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Nach Paris! Roman

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The Project Gutenberg eBook of Nach Paris! Roman

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Title: Nach Paris! Roman

Author: Louis Dumur

Release date: January 15, 2012 [eBook #38581]

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel, Eric Vautier, David Garcia, and
the Online Distributed Proofreading Team at
http://www.pgdp.net

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK NACH PARIS! ROMAN ***

Notes de transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et, notamment, en ce qui concerne l'usage des ligatures pour les voyelles en allemand, qui dans leur langue d'origine sont écrits avec un tréma, p.e. «wæren» au lieu de «wären». La ligature œ a été également conservée pour les mots qui en allemand ne prennent pas de tréma, p.e. «Kœnig» au lieu de «Koenig».

DU MÊME AUTEUR

Le Boucher de Verdun, roman.    1 vol.

LOUIS DUMUR

NACH PARIS!

ROMAN

logo

PARIS
ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
22, Rue Huyghens, 22

Tous droits réservés

IL A ÉTÉ TIRÉ
25 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE
NUMÉROTÉS A LA PRESSE DE 1 A 25
ET 575 EXEMPLAIRES SUR PAPIER PUR FIL DES PAPETERIES LAFUMA
NUMÉROTÉS DE 26 A 600

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

Copyright 1919, by Louis Dumur

Me trouvant l'an dernier en Suisse, j'eus l'occasion de causer avec quelques officiers allemands internés. L'un d'eux me parut assez naïf et moins arrogant que les autres. Il me conta ses aventures. Mobilisé dès le début de la guerre, deux fois blessé, il avait été fait prisonnier à Verdun. Il attendait avec impatience la fin des hostilités. Il avait, en Prusse, une famille qu'il désirait retrouver et une fiancée que, bien que fort détérioré, il comptait encore épouser. Je ne donne ici que la première partie de ses souvenirs. Elle se termine à la Marne et à sa première blessure. Je n'userai point de la supercherie habituelle des romanciers qui, en pareil cas et se figurant qu'on les en croire davantage, déclarent avoir reçu ou trouvé un manuscrit, rapporter mot pour mot un récit ou l'avoir transcrit sous dictée. Je ne dirai rien ne semblable. Je ne prétends point reproduire, ni suivre pas à pas la relation de mon narrateur. Je me suis borné à prendre des notes. Après quoi, me substituant à mon Boche, je raconte à mon tour son histoire, à ma manière.


NACH PARIS

I

Qui m'eût dit, aux premiers jours de ce beau mois de juillet, alors que les bras de la Saale coulaient si mollement entre les prairies sous les ruines pittoresques du vieux château de Halle et que, tout le long de la Promenade, la bonne ville universitaire alignait ses maisons aux toits roux, ses édifices studieux, ogivait les baies somnolentes de son Dom, disposait ses parcs, ses jardins, ses quinconces, tandis que le public joyeux circulait en vêtements clairs sur le Marktplatz, s'attardait aux étalages, emplissait les boutiques, s'attablait au restaurant Grün ou au Ratskeller, que les casquettes des étudiants émaillaient de leurs couleurs bruyantes les tonnelles du Jægerberg et que les touristes et feutres verts, affluant déjà de partout, peuplaient les hôtels, animaient les salles des musées ou passaient respectueusement devant la statue de Hændel, qui m'eût dit que, peu de semaines plus tard, ce paisible séjour se bouleverserait tout à coup de rumeurs belliqueuses, retentirait d'appels aux armes et de chants de guerre, se hérisserait de baïonnettes et frémirait tout entier au roulement des tambours et sous le grondement régulier des trains militaires?

Tout fier d'avoir heureusement terminé ma première année d'université, je me disposais à jouir d'un repos bien gagné dans notre belle propriété estivale du Harz. Le nombre important des tonnelets de bière que j'avais dû ingurgiter durant ces études, non moins que les livres lus, les cahiers remplis et les cours entendus, m'en imposaient l'agréable devoir. J'avais en outre rapporté de Halle une balafre, que j'exhibais orgueilleusement et qui, me couturant du haut du menton jusqu'au bas de l'oreille, ne constituait pas un moindre témoignage de mon assiduité aux auditoires et de mon ardeur pour la culture allemande.

Je me prélassais donc sans scrupule et fort content de moi-même dans la quiétude de cet heureux début de vacances, fumant tout le jour de gros cigares de Brême à bague dorée, agaçant mes sœurs, caressant mes chiens, saccageant à coups de stick les fleurs du parc, inspectant les domaines paternels, pêchant la truite dans l'onde jaillissante de l'Ilse, paradant et faisant le beau dans la rue principale du petit bourg.

—Comme il est bien! comme il est distingué! murmurait-on sur mon passage.

—Bon matin, Herr Wilfrid! me saluaient les commerçants du lieu, ployés sur leur ventre à l'entrée de leurs boutiques.

Je les couvrais d'un petit signe protecteur et satisfait.

D'autres fois, digérant dans ma chambre, je passais un coup d'œil désœuvré sur mes livres, j'en parcourais les rangées et les titres, reconnaissant mes manuels et mes dictionnaires, mon Gœthe, mon Kœrner, mon Nietzsche et mon Gobineau, ma Bible et mon Kommersbuch, sans négliger ces ignobles romans français dont tout étudiant qui se respecte se doit de détenir quelques-uns sur le rayon secret de sa bibliothèque. J'évoquais, dans la fumée du tabac, l'honorable silhouette de mes maîtres: le Geheimrat Wirbel, professeur de philosophie, qui nous débrouillait Fichte, Schelling, Hegel et faisait remonter à l'idéalisme allemand les grandioses conceptions de Bismarck et la création de l'Empire; le Geheimrat von Trümmerhaufen, professeur d'histoire moderne, qui, de son geste décisif et de sa parole péremptoire, nous initiait aux doctrines de Treitschke ou aux travaux de Lamprecht; le Geheimrat Radschuh et sa barbe savante, qui nous enseignait l'économie politique, alignait ses statistiques victorieuses et confondait le commerce anglais; l'érudit Anton Glücken, doyen de la faculté et non moins pourvu que les autres du titre de Geheimrat, qui professait l'histoire de l'art et nous révélait les beautés de l'architecture gothique, cette pure émanation du génie allemand, comme il se faisait fort de nous le démontrer. Parvenu dans ces sereines régions, il m'arrivait alors de songer lointainement à ce que pourrait être le sujet de ma future thèse. Y traiterais-je une question de philosophie, d'histoire ou d'esthétique? Je n'en savais rien encore, mais j'entrevoyais déjà le jour où, cette laborieuse épreuve heureusement soutenue, on ne m'appellerait plus Herr Wilfrid, dans le petit bourg, mais bien Herr Doktor.

D'autres fois encore, coiffant le chapeau mou à plume de coq de bruyère et empaumant la canne à corne de chamois, j'allais excursionner dans la fraîche vallée de l'Ilse ou à travers les sites romantiques du Harz. Je longeais le torrent ou je gravissais les monts. Je me dirigeais par d'agrestes vallons pleins de cascades vers la butte rocheuse et les bonnes auberges de l'Ilsentein; ou, ployant mon jarret à de plus importants exercices, j'escaladais les escarpements abrupts du Brocken, d'où se découvraient à mes yeux enchantés, comme sous le coup de balai des sorcières de Walpurgis, le panorama grandiose des forêts et des gorges, les cimes de la Wolfswarte, du Rehberg, du Koboldskopf, de la Rosstrappe, la plateforme légendaire de l'Hexentanzplatz, puis la plaine immense bordée de l'ourlet de l'Elbe et, tout au loin, les taches brillantes d'Erfurt, de Cassel, de Brunswick, de Hanovre et l'ombre légère et bleue des tours de Magdebourg.

Mais, le plus souvent, pris de velléités plus sociables, je me dirigeais sur Goslar. Vingt minutes de bicyclette ou une heure et demie de marche ombragée m'y conduisaient. Dans le décor séculaire de ses monuments, la petite cité mélangeait avec grâce ses maisons médiévales à ses villas modernes. On y respirait la paix bourgeoise et la majesté de l'histoire. Goslar! C'est là qu'avaient séjourné Henri et Barberousse; c'est là que l'on montrait encore, dans la Maison des Empereurs, vieille de neuf cents ans, le trône impérial du XIIe siècle. Mais c'était là aussi,—et voilà principalement ce qui m'y attirait,—c'était là que résidait la belle Dorothéa von Treutlingen, fille unique du conseiller de cour Otto von Treutlingen, blonde, rose, grasse, âgée de dix-neuf ans et, par-dessus tout, ma fiancée.

Fiancée, c'était peut-être beaucoup dire: nous ne l'étions encore que secrètement. Mais les relations de nos deux familles, la tacite complaisance avec laquelle le conseiller de cour aussi bien que mon père, le conseiller de commerce Hering, et ma mère, Mme la conseillère de commerce Hering, toléraient mes assiduités, semblaient m'autoriser à considérer mon choix comme agréé et à libérer ma conscience du soin d'en dérober l'expression sous un trop prudent mystère. J'étais heureux et j'étais ardent.

Ma belle Dorothéa habitait une jolie villa située non loin de la Maison des Empereurs. J'en abordais le perron avec ivresse et un flot de chaleur inondait mon cœur. Le carillon de mon coup de timbre se mêlait au bruit de son piano, qui martelait un farouche appel de Wagner ou une assourdissante symphonie de Mahler. Elle me recevait dans son petit salon, décoré de meubles de Munich, ou au jardin, tout flambant de gros zinnias doubles et de soleils de Californie. Je mettais un long baiser sur son poignet charnu.

—O Dorothéa, disais-je, encore deux ans d'université et je serai docteur; j'obtiendrai un bon poste du gouvernement et nous pourrons nous marier.

—Wilfrid, murmurait-elle de sa voix profonde, mon cher Wilfrid, j'attendrai le temps qu'il faudra. Voulez-vous prendre un verre de bière?

J'acceptais; elle en prenait un avec moi, contemplant avec amour ma balafre, et je lui contais des histoires d'étudiants.

Ah! quelles heures délicieuses! Je lui parlais de mes camarades, de mes cours, de mes professeurs, de la joyeuse vie que nous menions et des prouesses que nous accomplissions. Je l'initiais à nos mœurs universitaires et à nos rites bachiques. Je lui dépeignais les costumes et les insignes des corporations, les vestes étroites à brandebourgs, les gants à crispins, les hautes bottes à l'écuyère montant sur la culotte blanche, les rubans, les échappes, les bierzipfel, les cerevis brodés d'or, les casquettes innombrables et aux couleurs diverses, bleue pour Saxonia, verte pour Guestphalia, rouge au galon or et bleu pour Hannovera, violette à liseré rouge et blanc pour Alemania, et celle de Teutonia, celle de Cimbria, celle de Brunswiga, celle de Thuringia. Je lui décrivais le local où s'assemblait le corps dont je faisais partie, sa tourelle à créneaux surmontée de notre bannière, sa statue en pied d'un chevalier armé, sa grande salle de kneipe aux murs décorés de sabres, de rapières, d'écussons, de grandes pipes de porcelaine, de cornes énormes bordées d'argent, de portraits de Bismarck, de Moltke, de Guillaume Ier, de Guillaume II, ainsi que des silhouettes noires de tous nos anciens, coiffés du deckel orange. Puis je lui détaillais nos séances de kneipe, les flots de bière blonde que nous absorbions au commandement et selon les pures traditions du rituel de Leipzig, les chopes à couvercle d'étain ciselé et les cruchons de faïence ornementés de devises, les chants du Kommersbuch vociférés en chœur, les Gaudeamus, les Ssassa geschmauset, les Alt Heidelberg, les cris et les hurlements se croisant de toutes parts avec les appels à boire: Prosit! Sauf! Ich komme nach! Rest! Steig in die Kanne! Geschenkt! et les mémorables exploits de notre valeureux Fuchsmajor, le gros von Pumplitz, surnommé Falstaff, étudiant de quinzième année, qui engoulait régulièrement ses vingt litres par soir, sans avoir besoin de passer une seule fois au vomitorium.

—Seigneur Dieu! s'écriait alors la belle Dorothéa avec admiration. C'est magnifique! Vous n'en feriez pas autant, j'en suis sûre.

—Pas maintenant, c'est certain. Mais l'année prochaine, répliquais-je, j'espère bien y arriver.

Alors, pour maintenir mon prestige, je lui narrais pour la centième fois l'histoire de ma balafre, ma première balafre.

Nous nous mesurions dans une salle de bal sise à une demi-heure de la ville. Chaque samedi, c'était un défilé de voitures chargées d'étudiants, chantant, sifflant, plastronnant, jurant, au milieu des claquements des fouets et du charivari des trompes d'automobiles. Les duels commençaient à sept heures du matin et duraient jusqu'au soir. Au bout de trois mois, j'avais eu l'honneur d'être admis à y assister; au bout de six, on m'avait fait celui de me désigner pour soutenir le défi porté par ma corporation à la Saxonia. J'étais aux anges. Tout droit, la poitrine gonflée sous le plastron, le tablier de cuir au ventre, le brassard au bras, le bandage d'ouate autour du cou, sur les yeux les grosses lunettes noires armaturées de fer, j'avais pris vaillamment position devant mon adversaire. «Silentium für die Mensur!» criait l'arbitre. Les seconds se garèrent. «Auslegen!» commanda le directeur du combat. Les rapières se mirent en garde. «Los!» Patata! patata! rapatatata! En moulinet, par-dessus les têtes, les poignets gantés faisaient tournoyer les deux énormes lames. Les aciers se choquaient, se cognaient avec un bruit terrible, rebondissaient l'un sur l'autre, éraflaient les crânes et les visages. Les faces se tuméfiaient sous leurs coups. Entre les reprises, on constatait les blessures. Un tampon de coton aux doigts, l'arbitre venait cérémonieusement les toucher. «Un sang pour Teutonia! deux sangs pour Saxonia!» annonçait-il. Puis les rapières, toutes rouges, reprenaient leur tournoiement violent. Sept «sangs» avaient déjà été comptés sur moi, légères et superficielles éraillures au front, au nez, au cuir chevelu, qui cependant suffisaient à faire dégouliner jusque sur mes chaussures d'abondants filets vermeils, et je m'apprêtais à poursuivre sans broncher la «partie», quand tout à coup j'avais reçu cette immense balafre qui, me fendant largement la joue du haut en bas et m'inondant d'un vaste flot de sang chaud, avait mis honorablement fin au combat. Saxonia était victorieuse. Mais combien j'en étais fier! Et tandis que le chirurgien, son binocle sur le nez, aseptisait la plaie et de sa forte aiguille en recousait grossièrement les lèvres, je songeais avec ravissement au lustre qu'allait me valoir cette première épreuve et qu'au bout de deux ou trois autres assauts pareils, j'aurais brillamment conquis l'enviable dignité de Bursch. Aussi, le lendemain dimanche, ne voyait-on que moi, sur la Promenade, à l'heure de la musique militaire, lorgnant insolemment la foule, toisant les bourgeois, bombant le torse devant les demoiselles de Halle, tout roide d'orgueil, la tête prise dans mes linges de pansement et puant l'iodoforme à quinze pas.

La belle Dorothéa écoutait ce récit avec un intérêt toujours renouvelé. Toute pâle d'émotion, elle se jetait à mon cou et, emportée par l'enthousiasme jusqu'à me tutoyer, elle s'écriait:

—Tu es un héros!

Un héros, certes, je pensais bien en être un; mais en ce moment, en cette heure d'intimité délicieuse, dans ce petit salon où nous étions seuls tous les deux autour de nos chopes de bière et la main dans la main, mon héroïsme se fondait en un sentiment plus tendre, bien que non moins noble à mes yeux: l'amour.


C'est au retour d'une de ces promenades enchanteresses à Goslar que m'attendait, un jour, la surprise la plus imprévue. Ce jour-là, autant le préciser tout de suite, était le 25 juillet. Tout en regagnant paisiblement la maison, je songeais avec bonheur au souriant avenir qui s'ouvrait devant moi, tandis que le crépuscule commençait à nuancer de teintes moins vives le penchant de la forêt. Je trouvai mon père, le conseiller de commerce Hering, plongé comme d'habitude dans la lecture du Berliner Tageblatt, pendant que mes sœurs brodaient sagement au crochet et que ma mère, Mme la conseillère de commerce Hering, penchée sur son secrétaire de bois de rose, griffonnait sa correspondance. L'heure du repas du soir approchait et rien ne paraissait devoir distinguer ce jour des précédents, sinon la félicité renouvelée qu'il m'avait value, quand Johann, notre domestique mâle, vint me remettre un pli qu'un gendarme avait apporté pendant mon absence.

Je l'ouvris d'un doigt détaché, le prenant déjà pour quelque banale contravention de pêche ou telle autre futilité analogue; mais à peine y avais-je jeté les yeux, que j'éprouvai une violente contrariété. Je ne vis d'abord qu'une chose: mes vacances brusquement interrompues.

C'était un ordre de l'autorité militaire d'avoir à rejoindre mon régiment, à Magdebourg, où je devais être rendu le 27 juillet au soir à six heures.

Bien que le papier affichât à l'angle cette recommandation: «Strictement secret», je le tendis, comme je le devais, à mon père.

Celui-ci, abandonnant son Berliner Tageblatt qui resta largement étalé sur ses genoux, le prit, l'examina, le lut et le relut, puis, après avoir longuement réfléchi, tandis qu'un ample pli bridait son front, prononça ce seul mot:

—Mobilisation.

Ach was? s'écria ma mère en se retournant d'un bloc sur son tabouret à vis.

Mes deux sœurs étaient debout, leur crochet à terre. Tout le monde s'exclamait, s'étonnait, s'agitait, tandis que je restais fort interdit de ma subite importance.

Ja wohl, c'est comme cela, expliquait solennellement mon père. Voilà notre Wilfrid rappelé sous les drapeaux. Pour moi, la chose est claire. Devant les complications de la situation internationale, notre gouvernement, se rangeant aux conseils de la prudence, commence à mobiliser l'armée allemande.

—Est-ce qu'il va y avoir la guerre? questionna ma mère anxieusement.

—Dieu et l'Empereur sont seuls au courant. Moi, je n'en sais rien.

—Que dit le Berliner Tageblatt?

—Le Berliner pense que les événements sont très graves, que l'Allemagne doit montrer qu'elle est vraiment l'Allemagne, sortir sa poudre sèche, tenir son poing haut dressé et empêcher ces taquins de Français et ces bandits de Russes de se moquer de nous.

—Et il a raison, m'écriai-je, saisi d'une ardeur belliqueuse. Nous autres, Allemands, nous ne craignons que Dieu et nul autre.

—Bien dit! ponctua mon père. Au reste, je ne pense pas que les choses aillent si loin; il suffit généralement de parler fort pour que cette vermine s'apaise aussitôt.

—Dieu le veuille! fit ma mère qui tremblait déjà pour moi.

Johann, le domestique, venait, sur ces entrefaites, d'ouvrir à deux battants la porte de la salle à manger et annonçait:

—La table est couverte.

Mais cela ne mit pas fin, on le conçoit, à cette intéressante conversation, qui se prolongea pendant tout le souper et dans la soirée qui suivit. Les petites truites de l'Ilse, produit de ma pêche du matin, les nouilles renflées à la crème, le rôti de porc à la compote d'airelles ne recueillirent pas leurs marques d'approbation habituelles, tant la préoccupation générale était vive. Mon père, le conseiller de commerce, s'était mué en un politicien de haute volée, qui en eût remontré à M. de Bethmann-Hollweg. Ma mère s'affolait, s'énervait, posait vingt fois les mêmes questions, ne parvenant pas à comprendre comment il se trouvait des gens assez fous pour oser résister à la puissance allemande et assez dénués de conscience pour vouloir empêcher ce bon empereur François-Joseph de tirer une vengeance méritée de ces assassins de Serbes. Mes sœurs criaillaient, péroraient, enfilaient leurs naïvetés comme les perles de verre de leurs colliers. Il n'était pas jusqu'à Johann qui, tout en accomplissant automatiquement son service, ne donnât les signes d'une visible inquiétude.

—Qu'avez-vous, Johann? lui demanda enfin mon père.

—C'est que... pardonnez-moi, monsieur le conseiller de commerce, c'est que, s'il y a la guerre, moi aussi je devrai partir.

—Quel âge avez-vous, Johann?

—Trente-huit ans, monsieur le conseiller de commerce.

—Vous faites partie de la landwehr. Quel est votre corps?

—Le dix-septième, monsieur le conseiller de commerce, celui de Dantzig.

—Alors, c'est contre les Russes, mon ami, que vous irez vous battre.

—C'est que, monsieur le conseiller de commerce, ce sont d'affreux sauvages. On dit que les Cosaques mettent à la broche les petits enfants.

—Eh bien, mon ami, avec une bonne baïonnette au bout de votre fusil, vous serez en mesure de les embrocher à leur tour.

—Quelle horreur! glapit ma mère, toute prête à prendre une crise de nerfs.

Mais quand nous fûmes de nouveau réunis au salon, autour de la table de thé, que les cigares s'allumèrent, que le kirschwasser brilla dans les verres à liqueur, tandis que les portes-fenêtres ouvertes sur la forêt endormie nous envoyaient l'odorante fraîcheur de la nuit, le calme se fit peu à peu dans les esprits et l'on finit par conclure que tout cela se passerait sans doute fort bien et qu'au bout de quinze jours, la France rentrée sous terre, la Russie muselée, la Serbie triomphalement occupée du Danube au Balkan par les armées de Sa Majesté Apostolique, la maison paternelle me reverrait reprendre tranquillement le cours de mes vacances interrompues.

Malgré ces prévisions rassurantes, ma nuit fut plutôt perplexe et je ne dormis guère. Je songeais à cette grande caserne de Magdebourg où, au sortir du gymnase, j'avais fait mon volontariat d'un an. J'en revoyais la vaste tour quadrangulaire, avec ses hauts murs ocre percés de centaines de petites fenêtres régulières, ses bassins de pierre, ses trois arbres maladifs et son sol de terre battue qui s'ornait en son milieu une statue en fonte de l'empereur Guillaume Ier sur un socle de stuc. Je revoyais la salle d'exercice avec sa sciure de bois, ses rateliers de fusils et ses engins de gymnastique; les chambrées de soldats, une par escouade, avec les lits plats alignés et les files d'armoires à l'ordonnance; je me remémorais le drill épuisant et le pas de parade, les assauts à la baïonnette et ces fastidieux labeurs de corvée dont j'avais été vite dispensé en ma qualité de fils de famille. Puis, c'était le champ de manœuvre, à une heure de la ville, avec ses baraquements de matériel et son stand de tir; c'était le local des sous-officiers, au rez de chaussée de l'aile gauche de la caserne; le casino des officiers, dans une avenue voisine, avec son porche élégant, son vestibule à l'antique, sa galerie de fête, son salon de musique, son petit parc, son tennis et sa salle à manger gothique où chaque jour, sanglé, correct, immobile et silencieux, j'étais admis à m'asseoir au bas bout de la table pour prendre mon repas de midi en compagnie de mes supérieurs.

Vie mécanique, fatigante et monotone. Mais quand ma période d'instruction se fut terminée par quinze jours de grandes manœuvres d'armée sur l'Elbe, qu'au milieu du fracas des canons, des sonneries des trompettes, du claquement des fusils et des mitrailleuses j'eus marché, contre-marché, rampé, creusé la terre, dormi sous la tente ou à la belle étoile, que j'eus brûlé d'innombrables cartouches, bataillé, grimpé, couru, chargé, senti la terre trembler autour de moi sous le galop des chevaux ou le passage des pièces d'artillerie, que je me fus pénétré de la conscience que j'étais une unité de ce vaste ensemble, un rouage de cette formidable machine, dont, quelle que fût l'infimité de mon rôle, je concevais pourtant, comme si j'en étais le centre, l'énorme et régulier assemblage, alors toute cette année d'obscure préparation me réapparut transfigurée, comme baignée dans le rayonnement de son apothéose finale; et quand, au cours de la triomphale revue qui clôtura ces manœuvres de l'Elbe, j'eus défilé, la jambe haute et le pied tendu, en tête de la demi-section dont on m'avait confié le commandement, devant le tertre où, dans la brillante escorte de son état-major, se cambrait l'uniforme éblouissant de S. M. l'Empereur Guillaume II, j'éprouvai jusqu'au fond de mon être, pendant que montaient de tous côtés les éclats des cuivres tonnant le Deutschland, Deutschland über alles, l'intense et magnifique orgueil de me sentir un soldat allemand.

Et maintenant, qu'allait-il m'advenir? La puissante machine, huilée dans ses ressorts, allait-elle être mise en action pour écraser l'Europe du poids de la guerre, ou suffirait-il de son bruissement avertisseur pour courber de nouveau tous les fronts sous le vent angoissant de la peur? Comment allais-je retrouver la caserne de Magdebourg? Toute animée d'apprêts belliqueux ou dormant massivement dans l'épaisseur de ses lourdes murailles? Qu'allait-il se passer? Quel allait être mon sort, et avec le mien celui de mon régiment, celui de l'armée, celui de l'Allemagne, celui du monde? Quelles conversations allaient se tenir autour de la longue table du casino des officiers? Quel air aurait le colonel von Steinitz, entre ses favoris à l'autrichienne? Quels discours nous servirait notre chef de bataillon, le major von Nippenburg, du haut de sa parole tranchante et de ses lèvres rases? Quels jurons partiraient des dents gâtées du capitaine Braumüller, mâchant son éternelle cigarette? Quels changements se seraient produits dans mon ancienne compagnie? Y reverrais-je le premier-lieutenant Poppe, plus que jamais mordant, rogue et sarcastique, le lieutenant Schimmel, couturé comme un damier, le lieutenant von Bückling, élégant, corseté, pommadé et le monocle à l'œil, le sergent-major Schlapps et le vice-feldwebel Biertümpel, les sergents Quarck, Schmauser, Schweinmetz et Buchholz, les sous officiers Brandenfels, Schuster, Dickmann et cette immonde et magnifique brute de Michel Bosch, surnommé Wacht-am-Rhein, pour sa constante habitude, quand il était saoul, de brailler au milieu de ses renvois, de ses hoquets et de ses déjections les strophes enflammées de cet hymne patriotique? Retrouverais-je ceux avec lesquels je m'étais plus ou moins lié, ceux que, dans le cadre de la discipline et le ménagement de la hiérarchie, je pouvais nommer mes amis, le lieutenant Kœnig, l'enseigne Wollenberg, l'exempt Lothar et les trois autres volontaires du bataillon, Max Helmuth, Otto Fuchs et le baron Hildebrand von Waldkatzenbach, aussi prétentieux que son nom était long et sa noblesse parcheminée? J'étais resté sans relation avec eux tous, sauf Kœnig, avec qui j'avais échangé quelques billets et, naturellement, le capitaine, le major et le colonel, à qui j'avais adressé, pour le jour de Noël, de belles lettres de vœux.

Tous ces souvenirs me remontaient en foule au cerveau, tandis que l'inquiétude commençait à m'oppresser et que je me retournais dans mon lit sans dormir. Au canon des manœuvres se substituait étrangement dans ma tête le canon de la guerre: la guerre dont je me représentais déjà en images vives le tumulte et l'ardente mêlée! Je sentais peu à peu venir le rêve ou le cauchemar. Je m'endormis enfin au petit jour d'un sommeil éreinté. Quand je me réveillai, très tard, je me trouvai couvert de sueur: j'étais entré le premier à Paris et je venais de rapporter à ma chère Dorothéa, en guise de cadeau de noces, le trésor de la Banque de France. Le chocolat que Johann m'avait servi à l'heure habituelle était froid sur la table et le soleil inondait ma chambre.


L'après-midi de ce même jour, qui était un dimanche, je ne pus m'empêcher de pédaler jusqu'à Goslar, pendant que ma mère préparait ma cantine.

Dorothéa me reçut avec de grands témoignages d'affection non sans étonnement, vu ma visite de la veille.

—Je pars demain, lui dis-je; vous ne me reverrez pas avant quinze jours.

—Mon Dieu, Wilfrid, où allez-vous?

—A Magdebourg.

—Qu'allez-vous faire à Magdebourg?

—Je suis appelé pour une période d'instruction militaire.

Ce pouvait être vrai. J'avais, en effet, à accomplir encore, à la suite de ma libération, deux périodes de huit semaines pour être nommé officier de réserve. J'aurais donc pu me contenter de cette explication. Mais me rendant bien compte que ma convocation, dans ce cas, n'aurait pas été libellée de la sorte et qu'il s'agissait certainement d'un appel extraordinaire, je m'écriai tout à coup, saisi d'une émotion trop naturelle et du besoin de mettre de la solennité dans mes adieux:

—Je mens, Dorothéa, ce n'est pas pour une période d'instruction que je suis appelé: je crois qu'il va y avoir la guerre.

—La guerre? s'exclama-t-elle bouleversée. La guerre! Herrgott!

Et s'élançant du côté de la porte, elle se mit à crier:

—Papa! papa! il va y avoir la guerre!...

Je l'arrêtai tout effaré, me souvenant du «strictement secret» de l'ordre de mobilisation.

—Non, non, dis-je, il ne faut pas qu'on le sache... Personne ne doit savoir encore... Je viens secrètement vous faire mes adieux.

Herrje! que vais-je devenir?

Je ne cherchai pas à rassurer Dorothéa. Il me plaisait de la voir pleurer, s'effondrer, jugeant de son amour par ses larmes et ne voulant pas qu'il fût supposable, devant elle, que je ne partisse pas réellement pour la guerre.

—Je vous rapporterai des bijoux français, fis-je. Car j'espère bien avoir le plaisir de tuer quelques officiers. Ils portent tous, paraît-il, des bracelets, des bagues, des breloques de prix, et l'on en voit, dit-on, ornés de boucles d'oreilles.

—De boucles d'oreilles!... susurra-t-elle dans ses pleurs.

—Je vous en enverrai, déclarai-je.

—Oui, oui, des boucles d'oreilles!... Vous me le promettez?

Cela me rappela le cri du cœur de Marguerite, dans Faust, lorsqu'elle découvre la cassette apportée par Méphistophélès:

Wenn nur die Ohrring' meine wæren! 1

—Je vous le promets. Je vous enverrai aussi des cartes postales datées de tous les lieux de nos victoires.

—Mais, dit-elle, si c'est vous qui êtes tué?

—Alors, fis-je avec un grand geste, vous vous direz que je serai mort glorieusement pour la patrie allemande et vous me pleurerez toute votre vie.

—Oh! plus que ça, gémit-elle, jusque dans l'éternité!

C'est en de tels propos que nous nous entretînmes pendant une heure, fréquemment entrecoupée de cette exclamation qu'elle me lançait en même temps que ses beaux bras autour du cou, ni plus ni moins que quand je lui contais l'histoire de ma balafre:

—Tu es un héros!

Doux souvenirs! moments inoubliables!

Et quand fut venu celui de la séparation et qu'après lui avoir fait jurer à nouveau de ne pas divulguer ce terrible secret de la guerre, j'eus pris pour la dernière fois congé d'elle, j'emportai comme un miel à mes lèvres le goût de son premier baiser sur la bouche.

O ma Dorothéa!


Il avait été décidé, pour ne pas prêter aux commentaires de la population, que mon père m'accompagnerait seul à la gare, en chapeau de paille et les mains dans les poches, comme s'il s'agissait pour moi d'une courte excursion. Ainsi fut fait. Johann nous suivait à cinq pas de distance, portant ma valise.

Le train s'annonça. Nous le vîmes paraître au déclin de la courbe. Il vint se ranger le long de la petite gare. Il était passablement plus long que d'habitude. Je me dirigeai vers une voiture de seconde classe. Des chants sortaient des wagons de troisième.

Einsteigen!... Fertig!

—Bon voyage, mon fils Wilfrid! Au revoir dans quinze jours!

Le train s'ébranla, cracha sa fumée, tandis que mon père, le conseiller de commerce Hering, saluait du mouchoir et que le domestique Johann ôtait dignement sa casquette.

II

Le trajet jusqu'à Magdebourg n'est pas long. Après Ilsenburg, il y a Wernigerode, puis Dannstedt, puis Halberstadt, où l'on rejoint la ligne de Halle. D'Halberstadt à Magdebourg on met une heure et demie.

Il faisait un temps superbe. Partout régnaient la gaieté, le soleil, la vie normale, paisible et laborieuse. Les gens montaient et descendaient, pressés ou lents, des paniers au bras, des paquets aux mains, les dames en parasol, les hommes le cigare aux lèvres, causant diversement de choses et d'autres, s'abordant, se reconnaissant, s'interpellant. J'aperçus sur le quai d'Halberstadt un groupe d'étudiants de Halle, la casquette sur l'oreille, la badine sous l'aisselle. Des touristes circulaient, des Anglais à Baedeker, des Russes à lunettes d'or. D'entre ces nombreux visages qui passaient ainsi sous mes yeux, y en avait-il un qui trahit une inquiétude? Y en avait-il un seul pour se douter que dans quelques jours peut-être il aurait à changer brusquement d'aspect sous l'effet d'une formidable nouvelle dont il n'avait pour lors aucune idée?

Je ne fus cependant pas sans remarquer qu'à chaque station montaient deux ou trois jeunes gens à l'air préoccupé, munis d'un léger bagage. Il en descendit une cinquantaine à Halberstadt. Quelques-uns avaient comme moi une valise; la plupart, des paysans et des ouvriers, portaient un baluchon de toile nouée. Mais, dans le mouvement de la gare, leur présence ne souleva nulle curiosité.

Nienhagen, Oschersleben, Blumenberg... De nombreux réservistes montaient, qui descendirent à Magdebourg avec moi. Pas un uniforme en gare. Je chargeai un commissionnaire de porter ma cantine à la caserne et m'en fus faire un tour en ville. Tout y était habituel et calme. Les magasins étalaient leurs vitrines, devant lesquelles baguenaudait la foule bourgeoise. Les promeneurs animaient la Kaiserstrasse. Devant le théâtre étaient placardées les affiches d'une troupe estivale. Des enfants se dirigeaient par bandes vers les ombrages du jardin Frédéric-Guillaume. Une seule chose m'étonna: l'absence à peu près complète de soldats, dans cette ville qui à l'ordinaire en regorge.

J'avais encore deux heures de liberté. Je décidai de les employer à me rafraîchir dans une brasserie, car il faisait terriblement chaud. J'entrai au Franziskaner. L'immense taverne était pleine. Je finis cependant par trouver une place et me mis aussitôt à vider des cruchons avec la même soif que si j'avais été notre valeureux Fuchsmajor, le gros von Pumplitz, surnommé Falstaff.

A toutes les tables, des journaux étaient déployés devant le nez alourdi de consommateurs absorbés. Présumant qu'il pouvait être survenu quelques événements importants, je me fis apporter les dernières gazettes et ne tardai pas à être plongé dans cette lecture aussi profondément que mes voisins.

Comme il était à prévoir, la Serbie continuait à faire des siennes. Cette insolente peuplade se refusait à accepter les conditions exceptionnellement modérées de la note autrichienne, forçant ainsi le gouvernement austro-hongrois à rompre les relations diplomatiques. Le ministre d'Autriche avait quitté Belgrade et le ministre de Serbie à Vienne avait reçu ses passeports.

La nouvelle de la rupture des relations diplomatiques avec la Serbie, annonçait-on de Vienne à la Gazette de Magdebourg, a été rendue publique par des éditions spéciales des journaux. La foule massée dans les rues a accueilli la nouvelle par des acclamations en l'honneur de l'Empereur. Partout règne un grand enthousiasme.

Les manifestations à Berlin, mandait l'agence Wolff, ont duré toute la nuit. Un cortège de cent mille personnes a parcouru la ville en chantant la Wacht am Rhein. Devant l'ambassade de Russie des cris hostiles ont été poussés. On a acclamé l'ambassade d'Autriche et l'ambassade d'Angleterre.

Aux dernières dépêches, les informations suivantes étaient données, datant du jour même:

Berlin, 27 juillet.—S. M. l'Empereur a décidé d'interrompre sa croisière sur les côtes de Norvège, pour rentrer directement à Berlin.

Copenhague, 27 juillet.—Le président de la République française, interrompant son voyage, a pris la décision de revenir immédiatement en France.

Il se passait assurément quelque chose. Mais quoi?

Les articles de la presse étaient divers et contradictoires. J'en lus attentivement une douzaine.

Vienne et Berlin, écrivait la Neue Freie Presse, mêlent aujourd'hui leurs sentiments, et des millions d'hommes, dominés par la même émotion, se retrouvent frères comme autrefois. Le peuple a raison: la guerre doit être menée jusqu'à la dernière extrémité.

Cette guerre, exposait la Zeit, décidera du sort de l'Autriche-Hongrie des Balkans, peut-être de toute l'Europe: du sort de l'Autriche-Hongrie, si on la laisse seule avec la Serbie; de celui des Balkans, si un État balkanique intervient; de celui de l'Europe, si la Russie bouge.

Les Dernières Nouvelles de Munich disaient:

L'Autriche veut être libérée de cet éternel danger qui a son origine en Serbie. Nous avons l'espoir que l'Angleterre s'abstiendra de toute intervention dans le conflit austro-serbe, ainsi que dans une collision éventuelle entre la Triplice et la Duplice.

L'Allemagne mobilisera, si c'est nécessaire spécifiait la Deutsche Tageszeitung. Il n'est pas douteux que notre mobilisation ne soit préparée jusque dans ses moindres détails.

Et la National Zeitung insistait, dirigeant plus particulièrement son avertissement du côté de l'Ouest:

La France ne sait-elle pas ce qu'elle entreprend, en voulant, avant d'avoir achevé ses armements, rencontrer de nouveau l'adversaire de 1870? A-t-elle oublié le siège de Paris? Ne ressent-elle déjà plus la perte des cinq milliards qu'elle a dû payer? En a-t-elle assez de la République et désire-t-elle un autre régime? C'est sur la France que l'Allemagne s'indemnisera. Seulement, cette fois, on se servira d'une autre mesure qu'il y a quarante-quatre ans. Au lieu de cinq milliards ce sera cinquante milliards que devra payer la France. Tu l'as voulu, Georges Dandin!

C'était ce qui s'appelle envoyé!

La presse étrangère, dont nos journaux donnaient de larges extraits, laissait en général une impression favorable, à l'exception des feuilles françaises et russes dont le ton, à en juger par les passages cités, me parut suspect.

Le Daily Chronicle disait:

Si l'effort diplomatique en vue de la paix échoue, il ne faudra pas en rejeter la responsabilité sur Londres ou sur Berlin, non plus que sur Paris ou sur Rome, car le seul rayon d'espoir est donné par l'ardent désir de paix des quatre puissances qui ne sont pas directement intéressées dans le conflit.

La presse de notre alliée italienne se prononçait en termes qui me semblèrent fort justes sur la situation.

L'Autriche a absolument toutes les raisons et la Serbie tous les torts, décidait le Popolo Romano. L'attitude de l'Autriche à l'égard de la Serbie ne pouvait pas être plut correcte.

Et la Tribuna, le journal gouvernemental, commentant le voyage du président Poincaré à Saint-Pétersbourg, formulait:

La politique extérieure française a eu deux objectifs en ces dernières années: lier l'Angleterre à la France et à la Russie par un pacte d'alliance et donner à la politique russe une orientation anti-germanique. La France à ce point de vue a complètement échoué.

Quant au socialisme, son pacifisme intransigeant s'exprimait en déclarations catégoriques:

Pour le prolétariat allemand et international, écrivait le Vorwærts le 25 juillet, la situation est claire. Quoi qu'il arrive, le prolétariat ne doit pas se croiser les bras. Si la classe ouvrière est sincère dans son intention de maintenir la paix entre les peuples et d'éviter les conflits internationaux, elle doit être à son poste. Le peuple ne veut pas d'aventure guerrière; il veut une politique qui garantisse la paix.

Sur quoi le leader français Jaurès, lui faisant écho par dessus la frontière, répondait dans son organe l'Humanité:

Tout ce que nous voyons à l'heure présente, dans cette obscurité, c'est que nos camarades socialistes d'Allemagne ont vigoureusement protesté contre le caractère menaçant et offensant de la note autrichienne. Que les socialistes de tous les pays redoublent d'efforts pour éclairer l'opinion et pour opposer leur solidarité à l'épouvantable catastrophe dont est menacé le monde.

J'en étais là de ma lecture, quand je me sentis frappé sur l'épaule.

Guten Abend, Herr Wilfrid, vous êtes donc à Magdebourg?

C'était un ami de mon père, le juge de district Obercassel, dont je fréquentais la maison pendant mon année de volontariat.

—Comme vous le voyez, monsieur le juge de district, je suis ici de passage.

—Quoi de nouveau? Tout le monde va bien, à Ilsenburg?

—Tout le monde va bien, je vous remercie. Mon père fait chaque jour son heure de trapèze, ma mère cultive son piano et mes petites sœurs grandissent.

—Tant mieux, tant mieux, Et vous, Herr Wilfrid? Vous étudiez à Halle, je crois?

—A Halle, parfaitement, monsieur le juge de district.

—Oh! oh! fit-il en m'examinant, mes félicitations! Vous avez ramassé là une superbe balafre. Cela vous va fort bien, mon cher!

Il me secoua cordialement la main, s'assit en face de moi, commanda un litre et, remarquant l'amoncellement de journaux qui formait sur la table une pile presque aussi haute que celle de mes rondelles de cruchons, il demanda:

—Vous avez lu les feuilles du soir? Quelles sont les nouvelles? L'Autriche a-t-elle fait sa déclaration de guerre?

—Pas encore, monsieur le juge de district. Nous en sommes toujours à la rupture diplomatique. Vous croyez donc à la guerre?

—Naturellement.

—Et la médiation des puissances?

—Bêtise! L'Autriche veut avoir la Serbie, elle l'aura! Elle n'en fera qu'une bouchée.

—C'est certain. Mais il y a la Russie. Que fera la Russie?

—La Russie fera ce qu'elle voudra. Cela nous est égal.

—Comment, cela nous est égal? Mais si la Russie bouge, nous intervenons!

—Eh bien, nous intervenons.

—Vous croyez donc aussi à la guerre européenne?

—J'y crois aussi.

—Cependant, notre gouvernement assure qu'il veut la paix.

—Il l'assure, sans doute. Il faut toujours assurer qu'on veut la paix. Mais je pense que c'est précisément pour avoir un bon motif d'intervention qu'il laisse François-Joseph donner tête baissée dans l'affaire balkanique. Vous comprenez que, si l'Allemagne voulait réellement la paix, notre empereur n'aurait qu'un mot à dire pour que tout rentre aussitôt dans l'ordre.

—Ce mot, l'empereur va peut-être le dire. Qui sait s'il ne rentre pas aujourd'hui à Berlin pour cela?

—Je ne le pense pas. L'Allemagne a tout intérêt à une guerre européenne. Jamais la situation ne nous aura été plus favorable: la Russie sans chemins de fer et perdue par ses grèves, la France plus qu'aux trois quarts pourrie, incapable d'un effort militaire, l'Angleterre en proie à la guerre civile et devant forcément rester neutre.

—C'est juste. Mais si la situation nous est si favorable, ne pensez-vous pas, monsieur le juge de district, qu'aucun pays n'osera nous attaquer? Il faudrait donc que ce soit l'Allemagne qui prenne l'offensive? Assumerait-elle la responsabilité de déclarer la guerre?

—Pourquoi pas? Je ne vois pas pourquoi l'Allemagne ne déclarerait pas la guerre, si c'est nécessaire. Offensive, défensive, tout cela ne signifie rien, Herr Wilfrid. En réalité, on se défend toujours, même quand on attaque. Or, nous nous sentons attaqués, parce qu'on ne nous laisse pas faire ce que nous voulons. En attaquant à notre tour, nous ne faisons donc que nous défendre. Il n'y a pas un Allemand qui ne comprenne cela.

—Vous vouiez dire que, de quelque façon que la guerre s'engage, cette guerre ne sera jamais pour nous qu'une guerre défensive?

—C'est exactement ce que je veux dire. Tenez, les socialistes eux-mêmes... Je vois que vous venez de lire cette peste de Vorwærts, fit-il en posant son gros index poilu sur la feuille socialiste... Eh bien, les socialistes eux-mêmes finiront aussi par le comprendre.

Et comme j'avais un geste d'incrédulité:

—Vous verrez, affirma-t-il.

Puis, après avoir allumé un cigare et fait renouveler son litre, le juge de district Obercassel continua:

—C'est maintenant qu'il nous faut agir. Dans quelques années, il serait trop tard. Nous avons besoin de nous étendre, de briser autour de nous des résistances qui pourraient devenir trop fortes. Il nous faut les ports du nord, les mines de fer et les colonies françaises. Il nous faut la Vistule et la mainmise sur la Baltique. Il nous faut l'accès de la Méditerranée et la domination surtout l'empire ottoman. Voilà pour commencer. Dans vingt ans, ce sera le tour de l'Angleterre. Dans cinquante ans, les États-Unis seront allemands, le Brésil de même; le canal de Panama nous appartiendra et nous pourrons alors nous occuper sérieusement de la Chine.

—C'est magnifique! m'écriai-je enthousiasmé.

—Nous ne verrons pas tout cela. Vous peut-être, pas moi. Mais je suis modeste, je mécontenterai d'assister à la première partie de cette colossale trilogie.

Il prononçait tout cela tranquillement, l'œil doucement émerillonné, en ingurgitant à petits coups sa bière blonde.

—Mais j'y songe, fit-il, vous êtes mobilisable, Herr Wilfrid. Vous n'avez encore rien reçu?

J'hésitais à répondre. Mais je voulus maintenir le secret.

—Non, dis-je en rougissant.

—Cela m'étonne, car chez nous l'artillerie et les pionniers sont déjà partis.

—Quand?

—Il y a trois jours. Ils doivent être bien loin maintenant.

—Vous les avez vus?

—Non. Peu de gens les ont vus. Ils sont partis de nuit. Le 26e régiment d'infanterie est également parti, mais la nuit dernière seulement. Il s'est embarqué à la gare de Neustadt.

—Et le 183e?

—Le 183e, on ne le voit pas non plus. Mais je crois qu'il est encore ici. Il doit être consigné dans sa caserne. Est-ce au 183e que vous êtes incorporé?

—Pour le moment, oui. Mais je serai peut-être affecté à son régiment de réserve.

—C'est probable. Vous êtes sous-officier maintenant?

—J'ai été libéré avec ce grade, mais je ne sais si on me le conserverait dans une campagne.

—Oh! certainement. On n'a jamais trop de sous-officiers. Et, si la chance vous favorise, vous ne serez pas longtemps sans avoir le porte-épée. Il y aura vite des trous à combler, expliqua-t-il placidement.

Ceci me rappela la caserne. Je tirai ma montre. Il était cinq heures et demie.

Je réglai ma consommation et, prétextant un train à prendre, je laissai le juge Obercassel dans la salle enfumée du Franziskaner.

—Mes amitiés chez vous, me cria-t-il encore... et bonne chance!... Si vous allez en France, vous m'enverrez une carte postale timbrée de Paris!


La grosse horloge du corps de garde sonnait six heures, quand je fis mon entrée à la caserne. Une vie intense la remplissait du haut en bas. A tous les étages s'agitaient des gestes, s'activaient des silhouettes, à toutes les fenêtres s'astiquaient ou se brossaient des effets militaires. Sous la haute majuscule de leur lettre d'ordre, les multiples portes engouffraient on dégorgeaient un flot incessant d'uniformes. Un sourd remuement continu, sans éclat, sans vacarme, montait ou descendait de partout, coupé de brefs commandements ou du bruissement cadencé des pas. Sur tout un côté de la cour principale étaient alignés trois ou quatre cents hommes en calot rond et vareuse de coutil qui faisaient l'exercice sous les ordres d'un premier-lieutenant et d'une demi douzaine de sous officiers. Des cours annexes parvenaient des odeurs d'écurie, de piscine, de cordonnerie et de soupe au lard.

J'aperçus tout d'abord le lieutenant Kœnig, occupé à dénombrer un amoncellement de bagages à l'entrée du magasin de bataillon. Une liste à la main, il en vérifiait le compte, pendant que deux soldats du train rangeaient les colis et les classaient sous ses yeux. J'allai aussitôt à lui.

—Tiens, Hering! Wie geht's, bester Freund?

—Fort bien. Un peu ahuri seulement par tous ces événements.

—Hein! Qui nous aurait dit aux dernières manœuvres...

—Alors quoi? Nous partons?

—Nous partons. Mais quand, das weiss ich nicht. Le colonel reste mystérieux. Quand avez vous reçu votre ordre?

—Avant-hier.

—Parfait. Avez-vous vu le capitaine?

—Pas encore. J'arrive.

—Eh bien, montez vous mettre en tenue. Je vous rejoindrai dans une demi-heure. Nous irons ensemble. Vous verrez, mon cher, un homme extraordinaire.

—Qui ça, Braumüller?

—Mais non, Kaiserkopf... le capitaine Kaiserkopf. Puis, voyant mon étonnement:

—C'est juste, vous ne savez pas... Braumüller est parti avec l'active.

—Le régiment n'est plus ici?

—Non. Nous autres, nous sommes affectés au cadre de réserve. Nous avons un nouveau capitaine, et c'est le capitaine Kaiserkopf.

—Kaiserkopf..., répétai-je, comme pour me graver dans la tête ces syllabes sonores.

—Vous verrez. C'est un homme... je ne sais pas s'il vous plaira... c'est un homme extraordinaire... Il vient de Torgau.

—Qu'a-t-il de si extraordinaire?

—Vous verrez. A propos, fit Kœnig, ce n'est pas la peine de sortir votre tenue de service. On distribue depuis ce matin les uniformes de campagne. Faites-vous délivrer le vôtre. A tout à l'heure.

—C'est entendu. Mais qu'est-ce que c'est donc que tous ces gens-là, demandai-je, montrant les hommes à l'exercice. Il y a là pour le moins, un demi-bataillon.

—Une compagnie, mon cher, une seule compagnie, la sixième.

—Une compagnie! m'écriai-je. Vous plaisantez.

—Aucunement, mon ami. Toutes les compagnies de notre régiment vont avoir trois cent cinquante hommes sur pied de guerre.

Je restai suffoqué. Trois cent cinquante hommes par compagnie, cela me semblait un chiffre énorme.

Kanonenfutter, murmura philosophiquement le lieutenant Kœnig. Ah! les Français ne se doutent pas de ce qu'ils vont recevoir sur le dos: l'active et la réserve, tout à la fois, et des compagnies de trois cent cinquante hommes!

Sur quoi il se remit à sa besogne d'estampillage.

Je montai à la compagnie. Notre étage bourdonnait comme une ruche en travail. Par les portes des chambrées on voyait les hommes en tricot de coton préparer leurs paquetages, ordonner leur fourniment, graisser leurs bottes. Des sous-officiers s'évertuaient, bougonnaient des instructions, mâchaient des jurons entre leurs dents tabagiques. Une prenante odeur de suée, de pieds et d'aisselles flottait dans les corridors.

Je rencontrai le fourrier Schmauser devant les lavabos.

—Ah! vous voilà, Hering! Je vous ai logé chez le feldwebel Schlapps. Vous ne vous plaindrez pas!

—Le feldwebel est absent?

—Le feldwebel est parti en avant avec le lieutenant-colonel Preuss pour les cantonnements.

—Où?

—Je n'en sais rien.

—Quand partons-nous!

—Je n'en sais rien.

—Mais, savez-vous au moins si nous partons?

—Je n'en sais rien de rien. Tout ce que je sais, c'est qu'on s'occupe de nous cantonner quelque part. Voici la clef du feldwebel. Je vais vous envoyer le tailleur, puis vous irez au magasin d'habillement choisir un casque. Tout le monde est équipé à neuf des pieds à la tête.

—Quel remue-ménage!

—Ne m'en parle pas! Voici deux nuits que je ne dors pas. Les chambrées sont archi-pleines, je ne sais où caser mes hommes.

Tout pénétré de son importance, le fourrier Schmauser épongeait son front moite.

Je trouvai ma cantine qui m'attendait devant la porte du feldwebel. Le logement était des plus confortables. Il se composait de deux pièces donnant sur la cour de la manutention, l'une servant de salon, l'autre de chambre à coucher. Le meuble en était cossu et voyant. Un fort bureau recouvert d'un tapis de peluche écarlate à grosses franges d'or supportait un cabaret à liqueurs, des pots à tabac et quelques livres de service. Sous une panoplie de pipes auréolant de leurs rayons divergeants le portrait en couleur de l'empereur, s'étalait, très fatigué, un large divan bleu de Prusse, devant lequel traînait une peau de renard. Aux fenêtres pendaient de lourds rideaux de panne jaune serin. Les murs tendus d'un papier gaufré à fleurs vertes se hérissaient de pointes de casques, d'aigrettes, de plumets, de crosses de pistolets, de poignards, de fers de lances, de bois de cerfs, de couteaux de chasse et d'armes exotiques. Sur la cheminée, entre deux enveloppes d'obus garnies d'herbes stérilisées, je reconnus la jolie pendule en porcelaine de Meissen que j'avais donnée au feldwebel pendant mon volontariat pour me concilier sa bienveillance. Mais ce qui surprenait le plus dans l'appartement du feldwebel Schlapps, c'était la quantité prodigieuse de souvenirs de femmes qui en ornaient tous les coins et recoins. On ne comptait pas les écharpes, les rubans, les mouchoirs, les débris de gaze, les bouquets fanés, les gants jaunis, les jarretières, les nœuds de chemise qui s'accrochaient à tous les clous, rôdaient sur les meubles, chargeaient des étagères, piquaient les angles des cadres et des miroirs. Les plus intimes de ces objets étaient naturellement dévolus à la décoration de la chambre à coucher, où l'on pouvait voir jusqu'à un pantalon de linon, avec des faveurs roses et des dentelles, servant de têtière à un fauteuil oriental. Le nombre des photographies surtout était considérable: il y en avait de toutes les sortes, dans toutes les poses et dans tous les costumes. Les unes présentaient de sémillants minois en toilette de ville, d'autres des déshabillés suggestifs, d'autres de piaffantes mascarades de théâtre-variété. Il y en avait de poétiques et de provocantes, de sensuelles et de sentimentales, de lascives, de perverses, de triviales; quelques unes même pouvaient être qualifiées de nettement obscènes. Tout ce qui avait passé sur les scènes des music-halls de Magdebourg, sur la piste de son cirque, dans ses tavernes, dans ses confiseries, dans ses bals publics, dans ses bars, sur ses trottoirs ou dans ses maisons louches s'étalait là, paradant, aguicheur, érotique et brutal, témoignage impressionnant des robustes appétits et des succès féminins de notre feldwebel.

J'en étais là de ma contemplation et ma pensée rougissante s'en allait déjà, portée par un courant naturel, errer à la dérive du côté des charmes encore à peine entrevus de ma chère Dorothéa, quand le tailleur Stich entra. Il avait les bras chargés de deux ou trois tuniques et d'autant de pantalons.

—A vos ordres, monsieur l'aspirant. J'ai conservé vos mesures de l'année dernière. Avez-vous grandi? Avez-vous grossi?

—Pas d'un pouce, Stich.

—Alors, fit-il de sa voix nasillarde, voilà qui doit vous aller comme un gant.

Il me présenta un uniforme et m'aida à l'endosser. J'en examinai l'effet dans la grande glace de Schlapps.

C'était le fameux uniforme feldgrau, dont j'avais déjà porté un spécimen aux manœuvres.

La glace me renvoyait mon image guerrière, grise du collet aux genoux. Tout y était feldgrau, jusqu'aux pattes d'épaules, jusqu'aux parements des manches. La couleur du corps d'armée ne se remarquait que par le mince liseré rouge des pattes d'épaules, sur lesquelles s'inscrivait en rouge le numéro du régiment. Un rang de boutons jaunes fermait la tunique. Un passepoil rouge et un galon doré de sous-officier bordaient le collet et les parements.

—Eh bien, murmurait Stich en me tapotant de tous les côtés, il me semble que ça va!

—Ça va.

—C'est un peu ample, mais vous serez mieux à votre aise. Vous n'allez pas à la parade, vous allez à la guerre.

Je lui donnai un mark de pourboire, puis j'allai au magasin d'habillement et à l'armurerie toucher le reste de mon équipement. Je choisis un casque, recouvert de sa housse en toile verdâtre, une casquette avec son bandeau rouge et sa cocarde prussienne, un manteau avec sa patte de drap rouge au collet, une paire de demi-bottes de cuir jaune, un havresac avec sa marmite individuelle, ses sachets à vivres, sa toile et ses accessoires de tente, un ceinturon avec ses trois cartouchières, son étui-musette et son petit bidon, un sabre-baïonnette avec son fourreau bruni et sa fausse dragonne aux couleurs du bataillon et de la compagnie, enfin un fusil avec sa lame-chargeur, sa hausse et son curseur. Tout cela avait pris un certain temps et quand je fus de retour chez le feldwebel, j'y trouvai Kœnig qui m'attendait.

—Et maintenant, mein lieber, allons voir le capitaine Kaiserkopf.

Le bureau du capitaine était situé à l'extrémité de l'étage occupé par notre compagnie. Une sentinelle en tenue de guerre, baïonnette au canon, en gardait l'entrée. Au passage de Kœnig, l'homme rectifia la position et présenta l'arme. Nous fûmes reçus dans l'antichambre par l'ordonnance.

—Monsieur le capitaine est-il là?

—A vos ordres, monsieur le lieutenant. Monsieur le capitaine est là, avec le vice-feldwebel Biertümpel.

Nous pénétrâmes dans une grande pièce qui s'éclairait sur la cour principale par deux hautes fenêtres à stores verts. Derrière un bureau de chêne chargé de dossiers, se hérissait, entre une énorme chope de bière et un revolver de gros calibre, une tête étrange et presque monstrueuse. Sous la casquette à visière un front proéminent, bossué, corroyé comme du cuir de botte projetait une paire de formidables sourcils aux soies épaisses et menaçantes. Le nez se gonflait et bourgeonnait entre les poches des yeux et les puissants méplats des joues aux teintes calcinées. Une rude et gigantesque moustache grisonnante boisait entièrement les lèvres et retombait pesamment autour du menton bestial. Le col rouge, érigé entre les pattes d'épaules plates en argent piquées de leurs deux étoiles, soutenait violemment cette figure énergique et féroce.

Je m'étais figé dans une attitude raide, les talons joints, la main gantée à la jugulaire du casque, attendant que le capitaine Kaiserkopf daignât lever les yeux sur moi. Un crayon à la main, il s'occupait à pointer sur un état d'effectifs des noms que lui défilait la voix éraillée du vice-feldwebel Biertümpel:

—Schuhmacher, Hans; Müller, Jakob; Petermann, Otto; Schnupf, Siegfried...

Cela aurait pu durer longtemps ainsi et j'aurais pu l'examiner encore plus en détail, si, ce qui lui arrivait sans doute à intervalles rapprochés, il n'avait éprouvé le besoin de boire. Sa main velue se porta vers l'anse de sa chope, de gros yeux gris de fer se levèrent, roulèrent un instant sous leurs sourcils énormes et se fixèrent sur moi. J'en profitai pour m'annoncer:

Offiziers-Aspirant Wilfrid Hering!

Il aperçut en même temps Kœnig qui le saluait; il lui tendit deux doigts, puis, montant sa chope à ses lèvres, il y trempa largement sa moustache, tandis que Kœnig prononçait:

—Monsieur le capitaine, l'aspirant Hering est notre meilleur volontaire de la classe 1912. C'est un sujet distingué, qui fera honneur au régiment. Le capitaine Braumüller faisait grand cas de lui.

—Braumüller, Braumüller... grommela le capitaine Kaiserkopf. Ce n'est pas une raison.

—Ce n'est pas une raison, sans doute, monsieur le capitaine, mais c'est une indication.

Schœn, Schœn. Voyons ses notes, Biertümpel.

Puis tandis que le vice-feldwebel feuilletait en dossier:

—Belle mine, solide gaillard, formula-t-il en me jaugeant de son œil gris. Superbe balafre.

—S'il vous plaît, monsieur le capitaine, croassa le vice-feldwebel en lui présentant la feuille qui me concernait.

Le capitaine Kaiserkopf y plongea le nez.

—Ah! voyons... Einjæhrig-Freiwilliger Wilfrid Hering, c'est bien ça... octobre 1912... stimmt... Tenue, bonne; instruction militaire bonne; baïonette, passable... Ah! ah! il paraît que vous n'êtes pas fort sur la baïonnette? Teufel! voilà qui est mauvais, monsieur Hering, voilà qui est très mauvais! La baïonnette, Donnerwetter! c'est capital. Comment voulez-vous vous en tirer, si vous n'êtes pas fort sur la baïonnette? Vous vous ferez embrocher comme un poulet! Voyons la suite. Vous avez en plusieurs fois des prix de tir; c'est mieux. Vous avez obtenu les aiguillettes de soie avec glands; Schœn. Vous avez été promu exempt au bout de six mois de service et trois mois plus tard sous officier surnuméraire. Vous avez subi avec succès votre examen d'officier de réserve et reçu votre qualification avec la note très bien; ce n'est pas mal... Mais, Donnerwetter! il y a encore quelque chose qui ne me satisfait pas, monsieur Hering, pas du tout...

Il engoula une ample rasade, puis continua:

Donnerwetter! dis-je, il y a encore quelque chose qui ne me satisfait pas. Vous n'avez pas, monsieur Hering, paraît-il, la voix assez forte pour pousser convenablement notre hourrah national. Cela, monsieur Hering, c'est impardonnable. Ne savez-vous pas. Donnerwetter! que le hourrah allemand est avec la baïonnette allemande le moyen le plus puissant que connaisse notre infanterie pour jeter la terreur dans les rangs de l'ennemi? Un Allemand qui ne sait pas manœuvrer proprement sa baïonnette, ni pousser hardiment son hourrah ne sera jamais qu'un zéro devant le perfide adversaire. Allons, monsieur Hering, criez après moi: Hourrah!

Son organe fit trembler les vitres. Je rassemblai mon énergie et hurlai avec un souffle que je ne me connaissais pas:

—Hourrah!

—Hourrah! nom de Dieu! hourrah!

—Hourrah!

—Cela manque de coffre. Vous ne buvez pas assez de bière, monsieur Hering.

Je songeai à tout ce que j'avais absorbé peu d'heures auparavant, mais je n'en répondis pas moins avec subordination:

—J'en boirai davantage, monsieur le capitaine.

Le lieutenant Kœnig crut bon à ce moment d'intervenir de nouveau:

—Je vous demande la permission d'ajouter, monsieur le capitaine, que l'aspirant Hering est le fils du conseiller de commerce Karl Hering, de la province de Saxe, possesseur de nombreuses fabriques, membre des conseils d'administration de sociétés importantes, grand propriétaire foncier, décoré de l'ordre de l'Aigle Rouge et admis à la fréquentation de la plupart des familles nobles du pays. Le conseiller de commerce Karl Hering est plusieurs fois millionnaire.

Ce petit discours parut faire une certaine impression sur le capitaine Kaiserkopf. Son visage renfrogné se détendit visiblement et il proféra aussi aimablement qu'il lui était possible:

—Je vous félicite, monsieur Hering, d'appartenir à une bonne famille. Les bonnes familles sont les bonnes familles, chacun sait ça, Sacrament! et l'Allemagne peut compter sur leur dévouement.

Et se levant solennellement de derrière son bureau,—sa stature me parut énorme,—il prononça en faisant le salut militaire:

—Aspirant Hering, êtes-vous prêt à verser votre sang pour Sa Majesté l'Empereur?

Je répondis d'un ton pénétré:

—Je le suis, monsieur le capitaine.

—Pour la patrie allemande?

—Je le suis, monsieur le capitaine.

—Pour votre capitaine?

—Je le suis, monsieur le capitaine.

—C'est bien, fit-il en se rasseyant. Je vois en outre que vous avez eu l'honneur de conduire une demi-section en présence de Sa Majesté, lors de la dernière manœuvre impériale. Je ne puis vous donner de demi-section, car nos cadres sont au grand complet, mais vous commanderez un groupe: ce sera le cinquième de la troisième section. Et maintenant, aspirant Hering, allez: n'oubliez pas le hourrah, la baïonnette... et surtout beaucoup de bière allemande!

L'audience était terminée. Je claquai des talons, bombai le buste et partis au pas de parade, tandis que le vice-feldwebel Biertümpel reprenait d'une voix rauque:

—Staufifier, Fritz; Schmidt, Ruprecht; Schmidt, Anastasius...


Kœnig me rejoignit dans le corridor. Il avait l'air très satisfait.

—Vous avez de la chance, me dit-il, le capitaine a été charmant pour vous.

—Diable! fis-je, qu'est-ce que c'est donc quand il n'est pas charmant!

—Je vous répète que vous avez fait bonne impression.

Je compris alors la tactique de Kœnig et pourquoi il avait tenu à assister à ma présentation, pour diriger sans en avoir l'air, et dans le sens qui pût m'être le plus favorable, cette périlleuse formalité. Je le remerciai vivement de son amitié.

—Et maintenant, proposai-je, il me semble qu'il serait temps de souper. Voulez-vous que nous allions au casino!

—Ce serait avec plaisir, fit Kœnig, mais depuis trois jours, mon cher, nous ne pouvons sortir de la caserne. Les officiers supérieurs seuls ont le droit d'aller en ville. On nous a aménagé une cantine dans la salle d'honneur des sous-officiers. C'est là que nous allons nous rendre.

En passant, nous entrâmes dans la chambrée numéro 35, qu'occupaient mes hommes.

—Fixe! cria le plus ancien en apercevant l'officier.

Aussitôt les sept ou huit soldats présents se précipitèrent chacun devant son armoire et s'immobilisèrent dans la position de front, les mains au pantalon.

—Combien d'hommes dans cette chambrée? interrogea Kœnig.

—A vos ordres, monsieur le lieutenant. La chambre est occupée par vingt hommes, dont quinze du groupe cinq de la troisième section et cinq en supplément.

La chambre, disposée en temps normal pour huit à dix hommes d'un groupe, contenait une dizaine de lits et autant de paillasses destinées à être étendues sur le plancher et pour le moment roulées contre le mur. Chaque armoire servait pour deux hommes.

—Quel est le rôle de service pour demain? demanda Kœnig.

—A vos ordres, monsieur le lieutenant.

L'ancien alla se planter devant une affiche de service dactylographiée, placardée contre le panneau intérieur de la porte, et martela d'une voix sonore:

—A quatre heures et demi, réveil. A cinq heures, appel et revue de chaussures, dans la chambrée, passée par le chef de groupe. A six heures, revue d'effets, dans la chambrée. A sept heures, café. A sept heures trente, inspection d'armes, dans la salle d'exercice. A neuf heures, revue de paquetage, dans la chambrée. A dix heures, examen médical, par le médecin aide-major. A onze heures, revue de compagnie, dans la cour de l'intendance. A midi trente, dîner. A deux heures, revue de bataillon, dans la cour principale. A quatre heures, revue de régiment, dans la cour principale. A six heures, bain. A sept heures, soupe.

Trefflich? fit Kœnig au terme de cette lecture laborieuse. Voici monsieur l'aspirant Hering qui a été désigné pour commander votre groupe. Vous lui obéirez comme à Dieu. J'espère que monsieur le capitaine n'aura pas à recevoir de plaintes sur la discipline du groupe cinq.

Automatiquement, toutes les mains présentes s'étaient levées d'un geste pour le salut militaire.

Je reconnus trois de mes hommes de l'année précédente, les mousquetaires Schnupf, Maurer et Vogelfænger, et les saluai par leurs noms. Il me sembla que mes drôles étaient tout contents de ne pas avoir pour les commander un sous-officier professionnel.

Au sortir de la chambrée 35, nous fûmes surpris par un lointain vacarme qui paraissait provenir des abords de l'escalier K.

—Que diable est-ce là? fit Kœnig.

Nous nous portâmes dans La direction du tumulte. A mesure que nous approchions, une voix de plus en plus tonitruante se dégageait d'une bousculade de meubles, de cris d'effroi et de hurlements de douleur. Les échos en remplissaient le corridor où s'attroupaient déjà des têtes curieuses. Des mots furieusement vomis commençaient à nous parvenir: «Salauds! tas d'idiots! cochons!...»

—Je parie que c'est encore ce buffle de Wacht-am-Rhein! grommelait Kœnig.

Devant la chambrée 17, dont la porte était grande ouverte, un spectacle singulier nous attendait. Au milieu d'une demi-douzaine d'hommes complètement terrorisés et dont deux, le visage tuméfié, saignaient lamentablement du nez sur des seaux, se démenait une sorte de fou furieux, un énorme individu au cou de taureau, au mufle de bête, dont les yeux apoplectiques, la face vermillonnée et la bouche écumante présentaient les signes d'un accès de rage au paroxysme.

—Bougres de salauds! vociférait-il inlassablement... Bougres de salauds! fils de truies thuringiennes!...

Il s'acharnait, pour le moment, de ses deux poings massifs sur un malheureux mousquetaire qui, sans oser bouger, mais bramant tant qu'il pouvait, encaissait stoïquement les coups.

—Bougre de triple salaud... Je t'apprendrai, à force de te l'enfoncer dans les côtes, ton métier de fantassin de Sa Majesté!... Tiens, cochon! En veux-tu encore, verdammter Halunke?... Tiens! tiens!...

Les poings s'abattaient sur la gueule, sur les saillants, sur le crâne du pauvre diable, qui résonnait comme une boule de bois. Deux filets de sang dégoulinaient des lèvres et des ecchymoses rouges péchaient le pourtour des yeux.

—Tiens, Hundsfott!... Tiens, charogne!

Celui qui sévissait d'un poing et d'un vocabulaire si énergique n'était autre, en effet, que le sous-officier Michel Bosch, dit Wacht-am-Rhein, le plus redouté des gradés de la compagnie.

—Quand vous aurez fini, sous-officier Bosch, fit Kœnig d'une voix blanche, j'aurai à vous dire deux mots.

Bosch, dit Wacht-am-Rhein, s'aperçut alors de la présence du lieutenant. Mais, sans se démonter, il porta hardiment la main à son calot et répondit:

—A vos ordres, monsieur le lieutenant. Laissez-moi seulement achever ce sagouin!... C'est une honte, clama-t-il, de voir comme cette chambrée est tenue! Regardez, monsieur le lieutenant, l'alignement de ces sacs!... Et ces lits!... Pas un qui soit à l'ordonnance!... C'est une véritable écurie!... Quel est le porc qui couche ici? continua-t-il en se jetant à coups de bottes sur un lit dont il dispersa de tous côtés les couvertures, les draps, le traversin et la paillasse... Ah! c'est Rohmann? Il n'est pas là?... Celui-ci, je le rattraperai demain! Je le ferai pivoter pendant trois heures au soleil avec le peloton de discipline!... Quant à toi, ausgespucktes Biest! fit-il en revenant sur celui qu'il malmenait à notre entrée, voilà ce qui te revient... Empoche ça, ordure!

Et détachant son sabre-baïonnette, qu'il leva à deux mains par le fourreau, il en asséna un coup formidable sur la nuque du fantassin de Sa Majesté, qui s'abattit sur les genoux en soufflant.

Nous n'en attendîmes pas davantage et quittâmes la chambrée 17 assez dégoûtés. Quelques instants après, Wacht-am-Rhein nous rejoignait sur le palier de l'escalier K.

—Je n'ai pas voulu vous blâmer devant vos hommes, fit Kœnig, mais je trouve, Bosch, que vous y allez un peu rudement.

Wacht-am-Rhein partit d'un éclat de rire et répliqua:

—Si ça n'est que ça, monsieur Kœnig, remettez-vous. Avec ces pachydermes-là, il n'y a jamais de casse, et il faut ça pour les dresser. Ce n'est pas votre système, je sais mais c'est le mien. C'est aussi celui de tous les bons sous-officiers de carrière. Vous êtes lieutenant, c'est vrai, mais je suis plus ancien que vous dans le métier et je connais les hommes. C'est ainsi qu'il faut les mener et non autrement: à la trique! Plus on tape dessus, plus ils seront aptes ensuite à taper sur les autres. Voilà comment on fait de bons soldats prussiens. D'ailleurs, ajouta-t-il plein du sentiment de sa juste cause, j'ai là-dessus l'assentiment du capitaine Kaiserkopf.

—Je n'en doute pas, fit Kœnig. Au reste, là n'est pas la question. Ce que j'avais à vous dire ne concerne pas la façon dont vous traitez vos hommes et qui vous regarde. Mais ne savez-vous pas que nous avons reçu des ordres supérieurs d'avoir à éviter toute cause de bruit dans la caserne? Or, vous déchaînez un tumulte infernal qui s'entend à un demi-kilomètre à la ronde!

—Un demi-kilomètre!... Vous exagérez, monsieur Kœnig. La voix de mes hommes ne porte pas si loin. Je ne peux pourtant pas leur commander de fermer la gueule quand je les étrille! Ce serait de la cruauté. D'ailleurs ils peuvent bien chanter comme des pourceaux qu'on saigne, on n'entend rien du dehors. J'ai étudié l'acoustique de la région, Herr Leutnant on n'entend rien.

—C'est possible, dit Kœnig, mais enfin, il y a des ordres. Contenez-vous.

—Je ferai ce que je pourrai, monsieur Kœnig, mais je ne garantis rien. Si je me contenais par trop, le service en souffrirait. Et le service, sacré mille millions, le service ayant tout!... C'est tout ce que vous aviez à me dire?

—C'est tout.

—A vos ordres, Herr Leutnant.

Wacht-am-Rhein salua et le bruit de ses bottes s'éloigna dans le corridor.

—Quelle brute! s'écria Kœnig, tandis que nous descendions vers la cantine. Mais, mon cher, il n'y a rien à faire. Ces gens sont nos maîtres. Ce sont eux qui tiennent le soldat. Sans eux, pas de discipline. Les sous officiers sont la force de l'armée allemande, et nous nous en rendons compte. Il faut en passer par où ils veulent... Je sais bien qu'il y a les règlements... on a fait quelques exemples... Tout cela ne signifie rien. En fait, nous sommes impuissants... Et puis, ajouta-t-il à voix basse, il y a tant d'officiers qui ont une mentalité de sous-officiers!...


La cantine était pleine de jeunes officiers, quand nous y entrâmes. Quatre ou cinq capitaines seulement occupaient une table. J'allai immédiatement claquer des talons devant eux pour leur demander la permission de rester dans la salle, ce qui me fut accordé d'un signe de tête. Nous prîmes place, Kœnig et moi, en compagnie du lieutenant Schimmel et de l'ancien volontaire Max Helmuth, promu comme moi à la dignité d'aspirant. Je fus heureux de les retrouver. Schimmel était d'ailleurs beaucoup moins sympathique que Kœnig; il cultivait le genre schneidig; mais dans sa figure couturée, auprès de laquelle ma balafre ne devait paraître qu'une modeste écorchure, luisaient des yeux fauves qui ne manquaient pas d'intelligence.

L'ordonnance servit la bière.

Prost!

Prost!

Prost!

Prost!

—Nous sommes prêts, archi-prêts, déclarait Schimmel. Pourvu que cette fois-ci soit la bonne! Vont-ils se décider, à Berlin?

Schimmel, qui avait fait des voyages d'espionnage en France, ne cachait pas son assurance.

—Si je pouvais parler, dire seulement le quart de ce que je sais!... Vraiment, ce sera drôle!... Croyez-m'en, Kœnig. Et ce que je connais n'est qu'une parcelle, une minime parcelle de notre vaste organisation en pays ennemi.

—La ligne de leurs forteresses est solide, observa Kœnig. Il faudra sans doute de grands sacrifices...

—Les hommes sont là pour ça.

—Et puis, monsieur le lieutenant, il y a les trouées, fit Helmuth qui se piquait de stratégie.

—Oui, Charmes, Stenay... Quoi qu'il en soit, messieurs, soyez certains d'une chose, c'est que nous serons sous les forts de Paris avant que les Français aient achevé leur mobilisation. C'est même ce qu'il y a d'ennuyeux pour nous, ajouta-t-il: ce sera si vite fait que notre avancement risque d'en être singulièrement compromis.

Un peu partout, me sembla-t-il, aux diverses tables, les conversations flottaient sur le même thème. Du roulis des voix, des verres et des fourchettes émergeaient des mots plus fortement prononcés: aéroplanes, poudres, calibres, canons de campagne, artillerie lourde, effectifs, coupoles, shrapnells, zeppelins. A la table des capitaines, où fumait une énorme choucroute, une orageuse discussion se déchaînait. Ailleurs déferlaient des rumeurs politiques, où les noms de Serbien et de Russland s'élevaient et revenaient sur des vagues de mépris ou de fureur. J'aperçus le joli lieutenant von Bückling brandissant avec agitation son monocle, tandis qu'en face de son buste corseté, le cinglant premier-lieutenant Poppe battait l'air dans une démonstration qui paraissait géométrique. L'incessante oscillation des têtes qui mangeaient ou se répondaient crêtait vivement le bleu foncé des tuniques et le rouge des cols, que rompait par endroits la note grise des uniformes de guerre arborés déjà par quelques lieutenants. Une forte odeur de charcuterie montait de toutes parts, pendant qu'entrait par les fenêtres ouvertes le sourd grondement de la caserne et que, du haut de sa place d'honneur, dans son pesant cadre doré, un grand portrait de Bismarck dominait de sa moustache énorme cette scène animée.

—Avec tout ça, qu'allons-nous manger? demanda Kœnig en consultant le menu. Messieurs, on nous offre des côtelettes de porc à la sauce bordelaise, du bœuf à la mode, du ragoût de veau, du poulet chasseur, des tournedos portugaise...

—C'est une honte, s'écria Schimmel à cette énumération, de voir combien de mots étrangers encombrent encore notre langue allemande. En cuisine, notamment, c'est un véritable scandale. Nous ne manquons pourtant pas d'excellents termes allemands pour remplacer tous ces intrus. Quand purgera-t-on nos menus de ces vocables français qui les déshonorent?

—Vous avez raison, fit Kœnig en riant. Mais comment, par exemple, remplaceriez-vous le mot «Kotelett»?

—Par le mot bien allemand de Rippe. Une côtelette de porc, c'est une Schweinsrippe.

—Et la sauce bordelaise?

—Rien de plus simple. La sauce bordelaise est une sauce au vin rouge. Nous dirons donc Rotweinsauce.

—Ah! pardon, vous laissez le mot Sauce!

—C'est juste. Alors Rotweintunke ou Rotweinbeiguss.

—Bravo! applaudîmes-nous.

—Et le bœuf à la mode? demanda Kœnig.

—Le bœuf à la mode? Voyons... Que diriez-vous de Sauerbraten?

—Ça va, mais c'est moins savoureux qu'en français. Comment vous en tirerez-vous maintenant avec le ragoût de veau?

Schimmel réfléchit, plissa un instant sa figure ravagée puis accoucha:

Brauneingemachtes Kalbfleisch.

—Un peu pénible, jugea Kœnig, mais on peut l'accepter.

—Pour le poulet chasseur, continua Schimmel satisfait de son succès, je vous proposerai ceci: Huhn mit Edelpilzbeiguss. Voilà qui me semble réussi.

—Réussi indiscutablement, approuva Helmuth.

—Quant aux tournedos portugaise... portugaise... Ma foi, c'est plus difficile! avoua Schimmel embarrassé.

Nous nous mîmes tous quatre à chercher. Le mot «portugaise» contenait tant de choses qu'il semblait presque intraduisible. Je suggérai cependant: Perlzwiebeln-und-Tomaten-Lendenschnittchen, et j'eus le plaisir de voir ma traduction adoptée à l'unanimité.

—Et voilà, conclut Schimmel avec un geste tranchant, voilà à quoi nos Herren Professoren devraient bien s'occuper, au lieu de perdre leur temps à fatiguer nos jeunes gens par l'étude des racines grecques.

—Fort bien, fit Kœnig en reprenant le menu qui avait passé de main en main, mais il s'agit pour le moment de décider ce que nous allons commander. Sera-ce des Schweinsrippen mit Rotweinbeiguss, du brauneingemachtes Kalbfleisch ou des Perlzwiebeln-und-Tomaten-Lendenschnittchen?

—Pour moi, dit Schimmel, je prendrai simplement une bonne choucroute à l'allemande.

—Moi aussi, dit Kœnig.

—Moi de même, fit Helmuth.

Je ne pus que me rallier à ce choix général, et bientôt une magnifique choucroute, abondamment garnie de saucisses de Francfort et de jambon de Westphalie, faisait rivaliser notre table avec celle des capitaines.

—Oui, messieurs, reprit alors le lieutenant Schimmel, je vous disais qu'il nous faut souhaiter la guerre. Je ne m'occupe pas de politique, moins encore d'économie politique, et je suppose qu'à ces deux points de vue la guerre aussi ne pourra que nous valoir des avantages. Je ne me place qu'au point de vue militaire; mais là je sais bien une chose, c'est que jamais l'Allemagne n'a été plus prête; et j'en sais bien une autre, c'est que la France ne l'est pas. J'ignore ce qui se passe du côté russe; je ne connais de la Russie que ce qu'en dit le Militær Wochenblatt; mais Poppe, qui l'a pratiquée, déclare qu'elle est encore moins prête que la France. Alors, que risquons-nous?

—Rien, c'est bien clair, dit Helmuth.

—Plusieurs fois déjà, continua Schimmel sans cesser de mâcher sa choucroute, plusieurs fois nous avons laissé fuir l'occasion. Cinq, si je compte bien, depuis 1871. La dernière, c'était lors de l'affaire d'Agadir. Mais nous avions un point faible, qui était l'aviation.

—Votre avis, demanda Kœnig, est que notre aviation est maintenant supérieure à l'aviation française?

—Très supérieure.

—Je parle des aéroplanes, non des dirigeables.

—J'entends bien. Extrêmement supérieure. Ce n'est pas parce qu'ils exécutent des tours de clown la tête en bas que cela change quoi que ce soit à la situation. Ces prouesses, militairement, ne signifient rien.

Ganz richtig, approuva Helmuth.

—Aujourd'hui, reprit Schimmel, nous leur damons le pion en tout... En tout, vous m'entendez bien!... Notre infanterie, vous la connaissez aussi bien que moi, Kœnig. Notre cavalerie, magnifique. Notre artillerie, splendide. En tout, vous dis-je!... Notre train, notre génie, nos services de communications, tout est parfait, tout est au point. Il n'y a plus qu'à marcher.

A l'ouïe de ces propos réconfortants, mon jeune cœur d'Allemand se soulevait d'enthousiasme et se délectait d'espérance. Je voyais nos innombrables troupes franchir victorieusement la frontière et se répandre en pays ennemi. Tout cédait à leur approche, les régiments s'effondraient, les divisions se disloquaient, les murailles bétonnées sautaient, les coupoles d'acier volaient en éclats. Successivement les villes se rendaient et les provinces tombaient. C'était d'abord Nancy, l'orgueilleuse cité lorraine, avec ses grilles, ses balustres, ses palais; puis, nos obusiers nous frayant violemment passage, nos armées envahissaient la Champagne, débordaient sur la Bourgogne, la Brie, le Valois, coulaient irrésistiblement vers Paris. Troyes, Reims, Soissons succombaient. L'inondation poursuivait sa marche torrentielle, gagnait la Normandie au nord, la Beauce au sud, et tandis qu'un ouragan de fer et de feu noyait et broyait Paris, que la double ceinture des forts crevait comme une digue impuissante et que, dans une dégringolade effroyable de poutrelles, de tôles, de fermes, de chevrons, la tour Eiffel, haute de trois cents mètres, venait s'écraser pitoyablement sur le sol, de nouveaux flots dégorgeaient inextinguiblement des bondes de l'est, où Verdun, Toul, Epinal, Belfort ne formaient déjà plus que des amas de ruines fumantes.

Sans m'abandonner aux perspectives lointaines qu'avait ouvertes devant moi le juge de district Obercassel, je croyais déjà toucher des yeux cet avenir si proche qu'en l'espace d'un mois la réalisation en pouvait être acquise. J'assistais en imagination à l'entrée triomphale de notre armée de l'Ouest, notre fier Kronprinz à sa tête, dans la capitale française abattue. J'entendais les puissants appels du Deutschland, Deutschland über alles rugis par douze musiques de régiment à la fois sur la place de la Concorde. A Versailles, un nouveau couronnement se préparait. Amiens, Rouen, Chartres étaient occupés, Orléans enlevé, la Loire franchie, Bourges saisi, Lyon investi. Partout les populations se soumettaient et les pantalons rouges fuyaient; les convois de prisonniers s'acheminaient par milliers sur l'Allemagne. Quelques semaines encore et le Midi rayonnant s'ouvrait aux pas des cohortes germaines extasiées. Le sol du Languedoc était foulé; la Provence huileuse recevait l'empreinte de nos talons. Et par un matin flamboyant, un escadron de nos hussards, débouchant d'un vallon touffu d'orangers, découvrait tout à coup la Méditerranée baignée de soleil, tandis que leurs chevaux, le poitrail haletant et la crinière gonflée, reniflaient le vent brûlant de l'Afrique.

—Quelle gloire! murmurai-je, emporté par mon rêve.

—Et surtout, dit Kœnig, dont la pensée semblait avoir pris un cours semblable à la mienne, surtout quel bienfait pour le monde!... Nos mœurs, nos arts, notre science affirmant leur suprématie; notre langue et notre littérature se conquérant de nouveaux domaines: nos qualités nationales imposant leur supériorité et démontrant leur valeur: l'ordre, la discipline, le travail, la ténacité, l'honneur, l'amour du droit et le respect de la parole jurée; notre bonne foi et notre fidélité germaniques triomphant de l'intrigue, du mensonge et de l'envie; enfin, tout l'univers s'élevant à la culture allemande, qui n'est autre, messieurs, nous pouvons le déclarer sans orgueil, que la culture elle-même.

Schimmel avait suivi ce petit discours d'un œil ironique.

—Tout cela, dit-il, mon cher Kœnig, est fort beau: mais c'est de l'idéalisme! Pour moi, si ma philosophie n'est point incapable de concevoir de si belles choses, elle se contente à moindre compte. Dans quelques jours, peut-être, s'il plaît à Dieu, nous serons en France. Nous y serons hors de toute loi, sinon celle de la guerre, exempts de toute contrainte autre que le succès de nos armes et le bon plaisir du guerrier. Rien qu'à y songer, je me sens déjà plein de joie et d'ardente convoitise. Quel pays que la France! Quelles femmes, quels vins, quelles richesses!... Voilà la réalité, voilà ce qui est appréciable et tangible... La culture, c'est très bien. Vous la répandrez, je n'en doute pas, mon cher Kœnig, vous et vos pareils. Mais croyez-moi, laissez cela aux professeurs, qui s'en chargent. Nous autres, nous sommes des soldats. Nous risquons notre peau, mais nous y trouvons le bénéfice de compensations immédiates. Pour moi, si, comme je l'espère, je rentre en France le sabre au clair et à la tête de ma section, je veux bien me battre, bien tuer, bien manger, bien boire et bien b..... Après quoi, je m'en f... et je laisse la place aux professeurs... Prosit!

Peu à peu Schimmel avait élevé la voix et quand, parvenu au bout de son couplet, il eut haussé victorieusement son verre, de sonores hourras partirent des tables voisines.

—Bravo!... Hoch Schimmel!... Voilà qui est parler! criait-on de divers côtés.

Le premier-lieutenant Poppe se dérangea pour venir lui serrer la main, et la table des capitaines elle-même fut secouée d'un frémissement joyeux.

Les échos de cette animation générale ne s'étaient pas encore calmés, que la porte de la salle s'ouvrit. Elle livra passage au major von Nippenburg, qu'accompagnait le capitaine Kaiserkopf. Tout le monde se leva.

C'était un homme d'une cinquantaine d'années, replet et rose, sans un poil sur la nuque, non plus que sous le busc de son nez d'épervier. Ganté, sanglé, la casquette profondément enfoncée sur le crâne, la torsade à deux brins aux épaules, la cravache sous l'aisselle et les jambes arquées par l'exercice du cheval, il avait l'air tout à la fois burlesque et matamore. Auprès de lui, le capitaine Kaiserkopf paraissait un colosse.

—Bonsoir, messieurs, dit-il. Je vous en prie, reprenez place.

Il circulait de table en table, saluant aimablement du geste.

—Vous n'êtes pas très commodément installés... Vous êtes à l'étroit, messieurs... Vous regrettez votre casino...

—D'autant plus, fit la grosse voix de Kaiserkopf, que ces bougres de sous-officiers nous font ici à côté un sabbat... Potztausend!

Cette observation déchaîna une franche hilarité. Le fait est que les sous-officiers du régiment, qui avaient leur cantine dans la salle voisine, ne se gênaient guère pour procéder à leur vacarme habituel, dont, chaque fois que la porte s'ouvrait, nous percevions les éclats et le grossier tintamarre.

—Que voulez-vous, messieurs... poursuivait le major. A la guerre comme à la guerre!

A peine avait-il laissé choir ces mots qu'un vif émoi s'emparait des assistants. Des officiers se précipitaient:

—La guerre!... Vous avez dit la guerre, monsieur le commandant?... Est-ce la guerre?...

Assailli de la sorte, le major ne vit d'autre ressource que de lever au plafond ses bras courts.

—Je vous en prie, messieurs, chevrota-t-il, calmez-vous... Je n'ai pas dit la guerre... Si j'ai dit la guerre, c'était sans y prendre garde, dans l'emploi d'une expression usuelle à laquelle je n'attachais pas d'autre importance... Je ne sais rien, messieurs... Je vous assure que j'ignore tout... Comme vous, j'attends... Calmez-vous, messieurs, je vous en supplie...

—Calmez-vous donc, nom de Dieu! tonitrua le capitaine Kaiserkopf. Le major von Nippenburg vous dit qu'il ne sait rien: c'est qu'il ne sait rien.

Cette injonction eut raison du tumulte. Que le major von Nippenburg sût quelque chose qu'il ne voulût pas dire ou que vraiment il ne sût rien, le résultat en était le même et la conséquence identique: la patience.

Ce fut le moment de me lever de nouveau, de faire trois pas à la rencontre du major qui s'avançait vers notre table et de me présenter à lui. Il voulut bien me reconnaître, m'adressa plusieurs questions et me demanda des nouvelles de mon père. Cet accueil ne manqua pas d'impressionner le capitaine Kaiserkopf.

Gewiss, fit celui-ci, je crois que nous pouvons compter sur ce jeune gaillard. J'ai vu ses notes, qui sont bonnes, et je lui ai confié le cinquième groupe de la troisième section.

—Montrez-vous digne de cette confiance, monsieur Hering, me dit le major, et nous pourrons, je l'espère, avant qu'il soit longtemps, vous octroyer le porte-épée.

Il s'informa du bagage des officiers dont le lieutenant Kœnig avait été chargé.

—Tout est en règle, monsieur le commandant; le train n'a plus qu'à enlever.

—Bien, bien, très bien... Je vois que l'esprit est excellent, fit-il en explorant de nouveau du regard la salle rumorante. Je suis très satisfait...

Puis, après nous avoir encore adressé un petit salut de la main, il se dirigea vers la table des capitaines, y prit place et, les ordonnances accourues, après s'être longuement concerté avec son acolyte, commanda un punch.

—C'est un malin, murmura Schimmel; il se rend populaire. Ce n'est pas le major von Putz, du premier bataillon, qui en ferait autant. Tous les supérieurs sont en ville, au Fürstenhof, au Theatergarten ou chez le général, tandis que nous moisissons ici à ne rien savoir.

Pour moi, je ne me sentais aucunement moisir. Très content de moi-même et des égards que je m'étais vu témoigner, heureux de me trouver dans cette atmosphère militaire et dans la compagnie de ces officiers distingués, je ne demandais qu'à jouir de ma situation présente, en attendant tranquillement les événements. Je m'enquérais de ce qu'étaient devenus ceux de mes anciens camarades que je n'avais pas revus, l'enseigne Wollenberg, l'exempt Lothar, le volontaire Otto Fuchs et le baron Hildebrand von Waldkatzenbach. On m'informait alors que Wollenberg était parti avec l'active, ainsi que l'exempt Lothar, nommé sous-officier, tandis que Fuchs, non encore mobilisé, était désigné pour le bataillon de dépôt. Quant au baron Hildebrand von Waldkatzenbach, qui avait raté l'examen d'officier de réserve, son rang d'aspirant, à ce que m'apprenait Helmuth, avait cependant fini par lui être concédé sur l'intervention d'une princesse appartenant à une famille souveraine. Nous ne tarderions pas à le revoir parmi nous.

Tout cela me ravissait d'aise. Halle et son université étaient bien loin. Je me sentais militaire dans l'âme, et je me demandais déjà si je n'avais pas menti à ma vocation, si je n'aurais pas dû, comme Wollenberg, arborer la cocarde de l'enseigne, plutôt que de coiffer la casquette orange du corps d'étudiants de Teutonia.

Au reste, le bruit croissant et la mêlée dissonante où la forte voix du capitaine Kaiserkopf grondait sans effort comme une basse persistante, la fumée des pipes et des cigares, le brandissement des chopes, le scintillement des liqueurs conféraient de plus en plus à cette réunion le caractère d'une vaste kneipe. Un bourdonnement continu provenait de la salle des sous-officiers, gonflé d'échos de disputes et de braillements de chants. De temps en temps la porte s'ouvrait, un officier entrait ou sortait, et le charivari devenait alors énorme. Dominant toutes les autres, une voix avinée, où l'on ne pouvait reconnaître que celle du sous-officier Michel Bosch, gueulait:

Zum Rhein, zum Rhein, zum deutschen Rhein!

Wer will des Stromes Hüter sein?

Lieb Vaterland, magst ruhig sein:

Fest steht und treu die Wacht am Rhein!

Puis la porte se refermait, le tapage s'assourdissait et le brouhaha des officiers reprenait le dessus.

Il était près de minuit et j'avais beaucoup bu. Mon cerveau commençait à se brouiller, mes yeux à se fermer; je ne les maintenais ouverts qu'à la force d'une volonté fléchissante.

Zum Rhein, zum Rhein, zum deutschen Rhein...

Le beuglement de Wacht-am-Rhein me réveillait en sursaut.

—Allons, Hering!... Moi, fit Kœnig, je vais me coucher. Demain réveil à quatre heures et demie!

Je me levai lourdement pour le suivre. Il me sembla que je titubais.

Quelques minutes plus tard, j'avais regagné mon logement et, déshabillé aussi rapidement que me le permettaient mes gestes vagues, je me jetais avec délice sur le lit du feldwebel Schlapps et sous ses photographies de femmes, tandis que, dans la chaleur de la nuit et le ronflement de la caserne endormie, me parvenait encore, par la fenêtre entr'ouverte, une lointaine et confuse clameur, que perçait comme une vrille le refrain belliqueux:

Fest steht und treu die Wacht am Rhein,

Fest steht und treu die Wacht, die Wa-a-acht a-a-am Rhei-ei-ein!...

III

A quatre heures et demie, une diane aigrelette me réveilla. Je sautai hors de mon lit. A cinq heures précises, j'entrais dans la chambrée 35 pour inspecter mes hommes.

Tout y était prêt et en ordre. Mon groupe se composait de quinze hommes, dont un exempt: quatre avec deux ans de service et onze réservistes des trois classes précédentes.

Chacun d'eux me présenta sa double paire de chaussures: les bottes en cuir fauve et les brodequins à lacets. J'en vérifiai la condition, m'assurai de leur état de neuf et de leur appropriation aux pieds auxquels elles étaient destinées. Puis j'examinai les accessoires: la brosse à décrotter, la brosse à cirage, le tube de cire, la botte à graisse, la capsule de clous et les semelles de rechange, constatant que chacun en possédait la collection.

La visite des effets d'habillement occupa une seconde heure. Mes hommes allèrent ensuite déjeuner, et je les retrouvai dans la salle d'exercice, où avait lieu l'inspection d'armes, à laquelle je fus moi-même soumis.

A neuf heures, selon le programme, on continua par l'examen des paquetages. Chaque sac fut ouvert, vidé, refait, bouclé, pesé, il y avait de quoi s'étonner à tout ce qu'il pouvait contenir: on y trouvait un bourgeron de coutil, un caleçon et une chemise de rechange, un bonnet de police, deux paires de chaussettes, des bandes de toile, deux mouchoirs, une brosse à habits, une brosse à fusil, une brosse à dents, une brosse à cheveux, un pain de savon avec sa boîte, un peigne, un miroir, une paire de ciseaux, un dé, du fil noir, du fil blanc, des aiguilles, un couteau, une cuiller-fourchette, un nécessaire d'armes avec étoupe, burette, flacon d'huile et lavoir. Autour du sac s'enroulait la capote et derrière s'appliquait la marmite. Le tout pesait onze kilos. L'équipement comportait en outre une musette à vivres pouvant tenir deux rations, un bidon coiffé de son gobelet, le ceinturon de cuir fauve et les trois cartouchières. Ainsi harnaché, l'homme était complet.

L'inspection de tout cet attirail provoquait une bruyante activité dans les chambrées. Les magasiniers et caserniers couraient partout, hélés de droite et de gauche, recevant des plaintes ou des ordres, prenant hâtivement note de ce qui était défectueux ou manquait, leurs bras et leurs paniers chargés d'objets de fourniment et les yeux hors de la tête. Méthodique et inquisiteur, Schimmel procédait à la visite successive des groupes de sa section. Ses observations étaient brèves et cinglantes. Du premier coup d'œil il jaugeait une escouade et son flair le portait infailliblement sur l'homme qui n'était pas au point. Un regard torve au sous officier responsable, qui avait ensuite toute latitude d'exercer sa vindicte sur le malheureux qui l'avait fait prendre en faute. J'eus la chance d'échapper à cette courte honte: mes hommes se présentèrent sans un accroc. Mais ailleurs, tout ne se passait pas aussi tranquillement; on entendait gronder, glapir ou tonner, et du côté de Wacht-am-Rhein ça chauffait.

Aussi, quand, à onze heures, nos trois sections se trouvèrent rangées le long de trois côtés de la cour de l'intendance, en ordre serré, sur deux rangs à quatre-vingts centimètres, les vingt-six sous-officiers, les cinq signaleurs, les deux tambours et les deux cornets en serre-files, la compagnie du capitaine Kaiserkopf, tout équipée de neuf, brossée, rasée, astiquée, offrait-elle un aspect magnifique. Et lorsque, au commandement de «Garde à vous!» mugi par le capitaine et sur deux roulements brefs des tambours, tous les corps se cambrèrent, s'immobilisèrent, le bras collé à l'arme, le regard fixe et le nez roide, nous comprîmes le geste orgueilleux par lequel Kaiserkopf, présentant sa troupe au major von Nippenburg, comme une armée de soldats de plomb sortis correctement de leur boîte, avait l'air de lui dire:—Est-ce joli, ça, Donnerwetter! est-ce propre, est-ce dressé!

A mon grand étonnement, il n'y eut pas de manœuvre, pas le moindre mouvement d'arme ou de marche. Assistés du premier-lieutenant Poppe et du vice-feldwebel Biertümpel, les deux officiers passèrent lentement le long de la ligne, s'arrêtant tous les quatre ou cinq pas pour vérifier un harnachement, soupeser un sac, tapoter une cartouchière, discutant longuement à voix basse sur un détail d'équipement, la ternissure d'un bouton ou la pression d'une courroie. C'était bien une revue, au sens précis du terme, et point du tout une parade. De temps en temps, ils faisaient sortir un homme du rang.

—Oui, toi, le grand blond... Comment t'appelles-tu?

—Bohnenstengel.

—Au pas gymnastique trois fois le tour de la cour!

Et quand l'homme revenait, rouge et suant, on se jetait sur lui pour le mesurer de droite et de gauche, de biais et d'équerre, et supputer l'équilibre de son ajustement.

—Trois centimètres de déviation pour le sac, deux pour le ceinturon! annonçait Kaiserkopf.

Ou bien, on lui faisait prendre plusieurs fois de suite la position de tir à genou, de tir accroupi, de tir couché; on lui donnait l'ordre de mettre le havresac à terre, de le déboucler, d'en extraire la boîte à graisse ou la brosse à dents, de le reboucler et de le réendosser, le tout aussi rapidement que possible. Le soldat s'y bousculait de toute son énergie.

—Cinquante-quatre secondes! constatait alors, chronomètre en main, le capitaine Kaiserkopf.

Le major hochait du menton et le premier-lieutenant Poppe relevait d'un doigt sa moustache.

On termina par une inspection détaillée des sous-officiers et des quatre musiciens. Il était midi trente-cinq quand retentit le commandement libératoire: «Rompez!» Pour la première fois de ma vie militaire je n'avais entendu prononcer aucune punition.


Je retrouvai à la cantine la société de la veille, beaucoup augmentée, car tout le monde était présent. Faute de place, plusieurs officiers mangeaient debout. Le major von Putz lui-même était là, ventripotent et très excité, car tandis que nous avions notre revue de compagnie dans la cour de l'intendance, il passait la revue de son bataillon dans la cour principale.

—Superbe! criait-il. Quinze cent soixante-dix hommes! Je n'ai jamais vu un bataillon pareil. Il me semblait que j'étais général de brigade!

Je m'informai des nouvelles. La matinée avait été si occupée que personne n'avait encore lu les journaux. Kœnig, qui en détenait un, le dévorait en même temps que son ragoût de porc, ou, pour parler comme Schimmel, son eingemachtes Schweinfleisch.

—Rien, disait-il, rien de nouveau. L'Angleterre propose de régler le conflit dans une conférence. L'Italie veut une médiation des quatre puissances non intéressées: Italie, Grande-Bretagne, France et Allemagne. Vous verrez que tout cela finira en douceur.

Verdammter Schwindel! bougonna Schimmel, nos diplomates ne f..... donc rien?...

En attendant que nos diplomates voulussent bien f... quelque chose, je fus charmé de voir paraître à mes yeux l'objet choyé d'une diplomatie princière, le baron Hildebrand von Waldkatzenbach en personne.

—Ah! cher ami!... arriva-t-il vers moi la main tendue.

Je dois expliquer que j'étais devenu son «cher ami» pour lui avoir prêté souventes fois de l'argent, ce dont je n'étais pas peu fier, et ces emprunts réitérés du noble Hildebrand à ma bourse étaient même, à ma connaissance, une des rares preuves d'intelligence qu'il eût jamais données.

—Cher ami... khrr, khrr... je suis enchanté...

Je dois ajouter en outre que ce cher ami ne pouvait prononcer trois paroles sans les interrompre d'une sorte de râclement de la gorge, très aristocratique sans doute, mais qui rappelait d'assez près le jurement d'un chat en colère. Ses quatre poils de moustache hérissés et ses yeux verts changeants achevaient de lui conférer sa ressemblance avec ce félin.

—Je suis enchanté... khrr, khrr... de vous revoir. J'ai passé brillamment mon examen. Je viens d'entrer... khrr, khrr... avec mon grade dans la compagnie... khrr, khrr... du capitaine Tintenfass.

—Très heureux... tous mes compliments, cher baron.

—Savez-vous qu'on m'a promis... khrr, khrr... le porte épée pour dans quinze jours?

—Vraiment?

—Oui, cher ami, pour dans quinze jours... khrr, khrr... s'il y a la guerre.

—Sapristi!... Et vous croyez à la guerre?

—Si j'y crois... khrr, khrr!... J'ai des renseignements certains.

—Ah! ah! voyons? s'écrièrent Kœnig et Schimmel intéressés.

—Je tiens mes informations... khrr, khrr.. de haute source. La guerre éclatera... dans quatre jours. Elle nous sera déclarée... khrr, khrr.. par la Russie. Vingt-quatre heures après... khrr, khrr... nous envahissons la France.

—Par où? demanda Schimmel.

—C'est le secret... khrr... du grand État-major. Mais je consens... khrr, khrr... à le trahir pour vous. Sachez donc, meine Herren, que tandis que nous portons trois armées sur la frontière... nous en jetons quatre autres... khrr, khrr... sur la Suisse.

—C'est impossible, déclara Kœnig.

—Je sais ce que je dis... khrr khrr... affirma le baron Hildebrand von Waldkatzenbach. Quatre armées. Le Rhin franchi sur vingt points à la fois... khrr, khrr... nous bousculons les Helvètes... khrr, khrr... et les rejetons dans leurs montagnes. Le plateau est à nous. Zurich, Berne, Fribourg occupés... khrr... Lausanne emporté... khrr... Genève pulvérisé... khrr, khrr... Par toutes les passes, routes, vallées du Jura, nous débordons sur la France surprise... khrr, khrr... Besançon, Dijon, Lyon sont saisis... khrr... le Creusot, Bourges détruits... khrr... la France coupée en deux... khrr, khrr... Pendant que nous tenons la ligne de la Loire, l'armée de Metz rompt la digue de Verdun... khrr... Nous marchons sur Parie par l'est et par le sud. Nous dirigeons une armée sur Bordeaux... khrr... une autre sur Toulon... khrr... En deux mois, la France annihilée est réduite à se rendre... khrr, khrr... Nous l'occupons avec notre landwehr... khrr... et nous retournons l'active sur la Russie... khrr, khrr... Tel est, meine Herren, le plan du grand État-major... khrr, khrr, khrr...

—Vous êtes fou! s'écria Kœnig qui avait suivi ce développement avec une impatience marquée. Tout ce beau plan pèche par la base. La Suisse est un pays neutre et l'Allemagne n'envahira pas un territoire dont la neutralité a été reconnue par l'Europe.

Démonté par cette simple observation, le baron n'eut d'autre ressource que d'arguer de son ignorance.

—Tiens, fit-il, la Suisse est neutre?... khrr, khrr... Vous me l'apprenez... khrr... On m'avait pourtant affirmé...

—On vous en a conté, mon bon. La neutralité helvétique est inviolable et constitue pour nos armées un obstacle beaucoup plus infranchissable que celui des forteresses françaises. Nous ne pouvons passer par la Suisse.

—Ce ne serait pourtant pas si bête, murmura Schimmel pensif.

—Ce ne serait pas si bête évidemment, dit Kœnig, mais ce serait déloyal. Or, l'Allemagne ne peut faire une guerre déloyale. Notre force, c'est notre droit.

—Que faites vous donc de la formule de Bismarck: la force prime le droit?

—Jamais Bismarck n'a voulu dire que là où le droit existe, la force n'a pas à le respecter, répliqua Kœnig avec irritation. Bismarck entendait que là où le droit n'existe pas ou est contestable, la force le crée, ce que j'admets. Ainsi dans la question de l'Alsace-Lorraine...

—La force était de notre côté, fit Schimmel.

—Oui, reprit Kœnig. Mais le droit n'était pas du côté de la France. La France avait conquis l'Alsace-Lorraine par la force, nous la reconquérions par la force: rien de plus légitime. Il en est autrement d'un droit reconnu par l'Allemagne, comme l'état de neutralité permanente de la Suisse. Jamais Bismarck n'aurait conseillé, même dans un intérêt stratégique éminent, la violation du territoire suisse.

La discussion se poursuivit quelque temps, coupée par les «khrr, khrr» du baron et les «parfaitement», «très juste» de Max Helmuth, lequel approuvait successivement toutes les répliques des interlocuteurs, y compris les gargouillements de Waldkatzenbach, dont la noblesse équivalait pour lui à la dignité d'officier. On parla du Danemark, du Hanovre, du partage de la Pologne et l'on fût remonté aux invasions des Barbares, si un incident imprévu ne s'était produit, qui mit en révolution toute l'assemblée des dîneurs.

Nous étions justement en train de partager la Pologne en même temps qu'un superbe poulet, quand nous vîmes entrer comme un bolide l'adjudant du régiment, le premier-lieutenant Derschlag. Il accourait tout essoufflé, la tunique fumante sous l'écharpe en sautoir. Cette survenue sensationnelle avait suffi pour arrêter toutes les conversations et suspendre toutes les fourchettes.

—Messieurs, j'arrive... bégayait-il, j'arrive des bureaux de la Gazette de Mag... de Magdebourg. On vient de recevoir... une dépêche. J'en ai pris... pris copie. Je vais... vous la lire.

Il tira un papier mouillé de sa poche intérieure, souffla encore quelques instants, puis commença d'une voix à peine moins haletante:

—«Vienne, 28 juillet»... Messieurs, c'est une dépêche de Vienne.... «Le Journal officiel de la double monarchie publie la déclaration suivante... suivante, signée du ministre des Affaires Etrangères, le comte Berch... Berchtold: Le Gouvernement royal de Serbie n'ayant pas répondu d'une manière satis... satisfaisante à la note qui lui avait été remise par le ministre d'Autriche-Hongrie à Bel... Belgrade, à la date du 23 juillet 1914, le Gouvernement impérial et royal se trouve dans la né... se trouve dans la nécessité...

On eut entendu voler une mouche. Seul un monosyllabe sonore du capitaine Kaiserkopf tomba comme une bombe:

Sauf!

—«... Nécessité, continuait l'adjudant, de pourvoir lui-même à la sauvegarde de ses droits et intérêts et de recourir, à cet effet... effet, à la force des armes...»

Une immense acclamation retentit, qui fit trembler les vitres. Tout le monde était debout. Mais Derschlag agitait un grand geste au-dessus des têtes, pour réclamer le silence, car il n'avait pas fini.

—Messieurs, messieurs... Voici comment se termine la déclaration impériale... périale et royale. Écoutez.

Il prononça d'une voix forte:

—«L'Autriche Hongrie... se considère donc, de ce moment, en état de guerre avec la Serbie.»

Ce fut du délire. Des casquettes volèrent. On monta sur les tables. Les hoch!, les heil!, les hurra! ne cessaient pas. Les majors s'étaient précipités vers l'adjudant pour relire la bienheureuse dépêche. Kaiserkopf hurlait comme un démon. Des officiers dansaient, d'autres s'embrassaient. Une formidable jubilation soulevait la salle, gonflait les corps, secouait les uniformes, remplissait la cohue multicolore d'une frénésie de gestes, de clameurs et de chocs de sabres.

—Khrr, khrr!... khrr, khrr!... crachotait éperdument Hildebrand von Waldkatzenbach.

Et tout à coup, comme sur un signal invisible, de toutes les poitrines jaillit, éclata en une harmonie énorme, terrible et mystique le choral exaltant du Deutschland, Deutschland über alles, dont la mélodie n'est autre, comme chacun sait, que l'hymne national autrichien. Ce fut une minute inoubliable!...


Aussi, je laisse à penser quelle gravité, quel enthousiasme signalèrent, une heure plus tard, la revue de bataillon, quels hourras accueillirent l'arrivée du colonel von Steinitz, quelle rectitude, quel ensemble marquèrent les mouvements et les présentations d'arme. Du haut en bas, la grande nouvelle avait filtré, des officiers aux feldwebels, de ceux-ci aux sous-officiers, aux exempts, aux soldats. Cette simple annonce qu'une déclaration de guerre avait été faite quelque part en Europe transformait déjà l'atmosphère et nous jetait en pleine fièvre belliqueuse. Chacun avait maintenant revêtu l'uniforme de guerre, jusqu'au major von Nippenburg, qui présentait son bataillon au colonel von Steinitz. Seuls, le colonel et son adjudant, le premier-lieutenant Derschlag, conservaient encore l'uniforme bleu de la paix. Quel spectacle! Entre ses favoris à l'autrichienne et sous ses lunettes d'or, le colonel von Steinitz, d'habitude renfrogné comme une taupe, dissimulait mal un sourire satisfait. Si la revue du bataillon von Putz avait été superbe, la nôtre, on peut le dire, fut incomparable.

Mais ce fut bien autre chose, à quatre heures, quand les trois bataillons se trouvèrent réunis. Il semblait que la cour principale, de dimensions pourtant colossales, fût trop petite pour contenir cette masse d'hommes. Assemblés par colonnes de sections, les douze compagnies, sur neuf rangs de profondeur en y comprenant les serre-files, chacune derrière son capitaine à cheval, les lieutenants chefs de section à droite, les gradés d'aile gauche à gauche, les drapeaux à la droite des troisièmes compagnies avec leurs cravates aux couleurs de l'empire et leurs deux sous-officiers de garde, construisaient un gigantesque mur gris, au sommet barbelé de pointes de casques. Du haut de son cheval de bronze, l'empereur Guillaume Ier paraissait ordonner la revue du geste de son sabre levé.

Nous attendions depuis une demi-heure, l'arme au pied, sous le soleil oblique, pendant que le colonel, les deux majors et le capitaine d'état-major Morgenstein, qui remplaçait au commandement du troisième bataillon le lieutenant-colonel Preuss absent, évoluaient de-ci de-là, au pas souple de leurs bêtes, se joignaient, se séparaient, se retrouvaient de nouveau, traçant des figures de quadrille comme dans une piste de cirque, quand un soudain raplapla de tambours crépita au corps de garde. Des quatre fers de son gros alezan le colonel von Steinitz se porta à la rencontre d'un groupe d'officiers généraux qui faisaient leur entrée par la petite porte de la caserne. Je reconnus le général-major von Morlach, qui commandait notre brigade, le général-lieutenant von Zillisheim, commandant la division, le général de la cavalerie von Kahlberg, commandant la place de Magdebourg. Il y avait avec eux un colonel et un lieutenant-colonel d'état major et deux ou trois officiers d'ordonnance. Tous étaient à pied et en petite tenue. L'épée à la main, penché sur l'encolure de son cheval, le colonel von Steinitz s'entretint avec eux, puis, tandis qu'ils se dirigeaient, au petit carillon de leurs éperons et de leurs dards de sabres, du côté de Guillaume Ier, la galopade du gros alezan retentit de nouveau, un commandement partit, les cornets sonnèrent et les chefs de bataillons crièrent de tous leurs poumons:

Præsentiert's Gewehr!..... Præsentiert's..... Gewehr!

Comme un immense mécanisme d'horlogerie, le mouvement se déclencha, raide, dans le bruissement des manches de tunique ployées et des biceps saillis.

Nous restâmes ainsi cinq minutes. Les généraux faisaient avec lenteur le tour de Guillaume Ier, plongeant voluptueusement leurs yeux âpres dans cette haie profonde de fusils.

Nouvelle sonnerie, nouveau commandement hurlé par les trois chefs:

Gewehr... ab!

Cinq mille crosses s'abattirent sur le sol dur en un seul coup de tonnerre.

—Taratata!... taratata!... trompetèrent de nouveau les cornets.

Seitengewehr... auf!

Un long crissement aigu, comme celui d'une formidable faux qu'eût aiguisée un titan, et les baïonnettes jaillirent.

Das Gewehr... über!

La forêt métallique se dressa. Elle perça la nappe du soleil déclinant qui la fit étinceler de toutes ses pointes.

Une force surhumaine émanait de cet ensemble massif. Le poids en semblait décuplé par l'espace restreint où elle se tassait. J'en étais ému, tremblant jusqu'aux moelles. Même aux grandes manœuvres, je n'avais rien éprouvé de pareil.

Mais pas plus que le matin, dans la cour de l'intendance, sous le terrible œil gris du capitaine Kaiserkopf, dont la carrure se dressait maintenant de dos devant moi, immobile, sur le derrière énorme de son cheval, la mince ligne de l'épée dépassant légèrement la patte de l'épaule droite, pas plus, dis-je, que le matin, il ne nous fut ordonné, du gant impérieux du colonel von Steinitz, d'exécuter la moindre évolution. Mettant pied à terre, le colonel rejoignit les généraux et leur suite, et tous ensemble, dans le cliquetis de leurs sabres et le bourdonnement de leurs paroles indistinctes, firent longuement le tour des fronts au port d'arme. Chaque drapeau s'inclina silencieusement sur leur passage. Il n'y eut ni roulements de tambours, ni sifflements de fifres, ni claironnements de trompettes. La musique du régiment elle-même, groupée dans un angle, toute gonflée de ses bombardons, de ses trombones, de ses ophicléides, épauletée de ses nids d'hirondelles, avec son stabshoboïst, ses neuf musiciens sous-officiers et son tambour-maître armé de sa canne enrubannée à pomme d'argent, s'abstint de ses cadences habituelles et de ses glorieuses fanfares.

Leur promenade terminée, notre surprise ne fut pas moindre de voir les généraux s'engager mystérieusement dans l'escalier qui montait chez le colonel. Les majors et le capitaine Morgenstein les suivirent, après avoir commandé le repos aux troupes. Nous attendîmes longtemps. Descendus de leurs bêtes, les capitaines avaient pris place à leur tour sous la statue de Guillaume Ier et, tout en surveillant de l'œil leurs compagnies, discutaient gravement à voix basse. Les havresacs avaient été mis à terre et les faisceaux formés.

A sept heures, on commença à faire souper les hommes. On les envoyait compagnie par compagnie aux cuisines; chacune avait un quart d'heure pour manger. Pendant ce temps, les officiers gagnaient la cantine pour dépêcher un morceau.

La nuit tombait quand nous vîmes reparaître les généraux. Ils s'en allèrent aussi sobrement qu'ils étaient venus, et nous entendîmes le lointain ébrouement de leurs automobiles. Nous remarquâmes alors que notre colonel, qui les avait reconduits à l'entrée, arborait maintenant l'uniforme de guerre.

A dix heures, les voitures du train commencèrent à partir. Les premières furent celles du train régimentaire, comprenant les fourgons à bagages, les fourgons à vivres et la voiture d'outils; puis vint le train de combat, avec les voitures de munitions, les douze cuisines roulantes et la voiture médicale; toutes étaient à deux chevaux et sans lumières. La compagnie de mitrailleuses partit ensuite, avec ses six pièces portées sur roues, ses trois caissons, ses soixante chevaux et sa centaine d'hommes.

A minuit, le premier bataillon se forma en colonne de route et le major von Putz en prit la tête.

Nous vîmes la première compagnie disparaître dans le gouffre obscur de la grande porte; puis la seconde, puis la troisième puis la quatrième. Il était minuit vingt quand la dernière section eut été avalée par l'ombre.

A une heure, le capitaine Kaiserkopf monta à cheval. Le major von Nippenburg vint se placer à son côté et après avoir consulté sa montre, cria de sa voix de fausset:

Rechts um! Das Gewehr... über!... Marsch!

Marsch!... Marsch!... répétèrent les lieutenants.

Et nous nous trouvâmes noyés dans l'obscurité et dans l'air soudain plus pur de l'extérieur, tandis que retentissait derrière nous le «Gewehr... über... Marsch!... Marsch!» de la sixième compagnie du capitaine Tintenfass.


Par des rues désertes et à peine éclairées nous fûmes dirigés sur la gare de Neustadt. Les abords en étaient gardés par des sentinelles prises dans notre quatrième bataillon, qui restait au dépôt. Sur le quai d'embarquement, nous retrouvâmes, enveloppés dans leurs manteaux, le colonel von Steinitz et les généraux de l'après-midi. Le premier bataillon était déjà loin.

Un long train nous attendait. J'espérais pouvoir m'installer en première classe avec les officiers, mais j'étais toujours de service et je dus monter en troisième avec mes hommes. Les ordres étaient stricts: pas de cris, pas de chants, pas de lumières, et, sitôt le jour venu, tous stores baissés. Un peu après deux heures, le train s'ébranla, sans autre bruit que celui des essieux, sans autre apparat que le geste des officiers généraux restés sur le quai qui faisaient le salut militaire.

IV

—Où diable sommes-nous? s'écriait, vingt-six heures plus tard, l'élégant lieutenant von Bückling en promenant son monocle ahuri et son oeil mal éveillé sur un paysage qu'il ne connaissait pas.

Le train s'était arrêté le long d'un interminable quai de débarquement, au milieu d'un plexus de voies de garage et de rampes de chargement. De droite et de gauche, au delà des lignes, se dessinaient dans le fin brouillard de l'aurore des toits de baraquements et des silhouettes de tentes. Une colline estompait au loin sa forme indécise qu'égratignait le coup d'ongle d'un clocher.

—Où diable sommes-nous?

Actifs, nerveux ou bouffis de sommeil, officiers et sous officiers dégringolaient des wagons, se concertaient hâtivement avant de procéder au débarquement du bataillon. Sur le quai, jambes écartées, la badine à la main et le cigare à la bouche, le lieutenant colonel Preuss et le feldwebel Schlapps nous attendaient, avec un petit sourire satisfait dans les volutes de leur fumée, comme pour nous dire:—Vous allez voir quels beaux cantonnements nous vous avons préparés!

Mais ce qu'il fallut voir, surtout, ce fut la rencontre de Schlapps et du capitaine Kaiserkopf. Elle fut touchante. On eût cru que les deux hommes allaient s'embrasser.

—Ah! cochon de feldwebel! s'écriait jovialement Kaiserkopf, tu m'as bien manqué depuis huit jours que tu es loin!

—Ne m'en parlez pas, capitaine! S'il n'y avait pas eu tant à faire, j'aurais crevé d'ennui par ici. Pas une femme dans ce nom de Dieu de pays!

—Mais où diable sommes-nous? continuait à demander le lieutenant von Bückling, battant d'un talon énervé l'asphalte du quai.

Schimmel, qui semblait s'y reconnaître, répondit, après avoir identifié ce qui était visible du paysage:

—Ce doit être le camp d'Elsenborn.

La brume légère se déchira comme une gaze au vif coup de ciseaux d'un soleil rayonnant. Les plans s'éclairèrent et les lieux se précisèrent. Partout, entre les horizons de sapins, surgissaient de longues constructions basses au toit de zinc. Çà et là, des édifices plus hauts, une maison à deux étages, la tourelle d'un observatoire, arrêtaient le regard. Des drapeaux flottaient hissés à des mâts.

Extrait de son train, le bataillon se dirigea avec armes et bagages sur ses cantonnements.

Le camp grouillait d'une vie intense et mystérieuse. De toutes ses ruelles et de tous ses carrefours, par les trous de toutes ses tentes et les portes de toutes ses baraques sortaient des myriades de soldats gris, qui s'agitaient, circulaient, couraient portés sur leurs deux pattes, se croisaient en tous sens, leur grosse tête ronde dominée par la corne pointue de leur casque ou l'antenne de leur fusil. Il y en avait de toutes les sortes: les plus nombreux, les fantassins de la ligne, fourmis guerrières, aux boutons jaunes, aux parements rouges, à la longue baïonnette aiguë comme une tarière; puis les gros scarabées de l'artillerie, avec leur casque à boule, leur col noir, leurs pattes d'épaules à grenade et leur baïonnette courte; les pionniers, piocheurs et fouilleurs, tout bossus de leur sac chargé d'outils; les chasseurs, verdâtres comme des sauterelles, avec leurs passeports vert clair et leur singulier shako à forme acridienne; les hussards, au dolman étroit articulé de brandebourgs; les uhlans à chapska plate comme un dos de punaise; les infirmiers, les brancardiers, les télégraphistes et les aérostiers, le bâton d'Esculape à la manche ou la lettre à l'épaule, porteurs de civières ou tendeurs de fils, et les grands cuirassiers haut bottés, membrus et coléoptériques, semblables aux gros oryctes boursouflés, la corne au nez et le cuir aux pattes, zigzaguant partout lourdement, l'air ahuri sous leur énorme casque.

Si le silence était prescrit dans la caserne de Magdebourg, la fourmilière d'Elsenborn échappait à cette contrainte. Entourée d'un large désert de forêts de sapins, nulle oreille indiscrète n'en pouvait surprendre l'extraordinaire bruissement, nul œil n'en pouvait soupçonner l'invraisemblable rassemblement. Aussi tout le camp retentissait-il d'un immense bourdonnement qui devait couvrir plusieurs kilomètres à la ronde. Les stridences des cornets, la sibilation des fifres, l'ardente crécelle des tambours menaient un vacarme incessant. Au milieu des résonances des cuivres, du tintement des cymbales, des lourdes décharges des caisses, les musiques de régiment s'évertuaient à battre l'air de leurs éclats. Des galopades de chevaux pétillaient. Des trains ronflaient comme de faux bourdons. Des automobiles vrombissaient. Libérée, l'innombrable voix des troupes se répandait en sonorités surprenantes, vibrait, crépitait, grinçait, grésillait, crissait, cliquetait, chantait, s'égosillait. Des frémissements d'élytres, des claquements d'ailes, des frottements d'articles battaient de tous côtés, comme si l'énorme amas ravageur s'apprêtait à prendre subitement son vol pour aller s'abattre quelque part au loin.

Le lieutenant-colonel Preuss et le feldwebel Schlapps avaient raison d'être fiers de leurs préparatifs. Nos cantonnements étaient excellents. Les soldats occupaient de vastes dortoirs, frais et propres entre leurs parois de sapin; les officiers avaient chacun deux chambres étroites, l'une avec le lit de sangle, l'autre meublée d'une table et de deux chaises; le colonel von Steinitz disposait pour lui seul et ses ordonnances d'une petite maison isolée. Il y avait des cuisines, des boulangeries, un casino pour les officiers, un petit théâtre pour les soldats, le tout également en bois. Le temps était superbe, il faisait très chaud; après la buée trouble de la caserne de Magdebourg, nous respirions avec délice le plein air libre du camp, chargé des aromes de l'été et du souffle vivifiant des forêts.

Un jour, deux jours passèrent. Des troupes partaient, d'autres arrivaient. Le long des voies qui ceignaient le camp, c'était un continuel mouvement de trains regorgeant d'hommes. On voyait, le jour, leurs anneaux onduler comme des serpents et l'on entendait, la nuit, leurs sifflements. Un troisième jour s'écoula: c'était le premier août. N'eût été l'incertitude où nous étions de ce qui se préparait, le séjour d'Elsenborn ne nous eût pas paru désagréable. De modestes exercices occupaient une partie de notre temps et maintenaient les troupes en haleine sans les fatiguer. Kasper, mon exempt, me rendait les plus grands services et me déchargeait de toutes les basses besognes du sous-officier. J'en profitais pour fréquenter les officiers. J'écoutais leurs conversations, j'observais leurs caractères, j'enregistrais leurs opinions; j'essayais de me faire une idée juste sur les graves événements qui s'élaboraient. Mais, pour le moment, l'atmosphère d'attente où nous nous trouvions énervait et déconcertait les esprits. Nous ne savions rien. De rares journaux filtrant de Malmédy avec un jour de retard ou apportés par les survenants passaient de mains en mains. Nous apprenions ainsi que les premières hostilités avaient éclaté entre Autrichiens et Serbes, que l'Allemagne venait de demander des explications à la Russie sur la mobilisation de ses troupes, que l'état de danger de guerre avait été déclaré. Les bruits les plus étranges couraient. On assurait que la France effrayée allait rompre son alliance avec la Russie, que la révolution grondait à Paris, que le Président de la République avait été assassiné.

—En tout cas, disait Schimmel, les Français doivent être à l'heure actuelle dans une belle peur. Je les connais. Ce sont des pacifistes à trois poils. Ils ne marcheront pas.

—Ce que je voudrais savoir, moi, faisait Kœnig, c'est où l'on va nous envoyer. Il me semble que nous sommes bien au nord.

Cette observation requit tout notre intérêt quand nous apprîmes du major von Nippenburg qu'il y avait des troupes plus au nord encore. Il s'en concentrait à Eupen, à Aix-la-Chapelle, et jusqu'à Rheydt et Crefeld.

—Il faut être prêt à tout, expliquait-il mystérieusement.

Mais, à part ce renseignement accessoire et en dépit de ses airs entendus, le major von Nippenburg ne paraissait pas en savoir beaucoup plus long que nous. Comme nous, il attendait des ordres. Le colonel von Steinitz était-il mieux informé? C'est possible, mais personne n'eût osé l'interroger. Il se cantonnait dans une réserve hautaine, dont il ne se départait qu'à l'égard du joli lieutenant von Bückling. Mais la faveur marquée qu'il lui témoignait ne procédait pas de sympathies d'ordre militaire et les confidences dont il l'honorait n'avaient rien de stratégique.

Quant au capitaine Kaiserkopf, il ne décolérait pas. Le repos lui convenait peu. On le voyait arpenter à grands pas les abords des cantonnements, la nuque gonflée d'impatience, comme un ours mis en captivité, et l'on entendait gronder entre les troncs des sapins ses terribles jurons.

Le soir, après la musique, alors que les hommes regagnaient leurs dortoirs, après même le Kommers des officiers, qui durait jusqu'à onze heures, on l'apercevait rôdant sous la lune, suivi de son fidèle feldwebel, et tous deux, les mains dans les poches, en proie aux plus cruelles perplexités, paraissaient mâchonner entre leurs dents rageuses:

—Pas de femmes!... Pas de femmes!...

Longtemps leurs cigares rougeoyants faisaient les cent pas dans la nuit, tandis que subrepticement, comme pour narguer leur «pas de femmes», l'ombre du lieutenant von Bückling quittait sa chambre pour se glisser du côté de la petite maison à deux étages où brillait, telle une étoile, la lampe laborieuse de colonel.

Longtemps aussi, pour ce qui me concernait, je m'abandonnais à mes rêveries, dont le cours plus chaste et plus poétique ne tardait pas à m'emmener vers les parages familiaux du Harz, où le conseiller de commerce et Mme la conseillère de commerce, l'un lisant son Berliner Tageblatt, l'autre tapotant son piano, pensaient sans doute à moi; et pendant que du baraquement voisin les ronflements énormes de Wacht-am-Rhein témoignaient de sa fatigue et de l'emploi énergique de sa journée, je descendais à mon tour au sommeil par le détour obligé de Goslar, où je finissais, comme on pense, par m'endormir, non sans ivresse, dans les bras dodus de la belle Dorothéa.


Le deuxième et le troisième jour d'août succédèrent au premier. Deux journées torrides. Le mystère s'épaississait de plus en plus autour de nous. La France qui, paraît-il, armait en secret depuis deux semaines, venait de décréter sa mobilisation générale et, le 3, au matin, la nouvelle se répandait, comme une traînée de poudre, d'un bout à l'autre du camp, que la Russie nous avait déclaré la guerre. Pour fêter cette bonne nouvelle, le colonel von Steinitz offrit, le soir, le champagne à ses officiers.

Ce que nous avions vu défiler de troupes, durant ces cinq jours, dans le camp d'Elsenborn, est inimaginable. Les régiments se succédaient dans cet entrepôt; il y en avait du VIIIe corps, du IXe, du IIe; tout le VIIe y paraissait concentré; ils y restaient deux, trois jours, puis ils filaient un beau matin ou un beau soir, de préférence un beau soir, à la tombée de la nuit, les uns tirant vers le nord, les autres vers le sud, d'autres vers l'ouest.

Le 5 août, au soir, ce fut notre tour. On nous mit en alerte deux heures avant le départ. Aussitôt la physionomie de la troupe changea. Fouettée par cet ordre, comme un cheval de sang que le repos a gonflé de sève, elle partit folle d'ardeur, toutes enseignes claquantes et les trompettes sonnant au vent. Elle marcha toute la nuit, sous la fraîcheur des étoiles, joyeusement et en chantant. Au petit jour, nous arrivâmes sur le flanc d'un coteau qui dominait une vallée verdoyante où courait une ligne de chemin de fer. Nous fîmes halte. Les compagnies, les unes après les autres, couvrirent le coteau comme les descentes successives d'un vol d'insectes. Au premier rayon du soleil, tout cela vibra, tressaillit, remua. C'était tout gris, sans éclat, comme une immense tache grouillante sur la campagne. Il pouvait y avoir là l'effectif d'une division.

Déjà de toutes parts les chaudrons bouillaient pour le café et les bissacs à vivres s'ouvraient autour des fusils en faisceaux. Une grande gare disposait au-dessous de nous, dans les interstices de ses fumées, ses toits, ses hangars, ses remblais, ses voies de triage et ses passerelles. Au loin, du côté du nord, une ville semblait crayonner un trait gras sur la marge du ciel. Schimmel me tendit sa lorgnette. Je distinguai un dôme, un clocher, une forêt de cheminées usinières.

Aachen, prononça-t-il.

Aix-la-Chapelle. Je ne me doutais pas que notre marche nocturne nous eût fait monter si haut vers le nord. Le doigt sur la carte, Kœnig identifiait les lieux. La ligne frontière courait non loin de nous sur la gauche.

—Je n'y comprends rien, murmurait-il.

Tout à coup un grondement lointain nous parvint de l'ouest. Le ciel était pourtant très pur de ce côté-là. Nous nous regardâmes interdits. Soudain, l'œil jaune de Schimmel s'illumina d'une lueur de joie.

—Le canon! fit-il avec un tremblement religieux dans la voix.

Un nouveau grondement roula.

Kœnig prononça tout pâle:

—On se bat en Belgique!

On percevait les coups comme des accents plus fermes sur la sourde vibration que prolongeaient les échos. Nous écoutions, oubliant notre déjeuner. Nous nous demandions encore si c'était vraiment le canon et non quelque orage invisible. Les impressions comme les attitudes étaient diverses: Schimmel rayonnait, Kœnig demeurait comme hébété, le premier-lieutenant Poppe, debout, ses mains en cornet aux oreilles, étudiait la direction de son; pour moi, je me sentais très ému. Quant au lieutenant von Bückling, exténué de sa nuit de marche, il dormait déjà à poings fermés.

—C'est bien le canon, décida Poppe. On tire du côté de Liége.

En même temps, le roulement d'un train venait se marier à celui de l'artillerie. Les deux grondements, l'un proche, l'autre lointain, étaient égaux en intensité et se fondaient l'un dans l'autre en une harmonie étrange. Un long convoi rampait sur la voie qui se développait sous nos pieds, progressant dans la direction de la frontière. Il en sortait, comme un jappement, des exclamations et des hourras qui de près devaient être tonitruants. On apercevait à la lorgnette les têtes des soldats aux portières et celles des chevaux dans leurs boxes; on distinguait des drapeaux agités et des inscriptions à la craie.

Peu à peu notre excitation gagnait nos troupes. On voyait les hommes cesser de se repaître et, la gamelle en suspens, prêter l'oreille à leur tour; d'autres, déjà couchés, se redressaient à demi sur le coude. On s'interrogeait, on se répondait, des bras se tendaient dans la direction de l'ouest. Et un troisième roulement naquit, se propagea, gronda comme une vague de groupe en groupe, de section en section, de compagnie en compagnie, de bataillon en bataillon, compliquant et soutenant les deux autres, jusqu'à les étouffer un instant dans un crescendo de tempête:

—Le canon!... Le canon!... Entendez-vous le canon?...

—Poum!... poum!... poum!... reprenait Liége.

—Le canon!... le canon!...

Et le roulement d'un second train déferlait à son tour de l'horizon, se substituant peu à peu au premier qui s'assourdissait. De semblables jappements en sortaient, de semblables gestes minuscules agitant des drapeaux microscopiques. Et nos troupes lui renvoyaient de retentissants hourras, en brandissant des bras frénétiques qui secouaient ou faisaient voler des casquettes.

—Rrrroum!... poum!...

C'était la guerre.

Nous vîmes passer, très excité, le capitaine Kaiserkopf qui se dirigeait en hâte, la tunique déboutonnée, une canette dans une main, un saucisson dans l'autre, du côté de l'état-major du régiment. Il nous cria sans s'arrêter:

—Bon appétit, messieurs!... Donnerwetter! ça chauffe par là-bas!... C'est la guerre!... Krieg!... Krieg!...

Nous lui répondîmes par un triple hoch! qui accompagna d'un chorus d'ovation ses fortes enjambées.

Seul Kœnig ne se joignait pas à notre exubérance. Il paraissait tout déprimé, moins, je crois, à cause de la guerre maintenant certaine, que parce que l'armée allemande entrait en Belgique. Un léger tremblement agitait ses lèvres, tandis qu'il considérait la carte, suivait le train en marche vers l'ouest, écoutait le canon.

—Qu'avez-vous, lieutenant Kœnig? fit Poppe qui l'observait curieusement.

Kœnig n'entendit pas. En tout cas, il ne répondit rien.

Un «khrr, khrr...» reconnaissable de loin et qui ne pouvait provenir que du sympathique gosier du baron Hildebrand von Waldkatzenbach vint le tirer de sa méditation. Le calot de drap posté sur l'oreille, ses quatre poils de moustache pompeusement dressés, chaussé contre toute ordonnance de superbes bottes molles d'officier, le noble baron, un sourire fat découvrant ses dents trop blanches, s'approchait de notre groupe.

—Eh bien, Herr Kœnig, n'avais-je pas raison... khrr, khrr... l'autre jour? Vous le voyez, nous envahissons ce que vous appelez... khrr, khrr... un pays neutre!

—La Belgique n'est pas la Suisse, répliqua Kœnig agacé.

—La Belgique, la Suisse, c'est tout un... khrr, khrr... Au lieu de tourner par le sud, nous tournons par le nord... khrr, khrr... Mais la manœuvre est la même... khrr... Je vous annonce, meine Herren, que dans cinq jours nous serons à La Haye.

Herrlich! applaudit Helmuth... Seulement, permettez-moi, monsieur le baron, vous voulez peut-être dire Bruxelles.

—Bruxelles, si vous voulez... khrr, khrr... La Haye, Bruxelles, c'est tout un.

—Taisez-vous, fit Kœnig avec irritation, vous ne dites que des sottises!

—En attendant, Herr Kœnig, faites-moi le plaisir de reconnaître... khrr, khrr...

—En attendant, faites-moi le plaisir de vous taire! hurla Kœnig hors de lui.

—Qu'avez-vous donc, lieutenant Kœnig? répéta Poppe.

Cette fois Kœnig entendit. Il tressaillit, regarda le premier-lieutenant, puis répondit aussi calmement qu'il put:

—Rien. Je me demande seulement pourquoi nos troupes entrent en Belgique.

—Comment, pourquoi?... Mais, mon cher, pour des raisons stratégiques. N'avez-vous jamais lu von der Goltz, von Schlieffen, von Bernhardi? Toutes nos autorités militaires préconisent l'offensive par la Belgique... Vous demandez pourquoi? Monsieur l'aspirant von Waldkatzenbach vient de vous le dire: pour opérer un vaste mouvement tournant et, selon la pure doctrine de Moltke, déborder l'aile gauche de l'adversaire.

Le baron, tout fier d'avoir été jugé capable de citer Moltke, dont il n'avait sans doute jamais lu une page, se rengorgea jusqu'à faire craquer sa tunique.

—Khrr, khrr... souligna-t-il sans modestie.

Très froidement, mais d'une voix blanche qui tremblait intérieurement, Kœnig répliqua:

—Et les traités?

—Quels traités? prononça Poppe de son ton tranchant.

—Les traités, les conventions internationales!

Poppe le toisa d'un sourcil sévère.

—Sachez, mon cher, que les traités sont faits pour le temps de paix, et non pour le temps de guerre.

—Parfaitement, ponctua Helmuth.

—La Belgique, continua le premier-lieutenant, est-ce que cela compte dans une guerre européenne?... La Belgique!... Mais nous passerions sur le corps de trente Belgique, si la victoire en dépendait, si cela nous assurait seulement une chance de victoire de plus!... Tel est mon sentiment, lieutenant Kœnig; tel est aussi, j'en suis certain, celui de l'armée.

—C'est une honte! partit alors Kœnig oubliant toute prudence. Les traités sont faits pour le temps de paix, dites-vous? Où avez-vous pris cela?... Vous me citez von der Goltz: lisez Bluntschli!... Les traités sont faits pour les clauses qui les régissent, et celui qui nous lie à l'égard de la Belgique concerne précisément le cas de guerre, puisqu'il garantit la neutralité de ce pays. Et vous voulez que je reste indifférent devant la violation par notre armée de ce sol dont nous garantissions la neutralité?... Je vous dis que c'est une honte!... Mais j'espère encore que ce n'est pas vrai et que le bruit que nous entendons n'est pas celui des canons allemands devant la forteresse de Liége!...

Schimmel lui décocha un grand coup de fourreau de sabre dans les jambes:

—Assez gueulé, Kœnig!... D'ailleurs, vous êtes absurde.

Puis, flairant le danger, il ajouta, à l'adresse du premier lieutenant Poppe:

—Notre ami le lieutenant Kœnig est surmené. Il a eu du mal, cette nuit, avec sa section. Il faut l'excuser...

Kœnig se mordit les lèvres.

—Bien, bien, fit Poppe sèchement. Cette petite discussion restera entre nous. Elle ne sortira pas d'ici. Vous avez compris, messieurs! dit-il en se tournant vers les deux aspirants et vers moi-même.

Nous nous inclinâmes et le baron fit entendre son «khrr, khrr» particulier.

Cet incident venait à peine de prendre fin, quand nous vîmes reparaître le capitaine Kaiserkopf. Il avait sans doute bu sa canette en route et absorbé son saucisson, car il ne tenait plus en main que quelques feuillets de papier qu'il agitait avec une satisfaction visible. Dans une exubérance du meilleur augure il rapportait ce qu'il avait appris au régiment:

—Voilà, Donnerwetter! exultait-il: depuis deux jours nous sommes en Belgique et, depuis quatre, le Luxembourg est occupé par nos troupes. C'est du beau travail, Potztausend! Et dire que nous ne savions rien de cela, là-bas, à Elsenborn!... Dommage seulement que notre régiment n'ait pas été de ceux qui ont ouvert la danse, sacré mille millions de tonnerres!... Mais nous ne perdrons rien pour attendre, mes agneaux!...

Très excités par ces nouvelles, nous le pressions de questions. Où en étions-nous? Combien avions nous déjà remporté de victoires? L'armée belge existait-elle? Que faisait la France? Mais Kaiserkopf ne savait rien de plus, sinon que Liége avait la prétention de résister et que la France ayant envahi le territoire allemand, la guerre lui avait été déclarée.

—Au reste, fit-il, voici l'ordre du jour du général von Zillisheim qui sera lu aux troupes à midi, après leur repos.

Il remit à chacun des lieutenants un des feuillets dactylographiés qu'il tenait à la main. Schimmel lut:

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