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Nach Paris! Roman

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VIII

Je renonce à décrire la déception, la colère qui s'empara de nos hommes, quand, le lendemain, l'ordre nous fut prescrit de reprendre la route. Quoi! partir, alors que le pillage, le vrai pillage, le grand pillage, le sac de toute une ville allait commencer! Sitôt passé le plus fort de l'incendie, la garnison se jetterait sur les ruines: elle en avait pour huit jours au moins. Et c'est à ce moment qu'il nous fallait vider les lieux!

—Pas de chance! grommelait Kaiserkopf. Nous arrivons toujours ou trop tard ou trop tôt!

Mais il fallait obéir: les ordres étaient les ordres.

La ville brûlait toujours. La Collégiale, dont la tour s'était effondrée, lançait par toutes ses ouvertures des torrents de flammes jaunes; des nappes de maisons embrasées bougeaient, flottaient, se suspendaient dans la vapeur, tandis que d'autres déjà consumées, fumaient, craquaient, s'affaissaient.

Un soleil sans rayons, pâle comme une lune, essayait en vain de percer le voile opaque des gaz.

Nous contournâmes la ville par les boulevards de sud-est pour nous rendre à la station, où trois trains nous attendaient. Tout le régiment s'embarqua pour une destination inconnue.

Tandis que nous roulions lentement au travers d'une campagne fertile et d'une région non ravagée, le long de voies que réparaient hâtivement des nuées de travailleurs belges et d'ouvriers des troupes de communications, je m'absorbai, sans plus de distraction extérieure, dans la lecture de mon courrier. Pour la première fois nous venions de recevoir des lettres d'Allemagne. La distribution nous en avait été faite à la gare. J'eus l'immense joie de recueillir, des mains sales de notre postillon, tout un bouquet de ces précieux «souvenez-vous» du pays. Il y avait une lettre de mon père, le conseiller de commerce Hering, deux de ma mère, une de chacune de mes sœurs et deux de ma Dorothéa. Je lus et relus cent fois ces missives chéries, j'en savourai et j'en méditai religieusement chaque ligne, et je sentis plus d'une douce larme gonfler ma paupière et rouler toute chaude entre mes cils. Je dois même avouer que deux de ces lettres, qui renfermaient des corolles de myosotis, furent en outre baisées et rebaisées longuement.

Tout allait bien à la maison. On y vivait dans la plus grande exaltation patriotique. Mon père lisait quinze journaux par jour et souscrivait avec enthousiasme aux œuvres de guerre. Ma mère et mes sœurs avaient pris la direction du petit poste de ravitaillement de la Croix-Rouge de la gare d'Ilsenburg. Ma sœur Hedwige me décrivait minutieusement son costume, qui lui seyait à ravir et avec lequel elle espérait bien faire la conquête de quelque beau lieutenant de la garde. Notre domestique Johann était parti pour la Russie.

Ma chère Dorothéa m'appelait «son héros», «son chevalier», «son Lohengrin». Elle avait bien reçu mon premier envoi, celui de Visé, mais point encore un second que je lui avais fait d'un des deux objets butinés à Tongres, ce qui s'expliquait par les dates de ses lettres. Elle me rappelait gentiment ma promesse de lui envoyer des boucles d'oreilles: «... Des étoffes, des soieries, mais surtout, surtout, mon cher fiancé, les boucles d'oreilles que vous m'avez promises!...» Adorable Dorothéa! Certes, je la tiendrais, ma promesse!...

Ainsi bercé par ces tendres rêveries, plongé dans ces doux souvenirs, je ne m'apercevais pas des heures qui passaient, plus occupé à songer à mes chers absents et à vagabonder sentimentalement dans les forêts du Harz qu'à regarder la plaine wallonne développer de chaque côté de notre coupé ses cultures prosaïques et ses champs de betteraves.

Le train ralentit considérablement, lançant de stridents appels de vapeur. Schimmel, qui sommeillait dans un coin, s'éveilla, bâilla, s'étira, mit sa tête balafrée aux fenêtres, ouvrit sa montre, consulta une carte.

—Où sommes-nous? demandai-je.

Après une nouvelle inspection des alentours, il me répondit:

—Nous devons approcher de Münster.

—Münster? fis-je étonné.

—Mons, si vous aimez mieux.

Nous nous trouvions aux abords d'une grande gare et d'un nœud important de voies ferrées. De toutes parts des lignes couraient, bifurquaient, s'enchevêtraient, chargées de locomotives, de rames en mouvement ou à l'arrêt, qu'empanachaient leurs fumées et qu'articulaient leurs attaches, leurs boggies, leurs tampons de choc. C'était un dédale inextricable, une chenillère de wagons de toute espèce, de voitures compartimentées, de fourgons, de trucs, de tenders, où les gros chiffres blancs du matériel belge se mêlaient aux longues inscriptions allemandes et où, sous l'apparent désordre, tout manœuvrait avec souplesse, dans le tintamarre des plaques et le virevoltement des disques. Les trains qui arrivaient du nord ou de l'est amenaient des troupes fraîches, des canons, des obus; ceux qui venaient du sud emportaient des blessés, des meubles, des machines, des stocks de métaux, de coton, de laine ou de cuir. J'en vis un composé d'un bout à l'autre de fourgons hermétiquement clos et dégageant une astringente odeur de chlore. Je sus plus tard que ce train devait être plein de cadavres entièrement nus, empilés et pressés comme des harengs, en route pour les hauts fourneaux de l'Eifel.

Le nôtre finit par s'arrêter tout à fait, bien avant l'entrée de la gare, complètement engorgée, le long d'un quai de fortune fait de planches.

Heraus! heraus! crièrent des voix. Alles heraus!

Nous descendîmes sur ce quai improvisé, puis, de là, par de larges passerelles de bois jetées par dessus les talus, sur une vaste promenade en boulevard, plantée d'ormes et bordée, du côté opposé, de maisons bourgeoises entourées de jardins et des hauts murs sombres d'un édifice rébarbatif qui devait être une prison. Ce débarquement compliqué prit un certain temps; mais au bout d'une heure, le bataillon von Nippenburg se trouvait rangé tout entier sous les ormes de la promenade avec armes, chevaux et bagages. Nos hommes, qui n'avaient cessé de boire et de se restaurer depuis Louvain, tiraient encore de leurs musettes de nombreuses bouteilles et des provisions, dont les débris, joints aux excréments dont ils se soulageaient à l'envi, ne tardèrent pas à changer le sol en fumier.

Je n'avais pas cherché à revoir Kœnig depuis son affaire. Je l'aperçus alors. Il était pâle et tourmenté. Il me vit, mais ne s'approcha pas de moi, ne vint pas me tendre la main, et, quand je voulus le saluer, il détourna la tête. Me rangeait-il aussi au nombre des «assassins»?

Je n'eus pas le loisir d'approfondir ce mystère. De grands cars automobiles—j'en comptai bien une quarantaine—débouchaient dans la partie du boulevard qui côtoyait la prison et venaient s'échelonner devant nos sections. Ils nous étaient destinés. Nous les peuplâmes, à trente hommes par véhicule, groupe après groupe, compagnie après compagnie, et, sitôt garni, chacun d'eux démarrait à petite vitesse et à grand bruit de moteur, le capot en direction du sud. Les chevaux, accouplés, chaque paire montée par un palefrenier, suivaient au trot. Des autos-canons et des autos-mitrailleuses s'intercalaient dans le cortège, une pièce par cinq ou six voitures.

Nous contournâmes la ville. Elle semblait toute remuante d'un grand frissonnement guerrier. Une innombrable soldatesque l'encombrait, l'emplissait de tumulte, aussi diverse par le maintien et l'allure que par le visage et le costume, et ses flots incessants débordaient jusqu'à nous. Au milieu de soldats allemands de toutes armes et de toute incorporation, les uns en service commandé de police, de garde ou d'escorte, d'autres en pleine bamboche, titubants et braillards, d'autres, blessés légers, la tête bandée ou le bras en écharpe, on voyait défiler, hâves et farouches, de sinistres cohortes de prisonniers, qui s'avançaient péniblement sous les insultes, les crachats, les coups de baïonnettes et les brandissements de crosses. Il y avait là des pantalons rouges français, mais en petit nombre; la plupart des prisonniers, en uniformes jaune terreux et en casquettes plates à bords aigus, devaient être des Anglais. Ils fumaient, la bouche amère, de courtes pipes tombantes. On voyait aussi de hauts diables très maigres et très secs, la rotule nue nouant leurs jambes d'échassiers, enjuponnés et coiffés de bonnets à rubans. Beaucoup s'emmaillotaient de pansements sommaires barbouillés de sang et de pus. Ils nous jetaient, au passage, des regards affamés.

Nous n'eûmes pas le temps de recueillir grand'chose de Mons que cette rapide vision. Nous aperçûmes un beffroi, pavoisé du drapeau allemand, une flèche de cathédrale, une statue, une tour. Puis nous virâmes à droite, en direction ouest-sud-ouest, sur une grande route pavée.

Du court contact que nous avions eu avec les nôtres au frôlement de cette ville que nous laissions derrière nous, nous avions cependant appris de grandes nouvelles, confirmant ou précisant les bruits vagues qui couraient parmi nous de bouche en bouche depuis notre départ de Louvain. Une formidable bataille de trois jours s'était livrée entre nos armées et les armées françaises appuyées par quelques divisions britanniques, sur toute l'étendue d'un immense front courant des Ardennes à l'Escaut. Partout les légions ennemies avaient été bousculées, enfoncées, disloquées, pulvérisées, laissant des centaines de milliers de morts et de prisonniers; et leurs débris informes, en complète déroute, fuyaient à cette heure précipitamment vers le sud, entraînant dans leurs remous vertigineux les populations affolées de provinces entières. Jetées après elles comme un irrésistible raz de marée, nos phalanges les poursuivaient de leur ruée triomphale. Jamais dans l'histoire un pareil cataclysme ne s'était vu. C'était le monde occidental qui s'effondrait sons les coups de massue du Hermann germanique.

Comme bien on pense, ces nouvelles magnifiques nous comblèrent de joie. On faisait circuler de car en car un communiqué de notre Grand État-Major à peu près ainsi conçu:

L'armée allemande de l'ouest a pénétré victorieusement sur le territoire français, de Cambrai aux Vosges. L'ennemi a été battu sur toute la ligne et se trouve en pleine retraite. Vu l'étendue énorme des champs de bataille il n'est pas possible de donner des chiffres exacts sur ses pertes en tués, blessés, prisonniers et étendards pris. L'armée du général von Kluck a culbuté l'armée anglaise près de Maubeuge. Les armées des généraux von Bülow et von Hausen ont battu complètement environ huit corps d'armée français, entre la Sambre, Namur et la Meuse. Namur est pris. L'armée du duc de Wurtemberg poursuit l'ennemi au delà de la Semoy. L'armée du prince impérial allemand s'est emparée de Longwy.

De grandes jubilations roulaient d'un bout à l'autre de notre cortège, des hoch, des vivat, semper vivat, mêlés aux strophes délirantes de nos chants patriotiques, le Heil Dir im Siegerkranz, le Deutschland über alles, ainsi que l'hymne cher entre tous à Wacht-am-Rhein, dont j'entendais la grosse basse tonner frénétiquement dans la voiture qui nous suivait.

De nombreuses traces de la terrible bataille qui s'était si victorieusement dénouée étaient des plus visibles sur notre route: maisons fracassées, charrois démontés, chevaux tumescents, cadavres kakis allongés ou recroquevillés, blessés sautillants ou se convulsant à terre et que nous tirions au jugé, en passant. Nous traversâmes un gros bourg dont une centaine de maisons avaient sauté et qui brûlait encore.

Mais à mesure que nous avancions, ces marques se raréfiaient. Il semblait que nous parvenions à l'extrémité même de ces lignes gigantesques de combats, dont les ondes furieuses étaient venues s'éteindre et mourir dans ces parages. En même temps, le pays changeait d'aspect. Il se dénudait maintenant, se léprait, tout pelé d'une teigne étrange et chargé de poussière noire. Combustible et phlogistique comme un champ de l'Erèbe, il se pustulait d'un semis de petites montagnes cendrées, uniformément coniques, qui le mouvementait d'une géographie singulière, pyramidale et volcanique. Quelques collinettes de prés ou de boqueteaux d'un vert cru et une multitude de petites maisons aux toits rouge vif coloriaient avec une violence bizarre ce paysage scoriacé. Je n'avais encore rien vu d'aussi curieux que cette contrée. La faune humaine, très grouillante, semblait constituée par une peuplade troglodyte, dont le comportement habituel était, à ce qu'il me parut, de se tenir à croupetons sur le seuil de ses demeures, la pipe aux dents, pour les hommes, et, pour les femmes et leurs marmots, la tartine de beurre ou le bol de café au lait à la bouche. Ces indigènes nous regardaient passer sans se déranger, bien qu'avec étonnement et méfiance. Ils n'avaient encore vu de nous que quelques escadrons de cavalerie, dont nous rencontrions les petits postes de distance en distance. Ils se demandaient, tout en fumant et en mangeant, qui nous pouvions bien être et ce que nous venions faire dans leurs corons. Mais nous n'avions pas le temps de nous arrêter pour le leur apprendre, ni pour leur montrer quelle sorte de gens nous étions.


Tout à coup des cris s'élevèrent, accompagnés de hourras tumultueux:

—France!... France!... Nous sommes en France!... Frankreich!... Frankreich!...

Nous continuions à rouler imperturbablement sur une route tout à fait libre, où ne circulaient que de fortes patrouilles de uhlans. Très loin, dans le sud-est, le canon marmonnait. Aux mines et à leurs puits d'extraction s'adjoignaient maintenant les forges et leurs halles métalliques. Mais, au lieu du vacarme des marteaux-pilons et des machines outils, c'était l'impressionnant silence de l'abandon ou de la grève qui nous accueillait. Nous côtoyâmes deux villes toutes bardées de constructions métallurgiques, de charpentes d'acier et de cheminées usinières.

—Dans quelques semaines, déclarait sarcastiquement Schimmel, il ne restera plus rien de tout cela. Tout aura été démonté, détruit, déménagé. C'est le plan.

Il paraissait connaître fort bien la région et nous en décrivait la topographie. Mais, désorientés par cette marche rapide aussi bien que par la complexité du pays où l'on croisait sans cesse de nouvelles routes et de nouvelles lignes ferrées, nous ne suivions qu'imparfaitement ses explications, qui, pour exactes qu'elles dussent être, ne contribuaient guère à nous éclairer. Aussi les noms de localités à consonnances étrangères qu'il nous défilait et dont nous entendions parler pour la première fois n'ont-ils laissé dans ma mémoire qu'un souvenir incertain.

Conjointement au «plan» économique, Schimmel nous exposait le «plan» stratégique, à beaucoup moins longue échéance et sur lequel il croyait avoir des lumières spéciales:

—Nous participons, disait-il, à une vaste opération d'aile, ayant pour but la prise à revers de l'ennemi. Nous le débordons largement sur sa gauche, nous le gagnons de vitesse et nous allons lui jeter dans le flanc, peut-être jusque sur ses derrières, un nombre important de corps d'armée qui l'acculeront à un colossal Sedan. En quinze jours nous aurons cueilli ce qui reste des armées françaises dans un immense coup de filet.

—Et Paris? disions-nous.

—Paris restera au fond de la nasse.

Il était peu probable que Schimmel fût si peu que ce soit dans le secret du Grand Quartier; son grade le rendait peu qualifié pour cela, et il ne faisait partie d'aucun état-major, pas même de celui du régiment. Mais sa remarquable intelligence lui permettait de déduire de ce qu'il observait et des informations qui lui parvenaient le sens supérieur des événements en préparation.

C'est ainsi que, lorsque nous nous arrêtâmes, au soir, sur un flanc de côte bruyéreux, en vue d'une rivière canalisée que lui-même, dans l'obscurité qui croissait, hésitait à identifier, il dit:

—Le plan est génial. C'est une question de transports. Sommes-nous suivis ou précédés d'une quantité suffisante de canons et de munitions? tout est là.

Nous quittâmes nos voitures passablement courbatus, emmantelés de couches de poussière de diverses couleurs. Nous avions couvert cent cinquante kilomètres dans la journée.

L'endroit où l'on venait de nous déposer paraissait éloigné de toute localité importante. Il n'y avait non plus aucun village dans ses environs immédiats. Des charpentiers du génie étaient occupés à y monter des baraquements, dont l'un était déjà prêt à loger des troupes. Mais, ce qu'on y trouvait de plus particulier, c'était l'entrée d'un vaste souterrain, qui, se prolongeant je ne sais jusqu'où par des galeries maçonnées bien fournies de litières de paille et éclairées par une installation d'acétylène, semblait capable de donner abri à plusieurs régiments. A cette vue, l'œil de Schimmel brilla brusquement et il s'écria:

—Je sais où nous sommes!

Mais rendu tout aussitôt discret et comme bâillonné par l'importance qu'il venait de se découvrir subitement, il ne voulut rien dire de plus.

C'est dans ce souterrain que nous passâmes la nuit ou plutôt les quelques heures de repos qui nous furent accordées. Avant le petit jour, nous reprenions la route, cette fois à pied.

Le soleil se leva sur un beau plateau agricole, froncé de fines ondulations et de lignes de bois. L'air était léger, le matin encore frais. Nous marchions avec plaisir dans ces agréables campagnes de France aux aspects doux et nuancés. De lieue en lieue nous traversions un village, dont la population nous accueillait avec les signes de la joie la plus vive. On nous prenait pour des Anglais. Nos coiffures recouvertes de toile et nos uniformes gris n'avaient évidemment plus qu'un lointain rapport avec la tunique bleue et le casque à pointe du Prussien légendaire de 1870. Nous acceptions les hommages de ces bonnes gens et surtout les présents qu'ils nous faisaient avec libéralité. Ils nous tendaient des pâtisseries, du chocolat, des pots de confitures, des bouteilles de cidre et de vin, du tabac, que nous n'avions même pas la peine de payer, bien que nous fussions abondamment pourvus de monnaie française par les soins de l'intendance. Comme nous ne faisions que passer, nous n'en demandions pas davantage, et cette comédie nous divertissait grandement.

Il se produisit même dans un de ces villages une scène des plus comiques. Comme nous y entrions à grand tralala de tambours et de fifres—car, pour corser la plaisanterie, nous faisions maintenant donner la clique à tout propos,—et comme les paysans accourus nous accablaient de leurs témoignages de contentement, un homme à blouse bleue et à mine réjouie se détacha de la foule villageoise et, avec de grands gestes d'effusion, se précipita sur Schimmel.

—Par exemple! s'exclamait-il, c'est-y Dieu possible! Mais oui, c'est bien vous, monsieur Coursier! Si je m'attendais!... C'est ce bon monsieur Coursier!... Ah! ça me fait plaisir de vous revoir!... Et comment ça va-t-il, mon cher monsieur Coursier?

Il lui tendait sa large main calleuse.

Schimmel blêmit un peu, mais ne se décontenança pas.

—Qui êtes-vous? fit-il sèchement. Je ne vous connais pas.

—Vous ne me connaissez point?... Ah! elle est bien bonne!... Comment, vous ne reconnaissez pas maître Jean Renard, du village de Courtavesnes, chez qui vous veniez tous les ans, et pas plus tard que l'an dernier, prendre votre pension pour la saison de chasse? Voyons, c'est moi, monsieur Coursier, moi, Jean Renard!...

—Je ne sais ce que vous voulez dire. Vous devez vous tromper, mon brave homme.

—Allons, vous voulez rire, mon bon monsieur Coursier!... Moi, je vous reconnais bien... Je vous ai reconnu du premier coup, malgré votre bel uniforme... Ah! en avons-nous fait des parties de cartes, le soir, à l'auberge!... Vous vouliez savoir tout ce qui se passait dans le pays... Vous étiez à tu et à toi avec le juge de paix, l'huissier, le percepteur... Vous les interrogiez sur les lieux, les gens et les bêtes, sur tout... Le jour, vous étiez à courir par monts et par vaux... mais, au lieu de gibier, vous rapportiez plus souvent des dessins et des photos...

—Allez-vous vous taire, nom de Dieu!

—Voyons, mon bon monsieur Coursier, ne vous fâchez pas, je vous aimais bien... Vous couchiez avec ma femme, c'est vrai, mais je ne vous en veux point... Tenez, elle n'est pas loin d'ici, la bourgeoise. Je vas la quérir. Elle aussi sera bigrement contente de vous revoir.

—Vous allez me foutre la paix immédiatement, sinon...

—Tiens, vous ne m'aviez pas dit que vous étiez Anglais... Qui aurait pu se douter?... C'est que vous parlez rudement bien français pour un Angliche... Ah! j'y suis! oui, pardine, je comprends... Vous êtes avec ces messieurs les Anglais pour les guider...

Schimmel perdit patience. Il dégaina son revolver, et, avant que l'autre ait pu seulement comprendre ce qui lui arrivait, avec la même sûreté de main qui avait abattu le prêtre de Louvain, il lui brûla la cervelle.

Ce fut un beau concert. Les femmes criaient, les paysans se sauvaient, personne ne se rendait bien compte de ce qui s'était passé; on se demandait si c'était un accident, ou quoi. Les soldats menaçaient; Kaiserkopf, rouge et sacrant, parlait déjà, heureusement en allemand, de faire au village son affaire. Le maire et le garde champêtre survenaient en émoi et voulaient verbaliser. Je ne sais comment cela aurait tourné, si le major von Nippenburg, inquiet de l'arrêt de la colonne, n'était arrivé au trot de son cheval. Il vit le cadavre, le maire, le garde champêtre et, sans s'informer des circonstances de l'incident, il déclara tout de suite à ces représentants de l'autorité qu'on était en guerre, que l'affaire ne les regardait pas, mais concernait exclusivement l'autorité militaire, qui procéderait. Puis il donna l'ordre de repartir, ce qui fut fait, tandis qu'on voyait accourir, tout clopinant dans un lot de commères gesticulantes, le rebouteur du village qui venait s'enquérir si on n'avait pas besoin de ses soins.


Nous ne savions ce qu'étaient devenus, depuis Louvain, les autres bataillons du régiment, non plus que, depuis beaucoup plus longtemps, les autres régiments de la division. Aussi notre surprise fut-elle grande quand, au soir, nous trouvâmes, bivouaquant sous le couvert d'une forêt, l'effectif divisionnaire à peu près complet. Il n'y manquait que deux bataillons, qui rejoignirent une heure après nous. C'est là que nous pûmes admirer la science de nos états-majors qui parvenaient à diriger, comme sur un échiquier, la marche de leurs unités par des routes diverses et à les amener sans fourvoiement au lieu décidé d'avance, pour les rassembler, au moment prévu, sous la main de leur chef. Cette forêt toute bruissante et résonnante d'armes, au-dessus de laquelle les avions d'observation de l'ennemi, s'il s'en trouvait, ne pouvaient discerner que des cimes mouvantes d'arbres et des vols de ramiers, nous parut du meilleur augure. La nombreuse artillerie qu'on y voyait réunie, avec ses caissons bourrés d'obus, rendait en outre bien vaines les craintes de Schimmel. De grandes heures se préparaient pour nous.

Tandis que la troupe couchait sous les feuilles, une hôtellerie de touristes, bien fournie de salles, de chambres, de communs et de garages, servait de mess aux officiers. Elle était tenue par un Allemand naturalisé qui, tout fier et tout ruisselant de servilisme, se multipliait en l'honneur de ses hôtes prestigieux, devant les bottes poussiéreuses de chacun desquels, s'il en eût eu le loisir, il aurait voulu se jeter genou bas et langue pendante. Aussi y festoyait-on seigneurialement, poulets, gigots, lièvres, cuissots de chevreuils, perdrix, faisans, dindons, lapereaux sautaient dans les poêles, mijotaient dans les casseroles ou tournaient aux broches; les tables débordaient d'uniformes et le champagne moussait à flots.

Les généraux et les officiers de l'état-major divisionnaire dînaient dans une salle séparée, où, de quart d'heure en quart d'heure, confluaient des téléphonistes, des aviateurs ou des télégraphistes de la sans-fil. Jamais encore je ne m'étais senti si près du général von Zillisheim, commandant la division, et j'en avais tout un petit frisson. L'autre brigade, qui avait donné devant Mons, avait été, à ce que nous apprîmes alors, assez fortement éprouvée. Beaucoup de ses officiers manquaient; ceux qui étaient là, le verbe sonore et le monocle avantageux, faisaient des récits de la bataille. On avait sérieusement frotté le mufle aux Anglais, qui n'avaient pas attendu la fin de leur compte pour déguerpir si rapidement qu'on n'avait pu encore les rattraper. Ces stupides insulaires n'avaient mis que quatre divisions contre cinq de nos formidables corps. C'était bien la «méprisable petite armée» dont on avait parlé. Que venaient faire ces joueurs de cricket sous notre avalanche?

Mais à ces tableaux de tueries je préférai la relation de l'entrée de l'armée allemande à Bruxelles, dont nous gratifia avec brio un officier de liaison du 66e. Il fallait l'entendre décrire l'allure magnifique de nos régiments, la stupéfaction des Bruxellois à leur aspect, les belles avenues, les hautes maisons, les palais, les superbes brasseries qui formaient autour de ce grandiose spectacle militaire un cadre triomphal. Les troupes avaient défilé pendant trois jours et trois nuits dans les vastes artères de cette capitale neutre, qui se croyait bien à l'abri de leur atteinte. L'avant-garde était entrée le 20, à deux heures après midi, sous les ordres du général Sixt von Arnim. Elle se composait de régiments de cavalerie légère et de cavalerie de ligne, des deux divisions du IVe corps, avec leurs brigades d'artillerie de campagne, leurs batteries d'obusiers, leurs colonnes de munitions, leurs compagnies de pionniers, leurs équipages de ponts, leurs ambulances et leurs cuisines, d'un bataillon de chasseurs, avec ses mitrailleurs et ses cyclistes, d'un régiment d'artillerie lourde, traînant des obusiers de 150 et des mortiers de 210, de compagnies téléphonistes et télégraphistes, de détachements d'aérostiers et de cent mitrailleuses automobiles. Tout y était gris, uniformément, mystérieusement et colossalement gris: gris les uhlans et leur forêt de lances d'acier flammées de noir et de blanc, gris les dragons, gris les hussards, tant hussards de la Mort, que hussards de Zieten, et gris leurs brandebourgs; vert-de gris les chasseurs, gris, profondément gris les rangs épais de l'infanterie de ligne et gris ses couvre-casque; grise toute l'artillerie, canons, affûts, boucliers et caissons, gris tous les fourgons du train, grises les automobiles, grises les motocyclettes, grises les ambulances. Fondus dans tout ce gris, les parements, les passepoils, les dragonnes et les chiffres des pattes d'épaules paraissaient gris également. Les drapeaux étaient à la croix blanche sur fond noir. Seules leurs cravates aux couleurs de l'Empire et les fanions triangulaires de commandement mouchetaient ça et là de petits flottillements rouges cet immense fleuve gris, cette incommensurable marée grise. De régiment en régiment les musiques aux instruments ternis effrayaient l'air de retentissantes marches guerrières. Les intervalles de leurs tonitruements étaient remplis par les chœurs non moins terribles des guerriers allemands qui, par deux mille voix à la fois, ébranlaient les murs des maisons et secouaient de résonnements les tympans. Mais, quel que fût le bruit de ces sonorités cuivrées ou buccales, il ne couvrait pas celui des bottes ferrées battant puissamment le pavé au rythme mécanique du pas de l'oie, ni le martellement des sabots de chevaux, non plus que le fracas des roues jantées d'acier, le carillon des chaînes de mitrailleuses, la stridence des essieux, le grincement des freins, l'ébrouement catapultueux des moteurs. Toute cette armée grise, cet énorme boa gris, rampait avec rapidité et dans un tintamarre infernal à travers la cité bruxelloise, comme un monstrueux dragon, rugissant effroyablement et tout écailleux de métal. La grande ville horrifiée le regardait s'avancer dans ses rues, écarquillant sur lui ses milliers de fenêtres vides. Vomi par la porte de Louvain, il avait descendu le boulevard du Jardin Botanique, étalé ses lourds replis devant la gare, tourné par le boulevard du Nord, englouti sous sa masse la place De Brouckère, puis s'était allongé dans le boulevard Anspach. Là, un de ses régiments avait annelé sur sa gauche pour venir couvrir la Grand'Place. Le vieux quadrilatère en avait frémi jusqu'aux derniers rinceaux de son architecture. Les pignons historiés et leurs armoiries marchandes n'avaient rien contemplé de pareil depuis les temps de l'Espagnol. Hérissée, la flèche de l'Hôtel de Ville dressait au plus haut du ciel son saint Michel impuissant. Les commandements gutturaux, la cadence brutale des crosses avaient souffleté les façades illustres des Corporations: la Maison du Roi, la Maison des Peintres, la Maison des Tailleurs, la Maison des Merciers, la Maison des Bateliers, la Maison des Archers, la Maison des Charpentiers, l'Hôtel des Brasseurs, la Maison du Cygne, la Maison de la Rose. Le général von Jarotzky avait franchi le porche gothique de la Maison Communale, éperons aux talons, sabre nu au poing. Et pendant qu'il signifiait au bourgmestre Max et à ses échevins que la ville lui appartenait et qu'il la frappait d'un tribut de deux cents millions, la marche de l'armée grise se poursuivait interminablement, le reptile encombrait le boulevard du Hainaut, écrasait le boulevard du Midi, et sa tête écumante, épouvantable, invincible venait s'engager sur la chaussée de Waterloo.

Nous entendîmes ce récit avec autant d'agrément que d'intérêt. Il nous donnait un avant-goût de l'entrée plus sensationnelle encore que nous ferions nous-mêmes, dans peu de jours sans doute, à Paris.


Le lendemain, les rapports de nos aviateurs et de nos reconnaissances étant satisfaisants, la division s'ébranla sans retard, par trois routes. Le temps était toujours magnifique: un vrai Kaiserswetter! Comme l'affirmait notre devise guerrière, nous avions décidément «Dieu avec nous».

Mais si nous avions Dieu avec nous, nous avions aussi le général von Kluck. Il avait fait passer un ordre qui, au premier moment, avait paru rigoureux, mais dont nous reconnûmes le fondement et auquel il fallut obéir. Le général von Kluck ne voulait pas de traînards et les officiers avaient le devoir de les abattre sans pitié. Il n'y en avait pas eu le premier jour dans notre compagnie, mais il s'en trouva deux ce jour-là, dont un que je connaissais bien, un nommé Plump, qui avait été jardinier chez mon père et qui, moins apte à couper ses cors qu'à tailler ses rosiers, avait vu, étape par étape, ses pieds s'enflammer jusqu'à lui refuser tout service. Et il y en eut encore d'autres les jours suivants, qui tous reçurent dans l'oreille le coup de revolver du capitaine Kaiserkopf.

Nous avions fait trente-cinq kilomètres la veille; nous en couvrîmes quarante pour notre seconde journée de marche sur terre de France. On faisait une courte halte toutes les deux heures. Mais si notre manœuvre, ainsi que l'avait prévu Schimmel, était extrêmement rapide et ne s'opérait pas sans fatigue, elle n'en était pas moins joyeuse. Le grand but nous galvanisait tous. Paris! Paris! Il semblait que ce mot magique nous poussât en avant et nous donnât des ailes.

La troupe chantait fréquemment pour électriser son allure. C'était tantôt une compagnie, tantôt l'autre qui donnait de la voix, et chacune avait son chœur de prédilection. Le nôtre était, bien entendu, celui de Wacht-am-Rhein lui-même, la Garde au Rhin et le terrible sous-officier en accentuait les couplets avec un coup de gueule toujours plus enragé. Nous battions de loin comme sonorité tout ce qui sortait du reste du bataillon. Le capitaine Kaiserkopf en ressentait quelque fierté.

—Ce n'est plus la Garde au Rhin, meine Kinder, qu'il vous faudra chanter, bramait il avec un gros rire, mais bientôt la Garde à la Seine!

—Ou la Garde à la Loire! vaticinait plus âprement Schimmel.

Celui-ci ne dédaignait pas de se mêler à cette forte joie militaire, et, au milieu des ébaudissements de sous officiers ou de simples soldats qui égayaient la route d'airs du pays, de refrains provinciaux ou de ritournelles d'accordéon, il lui arrivait de produire quelque chanson plus originale, dont il chevrotait d'un fausset aigre la mélodie ou dont il déclamait pompeusement les paroles.

Je m'en rappelle une, qui devait être nouvelle, car personne ne la connaissait. La voici:

Mein Vater hat mich ein Lied gelehrt,

Als er 70 aus Frankreich heimgekehrt,

Eine Zeile lang, ohne Strophe und Reim,

Das brachte er mit aus dem Kriege heim:

Nach Paris! nach Paris! nach Paris!

Nach Paris! Er tat seinen ersten Schlag,

Ein Franzose æchzend am Boden lag,

Nach Paris! Seine Flinte nahm sicheres Ziel,

Ein feindlicher Schütze zu Boden fiel.

Nach Paris! Die Losung war gut und recht

Und warf zu Boden ein neidisch Geschlecht.

Nach Paris! nach Paris! nach Paris!

Jetzt merke ich wohl meines Vaters Wut

An den Erbfeind, sie lebt auch in meinem Blut,

Wir marschierten nach Frankreich, die tausend Mann,

Und ich stimmte das Lied meines Vaters an,

Kein Lied war kürzer und geller als dies.

Ganz Deutschland singt's: Nach Paris! nach Paris! 5

Nach Paris! Toute l'Allemagne le chantait, en effet, et nous le chantions avec elle. Et nous le chantions d'autant mieux que c'était nous qui y allions. Nach Paris! oui, oui, nach Paris! Qui n'aurait chanté? Je ne crois pas qu'à ce moment il y ait eu, dans toute l'Allemagne, une seule voix discordante, même aucune de celles qui, sur tant d'autres points, ne sont jamais d'accord.

Je n'étais pas sans me préoccuper parfois, je le dis sans fausse modestie, de l'état d'esprit de mes soldats. Je ne me contentais pas, comme tant de chefs de groupes, de maintenir la discipline et d'assurer le service, sans plus considérer les hommes que des machines, d'imparfaites machines qu'il fallait trop souvent rudoyer pour les faire marcher. Ma qualité d'intellectuel m'imposait des prétentions à la psychologie. Je m'intéressais à mes quatorze mousquetaires et me montrais curieux de leur mentalité. Que pensaient-ils au juste de la guerre? C'est ce que je me demandais et que, pour m'en instruire, je ne jugeais pas indigne de moi de leur demander à eux mêmes. «Pourquoi te bats-tu?» Cette question, je la leur posais. J'avais avec eux un contact trop familier pour les inquiéter, et ils se défiaient trop peu de moi pour ne pas me répondre avec simplicité et franchise. «Pourquoi te bats-tu?» La plupart répondaient: «Pour l'Empereur» ou: «Pour le Vaterland», et c'était vrai, ils ne se battaient pas pour autre chose; l'Empereur et le Vaterland représentaient tout pour eux: l'Allemagne, leur coin de terre, leur famille, eux mêmes. C'étaient des protestants comme moi, des Prussiens comme moi, des gens de la Saxe prussienne comme moi, et, comme moi-même, ils se battaient bien réellement et pleins d'enthousiasme pour l'Empereur et pour le Vaterland contre l'ennemi commun.

Mais le cas de tous mes fusiliers n'était pas aussi net. J'avais dans mon groupe deux catholiques et trois socialistes, et ceux-ci m'intriguaient davantage. L'un des deux catholiques était le soldat Schnupf, que je connaissais du temps que j'étais volontaire et que j'aimais bien. Quand je lui eus demandé: «Pourquoi te bats-tu, Schnupf?» et qu'il m'eut répondu: «Pour l'Empereur», je lui objectai:

—L'Empereur est protestant, comment peux-tu te battre pour lui?

Schnupf réfléchit un moment, paraissant faire un gros effort pour pénétrer en lui-même et définir la raison réelle pour laquelle il se battait. Il dit:

—Je me bats contre la France anti-chrétienne et persécutrice de l'Église. Elle doit périr. Dieu le veut. Notre Empereur est protestant, c'est vrai, mais il respecte la religion catholique et la protège. D'ailleurs le pape est avec nous.

—C'est juste, dis-je. Mais tu es entré en Belgique, Schnupf, un pays catholique; tu y as brûlé des églises et massacré des curés. Comment arranges-tu ça?

—Je vais vous le dire, Herr Fæhnrich. La Belgique a commis un grand crime en s'opposant à notre passage et en tirant sur nos soldats. Si elle ne s'est pas mise de notre côté, et si elle a préféré l'Angleterre hérétique, c'est qu'elle n'est pas bonne catholique; ses églises sont de faux temples et ses curés de mauvais prêtres. La Belgique n'a que ce qu'elle mérite.

Il n'y avait rien à répliquer. La conviction de Schnupf était entière: Schnupf savait pourquoi il se battait.

Avec Vogelfænger, ce fut un peu plus compliqué. Vogelfænger était un mineur du Harz, socialiste des plus rouges. Quand je me risquai à l'interroger, non sans lui avoir préalablement offert une tournée à l'auberge d'un village, il me regarda fixement, comme pour s'assurer de ma discrétion, puis il dit d'une voix basse et farouche:

—Je ne me bats pas pour l'Empereur, puisque je suis républicain.

—Bien entendu, accordai-je.

—Je ne me bats pas non plus pour la patrie, puisque le suis internationaliste.

—Evidemment. Mais alors, diable, Vogelfænger, pourquoi te bats-tu? Est ce que tu ferais la guerre à contre cœur?

—Je fais la guerre de bon cœur.

—Explique-moi donc ce mystère.

—Il n y a pas là de mystère, Herr Fæhnrich; vous allez comprendre. Nos chefs nous ont dit: Voulez-vous le triomphe du socialisme? Alors vous devez vous battre pour le triomphe de l'Allemagne. L'Allemagne, nous ont-ils dit, est le seul pays du monde où le socialisme soit vraiment puissant et vraiment organisé. Qu'est-ce que c'est que les socialistes des autres pays? Rien, de petits partis misérables, incapables d'une action quelconque et qui se mangent entre eux. Seule l'Allemagne socialiste est grande et peut assurer l'avenir du socialisme. Mais il faut pour cela que l'Allemagne soit la plus forte; l'Allemagne vaincue, c'est le socialisme vaincu. Aucun socialiste ne peut vouloir cela. Après la victoire, nous établirons le régime socialiste en Allemagne et nous l'imposerons au monde. Les capitalistes et les hobereaux qui ont décidé cette guerre ont en même temps signé l'avènement du socialisme. Nous haïssons le Kaiser et ses ministres, et nous voudrions tous les voir pendus. Mais, en attendant, ils font notre affaire. Voilà ce que nous ont dit nos chefs. Vous, les junkers...

—Je ne suis pas un junker.

—Vous êtes un bourgeois, pour nous c'est tout comme. Vous autres bourgeois et junkers, sans vous en douter, vous vous battez pour nous. Nous sommes maintenant vos alliés c'est vrai, mais pour mieux vous dévorer plus tard. L'armée, cette armée que vous avez si bien organisée, est en réalité notre armée. Sur trois combattants allemands il y a un socialiste et un autre qui est en train de le devenir. Moltke et von Kluck sont nos hommes, sans le savoir. Cette guerre est notre guerre. Plus il y aura de tueries, de sang répandu, d'horreurs et de massacres, plus il y aura ensuite de socialistes. Voilà pourquoi nous nous battons, Herr Fæhnrich. Vive la guerre!

Il y avait de quoi être médusé, et je le fus. Mais j'avais compris. Vogelfænger savait, lui aussi, pour quoi il se battait: il se battait pour le socialisme.

Personne donc ne regrettait la guerre. Chaque Allemand la faisait pour un motif qui n'était pas toujours le même, mais qu'il connaissait parfaitement, qui le poussait avec une force irrésistible et le liait indissolublement à tous ses compagnons, quels qu'ils fussent, dans une même communauté de passion et d'enthousiasme. Kaiserkopf se battait pour le plaisir; Schimmel se battait pour le métier; von Bückling et von Waldkatzenbach se battaient pour la caste; leurs soldats se battaient pour le Kaiser, pour le pape ou pour la révolution sociale. Non, personne ne regrettait la guerre, pas même Kœnig, qui ne désapprouvait que la manière dont la guerre était faite, non la guerre elle-même. Et tous ensemble criaient: Nach Paris!


Nous n'étions pas encore à la Loire, ni même à la Seine mais nous venions de franchir la Somme. Il y avait eu, paraît-il, sur quelques points certaines velléités de l'ennemi d'en défendre le passage; dans la région où nous opérions, nous n'aperçûmes rien de semblable et nous traversâmes la rivière, au point du jour, dans la plus grande liberté. Au delà, le pays paraissait vide de forces hostiles. Mais nous n'avions pas fait trois kilomètres que nous étions arrêtés par des troupes françaises.

Déjà, sur notre droite, nous entendions la brigade qui nous flanquait canonner depuis quelque temps avec vivacité. Nous n'avancions plus que prudemment. Bientôt nos éléments reçurent l'ordre de prendre leurs dispositifs de combat. Les téléphonistes étaient sur les dents.

De petits obus très meurtriers commencèrent alors à tomber. Ils firent immédiatement plusieurs victimes. Des cris de fureur s'élevèrent:

Franzosen!... Franzosen!... Ach! die Franzosen-Kanaljen!...

Le bataillon se jeta dans les chaumes vivement déployé, la compagnie Kaiserkopf en avant. Une sueur froide me mouilla comme une douche. Mais ayant déjà subi le baptême du feu, je me cravachai intérieurement le cœur pour me forcer au courage. Il fallut aussitôt s'aplatir contre terre. Une rafale de ces petits obus ravageait la zone de front, interdisant toute marche d'approche. Ils arrivaient en criant, éclataient avec un brisement déchirant, arrachaient les oreilles, cinglaient les nerfs. Ils pleuvaient avec une vitesse inouïe et à la fréquence d'un tir de mitrailleuse, projetant l'éparpillement d'une myriade de lamelles d'acier tranchantes comme des rasoirs. Leur explosion buvait l'air et empoisonnait le vide. Je crus perdre connaissance. Des morts et des blessés en nombre impressionnant roulaient déjà et se déchiquetaient sur le sol. Mais il fallait progresser à tout prix, c'était l'ordre.

—En avant, nom de Dieu! haletait Kaiserkopf derrière nous.

Les sous-officiers fouaillaient en hurlant leurs soldats. On avançait sur le ventre, travaillant fébrilement de la pelle-bêche. Nos batteries crachaient un feu d'enfer, mais ne parvenaient pas à faire taire celles qui nous aspergeaient. Nous étions couverts par une ondulation de terrain qu'il fallait atteindre à travers un kilomètre terrible comme un glacis. C'était autre chose qu'en Belgique! La mort, le décervelage, le râle rôdaient de toutes parts. Des rigoles rouges dégoulinaient dans les sillons de nos petites tranchées. Protégés par nos sacs, nous cherchions péniblement à progresser par bonds rampants de quelques mètres. Les visages étaient livides et terreux. La sueur, le sang et l'urine suintaient des vêtements. Le soleil plombait nos casques qui écrasaient nos têtes bouillantes. De grosses mouches bourdonnaient à nos oreilles, tandis que de rauques éclats de cornets, à l'arrière, rayaient les interstices des explosions.

J'eus la douleur de perdre mon fidèle Kasper, «soufflé» par un obus. Sans la moindre blessure discernable, sans paraître seulement avoir été touché, il devint subitement tout bleu et un mince filet de carmin farda ses lèvres.

Mais une forêt de hourras bruissait derrière nous. Les trois autres compagnies, lancées à l'assaut, nous dépassaient en courant dans un cliquetis de culasses et une précipitation de bottes. Hérissé, convulsif, tendu comme un chat maigre, le baron Hildebrand von Waldkatzenbach bondit près de moi en miaulant des «khrr, khrr» angoissés. Une poussière brûlante nous enveloppa. A travers ce brouillard, je vis avec horreur les vagues qui nous distançaient fondre rapidement dans leur course. Les hommes tombaient ça et la, brusquement, au hasard, balayés, emportés comme des quilles sous la bourrasque des projectiles. Ils s'abattaient d'un bloc, le plus souvent sur le dos, fauchant l'air de leurs bras spasmatiques, tandis que le fusil leur échappait. On en voyait s'effondrer par tranches de huit ou dix à la fois. J'étais épouvanté, et je crus ma dernière heure venue quand j'entendis le grondement de Kaiserkopf, répété par le fausset de Schimmel, commander:

—En avant!... Zum Sturm!..

Ceux qui le purent se levèrent pour se joindre à l'assaut. Sur les autres, les coups de bottes des gradés furent malheureusement inutiles.

Au milieu de l'ouragan, comment arrivai-je en haut? Je n'en sais rien. Je me trouvai sur la croupe du pli de terrain juste à temps pour voir détaler au triple galop de leurs attelages quatre petits canons qui disparurent dans un vallonnement. Etais-je blessé? Je ne ressentais qu'une immense agitation et, subitement, une soif intense. Je vidai mon bidon.

Derrière nous, le champ que nous avions travers gigotait hideusement et hurlait.

Nous avions devant nous un bout de plaine coupé de petites haies, sillonné de fossés, parsemé de meules et de bouquets d'arbres. Tout s'y était tu, mais le terrain devait fourmiller d'ennemis. Nos obus l'arrosaient de leur grêle, y soulevant des gerbes noirâtres et y semant des incendies. J'étais encore tout étonné de respirer, stupéfait d'être vivant. Je regardai autour de moi, cherchant mes hommes. Onze étaient là, qui m'avaient suivi, dont deux légèrement blessés. Trois manquaient, outre Kasper. Je me berçai de l'espoir qu'ils avaient pu se perdre dans la tourmente, mais la vérité est que je ne les revis jamais.

Les bataillons arrivaient les uns après les autres, à droite, à gauche, ou derrière le nôtre, en soutien. Je crois bien que toute la brigade était là. On reprit la marche en avant, au pas gymnastique, comme une trombe. Les tambours battaient; les fanions signalaient: «Allonger le tir» et: «Envoyer munitions». A notre gauche, le bataillon von Putz avait trouvé moyen de ramasser une cinquantaine de civils, hommes, femmes, vieillards et enfants, dont il se faisait précéder, baïonnettes dans les reins, et qui lui servaient de bouclier.

—Sacré mille millions! fit Kaiserkopf jaloux.

Et de nouveau ce fut terrible. De tous les fossés, de derrière les meules, les haies, des milliers de balles sifflèrent, décimant à nouveau les rangs de nos courageux fantassins. Ces misérables Français devaient avoir avec eux deux on trois mitrailleuses qui vidaient sans pitié sur nous leurs bandes assassines. Mais cette fois on les avait devant soi, on les tenait, il n'y avait plus qu'à leur tomber dessus.

Les premiers pantalons rouges parurent. Ils étaient morts ou blessés aux abords des obstacles que nous traversions. Les blessés, bien entendu, étaient immédiatement réduits eux aussi à l'état de cadavres. La vue de ces Français m'inspira aussitôt une haine féroce. Je sentis que je les exécrais. Ah! les bandits! les lâches!... On en voyait passer subrepticement entre les ramures, se glisser de couvert en couvert. Leurs armes brillaient et les cuivreries dont ils étaient garnis scintillaient.

—Plus vite!... plus vite! nous adjuraient nos officiers.

Il fallait gagner le plus rapidement possible l'espace qui nous séparait d'eux, réduire au minimum le temps d'efficacité de leur tir et les aborder promptement à la baïonnette. La rage meurtrière de leur feu nous abîmait. Nos pertes étaient déjà assez élevées.

Heureusement que l'artillerie nous avait bien préparé la besogne. Leurs positions étaient bouleversées et des amas de corps sanguinolents les jonchaient. Ce n'étaient d'ailleurs que des défenses de fortune aménagées à la hâte et que l'on franchissait sans peine, une fois privées de leurs derniers défenseurs. Nous nous rendîmes bientôt compte que ceux-ci étaient moins nombreux que la férocité de leur tir n'avait pu le faire croire. Il pouvait y avoir là en tout un petit bataillon, dont la moitié devait avoir déjà mordu la glèbe. Cela décupla notre courage, car il était visible que nous les écrasions sous notre nombre. On ne les voyait pourtant pas fuir, ni se rendre. Ils préféraient se faire tuer sur leurs médiocres positions. Ils réussissaient même parfois à se grouper, à foncer sur nous et à rompre sur quelque point notre étreinte. C'est ainsi que nous vîmes inopinément surgir devant notre front de compagnie une cinquantaine de ces enragés faisant mine de vouloir nous culbuter. Ce fut une minute de désarroi. Heureusement que Kaiserkopf eut une idée de génie. C'est là que nous pûmes apprécier la valeur d'un bon tacticien. Il fit avancer une trentaine d'hommes sans armes, avec l'ordre de lever les bras et de crier: «Kamerad!». Donnant dans le panneau les Français s'arrêtèrent net. Leur officier, tout joyeux, s'approcha sans défiance, faisant signe aux nôtres qu'il acceptait leur reddition. Mais, à ce moment, les rangs des «Kameraden» s'ouvrirent, démasquant une mitrailleuse que Kaiserkopf avait fait rapidement aposter derrière leur rideau. En un tour de bande, toute la racaille française était par terre.

A notre gauche, devant le bataillon von Putz, nos affaires marchaient mieux encore. Là, c'était la victoire éclatante. Le bouclier des civils avait fait merveille. Il n'en restait pas grand'chose. Par contre, les hommes de von Putz sortaient à peu près indemnes de l'aventure et avaient tout balayé devant eux.

Plus loin, on voyait des flammes jaune pâle sortir de derrière un écran de peupliers, dans des flots de fumée pommelée. N'ayant plus rien à battre dans notre secteur, plusieurs d'entre nous s'y portèrent. Nous reconnûmes en approchant que c'était une ambulance française qui brûlait. Elle était aménagée dans un corps de grange, que le feu attaquait déjà de trois côtés. Des sergents amoncelaient encore des bottes de paille contre les charpentes. Deux drapeaux de la Croix Rouge arborés aux angles se tordaient sous le courant d'air chaud. Ils ne tardèrent pas à se consumer. D'horribles hurlements sortaient de ce brasier. Trois ou quatre cents soldats mêlés d'officiers trépignaient de joie à l'entour, poussant des hourras et tirant des coups de fusil dans l'incendie. Mais ce qu'il y avait de plus saisissant, c'était de voir surgir, à moitié fous, de la fournaise les malheureux qui tentaient de s'en échapper, des blessés, des malades, des infirmiers, qui gesticulaient affreusement, sourcils et cheveux grillés, les yeux exorbités, des plaques noires ou vives au visage, les vêtements en partie détruits ou en feu, les linges et les pansements carbonisés. Un médecin-chef, en sarrau blanc bruni de sang et qui paraissait blessé, car il soutenait son bras gauche, voulut s'élancer vers un de nos officiers. Il n'avait pas fait dix pas, en proférant je ne sais quoi d'une voix indignée, qu'il tombait percé de balles. D'ailleurs, tout ce qui sortait était aussitôt couché en joue et abattu.

Feuer! Feuer! ne cessaient de crier des feldwebels fanatiques.

S'excitant à cet abominable jeu de massacre, les soldats, dont les plus avancés se tenaient à une cinquantaine de mètres du foyer en raison de la chaleur et des escarbilles, épaulaient, visaient, déchargeaient, puis attendaient le débucher de la pièce suivante, comme dans l'émulation d'une chasse enivrante.

Noch einer! hurlaient-ils. Encore un!...

Vingt, trente fusils détenaient et l'homme roulait dans l'herbe roussie. Je vis ainsi descendre des douzaines de blessés, mutilés de la face, du torse ou des bras, un en chemise qui avait une gouttière à chaque jambe, un autre amputé d'un pied et dont les béquilles brûlaient. Aux brèches de la toiture et aux abatants du grenier apparaissaient d'horribles masques dantesques et des bras tétaniques; il en émergeait des bustes, des corps qui se hissaient convulsivement et dégringolaient en perdant leurs bandages. Ils tombaient à terre sur leurs moignons, se cassaient un reste d'épaule ou de tibia, et n'étaient pas moins fusillés, après quelques sautillements désespérés. Du côté des peupliers, une cinquantaine de blessés, capturés dans l'ambulance avant le début de l'incendie, étaient exécutés, plus régulièrement, à feux de salves, sous les ordres d'un lieutenant pommadé.

Tout cela me surprenait et je commençais à trouver qu'on allait peut-être un peu loin. A quelques pas de moi, Kœnig considérait ce spectacle sans un mot, son beau visage contracté de tressaillements. Je vis Schimmel s'avancer vers lui avec un sourire sardonique et lui brandir un papier sous le nez comme pour le narguer. Ce papier, Kœnig devait le connaître et l'avoir reçu lui aussi, car il ne daigna pas le regarder. Schimmel me le tendit. Je lus:

Von heute ab werden keine Gefangenen mehr gemacht. Sæmmtliche Gefangenen werden niedergemacht. Verwundete, ob mit Waffen oder wehrlos, niedergemacht. Es bleibe kein Feind lebend hinter uns 6.

Cet ordre était signé du général-major von Morlach, commandant la brigade.

Jamais, je dois le dire, ordre ne fut si ponctuellement exécuté. Répandus sur la surface du champ de bataille, des escouades de massacreurs en exploraient consciencieusement les recoins. Tout buisson cachant un râle suspect était battu et nettoyé. Les giboyeurs suivaient à la trace le sang, pistaient le gîte et servaient la bête à la baïonnette. Le sang ruisselait et les entrailles coulaient dans les bauges forcées. Mais quelque décousu qu'il fût, le Français traqué ne se laissait pas épieuter sans faire tête, et son égorgement n'allait pas sans danger pour les veneurs. Il leur fallait parfois se mettre à six ou sept pour en achever un. Ces fauves se défendaient jusqu'à leur dernier grognement. Ceux qui ne pouvaient plus remuer un bras, pointer un pistolet, vomissaient contre nous d'abominables injures.

—Boches! Boches! criaient-ils. Boches!... Ah! les vaches!... ah! les Boches!...

Ce fut ici que j'entendis pour la première fois ce terme de «Boche», qui devait si souvent par la suite frapper mes oreilles et que j'eus plus d'une fois l'occasion de recevoir en plein visage.

—Ah! les Boches!... ah! les salauds!... les assassins!... les Boches!...

J'en étais tout indigné, tout froissé dans mon amour-propre d'Allemand.

Mais ces cris eux-mêmes, ces injures cessèrent. Les derniers blessés se turent et il n'y eut plus que des morts. Le général major von Morlach pouvait être content.

Cela ne refroidit pas l'ardeur de nos soldats, car s'il n'y avait plus rien à éventrer, il y avait encore beaucoup à fouiller. Le pillage des cadavres, qui avait déjà commencé, se généralisa. On vidait les poches et on coupait les doigts. On enlevait les bijoux, l'argent, les montres et le tabac. Des équipes organisées dépouillaient les corps de leurs chaussures et de leurs uniformes, ceux-ci étant destinés, comme je l'appris, à costumer certaines de nos unités en vue de tromper l'ennemi. Après à leur besogne et parfois se disputant entre eux, nos soldats étaient changés en hyènes, en chacals, en détrousseurs de morts, en écumeurs de champ de bataille.

Devant un amoncellement de tués, résultat d'une exécution en masse ou d'une attaque fauchée à la mitrailleuse comme celle que nous avions détruite, une soixantaine d'hommes de notre compagnie, s'abandonnant aux ébats d'une joie délirante, attendaient le moment de procéder au dépècement. Des gradés étaient là, Biertümpel, Schmauser, Buchholz, Quarck, Schweinmetz; Wacht-am-Rhein y était, le mufle sanguinaire; Schlapps et le capitaine Kaiserkopf y étaient. On tirait les derniers coups de fusil sur le charnier où s'observaient encore d'obscurs tressaillements.

Soudain un remuement se fit dans la masse sanglante; des corps s'écartèrent, s'éboulèrent sous une poussée de l'intérieur; et l'on vit lentement surgir d'entre les cadavres un faciès épouvantable, sans nez, sans sourcils, semblable à un écorché d'anatomie, avec un œil crevé et le front déchiré; puis une épaule, un torse, un bras galonné où manquait la main. A cette apparition spectrale il y eut un moment de stupeur. Promenant sur nous son œil unique, l'horrible fantôme se mit à crier d'une voix stridente:

—Bandits!... Vous n'êtes tous que d'ignobles massacreurs!... La guerre a honte de vous, canailles!... vous la déshonorez!... Peuple d'assassins, peuple de monstres... Je prie Dieu avant de mourir que la France ne vous pardonne jamais vos crimes!...

Kaiserkopf, qui fut le premier à se remettre de cette surprise, put enfin braire:

Frankreich kaput!

—Ah! Frankreich kapout? salauds!... Pas si vite!... Il y a encore des poilus en France!... Je vous maudis!... Je maudis l'Allemagne!... Deutschland, Deutschland nieder!... Et si vous voulez mon nom, les Boches, eh bien, sachez que le capitaine Labastide vous emm...!

Kaiserkopf s'était précipité sur lui, fou de rage, et braquait déjà dans cette bouche tragique et hurlante le canon de son revolver. Mais avant que le coup partit, le capitaine français, recueillant toutes ses forces, eut le temps de lui envoyer au visage un crachat de sang.

Je ne voulus pas assister à la curée et je m'éloignai. A ce moment, j'aperçus de nouveau Kœnig. Avait-il été présent à cette scène, si pareille à celle qu'il nous avait faite lui-même en Belgique? Avait-il entendu la malédiction du capitaine français?

Le pillage ne put se poursuivre. J'avais à peine rejoint le gros de la compagnie, que des signaux de cornets se mettaient à sonner de partout. Les troupes se reformaient hâtivement. Les officiers couraient, criaient et sacraient. Kaiserkopf, suivi de sa bande, revenait à rapide allure. Le major von Nippenburg galopait autour de son bataillon, qu'il faisait ranger. Notre artillerie recommençait à tirer. Que se passait-il?

Nous ne tardâmes pas à le savoir. De longues lignes rouges se démasquaient au loin, sur notre gauche. En même temps, nous étions arrosés de shrapnells.

—Les Français!... les Français! criait-on.

—Ils contre-attaquent, fit Schimmel.

Des hommes roulèrent en poussant des clameurs déchirantes à quelques mètres de moi. Nous reçûmes l'ordre de nous aplatir.

Il apparut bientôt que notre aile gauche était fortement accrochée. De nouvelles chaînes de pantalons rouges se déployaient à l'horizon, débordant de part et d'autre les premières. Il y en avait bien au total un régiment. Elles progressaient avec vélocité, fournissant un tir nourri et paraissant bien pourvues de mitrailleuses. Tout notre front fut de nouveau en feu. Les deux artilleries bombaient au-dessus de nous une voûte tonnante.

Les Français avançaient avec une audace croissante. Il semblait que nos mitrailleuses, disloquées peut-être par leurs obus, fussent incapables de les arrêter. Déjà le contact était pris et notre aile gauche commençait à plier. Nous n'avions rien encore devant nous. Des commandements nous jetèrent debout sous les balles des fusants. Le colonel von Steinitz poussait son régiment en oblique, pour tomber sur le flanc de l'ennemi et dégager le reste de la brigade.

C'est du moins ainsi que j'interprétai le mouvement qui nous était commandé et que nous entreprenions déjà d'exécuter, lorsqu'une nouvelle péripétie vint nous arrêter et nous accrocher à notre tour, nous obligeant à ne plus songer qu'à nous défendre nous-mêmes. Devant nous et sur notre droite venaient de jaillir une multitude de petits hommes bleus, extrêmement agiles, qui se mirent à nous mitrailler avec une ardeur peu commune, tout en se portant contre nous en courant. D'où sortaient-ils? Comment et sous quels couverts mystérieux étaient-ils parvenus à ramper sans être aperçus jusqu'à cinq cents mètres de nos tirailleurs avancés, pour se montrer subitement au pourtour de nos lignes comme autant de diables bondissants, fulminants et criards?

—Les chasseurs! fit Schimmel. Gare à nous!...

Ils paraissaient, disparaissaient, reparaissaient, collés au terrain ou en surgissant, insaisissables et voltigeurs, légers comme des oiseaux, souples comme des guépards, le képi sur l'œil, le collet à l'écusson jonquille soulignant le menton nerveux. Leur mobilité nous étonnait, ahurissant nos hommes, qui ne savaient où tirer. Ils furent sur nous que nous avions à peine eu le temps d'ajuster nos baïonnettes. Je vis avec effroi que nous allions reculer sous leur fougue. Ils nous tombaient dessus en vociférant dans un langage étrange des mots inconnus, dont je pus surprendre quelques uns:

—V'la les chassbis!

—A la barbaque!

—Mettons-en, les potes, les mecs!

—Foutez-y la pilule, aux yayas!

—Gercez-y la tomate!

—Bouffez-les! zigouillez-les!

—Ça barde!

—Y mettent les bâtons!

—Y z'ont les colombins!

J'étais tout ce qu'il y a de plus effrayé. J'interrogeai Schimmel:

—Quelle langue parlent-ils donc?... Ce doivent être des Africains!

—Mais non, ce sont des chasseurs; je les connais bien... Seulement ils ne parlent plus français. Je n'y comprends rien!...

Je n'eus pas le loisir de m'enquérir davantage de ce langage mystérieux. L'engagement gagnait avec une rapidité foudroyante, au milieu des Donnerwetter et des zum Teufel vomis par Kaiserkopf, des coups de sifflet affolés des officiers, des ululements furibonds des sergents, et il ne fallait plus que songer à soi, sauver sa peau. C'est en vain que le capitaine voulut renouveler le coup de la mitrailleuse: les diables bleus devaient déjà le connaître, car tous nos malheureux «Kameraden» tombèrent victimes de leur courage et de leur bonne foi. La mêlée devint vite effroyable. Des corps à corps affreux se nouaient. On voyait les fusils se dresser, les bras se tendre, les baïonnettes plonger de haut ou saillir d'en bas, les faces contorsionnées grimacer atrocement. Un vacarme épouvantable de chocs métalliques, de déflagrations, de crissements, de jurons, de hurlements de douleur déchaînait sa tempête et convulsionnait son délire. Une odeur de poudre d'étal et de suint poignait les narines. Je me sentis deux fois éraflé par des balles; un éclat ricocha sur la plaque de mon ceinturon. Mous reculions, laissant de nombreux cadavres et des abats de blessés. Dans une buée de poussière tourbillonnante et de gouttelettes de sang je vis lâcher pied, à côté de nous, ce qui restait de la section von Bückling; je vis les hommes fuir en jetant sacs, fusils et bidons pour courir plus vite, sans souci de la rupture créée dans nos lignes par cette panique. Et mon horreur fut à son comble quand j'aperçus aux trousses des fuyards un flot de ces diaboliques chasseurs bleus et l'un d'eux, une sorte d'égipan à la barbiche fourchue, atteindre à la course le petit lieutenant von Bückling qui se sauvait, lui enfiler sa longue baïonnette dans le derrière et le traverser férocement de part en part.

Il nous fallut rompre à notre tour, rendre du terrain le plus rapidement possible, afin d'éviter d'être cernés. La pression nous faisait craquer de partout. Les officiers réclamaient à grands cris des mitrailleuses.

Maschinengewehre!... Maschinengewehre!...

Mais les mitrailleuses encore valides étaient depuis longtemps loin, ramenées en arrière, par peur de capture, à l'abri de positions nouvelles préparées en hâte pour nous recevoir. J'avais perdu en quelques instants trois autres de mes hommes. J'étais désespéré. Heureusement que le soleil se couchait et que la nuit allait venir.

C'est à ce moment, le plus tragique peut-être de cette fatale journée, que se produisit un fait des plus impressionnants. Kœnig, qui jusqu'à cette minute avait dirigé avec un magnifique sang-froid et la plus grande habileté la retraite de sa section, se dressa soudain de toute sa taille, comme saisi de folie, et, quittant ses hommes, s'avança face à l'ennemi, sans casque, la poitrine hante et l'épée au salut. Nous le vîmes s'estomper dans la poussière, tandis qu'un dernier rayon de soleil frappait sa tête blonde, et tous nous l'entendîmes crier très fort au milieu du tumulte:

—Le capitaine français avait raison: nous avons déshonoré la guerre!... Adieu, vieille Allemagne, tu meurs avec moi!...

La trombe française passa sur lui.

Un déchirement se fit en moi. La démoralisation de la déroute, l'abominable carnage me donnèrent un instant le désir de me faire tuer aussi. Je fus arraché à cette courte hantise par cette exclamation de Schimmel:

—On ne déserte pas aussi stupidement!

Nous refaisions en sens inverse, la rage au cœur, le chemin parcouru le matin, buttant sur les corps de Français laissés là et qui commençaient déjà à sentir. Quant à nos morts, ils avaient disparu. Desséchés de soif, les pieds et les genoux brûlants, nous parvînmes enfin, décimés, sur les positions de repli, comme la nuit tombait. De nombreux blessés, qui avaient pu suivre, nous tenaillaient les nerfs de leurs gémissements. Je me tâtai minutieusement, dès que j'en eus la liberté, sur tous mes membres. Je n'avais que quelques égratignures, et le sang qui me couvrait n'était pas le mien. J'adressai au Seigneur Dieu une prière de reconnaissance et je songeai tout ému à ma famille lointaine, à ma chère Dorothéa, aux ombrages forestiers du Harz, au jardin de Goslar. L'obscurité protectrice nous enveloppait, trouée des petites flammes de nos canons légers.

La nuit ne fut pourtant pas rassurante et il n'y eut pour dormir que ceux qui, exténués, étaient tombés comme des masses. Les pionniers s'occupaient activement à nous fortifier et nous entouraient de fils de fer barbelés. On s'attendait à une nouvelle attaque des Français pour le petit jour, et peut-être avec des forces fraîches. L'inquiétude était très vive. La retraite devrait-elle reprendre et devrions-nous repasser la Somme? On assurait que le général von Morlach avait demandé instamment des renforts.

Cependant l'artillerie ennemie avait cessé de se faire entendre. On ne savait où avaient passé les bataillons français qui nous avaient si violemment repoussés. Nul feu, nul bruit du côté adverse, qui pût déceler leur présence. Ils s'étaient fondus dans l'ombre croissante, sans qu'on pût préciser à quel moment ils avaient abandonné la poursuite. Le mystère n'en paraissait que plus redoutable.

Ma pensée se reporta sur le malheureux Kœnig, mon ami. Ce drame m'avait bouleversé. Que s'était-il passé dans cette grande âme, à l'instant de son acte insensé et sublime? Il avait cru savoir, lui aussi, pourquoi il se battait: mais ce n'était pas pour son idéal que se battait l'Allemagne!...

L'aurore parut, pâle, puis rosâtre. Rien devant nous: le vide et le silence. Seules des patrouilles de uhlans se levaient par instants dans l'éloignement comme des vols de perdrix.

J'obtins l'autorisation d'aller rechercher le corps de Kœnig. Je partis avec un de mes hommes. J'avais repéré assez approximativement l'endroit où il était tombé. Je traversai d'abord la zone des cadavres français, où sautelaient déjà des corneilles. Puis, j'arrivai à la zone allemande, que parsemaient, actifs et penchés, des groupes de brancardiers. Là, il n'y avait pas que des morts. Au milieu des tués, de nombreux blessés remuaient par grappes, criaient, suppliaient, râlaient ou se traînaient, disloqués et saignants. J'en avais le cœur chaviré. Je ne pouvais, hélas! les secourir, ni même m'arrêter à la sommation de leurs gestes déments. Ils étaient trop, sur mon passage, et j'aurais dû abandonner mon entreprise.

Je me dirigeais à la boussole. Je reconnus enfin un arbre, puis un second. J'identifiai ensuite une borne de champ. A un demi-quart de cercle sur l'est nord-est, le soleil gonflait son orbe rouge dans la touffeur d'un ciel accablant. Très loin, au sud-ouest, l'ambulance brûlée achevait de fumer.

Au bout de deux heures de recherches je découvris le corps de Kœnig. Il était allongé sur une glèbe rugueuse, percé de coups de baïonnettes, le thorax effondré, le crâne rompu vers le cervelet. Sa tête de cire aux yeux mystérieusement fermés se nimbait d'une flaque coagulée de sang noir. A mon indicible horreur, je m'aperçus qu'il respirait encore.

—Kœnig!... fis-je. Mon ami!...

Son épée gisait à deux mètres de lui. Je m'agenouillai. Je pris sa main froide.

—Pardon!... pardon!... balbutiai-je. J'aurais dû mourir avec vous... Vous seul étiez noble, juste, grand... Kœnig... Votre mémoire me sera toujours sacrée...

Je crus sentir une très légère pression, une pression presque imperceptible de sa main dans la mienne.

—Kœnig!... sanglotais-je.

Sa faible respiration s'arrêta. J'écoutai. J'attendis. Elle ne reprit pas.

Et mon cœur s'arrêta aussi un instant dans ma poitrine. Je songeais avec épouvante qu'il était resté là ainsi toute la nuit, toute la nuit sans pouvoir mourir. Il avait souffert d'une souffrance atroce, il s'était tordu de douleur sur cette terre française toute la nuit, après s'être offert lui-même en sacrifice pour nos crimes, crucifié pour la vieille Allemagne.

Des brancardiers s'approchaient.

—Laissez-le en paix, dis-je. Je l'enterrerai moi-même là où il est mort.

—C'est un officier, monsieur l'aspirant. Nous devons l'emporter.

Ils l'enlevèrent.

Je l'embrassai sur le front et je suivis le corps en pleurant.

IX

Décidément les Français avaient battu en retraite et personne n'y comprenait rien. Leurs arrière-gardes étaient signalées à je ne sais combien de kilomètres au diable, et il n'y avait plus qu'à reprendre la marche en avant sur le terrain qu'ils nous abandonnaient. Bien que nos effectifs eussent été fort éprouvés, ils étaient encore respectables, et je compris alors la haute sagesse du système des compagnies renforcées, qui permettait de perdre du monde en route pour se trouver néanmoins, au moment voulu et pour le grand coup décisif, en ordre de bataille avec des contingents normaux.

En attendant les nouveaux officiers que devait nous envoyer la division pour remplacer ceux que nous avions perdus, le premier-lieutenant Poppe prit le commandement de la section Kœnig et le feldwebel Schlapps celui de la section von Bückling.

Le départ s'effectua en plusieurs colonnes. La nôtre se mit en marche à midi. Nous n'avions pas fait cinq kilomètres, quand nous arrivâmes en vue d'une petite cité d'aspect pittoresque, abritée par un débris de vieux rempart dans le coude boisé d'une rivière. Cette petite cité, dont je préfère ne pas me rappeler le nom, me fit songer à Goslar. Une tour, un donjon, une église romane, des peupliers des ormes et des saules lui crayonnaient la même silhouette archaïque et feuillue. Un monticule, semblable au Rammelsberg, la mouvementait au sud. Il n'y manquait que le décor profond, rocheux et sauvage de la forêt.

Nous y entrâmes par un pont de pierre en dos d'âne, dont une seule arche avait été rompue, et que nos pontonniers, qui avaient déjà jeté les madriers suffisants pour le passage de l'infanterie, s'occupaient activement à consolider pour les poids lourds. Nous étions les premiers Allemands qui pénétraient dans le pays. Mais là on ne nous prenait pas pour des Anglais. Alarmée par la bataille de la veille, la population, dont une partie était déjà sur les routes, faisait ses préparatifs de départ en masse. Notre arrivée les interrompit brusquement. En un clin d'œil, l'hôtel de ville, la poste, la banque, les carrefours étaient occupés, des mitrailleuses postées au coin des rues, et les habitants recevaient l'injonction de réintégrer immédiatement leurs demeures. En même temps, tout ce qui était trouvé sur la voie publique, voitures, charrettes, chevaux, malles, colis, victuailles, bestiaux, était saisi. La ville n'avait cependant que peu souffert. Quelques maisons avaient subi quelques obus qui avaient défoncé quelques toits. Le clocher de l'église était par terre.

Faisceaux formés sur la place, le bataillon attendait les ordres, se demandant si cette riche proie qu'il tenait à sa portée allait lui échapper ou si la récompense bien due à ses fatigues allait enfin lui être accordée. Les officiers s'étaient rendus à l'hôtel de ville. Au bout d'un quart d'heure, nous vîmes revenir Kaiserkopf suant et triomphant:

—La ville est à nous!... Plusieurs heures d'arrêt... On attend l'artillerie et le convoi régimentaire... Ordre de vider la ville de tout ce qui peut servir au ravitaillement de l'armée... Meubles et objets de valeur seront dirigés sur l'Allemagne... Ah! Donnerwetter!... Potzdonnerwetter!...

Dans une explosion de joie, les troupes se débandaient et, sous la conduite des sous-officiers, envahissaient par escouades les maisons. Déjà on entendait des cris de terreur et l'on commençait à voir fuir des gens éperdus que cueillaient aussitôt les mitrailleuses.

Kaiserkopf nous fit signe à Schimmel et à moi:

—Venez.

Il nous emmena, avec Schlapps et une trentaine d'hommes, jusqu'à une maison de bonne apparence, sise à cinquante pas de là, et qui, sous l'enseigne de la Licorne, était le principal hôtel de la localité. Nous nous y engouffrâmes à grand bruit de bottes et de jurons. L'endroit était cossu, luxuriant de vaisselle, de linge, de cuivres et d'argenterie, foisonnant de provisions et de tonneaux. C'était une de ces vieilles hôtelleries de la province française, sanctuaires de la bonne chère et de la douceur de vivre. L'hôtelier, sa femme, son maître queux et ses deux servantes nous attendaient tout tremblants:

—Ne nous tuez pas, messieurs... Tout ici est à votre service.

—Combien avez-vous de véhicules? interrogea Kaiserkopf en mauvais français.

—Un omnibus, un cabriolet, un char à bancs et une charrette à ridelles.

—Pas d'automobile?

—Non.

—Combien de chevaux?

—Trois chevaux.

—Rassemblez-moi tout ça dans la cour. Nous allons charger.—Ræumt mir hier alles fort, was gut zum mitnehmen ist, ordonna-t-il à ses hommes.

Les soldats se répandirent tapageusement dans l'hôtel et bientôt ce fut un gros vacarme de meubles traînés, de portes défoncées, d'armoires volant en éclats, tandis qu'une sarabande d'objets hétéroclites, matelas, oreillers, couvertures, chaises, tables, lampes, pendules, dégringolaient les escaliers ou sautaient par les fenêtres.

—Et maintenant, à boire!... Tes meilleures bouteilles, bonhomme!...

Quelques coups de feu envoyés dans les glaces avaient changé l'hôte et ses gens en autant de gnomes alertes redoublant de bonds pour nous servir.

La grande table de la salle à manger ne tarda pas à se charger de tout ce que les caves de la Licorne recélaient de plus précieux en crus authentiques et en marques illustres. Jamais de ma vie je n'avais vu, ni n'ai revu depuis un nombre aussi imposant de bouteilles, ni d'aussi vénérables. Il y avait là, empoussiérés et encrassés, blancs, jaunes ou rouges, dans leurs flacons divers obturés de leurs cachets multiformes, les bordeaux, les bourgognes, les champagnes, tous les grands vins de France sous leurs étiquettes les plus nobles et leurs dates les plus impressionnantes. Schimmel, qui prétendait s'y connaître, en déchiffrait avec admiration les appellations somptueuses. C'étaient le Château-Margaux, le Château-Latour, le Château-Haut-Brion, le Léoville, le Laroze-Balguerie, le Barsac, le Preignac, le Sauternes pour les bordeaux. La Bourgogne se présentait avec le Romanée-Conti, le Chambertin, le Clos-Vougeot, le Musigny, le Corton pour les rouges, le Montrachet, le Meursault pour les blancs. Quant aux champagnes, le Sillery et l'Ay, sous leurs cartes célèbres, affichaient brillamment leur renommée pétillante. Des Pommery 1900, des Château-Yquem 1893 et dix bouteilles de Château-Laffitte de 1870 formaient, au dire de Schimmel, le dessus du panier de cette cave bien conditionnée.

Comme on le pense, Kaiserkopf n'avait pas attendu l'achevé de cet inventaire pour en évaluer l'importance. Dès les premières lampées il était fixé, et les noms lui importaient peu.

Famos!... famos!... claquait-il.

Schlapps, qui s'était chargé plus spécialement de régler le déménagement des liquides, commença par s'administrer d'un seul coup toute une bouteille de Corton. Plus raffiné, Schimmel débuta par un bordeaux blanc de Barsac, qu'il soutint de tartines de foie gras, pour continuer par un grand Romanée. Il m'engagea à me verser de ce dernier vin. Je le trouvai magnifique et j'en conçus une riche idée de la France.

Au bout de dix à douze verres, Kaiserkopf, très animé, se mit à héler par la fenêtre les officiers et jusqu'aux sous-officiers qui passaient, pour les faire participer à la fête. Il y eut bientôt là Biertümpel, Quarck, Schmauser, Helmuth, Wacht-am-Rhein, puis deux lieutenants de la compagnie Tintenfass, enfin le baron Hildebrand von Waldkatzenbach et son «khrr, khrr» satisfait. Le colonel von Steinitz nous fit même l'honneur de venir faire sauter avec nous quelques bouchons.

L'hôtelier de la Licorne et son personnel montaient toujours de nouvelles bouteilles.

—Combien en avez-vous? lui demanda le colonel.

—En grands vins, Votre Excellence, environ cinq cents, répondit l'hôtelier flageolant et courbé jusqu'à terre.

—J'en prends quatre cents pour moi, que l'on emballera soigneusement dans des caisses. Je vous en laisse cent, dit-il à Kaiserkopf.

—Elles seront bues sans sortir d'ici, assura le capitaine.

—A votre santé, messieurs! Nous en boirons d'autres à Paris.

Il nous laissa à notre orgie. Mais avant de quitter l'hôtel, il prit à part le feldwebel Schlapps pour échanger avec lui quelques propos mystérieux.

Je ne sais si nos cent bouteilles y passèrent ou s'il en resta pour les soldats. Ce fut, en tout cas, pendant une heure, une kneipe étourdissante. Les bouquets des vieux vins français et les mousses de notre future Champagne produisaient dans nos cerveaux allemands une ébullition extraordinaire, d'une nature différente de nos ivresses nationales, à la fois plus légère et plus capiteuse. Mais pour nous enivrer à la française, nous n'en restions pas moins des Allemands. Flamboyant, hyperbolique et déchaîné, Kaiserkopf perdait tout sens de la dignité:

—Arrive ici, Schlapps, éructait-il, montre-toi, grand salaud, et donne nous le spectacle de ton ignominie!... Qu'as-tu promis, porc-épic immonde, à ce turc de colonel? Je parie, Schlapps, qu'il t'a demandé de lui procurer quelque beau garçon pour lui remplacer son mignon de von Bückling!... Ah! ah!... von Bückling!.. Potzsacrament!... En voilà un, bigre, qui a été définitivement emmanché par le diable!... C'est une belle mort!... Son dernier moment a dû être, Donnerwetter! un moment de haute satisfaction... de profonde jouissance, si j'ose, meine Herren, m'exprimer ainsi... Ah! Potztausend! tous ne mourront pas de cette agréable façon, ici!... Mais nous ne donnons pas dans ce vice, nous autres... moi du moins... Ce qu'il nous faut, Sacrament! ce sont des femmes, des femmes et encore des femmes... des femmes de tout âge, de toute couleur, de tout poil... As-tu des femmes, Schlapps?... As-tu songé à nous procurer des femmes?... Je vous présente, messieurs, le plus grand marlou de l'Allemagne... der grœsste Louis... Sans lui que ferions-nous? que deviendrait le monde? que deviendrait votre capitaine?... Allons, Schlapps, des femmes!... Distingue-toi!... fais valoir tes talents... Vive Schlapps!... Hoch Schlapps, dreimal hoch!...

Le feldwebel accueillait toutes ces divagations avec une joie bouffonne, des contorsions simiesques, des cabrioles de clown. Il mimait des attitudes obscènes et se donnait en spectacle dégradant à la galerie pâmée de gros rires.

—Alors, Schlapps, c'est tout ce que tu nous offres? continuait le capitaine en avisant les deux servantes de la Licorne qui, tout épouvantées, débouchaient des bouteilles à tour de bras. Eh bien, nous nous en contenterons, en attendant mieux... Allons, les filles, à poil!...

Schlapps et Wacht-am-Rhein se jetèrent sur les donzelles et se mirent à les dépouiller au milieu de leurs cris. Deux coups de revolver tirés dans le lustre les rendirent immédiatement souples comme des agnelles, et bientôt, entièrement nues et les cheveux défaits, elles passaient et repassaient entre une vingtaine de mains poisseuses, qui, dans un débordement de gaieté bestiale, les tripotaient, les malaxaient et les arrosaient de vin rouge.

—Et toi, la mère! hurla Kaiserkopf à l'hôtelière, qui considérait cette scène étranglée de saisissement.

—Oh!... oh!... oh!... messieurs... je suis trop vieille!...

—Quel âge as-tu?

—Quarante-quatre ans.

—Ça ne fait rien. Nue aussi!

—Messieurs... messieurs...

—Nue, nom de Dieu!...

Cette fois, ce fut l'hôtelier qui, plus mort que vif, aida à la déshabiller.

On vit couler des seins, rouler des mèches grises, s'effondrer un ventre ridé sur des cuisses flétries. Un lieutenant avait pris place au piano où il martelait des valses de Lehar. Un bal ignoble s'engagea.

Des soldats s'étaient amassés aux portes et accompagnaient de rires bruyants ces ébats. Déjà des divans s'affaissaient et craquaient sous des appétits trop pressés, quand Kaiserkopf s'écria:

—Non, non... Schlapps nous doit mieux que ça... Pour moi, Donnerwetter! il me faut la plus belle femme de la ville... das schœnste Weib!... Tu entends, Schlapps?... Laissons cette viande aux soldats...

Là-dessus, un départ désordonné s'effectua, tandis que les soldats envahissaient à leur tour la salle de la Licorne, où ils se jetaient tumultueusement sur nos restes.

—J'ai votre affaire, capitaine! fit Schlapps.

Sous sa conduite, notre troupe titubante, zigzagante et charivarique, qui se grossit en route d'un quatrième lieutenant et de deux autres sous-officiers, fit à grand brouhaha quatre ou cinq cents mètres dans des rues déjà tout encombrées de pillage, où il nous fallait nous tenir les uns aux autres pour éviter les chutes. Pareil à un énorme Silène militaire, la tunique flottante, le casque de travers, Kaiserkopf bravadait, sacrait, déversait ses flots de propos orduriers, enluminé, bavant, chancelant, la gueule mugissante et le sabre gesticulant. On le vit trébucher sur un cadavre et, n'eût été l'épaule propice de Wacht-am-Rhein, il se fût écroulé comme un bœuf dans un cloaque de crottin et de sang.

Schlapps nous arrêta devant une grille d'une élégante demeure de style rococo entourée d'un jardin. Quelques coups de crosses en firent sauter le portail, tandis qu'un vieux domestique accourait effaré. Une balle de revolver mit bientôt fin à son zèle.

Je ne sais pourquoi cette jolie maison, ce jardin me firent penser à la villa de Goslar. Ce n'était pourtant ni le même goût, ni la même ordonnance et, au lieu de zinnias et de soleils, le boulingrin offrait des corbeilles d'œillets et de roses. Mais, dans mon trouble, mon ivresse, par le bizarre travail de transposition qu'effectuait l'ébriété dans mon cerveau tournoyant, je me trouvais transporté à Goslar invinciblement.

Et tout à coup Dorothéa apparut. C'était une jeune fille élancée, vêtue de blanc, merveilleusement belle, non pas blonde, mais de cheveux châtains noués en chignon et dont une partie retombait sur l'épaule, non pas grasse, mais fine, svelte, légère et gracieuse comme une Diane de la Renaissance. Cependant c'était bien Dorothéa, et du même âge qu'elle, peut être un peu plus jeune, dix-huit à dix neuf ans.

Elle s'était arrêtée, interdite, au seuil d'un vestibule qui traversait la maison et s'ouvrait par derrière non sur la forêt du Harz, mais sur un bout de parc que terminait une terrasse portant quelques ormes centenaires.

—La voilà!... la voilà! glapissait Schlapps. C'est elle!... Eh bien, qu'en dites-vous, monsieur le capitaine?...

—Un morceau d'empereur! aboya Kaiserkopf.

Comme une meute en délire, la troupe avinée se lança vers sa proie. Et, sans savoir ce que je faisais moi-même, je m'élançais avec eux.

La jeune fille s'était enfuie dans le parc en poussant un cri. Nous traversâmes en trombe la maison, renversant un lampadaire et brisant des potiches. On se jetait à ses trousses dans les rosiers, les glaïeuls. Cernée, rattrapée, saisie par six poignes forcenées, Diane, qui se débattait avec une énergie farouche, presque sans cris, concentrant toute sa force à échapper à l'étreinte de ses ravisseurs, fut entraînée, roulée, portée vers le capitaine Kaiserkopf. Sa chevelure s'était défaite et l'inondait. Ses beaux yeux semblaient grandis par l'effroi. Ses lèvres étaient convulsives et serrées. Une large déchirure dénudait déjà son épaule.

A ce moment, un grand vieillard sortit tout frémissant de la maison.

—Messieurs... messieurs... C'est ma fille!... Je suis le comte de Saint-Elme...

Il était suivi par une dame d'une cinquantaine d'années, aux traits bouleversés et qui se tordait les bras:

—Émilienne!... mon enfant!...

—Au diable! hurla Kaiserkopf.

Soudain, je vis le vieillard brandir un pistolet. Mais d'un bond, Biertümpel et Schmauser s'étaient rués sur lui, l'avaient désarmé, tandis qu'un énorme coup de poing que Wacht-am-Rhein lui assénait sur la mâchoire l'envoyait rouler sur le gravier.

—Attachez les vieux aux arbres! beuglait Kaiserkopf.

En quelques instants, ligotés, saucissonnés avec des courroies d'équipements, le vieillard et sa femme étaient liés chacun à un orme.

—Faut-il les bâillonner? demanda le vice-feldwebel.

—Non, répondit Kaiserkopf. Qu'on les laisse gueuler! Ce sera plus excitant.

Renversée sur une pente de gazon, la tête dans une bordure d'œillets, à vingt mètres de ses parents, la jeune Française était solidement prise aux quatre membres par les sergents Schmauser, Quarck, Buchholz et Schweinmetz.

—Elle doit être vierge, fit Schlapps... Tenez-la bien, nom de Dieu! cria-t-il, tandis qu'elle se convulsait brusquement dans une crise désespérée.

Puis, après une pause et se grattant le nez:

—Vous feriez peut-être bien, capitaine, de faire frayer la voie par un de ces jeunes gens?...

Il me sembla qu'il regardait de mon côté.

—On pourrait aussi l'ouvrir avec une baïonnette? proposa Wacht-am-Rhein.

—Vous f......-vous de moi? se récria Kaiserkopf. Pour qui me prenez-vous? Je suis encore d'âge et de vigueur à déflorer une fille, tonnerre de Dieu! fût-elle étroite comme le fourreau de mon sabre!...

—Alors, allez-y, monsieur le capitaine! glapit joyeusement le feldwebel. Elle est soigneusement entravée. La pouliche ne ruera pas.

Campé sur ses fortes cuisses, monstrueux et taurin, le capitaine Kaiserkopf déboucla son ceinturon.

Un long hurlement farouche s'éleva de la corbeille d'œillets, tandis que d'autres hurlements, plus terribles encore, partaient des deux ormes, au milieu du crissement des liens qui se tendaient.

Il se releva, congestionné et triomphant.

Ein Fressen! claironna-t-il.

La victime se tordait à terre, dans l'étau des sergents. Des taches de sang frais rougissaient la chair et le linge.

—A vous, messieurs! fit Kaiserkopf, qui se rebouclait.

Schimmel déclina d'un geste cette invitation. Il eût sans doute étrenné cette virginité de choix. Mais passer en second, fût-ce après son capitaine, ne lui convenait guère. Le spectacle seul, ici, agréait à son dilettantisme cruel.

Moins difficiles, les trois autres lieutenants se faisaient des politesses:

—Après vous, monsieur.

—Non, monsieur, après vous.

—Je n'en ferai rien, monsieur; passez devant, s'il vous plaît.

Ils se mirent enfin d'accord, et tous trois, l'un après l'autre, chacun selon son rythme et son temps personnel, assaillirent le corps de mademoiselle de Saint-Elme. Au troisième, la jeune fille ne réagissait plus que convulsivement. Deux des sergents l'avaient déjà lâchée. Et quand, hiérarchiquement, fut venu le tour du feldwebel Schlapps, il ne restait plus que Schweinmetz à surveiller encore l'attitude de plus en plus inerte de la malheureuse.

Le vice-feldwebel Biertümpel succéda à Schlapps.

La violée était maintenant comme morte. Sa tête décolorée gisait, les yeux mi-clos et la bouche entr'ouverte, sur la couche des œillets jaune d'or ocellés de belles macules pourpre velouté.

Aucun cri, aucun gémissement ne sortait plus des fleurs. Par contre, les ormes hurlaient toujours. Il en émanait deux cris parallèles et continus: l'un aigu et ondé comme une sirène, l'autre rauque et coupé d'horribles sanglots. Nos vociférations écumantes et nos clameurs de stupre réussissaient à peine à les couvrir.

Mais, comme l'avait voulu Kaiserkopf, il semblait que nous en fussions excités davantage. A mesure que le supplice se prolongeait, l'ivresse et la luxure redoublaient en nous leur vésanie. Nous étions autour de ce corps ravagé et souillé, comme une harde de loups en rut affamés à la fois de sang, de chair et d'accouplement.

Kaiserkopf éclatait d'énorme joie et d'immondice.

Sans se départir de leur politesse, à laquelle ils savaient allier la plus invraisemblable grossièreté, les lieutenants lui tenaient tête sur le même ton. Les yeux fauves de Schimmel étincelaient; un rictus de tigre relevait par moment sa lippe et plissait ses balafres. Quant aux sous-officiers, le groin frémissant et le rein bandé, ils n'attendaient que le signal de leur ruée successive.

Les quatre sergents donnèrent: Schmauser d'abord, puis Quarck, puis Buchholz, puis Schweinmetz. Le corps se marbrait de meurtrissures bleues.

Ce fut ensuite le tour des aspirants. En raison de sa noblesse, le baron Hildebrand von Waldkatzenbach prit le pas. Malgré le deuil récent où il était de von Bückling, il n'hésita pas à fournir sa monte, et son «khrr, khrr» violent s'évertua sans défaillance sur la martyre.

Max Helmuth s'empressa de s'enfoncer avec volupté sur sa trace.

Quand sa fornication se fut faite, la voix de ruffian de Kaiserkopf retentit:

—A vous, Hering!... Den..... heraus und los zur Attacke!

La mariée ne donnait plus signe de vie.

—Allez-y, monsieur l'aspirant! me cria horriblement Wacht-am-Rhein, fusil en main et baïonnette au canon. Je vais vous la réveiller!...

Mes tempes tournoyaient. Un vertige me poussait à l'abîme. Je me jetai comme un somnambule dans l'égout de ce ventre.

Et ce ventre se mit soudain à palpiter monstrueusement. La baïonnette de Wacht-am-Rhein le fouillait en même temps que ma virilité, et je me trouvai inondé d'un flot chaud, tandis que s'achevait dans un spasme d'agonie la vie de la vierge française.

Je me retirai couvert de sang et de bave.

Un sous-officier se précipitait après moi sur le cadavre.

Pendant ce temps, les officiers avaient organisé un tir au revolver d'ordonnance sur le couple des parents. Postés à vingt-cinq pas, ils avaient déjà placé quelques balles. A chaque coup, Schlapps courait relever le résultat et annonçait le carton. Déjà, la mère, la plus avancée, avait cessé de crier. Sa tête pendait flasque sur sa poitrine garrottée. Une balle de Schimmel l'acheva.

J'entendis Kaiserkopf qui m'interpellait:

—Vous avez eu des prix de tir, Hering?... Avez-vous déjà matché au pistolet?

—Très peu.

—Venez essayer votre adresse, mon brave. Vous allez tâcher de me couper le sifflet au vieux. Tenez, me dit-il en me tendant son arme: vous avez cinq balles.

Je mis le pied sur la ligne de tir et visai soigneusement. Mon premier coup partit.

—Balle perdue, annonça Schlapps. Trop haut.

Je rectifiai et affermis mon bras... Pan!...

—La clavicule gauche! fit Schlapps.

... Pif!...

—L'œil droit!

Le cri du vieillard devint déchirant. J'envoyai ma quatrième balle. Le cri s'arrêta net et se changea en un sifflement d'air qui n'avait plus de son.

—Dans la gueule! glapit le feldwebel.

Kaiserkopf me félicita:

—Pour un début, Sacrament, voilà qui est famos!

Je me sentais dans un état étrange et nouveau. Les fumées du vin s'étaient en partie dissipées, mais d'autres, plus puissantes, soûlaient mon cerveau et brûlaient mes artères: la soif de violence et de meurtre, le besoin de détruire, de tuer, de torturer, l'ivresse du massacre, la terrible Berserker-Wut qui, à certains moments, change tous les Allemands, même les plus doux, en autant d'hyènes buveuses de sang et de vautours déchireurs de chairs.

Kœnig n'était plus là. Ma conscience était morte sur les champs de la Somme. J'appartenais maintenant tout entier à Kaiserkopf et à sa bande, à ses lieutenants cyniques, à ses sinistres sous officiers, à Schimmel, à Schlapps, à Wacht-am-Rhein.

Une heure après, le vieillard laissé pour mort, la maison pillée et déménagée, je me retrouvai dans la rue, bras-dessus, bras-dessous avec trois ou quatre de mes compagnons, chantant à tue-tête, l'arme suspendue à l'épaule, au milieu de la cohue des soldats qui mettaient la ville à sac.

Le spectacle était extraordinaire. Partout des chars, des camions, des voitures de toute espèce et de tout attelage se chargeaient de butin. De la cave au grenier, par les portes, par les fenêtres, par les trappons et par les mansardes, les maisons se vidaient de leur contenu et rendaient leurs entrailles. Armoires, fauteuils, caisses, crédences, tapis, balles de vêtements, fourneaux, outils, machines, bicyclettes, instruments de musique s'entassaient sur les pavés avant de venir se nouer de cordes sur les véhicules. Etalages et boutiques étaient ravagés. Des barriques grinçaient aux poulains et des lits se balançaient aux palans. Des fourriers et des officiers du train présidaient méthodiquement aux enlèvements. En coiffe blanche et le brassard à la manche, des diaconesses de la Croix-Rouge concouraient avec avidité à la razzia, comptaient les piles de linge, évaluaient les soieries, faisaient encoffrer soigneusement les parures et les objets d'art. Des drapeaux de Genève flottaient sur des tapissières combles.

On faisait deux parts dans le butin: l'une était pour les officiers, qui prélevaient ce qui se trouvait à leur convenance; l'autre était destinée à être vendue en Allemagne au profit du régiment. Les sous officiers et soldats avaient en outre le droit de faire main basse sur la menue rapine, notamment sur tout ce qui était comestible. Quant à l'argent, billets, espèces, titres et valeurs, produit de la rafle des portefeuilles, du crochetage des meubles, de l'effraction des coffres-forts et des extorsions bancaires, il revenait au gouvernement. Mais il en restait naturellement beaucoup dans les poches.

Sur les murs s'étalait de place en place une affiche où se lisaient en caractères apparents ces mots imprimés en langue française: Tout Français surpris à piller sera fusillé sur-le-champ.

Si on n'avait fusillé que les Français pris à piller, il n'y aurait eu que peu de sang répandu; mais ceux qu'on massacrait, c'était le plus souvent et précisément pour les piller. Tout bourgeois qui prétendait défendre sa demeure, tout boutiquier qui voulait sauver sa caisse, tout habitant qui protestait, réclamait ou tentait de discuter, recevait immédiatement sur le mufle, sur le crâne ou dans le ventre une crosse de Mænnlicher, une lame de sabre ou une balle 98 S. On en estourbissait d'autres pour le plaisir ou pour mieux les détrousser. On volait tout: les bagues, les breloques, les montres, les chaînes; on vidait les goussets et l'on faisait les porte-monnaie. Les femmes n'y échappaient pas. On les empoignait par les crins et on les traînait à terre; on leur tirait les dentelles, on leur arrachait les bracelets et les colliers, et quand ça ne venait pas, on y allait au couteau.

Nous nous jetions avec fougue dans ce carnage et dans cette piraterie. Nous fracassions des têtes et nous fracturions des tiroirs. Mes poches s'emplissaient et ma baïonnette était gluante de sang. De toutes parts les corps roulaient et les billets de banque voltigeaient. Le vacarme était effroyable, mêlée discordante de cris de terreur, de plaintes, de râles, d'égosillements furibonds de soldats, de braillements de joie, de chocs de crosses, de déflagrations, de dégringolades de meubles, de bris de vitres et de vaisselle, de hennissements et de piaffements de chevaux, de ronflements de moteurs, d'abois de chiens, de cacophonies de violons, d'accordéons et de pianos. Des flots de vin s'épanchaient à terre entre les détritus et les étoffes souillées. On dansait. Des hommes avaient revêtu des habits de femme et, jupes relevées, en bas ornés de jarretières et en pantalons de madapolam, se livraient à d'ignobles entrechats. D'autres roulaient de trottoir en trottoir, chaviraient dans les entassements de mobiliers, compissaient les maisons, dégobillaient au milieu de la rue. Beaucoup, plus crapuleux encore, déféquaient et chiaient dans les appartements, et on les voyait, par les fenêtres ouvertes, se poster de préférence aux endroits les plus insolites, dans les salons, les salles à manger, les chambres à coucher, pour y décharger leur abdomen et y débonder leurs boyaux.

Ailleurs on violait. Ailleurs encore, des femmes prises des douleurs de l'enfantement s'affaissaient tout à coup, les cuisses ouvertes, le ventre en travail, vidant leurs eaux et poussant leurs cris de parturition. D'autres, frappées de folie, riaient aux éclats, gambadaient, se déchevelaient ou, furieuses, se jetaient sur la foule, griffes en avant et l'écume à la bouche.

J'avais perdu mes compagnons. Les hasards du pillage nous avaient dispersés. Devant une pinte que remplissaient une douzaine de mitrailleurs buvant un tonneau, je buttai sur Biertümpel, ivre-mort, qui rendait son vin comme une gouttière. Puis je rencontrai Schnupf et Vogelfænger, le catholique et le socialiste, qui, d'un commun accord, cambriolaient une devanture. Plus loin, j'aperçus Wacht-am-Rhein, debout contre l'étal d'une boucherie, le couteau à la main, fort occupé à quelque besogne singulière. Je m'approchai. C'étaient des doigts, dont il paraissait avoir les poches pleines, et qu'il dépeçait soigneusement pour en retirer les bijoux. Il jetait ensuite la viande à deux dogues, qui happaient les morceaux à la volée. Mêlées aux doigts, se trouvaient quelques oreilles où pendaient des pierres. A cette vue, je fus pris de je ne sais quel sentiment trouble. Mais je m'éloignai sans rien lui demander.

Je me retrouvai devant l'hôtel de la Licorne. On en achevait le déménagement. Les caisses du colonel von Steinitz chargeaient une charrette. Près de là, je vis passer Schlapps, qu'accompagnait un adolescent d'une quinzaine d'années, tout pâle, aux grands yeux noirs battant de frayeur sous les boucles de ses cheveux frisés. Le jeune garçon, dont le visage, malgré ses larmes et son bouleversement, me parut singulièrement beau et d'un type très pur, était élégamment habillé d'un costume de tennis. Sans doute le fils de quelque riche famille de l'endroit et dont les parents avaient dû être assassinés. Tous deux se dirigeaient du coté de l'hôtel de ville, où résidait le colonel.

Peu après, je rencontrai Schimmel. Il ne me vit pas, trop occupé qu'il était à entraîner je ne sais où une petite fille de onze à douze ans, dont je n'aperçus rien, sinon qu'elle avait les bras nus, les jambes nues et des cheveux blonds noués de faveurs roses qui lui tombaient dans le dos.

Puis je me sentis bousculé, emporté par un flot de soldats qui assiégeaient une ruelle borgne, près de l'église. Une tourbe criarde et hilare s'entassait contre une porte que je reconnus bientôt pour être celle d'une maison louche, d'un «Bordell», comme disent les Français, et comme nous disons aussi, nous autres Allemands. Une baïonnette dans l'estomac, la matrone en obstruait le seuil de son énorme cadavre. On lui passait dessus comme sur un paillasson, pour pénétrer dans le lupanar, où se menait un immonde bacchanal. Les filles paraissaient aux fenêtres, gesticulantes et nues. L'une d'elles se pencha à mi-corps, de dos, saisie en dessous par des bras, bascula et vint tomber sur la foule. Et tout à coup de grands cris, des clameurs d'épouvante s'élevèrent. Les rideaux, les lits prenaient feu. La maison brûlait. Prostituées et soldats dégringolaient par grappes et fuyaient. La ruelle se remplissait de fumée. Je m'échappai comme je pus.

Je débouchai devant un portail latéral de l'église, tout encombré de cuivreries et d'ornements sacrés qui gisaient au milieu des pierrailles du clocher écroulé, car on déménageait l'église comme le reste. De l'intérieur sortaient d'ébouriffants sons d'orgue. Un capelmeister facétieux s'amusait à déchaîner la scène infernale du Freischütz. Au tympan du portail, deux démons à pied fourchu ricanaient.

Sur le pourtour, au delà d'une arcade de cloître fraîchement ébréchée, s'ouvrait le cimetière. Des voix allemandes en venaient et je m'y engageai. Quelques obus y étaient tombés et y avaient remué des tombes. Mais le sol en était davantage encore bouleversé par la main de nos soldats, qui s'y étaient portés en nombre et le défonçaient âprement à coups de bêches, de pioches, de haches et de capsules de fulminate, espérant que le pillage des morts serait plus fructueux que celui des vivants.

Croix de marbre, pierres tumulaires, cippes, caveaux, chapelles, tout était soulevé, arraché, forcé, brisé, rompu par les lugubres déprédateurs, vampires humains qui venaient sucer l'or et les joyaux des cadavres. Seules les croix de bois, les modestes fleurs de la fosse commune étaient respectées, tombes de pauvres que sanctifiait leur humilité.

Une affreuse exhumation de corps en tout état de décomposition s'étalait dans les bières ouvertes ou parsemait la surface du sol, au milieu de débris de planches, de linceuls, de vêtements pourris, de crucifix moisis. Les uns, encore presque frais, mais les plus puants, cireux et blafards, le ventre ballonné, les ongles et les poils en vie, tirés brusquement de l'ombre, se désagrégeaient à vue d'œil au soleil. D'autres, plus avancés, verdâtres, violacés et chancreux, affaissaient des chairs purulentes sur des carcasses difformes. D'autres, noirs et squelettiques, élongeaient leurs tibias, leurs radius, distendaient leurs maxillaires, évidaient leurs orbites sous des mèches qui les coiffaient comme des perruques. Des ossements, des déchets putrides, des lambeaux de robes et de suaires, des bouquets desséchés, des morceaux de couronnes en porcelaine ou en verroteries, des fragments de vases et des objets d'autel couvraient les abords des tombes, les graviers et les pelouses comme un fumier dispersé. Une odeur méphitique, aux émanations diverses et aux souffles composites, alternativement fade, forte, rance ou nidoreuse, provoquait tour à tour, sous ses bouffées épaisses de corruption et de fétidité, la suffocation, la nausée, l'asphyxie.

Bruyants et rapaces, les sinistres profanateurs poursuivaient leur besogne macabre. Quand une dalle était descellée, on voyait deux ou trois de ces charognards sauter dans la fosse et s'y acharner voracement. D'autres, à l'écart, déjà gorgés, comptaient, se partageaient ou se disputaient leurs dépouilles.

J'étais écœuré et stupéfait. J'aurais dû fuir. Mais je ne sais quelle fascination me retenait. Les morts m'attiraient. L'un d'eux me regardait de ses deux trous fixes et semblait me dire:

—Toi aussi tu y viendras!

J'en vis un autre recroquevillé dans sa tombe, accroupi grotesquement sur son coccyx et qui me faisait signe d'une phalange. Il y avait près de lui une bouteille vide et un excrément humain qui fumait.

Soudain, j'aperçus au fond d'un caveau de marbre noir un cadavre oublié ou incomplètement exploré, un cadavre de femme en robe de damas noyée de bourbe. Quelque chose brillait sous un rayon de soleil, quelque chose qui me prenait les yeux, qui se gonflait et luisait au milieu d'un grouillement larvaire. Hypnotisé, je descendis les marches. Cela brillait... Cela se dégageait des deux côtés de la tête... Cela s'exhumait d'un amas de vers chassés par la lumière... Il y avait là deux choses qui rayonnaient... qui scintillaient... à la place où avaient été les oreilles...

Je me jetai en avant, les deux mains à la fois dans la bouillie. Elles s'y plongèrent. C'était froid, glacé, mou. Elles y happèrent chacune un objet dur, qui vint doucement, sans arrachement. Je remontai couvert de sueur. Je sortis de la tombe. J'étais tremblant, rompu, comme après un effort surhumain ou un terrible péril.

Je me précipitai vers une petite fontaine. J'y lavai spasmodiquement mes mains et les deux objets qu'elles tenaient, les boucles d'oreilles de la morte en robe de damas.

Et j'osai enfin regarder ce que j'avais cueilli. C'étaient deux perles de grand prix entourées de diamants.

Elles orneraient un jour les lobes satinés de la belle Dorothéa von Treutlingen, ma femelle.

X

Une heure avant le départ, je reçus cérémonieusement le porte-épée des mains du major von Nippenburg, en même temps que le baron Hildebrand von Waldkatzenbach. Je prenais rang immédiatement après le feldwebel. Avec ma dragonne, mon sabre et ma cocarde d'officier, j'étais fier comme un paon. On me confia le commandement de la section Kœnig. Le lieutenant Bobersdorf, envoyé par la division, remplaça von Bückling. C'était un de ceux qui avaient participé au viol de Mlle de Saint-Elme et au meurtre de ses parents.

Toujours pas de Français. Notre marche reprit sans obstacle. Les nouvelles qui nous parvenaient étaient au reste excellentes. Partout, sur l'étendue de notre immense front, l'avance de nos armées était prodigieuse. Cambrai était occupé, Maubeuge investi, Saint-Quentin, Mézières, Sedan, Montmédy étaient pris. Le général von Kluck était à Lassigny. De notre côté nous avions largement dépassé Amiens. Rien ne nous arrêtait, rien ne nous arrêterait.

Nous étions le 1er septembre à Moreuil et, le 2 au matin, nous entrions à Montdidier, où nous célébrâmes le Sedantag par un service divin. Combien, en effet, ne devions-nous pas être reconnaissants envers Dieu, qui nous protégeait si merveilleusement et qui, de sa droite fidèle, nous conduisait jour après jour à la victoire! Et combien ce «jour de Sedan», que nous fêtions cette année au cœur du pays ennemi, dans l'enivrement de notre marche triomphale, devait nous paraître beau et glorieux! Cet anniversaire nous présageait, quarante-quatre ans après, un nouveau Sedan plus vaste et plus magnifique encore, embrassant un tiers de la France et une armée de deux millions d'hommes.

Le culte eut lieu dans la principale église. Le régiment à peu près dans son entier y assista. Nous n'avions, bien entendu, demandé aucune permission aux prêtres français; du moment que nous étions là, l'édifice était à nous et nous le protestantisions sans plus de cérémonie. Les catholiques eurent une messe dans une autre église.

Le colonel von Steinitz, le lieutenant-colonel Preuss, les majors, les capitaines et les officiers d'état-major avaient pris place dans les stalles du banc d'œuvre. Je me trouvais au milieu de la nef avec ma section. J'admirais de là le vaste vaisseau de l'église, qui me parut être du XVe ou du XVIe siècle, ses belles boiseries Louis XIV, ses panneaux sculptés, sa grotte du Saint-Sépulcre et son Ecce Homo garrotté, sous un dais renaissance, entouré d'animaux symboliques. La foule des têtes d'hommes nues et des uniformes gris qui le remplissaient jusqu'au fond des chapelles donnait à cette solennité pieuse et militaire un aspect de grandeur extraordinaire.

Les orgues préludèrent majestueusement; puis, debout, l'assemblée guerrière entonna dans un ensemble formidable, soutenu par la musique régimentaire, le choral de Luther

Ein feste Burg ist unser Gott...

C'est un rempart que notre Dieu,

Une invincible armure,

Notre délivrance en tout lieu,

Notre défense sûre.

L'ennemi contre nous

Redouble de courroux,

Vaine colère!

Que pourrait l'adversaire?

L'Éternel détourne ses coups.

Un sergent lut une prière, et de nouveau le chant s'éleva. Cette fois, ce fut le magnifique cantique de Haydn:

Grand Dieu, nous te bénissons,

Nous célébrons tes louanges!

Éternel, nous t'exaltons,

De concert avec les anges,

Et prosternés devant toi,

Nous t'adorons, ô grand Roi!

Saint, saint, saint est l'Éternel.

Le Seigneur Dieu des armées;

Son pouvoir est immortel;

Ses œuvres partout semées

Font éclater sa grandeur,

Sa majesté sa splendeur!

Après quoi l'aumônier de la division, le pasteur Muckerander, monta en chaire.

Prenant texte éloquemment du cantique que nous venions de chanter, il débuta ainsi:

—Oui, ses œuvres sont partout semées, et nous les semons avec lui... nous les semons pour lui!...

Car le peuple allemand, expliquait-il, était l'élu de Dieu, son instrument, son ouvrier, son semeur. Et parmi ces œuvres destinées à faire éclater la grandeur divine, la plus sublime n'était elle pas cette guerre si glorieusement commencée, cette guerre comme le monde n'en avait encore jamais vu, qui sous la direction de notre haut Seigneur de la Guerre, l'Empereur, ferait régner par toute la terre la majesté et la splendeur de l'Éternel? Ah! nous devions être fiers et reconnaissants d'avoir été choisis pour participer à cette grande œuvre!

Certes, continuait le pasteur Muckerander, aucun peuple n'était aussi doux, aussi pacifique que le peuple allemand, aucun n'était si moral, si pur, si éloigné de tout esprit de violence et de haine. Quel autre peuple, en effet, pouvait s'honorer d'aussi grandes vertus? Quel autre était aussi riche de bonté, de générosité, de charité, de pitié? Or, c'était justement le plus doux, le plus paisible de tous les peuples qui avait été chargé de livrer le combat de Dieu contre Satan et les nations impies vivant sous sa domination; c'était précisément le meilleur et le plus généreux des peuples qui devait répéter après Jésus-Christ: «Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre; je suis venu apporter non la paix, mais l'épée.» Le sacrifice sanglant devait être accompli; le combat sacré devait être mené jusqu'au bout. Le glaive d'une main, la torche de l'autre, l'ange exterminateur devait purger la terre de son péché et la racheter par le fer et par le feu. Jésus, le meilleur et le plus doux des hommes, n'avait-il pas dit aussi (LUC, XII, 49): «Je suis venu jeter un feu sur la terre»? Désigné spécialement par Dieu pour l'exécution des décrets célestes, le peuple allemand pouvait-il exiger un autre chemin que celui de notre Sauveur?

Et dans une comparaison admirable entre le peuple allemand et le Christ, l'orateur montrait que, de même que le Christ avait voulu être crucifié et, en se crucifiant, lui, l'Homme-Dieu, avait crucifié avec lui l'humanité pour la sauver, de même le peuple allemand s'était chargé de la croix de guerre et, en y montant, lui, le Peuple-Dieu, devait y crucifier avec lui le reste de l'humanité criminelle pour l'œuvre d'une nouvelle rédemption.

Comme bouleversé à l'évocation de ce grand sacrifice et de cette tragique mission, l'aumônier s'écriait alors, la voix tremblante d'émotion:

—Guerriers, parfois votre cœur est étreint par l'horreur: ce que vos mains doivent faire, ce que vos yeux doivent voir, vous ne l'avez point voulu!...

Non, nous ne l'avions pas voulu, ni nous, ni notre Empereur, ni personne en Allemagne. Seuls nos ennemis, les ennemis de Dieu étaient responsables de la catastrophe. C'est Dieu qui nous avait imposé la terrible mission de les anéantir et, par leur supplice, qui était en même temps le nôtre, de les arracher au Malin, de les racheter et de les sauver.

—Nous n'avons pas voulu allumer le feu, poursuivait le pasteur, mais maintenant nous devons passer au travers! Nous allumons un feu de guerre qui rendra tous les incendiaires pleins d'appréhension et d'angoisses. Dans leur rage et leur fureur, les vaincus nous appelleront comme ils voudront: nous devons aussi passer par le feu de leurs cris de haine et de calomnie. Que ceux qui l'ont voulu, que nos ennemis soient rendus responsables de ce que dans cette effroyable guerre toutes les exigences de l'humanité sont crucifiées!...

S'élevant alors aux plus hauts sommets de l'éloquence sacrée, le pasteur Muckerander clamait, les bras en l'air et le verbe retentissant:

—Toi, mon peuple en armes, tu es l'humanité crucifiée! Il faut que tu le saches et que ce soit écrit en caractères de feu dans ton âme allemande douloureuse! C'est l'heure de la croix de fer! Que l'amour invincible pour l'Empereur et l'Empire t'aident à persévérer. Le feu du sacrifice brûle en toi, tandis que tu allumes le feu sur la terre de crucifixion. C'est la guerre: tu sais pour qui tu souffres. Tu te tairas comme le Sauveur s'est tu devant la grandeur de son heure. Haut les cœurs! Jamais encore tu n'as occupé une place aussi élevée. Au delà de la guerre, c'est le salut: tu aides à opérer la délivrance allemande et, par elle, celle de toute l'humanité!

Et dans une péroraison prodigieuse, qui nous souleva tous d'un enthousiasme aussi brûlant que le feu divin qu'il exaltait, le pasteur guerrier termina de la sorte:

—Et maintenant, glaive, sois glaive et frappe! Feu, sois feu et brûle! Les demi-mesures sont criminelles. Plus la guerre sera sans merci, plus elle sera miséricordieuse. Malédictions et grincements de dents sur tous les scélérats, afin que l'humanité ne soit pas de sitôt crucifiée à nouveau! Déjà le monde le voit: nous passons outre! Le feu n'aura pas brûlé en vain. Le sang n'aura pas inutilement coulé. Et nous qui sommes encore plongés en pleine mêlée, chaque fois que nous voyons la croix de notre Sauveur, saluons-la héroïquement et chrétiennement de ces mots: «Je suis venu jeter un feu sur la terre!»

N'eût été la sainteté du lieu, nous nous serions tous levés frémissants d'enthousiasme pour acclamer le prédicateur et la fin de son splendide sermon. L'auditoire était transporté de ravissement, et je vis le colonel von Steinitz essuyer de sa main gantée des yeux qui devaient être pleins de larmes émues.

Nous chantâmes alors le beau psaume de David:

Que de gens, ô grand Dieu,

Soulevés en tout lieu,

Conspirent pour me nuire

Que d'ennemis jurés

Contre moi déclarés

S'arment pour me détruire!...

Puis, au milieu du recueillement général des uniformes debout, le pasteur Muckerander prononça la prière finale, qu'il termina, selon le rite, par l'oraison dominicale, dont nous n'avions jamais mieux compris la haute portée et le lumineux symbole:

Notre père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié (et par conséquent le nom allemand); que ton règne vienne (avec celui de l'Allemagne); que ta volonté (celle de l'Allemagne) soit faite sur la terre comme au ciel! Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien (trempé de champagne). Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. (Nous ne pardonnons jamais à tes ennemis qui sont les nôtres; et si nous t'offensons par trop de clémence, ne nous pardonne pas davantage.) Ne nous laisse pas tomber dans la tentation d'épargner tes ennemis (et les nôtres), mais délivre-nous du Malin (l'Anglais, le Belge et le Français). Car c'est à toi (et à nous) qu'appartiennent, dans tous les siècles, le règne, la puissance et la gloire. Amen!

A la sortie, on nous distribua une jolie carte postale illustrée, représentant un rang de soldats allemands, casque en tête et fusil en joue, avec, à leur côté, Jésus, en robe de lin et en longs cheveux, leur désignant l'ennemi de son bras tendu et leur disant: «Voyez, je suis avec vous tous les jours.» (Matth., xxviii, 20.)


Sur une place, devant un édifice à campanile, la musique joua Heil Dir im Siegerkranz et Muss i denn zum Stædtele raus, tandis que nous nous formions pour le départ. Mais si le Sedantag ne fut pas pour nous un jour de repos, car nous dûmes fournir une étape d'au moins quarante kilomètres, nous continuâmes à le célébrer tout le long de notre route par d'abondantes pilleries, de joyeux jets de grenades incendiaires et l'immolation d'un certain nombre d'hommes français, de femmes françaises et d'enfants français au Vieux Seigneur Dieu allemand.

Nous arrivâmes le soir, très tard, sur le bord de l'Oise, devant Pont Sainte-Maxence. Nous y bivouaquâmes. Les Français avaient fait sauter le pont. Aussi, le lendemain matin, les bacs n'étant pas arrivés, nous descendîmes la rivière jusqu'à Creil, où les équipages avaient lancé un pont de bateaux. Nous dûmes attendre plusieurs heures pour laisser passage à de longues colonnes venant de Clermont. De l'autre côté, la ville brûlait. Nous passâmes enfin l'Oise vers midi. On disait qu'Anvers était pris, le roi Albert capturé, Belfort enlevé et que nous avions remporté une grande victoire à Lunéville, où nous avions fait cent mille prisonniers. Paris était bombardé depuis huit jours par nos avions et nous en étions à soixante kilomètres. Nous y entrerions le surlendemain. La paix serait signée avant trois semaines.

Mais à notre extrême surprise, au lieu de prendre la route de Paris, au sortir de Creil, nous obliquâmes vers le sud-est. Une dizaine de kilomètres à travers une belle forêt de chênes, de hêtres et de charmes nous amenèrent à une très curieuse et très ancienne cité, nommée Senlis. Nos troupes s'y étaient quelque peu amusées la veille, à l'occasion du Sedantag. Mais, en somme, la ville avait été remarquablement ménagée, et nous la trouvâmes en fort bon état. On n'y avait brûlé qu'une centaine de maisons, la gare et le palais de justice. La cathédrale, l'hôtel de ville, les monuments romains, ceux-ci d'ailleurs déjà en ruine, avaient été respectés et l'on n'avait tué que dix-neuf personnes, dont le maire.

Le lendemain matin, après avoir passé la nuit dans une nouvelle forêt encore plus belle que la précédente, nous atteignîmes la localité d'Ermenonville. Ce nom ne m'était pas inconnu. C'était là qu'avait été enterré le célèbre philosophe français Jean-Jacques Rousseau. Profitant d'une halte, quelques officiers désirèrent aller visiter le tombeau, qui était, paraît-il, assez pittoresquement situé. Ils en demandèrent la permission au major von Nippenburg. Non seulement celui-ci l'accorda, mais il se joignit à nous. Nous n'eûmes que quelques pas à faire, au milieu d'un parc charmant, pour arriver sur le bord d'un bel étang où se trouvait une petite île ornée de peupliers. Le tombeau, de style antique, était dans cette île. Nous le contemplions de la rive, quand nous vîmes approcher, par l'autre bord, un groupe de quatre ou cinq officiers généraux, qu'accompagnait le colonel von Steinitz. Je reconnus parmi eux le général von Zillisheim, commandant la division, et le général von Morlach, commandant de notre brigade. Ces messieurs, nous dit-on, occupaient présentement le château d'Ermenonville avec l'état-major du corps d'armée. Ils s'avancèrent de notre côté et, les saluts réglementaires échangés, une courte conversation s'engagea, que j'entendis en partie, bien que, n'étant pas officier, je me tinsse à plusieurs pas de distance.

—Vous venez voir le tombeau du grand homme, messieurs? fit aimablement le général von Zillisheim.

—Avec votre haute permission, monsieur le général-lieutenant, répondit confondu de servilisme le major von Nippenburg.

—Vous savez, messieurs, que ce tombeau est vide, ajouta le général von Zillisheim.

—Comment, dit le général von Morlach, le cadavre n'est pas là-dedans?

—Il n'y est plus. Ces stupides Français l'ont, paraît-il, transporté au Panthéon de Paris, où ils l'ont mis à côté de son ennemi Voltaire, l'insulteur de notre grand Frédéric.

—Quelle incongruité! crut devoir renchérir le major von Nippenburg.

—Mais soyez tranquilles, messieurs: nous enlèverons aux Parisiens le corps du grand homme et nous le transférerons à Berlin, où il a tous les droits de reposer. Car, peut-être l'ignorez-vous, messieurs, Rousseau était notre compatriote.

—Comment cela? s'étonnèrent plusieurs voix.

—Je croyais, émit le colonel von Steinitz, que ce personnage était de Genève.

—Il y est né seulement, dit le général von Zillisheim, dont l'érudition sur ce point d'histoire littéraire venait sans doute d'être fraîchement acquise au château d'Ermenonville; mais il quitta tout jeune cette république, vécut dans le royaume de Sardaigne, puis en France; enfin, dégoûté tout ensemble des Français et des Genevois qui le persécutaient à l'envi, il vint se mettre sous la protection de notre grand roi philosophe, Frédéric II, et se fit naturaliser neuchâtelois. Or, Neufchâtel, vous le savez, messieurs, fut une principauté prussienne. Voilà comment ce génie était authentiquement notre compatriote et comme quoi ses cendres nous appartiennent.

—C'est magnifique! s'écria le général von Morlach; cela nous fait donc un grand homme de plus!

—Oui, messieurs, fit le général von Zillisheim charmé de son succès, celui dont nous contemplons le tombeau a vécu les quinze dernières années de sa vie sous la qualité de sujet prussien et il est mort Prussien. C'est un Prussien qui a écrit ce livre admirable, cet immortel chef-d'œuvre, les Confessions. Et qui d'autre qu'un Allemand aurait pu être, comme il le fut, le restaurateur de la religion dans ce pays impie qu'était alors la France?...

—Et qui l'est resté, observa le colonel von Steinitz.

—Qui d'autre qu'un Allemand aurait pu apporter le sentiment de la nature à la sèche littérature française? Je vous propose, messieurs, de saluer de l'épée l'ombre illustre qui a reposé là et qui nous écoute peut-être, den grossen Preussen, le grand Prussien Chean-Chagues Rouzeau!

Sur ces mots, nous tirâmes tous l'épée et nous présentâmes solennellement les armes au tombeau vide.

—Ah! me disais-je fort ému, en voilà un que le professeur Woltmann a oublié et qui était encore plus légitimement des nôtres que le blond Montaigne, le doux Racine ou le colossal Mirabeau!

Et comme pour nous pénétrer mieux de la noble atmosphère germanique et romantique qui se respirait en ce lieu, le général von Zillisheim nous montra, près de là, une stèle funéraire où se trouvait gravée une inscription dans notre langue. C'était la tombe d'un jeune Allemand, disciple de Gœthe et de Rousseau qui, atteint du mal du siècle, était venu se suicider sous ces ombrages, en souvenir et en imitation de Werther.

Cela me rappela le malheureux Kœnig. Il eût aimé cette promenade dans le parc d'Ermenonville.

Nous revînmes on ne peut plus satisfaits de ce petit épisode littéraire. Lorsque j'en fis le récit à Schimmel, qui avait dédaigné de nous accompagner, il parut passablement vexé.

—Si j'avais su, fit-il, qu'il devait y avoir des généraux!...

Quant à Kaiserkopf, il n'avait pas été question de l'inviter. La halte avait à peine été commandée que, sur un signe de Schlapps, le bouillant capitaine s'était éclipsé. Nous le vîmes reparaître tout juste pour remonter à cheval, en rebouclant son ceinturon.


Une côte, au sortir de ce charmant Ermenonville, nous fit passer brusquement des délices de la forêt aux ardeurs d'un plateau sans borne et sans ombre. Le regard s'y étendait à perte de vue. Bientôt nous eûmes la sensation opprimante de toute une immense armée qui, par dix routes parallèles ou obliques à la nôtre, s'écoulait, pressée, incessante, innombrable, en direction générale du sud-est. Notre seule colonne s'allongeait devant nous en une perspective linéaire infinie, continuant, à mesure que nous avancions, de sortir indéfiniment de la forêt. A droite, à gauche, en avant, en arrière, d'autres colonnes visibles sur d'autres routes invisibles glissaient et s'effilaient sans discontinuité, semblablement ciliées de fusils, de canons et de machines. Dans leurs intervalles, des bataillons, des escadrons marchaient ou chevauchaient à travers champs. On discernait dans le brouillard poussiéreux, selon l'échelle des distances, les batteries de campagne, les chapelets grêles des compagnies de mitrailleuses, les files des voitures de train, des caissons à munitions, des chariots à ballons, les croix rouges des ambulances et celles qui camouflaient fréquemment les auto-canons et les auto-mitrailleuses. J'avais l'impression que notre corps d'armée tout entier était rassemblé là, dans cette coulée uniforme. Et non seulement notre corps, mais d'autres encore, d'autres qui fluaient comme nous intarissablement vers le sud-est, et depuis plus longtemps peut-être. C'était un bruissement monotone, ininterrompu, qui faisait trembler sourdement le sol, comme à la veille d'un cataclysme souterrain. Rien d'autre que ce grondement, que ce grand frissonnement diluvien, qui noyait tous les sons proches, nos voix, nos chants, jusqu'au fracas de nos charrois, remplissait nos oreilles, secouait nos nerfs et brassait nos entrailles de son ressac perpétuel. La nature semblait comme morte et n'y joignait aucun de ses bruits familiers. Le canon s'était tu. Nulle part on ne l'entendait.

Au bout d'une longue marche en route droite, nous fîmes de nouveau halte, après avoir traversé une voie ferrée. J'en profitai pour joindre Schimmel et connaître ses impressions.

—Je crois, me dit-il, que nous tournons Paris pour l'attaquer par l'est et par le sud; l'approche par le nord n'est pas avantageuse.

—Où sont nos armées? demandai-je.

—Je n'en sais rien. J'imagine que nous devons en former l'extrême aile droite.

—Dans ce cas, dis-je, et si votre hypothèse est exacte, nous devrions rester sur place au lieu d'avancer, et ce sont les autres corps qui devraient pivoter autour de nous.

—C'est juste, fit Schimmel. Et c'est peut-être justement ce qui va se produire. A moins, ajouta-t-il, que nous n'ayons encore d'autres armées dans la région du nord, ce qui me paraît d'ailleurs certain.

—Et les Français?

Il eut un geste vague et lointain vers le sud-est. Puis, déployant une carte de l'état-major français, il me montra où nous étions.

—Voyez, précisa-t-il en soulignant d'une rayure d'ongle le point qu'il indiquait, c'est ici. En poursuivant cette route pendant une vingtaine de kilomètres, nous arrivons à Meaux, qui est sur la Marne.

Portant alternativement les yeux de la carte à nos jumelles, nous identifiâmes ensemble les divers points de repère du paysage qui nous environnait. Sur le vaste plan des champs sans clôtures les villages haussaient leurs clochers et levaient leurs bouquets d'arbres. C'étaient, au nord, à notre gauche, Silly-le-Long et Nanteuil-le-Haudouin; plus vers l'est, Ognes, Chèvreville, Oissery, Brégy; devant nous, Saint-Pathus, puis, à demi masqué par un bois, Saint-Souplets; à notre droite, Lagny-le-Sec, et, au loin, sur une crête la grosse agglomération de Dammartin-en-Goële. Mais, tandis qu'à gauche les villages fumaient d'incendies et que les routes se marquaient par les longs rampements de nos convois, à droite on n'apercevait pas de fumées et les routes n'apparaissaient que par les lignes d'arbres qui les bordaient partiellement.

Et au delà, bien au delà de Dammartin, invisible, mais présente, nous devinions, dans la brume ardente et les réverbérations de la lumière, l'immense capitale Paris, das grosse Paris, but de tous nos efforts et fleuron de notre victoire.

La halte se prolongeant, le capitaine Kaiserkopf, qui avait installé une petite buvette au bord de la route, nous invita à nous restaurer. Nous y trouvâmes avec lui le major von Nippenburg, et peu après survenait le colonel von Steinitz.

Celui-ci paraissait tout joyeux et sa mine de taupe s'éclairait entre ses favoris d'un abondant sourire.

—Ça va bien, ça va très bien, disait-il. Je crois que nous allons être au bout de nos peines.

S'il ignorait ou feignait d'ignorer l'objectif qui nous était assigné, il apportait des renseignements du plus haut intérêt sur la marche offensive de nos armées. A notre gauche, deux corps avaient franchi l'Ourcq et traversaient la Marne, précédés par la cavalerie qui avançait sur Crécy, Coulommiers et le Grand Morin. Deux autres corps étaient sur le Petit Morin. Plus loin, c'était l'armée von Bülow avec la Garde, à la hauteur de Montmirail et des marais de Saint-Gond. Au delà, c'étaient les Saxons de von Hausen; plus loin encore, les cinq corps du duc de Wurtemberg. Nulle part on ne se battait. Partout l'ennemi était en pleine retraite, en fuite plutôt, en complète déroute, et on le pourchassait l'épée dans les reins en direction de la Seine et de l'Aube, où on serait dans deux jours. Tout l'arrière-pays était conquis, occupé, avec Amiens, Soissons, Laon, Reims, Châlons. C'était la marche triomphale dans la débâcle de la France.

—Et Paris? demanda le major.

—Eh bien, Paris est là, dit le colonel en tendant le bras vers l'ouest, là tout près. Nous n'avons qu'à le prendre. Nous le cueillerons quand nous voudrons.

Et son geste s'attardait, se balançait, avec sa grosse main poilue qui s'ouvrait et se refermait comme sur une poire qu'il n'aurait eu, en effet, qu'à cueillir.

—Mais qu'y a-t-il entre nous et Paris? questionnait Schimmel.

—Eh bien, monsieur, trente-cinq, trente-six kilomètres de plaine à peu près sans accident de terrain.

—Et comme moyens de défense?

—Quelques forts mal entretenus, sans canons et où il y a plus d'espions allemands que d'artilleurs français.

—Comme troupes mobiles?

—Un brelan de mauvais bataillons de la territoriale, que nous disperserions d'une chiquenaude.

Donnerwetter! jura joyeusement Kaiserkopf, si c'était vous, monsieur le colonel, qui étiez destiné à entrer le premier dans Paris à la tête de votre régiment!...

Le colonel von Steinitz ne répondit rien, mais un tremblement de désir agita sa lippe inférieure.

Des signaux retentirent. Les trois officiers supérieurs remontèrent à cheval, tandis que Schimmel et moi courions rejoindre nos sections. La colonne se remit en marche dans la chaleur, la poussière et la lumière déclinante du soleil.

Deux heures plus tard, nous traversions Saint-Soupplets, où nous n'eûmes que le temps de vider un tonneau à l'auberge de la Belle-Idée, déjà à peu près entièrement bue. Et la marche continua, toujours sur la même route et en même orientation.

Cependant, la campagne de droite qui, jusqu'alors, nous avait paru profondément déserte et silencieuse, commençait à s'animer, semblait-il, de légers frémissements. Ce n'était rien encore, quelque chose d'à peine perceptible, de plutôt deviné que senti, qui pouvait être aussi bien le bruit vague d'une brise se levant, que le bourdonnement confus apporté par quelque courant aérien des banlieues de Paris ou que l'écho lointain de notre propre piétinement. J'eus un instant l'impression bizarre, hallucinante qu'une bande de loups nous suivait, parallèlement, d'un trot souple, maigre et feutré. Les grandes ombres qui naissaient de la nuit approchant, les fantômes noirs des arbres démesurés, l'horizon charbonné sous un ciel violet foncé accentuaient le mystère et distillaient l'inquiétude. Nous avions beau nous savoir flanc-gardés par nos patrouilles, nous absorbions le doute, nous appréhendions l'indéfinissable et nos doigts se crispaient nerveusement sur la plaque de couche de nos fusils.

Au bout de trois à quatre kilomètres, nous fîmes halte derrière une hauteur sur laquelle se silhouettaient les premières bâtisses noires d'un village, et nous reçûmes l'ordre de prendre nos bivouacs, sans feux. Une section monta s'assurer de la localité, qui portait le nom de Monthyon. On entendit quelques cris d'habitants et les rares lumières s'y éteignirent.

Harassés par cette longue et chaude journée, la plupart des hommes s'abattirent et s'endormirent aussitôt. Le concert de leurs ronflements se maria au grondement sourd des colonnes qui circulaient encore derrière nous. La lune pleine et lourde faisait lentement l'ascension du zénith, laquant le terrain d'une clarté blafarde et projetant vers Paris l'ombre décroissante des choses. On entendait de loin en loin les cris de chouette qui servaient de signaux de ralliement à nos patrouilles.

Je m'endormis à mon tour, la tête sur mon sac. La nuit fut admirablement tranquille. Je ne fus réveillé qu'un instant, sur les deux heures du matin, par le gros roulement de trois batteries de 77 qui allaient prendre position sur le flanc du coteau de Monthyon.

L'aurore se leva sereine et rose, tandis que la boule lunaire descendait pâle et molle sur Paris. Le réveil se corna et se répercuta le long des troupes étendues. Mais on ne se pressait pas de partir. Le repos se continua pendant une partie de la matinée et nous eûmes le loisir de préparer notre café, puis la soupe. Vers les dix heures, seulement, on nous fit appuyer d'un petit kilomètre sur la gauche, et nous nous arrêtâmes de nouveau, face à l'ouest. Nous avions débordé la hauteur de Monthyon, et nous découvrions plus loin une nouvelle hauteur boisée, semblablement couronnée d'un village, que la carte nommait Penchard. Entre ces deux points naturellement forts la position paraissait excellente et propre à décourager les effectifs peu redoutables que nous pouvions avoir devant nous. Sous nos yeux s'ouvrait largement la plaine ensoleillée avec ses vastes champs, ses petits bois, ses minces rus frangés de peupliers, ses routes blanches, ses écarts et ses villages: Neufmontiers, Chauconin, Villeroy, Iverny, Le Plessis-au-Bois, Le Plessis-l'Évêque. Rien dans ce paysage tranquille et coloré ne semblait suspect. Assis ou vautrés sur les coudes, autour de nos armes en faisceaux, nous attendions d'un moment à l'autre l'ordre de la marche en avant sur Paris.

Il était midi. Soudain, une détonation retentit à cinq cents mètres de nous, en contre-pente de la butte de Monthyon. C'était une de nos pièces qui envoyait son premier obus. Nous vîmes au bout de nos jumelles, sur la route sortant d'Iverny, une minuscule batterie française tourner subitement bride et rentrer au galop dans le village. Dix minutes après, le combat d'artillerie était engagé. Nos canons tiraient de Monthyon, de Penchard et d'une autre position un peu plus à l'est. Des pièces françaises ripostaient avec rapidité de derrière Iverny, et leurs petits projectiles rageurs tombaient déjà avec précision autour de la butte.

Nous nous portâmes en avant, en même temps que d'autres éléments d'infanterie, sur toute la largeur de la plaine visible, soutenus par de nombreuses mitrailleuses. Nous avancions en tirailleurs, courbés et rampants, nous abritant de notre mieux, car de nouvelles batteries françaises révélaient l'une après l'autre leur présence, crachant une mitraille de plus en plus dangereuse. Nous mîmes une heure pour atteindre une route où nous pûmes nous retrancher, puis, deux cents mètres plus loin, le lit d'un ruisseau. Des reconnaissances de cavalerie française se démasquaient à droite, du côté du Plessis-l'Évêque, à gauche vers Chauconin. Puis des pantalons rouges se montrèrent, débouchant à l'improviste de couverts insoupçonnés. Nous en vîmes surgir la valeur d'une compagnie, droit devant nous, quelques centaines de mètres en avant du village de Villeroy. Ils se dispersèrent avec agilité dans un champ où ils se couchèrent. Des milliers de balles sifflèrent. Seul un lieutenant barbu était resté debout, lorgnette à la main. Mais presque aussitôt il s'abattait de côté, raide, en portant la main gauche à son front; et comme je l'avais bien expressément visé, je me demandai si ce n'était pas une de mes balles qui l'avait tué.

La grêle d'acier criait maintenant de toutes parts. Celle qui partait de nos lignes semblait pour le moment plus nourrie. Si nous étions bloqués dans notre ruisseau, à gauche les nôtres avançaient. Chauconin était en feu. Plus près de nous, un énorme brasier montait d'une ferme à tourelles. Mais, peu à peu, nous commencions à nous apercevoir, à notre grand étonnement, que, loin de n'avoir sur leurs lignes que de faibles éléments sacrifiés d'avance, les Français étaient en force.

Animés de la plus folle ardeur, on les voyait découvrir leurs compagnies les unes après les autres, les disséminer, les jeter en avant. Ils progressaient par élans rapides, tantôt disparaissant, plaqués au terrain, tantôt bondissant à l'improviste, grandissant à mesure qu'ils approchaient. On distinguait fort bien sur les champs verdâtres ou brunâtres les taches bleues de leurs képis et de leurs capotes soulignées par les agenouillements ou les relèvements rouges de leurs pantalons. Et pendant ce temps, là-bas, à gauche, une nuée d'autres petits soldats, blancs, ceux-là, avec des jambes noires, sautillaient à l'assaut des hauteurs de Penchard.

Tout à coup, nous eûmes devant nous, à trois cents mètres, une vague galopante de ces Français bleus et rouges. Je vis un instant moutonner et claquer au-dessus de la vague un drapeau frangé d'or à trois bandes verticales, rouge, blanc, bleu, tandis que retentissait à mes oreilles un chant enflammé, où je reconnus les accents effroyables de la Marseillaise. Puis il y eut un crissement métallique; des aciers flambèrent. En même temps nous étions pris en enfilade par une mitrailleuse. Il fallait déguerpir. Nous rampâmes en hâte du côté de la route, que nous finîmes par regagner, non sans avoir laissé nombre de nos mousquetaires dans le fossé ou entre les glèbes.

Nous tînmes une heure avec un courage surhumain. Les shrapnells éclataient au-dessus de nous, les percutants autour de nous, les balles nous râlaient aux tympans, nous étions roulés, asphyxiés, décimés. Nous avions beau vider avec ténacité nos chargeurs, les Français renaissaient toujours. Et ce qui nous angoissait, c'était que nos canons ne nous soutenaient plus. Heureusement, nos mitrailleuses ne fléchissaient pas.

Nous fûmes enfin relevés par le bataillon Preuss, et nous revînmes exténués sur notre position de départ. Nous vîmes en passant près de Monthyon, dans un plissement de terrain, derrière des bâtiments de ferme, un de nos emplacements de batteries complètement ravagé. Les pièces étaient parties. Il n'y avait plus que deux caissons démolis et une douzaine de cadavres, dont trois chevaux. Des servants noyaient dans une mare un millier d'obus qui, dans la précipitation du départ, avaient dû être abandonnés.

Il était déjà tard dans l'après-midi et le soir commençait à couvrir de violet le champ de bataille. Pas à pas, bond par bond, les Français avançaient toujours, et le bataillon Preuss cédait à son tour du terrain.

Kaiserkopf avait reçu dans le mollet une balle ronde de shrapnell, qu'il se faisait extraire au poste de secours.

—Nom de Dieu de nom de Dieu! beuglait-il.

On fit l'appel de la compagnie, couverte de terre, d'herbe et de sang. Sur deux cent cinquante hommes qu'elle comptait le matin, il en avait disparu une soixantaine, et elle ramenait cinquante blessés.

Bleu de rage, Schimmel se mit à jurer plus fort encore que Kaiserkopf.

Sur ces entrefaites, une grave nouvelle se répandait. Loin, sur notre droite, au delà de nos lignes, dans la région de Saint-Soupplets, où nous avions passé la veille et où, paraît-il, nous n'avions plus de troupes, tout un corps d'armée français venait d'apparaître, qui avançait à grand train et se mettait en devoir de nous tourner. Des ordres arrivaient du quartier général nous enjoignant de battre en retraite dans l'est sur de nouvelles positions. Rouge et sanglé, le colonel von Steinitz faisait procéder aux préparatifs de départ. Il fallait qu'en une heure tout le monde fût loin, le bataillon Preuss formant l'arrière-garde. Déjà les premiers éléments de la brigade étaient sur la route de Barcy.

La jambe bandée, Kaiserkopf se fit hisser péniblement sur son cheval.

Schimmel ne décolérait pas et allait jusqu'à incriminer le Haut Commandement.

—Ils ne sont donc pas renseignés? marmonnait-il avec fureur. Qu'est-ce que c'est que ce corps d'armée français? D'où vient-il? Comment n'avions-nous personne à lui opposer? Que fait von Kluck? A quoi pense-t-il?...

Heureusement que notre train de régiment était en sûreté vers nos positions de repli; nous ne laissâmes derrière nous qu'une petite ambulance et quelques espions brassardés de la Croix-Rouge, bien munis de fanions et de fusées.

L'encombrement était tel, sur la route de Barcy, que nous mîmes plus de trois heures pour faire trois kilomètres. Les unités s'y mélangeaient dans un grand désordre. Cavaliers, fantassins, artilleurs, caissons et camions y fuyaient laborieusement et s'y enchevêtraient au milieu des cris, des coups, des jurons, des piaffements et des hennissements. La route étant insuffisante à contenir cette cohue, des paquets de troupes cahotaient à travers champs. Derrière nous, l'horizon flambait; à Neufmontiers, à Chauconin, à Penchard, à Monthyon, maisons, fermes, meules brûlaient comme des torches.

A Barcy, c'était le chaos. Sur la place, où l'église dressait son vieux clocher, le flot gris, tumultueux et mugissant avait des remous effroyables. Si de l'artillerie française avait été en action, elle en eût fait un fleuve de sang. A côté de l'église, la mairie était en flammes. Les lueurs violentes de l'incendie et les clartés douces de la lune mêlaient sur les aciers brunis et les visages livides leurs reflets différents.

Encore trois heures pour faire cinq kilomètres, et nous arrivions, rompus de fatigue, au village d'Etrépilly, dont nous envahîmes les maisons et les granges pour nous affaler tout harnachés dans l'anéantissement d'un soleil de plomb.


Kaiserkopf, que sa blessure empêchait de dormir, nous réveillait avec fureur quelques heures plus tard.

Donnerwetter!... Vous n'entendez pas?... La canonnade française avance du côté de Marcilly... La compagnie doit se porter à deux kilomètres vers la râperie...

Il tapotait avec rage un croquis de la région annexé à l'ordre du colonel.

Je me mis debout avec peine. Il fallut un temps infini pour avoir les hommes. On n'en réunit pas plus d'une centaine. La section Bobersdorf, l'ancienne section von Bückling, n'existait presque plus. On procéda à un nouveau groupement. Kaiserkopf, se déclarant incapable de bouger, confia pour la journée le commandement de la compagnie au premier-lieutenant Poppe.

—Etes-vous blessé? me demanda Schimmel.

—Non. Et vous?

—Non. Nous avons de la chance. Dans quel guêpier ce sacré von Kluck nous a-t-il fourrés?

Il regardait avec inquiétude du côté du nord-ouest, comme pour scruter jusqu'où le corps d'armée français qui nous avait forcés la veille à décamper avait déjà pu parvenir. Nous marchions péniblement dans les betteraves. A notre gauche, le clocher de Barcy sortait de l'horizon des champs; à droite, une dentelle d'arbres marquait la route de Marcilly, avec le vallonnement feuillu de la Thérouanne; dans notre dos s'allongeait la crête d'Etrépilly à Vareddes.

Ou ne voyait de troupes nulle part. Tout était terré ou défilé. La plaine appartenait aux obus. De tous côtés crépitait l'artillerie légère, et il était bien difficile de différencier dans ce tambourinement ce qui était français de ce qui était allemand. Il semblait cependant que du côté du nord il n'y eût que des roulements français, et cela devenait tout à fait alarmant.

—Ils avancent, murmurait Schimmel.

A ce moment, plusieurs coups lourds, massifs et profonds, comme des décharges de grosse caisse, détonèrent dans l'est, venant du plateau de Trocy. C'était de l'artillerie lourde allemande. Cela nous rassura.

Nous entendions par moment de vives fusillades vers Marcilly. Heureusement nous n'étions pas en première ligne. Aplatis dans les betteraves, nous creusions de petites tranchées pour la préparation d'une position de soutien. Des sanitaires vinrent nous rejoindre, et procédèrent à l'installation d'un poste de secours, car les blessés commençaient à affluer. On les pansait sommairement et on les évacuait sur Etrépilly. Ceux qui succombaient étaient enterrés sur place. Nous surveillions la route, que nous devions prendre de flanc, ainsi que le vallon de la Thérouanne, en cas d'avance française. Au loin, l'artillerie ennemie semblait progresser le long d'un grand arc de cercle.

—Diable! fit tout à coup Schimmel, ils tirent de Bouillancy!

Les coudes sur la carte, Poppe et lui entamèrent une longue discussion à ce sujet.

Il était onze heures du matin, quand Poppe dit, le bras dans le nord-est:

—Ecoutez!...

De nouvelles crépitations d'artillerie légère se faisaient entendre dans cette direction et plus à l'est encore, entre les déflagrations de l'artillerie lourde. En même temps nous voyions approcher le major von Nippenburg, qui venait inspecter nos travaux.

—C'est un corps allemand qui arrive, fit-il en sautant dans nos retranchements. Il était temps!...

Un soupir de soulagement s'échappa de nos poitrines.

—Nous sommes sauvés! déclara Poppe. Et quel est ce corps d'armée qui vient si juste à point à notre secours?

—Je crois savoir que c'est le IIe, dit le major.

—Hourra!... et vive von Kluck! cria Schimmel, passant subitement de l'abattement le plus profond à la joie la plus vive. Ah! je me disais bien aussi que cet excellent renard de Generaloberst devait leur ménager quelque tour de sa façon!...

Gagnés par son enthousiasme, nous nous mîmes presque à danser dans la terre molle de notre tranchée, lançant en l'air casques et casquettes et poussant de sonores acclamations.

Et voici que, tout à côté de nous, brusquement, partit une détonation qui nous fit tous tressauter, pour nous jeter aussitôt après dans d'inextinguibles éclats de rire. C'était une bouteille de champagne que ce bougre de Biertümpel avait trouvé moyen d'apporter jusqu'ici et dont il tenait de faire jaillir le bouchon. Nous la bûmes triomphalement en l'honneur du général von Kluck, tandis que tout là-bas, dans le nord-est, les batteries du IIe corps débouchaient également la gaie pétarade de leurs canons de campagne.

Mais quelques instants plus tard, quelqu'un eut la fâcheuse idée de demander:

—Ah çà! mais... d'où vient-il donc, ce IIe corps?

Le major von Nippenburg répondit:

—Eh bien, mais... il vient du sud...

—Comment ça, du sud? nous récriâmes-nous.

Poppe, Schimmel, aussi bien que moi même, étions tous, en effet, persuadés que nous avions encore de nombreuses troupes dans le nord et que, par conséquent, ce corps de secours ne pouvait venir que du nord.

—Du sud, répéta le major. Il était dans la région de Coulommiers.

—Il avait passé la Marne?

—Oui.

—Et il l'a repassée?

—Naturellement. Il a bien fallu qu'il la repasse pour venir de notre côté. Le général von Kluck l'a ramené cette nuit à marches forcées.

—On a donc dégarni le front d'offensive?

—Apparemment.

—Mais alors...?

Nous nous regardions de nouveau pleins d'inquiétude.

—Alors... que se passe-t-il là-bas?

Schimmel et Poppe tendaient tous les deux du même geste frémissant le bras vers le sud, dans la direction de la Marne.

—Là-bas... ma foi, je n'en sais rien, répondit le major. Tout ce que je sais, c'est que nous sommes attaqués ici, de flanc, par des forces plus importantes que nous ne pouvions le présumer. Nous avons à défendre tout le plateau d'Etrépilly, Trocy, Étavigny, jusqu'à l'Ourcq. Le salut de l'armée en dépend.

Il avait prononcé ces derniers mots d'une voix grave.

Nous fûmes interrompus par une grosse mitraillade. Des troupes fuyaient en tiraillant par la route de Marcilly. Un feldwebel survint tout sanglant:

—Les Franzosen tiennent le carrefour et enlèvent la râperie!...

—Faites tirer sur la route, nous ordonna le major.

—Impossible, monsieur le commandant, fit Poppe, la lorgnette aux yeux. Nos troupes sont trop mêlées aux Français.

—Alors, tout le monde debout!... En avant!... Il faut à tout prix reprendre la râperie.

Mais une brusque déflagration lui rentra dans le gosier la fin de sa phrase. Un obus venait d'éclater dans la tranchée, tuant deux hommes et le boulant lui-même dans la terre à moitié déchiré.

—J'ai mon compte, râla-t-il, tandis que les sanitaires s'empressaient à son secours. Faites venir Kaiser... Kaiserkopf... que je lui passe le com... le commandement...

—Le capitaine Kaiserkopf est immobilisé.

—Alors Tintenfass...

—Le capitaine Tintenfass est avec les troupes qui lâchent.

—Alors... arrangez ça comme vous voudrez, Poppe... Je n'en puis plus... Prévenez le colonel...

Il étouffait et rendait le sang.

Nous nous lançâmes à découvert. En nous voyant sortir de nos trous, les fuyards de la sixième compagnie tentèrent de se rallier, et tous ensemble, sur un front espacé d'un demi kilomètre, nous fîmes les plus grands efforts pour refouler les Français. On apercevait entre les larges feuilles des betteraves leurs taches rouges et bleues. Ni d'un côté, ni de l'autre il n'y avait de mitrailleuses. Mais leurs pièces, qui tiraient de derrière Marcilly, sans nous faire beaucoup de mal tant que nous restions dispersés, nous interdisaient toute attaque réglée. Il nous fallut abandonner l'espoir de reprendre la râperie.

Pendant deux heures nous restâmes tapis dans les plantes à nous fusiller, perdant peu à peu, de notre côté, tout courage et rompus de lassitude. Nous finîmes par être rejetés dans nos petites tranchées. Les taches bleues et rouges progressaient, progressaient. Incapables de subir un assaut à la baïonnette, tous, d'un commun accord, bien qu'aucun commandement n'eût été donné, nous nous retrouvâmes sur le terrain, mais en recul vers Etrépilly. Nous étions éreintés, affamés, gonflés d'eau saumâtre, rongés de sommeil. C'est en vain que Poppe avait fait supplier le colonel de nous relever. La réponse avait été: «Tenir.» Tous les effectifs disponibles étaient engagés. La bataille semblait s'étendre le long d'une ligne infinie, qui vacillait et se repliait lentement vers l'est.

A notre détresse vint s'ajouter le manque de munitions; nous n'avions plus qu'une trentaine de cartouches par fusil. Nous espérions que l'obscurité mettrait fin à notre supplice. Il n'en fut rien. Rendus plus audacieux par les ténèbres, les Français, loin de suspendre leurs attaques, les poursuivaient de plus belle. Tout le soulagement que la nuit nous apporta fut de nous permettre de nous ravitailler un peu, d'évacuer nos blessés et de recevoir le renfort de ceux de nos blessés légers qui se retrouvaient en état de combattre. D'angoissantes heures se passèrent dans des alertes continuelles. On lançait des fusées éclairantes. Assommés d'une torpeur invincible, beaucoup de nos hommes dormaient au plus fort du danger, et il fallait les réveiller à coups de bottes pour s'assurer qu'ils n'étaient pas des morts.

Au matin, nous fûmes recueillis dans d'assez bonnes tranchées que le bataillon von Putz, en retraite des approches de Barcy, avait réussi à établir le long de la route de Vareddes. Nous nous trouvions là sous la protection immédiate de notre artillerie, qui battait avec acharnement tout le plateau. Nous avions deux batteries légères au-dessus d'Etrépilly, une batterie lourde entre Etrépilly et Trocy, une batterie lourde et sept batteries légères à Trocy, trois batteries lourdes et une légère au Gué-à-Tresmes, trois batteries légères sur les hauteurs de Vareddes. Deux compagnies de mitrailleuses flanquaient la ligne de nos tranchées.

Et de nouveau une journée sinistre se passa, sous l'écrasement d'un soleil pulvérulent et la pluie d'orage des shrapnells. Nous avions laissé la moitié de notre effectif dans les betteraves; mais avec les petits blessés récupérés la compagnie comptait encore quatre-vingts fusils. Schimmel avait un doigt emporté; il demeurait néanmoins courageusement à la tête de son débris de section. Poppe et Bobersdorf étaient intacts. Je n'avais rien non plus, grâce à Dieu, que des trous dans mes vêtements et une déchirure à mon casque. Les sergents Buchholz et Schmauser avaient disparu. Quant aux sous-officiers, deux manquaient; trois, blessés, avaient été évacués. Wacht-am-Rhein était toujours là, mais depuis longtemps il ne chantait plus. Les Français ne bougeaient pas; ils occupaient leur ligne ou demeuraient stoïquement terrés dans les quatre kilomètres de champs qui nous en séparaient. La canonnade était intense du côté du plateau d'Étavigny.

Enfin le colonel von Steinitz se laissa fléchir. Il dut comprendre que, si un repos ne nous était pas accordé, nous serions tous claqués le lendemain et bons à peupler les ambulances. Et comme un calme relatif semblait s'établir dans notre secteur, nous reçûmes l'ordre de regagner le village. Les tranchées furent laissées à la garde du bataillon von Putz, moins éprouvé que le nôtre, et nous rentrâmes dans Etrépilly.

Les blessés dont l'état ne nécessitait pas d'intervention chirurgicale remplissaient les maisons. Quelques-uns buvaient, mangeaient, fumaient ou jouaient. La plupart, enfouis dans les lits, cherchaient dans le sommeil l'oubli de leurs fatigues et le soulagement de leurs maux. Kaiserkopf, à peu près remis de sa jambe percée, achevait sa guérison en vidant des bouteilles.

—Eh bien! jubilait-il, ce pauvre commandant!... Si je n'avais pas reçu mon noyau de prune avant-hier, c'est peut-être bien moi qui aurais été à sa place!...

Schlapps, qui avait prétexté d'une éraflure au cuir chevelu pour rester à l'abri avec le capitaine, était crapuleusement ivre. Il avait voulu organiser le pillage du village, mais il avait dû renoncer à son projet, faute de bras. D'ailleurs, personne n'avait plus le cœur à piller.

Chacun s'affala au hasard sur la première litière venue. Quelques soldats eurent encore la force de manger un morceau, mais le plus grand nombre sombrèrent aussitôt dans un sommeil léthargique.


Je fus réveillé au milieu d'un vacarme effroyable par une poigne vigoureuse qui me secouait rudement, tandis qu'une voix lourde, où je reconnus le mugissement de Wacht-am-Rhein, me criait:

—Nom de Dieu! Si vous ne voulez pas être embroché vif sur votre paillasse, foutez le camp!

Il faisait pleine nuit.

—Qu'est-ce que c'est? balbutiai-je tout étourdi.

—Les Français!...

Je me jetai dehors, le revolver à la main. Une mêlée formidable s'acharnait aux abords du village et jusqu'à l'entour des maisons. Des cris forcenés, des hurlements sauvages, des détonations précipitées, des déchirements, des cassements de bois et d'os assourdissaient les ténèbres. Des ombres tourbillonnantes bondissaient, agitaient des gestes d'épaulements et de transpercement, se ruaient, se choquaient ou roulaient. Déjà les premières maisons du côté de l'ouest étaient débordées et il en sortait des clameurs d'égorgement. Des rideaux brûlaient aux fenêtres. A leur lueur je crus distinguer, comme dans un cauchemar, d'effrayantes figures blanchâtres sous des sortes de fez rouges à la turque. Des pantalons blancs étoffés comme des jupons balayaient tout devant eux. Et soudain, à mon grand saisissement, je vis émerger devant moi la face diabolique d'un nègre. Horrifié, je vidai mon pistolet. Puis, brusquement, je fus entraîné, renversé par une vague de fuyards qui me roulèrent comme un galet. Je sentis deux ou trois corps chauds et ruisselants s'écrouler sur moi. Je fis le mort, tandis que le carnage nocturne continuait.

Au bout d'une heure, pendant laquelle je n'osai faire un mouvement, je réussis à me couler dans la cour d'une maison voisine, qui paraissait vide d'ennemis. Par le jardin, je gagnai la campagne. La lune s'était levée, échancrant au-dessus de Trocy son disque rougeâtre. A sa vague clarté je pus reconnaître que les Allemands s'étaient retirés sur la hauteur dominant le village. Je les rejoignis, non sans peine, car j'étais moulu et je dus faire un long détour pour éviter de tomber aux mains des Français. Le cimetière avait été mis en état de défense et servait de réduit aux nôtres, qui l'occupaient avec deux sections de mitrailleuses. Le colonel von Steinitz conduisait le combat. Kaiserkopf commandait l'infanterie du cimetière, dont il garnissait les murs de tout ce qu'il avait pu rassembler du bataillon. Il m'assigna aussitôt la garde d'un des angles avec une cinquantaine d'hommes. Maîtres du village, les Français s'attaquaient maintenant au plateau. La rafale de nos mitrailleuses ne les arrêtait pas. Avec une audace incroyable, ils escaladaient les pentes, dirigeant sur nous une fusillade infernale et se lançant comme des démons à l'assaut de notre forteresse. On mit le feu à une grosse meule pour y voir plus clair. Je pus alors mieux discerner les sauvages qui nous assaillaient et dont certains, dans leur furie, venaient se faire tuer jusque sur nos murs. C'étaient bien des troupes blanches, et je n'aperçus plus aucun moricaud du genre de celui qui m'avait si fortement épouvanté. Mais ces hommes m'avaient rien de commun avec ceux que nous avions précédemment combattus. Au lieu de la longue capote à pans relevés, de petites vestes bleues soutachées d'arabesques jaunes serraient leur torse. Ils portaient de larges culottes extrêmement bouffantes; mais de blanches qu'elles m'avaient d'abord paru, elles étaient devenues rouges, tellement elles avaient bu de sang.

Je ne sais comment cela aurait tourné, et sans doute eussions-nous fini par être emportés, si des renforts ne nous étaient arrivés de Trocy, qui nous aidèrent à tenir jusqu'à l'aube. Les Français s'éclipsèrent par où ils étaient venus, les uns sur Barcy, les autres par la coupure de la Thérouanne. Nos pertes étaient sévères. Nombre de nos pauvres fusiliers gisaient ou râlaient sur les tombes. Le lieutenant Bobersdorf avait été tué et de toute sa section il ne restait que deux hommes valides. Kaiserkopf était vert de rage et d'émotion.

—Nom de Dieu! si c'est ça la guerre, bégayait-il, ça commence à ne plus être drôle du tout!

Mais c'est en reprenant possession d'Etrépilly que nous pûmes constater toute l'étendue du désastre. Le village était plein de morts et de blessés. Ces terribles Français en chéchia avaient fait des nôtres, surpris dans leur sommeil, un véritable massacre. Eux-mêmes avaient laissé de nombreux cadavres, parmi lesquels un lieutenant-colonel, mais pas un blessé, et nous ne pûmes faire aucun prisonnier, de sorte que cette affaire resta pour nous des plus mystérieuses. Leurs pertes ne nous consolaient pas des nôtres. Le spectacle était lamentable. Des amoncellements de corps, d'où sortaient d'atroces gémissements, obstruaient les quatre ou cinq petites rues de la bourgade, et un ruisseau de sang s'écoulait boueusement vers la Thérouanne. Mais il fallait voir l'intérieur des maisons. Là, tout avait été passé à la baïonnette. Je retrouvai mon logement et je pus constater que j'y aurais été saigné comme les autres, si je n'avais pas été réveillé à temps par Wacht-am-Rhein. Le malheureux Schlapps, grotesquement accroupi dans le tiroir d'une commode, le postérieur nu et le pantalon sur ses bottes, avait été enfilé par la gorge au moment où il répandait sa fiente sur du linge fin. Je songeai à la douleur de Kaiserkopf, lorsqu'il apprendrait le tragique trépas de son cher compagnon d'armes. Quarck et Schweinmetz étaient morts aussi, dans des circonstances moins dramatiques, mais non moins fatales; on retrouva leurs cadavres percés de coups dans le fond d'une cave. Nous n'avions plus un seul sergent.

Si dans le village il n'y avait guère que des morts, les champs environnants et surtout le théâtre du combat fournissaient un nombre considérable de blessés. Les plus grièvement atteints étaient transportés dans un hangar à paille, situé à courte distance du cimetière et qui avait été converti en ambulance. Les civières y affluaient en une procession ininterrompue. Disloqués, éventrés, fracturés ou tronçonnés, les hideux déchets de la bataille y attendaient, hurlants ou inanimés, leur tour de charcutage ou d'amputation. Couverts de sang jusqu'au bonnet, couteaux et bistouris en main, les chirurgiens fouillaient, tranchaient et tailladaient comme des bouchers. Je reconnus sur une des civières l'un des soldats de mon ancien groupe, le social-démocrate Vogelfænger. Il avait les jambes en bouillie. Je m'approchai.

—Eh bien, mon pauvre Vogelfænger, ça ne va pas?

Il ne voulut pas me regarder.

—Malheur! malheur! gémissait-il. Et dire que je vais crever pour les junkers et les bourgeois!...

Je jugeai inutile de le consoler en lui disant que, s'il mourait, ce serait pour la patrie, sinon pour la révolution sociale.

On apportait aussi des morts. Ceux-ci, on les entassait, à deux cents mètres de là, mêlés à des souches et à toute sorte de débris combustibles, en un vaste bûcher qu'on arrosait de pétrole. On n'avait plus ni le temps, ni les hommes pour enterrer. L'odeur abominable qui se dégageait de la campagne, où les corps mal enfouis et les charognes de chevaux pourrissaient déjà l'atmosphère, faisait préférer ce mode de destruction, qui avait en outre l'avantage de dissimuler nos pertes au cas d'un nouveau recul. Le bûcher, qui commençait à brûler, recevait aussi les membres coupés provenant du hangar.

La bataille d'artillerie avait recommencé. Le ciel se sillonnait d'avions partant à la recherche des batteries ennemies, dont le nombre augmentait ou qui avaient changé de position pendant la nuit. Une belle saucisse flottait sur un rideau de peupliers, à deux kilomètres de nous, dorée et pisciforme. Nous avions évacué le village, intenable, tant à cause des obus français qui y tombaient que de la puanteur qui en émanait. De notre crête de plateau nous dominions l'immense plaine de l'ouest, immobile, déserte et tonnante. Le ciel bleu se mouchetait des flocons blancs des shrapnells et le sol vert des fumées noires des percutants. La mer des sons nous battait de ses vagues grondantes. Parfois un fracas énorme nous anéantissait: c'était le foudroiement d'une explosion proche ou la déflagration d'une batterie d'obusiers derrière nous. Les canons ennemis paraissaient s'acharner sur notre artillerie légère, dont plusieurs pièces avaient été détruites. L'horizon sonore s'allongeait toujours plus vers le nord.

—Venez, me dit Kaiserkopf.

—A vos ordres, monsieur le capitaine.

—Monsieur le commandant, rectifia-t-il. Je prends le commandement du bataillon. Poppe me succède à celui de la compagnie. Je dois aller à Trocy, où je suis mandé par le général-major. Venez. Je vous prends avec moi comme fonctionnaire adjudant.

Il était pâle et ne proférait plus de jurons.

Nous partîmes sur une petite auto. La route qui zigzaguait vers l'est entre des trèfles et des maïs n'était qu'un long encombrement d'hommes, de bêtes et de chariots. Des blessés s'y traînaient par petits groupes boursouflés de pansements rouges. De temps en temps un fusant éclatait, qui faisait fuir les hommes et s'effarer les chevaux. Rejetés des deux côtés de la route, des cadavres humains ou chevalins séchaient, verdissaient, gonflaient ou purulaient. Des incendies noirs fumaient sur le plateau. Le plus proche était notre bûcher funèbre, dont un coup d'air rabattit un moment sur nous le souffle pestilentiel.

On allait lentement. A mesure que nous avancions, le tonnerre des gros obusiers de Trocy roulait puissamment, secouant l'atmosphère et semblant déchirer la terre. Le village brossait en couleurs violentes sur le ciel foncé ses fermes, son église, sa porte médiévale et sa forte tour ronde à coiffe de pierre. Comme nous y entrions, nous croisâmes une grande auto d'état-major qui contenait un général. Le front barré sous le casque à pointe, les yeux ternes, les traits tirés et durcis, la courte moustache rêche entre deux rides profondes, il me parut bien changé. Je reconnus cependant l'homme devant lequel j'avais défilé lors de l'entrée en Belgique: le Generaloberst von Kluck. Plongé dans sa sombre méditation, il ne nous regarda pas et ne nous rendit pas notre salut militaire.

Un piquet de garde signalait la maison qui servait de quartier général divisionnaire. Dans une vaste pièce rustiquement meublée se trouvaient réunis le général-lieutenant von Zillisheim, le général major von Morlach, le colonel von Steinitz, le lieutenant colonel Preuss, le premier-lieutenant Derschlag portant un bras en écharpe, un colonel d'artillerie et quelques autres officiers de l'état-major ou de l'Adjutantur.

—Ah! vous voilà, Kaiserkopf, fit le général-major von Morlach. Quelles nouvelles d'Etrépilly?

—On tient, monsieur le général, mais c'est tout juste. Pour le moment il n'y a pas d'attaque d'infanterie, mais cette salope d'artillerie française abîme nos effectifs.

—Bien, bien. Je vous donnerai des instructions tout à l'heure.

La conversation était agitée, houleuse, rompue de lourds silences, et ce que j'en pus comprendre me terrorisa.

—Notre situation s'aggrave, disait le général von Zillisheim. Les forces françaises s'accroissent de jour en jour. Aux trois divisions que l'ennemi nous avait d'abord jetées dans le flanc est venu s'ajouter un corps d'armée, contre lequel nous avons dû ramener notre IIe corps. Avant-hier, c'était une division d'Afrique qui arrivait sur le terrain... Vous devez en savoir quelque chose, fit-il en se tournant vers Kaiserkopf.

—Diable, oui, répondit celui-ci presque douloureusement, songeant peut-être à la mort de Schlapps.

—Hier, continuait le général von Zillisheim, une nouvelle division de réserve apparaissait. Aujourd'hui, c'est une division de l'active. D'où tout cela sort-il, on n'en sait rien.

—Cela fait, si je compte bien, dit le colonel von Steinitz, huit divisions.

—Contre quatre, compléta sinistrement von Morlach.

—Sous le coup de cette menace, reprit von Zillisheim, le général von Kluck a dû ramener encore le IVe actif. Ce corps vient d'entrer en ligne du côté de Betz. Cela nous affaiblit beaucoup sur la Marne, devant l'armée britannique, mais le danger est plus pressant ici.

Il se mit alors à nous décrire à grands traits le schéma de la bataille: l'immense ligne française, sans cesse accrue, qui nous prenait d'équerre sur vingt kilomètres, de Villers Saint-Genest aux approches de Meaux, armée formidable et audacieuse, surgie subitement de terre, miraculeusement levée de cette plaine nue d'Ile-de-France, au moment précis où le grand coup décisif allait être donné. Au nord, le plateau d'Étavigny était tout hérissé de ses baïonettes et de ses petits canons, tout strié de ses files rouges infinies; puis c'étaient, vers Acy, vers Vincy, vers Puisieux, de nouvelles lignes rouges et ces terribles chasseurs bleus qui nous avaient déjà fait fuir sur la Somme; venaient ensuite, devant Marcilly et Barcy, les flots bouillants des zouaves, accourus d'Algérie avec du rouge sur la tête; puis c'étaient, plus au sud, à Chambry, à Penchard et s'acharnant sur Vareddes, les hordes du désert, chasseurs d'Afrique, tirailleurs arabes et berbères, faces basanées et hurlantes, avec leurs ânes, leurs mulets porteurs de mitrailleuses, et des Marocains plus effroyables encore, tarbouchés de blanc et ceinturés de rouge, mêlés de nègres et marqués du croissant, enfiévrés de cruauté, altérés de massacre. Et toute cette immense armée nous étreignait, nous broyait du nord au sud comme une branche d'étau, vomissant sur nous le feu de ses catapultes et la furie de ses attaques, renouvelant ses forces à mesure que nous perdions des nôtres. Toute cette armée imprévue venait d'éclater comme un volcan sous nos pieds.

Un accablant silence suivit les paroles du général von Zillisheim. Puis on perçut la voix voilée du colonel von Sleinitz qui demandait:

—Et quel est le chef de cette grande armée? Connaissez-vous son nom monsieur le général?

Alors le général von Zillisheim murmura tout pâle:

—Le chef de cette armée s'appelle Maunoury.

Un bruissement de lèvres courut le long des faces terreuses des officiers répétant ce nom qu'ils entendaient pour la première fois.

Quant au grand chef, le grand chef français, nous le connaissions tous; mais jusqu'ici nous n'avions fait que rire de sa renommée abusive et bruyante. Pour nous, c'était le vaincu de Charleroi. Et voici que cet homme nous apparaissait maintenant tout différent de ce que nous l'avions cru; voici qu'à nous souvenir de lui un étrange respect nous pénétrait soudain et que nous nous sentions tous saisis d'appréhension, secoués d'une mystérieuse frayeur à prononcer son nom: Joffre.

Mais ce que nous venions d'apprendre n'était qu'une partie de l'imminente et impitoyable réalité. Le général von Zillisheim tint à nous la dévoiler tout entière. Il nous montra les armées que l'on croyait en déroute se reformant tout à coup sur un geste du grand chef, se retournant sur elles-mêmes toutes à la fois et, de Paris à Verdun, se ruant contre nous d'un bloc avec une fureur vengeresse et une puissance décuplée. Nous avions été arrêtés net par le choc, et depuis trois jours nous luttions sans succès, avec l'énergie du désespoir, à rompre cette charge formidable. Il nous montra nos corps d'armée s'épuisant dans une résistance qui faiblissait d'heure en heure, s'exténuant d'héroïsme et de rage impuissante, nos malheureuses troupes aux abois, la meute infernale déchaînée, nos divisions couvertes de morsures, perdant leur sang, succombant aux assauts répétés des molosses, l'hallali sonnant, et, à Coulommiers, à Esternay, à Fère-Champenoise, à Sermaize, à Triaucourt, French, Franchet d'Espérey, Foch, Langle de Cary, Sarrail, arcboutés sur leurs jarrets frémissants, les yeux en braise et la salive en feu, semblables à autant de dogues épouvantables, ouvrant, refermant et enfonçant sur nous leurs mâchoires féroces.

Hélas! il n'était plus question pour nous de la «Garde à la Loire», ni même de la «Garde à la Seine»! A notre Garde au Rhin les Français répondaient par la Garde à la Marne!

Comme le général von Zillisheim achevait son exposé, au milieu de notre attention angoissée, un capitaine d'artillerie entra précipitamment.

—Monsieur le colonel, fit-il en s'adressant à son chef, l'ennemi vient de nous démonter un obusier. Il y a un lieutenant et vingt hommes de tués.

Les deux artilleurs sortirent.

—Oui, dit le général von Zillisheim, ils ont trouvé moyen d'avancer leurs maudits 75 et maintenant ils tirent sur nos pièces lourdes.

La tempête des canons redoublait de violence, faisant vibrer les vitres des fenêtres ouvertes.

—Et maintenant, messieurs, à vos postes! termina le général von Zillisheim. Nous aurons demain une rude journée.


Lorsque Kaiserkopf eut reçu les instructions du général von Morlach, complétées par celles du colonel von Steinitz, nous repartîmes pour Etrépilly. Notre petite auto refit en sens inverse la route encombrée de charroi, tandis que nous ruminions sans un mot nos sinistres préoccupations et que le soir tombait mollement sur la campagne foudroyée. Au loin les incendies commençaient à s'empourprer; devant nous, le bûcher où se consumaient nos morts jetait des flammes cramoisies.

A Etrépilly, une pénible nouvelle nous attendait: Poppe avait été tué. Un fusant lui avait déversé sur la tête sa gerbe de balles.

Kaiserkopf tint en arrivant un petit conseil de guerre avec ses officiers. Il en restait huit: Schimmel, le capitaine Tintenfass et un lieutenant de sa compagnie, le capitaine et deux lieutenants de la septième compagnie, un premier-lieutenant et un lieutenant de la huitième. Encore, sur ce nombre, trois étaient légèrement blessés.

Schimmel souffrait de son doigt, où la gangrène menaçait de se mettre.

—Bah! disait-il, ce n'est pas le moment de se faire soigner! On me coupera la main plus tard.

Nous couchâmes sur les positions. Les soldats, harassés, essayaient lourdement de dormir. Incapables de fermer l'œil, les officiers faisaient les cent pas, fumant fébrilement, les nerfs surmenés.

Un silence prodigieux s'était abattu sur l'étendue. Plus un canon ne tirait. Je n'entendais que le gémissement des grands blessés dans le hangar voisin et le pétillement plus lointain, les petits craquements sinistres du bûcher. De temps en temps un coup de sifflet, un cri de chouette ou le coassement d'une sentinelle scandant: «Wer da?»

Appuyé sur le mur bas du cimetière, je contemplais le décor nocturne de cette plaine infinie sur laquelle un ciel immense, tout scintillant d'étoiles, arrondissait sa voûte pacifique. Fixes et limpides, les astres arrangeaient selon l'ordre accoutumé sur le profond mystère céleste leurs constellations immuables. Poussé par ses trois bœufs et monté sur ses quatre roues, le lent et majestueux Chariot passait tranquillement au-dessus de l'horizon nord-ouest. La magnifique topaze d'Arcturus resplendissait sur Paris. Saphirine, Véga brillait au zénith, tandis que, sous la croix du Cygne, le doux Altaïr descendait gravement dans le sud occidental. Tout était calme, grand, mesuré, éternel. Les mondes sereins ennoblissaient l'espace, où, seul, Mars ouvrait un œil rouge sur la terre où se fracassaient les humains.

Je les vis peu à peu pâlir, s'affaiblir, disparaître, tandis que l'aube argentée, puis rosâtre se levait à l'orient, sur l'Ourcq.

Aux premières lueurs du matin, tout l'univers se réveilla, formidable et fulgurant, et, de tous les horizons, les canons, comme des coqs, saluèrent l'aurore. Aussitôt les innombrables soldats qui peuplaient cette étendue durent cesser de respirer librement et de pouvoir se tenir debout face au ciel; ils durent de nouveau s'enfouir le nez dans la terre, descendre sous les racines des plantes et sentir trembler leur cœur. Quand la grosse courbure sanglante du soleil se montra, l'air était déjà plein de poussière, d'opacité, de vapeurs, et les incendies redevenaient noirs. L'orage grondait, gonflait, se déchaînait tumultueusement et la pluie qui tombait des shrapnells éclaboussait de fer les hommes et les choses. De vifs éclats, brefs et blancs comme des pointes de foudre, trouaient la rafale.

Toute la matinée se passa à subir cette douche. Immobilisée dans le cimetière, l'ancienne compagnie Kaiserkopf, maintenant compagnie Schimmel, s'abritait tant bien que mal derrière les murs, les marbres et dans les petites tranchées creusées à travers les tombes. Mais les shrapnells éclatant au zénith la mitraillaient sans pitié et parfois un percutant bien placé emportait un morceau du cimetière, faisant voler à la fois de la terre, des pierres, des membres déchiquetés et des débris d'ossements. La lassitude et le découragement étaient immenses. Presque tout le monde était plus ou moins éraflé, écharpé, contusionné, et nos sanitaires lavaient, aseptisaient, suturaient, pansaient sans relâche. De temps en temps un brancard partait pour le hangar ou le bûcher.

Promu depuis la veille aux fonctions de feldwebel, Biertümpel n'eut pas à exercer longtemps son nouveau commandement. Décapité par un éclat d'obus, il tomba en deux tronçons inégaux dans une fosse, où on n'eut plus qu'à le couvrir de terre.

Sombres et brutaux, les obusiers lâchaient toujours leur tir irrité, mais leurs bordées semblaient moins fréquentes. Quant à notre artillerie légère, elle ne rageait plus que par intermittence. C'était au nord, vers Betz et le plateau d'Étavigny, que s'exaspérait le plus la canonnade; c'est là que se produisait le choc du IVe corps actif et des nouvelles divisions françaises, là qui se portaient les coups décisifs.

Vers midi, le paysage se raya d'une multitude de lignes rouges. Il en naissait de partout, de derrière les haies, des chaumes, des bois, des vallons; il en fusait des villages et des écarts, qui se déployaient rapidement en éventails. Aussi loin que scrutait la jumelle, vers Puisieux, vers Douy, vers Vareddes, on apercevait ces mouvements linéaires, parfois dominés de bleu ou de blanc. En même temps l'artillerie française redoublait de furie.

—C'est l'assaut! me dit Schimmel. Nous ne résisterons pas.

Les lignes avançaient lentement, de partout, sous notre mitraillade débilitée. Et tout à coup, à notre suprême horreur, nous n'entendîmes plus le feu de nos obusiers. Un vide immense sembla alors se creuser de notre côté, comme un effondrement de bruit. Kaiserkopf, qui était là, hagard et tremblant d'une fureur concentrée, dit brusquement:

—En voilà déjà qui se retirent.

Une colonne d'infanterie débouchait en effet des derrières de la ferme de Champfleury et venait s'engager lourdement sur le chemin de Vincy.

Une estafette apportait un pli. Kaiserkopf le prit avec nervosité.

—Ordre de ramener en arrière les éléments avancés du bataillon, fit-il sourdement.

Un grand flottement commença alors à régner dans les lignes. Le vague sentiment d'un désastre prochain ruinait les courages et brisait les volontés. Bientôt on apprenait que le IVe corps, du côté de Nanteuil-le-Haudouin, décimé par l'artillerie française qui couchait les nôtres par milliers, ne pouvait plus avancer. Puis, vers quatre heures, une nouvelle terrifiante se propagea: les Anglais avaient passé la Marne et progressaient dans la direction de l'Ourcq. C'était la seconde branche de l'étau qui se refermait sur nous.

Dès lors ce fut épouvantable. Les unes après les autres, les positions étaient abandonnées; d'abord celles de la ligne Etrépilly-Vareddes, puis celles de la Thérouanne, puis les nôtres sur le plateau. L'artillerie lourde de Trocy était partie; celle de Gué-à-Tresmes la suivait; les pièces légères, ou ce qu'il en restait, disparaissaient. Déjà les balles des lignes françaises commençaient à nous arriver par salves hurlantes. Et notre désarroi fut à son comble quand nous vîmes brusquement surgir derrière nous une batterie française qui arrivait au grand galop de ses chevaux occuper l'emplacement d'une de nos batteries détruites et prendre en écharpe nos retranchements.

C'est à ce moment que fut tué Schimmel. Il était debout, cherchant à réunir ses hommes. Je le vis porter la main à son front, comme l'officier français de Villeroy. Il eut le temps de crier:

—Je suis touché... Adieu, amis!

Puis il s'effondra de son haut dans la poussière sanglante.

Adieu, Schimmel!... Il avait sa dureté, il avait ses vices; mais il était brave, énergique, précis, savant, esclave du devoir: c'était un officier prussien, et, maintenant encore, je ne sais pas de plus bel éloge.

Tous les gradés étaient morts, la compagnie me revenait. Je désignai Max Helmuth aux fonctions de feldwebel et je me mis à la recherche de Kaiserkopf. Je le trouvai qui organisait le départ du train de combat du bataillon, s'emportant contre les caissons inutilisables et les voitures disloquées.

—Eh bien, fit-il en m'apercevant, on s'en va, on f... le camp!... Ah! fatalité!...

Et tendant son poing furibond vers Paris, il cria:

—Salope! tu ne perds rien pour attendre!... On t'aura plus tard!

J'avais à peine eu le temps de lui annoncer la mort de Schimmel, qu'à vingt mètres de nous un obus s'abattait au milieu du train avec un fracas formidable, projetant un cheval en l'air, en éventrant un autre, brisant tout, tuant ou blessant cinq ou six hommes.

Tausendhenkerpotzsacram....

Mais Kaiserkopf n'avait pas achevé son juron, qu'un second obus venait lui éclater droit sous les pieds, le faisait sauter effroyablement en autant de morceaux qu'il y avait de bourreaux dans son blasphème et m'envoyait rouler moi-même en plein dans le cheval éventré.

Je me relevai après un étourdissement de quelques minutes. Le cheval avait amorti ma chute; mais mon épaule gauche me faisait horriblement souffrir, et je m'aperçus que du sang tombait par gouttes de ma manche.

Quant à Kaiserkopf, il me fut impossible de rien reconnaître de lui dans les débris informes qui jonchaient l'endroit où il avait été frappé. Un chapelet d'entrailles pendait à une branche d'arbre.

Le colonel von Steinitz arrivait sur les lieux.

—Diable, fit-il, on me tue tous mes officiers... Qui reste-t-il chez vous? me demanda-t-il.

—Personne, monsieur le colonel.

—Et la sixième?... Le capitaine Tintenfass?

—Tué, fit un sergent.

—Le lieutenant Korf?

—Disparu.

—Wachsmann?... Schuster?

—On ne sait pas.

Il se retourna vers moi:

—Nous n'avons pas de temps à perdre... Vous allez prendre la charge du bataillon... Mais vous êtes blessé, je crois?

Je répondis:

—Pas suffisamment pour m'empêcher de faire mon devoir, monsieur le colonel.

—Bien. Rassemblez le bataillon. Il est sept heures. Le régiment part à huit. C'est vous qui prenez la tête par la route de Vincy et de Rouvres, en direction de Villers-Cotterets.

—Comptez sur moi, monsieur le colonel, déclarai-je, éperdu d'orgueil, malgré ma blessure, et lâchant mon bras gauche pour porter à mon casque déchiré ma main droite barbouillée de sang.

Je gagnai notre poste de secours pour me faire panser. J'en sortis le bras dans un bandage et m'occupai aussitôt de rassembler les quatre compagnies du bataillon. Il n'en restait pas grand'chose. Lorsque je fis procéder à l'appel, sous le médiocre couvert d'un pli de terrain, le bataillon ne comptait plus que cent vingt-trois hommes valides ou blessés en état de marcher. Nous possédions encore un fourgon, un caisson et trois chevaux.

Le départ s'effectuait dans le plus honteux désordre. Outre les unités plus ou moins régulièrement reconstituées qui commençaient à s'écouler par les deux routes montant du plateau d'Etrépilly vers le nord-est, des troupeaux de fuyards battaient confusément en retraite le long des colonnes ou à travers champs, sans chefs et de leur propre autorité. Des monceaux d'objets disparates étaient abandonnés ou jetés dans les fossés, dans les retranchements, parsemaient le sol, toiles de tentes, sacs, vêtements, cartouchières, outils, dépouilles hétéroclites des villages, jusqu'à des armes, et surtout d'innombrables bouteilles. Un vent de fureur et de panique emportait cette cohue en marche.

J'aperçus Wacht-am-Rhein prostré sur un talus, le corps secoué de gros sanglots et pleurant tragiquement.

—Qu'avez-vous? l'interpellai-je avec sévérité. Vous feriez mieux de venir m'aider à mettre un peu d'ordre dans cette bagarre... Êtes-vous blessé?

—Non, monsieur le commandant...

—Alors que faites-vous là?

—Je ne peux pas... c'est plus fort que moi... Je ne puis pas voir ça! fit-il lamentablement. J'aimerais mieux être mort que d'assister à des choses pareilles...

Au même instant, un soldat débandé qui passait, et dans lequel je reconnus un des hommes que Wacht-am-Rhein avait le plus bourrés de coups de crosse, braqua sur lui un pistolet volé et fit feu en criant:

Alles kaput!... Tout est foutu!... Tiens, salaud, voilà pour toi!...

Wacht-am-Rhein reçut la décharge en pleine poitrine.

D'un coup de revolver j'abattis à mon tour le misérable. Les deux corps furent poussés ensemble dans le fossé l'un sur l'autre.

La mort du fidèle Wacht-am-Rhein ne devait pas clore la liste de nos pertes. Il nous restait à enregistrer la plus cruelle de toutes: celle du colonel von Steinitz, asphyxié par la déflagration d'un obus à la mélinite, pendant qu'il présidait au regroupement de son régiment. Le lieutenant-colonel Preuss le remplaça.

Il s'agissait d'évacuer les grands blessés. Il y en avait deux cent cinquante dans le hangar, qui était archiplein. Ces malheureux étaient intransportables. Sans doute ne pourrait-on faire autrement que de laisser toute l'ambulance tomber aux mains des Français. On en amenait toujours de nouveaux, que les médecins, débordés, refusaient de recevoir. Ils restaient là, aux abords de la bâtisse, déposés sur l'herbe, sommairement pansés par les infirmiers, tandis que d'autres, mélangés aux cadavres, étaient portés indistinctement au bûcher où on les jetait encore vivants dans les flammes.

Je vis passer ainsi le pauvre Schnupf, exsangue, le thorax défoncé. Il me jeta un regard de détresse.

Une voix fit à côté de moi.

—Fameuse affaire! En voilà un qui va faire tout de suite son purgatoire. Il ira droit au ciel!

A cheval au milieu de la mitraille, le général von Morlach dirigeait la retraite, aiguillant successivement colonnes et convois sur la route de Vincy. Nous attendions notre tour.

Je le vis soudain qui faisait un geste tranchant et négatif, tout en proférant d'une voix rageuse:

Nein!... Nein!... Le feu!... Ils n'auront que des cendres!...

Je regardai du côté du hangar. Le personnel sanitaire déménageait à la hâte. Bientôt après je vis des sapeurs lancer dans l'ambulance des grenades incendiaires et des jets de pétrole. Le bâtiment s'embrasa tout entier en quelques minutes, au milieu de hurlements effrayants. La charpente de fer apparut, se tordant et grimaçant comme un squelette, dans l'effondrement des poutrelles, des plâtras et des briques, au milieu des flots violents de la combustion et du charivari dantesque des blessés, où je crus reconnaître la vocifération atroce de Vogelfænger.

Nous partions. C'était à nous. Nous partions diminués encore d'une douzaine d'hommes que venait de faucher dans le bataillon la mitraille française. Et nous nous enfonçâmes au cœur de la déroute, tandis que les flammes féroces du hangar d'Etrépilly léchaient le ciel violâtre où fuyaient de grands nuages verts.


Je marchais au milieu du bataillon, réduit à l'effectif d'une demi-compagnie, où figuraient de nombreuses têtes bandées et des bras en écharpes, et où bien des hommes n'avaient plus de fusils, soit qu'ils l'eussent perdu, soit que, ne pouvant plus le porter, ils s'en fussent débarrassés. Nous cheminions mornes et désespérés entre deux rangs de débandards. Les obus semblaient nous suivre, nous chercher, vouloir changer notre retraite en débâcle. Ils nous lapidaient de terre, de pierres, de débris de végétaux et parfois ouvraient dans la colonne un trou pantelant.

Nous venions de dépasser le croisement de la route de Puisieux, quand je fus atteint.

Je m'affaissai, le souffle coupé, les yeux pleins d'éclairs, le cerveau tourbillonnant. Quand je voulus réagir, je m'aperçus que je ne pouvais pas me relever. Saisi de l'horrible angoisse d'être abandonné sur place et d'être fait prisonnier par les Français, je me mis à hurler comme un sourd:

—Arrêtez!... Arrêtez, sacrés cochons!... Ne me laissez pas là!... Mettez-moi dans le fourgon!... Entendez-vous?... Je suis votre commandant... Obéissez-moi, brutes!...

Je faillis perdre connaissance de douleur quand ils m'enlevèrent. Ils me déposèrent sur de la paille dans l'obscurité du fourgon, où gisaient déjà des corps. Une odeur de sang, de sanie et d'urine me saisit à la gorge.

On se remit en marche. Les cahots de la voiture m'entrèrent dans les viscères. La fièvre me battait aux tempes. Mes compagnons geignaient péniblement et je joignis mes gémissements aux leurs.

Un «khrr, khrr» qui ne m'était pas inconnu me sembla provenir du fond de la voiture.

—C'est vous, Hildebrand? fis-je.

—Qui êtes-vous?... khrr, khrr... Qui m'appelle?

—C'est moi, Wilfrid Hering.

—Ah! cher ami!... khrr, khrr... Blessé?

—Oui. Pouvez-vous venir vers moi?

—Je ne puis pas bouger.

—Moi non plus.

—Moi non plus.

—Ah! cher ami!... khrr, khrr... Quelle aventure!...

—Qui eût jamais cru...

—... khrr, khrr, khrr...

Nous continuâmes à échanger nos doléances dans la nuit.

Nous fîmes halte au petit jour, à proximité d'une forêt. Une ambulance se trouvait là et nous pûmes enfin recevoir des soins. Le canon sonnait toujours autour de nous, mais plus lointain. Seuls les coups d'un parti de cavalerie qui nous poursuivait avec de l'artillerie à cheval restaient pour nous dangereux. Il y avait eu dans le voisinage, une heure auparavant, une escarmouche avec des dragons français. On en avait tué un. On avait trouvé sur lui un papier dactylographié qu'on m'apporta. C'était un ordre du jour signé d'un général français. Il était ainsi conçu:

Soldats! sur les mémorables champs de bataille qui furent témoins, il y a un siècle, des victoires de nos ancêtres sur les Prussiens de Blücher, notre vigoureuse offensive a triomphé de la résistance des Allemands. Poursuivi sur ses flancs, son centre rompu, l'ennemi bat en retraite vers l'est et le nord par marches forcées. Les corps les plus redoutables de la vieille Prusse, les contingents du Hanovre, de la Saxe et du Brandebourg, se sont repliés en hâte devant vous. Vous aurez encore à supporter de dures fatigues à combattre de rudes batailles. Que l'image de votre patrie souillée par les barbares reste toujours devant vos yeux! En avant, soldats! Pour la France!

Cette lecture m'impressionna douloureusement. Hélas! étions-nous donc des barbares?... J'avais deux côtes brisées. On me réinstalla, un peu plus commodément, dans mon fourgon. Le baron Hildebrand von Waldkatzenbach mourut avant le départ, et j'en étais presque à envier son sort, tellement la perspective d'une nouvelle étape au milieu d'affreuses souffrances me remplissait d'angoisse.

Mais nous n'avions pas fait quatre kilomètres, et je croyais ne pouvoir supporter plus longtemps le voyage, quand une commotion épouvantable souleva la voiture, l'ouvrit, la projeta comme dans une éruption volcanique...... Et je disparus dans le néant...


Lorsque je sortis, bien indistinctement encore, de mon coma, une lumière douce, tamisée, bleuâtre m'enveloppait. Je devais être dans un lit, car je sentais autour de moi comme le suaire léger d'un drap et ma tête reposait immobile dans le creux souple d'un oreiller.

Au delà de l'atmosphère bleu pâle, la limite de mon regard s'arrêtait sur une surface plane d'un blanc laiteux qui pouvait être un plafond. Au bout d'un temps assez long de demi conscience, occupé à m'apercevoir peu à peu que de l'air entrait en moi, que je respirais, que je vivais, je voulus tourner ma tête pour voir ailleurs et reconnaître où j'étais. Je ne pus faire le moindre mouvement, étroitement retenu par le réseau multiple de la douleur. J'essayai d'écouter. Des bruits imprécis me parvinrent, comme des chuchotements, des remuements ouatés, des glissements feutrés de pas, le tic-tac d'une pendule, d'autres souffles respiratoires que le mien. Je restai encore un long temps à chercher à interpréter ce demi silence. En quel lieu étais-je?... Comment m'y trouvais-je?... Puis soudain, je me souvins vaguement: la guerre... du sang... des batailles... Je devais être quelque part dans un lit, à la suite de ces horribles événements... Avais-je rêvé?... était-ce vrai?... ou rêvais-je encore?... Puis je me souvins un peu mieux... Les Français!... Un éclair jaillit... Ah! mon Dieu! étais-je prisonnier des Français?... Mon cœur se mit à battre si fort qu'il me sabra d'une douleur aiguë... Mon ouïe devenait meilleure; j'écoutai plus attentivement... Et j'entendis des voix... oui... Herrgott!... des voix qui prononçaient des mots allemands...

Alors je m'efforçai de rassembler de l'air dans ma poitrine, pour faire moi aussi résonner ma voix... et dans un craquement de souffrance de tout mon être j'exhalai faiblement:

—Où suis je?

Au bout d'un instant je vis apparaître dans mon champ visuel le haut d'une cornette blanche, et je perçus ce mot qu'accentuait près de moi une voix féminine:

Aachen.

Aix-la-Chapelle!... N'était-ce pas ce même nom qu'avait prononcé Schimmel, alors qu'étincelaient à l'horizon sous les feux du soleil levant les vitres de la ville de Charlemagne?... Ainsi je me trouvais revenu à l'endroit d'où j'étais parti un mois auparavant!... Combien de jours avait duré ce voyage de retour dont je ne gardais pas de souvenir?... Comment s'était il accompli?... Sans doute dans un de ces lugubres trains de blessés dont nous avions croisé un si grand nombre et où, privé de sens, ballotté comme une loque inerte, j'avais dû rouler, rouler sans m'en apercevoir à travers la France et la Belgique jusque dans cet hôpital d'Allemagne...

Je revoyais comme au déroulement d'un rapide film cinématographique les scènes tragiques auxquelles j'avais assisté, que j'avais vécues, ou peut-être seulement rêvées: les trains de soldats trépidants, chargés de drapeaux, d'inscriptions: Nach Paris!... les avions, le grand zeppelin fantastique, puis l'entrée en Belgique, le défilé devant le général von Kluck, la première bataille sur les bords du Demer; je revoyais l'incendie de Louvain, Mons, les prisonniers anglais avec leurs pipes de bruyère et leurs regards affamés, la marche en France, le combat de la Somme, les chasseurs bleus, Kœnig... «pardon, pardon, vous seul étiez noble, juste, grand»... le viol de la jeune fille française, Montdidier, Senlis, Ermenonville... et cette terrible bataille... comment s'appelait-elle déjà?... cette bataille de cinq jours qui avait rompu notre force et m'avait rejeté moi-même sur ce lit de souffrance... comment s'appe... ah! die Marne... die Marne!...

Que s'était-il passé ensuite?... Je l'ignorais... Etions-nous vainqueurs ou vaincus?... Peu m'importait... peu m'importait vraiment... Krieg ist Krieg... Que de sang, mon Dieu!... que de morts! que d'épouvante!...

Et comme je regardais, les yeux dilatés d'effroi, je distinguai devant moi, pendue au plafond blanc, une paroi grise, que ma vue maintenant atteignait. Et au milieu de cette paroi, sous l'axe de mon regard, se trouvait un portrait, un grand portrait dans un cadre doré. Sous un colback à flamme écarlate, au-dessus de l'attila rouge de sang des hussards de Brandebourg, un visage dur, au nez de proie, aux yeux perçants, barré d'une moustache raide aux pointes aiguës et menaçantes, offrait arrogamment sa pose hautaine et théâtrale.

C'était l'Empereur, der Kaiser Wilhelm II.

Je tressaillis. Le Seigneur de la Guerre me regardait de ses yeux faux, de ses yeux cruels, de ses prunelles diaboliques. C'était lui qui m'avait saisi!... Hélas! hélas!... Pourquoi tout cela?... Mon père, ma mère, mes sœurs... Dorothéa, la maison de Goslar, la forêt romantique du Harz!... Qu'on était bien là-bas!... et qu'il eût été doux de vivre!...

Et tandis que je demeurais comme hypnotisé par cette apparition, j'entendis un bruit de pas bottés qui approchaient. Puis une voix grave d'homme dit tout près de moi:

—Mettez-lui le masque, Schwarz. Nous allons l'opérer.

Quelque chose de mou et d'humide vint alors s'appliquer sur mon nez, sur ma bouche. Une odeur éthérée et piquante pénétra en moi. Et pendant que mon cerveau se mettait à vaciller, je vis le portrait qui se transformait, qui s'animait bizarrement devant moi. La flamme écarlate du toquet s'ornait d'une plume de coq, le dolman rouge se drapait en petit manteau de soie sur l'épaule, les yeux se bridaient, les sourcils se relevaient, la moustache s'effilait et se dressait davantage, soulignée par une barbiche sardonique. Et j'entendis ces paroles qui sortaient de la bouche du méphistophélique histrion:

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