent toute la substance de l'entendement141.» Montaigne insiste sur cette idée en moraliste. Les faits qui se présentent à son esprit, ce sont ses expériences amoureuses: il se rappelle combien différemment il jugeait les mêmes choses lorsqu'une image chère le possédait et lorsque la crise était passée. Bacon en parle en savant: notre besoin de croire ce que nous souhaitons, notre paresse à entreprendre une enquête difficile, à creuser jusqu'au fond les questions, notre timidité en face de tout résultat paradoxal, notre mépris pour le travail expérimental, notre vaniteuse fierté à tout tirer de notre raison, voilà les exemples qu'il en allègue. Montaigne se tient tout particulièrement en garde contre ce fantôme. Sa coquetterie est d'avoir le jugement libre. Là est à ses yeux la principale qualité de son esprit142. Il est sans cesse occupé à découvrir les impressions fugitives qui pourraient surprendre sa bonne foi143. «Plus l'homme souhaite qu'une opinion soit vraie, disait Bacon, plus il la croit aisément.» Et Montaigne: «Aux pronostiques ou evenements sinistres des affaires, ils veulent que chacun en son party soit aveugle ou hébeté; que nostre persuasion et jugement serve non à la verité, mais au project de nostre desir. Je faudrois plustost vers l'autre extremité, tant je crains que mon desir me suborne. Joinct que je me deffie un peu tendrement des choses que je souhaite»144. La figure de Montaigne, partout présente dans son œuvre, était une invitation perpétuelle pour Bacon à se défier de ce fantôme.
Il en signale même expressément une des formes que nous venons de retrouver chez Bacon. «L'œil de l'entendement... disait Bacon, rejette... la lumière de l'expérience par mépris, par orgueil, et de peur de paraître occuper son esprit de choses basses et périssables.» Il est vrai que dans un court passage Montaigne semble tomber, lui aussi, dans ce préjugé et mettre la déduction bien au-dessus de l'expérience en dignité145. Ce n'est qu'une boutade. En pratique, c'est à l'expérience, bien que «plus vile» qu'il a sans cesse recours, et il prétend faire admettre à ses contemporains que d'observer par soi-même et de collectionner de petits faits n'est aucunement une occupation méprisable.
«Que ferons-nous à ce peuple qui ne fait recepte que de tesmoignages imprimez, qui ne croit les hommes s'ils ne sont en livre, ny la verité si elle n'est d'aage competant..... Mais moy... j'allegue aussi volontiers un mien amy que Aulugelle et que Macrobe, et ce que j'ay veu que ce qu'ils ont escrit. Je dis souvent que c'est pure sottise qui nous fait courir après les exemples estrangers et scholastiques: leur fertilité est pareille, à cette heure, à celle du temps d'Homere et de Platon. Mais n'est-ce pas que nous cherchons plus d'honneur de l'allegation que la verité du discours? comme s'il estoit plus d'emprunter de la boutique de Vascosan ou de Plantin nos preuves que de ce qui se voit en nostre village; ou bien, certes, que nous n'avons pas l'esprit d'esplucher et faire valoir ce qui se passe devant nous, et le juger assez vifvement pour le tirer en exemple: ....des plus ordinaires choses et plus communes et cogneuës, si nous çavions trouver leur jour, se peuvent former les plus grands miracles de nature et les plus merveilleux exemples, notamment sur le subject des actions humaines.»146
C'est dire pour l'expérience morale ce que Bacon dira de l'expérience scientifique en général. L'originalité principale des Essais de Montaigne parmi les productions morales de son temps consiste peut-être surtout en ce que, aux faits rapportés dans les livres et aux idées reçues il a joint les faits de son expérience quotidienne et ses idées personnelles grâce à la large place qu'il a réservée à la peinture du moi.
Deux fantômes de race sont encore signalés par Bacon: l'un tient à la conformation de nos sens147, l'autre à la conformation de notre esprit148. Nos sens nous trompent: ils altèrent les images des choses; ils manquent d'acuité et nous renseignent incomplètement sur les phénomènes qui sont de leur domaine; enfin il est, dans la nature, des ordres de phénomènes dont ils n'ont aucune perception. Ces idées avaient été exprimées par les Sceptiques et par les Académiciens de l'antiquité, par aucun toutefois plus nettement que par Sextus Empiricus. Bacon avait lu Sextus assurément, mais Montaigne avait résumé avec vigueur les idées principales de Sextus sur ce point; chaque fois que Bacon relisait l'Apologie de Sebonde il les retrouvait là claires et succinctes.
Quant à notre esprit, sa tendance naturelle c'est de faire des abstractions, c'est de créer à l'occasion des réalités concrètes des formes artificielles dans lesquelles il les arrête et les fige. Montaigne, il est vrai, n'a pas aussi nettement dénoncé ce vice, mais il est impliqué parfois dans sa critique.
Voyez la belle page empruntée au Plutarque d'Amyot qui sert de conclusion à l'Apologie: c'est ce contraste qu'elle met en évidence entre ce besoin natif de l'esprit d'arrêter la réalité et le monde des phénomènes qui est dans un écoulement perpétuel.
«Nous n'avons aucune communication à l'estre, par ce que toute humaine nature est tousjours au milieu entre le naistre et le mourir, ne baillant de soy qu'une obscure apparence et ombre et une incertaine et debile opinion. Et si, de fortune, vous fichez vostre pensée à vouloir prendre son estre, ce sera ne plus ne moins que qui voudroit empoigner l'eau: car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule par tout, tant plus il perdra ce qu'il vouloit tenir et empoigner. Ainsin, estant toutes choses subjectes à passer d'un changement en autre, la raison, y cherchant une reelle subsistance, se trouve deceue, ne pouvant rien apprehender de subsistant et permanent, par ce que tout ou vient en estre et n'est pas encore du tout, ou commence à mourir avant qu'il soit nay.»149.
L'une des causes de ce qu'on a appelé le scepticisme de Montaigne, c'est précisément le sentiment qu'il a eu de cette antinomie entre la nature du monde psychologique et la nature du monde réel, sentiment qui s'exprime avec tant de force dans cette fin de l'Apologie de Sebonde.
Les fantômes de race sont les plus universels puisque par définition ils tiennent à la nature même de l'esprit humain; les fantômes de l'antre, au contraire, dépendent des circonstances particulières à la vie de chacun de nous ou du milieu social dans lequel nous sommes plongés. Bien souvent ce ne seront pas les mêmes dont auront à se défier l'homme de science que Bacon prépare, et le sage que forme Montaigne. Tous les deux s'en sont occupés chacun à sa manière. Montaigne les a attaqués fréquemment. Il se défend, par exemple, de participer à «cette erreur commune de juger d'autruy selon luy et de rapporter la condition des autres hommes à la sienne.»150
Tous les vices de l'esprit que Bacon désigne sous ce nom de «fantôme de l'antre» reviennent, en somme, à des habitudes que des dispositions naturelles et des circonstances fortuites nous font contracter. Or sans cesse Montaigne s'élève contre l'habitude, contre la coutume qui rétrécissent l'esprit et aveuglent l'œil de la raison. «Ou que je vueille donner, nous dit-il, il me faut forcer quelque barriere de la coustume, tant elle a soigneusement bridé toutes nos avenues.»151. Bacon a relevé les principaux dangers des habitudes individuelles chez le savant: elles risquent de lui faire porter dans toutes ses études le tour d'esprit de sa spécialité152, de l'attacher à telles autorités plutôt qu'à telles autres153. Et Montaigne de même analyse les dangers que ses goûts et ses habitudes font courir au moraliste. C'est l'habitude qui fausse toute notre critique des faits moraux et psychologiques: entendons-nous citer un fait, c'est d'après notre seule suffisance que nous prétendons décider s'il est possible ou non: or notre suffisance est strictement limitée par notre expérience. Tout ce qui sort du cercle de nos habitudes nous paraît incroyable; tout ce qui y rentre est clair pour nous154. Ainsi, au lieu d'interroger notre raison, nous confondons les limites du possible avec les limites de notre expérience courante. Dans l'appréciation des faits moraux, même vice: ce que nous appelons juste n'est pas ce que la raison nous démontre être juste, c'est ce que la coutume nous présente comme juste. Les usages des cannibales nous paraissent barbares non parce qu'ils le sont effectivement, mais parce qu'ils diffèrent des nôtres155. Enfin tout le système d'éducation élaboré par Montaigne vise précisément à étendre dans tous les sens au moyen de lectures, de conversations, de fréquentations, de voyages, l'expérience de l'enfant, afin de ne le laisser assujettir son esprit à aucune habitude qui le garrotte dans des préjugés individuels ou sociaux156.
Les fantômes de la place publique sont ceux qui naissent du langage. Au lieu d'être moulés sur les choses, de les revêtir exactement, les mots correspondent à des notions grossières, imprécises, mal élaborées par le vulgaire. Il s'en suit que toute phrase prête au doute, et que les hommes se comprennent difficilement. De là naissent une masse de disputes oiseuses entre les savants: ils veulent discuter des choses, mais l'ambiguité des mots les empêche de s'entendre, il leur faut s'arrêter à l'écorce. Le seul remède est de donner des définitions exactes. Encore, ajoute Bacon, ce remède est-il très insuffisant car les définitions se composent de mots qui à leur tour ont besoin d'être définis, et ainsi de suite...
Or ces trois idées: imprécision du langage, fréquence des disputes qu'elle entraîne, impuissance où nous sommes de définir exactement, ont été mises en évidence par Montaigne. «Il n'est aucun sens ny visage, dit-il, ou droict, ou amer, ou doux, ou courbe, que l'esprit humain ne trouve aux escrits qu'il entreprend de fouiller. En la parole la plus nette, pure et parfaicte qui puisse estre, combien de fauceté et de mensonge l'on faict naistre? quelle heresie n'y a trouvé des fondemens assez et tesmoignages pour entreprendre et pour se maintenir? C'est pour cela que les autheurs de telles erreurs ne se veulent jamais departir de cette preuve du tesmoignage de l'interpretation des mots.»157.
Et, au chapitre De l'expérience158, revenant sur ce même sujet de l'obscurité des écrits humains et de l'inépuisable source de commentaires qu'ils font jaillir, plus explicitement cette fois il nous dira que cette incertitude vient sans doute en partie de ce qu'une même idée ne saurait se retrouver deux fois identique à elle-même dans des cerveaux humains, mais que la raison en est aussi dans l'«insuffisance de nostre langage». «Nostre contestation est verbale: je te demande que c'est que Nature, Volupté, Cercle et Substitution. La question est de parolles et se paye de mesme. Une pierre, c'est un corps; mais qui presseroi: «Et corps, qu'est-ce?—Substance.—Et substance, quoi?» ainsi de suitte, acculeroit en fin le respondant au bout de son calepin. On eschange un mot pour un autre mot, et souvent plus incogneu: je sçay mieux que c'est qu'Homme, que je ne sçay que c'est Animal, ou Mortel, ou Raisonnable. Pour satisfaire à un doubte ils m'en donnent trois: c'est la teste de Hydra.»159.
C'est presque dans les mêmes termes que Bacon dira l'inefficacité de la définition pour remédier à cet état de choses. Et si Montaigne n'avait pas analysé avec autant de précision que lui les causes du mal, il en avait aussi fortement marqué les funestes conséquences: «La plus part des occasions des troubles du monde sont grammairiennes. Nos procez ne naissent que du débat de l'interpretation des loix; et la plus part des guerres de cette impuissance de n'avoir sceu clairement exprimer les conventions et traitez d'accord des princes. Combien de querelles et combien importantes a produit au monde le doubte du sens de cette syllabe: Hoc!»160
Restent les fantômes du théâtre. Ce sont les préjugés qu'imposent à nos esprits les doctrines des diverses sectes de la philosophie ancienne. Par le prestige de leur autorité elles nous asservissent à certaines croyances et à certaines méthodes qui entravent notre liberté d'examen des faits. C'est contre l'assujettissement de l'esprit à une autorité que Bacon s'élève ici, et surtout à l'autorité qui a le plus lourdement pesé sur le seizième siècle, celle de la science antique. Il voudrait prendre une à une les doctrines des philosophes anciens et les réfuter afin de leur oter leur prestige, et rendre à la raison son indépendance. A défaut de cet examen critique qui l'entrainerait trop loin, il range ces philosophies en trois catégories selon les méthodes de pensée dont elles procedent, et il analyse les vices fondamentaux de chacune d'elles.
Nous n'avons rien de si méthodique chez Montaigne. Il n'avait pas d'ailleurs une connaissance suffisante des systèmes anciens pour les critiquer avec cette pénétration. Aussi les suggestions qu'il a pu fournir à Bacon sont sur ce point moins nombreuses que sur les précédents. Mais l'attitude critique est la même de part et d'autre. Il a beau nous dire qu'il plie volontiers sa fantaisie aux imaginations de ces grandes âmes du temps passé et nous répéter sous bien des formes l'admiration qu'elles lui inspirent, il n'est plus de la génération qui se jetait sans discernement à la dépouille de l'antiquité; Il est déjà de ceux qui n'acceptent aucune opinion sans la «contreroller, sans la faire passer par l'estamine» de leur jugement161; il demande à l'antiquité non de lui fournir des idées étrangères, mais de lui mettre en main ses propres idées «déjà formées, de lui en donner la jouissance». Il serait aisé de relever dans son œuvre un bon nombre de formules où cette indépendance s'affirme.
S'il n'a pas méthodiquement critiqué les différentes doctrines philosophiques, il s'est très nettement attaqué au plus autorisé des philosophes, à Aristote, et sa critique nous la retrouvons presque identique chez Bacon:
«Le dieu de la science scolastique, c'est Aristote, c'est religion de debatre de ses ordonnances, comme celles de Lycurgus à Sparte. Sa doctrine nous sert de loy magistrale, qui est à l'avanture autant faulse que une autre. Je ne sçay pas pourquoy je n'acceptasse autant volontiers ou les idées de Platon, ou les atomes d'Epicurus ou le plain et le vuide de Leucippus et Democritus, ou l'eau de Thales, ou l'infinité de nature d'Anaximander, ou l'air de Diogenes, ou les nombres et symmetrie de Pythagoras, ...ou tout autre opinion, de cette confusion infinie d'advis et de sentences que produit cette belle raison humaine par sa certitude et clair-voyance en tout ce de quoy elle se mesle, comme je feroy l'opinion d'Aristote, sur ce subject des principes des choses naturelles: lesquels principes il bastit de trois pieces, matière, forme et privation. Et qu'est-il plus vain que de faire l'inanité mesme cause de la production des choses? La privation, c'est une négative; de quelle humeur en a il peu faire la cause et l'origine des choses qui sont»162.
Bacon, lui aussi, énumère les principes physiques de plusieurs philosophes, et il conclut: «Or, dans toutes ces opinions-là, on voit une certaine teinte de physique, on y reconnaît quelque peu de la nature et de l'expérience, cela sent le corps et la matière; au lieu que la physique d'Aristote n'est qu'un fracas de termes de dialectique; et cette dialectique il l'a remaniée dans sa métaphysique sous un nom plus imposant... »163
Mais la physique n'est pas le domaine ordinaire de la pensée de Montaigne. Si nous le cherchons chez lui, en morale, nous constaterons, je crois, que, d'abord séduit par la prestigieuse élévation du stoïcisme qui flatte son imagination, Montaigne se dégage peu à peu de cette autorité: il prend possession de son moi, et c'est en opposition avec cette arrogance stoïcienne un moment partagée qu'il affirme sa doctrine à lui, très personnelle. Sans doute, Bacon n'a pas recherché l'histoire de la pensée de Montaigne, il n'a pas pu démêler cette ascension progressive vers la liberté; mais il en a connu les effets, et cela suffit: il a pu voir qu'au chapitre De la vanité164, si Montaigne développe si complaisamment son goût pour les voyages, c'est afin de critiquer la prétention qu'ont les stoïciens de bannir toute frivolité de notre vie; au chapitre De la physionomie165, s'il nous montre avec tant de vivacité le courage des paysans en face de la mort, c'est pour critiquer tous les efforts infructueux que font ces mêmes stoïciens à nous y préparer. Entraîné par leur autorité, il a partagé leurs erreurs; il en est autant plus ardent à les combattre.
Enfin, à l'ombre de sa critique contre l'autorité des anciens, Bacon en glisse une autre contre l'autorité de l'Ecriture Sainte en matière scientifique. Ce n'est pas chez lui marque d'incrédulité, c'est besoin d'un esprit scientifique déjà singulièrement vigoureux de puiser ses connaissances à la seule source des faits. Il prétend séparer totalement le domaine de la science du domaine de la foi. Or, chez Montaigne, il avait rencontré très nette cette même tendance. Montaigne l'avait portée dans la science morale, entreprise plus hardie que s'il se fût agi de science physique.
«J'ay veu aussi, de mon temps, faire plainte d'aucun escris, de ce qu'ils sont purement humains et philosophiques, sans meslange de theologie. Qui diroit au contraire, ce ne seroit pourtant sans quelque raison: Que la doctrine divine tient mieux son rang à part, comme royne et dominatrice; qu'elle doibt estre principale partout, poinct suffragante et subsidiaire... Que les raisons divines se considerent plus venerablement et reveramment seules et en leur stile qu'appariées aux discours humains; Qu'il se voit plus souvent cette faute que les theologiens escrivent trop humainement, que cette autre que les humanistes escrivent trop peu theologalement: la philosophie, dict sainct Chrysostome, est pieça banie de l'escole sainte, comme une servant inutile, et estimée indigne de voir seulement en passant, de l'entrée, le sacraire des saints thresors de la doctrine céleste... »166. Bacon n'est pas moins respectueux dans les formes qu'il prend pour reléguer chez elles les Ecritures: prétendre établi la physique sur le premier livre de la Genèse: «C'est, dit-il, s'il est permis d'employer le langage des Saintes Ecritures, chercher les choses mortes parmi les vivantes.»167.
Et maintenant, que signifient ces nombreux rapprochements que nous venons d'établir? Il importe d'en limiter le sens, afin qu'«on ne leur fasse pas dire ce qu'ils ne disent pas. Bacon n'a certes pas pris de toutes pièces, chez Montaigne, sa critique de l'esprit humain, à la manière où, par exemple, Montaigne a cueilli chez Plutarque une large part de ses idées morales: rien de pareil. Jamais, en somme, l'expression de Bacon ne manifeste un souvenir direct de Montaigne. Ce que nous montre ce parallèle, c'est que la plupart des idées que nous trouvons dans la Critique des fantômes étaient déjà éparses dans les Essais de Montaigne, qu'aucun écrivain, peut-être, ne les présentait à Bacon aussi bien réunies et aussi fortement mises en œuvre. Or, comme nous savons d'ailleurs (tout l'ensemble de cette étude nous l'a démontré) que Bacon pratiquait Montaigne, qu'il le lisait déjà au moment où il publiait sa première œuvre, et qu'il est revenu à lui à diverses époques de sa vie, n'est-il pas naturel de penser que Montaigne l'a singulièrement aidé à mûrir, à dégager ces idées qu'il expose tout à la fin de sa carrière? La pensée de Montaigne est tout imprégnée de cette crainte des fantômes. Son exemple était peut-être plus instructif que ses préceptes. Il signale souvent les écueils, mais plus souvent encore on le voit gouverner de manière à les éviter. Le commerce d'un philosophe aussi scrupuleux était éminemment propre à inspirer de la prudence au hardi penseur qui se promettait tant de la science, et à lui faire écrire la première partie de son Novum organum. A propos d'un sujet voisin, nous allons saisir peut-être d'une manière plus précise cette influence.
Outre cette psychologie des fantômes de l'esprit humain, la première partie du Novum organum contient une série de critiques sur la méthode employée jusqu'alors dans l'enquête scientifique. Ici encore, la forme très sèche des aphorismes, qui ne comporte ni exemples, ni commentaires, ne nous laisse rien deviner touchant la provenance de ces idées.
Si nous n'avions que ces aphorismes, sans doute nous pourrions penser que Montaigne est pour quelque chose dans leur formation; il serait toutefois malaisé de le montrer. Mais Bacon avait exprimé déjà ces mêmes idées auparavant. Nous les trouvons dans son œuvre, pour ainsi dire en formation, avant leur pleine maturité. Par là, nous pouvons avoir quelques indications sur leur histoire. Le deuxième chapitre du livre V du De augmentis s'ouvre par un passage dont (la chose est évidente à première vue) les aphorismes que nous nous proposons d'étudier sont le dernier épanouissement. Je vais en reproduire les principaux passages.
Bacon y prétend montrer que la dialectique, seule méthode employée jusqu'à lui, est impuissante à découvrir les arts. «La dialectique... parle aux hommes comme en passant et les congédie en leur criant qu'il faut s'en rapporter, sur chaque art, à ceux qui l'exercent... Ceux qui ont parlé des premiers inventeurs en tout genre et de l'origine des sciences en ont fait honneur au hasard plutôt qu'aux hommes, et ont représenté les animaux brutes, quadrupèdes, oiseaux, poissons, reptiles, comme ayant été, plus que les hommes, nos maîtres dans les sciences. En sorte que, comme les anciens étaient dans l'usage de consacrer les inventeurs des choses utiles, il n'est nullement étonnant que, chez les Egyptiens, nation ancienne, les temples fussent tout remplis d'effigies d'animaux, et presque vides d'effigies d'hommes... Que si, d'après la tradition des Grecs, vous aimez mieux faire honneur aux hommes de l'invention des arts, encore n'oseriez-vous dire que Prométhée dut à ses méditations la connaissance de la manière d'allumer du feu, et qu'au moment où il frappait un caillou pour la première fois, il s'attendait à voir jaillir des étincelles, mais vous avouerez bien qu'il ne dut cette invention qu'au hasard et que, suivant l'expression des poètes, il fit un larcin à Jupiter; en sorte que, par rapport à l'invention des arts, c'est à la chèvre sauvage que nous devons celle des emplâtres, au rossignol celle des modulations de la musique, à la cigogne celle des lavements, à ce couvercle de marmite qui saute en l'air celle de la poudre à canon.
«Une méthode d'invention qui ne diffère pas beaucoup de celle dont nous parlons ici, c'est celle dont Virgile donne l'idée lorsqu'il dit: ut varios usu meditando extunderet artes paulatim. Car la méthode qu'on nous propose ici n'est autre que celle dont les brutes mêmes sont capables et qu'elles emploient fréquemment; je veux dire une attention soutenue, une perpétuelle sollicitude, un exercice sans relâche par rapport à une seule chose; méthode dont le besoin même de se conserver fait à ces animaux une loi et une nécessité... Quel était le conseiller de ce corbeau qui, durant une grande sécheresse, jetait de petits cailloux dans le creux d'un arbre, où il avait aperçu de l'eau, pour faire monter le niveau à portée de son bec? Qui a montré le chemin aux abeilles qu'on voit traversant les plaines de l'air, comme un vaste océan, et parcourant les champs fleuris, quoique fort éloignés de leurs ruches, puis revenant à leurs rayons. Qui a appris à la fourmi à ronger d'abord tout autour le grain qu'elle serre dans son petit magasin, de peur que ce grain, venant à germer, ne trompe ainsi ses espérances?»
Et après une critique de la conception que les dialecticiens se faisaient de l'induction et de la déduction, le morceau conclut que ce n'est pas sans apparence de raison que des philosophes se sont prononcés pour le doute des Sceptiques et des Académiciens trouvant cette dialectique vaine.
Parmi «ces philosophes qui se déclarent sceptiques», bien probablement c'est à Montaigne que Bacon pense tout particulièrement. La page qu'on vient de lire semble bien présenter quelques réminiscences des Essais. Ces exemples de leçons de médecine données à l'homme par les animaux, ces contes qui mettent en évidence l'intelligence animale, viennent sans doute de Plutarque168, mais Montaigne les avait repris et rendus familiers169. Nous retrouvons chez lui les animaux inventeurs, le corbeau qui jette des cailloux dans un arbre creux, la fourmi qui ronge son grain pour l'empêcher de germer. Il avait longuement comparé la raison de l'animal à celle de l'homme, comme fait ici Bacon, et quand, dans un aphorisme du Novum organum170, nous entendrons Bacon concéder qu'il y a chez les animaux des rudiments de syllogismes, Montaigne a si fort attaché son nom à cette idée que nous serons très tentés de voir là une influence de son Apologie de Sebonde. Quelques pages plus loin, dans la même Apologie, il avait reproché aux savants d'avoir pris pour argent comptant ce précepte «que chaque expert doit estre creu en son art»171. Enfin, l'objet de tout le morceau de Bacon est de montrer que, faute de méthode, la recherche scientifique n'a pu donner aucun résultat, que les quelques progrès accomplis sont dus au hasard et qu'il n'en faut en aucune sorte faire honneur à l'esprit humain, que la situation restera la même tant que l'expérience ne sera pas guidée par une méthode. Or, dans son chapitre sur la médecine172, Montaigne, il est vrai, n'avait pas parlé de la possibilité de guider l'expérience, mais, en revanche, il avait montré avec une singulière force combien elle était incapable de donner des résultats par elle seule, de démêler aucune application pratique dans l'extrême complexité des phénomènes. Et avant Bacon, il avait dit que les résultats obtenus étaient dus, non à une enquête rationnelle, mais au hasard.
«En telles preuves, celles qu'ils disent avoir acquises par l'inspiration de quelque dæmon, je suis content de les recevoir (car quant aux miracles je n'y touche jamais); ou bien encore, les preuves qui se tirent des choses qui, pour autre consideration, tombent souvent en nostre usage, comme si en la laine, dequoy nous avons accoustumé de nous vestir, il s'est trouvé par accident quelque occulte propriété dessicative qui guerisse les muscles au talon, et si au reffort, que nous mangeons pour la nourriture, il s'est rencontré quelque opération apperitive, tout ainsi comme Galen recite qu'il advint à un ladre de recevoir guerison par le moyen du vin qu'il beut, d'autant que de fortune une vipere s'estoit coulee dans le vaisseau. Nous trouvons en cest exemple le moyen et une conduite vray-semblable à ceste experience, comme aussi en celles ausquelles ils disent avoir esté acheminez par l'exemple d'aucunes bestes. Mais, en la plupart des autres experiences à quoy ils disent avoir esté conduis par la fortune et n'avoir eu d'autre guide que le hazard, je trouve le progrez de ceste information incroyable.
«J'imagine l'homme regardant autour de luy le nombre infiny des choses, plantes, animaux, metaux. Je ne sçay où luy faire commencer son essay; et quand sa premiere fantasie se jettera sur la corne d'un elan, à quoy il faut prester une creance bien molle et aisée, il se trouve encore autant empesché en sa seconde opération. Il luy est proposé tant de maladies et tant de circonstances, qu'avant qu'il soit venu à la certitude de ce point où doit joindre la perfection de son experience, le sens humain y perd son latin; et avant qu'il ait trouvé parmi cette infinité de choses que c'est cette corne, parmy cette infinité de maladies l'epilepsie, tant de complexions au melancolique, tant de saisons en hyver, tant de nations au François, tant d'aages en la vieillesse, tant de mutations celestes en la conjonction de Venus et de Saturne, tant de parties du corps au doigt: à tout cela n'estant guidé ny d'argument, ny de conjecture, ny d'exemple, ny d'inspiration divine, ains du seul mouvement de la fortune, il faudroit que ce fust par une fortune parfaitement artificielle, reglée et methodique. Et puis, quand la guerison fut faicte, comment se peut-il asseurer que ce ne fust que le mal estoit arrivé à sa periode, ou un effect du hasard, ou l'operation de quelque austre chose qu'il eust ou mange, ou beu, ou touché ce jour-là, ou le mérite des prieres de sa mere' grand? Davantage, quand cette preuve auroit esté parfaicte, combien de fois fut-elle reiterée, et cette longue corde de fortunes et de rencontres r'enfilée, pour en conclure une regle? Quand elle sera conclue par qui est-ce? De tant de millions, il n'y a que trois hommes qui se meslent d'enregistrer leurs experiences. Le sort aura-il r'encontré à point nommé l'un de ceux-cy? Quoy, si un autre et si cents autres ont faict des experiences contraires?»173
Ainsi, Montaigne indique deux moyens par lesquels la science médicale a progressé: l'imitation des animaux et les révélations fortuites de l'expérience. Ce sont les deux mêmes que nous avons trouvées chez Bacon. Les exemples que Bacon allègue pour illustrer le premier, les clystères de cigognes et autres merveilles de ce genre, se rencontraient dans d'autres passages des Essais. Quant au second, l'exemple de Prométhée frappant par hasard sa pierre est bien l'équivalent du ladre de Galien qui trouve une vipère au fond de son verre de vin. Bacon pousse plus profondément l'analyse en commentant le mot de Virgile, et voilà tout; encore trouve-t-il probablement chez Montaigne les faits sur lesqueles il étaye son commentaire. Ensuite, Montaigne, tout en esquissant, lui aussi, la critique de l'induction des dialecticiens, montre qu'étant donnée l'extrême complexité des phénomènes de la nature, il est fou d'espérer qu'on pourra formuler des règles médicales si la recherche de l'esprit n'est guidée et dirigée par rien. C'est précisément la conclusion à laquelle Bacon veut arriver, et qu'il étendra de la medecine à tous les ordres de sciences. Qu'il aille au delà, qu'il pose la nécessité de trouver un guide pour cette expérience, de constituer une méthode, tandis que Montaigne s'en tient à cette constatation, cela n'empêche en aucune façon que l'analyse critique de Montaigne ait pu seconder la pensée de Bacon.
Ainsi, la page où Bacon, en 1605, présente au public, pour la première fois, les idées qui, dans le premier livre du Novum organum, constitueront sa critique de la science telle qu'on l'a comprise avant lui, semble bien porter la marque de l'influence de Montaigne. Elle présente des ressemblances frappantes avec une page de son essai sur la médecine; elle répète des idées et des faits que son Apologie de Raimond Schonde a vulgarisés. Dans les aphorismes très nus ou ces pensées s'enchâsseront plus tard, rien ne pourra nous dire si Montaigne est pour quelque chose dans leur formation; nous serons en droit cependant de supposer qu'il y a contribué.
Je pourrais encore examiner quelques aphorismes du premier livre du Novum organum et en rapprocher des passages semblables de Montaigne; mais cela nous ferait revenir sur des idées déjà vues à propos du De augmentis174. Les deux pièces maîtresses de ce livre, celles qui en donnent vraiment la signification et en mesurent la portée, ce sont la critique de l'esprit humain et la critique de la méthode des sciences léguée par les anciens, au seizieme siècle; or, toutes deux, nous l'avons vu, ont des chances de devoir beaucoup à Montaigne.
Ici toutefois s'arrêtent les obligations de Bacon envers lui. Nous n'avons plus qu'un pas à faire pour arriver à la méthode propre de Bacon. L'exposé de cette méthode remplit le second livre du Novum organum. On se souvient comment Bacon en fait connaître d'abord le but, qui est d'agir sur la nature et de la transformer au gré de la volonté humaine; comment, ensuite, il établit ses tables d'expérience, d'où presque mathématiquement devra jaillir l'axiome scientifique; comment il classe en catégories diverses les expériences, afin d'attacher l'esprit aux plus fructueuses. De tout cela, il n'y a rien à chercher chez son devancier. Mais si Montaigne n'entre pas avec Bacon dans la méthode, il l'accompagne toutefois jusqu'à la porte. L'axiome dont découle toute la théorie baconienne, c'est l'axiome de la puissance absolue du fait. C'est la pierre d'assise sur laquelle repose tout l'édifice. Montaigne avait senti cette puissance du fait. Il avait eu l'impression nette que c'était là le seul fondement solide sur lequel on pût bâtir.
J'ai montré ailleurs175 que Montaigne n'est pas un sceptique. Un moment, il a été saisi d'un vertige de pyrrhonisme. C'était le désarroi d'une conscience qui, tout à coup, sent la plupart de ses croyances se dérober. Bientôt, il s'est ressaisi. Ce qui lui a échappé dans cette crise, ce sont les idées chimériques auxquelles le monde, autour de lui, est asservi, et qui ne reposent sur aucun fondement. Le résultat en a été de lui faire reconnaître que l'expérience seule mérite sa confiance. Désormais, il ne veut plus plier que devant le fait. Il ne bâtira que sur des faits. Il limite son dessein à la peinture du moi, afin de bien s'assurer de son objet et pour ne pas risquer de s'égarer loin des faits.
Conformément à cette conviction que les faits seuls méritent notre confiance, il trace les bornes du connaissable. Les vérités de la religion ne peuvent pas être confirmées ou critiquées par l'expérience: elles ne sont donc pas du domaine de la raison. La politique est plus près de nous. La raison a bien une certaine compétence en matière politique. Elle peut corriger des défauts de détail. Mais elle doit se défendre des théories ambitieuses et ne jamais oublier qu'elle est incapable de construire un Etat de toutes pièces. Il est intéressant de relever des réserves de même genre chez le rationaliste Bacon. Nous avons vu qu'il se défie lui aussi des nouveautés politiques176. En religion, il creuse, moins profondément que Montaigne peut-être, le fossé qui sépare la foi de la raison, en ce qu'il estime la raison capable de réfuter l'athéisme. Mais, comme Montaigne, il croit qu'elle ne peut pas démontrer les vérités religieuses, et que prétendre attaquer ou défendre la foi par des arguments humains, c'est se hasarder dans une entreprise des plus dangereuses, qui enfantera fatalement l'erreur177. C'est le même agnosticisme qui provient de la même confiance exclusive dans les faits. On conçoit de quelle importance, pour assurer l'indépendance de la science, est une telle ligne de démarcation entre la révélation et les constructions de la raison humaine.
Partout où l'expérience peut servir de guide, Montaigne se permet de juger. Il juge, avec prudence sans doute, mais avec fermeté. Il lit les historiens pour trier dans leurs œuvres des faits sur lesquels se façonneront et se modèleront ses idées. C'est dans l'observation directe de la nature qu'il puise les arguments dont il combat le stoïcisme. Il affirme. Il bâtit un système de pédagogie. Lisez Montaigne en vous plaçant à ce point de vue: vous verrez que, chez lui, presque toujours, le fait—vrai ou faux d'ailleurs, là n'est pas la question—est à la base de l'idée, et qu'il s'y assujettit avec docilité. Son esprit est singulièrement réaliste et positif pour son temps, bien fait pour séduire un Bacon.
Comment Montaigne n'a-t-il pas été au delà? Pourquoi, lui qui avait une forme d'esprit somme toute si scientifique, n'a-t-il pas su déterminer la méthode des sciences? Il en a bien l'intuition: il accumule des faits; sa raison sait parfaitement s'assujettir à eux. Un pas seulement lui reste à faire. S'il ne l'a pas franchi, c'est, je crois, parce que son activité s'est limitée à la science morale. En physique, un fait est relativement peu complexe; on peut le traiter comme une unité, le coucher sur des tables en classes aisément distinctes, l'additionner, le soustraire. Dans l'ordre psychologique, il faut une audacieuse abstraction pour l'assimiler aux faits de même espèce. Un psychologue, et surtout un psychologue très adonné, comme Montaigne, à l'observation intérieure, n'était pas porté à formuler la méthode; c'était bien plutôt l'affaire d'un physicien. Quand Bacon l'appliquera aux sciences morales, nous aurons l'impression qu'il transporte dans ces sciences la méthode des sciences positives.
Dans son essai De l'Expérience, Montaigne a bien indiqué sa manière à lui d'interpréter l'expérience. C'est celle d'un moraliste. Il a très vif le sentiment que chaque fait est singulier, et c'est ce qui l'arrête. «La raison, nous dit-il, a tant de formes que nous ne sçavons à laquelle nous prendre; l'experience n'en a pas moins. La consequence que nous voulons tirer de la conference des evenemens est mal seure, d'autant qu'ils sont toujours dissemblables. Il n'est aucune qualité si universelle en cette image des choses que la diversité et variété... La ressemblance ne faict pas tant un, comme la difference faict autre... Qu'ont gaigné nos legislateurs à choisir cent mille espèces et faicts particuliers, et y attacher cent mille loix? Ce nombre n'a aucune proportion avec l'infinie diversité des actions humaines..... Jamais deux hommes ne jugeront pareillement de mesme chose; et est impossible de voir deux opinions semblables exactement, non seulement en divers hommes, mais en mesme homme en diverses heures.»178 Et ailleurs encore: «L'exemple est un patron libre, universel et à tout sens.» Sans nul doute on peut tirer profit de l'expérience, car ces faits très différents, ont pourtant quelques ressemblances qui les rapprochent. A la raison de saisir ces analogies fugitives d'interpréter, de juger: sa tâche est infiniment délicate. Nous restons ainsi loin de la conception de Bacon qui prétend rendre presque mécaniques les applications de la méthode et réduire à une sorte de machinisme le rôle de l'esprit dans la recherche de la vérité.
Elle ne pouvait guère éclore dans le cerveau d'un moraliste. Ce n'est que par un excès manifeste de l'esprit de systématisation que Bacon en a étendu l'application à la science morale. Même dans les sciences physiques et naturelles il ne semble pas que les découvertes se soient jamais faites suivant les procédés mécaniques imaginés par Bacon. L'induction et l'intuition y ont toujours joué un rôle capital. Pourtant c'est l'observation des phénomènes physiques et naturels qui seuls pouvaient les suggérer. Aussi d'autres savants, physiciens et naturalistes, prédécesseurs de Bacon ou ses contemporains, ébauchaient-ils vers le même temps les grandes lignes de la méthode expérimentale. C'est d'eux, c'est des milieux scientifiques qu'est venue l'impulsion. Mais l'attitude de Montaigne en face des faits nous expliquent que Bacon ait senti en lui, une pensée sœur de la sienne. Il a compris que leurs tendances étaient les mêmes: toute la critique de Montaigne ne l'a pas effrayé; elle l'a attiré, parce qu'elle n'était pas négative, parce qu'elle épurait la notion du fait et habituait l'esprit à considérer le fait dans sa nudité.
Je crois donc que, contrairement à l'opinion qui tend à s'accréditer, l'influence de Montaigne sur l'essayiste qui est en Bacon a été de peu d'importance. Mais si les remarques qui précèdent, d'ailleurs hypothétiques, je le répète, ne sont pas sans fondement, il se pourrait que Montaigne, lu de bonne heure par Bacon, eût éveillé et aiguisé son esprit critique, que lui montrant la pauvreté des méthodes en usage et la faiblesse de la raison humaine abandonnée à ses seules forces, il l'eût incité à construire sa méthode. Voilà ce que les savants ne faisaient pas, ce que personne, je crois, au XVIe siècle ne pouvait faire aussi bien que Montaigne. Ce serait alors dans le premier livre du Novum organum, qui est la base de toute l'Instauratio magna, qu'il faudrait chercher son influence. Elle serait comparable à celle qu'on s'accorde à lui reconnaitre sur la pensée de Descartes, qui part du doute méthodique, ou sur celle de Pascal qui écrase l'orgueil de la raison. Toute méthode s'appuie sur une critique des démarches spontanées de l'esprit humain. C'est cette critique de la raison que Montaigne aurait préparée à la fois pour Bacon, pour Descartes et pour Pascal. Remarquons toutefois qu'il est bien plus pres de Bacon que des deux autres. C'est par l'observation des faits qu'il échappe au doute; ce n'est pas par l'évidence qui sera le refuge de Descartes, et rien ne lui est plus étranger que le mysticisme de Pascal.
121 Cf. Nov. Org., I, aphor. 9.
122 Cf. Nov. Org., I, aphor. 104.
123 Montaigne, Essais, II, XII, tome IV, p. 96.
124 Montaigne, Essais, II, XIII, tome IV, p. 95.
125 Montaigne, Essais, I, XXXII.
126 Montaigne, Essais, II, XII, passim.
127 Nov. org. I, aphor. 54.
128 Novum organum, I, aphor. 41.
129 Montaigne: Essais, II, XII, tome IV, p. 38.
130 Novum organum, I, aphor. 45. Encore pourrait-on rapprocher l'essai (I, XXXVIII) de Montaigne intitulé: «Comme nous pleurons et rions d'une mesme chose». Il y critique ceux qui n'apportent pas assez de souplesse à juger les actions des hommes, ceux qui doutent par exemple que les larmes de César en voyant la tête de Pompée mort aient pu être des larmes sincères. Ici et en plusieurs autres chapitres (I, II, ch. 1 par exemple de l'Inconstance de nos actions), il accuse l'esprit humain de vouloir ramener toutes les actions d'un même homme à un petit nombre de principes, c'est-à-dire de déformer la réalité psychologique par un besoin naturel d'ordre.
131 Novum organum, I, aphor. 46.
132 Voir ci-dessus, p. 45 et 46.
133 Montaigne, Essais, I, XI, tome I, p. 54.
134 Montaigne, Essais, II, XII, tome IV, p. 49.
135 Montaigne, Essais, II, XII, tome IV, p. 92.
136 Montaigne, Essais, I, XXXII.
137 Novum organum, I. aphor. 48.
138 Montaigne. Essais, III. VI.
139 Ibid., III. XI.
140 Ibid., III, XI, tome VI. p. 252.
141 Montaigne, Essais, II. XVII.
142 Voir l'essai I, XXXVIII et aussi ce que Montaigne dit des guerres civiles, dans l'essai III, X.
143 Nov. org. I, aphor. 49.
144 Montaigne, Essais, III, X, t. VI, p. 231.
145 Montaigne, Essais III, XIII, début.
146 Montaigne, Essais III. XIII, tome VII. p. 30.
147 Novum organum I, apho. 50.
148 Ibid., I, apho. 51.
149 Montaigne, Essais II. XII; tome IV. p. 161.
150 Montaigne, Essais, I, XXXVII.
151 Ibid., I, XXXVI, tome II, page 161.
152 Novum organum, I, apho. 54.
153 Ibid., I, apho. 56.
154 Montaigne, Essais, I, XXXVII.
155 Ibid., I, XXXI.
156 Ibid., I, XXVI.
157 Montaigne, Essais, II, XII, tome IV, p. 133.
158 Ibid., III, XIII.
159 Montaigne, Essais, III, XIII, tome VII, p. 9.
160 Ibid., II, XII, tome IV, p. 30.
161 Ibid., I, XXVI, tome II, p. 31.
162 Montaigne, Essais, II, XII, tome IV, p. 50.
163 Novum organum, I, apho. 63. Trad. Riaux, tome II, p. 25. Bien entendu je ne pense pas qu'il y ait ici plus que dans les textes précédents une réminiscence consciente de Montaigne.
164 Montaigne, Essais, III, IX.
165 Ibid., III, XII.
166 Montaigne, Essais I, LVI, tome II, p. 297.
167 Novum organum, I, 65, Ed. Riaux, tome II, p. 26.
168 De Augmentis, V. II. Traduct. Riaux, tome I, p. 224.
169 Montaigne, Essais II, XII, toute la première partie du chapitre.
170 Novum organum II, 25. «On croit avoir fait une division bien exacte lorsqu'on les a divisées en raison humaine et instinct des brutes. Cependant il est telles actions qu'on voit faire à ces brutes et qui porteraient à penser qu'elles sont capables aussi de faire des espèces de syllogismes, surtout si l'on en veut croire ce qu'on rapporte de certain corbeau qui, durant une grande sécheresse, étant presque mort du soif, aperçut de l'eau dans le creux d'un tronc d'arbre et n'y pouvant entrer parce que l'ouverture était trop étroite, ne cessa d'y jeter de petits cailloux jusqu'à ce que le niveau de l'eau s'élevât assez haut pour qu'il pût boire à son aise, et ce fait a depuis passé en proverbe.»
171 Ibid., II, XII, tome IV, page 51.
172 Ibid., II, XXXVII.
173 Montaigne, Essais II, XXXII, tome V, page 155.
174 Cf. par exemple l'aphorisme 71 sur les stériles disputes des philosophes. 83: idée que c'est rabaisser la majesté de l'esprit que de l'attacher aux vulgaires expériences. 84: idée que la vérité est fille du temps, non de l'autorité. 90: manque absolu de jugement dans les exercices d'école..., etc.
175 Pour toutes ces idées voir mon ouvrage sur les Sources et l'Evolution des idées de Montaigne, Paris, Hachette 1908, t. II, pp. 206, 309, 323, etc.
176 Voir ci-dessus p. 46.
177 De Augmentis (liv. IX) «The doctrine of religion, as well moral as mystical, is not to be attained but by inspiration and revelation from God».
178 Essai III, XIII; tome VII.