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Nélida; Hervé; Julien

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The Project Gutenberg eBook of Nélida; Hervé; Julien

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Title: Nélida; Hervé; Julien

Author: Daniel Stern

Release date: October 10, 2008 [eBook #26863]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK NÉLIDA; HERVÉ; JULIEN ***

Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

NÉLIDA

HERVÉ
JULIEN
PAR
DANIEL STERN
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS

1866

«La première production d'une intelligence originale est presque toujours curieuse à étudier: on y découvre en espoir toutes les autres.» Mémoires de Carnot. Nous avons pensé que le public serait de cet avis, et c'est pourquoi nous réimprimons les premières oeuvres de l'écrivain éminent à qui l'on doit quelques-uns des plus beaux travaux historiques et philosophiques de notre temps. Si l'auteur de Nélida, d'Hervé, de Julien, a grandi en talent, et en renommée depuis l'époque (1842-1846) où il livrait à la publicité ces fictions romanesques; si son esprit, de plus en plus libre, s'est élevé d'un essor plus hardi vers la vérité, il n'en est pas moins évident que, dès les premiers essais d'une plume encore inexpérimentée, il se révèle tout entier et tel qu'il sera toujours: passionné, religieux, épris d'un noble idéal, par-dessus tout sincère avec lui-même et avec autrui.

LES ÉDITEURS

NÉLIDA

PREMIÈRE PARTIE

Alle Erscheinungen dieser Zeit zeigen dass die Befriedigung im alten Leben sich nicht mehr findet.

HEGEL.

C'était au mois de juin; le soleil, à son midi, inondait l'horizon de clartés; pas un nuage ne voilait la splendeur du ciel. Une chaude brise glissait sur l'étang et se jouait dans les roseaux sonores. Près de la rive, à l'ombre d'un rideau de peupliers, sommeillait un couple de cygnes. Le nénuphar ouvrait ses ailes blanches sur le miroir des eaux. Dans une barque, amarrée au tronc d'un saule dont les rameaux flexibles formaient au-dessus de leurs têtes une voûte mobile et fraîche, deux beaux enfants étaient assis, qui se tenaient par la main. Le plus âgé pouvait avoir une douzaine d'années; c'était un garçon robuste, hardiment découplé, aux yeux noirs, au teint brun: un enfant des campagnes, épanoui au soleil, accoutumé à se jouer librement au sein de la mère nature. L'autre était une jeune fille qui paraissait avoir un ou deux ans de moins. Rien n'égalait la pureté de ses traits; mais son corps frêle avait déjà cette grâce inquiétante des organisations trop délicates ou trop hâtivement développées; son cou, d'une blancheur mate, fléchissait sous le poids de sa chevelure d'or; une pâleur maladive couvrait ses joues; un léger cercle entourait ses yeux d'azur; tout trahissait dans cette créature charmante l'alanguissement des forces vitales.

—C'est trop ennuyeux de rester toujours à la même place, dit le garçon en se levant brusquement; je vais défaire la chaîne, et nous irons là-bas voir le nid de sarcelles.

—J'ai peur, dit la jeune fille, en essayant de retenir dans ses deux petites mains blanches la main vigoureuse et hâlée de son compagnon.

—Puisque c'est moi qui ramerai, reprit-il avec une gravité comique. Et s'arrachant sans peine à la faible étreinte qui lui faisait obstacle, il détachait la barque, saisissait l'aviron, et voguait vers le milieu de l'étang sans écouter les plaintes de sa compagne, qui, le suppliant du regard, s'écriait d'une voix craintive:—Guermann! Guermann!

Au bout de quelques instants d'un silence causé par un mélange d'effroi et de plaisir:—O mon Dieu, reprit la jeune fille, si l'on nous voyait! Regarde donc, je crois que la fenêtre de ma tante est ouverte.

Guermann leva les yeux; le soleil donnait en plein sur les croisées du château et les faisait étinceler comme des diamants; il n'y avait personne au balcon de la vicomtesse d'Hespel.

—Elle ne nous reconnaîtrait pas de si loin, dit-il; d'ailleurs elle n'est pas là; puis le grand mal si elle nous reconnaissait!

—Tu n'as donc pas peur d'être grondé, toi, reprit la jeune fille qui se rassurait peu à peu; qu'est-ce que dit donc ta mère quand tu fais ce qu'elle défend?

—Oh! d'abord, ma mère n'a pas le temps de me défendre grand'chose; et puis, Nélida, quand je fais quelque chose de mal, elle ne gronde pas, elle pleure.

—Et alors?

—Et alors, je l'embrasse.

—Et alors?

—Et alors elle prend un air moitié fâché, moitié content, et elle me dit: «Méchant enfant! il faudra donc toujours tout te pardonner!» Je sais cela d'avance.

En devisant ainsi, les deux enfants étaient arrivés à une partie de l'étang obstruée par une masse de roseaux et d'autres plantes aquatiques. Guermann écarta avec précaution une touffe de joncs dont les soyeuses aigrettes semblaient des flocons de neige oubliés par l'hiver au sein de cette luxuriante verdure; et Nélida poussa un cri de joie en apercevant le nid de sarcelles, où reposaient, doucement échauffés par un rayon de soleil, huit ou dix petite oeufs d'un fauve verdâtre, polis et luisants, charmants à voir. Elle contempla longtemps ce spectacle nouveau pour elle; jamais rien de semblable ne s'était offert à sa vue; car elle était de ces tristes enfants des villes à qui la nature demeure étrangère, qui ne se sont jamais éveillés au chant de l'alouette, qui n'ont jamais cueilli la mûre sauvage sur la tige épineuse, et qui n'ont pas vu le papillon délivré ouvrir ses jeunes ailes dans l'atmosphère embaumée d'avril. Depuis la mort de ses parents, qu'elle avait perdus tous deux comme elle était encore au berceau, Nélida de la Thieullaye, confiée au soin de sa tante, la vicomtesse d'Hespel, avait à peine quitté Paris. Cette année pourtant, la vicomtesse s'était décidée à passer deux mois dans ses terres; mais là encore, elle craignait pour Nélida les pernicieux effets du soleil et de la rosée, et, de peur des loups, des serpents, des chauves-souris et des crapauds dont elle avait horreur, elle la laissait très-rarement sortir. Elle lui avait interdit surtout de dépasser jamais l'enceinte du parc, fermé de trois côtés par un grand mur, et de l'autre par l'étang où Nélida s'aventurait en cet instant, malgré les défenses les plus formelles.

Après qu'elle se fut longtemps oubliée à examiner le nid:—Maintenant, ramène-moi vite à la maison, dit la jeune fille.

Guermann reprit la rame; mais au lieu de se diriger vers la rive du parc, il vint, sans tenir compte des instances de sa compagne, aborder au côté opposé de l'étang que longeait un chemin public.

—Il fait bien trop beau pour rentrer déjà, dit-il; allons nous promener un peu; nous serons de retour avant qu'on se soit seulement aperçu que tu n'es plus au jardin.

Disant cela, il amarra la barque à un poteau, saisit dans ses bras Nélida tremblante, l'enleva lestement, traversa le chemin en chantant à tue-tête comme pour appeler et narguer les regards, sauta un fossé, enjamba une haie, et déposa son doux fardeau au bord d'un champ de trèfle en fleur.

La timide enfant, enhardie par le ton résolu de Guermann, séduite à la vue des horizons illimités qui s'ouvraient devant elle, excitée par ce vent de liberté qui lui soufflait pour la première fois à la face, se mit à courir de tout son coeur et de toutes ses jambes à travers champs, non sans faire plus d'un faux pas dans les sillons raboteux, non sans demeurer souvent accrochée aux branches par les rubans flottants de sa robe de mousseline. Ces mésaventures provoquaient de grands éclats de rire, que plus d'un écho surpris répétait au passage.

Après avoir longtemps couru, bondi, erré au hasard, le long des haies odorantes, sur la lisière moussue des bois, dans l'herbe des prairies, foulant joyeusement sous leurs pieds, cueillant, pour les jeter aussitôt, des gerbes de marguerites, de boutons d'or, de digitales, les deux enfants se trouvèrent au bas d'un verger planté sur une colline exposée au midi, et dont une forte palissade gardait l'entrée.

—Oh! les belles cerises! s'écria Nélida, en jetant un regard de convoitise sur les baies rougissantes d'un arbre peu distant du chemin, mais qu'elle croyait placé là hors de toute atteinte.

—Tu en veux? dit Guermann, dont l'oeil exercé avait déjà reconnu un endroit où les pieux étaient moins solidement joints, et par lequel, après plusieurs tentatives malheureuses, en s'écorchant les mains et les genoux jusqu'au sang, il parvint à se faire passage. Grimper au cerisier, rompre une branche chargée de fruits, reprendre son élan, sauter par-dessus la palissade, tout cela fut l'affaire d'un clin d'oeil.

—Sauvons-nous! s'écria Guermann en saisissant le bras de Nélida stupéfaite; le père Girard m'a vu; c'est un vieux grognon qui va nous courir après.

Et, fuyant avec la rapidité d'un chevreuil effarouché par la meute, il entraîna la jeune fille, gagna l'étang en moins de dix minutes sans même se retourner pour voir s'il était poursuivi, poussa Nélida dans la barque, y sauta après elle, lança le petit esquif, d'un vigoureux coup de pied, loin du rivage, fit force de rames, et se trouva bientôt hors de portée, à une grande distance du bord, au milieu des joncs et des nénuphars. Alors seulement les deux enfants osèrent regarder en arrière. Le père Girard arrivait en ce moment, tout essoufflé, le visage écarlate, le front en sueur. Sa voix rauque et son poing fermé envoyaient des menaces et des imprécations à l'effronté scélérat qui avait osé, sous ses yeux mêmes, lui dérober ses plus beaux fruits. Nélida se prit à pleurer.

—Mange tes cerises, lui dit Guermann, d'un ton si impérieux, qu'elle obéit machinalement, en laissant tomber une larme sur le fruit à demi mûr.

—J'ai eu tort de vouloir ces cerises, dit-elle bien bas, c'est mal de voler.

—Tu vas me faire un sermon à présent, n'est-il pas vrai? Mange tes cerises et ne pleure pas; le père Girard croirait que nous avons peur.

Lassé de vociférer en pure perte et de se voir narguer par un petit vaurien, le père Girard quitta la place en jurant qu'il allait porter plainte au garde champêtre. Nélida rentra consternée au château et fut sévèrement réprimandée sur l'état pitoyable de sa toilette. Madame Régnier, la mère de Guermann, qui habitait une petite maison du village, apaisa son hargneux voisin par un peu d'argent et beaucoup de bonnes paroles. Quant à Guermann, il ne fit d'autre amende honorable, on ne put lui arracher d'autre excuse que ces mots, dits d'un air fier et dédaigneux: «Elles n'étaient pas déjà si bonnes, ses cerises! et d'ailleurs, ce n'est pas pour moi que je les avais cueillies.»

I

Quatre ans avaient passé. Nélida était entrée au couvent de l'Annonciade pour y faire sa première communion, retardée d'année en année par un état de langueur presque constant, qui avait donné de sérieuses inquiétudes. Elle devait rester dans le pensionnat que dirigeaient les dames de l'Annonciade jusqu'à ce qu'elle eût accompli ses dix-huit ans; c'était l'âge fixé à l'avance pour son mariage. La vicomtesse d'Hespel était complétement sous le joug des idées reçues dans le monde. Elle ne voyait dans l'union conjugale qu'un établissement qui donnait aux femmes un rang dans la société; le mariage était à ses yeux une affaire plus ou moins avantageuse, dont les chances ne pouvaient et ne devaient se calculer que la plume à la main, dans une étude de notaire. Pensant, non sans raison, que mademoiselle de la Thieullaye, héritière d'une fortune considérable, serait recherchée par les meilleurs partis aussitôt que l'on annoncerait l'intention de lui donner un époux, elle en avait conclu qu'elle pouvait sans scrupule s'épargner l'embarras de la conduire au bal pendant plusieurs hivers, la vicomtesse préférant, et de beaucoup, y aller encore pour son propre compte. Nélida ignorait ses projets; mais, les eût-elle connus, elle ne s'en fût point affectée; elle était d'humeur douce et soumise, accoutumée à un respect instinctif, et n'avait encore jamais songé à se rendre compte ni de ses goûts ni de ses désirs. Elle entra donc sans répugnance au couvent, et bientôt même, sans oser se l'avouer, s'y trouva plus heureuse qu'elle ne l'avait été dans la maison de sa tante.

Il y a dans la vie des communautés religieuses un charme solennel qui attire et séduit les imaginations vives. Toutes ces existences confondues en une seule existence, cette règle cachée sous laquelle tout ploie, le silence sur toutes les lèvres, l'obéissance, ce silence de la volonté, dans tous les coeurs; de jeunes femmes, enveloppées de deuil, qui chantent d'une voix suave de funèbres cantiques, les sons puissants de l'orgue vibrant sous des mains timides; toutes les sévérités de la religion voilées d'une grâce touchante; je ne sais quel mélange inexprimable enfin de joie et de tristesse, d'humilité et d'extase, qui se révèle sur des visages d'une placidité mélancolique, tout cela captive les sens émus et s'empare du coeur comme par surprise. Nélida, plus qu'une autre, devait se laisser pénétrer de cette poésie du cloître. Douée d'une organisation exquise, elle avait l'âme croyante, prédisposée aux ardeurs mystiques. La douce enfant que nous avons vue, en un beau jour de juin, aussi blanche que les nénuphars, aussi souple que les roseaux de l'étang d'Hespel, la craintive révoltée qui courait par la campagne avec un garçon sans peur et sans vergogne, est devenue une jeune fille calme et grave, d'une merveilleuse beauté; mais les roses du printemps ne sont point écloses sur sa joue; le sourire de la confiante jeunesse n'entr'ouvre pas sa lèvre sérieuse; sa démarche est languissante; son accent plein de larmes; sa paupière, lente à se lever, laisse échapper des regards abattus qui semblent, chargés de tristes pressentiments, demander grâce au destin; on dirait que toutes ses facultés inclinent vers la douleur.

Devinant avec le coup d'oeil d'une femme et d'une religieuse ce qu'il y avait de susceptibilités délicates dans la frêle créature qui lui était confiée, la supérieure du couvent la prit en quelque sorte sous sa tutelle, et, au lieu de la faire coucher au dortoir, elle lui fit préparer, voisine de la sienne, une cellule qu'on arrangea par ses ordres avec un soin inusité. Le lit en bois d'acajou fut abrité sous des rideaux de mousseline; un morceau de tapisserie, bien étroit et bien mince à la vérité, de peur de scandaliser les soeurs converses peu habituées à voir de pareilles recherches, fut étendu au pied du lit, afin que la jeune fille put s'y agenouiller matin et soir, sans trop sentir le froid contact des dalles; au chevet, la supérieure suspendit elle-même un crucifix d'ivoire d'un travail précieux; vis-à-vis, une Vierge d'après Raphaël orna la muraille nue; chose inouïe dans la sévérité d'un monastère, la religieuse fit apporter du jardin et placer au-dessous de la sainte image, comme pour la mieux honorer, deux plantes de bruyère blanche, qu'elle ordonna de renouveler aussitôt qu'on les verrait se flétrir. Une table avec un miroir de toilette et deux chaises en bois de figuier complétaient l'ameublement de la cellule; son unique fenêtre ouvrait sur un quinconce de tilleuls, alors en pleine floraison, d'où s'exhalait le plus suave parfum.

En installant Nélida dans ce petit réduit, la supérieure lui remit la clef d'une armoire où se trouvaient réunis une trentaine de volumes qui ne faisaient point partie de la bibliothèque du pensionnat. C'était un trésor secret, un choix trop bien approprié aux dispositions rêveuses de la jeune fille, de ces auteurs plus fervents qu'orthodoxes, plus séduits que convaincus, qui n'ont cherché dans la doctrine que les sucs propres à distiller le miel; qui n'ont vu dans l'Évangile que les parfums de Madeleine ou la blonde tête de Jean reposant sur le sein ému du Christ, et qui parlent, imprudents, le langage amolli des tendresses humaines pour exprimer les ardeurs du divin amour qui les consume. Nélida profita avec bonheur de la liberté qu'on lui laissait. L'attrait tout nouveau pour elle de ces livres brûlants, ces voluptés de l'extase et du ravissement en Dieu offertes ainsi tout d'un coup sans préparation, sans contre-poids, à son imagination avide et aux instincts de sa jeunesse qui commençaient à s'éveiller, causèrent un grand ravage dans son esprit, Les effusions dithyrambiques des Thérèse, des Chantal, des Liguori, dans le sein de l'époux ou de l'ami céleste, firent sur elle l'effet d'une musique enivrante qui plonge l'âme et les sens en des songes délicieux. Bientôt elle s'absorba dans ces lectures au point de prendre en un dégoût mortel les études de la classe et le caquet des pensionnaires. Elle n'avait pas trouvé d'ailleurs, parmi ces dernières, une seule jeune fille vers laquelle elle se sentît attirée. La plupart étaient des demoiselles nobles et riches comme elle, mais aussi pleines de morgue, aussi entichées de leur noblesse et de leur fortune qu'elle l'était peu elle-même. Toutes se voyaient au couvent à regret, souhaitaient impatiemment d'en sortir, et ne s'entretenaient, dans leurs épanchements vaniteux, que des somptuosités de la maison paternelle et des plaisirs sans nombre qui les y attendaient.

La supérieure venait presque chaque jour, à l'issue du dernier office, s'asseoir auprès du lit de Nélida déjà couchée, et causait avec elle, tantôt de la première communion qui approchait, tantôt des dangers du monde où la jeune fille allait vivre, tantôt enfin de ses lectures dont elle lui expliquait les symboles et le sens caché à un point de vue d'une rare élévation, avec un don particulier de persuasion et d'éloquence. De jour en jour, la religieuse prenait un intérêt plus vif à son élève qui, de son côté, s'attachait à elle avec passion. Mère Sainte-Élisabeth, c'est ainsi qu'on l'appelait, avait porté dans le monde un nom illustre, et, sous l'humilité de la robe de bure et du bandeau de lin, il était facile de reconnaître encore en elle cette habitude d'ascendant involontaire que donnent aux femmes une grande naissance et une grande beauté. Elle n'était pourtant plus belle, quoiqu'elle comptât trente ans à peine; elle avait trop souffert. L'ovale de son visage eût été d'une pureté parfaite, mais le chagrin avait miné ses joues; son nez droit et fier, les contours fins de sa lèvre pâlie rappelaient les plus nobles formes de la statuaire; mais ses yeux noirs, ardents et secs, étaient très-enfoncés dans leur orbite, et son front était sillonné de rides qui se creusaient d'une manière effrayante au moindre froncement de ses épais sourcils; tout en elle portait la trace d'une lutte violente de passions dominées plutôt qu'apaisées. Lorsqu'elle allait au choeur, grande et un peu ployée sous ses longs voiles noirs, sa croix d'argent brillant sur sa poitrine, on éprouvait en la voyant un sentiment mélangé de respect, d'étonnement, de curiosité et de crainte; on sentait là une force cachée qui attirait et repoussait tout à la fois; il semblait qu'on eût la révélation d'une grande destinée brisée.

Un soir, rentrant à une heure plus avancée que de coutume, après une visite de surveillance dans les dortoirs, elle aperçut de la lumière dans la chambre de Nélida. Irritée de cette désobéissance et de l'abus que faisait la jeune fille des privilèges qu'on lui accordait, elle entra vivement chez elle pour lui reprocher, avec sévérité cette fois, une veille prolongée si au delà de l'heure permise; mais un spectacle inattendu fit évanouir sa colère. Nélida, dans sa robe de nuit, était agenouillée au pied du crucifix, les mains jointes, les yeux levés, le visage baigné de larmes. Ses cheveux dénoués tombaient en larges ondes sur son vêtement blanc; ses deux pieds nus passaient à demi sous les chastes plis qui l'enveloppaient tout entière; une petite lampe posée à terre l'éclairait d'une lueur vacillante, et dessinait sa silhouette incertaine sur le fond sombre de la cellule; on eût dit l'une des Marie éplorée auprès du sépulcre vide, ou l'un de ces anges contristés par les péchés de l'homme, tels qu'ils apparaissaient, à Florence, dans l'église de Saint-Marc, au bienheureux frère de Fiesole. Mère Sainte-Élisabeth demeura immobile et contempla longtemps l'enfant de ses prédilections, si absorbée dans l'ardente prière qu'elle ne voyait et n'entendait rien autour d'elle; puis, saisie de respect à la pensée de l'union mystérieuse qui s'accomplissait là entre une âme sans tache et le Dieu d'amour, la religieuse ploya les genoux; et alors, pendant plusieurs minutes, ces deux femmes, dont l'une avait renoncé à toutes ses espérances terrestres, tandis que l'autre posait à peine le pied sur le seuil de la vie, firent monter vers le ciel la même prière.

Toutes deux se levèrent au même moment, et, sans proférer une parole, elles se jetèrent dans les bras l'une de l'autre.—Qu'avez-vous? dit enfin mère Sainte-Élisabeth du ton le plus compatissant, oubliant qu'elle était venue là pour faire des reproches; pourquoi vous trouvé-je ainsi toute en pleurs? Auriez-vous quelque chagrin que j'ignore? Me cacheriez-vous quelque chose, Nélida?

—Rien au monde, ma mère, reprit la jeune fille avec un accent de vérité convaincant.

—Mais ces larmes, cette prière, si avant dans la nuit?

—Je souffre, ma mère, reprit l'enfant; je souffre beaucoup.

—Pourquoi ne pas me le dire plus tôt? Pourquoi ne pas me confier vos peines?

La religieuse s'était assise auprès du lit; Nélida se mit à ses pieds, et, prenant une de ses mains dans les siennes, elle y imprima ses lèvres brûlantes.

—Seriez-vous ici à regret? continua mère Sainte-Élisabeth, voyant que la jeune fille gardait le silence.

—Pouvez-vous le penser? répondit Nélida. Toute ma crainte, au contraire, est d'en sortir trop tôt. Le monde me fait peur; j'éprouve à l'idée d'y entrer une appréhension inexplicable; il me semble certain que j'y offenserai Dieu et que j'y perdrai mon âme. J'entends sans cesse au dedans de moi une voix lugubre qui me dit que je dois mourir… mourir, ou bien… mais je n'ose achever.

—Dites, mon enfant, reprit la supérieure en serrant la main de Nélida dans sa main amaigrie.

—Ou bien, ma mère, ne jamais vous quitter, ne jamais voir le monde; prendre le voile.

—Gardez-vous d'une telle démence! s'écria la supérieure d'une voix vibrante.

Nélida la regarda avec surprise.

Vous pensez donc, ma mère, que je ne suis pas digne…

—Enfant, reprit mère Sainte-Élisabeth, sans lui laisser le temps d'achever, vous ne savez pas ce que c'est que la vie du cloître! Et elle fit à la jeune fille, qui se suspendait à sa parole, un tableau si morne, si désolé, si pathétique et si profondément vrai de la vie claustrale, de sa monotonie, de ses dégoûts, de ses petitesses inévitables, que l'enfant frissonna et qu'une question bien simple, mais à laquelle la religieuse n'avait pas songé sans doute, vint à ses lèvres:

—Vous êtes donc bien malheureuse, ma mère?

Mère Sainte-Élisabeth tressaillit des pieds à la tête.

—Je suis ce qu'il plaît à Dieu, répondit-elle en se levant brusquement, peu importe. Mais, mon enfant, il est insensé à moi de vous faire veiller ainsi; votre tête s'exalte, votre corps s'épuise, vous vous forgez des chimères. Demain il faudra voir le père Aimery et vous mettre, plus entièrement encore que par le passé, sous sa direction. C'est un homme plein de sagesse et de prudence; il saura mieux que moi vous donner des conseils salutaires et rendre la paix à votre âme inquiète.

Disant cela, mère Sainte-Élisabeth s'achemina vers la porte de la cellule, en faisant signe à Nélida de ne pas la suivre.

Ni l'une ni l'autre ne put trouver un instant de sommeil pendant le reste de la nuit.

II

À cinq heures du matin, la supérieure attendait le père Aimery dans la sacristie. C'était une pièce très-basse d'étage, plus longue que large, toujours humide, même dans le fort de l'été, parce qu'elle était au-dessous du sol. Une croisée haute mais étroite y jetait, par des vitraux de couleur orange, une lumière bizarre et fausse. En face de la croisée, un Christ en os jauni par le temps étendait ses bras décharnés sur un fond de drap noir encadré de buis, deux énormes bahuts en vieux bois rongé des vers occupaient les parois latérales; l'un renfermait les nappes d'autel, les candélabres, les vases, les ornements de toute sorte; l'autre était le vestiaire des prêtres. Un confessionnal découvert, formé d'une planche en sapin percée d'un grillage, servait à confesser les étrangers qu'attirait la réputation du père Aimery. Le prie-Dieu du révérend père, un fauteuil et quelques chaises en tapisserie achevaient de meubler cette pièce d'aspect lugubre. La religieuse, après l'avoir plusieurs fois arpentée en tous sens, s'était enfin assise sur le fauteuil. Elle paraissait excessivement agitée; de temps à autre elle jetait les yeux sur la porte extérieure qui ne s'ouvrait pas. Toute la nuit elle avait songé à Nélida; elle se repentait de l'avoir dissuadée d'entrer en religion. Cette vocation que la jeune fille croyait sentir, et dont elle lui avait démontré la folie avec tant de véhémence, lui apparaissait maintenant sous un tout autre jour. Les pensées égoïstes ne se présentent pas de face aux nobles âmes; elles prennent de longs détours, elles se parent de mille faux semblants pour les abuser. Ainsi mère Sainte-Élisabeth, qui, dans son premier mouvement, avait combattu de tout son pouvoir l'exaltation de Nélida, avait, à force d'y réfléchir, senti naître dans son coeur un désir ardent de garder auprès d'elle cet enfant bien-aimé. L'espoir d'associer à son existence aride un être sensible et charmant, l'espoir de se confier enfin, de communiquer ses pensées, lui causait un frémissement intérieur qu'elle ne pouvait maîtriser. Elle était si lasse de son autorité dérisoire! si lasse de commander à un troupeau imbécile de femmes dont la plupart avaient quitté la broderie pour le chapelet, la romance pour le psaume, sans même s'apercevoir d'une différence, et dont les autres n'avaient d'activité d'esprit que tout juste ce qu'il en fallait pour semer dans la communauté les mesquines jalousies, les disputes et les intrigues stériles! Elle étouffait sous le silence forcé qui gardait les issues de sa pensée énergique. Mère Sainte-Élisabeth était une de ces femmes à qui le gouvernement d'un royaume n'eût pas semblé une charge trop pesante. Son intelligence était faite pour le mouvement des affaires, son caractère pour le commandement. Loin de là, l'infortunée se voyait réduite à discuter le jour des voeux d'une professe, à fixer l'ordonnance d'une procession dans le jardin d'un cloître, à réprimander des novices pour avoir parlé à la chapelle. Aussi elle se jetait avec impétuosité au-devant de cette lueur d'espérance qui s'élevait tout à coup à son horizon; et pour justifier à ses propres yeux ce qu'elle venait faire (car les âmes altières, qui ne consentent jamais à se justifier aux yeux d'autrui, ont toujours besoin d'apaiser le juge rigide qui est en elles), elle se disait qu'après tout on avait vu des exemples de vocations véritables; que Nélida semblait de nature à devoir souffrir beaucoup dans le monde; qu'elle n'aurait pas la force nécessaire pour affronter les fatigues et les émotions de la vie active, et que la monotonie du cloître serait moins contraire aux penchants de son esprit contemplatif que la diversité des folles joies du siècle.

Comme elle raisonnait de la sorte, s'affermissant de plus en plus, ainsi qu'il arrive, dans l'égoïsme de sa pensée secrète, la porte s'ouvrit sans bruit, et le père Aimery se glissa plutôt qu'il n'entra dans la sacristie.

—Vous venez tard, mon père, lui dit la supérieure en se levant à peine de son fauteuil.

—Il est cinq heures et demie, ma soeur, et je ne dis la messe qu'à six heures, répondit-il en tirant sa montre.

Mère Sainte-Élisabeth se tut; son impatience lui avait fait trouver le temps long, mais le père Aimery était exact comme l'horloge.

—N'y a-t-il rien de nouveau à la communauté? continua-t-il en ôtant sa douillette de soie puce, qu'il posa soigneusement sur le dossier d'une chaise, et ouvrant le vestiaire pour y prendre son aube.

—Rien à la communauté; mais au pensionnat, nous avons une élève qui veut entrer en religion…

—Laquelle? interrompit le père Aimery en levant sur la religieuse son oeil gris et perçant.

—Mademoiselle de la Thieullaye,

—Nélida de la Thieullaye? Cela ne se peut.

—Cette vocation me paraît très-véritable, dit la religieuse en adoucissant sa voix qui prenait, lorsqu'elle le voulait, un accent insinuant auquel personne n'avait sans doute résisté jadis; Nélida est une enfant d'un jugement solide, très-supérieure à son âge, et d'une droiture d'intention que l'on ne peut suspecter.

—Je ne dis pas qu'elle n'a pas la vocation; je dis que nous ne devons pas la laisser faire, reprit le confesseur d'un ton plus sec.

—Mais, mon père, dit mère Sainte-Élisabeth en s'animant un peu, vous ne songez pas à la précieuse conquête que ce serait pour la foi, et pour notre ordre en particulier…

—Nous faisons trop de ces conquêtes, dit le père, qui avait passé son aube et qui marquait dans le missel la Préface et les Oremus du jour; vous savez bien que nos ennemis nous accusent de conversions par surprise; ils disent que nous attirons, que nous captons les jeunes héritières; je crois entendre encore les propos tenus lorsque vous avez pris l'habit. Non; mademoiselle de la Thieullaye a une grande fortune; on sait qu'elle a été traitée par vous avec des égards singuliers; c'en est assez pour autoriser la calomnie; tout cela ameute contre nous; nous sommes en des temps difficiles; il faut que mademoiselle de la Thieullaye reste dans le monde, elle nous y servira beaucoup plus efficacement qu'ici.

—Mais, mon père, dit en l'interrompant la religieuse, qui pâlissait de colère, tant la contradiction la trouvait peu préparée, si nous la repoussons, elle prendra le voile ailleurs; elle se fera augustine, carmélite, que sais-je?

—Cela n'est guère probable; et d'ailleurs, peu m'importe; il ne convient pas, je vous le répète, qu'elle prenne le voile ici.

—Mais, mon père, dit la religieuse en élevant la voix et ne se contenant plus, il ne s'agit pas de savoir si cela vous convient, mais si cela convient à Dieu, ce me semble.

Le père Aimery leva les yeux de dessus le missel, et fixa sur la supérieure un long regard où se peignait une sorte de compassion dédaigneuse.

—Le zèle de la maison du Seigneur vous dévore, madame, dit-il enfin, non sans une nuance d'ironie. Prenez garde, vous avez les passions vives; vous n'avez pas encore suffisamment appris la déférence aux opinions d'autrui.

—Je n'ai pas appris à reconnaître d'autorité supérieure à celle de
Dieu, dit la religieuse hors d'elle-même.

—Vous vous croyez toujours chez M. le duc votre père, continua le confesseur sans paraître avoir entendu l'interruption, entourée de vos nombreux esclaves…

—De grâce, s'écria la religieuse en se dressant comme une vipère sur qui l'on a marché, ne me raillez pas; ne prenez pas toujours plaisir à me pousser à bout, vous ne savez pas de quoi je suis capable!

Le père Aimery la regarda avec un sang-froid écrasant.

—Vous avez besoin de repos, ma soeur, reprit-il d'un ton fort doux; vous semblez avoir mal dormi. Envoyez-moi cette jeune fille après la messe et veuillez ordonner qu'on sonne; il va être six heures.

Mère Sainte-Élisabeth sortit en silence, après avoir jeté sur le prêtre un regard étincelant de haine.

III

Le père Aimery avait trop de pénétration pour ne pas comprendre, au langage de Nélida, que son trouble, ses langueurs et sa vocation imaginaire venaient du confus éveil de la jeunesse dans une nature chaste, d'un vague besoin d'amour qui prenait le change, et d'une sorte de faim de l'intelligence qui ne recevait pas, peut-être, tous les aliments dont elle avait besoin. Il hâta le jour de la première communion, pensant avec justesse que ce divin apaisement de l'âme amènerait, au moins pour quelque temps, le calme des sens; or, gagner du temps, pour lui, c'était tout gagner. Mademoiselle de la Thieullaye une fois rendue à sa famille, lui et son ordre cesseraient d'être responsables; on ne pourrait plus lui imputer les partis extrêmes vers lesquels la jeune enthousiaste serait, il le croyait du moins, infailliblement entraînée par son imagination romanesque. Il exigea que Nélida se mêlât beaucoup plus qu'elle ne l'avait fait jusqu'alors à la vie des pensionnaires. Toujours docile, et privée d'ailleurs depuis quelque temps des entretiens de la supérieure, qui ne venait plus la trouver dans sa cellule, mademoiselle de la Thieullaye cessa d'user des privilèges qui lui avaient été accordés, et rentra sous la règle commune.

Un matin, après l'étude, comme elle s'était un peu attardée en classe, elle s'apprêtait à rejoindre les élèves dans le jardin, et cherchait des yeux de quel côté s'étaient réunies ses compagnes habituelles, lorsque de bruyants éclats de rire, au milieu desquels il lui sembla distinguer une voix plaintive, vinrent frapper son oreille. Curieuse d'apprendre la cause d'une gaieté si expansive, elle gagna la longue allée qui coupait en deux le massif de tilleuls, et aperçut à l'extrémité une scène qui attira toute son attention. Au milieu des robes noires d'uniforme, une jeune fille, grotesquement affublée de chiffons de toutes couleurs, avait été attachée à un arbre. La parure bizarre et les étranges contorsions de la pauvre maltraitée produisaient chez ses compagnes ces explosions de joie qui se renouvelaient à chaque minute. Nélida, sans rien comprendre encore à ce jeu cruel, voyait de loin la pantomime animée des pensionnaires et leur danse autour de l'arbre.

—Que signifie cela? demanda-t-elle à une jeune fille qui passait en courant.

—Chut! répondit celle-ci en s'arrêtant un instant: n'allez pas nous trahir; la surveillante a été appelée au parloir; on a oublié de la remplacer, et nous en profitons pour nous amuser divinement. Je cours au vestiaire pour ramasser encore quelques châles; nous avons habillé Claudine en reine de Saba; elle pleure, elle hurle, que c'est une bénédiction; jamais elle n'a été si drôle; elle a commencé par vouloir se débattre, mais elle n'était pas la plus forte, et nous l'avons solidement attachée au grand tilleul; à présent nous lui présentons des bouquets de chardons, et nous lui chantons des litanies improvisées.

Et la pensionnaire se mit à chanter en s'éloignant: «Bécasse mystique, tour de pain d'épice, reine des imbéciles…»

Révoltée de cette profanation et saisie de pitié pour la victime de ces méchants coeurs, Nélida pressa le pas et fut bientôt en vue de la bande joyeuse qui s'arrêta soudain à son approche. On avait au pensionnat un respect involontaire pour mademoiselle de la Thieullaye.

—En vérité, mesdemoiselles, dit-elle en s'adressant aux danseuses interdites, vous avez choisi là un passe-temps qui ne vous fait guère honneur.

Personne ne souffla mot. C'étaient de grandes filles de quinze à seize ans qui s'amusaient ainsi. Nélida alla droit à la désolée Claudine, défit, non sans peine, les cordes dont on l'avait liée, arracha les oripeaux qui la couvraient, et, la prenant par le bras, elle l'emmena en déclarant que si rien de pareil se renouvelait, bien qu'elle détestât la délation, elle avertirait la supérieure et le père Aimery. Un silence général fut la seule réponse des pensionnaires.

Lorsque Nélida fut un peu éloignée, la jeune fille qu'elle venait de soustraire à ces cruelles bouffonneries s'arrêta tout à coup, se jeta à ses pieds, embrassa ses genoux et fondit en larmes. Claudine de Montclair était, depuis son entrée au couvent, le jouet favori des élèves. C'était une douce enfant, aux trois quarts idiote. Elle avait eu, à l'âge de dix ans, une fièvre cérébrale dont elle n'avait guéri que par des moyens violents, et depuis ce temps elle était restée dans un état d'hébétement dont rien n'avait encore pu la tirer. Ses parents l'avaient mise au couvent, espérant que le changement de lieu et l'émulation de la vie commune agiraient favorablement sur son esprit; mais son mal n'avait fait qu'empirer. En butte à la malignité de ses compagnes, qui prenaient plaisir à augmenter la confusion de son faible cerveau, intimidée, ahurie, elle devenait de jour en jour moins capable de discernement, et la dernière lueur de raison eût bientôt achevé de s'éteindre en elle si, comme nous venons de le voir, Nélida ne l'eût délivrée et ne se fût hautement déclarée sa protectrice.

Dire les transports de Claudine et les étranges manifestations de sa reconnaissance ne serait pas chose facile. Plus son intelligence était obstruée, plus son coeur semblait susceptible de dévouement. Elle s'attacha à Nélida comme un chien fidèle; elle la suivait partout, ne la quittait pas du regard, épiait ses moindres gestes et lui rendait avec orgueil des services d'esclave. Un jour, à la procession du saint-sacrement, voyant que l'on effeuillait des roses au-devant du prêtre, elle se persuada que c'était là la plus grande marque de vénération que l'on pût donner à ceux que l'on aimait; et dès lors Nélida ne fit plus un pas dans le jardin sans que Claudine, munie d'un énorme bouquet qu'elle se faisait envoyer chaque jour par ses parents empressés à lui complaire, ne jetât sous les pas de sa bienfaitrice des jasmins, des tubéreuses, des oeillets, les plus belles fleurs de la saison, ivre de contentement quand Nélida ne pouvait s'empêcher de sourire.

Peu à peu, en ne se rebutant pas de causer avec elle comme si elle eût été en état de tout comprendre, mademoiselle de la Thieullaye crut apercevoir que la pauvre intelligence égarée faisait halte et semblait chercher à se reconnaître. Claudine avait souvent montré un goût très-vif pour la musique. Sa voix était juste et fraîche; elle qui n'avait de mémoire pour rien, elle retenait et chantait avec une fidélité surprenante des airs qu'elle saisissait à la première audition. Nélida se dit qu'il fallait frayer à cet esprit encore si débile des pentes insensibles, des routes fleuries où la pensée ne rencontrât point de choc; elle multiplia les leçons de musique, fit admettre Claudine dans les choeurs de la chapelle, et flatta son amour-propre par des louanges à dessein fort exagérées. Au bout de six mois, elle avait obtenu des progrès surprenants et ne désespérait pas de rendre sa chère idiote complétement à la raison, lorsque le jour vint où elle dut renoncer à cette oeuvre pieuse, quitter le couvent et entrer dans une vie inconnue, redoutée, où elle-même allait avoir un si grand besoin de guide et d'appui.

IV

Le ciel était gris, l'air pesant. Depuis huit jours mademoiselle de la Thieullaye avait fait ses adieux aux pensionnaires; selon la coutume du couvent elle était entrée en retraite dans sa chambre et n'y voyait personne que le père Aimery. La vicomtesse d'Hespel n'avait pas annoncé avec certitude le jour où elle viendrait chercher sa nièce, mais on savait que cela ne pouvait tarder. Assise sur le rebord de sa fenêtre, Nélida pensive laissait errer son regard, tantôt sur la masse immobile des tilleuls dont les feuilles affaissées sous le poids de l'atmosphère orageuse penchaient vers la terre, tantôt sur les nuages qui s'amassaient, tantôt sur Claudine qui allait et venait le long d'une allée plantée de roses trémières, récitant, un cahier à la main, des vers qu'elle s'efforçait d'apprendre pour le concours. Chaque fois qu'elle passait sous la croisée de la cellule, elle s'arrêtait, regardait mélancoliquement Nélida, et lui envoyait un baiser. Mademoiselle de la Thieullaye souriait et retombait dans sa rêverie. Tout à coup le roulement d'une voiture sur le pavé de la cour et le bruit d'un marche-pied qui s'abattait la firent tressaillir. Elle ne douta pas que ce ne fût la vicomtesse. En effet, deux minutes après, on vint l'avertir que madame la supérieure l'attendait au parloir. Nélida prit machinalement son chapeau et son châle, descendit l'escalier et traversa les corridors en se soutenant à peine; ses yeux s'emplissaient de larmes; elle faillit se trouver mal lorsque la religieuse qui la conduisait ouvrit la porte du parloir, et qu'elle se trouva en présence de sa tante et de mère Sainte-Élisabeth. La vicomtesse s'avança pour l'embrasser; mais la supérieure, se plaçant entre elles deux, prit Nélida par la main et, d'un air d'autorité, conduisit la jeune fille tremblante au pied du crucifix qui sanctifiait jusqu'à cette chambre profane. Là, s'agenouillant avec elle:—Prions, dit-elle d'une voix ferme mais profondément altérée, prions ensemble pour la dernière fois peut-être; demandons à Dieu, mon enfant, qu'en quittant ce pieux asile vous ne quittiez pas aussi le respect de sa loi et la fidélité à son amour. Vous allez entrer dans un monde où l'un et l'autre sont trop souvent outragés. Puissiez-vous demeurer toujours ce que vous êtes à cette heure, Nélida, un coeur pur, rempli des choses du ciel! Recevez en ce moment bien douloureux pour moi, et en recueillant toutes les puissances de votre âme, la bénédiction du Seigneur que je vais appeler sur vous et sur votre avenir.

La religieuse se leva; puis, avec un geste d'une majesté triste et lassée, comme une reine qui vient d'abdiquer, elle étendit sur Nélida noyée dans les pleurs sa main émue, et la bénit au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit…

—En vérité, dit la vicomtesse en se précipitant dans la voiture élégante qui l'attendait au perron, ces religieuses sont de singulières femmes. Ne dirait-on pas que tu vas vivre chez des impies! Grâce au ciel, il n'en est rien; je me crois aussi bonne chrétienne que personne; je défie qu'on soit plus régulière.

Nélida demeurait pensive. La voiture était arrêtée à la grille extérieure qui tournait lentement sur ses gonds. Une petite branche de bruyère blanche fraîchement cueillie vint tomber sur les coussins. «Claudine!» s'écria Nélida en se jetant à la portière. En ce moment les chevaux impatientés s'élançaient hors de la grille et prenaient rapidement le chemin de l'hôtel d'Hespel.

—Ah ça! mon enfant, dit la vicomtesse qui n'avait pas pris garde à cet incident, préoccupée qu'elle était de voir ses chevaux se cabrer sous la main du cocher, c'est fort bien, fort convenable à toi d'avoir montré à cette supérieure quelque regret de la quitter, mais maintenant il t'est permis d'être gaie. Je t'ai fait préparer un appartement délicieux; tu vas avoir une femme de chambre pour toi seule; la couturière et la lingère attendent chez moi pour prendre ta mesure et te faire au plus vite un trousseau complet, car il me tarde de te voir quitter ce ridicule accoutrement noir. D'aujourd'hui en huit, je te conduirai au bal de l'ambassadrice d'Autriche. Réjouis-toi, mon enfant; voici tes belles années qui commencent.

La vicomtesse d'Hespel, comme toutes les personnes d'un esprit borné, ne doutait pas que les choses qui l'occupaient ne fussent d'un intérêt général, et ne s'apercevait jamais de l'inattention de ses auditeurs. Cette fois encore elle ne vit pas, ce qu'il était pourtant presque impossible de ne pas voir, que mademoiselle de la Thieullaye, absorbée dans une profonde tristesse, entendait à peine le flux de ses paroles et eût été absolument incapable d'en dire le sens. La voiture arrêta devant le péristyle de l'hôtel d'Hespel. Les laquais, en grande tenue, étaient rassemblés pour recevoir leur jeune maîtresse. La vicomtesse et Nélida traversèrent cette nombreuse livrée, montèrent l'escalier couvert de tapis et d'arbustes, et madame d'Hespel, qui avait hâte de jouir de la surprise de sa nièce, l'introduisit dans l'appartement qu'elle lui destinait. C'était une pièce octogone, tendue d'une gaze transparente doublée de rose, relevée de distance en distance par des glands, des houppes, des galons et autres ornements d'un goût plus que contestable. Une immense glace à pied, chargée de dorures, remplissait le panneau principal. Un canapé et des fauteuils en velours blanc, semé de bouquets de roses en relief, avaient paru à la vicomtesse une merveille d'élégance à ravir les yeux. Une fourrure d'hermine jetée devant le lit rose, des étagères couvertes de porcelaines, de cristaux et autres babioles de toutes sortes, achevaient de donner à cet appartement quelque chose de coquet et de maniéré, bien peu fait pour plaire à la sérieuse Nélida.

Il s'établit toujours, quoique souvent à notre insu, un rapport entre les objets extérieurs et notre être le plus intime. La ligne, la forme, la couleur, le son, l'odeur, la lumière et l'ombre sont autant de notes d'une harmonie mystérieuse qui agit sur l'âme, soit par un effet d'apaisement et de satisfaction quand cette harmonie s'accorde comme un accompagnement fidèle avec la mélodie intérieure des sentiments et des pensées, soit en troublant, en irritant, lorsqu'il y a désaccord et lutte entre l'une et l'autre. Nélida se sentit très-désagréablement affectée par tout ce luxe hors de propos. Toutefois, voyant la joie naïve de sa tante et son empressement plein de tendresse, elle s'efforça de lui en savoir gré, et balbutia quelques remerciements dont la gaucherie fut mise, par la vicomtesse, sur le compte d'un excès d'admiration bien naturel en pareil cas chez une pensionnaire.

Le reste du jour et les jours suivants furent employés à courir les magasins pour acheter ici un velours, là un ruban, ailleurs une dentelle. Madame d'Hespel faisait régulièrement chaque après-midi une tournée dans les boutiques à la mode, et cela sans même projeter aucune emplette; elle aimait la conversation des faiseuses qui lui témoignaient une déférence dont elle était flattée; et lorsqu'elle rencontrait, dans un magasin, quelqu'une de ses amies, les conseils réciproques, les observations sur la forme d'un mantelet, la critique d'un chapeau vu la veille à une étrangère, animaient à tel point le discours, que souvent on s'y oubliait jusqu'à l'heure du repas. Ce fut dans ces rencontres, au milieu des étoffes dépliées, des coiffures essayées et de l'étourdissant babil des demoiselles de comptoir, que Nélida fit connaissance avec les grandes dames du faubourg Saint-Germain, et reçut une première et ineffaçable impression de ce monde où elle était appelée à vivre.

Le jour du bal arriva. Malgré le déplaisir de sa tante et l'insistance des couturières, mademoiselle de la Thieullaye était parvenue à garder dans sa toilette une parfaite simplicité. Ses cheveux, en dépit de la mode qui les voulait crêpés et bouclés, descendaient en bandeaux lisses de chaque côté de son front. Elle refusa obstinément d'animer ses joues pâles d'un peu de rouge, et ne voulut charger d'aucun collier ses épaules délicates. Au moment de monter en voiture, on s'aperçut qu'il manquait un bouquet de corsage. On passa chez la bouquetière en renom; toutes ses corbeilles étaient vides, La vicomtesse se mit en fureur. Malgré les excuses de la marchande, qui rejetait la faute sur un garçon entré chez elle la veille, elle menaçait de lui retirer sa pratique, quand Nélida, qui, pendant ce colloque et dans l'espoir d'apaiser sa tante, avait cherché dans tous les coins quelques fleurs assez fraîches pour en faire un bouquet passable, aperçut au milieu d'un seau d'eau où l'on avait jeté pêle-mêle les plantes de rebut, un beau nénuphar penchant mélancoliquement hors du vase sa tête alanguie. Un souvenir depuis longtemps effacé surgit à cette vue dans sa mémoire. Elle se rappela l'étang d'Hespel, la barque sous le saule, le nid d'oiseaux, et surtout la palissade si vaillamment escaladée par son petit ami du village. Ces images inopinément évoquées lui causèrent un attendrissement extrême. Elle saisit le nénuphar, en essuya la tige humide avec son mouchoir de fine batiste, et, le passant dans sa ceinture, elle déclara qu'elle trouvait cette fleur délicieuse et qu'elle n'en aurait pas choisi d'autre dans la serre la mieux fournie des plantes les plus rares. Le caprice était étrange, mais il n'y avait pas lieu à se montrer difficile; le temps pressait. La vicomtesse, sans trop murmurer, remonta en voiture et, dix minutes après, elle entrait avec sa nièce dans les salons de l'ambassade.

La présentation de mademoiselle de la Thieullaye avait été annoncée; c'était un événement que l'entrée dans le monde d'une telle héritière. Aussi lorsque la vicomtesse parut, attifée, pomponnée, panachée, luisante de fard et bouffante de dentelles, toutes les conversations demeurèrent suspendues, et chacun se tut pour mieux regarder la nouvelle arrivée. Ravie de l'effet qu'elle produisait, madame d'Hespel traversa plusieurs salons, souriant aux unes, donnant la main aux autres, faisant signe de l'éventail, s'accrochant par toutes ses garnitures aux décorations des hommes, suivie de Nélida pâle et grave qui regardait sans curiosité et sans émotion le spectacle nouveau pour elle d'une fête brillante.

—Elle est fort belle, disaient plusieurs hommes.

—Mais sans expression aucune, observait une merveilleuse sur le retour.

—Pourquoi sa tante ne lui met-elle pas un peu de rouge? ajoutait une femme couperosée.

—Elle a tout gardé pour elle, répondait un jeune élégant. Ne remarquez-vous pas combien la vicomtesse acquiert de fraîcheur et d'éclat avec les années? Chaque hiver, je trouve à son teint un velouté plus séduisant, des dégradations mieux observées. Depuis un mois elle tourne décidément à la rose du Bengale.

Tout en provoquant sur son passage ces remarques et d'autres analogues, la vicomtesse avait pris place dans la salle de danse. Elle se hâta de présenter Nélida à plusieurs jeunes personnes de son âge, entre autres à une demoiselle Hortense Langin, qui paraissait la reine du bal.

—C'est la fille d'un notaire, dit la vicomtesse bas à sa nièce; mais elle n'en est pas moins reçue partout comme si elle s'appelait Duras ou la Trémoille; d'abord parce qu'elle est fort riche et que son père a rendu de grands services à quelques-uns des nôtres, puis aussi parce qu'elle est pleine d'esprit et comprend à merveille sa position. L'hôtel de son père est à deux pas de chez nous; ce sera pour toi une relation commode.

Mademoiselle Langin combla Nélida de prévenances; elle lui nomma les meilleurs danseurs, lui désigna par leurs ridicules les danseuses à la mode. Nélida fut charmée de ses manières affables. Avant la fin du bal, la belle Hortense, ravie de patronner une nouvelle présentée, affirmait à chacun qu'elle était intimement liée avec mademoiselle de la Thieullaye et qu'elle allait la voir sans cesse.

V

Quel étrange spectacle aux yeux d'un être sensé que le spectacle du monde, c'est-à-dire de cette partie de la société qui, opulente, glorieuse, réservée aux nobles loisirs, est reconnue, saluée par tous, comme l'arbitre des bienséances, comme la gardienne des moeurs élégantes et de l'esprit d'honneur, et qui, dans son dédain superbe, ne tenant compte que d'elle-même, affecte de se nommer le monde par excellence: tant elle a jugé tout ce qui était en dehors d'elle indigne de son attention et de son intérêt! Quel assemblage d'inconséquences et d'anomalies! Quelle conciliation singulière de maximes et d'usages en apparence inconciliables! Avec quel art merveilleux on parvient à maintenir debout cet édifice bâti de préjugés et de mensonges, dont chaque partie est près de tomber de vétusté, et dont l'ensemble pourtant présente encore une masse assez imposante! Cette société affirme qu'elle est chrétienne; l'éducation qu'elle donne à la jeunesse destinée de génération en génération à la renouveler est de tous points, assure-t-elle, conforme aux enseignements de l'Évangile. Elle en fait gloire et feint de ne pas s'apercevoir que la parole du Christ est la réprobation sévère de l'esprit qui l'anime; car le fils du charpentier enseignait le mépris des richesses, la vanité des plaisirs, le néant des grandeurs, et le monde pratique ouvertement l'avide poursuite de tous ces faux biens, le culte aveugle de l'opinion, l'estime immodérée des honneurs et de la fortune. Cette contradiction est à tel point enracinée dans les moeurs, qu'elle ne soulève pas une difficulté, pas un doute; elle est disciplinée et ordonnée à la satisfaction de tous. La loi de l'Évangile, observée sans accommodements, serait un joug trop rude; les vices du siècle, montrés sans voiles, feraient horreur; un compromis habile a tout ménagé. On a gardé le langage de Jésus, les pompes de Satan, les oeuvres de tous deux. L'Église a ses jours, le tentateur a les siens; on n'exerce pas la charité, mais on fait l'aumône; on ne pratique pas le renoncement, mais on observe l'abstinence; on honore le duel, mais on flétrit le suicide; on court en foule à la comédie, mais on refuse la sépulture au comédien; on lapide la femme adultère, mais on porte le séducteur en triomphe. Qui ne s'étonnerait en venant à considérer avec quel pharisaïsme prodigieux le monde a su interpréter et fausser le sens de la divine Écriture? Quelle tolérance pour le vice hypocrite, quelle rigidité pour la passion sincère! Combien la coquetterie rusée et la galanterie circonspecte y trouvent peu de censeurs; mais l'amour, s'il osait s'y montrer, comme on le couvrirait d'anathèmes! L'amour? ne craignez pas de l'y voir; il en est banni comme une faiblesse ridicule; il est banni de son plus pur sanctuaire, du coeur même de la jeune fille; il y est étouffé avant de naître par la cupidité et la vaine gloire qui pervertissent tous les instincts, jusqu'au plus naturel, au plus légitime, au plus religieux de tous: le désir du bonheur dans le mariage.

Il était impossible que l'esprit sérieux, l'âme délicate, le caractère invinciblement porté à la droiture de Nélida ne fussent point froissés par ce qu'il y avait de faux dans cette société devenue la sienne. Mais la jeunesse est lente à se rendre compte de ses impressions et à les transformer en jugement. Il faut une force rare pour s'arracher au joug de la coutume. L'opinion établie semble tout naturellement l'opinion respectable, et les intelligences les plus fermes se défient d'elles-mêmes lorsqu'elles se sentent portées à franchir le cercle tracé par des mots aussi solennels que ceux de religion, de famille, d'honneur: mots trois fois saints, à l'abri desquels le monde a su placer les choses les moins dignes de vénération et de sacrifice. Aussi Nélida, surprise, incertaine, cherchait vainement à mettre d'accord ce qu'elle voyait et ce qu'elle entendait avec la voix intime de sa Conscience. Tantôt, elle se sentait attirée par des grâces si nobles qu'elles semblaient presque des vertus; tantôt elle était repoussée par des hypocrisies grossières ou des maximes d'un égoïsme cynique. Les entretiens des jeunes filles avec lesquelles elle s'était liée n'étaient qu'un commentaire plus libre des conversations du couvent, et les fades galanteries des jeunes gens au bal blessaient sa simple fierté qui n'y trouvait rien à répondre. Un ennui insurmontable la gagnait son coeur attristé se rouvrait au désir de la vie religieuse.

—Je voudrais voir madame la supérieure, dit Nélida, en entrant une après-midi, très-agitée et très-pâle, au tour du couvent de l'Annonciade.

La vieille tourière, qui ne la reconnut pas d'abord, mit ses lunettes et la regardant attentivement:

Ah! c'est vous mademoiselle Nélida, dit-elle d'un air contraint. Vous demandez mère Sainte-Élisabeth?… Elle n'y est pas; c'est-à-dire elle est malade, ajouta-t-elle avec un embarras visible; mais si vous voulez voir notre mère Saint-François Xavier, ou notre mère du Sacré-Coeur, ou notre mère de la Grâce…

Comme elle parlait ainsi, la porte intérieure s'ouvrit et Claudine parut…

—Nélida! s'écria-t-elle d'un accent qui partait des entrailles et en laissant échapper un grand portefeuille qu'elle tenait à la main.

Et, courant à Nélida, elle se jeta à son cou avec une violence qui faillit les renverser toutes deux, et la couvrit de baisers, en poussant des cris de joie.

—Mademoiselle Claudine, criait la tourière d'une voix enrouée, mademoiselle Claudine, y pensez-vous? Ramassez donc vos dessins, mademoiselle; soyez donc convenable. Mademoiselle Claudine, vous allez avoir un mauvais point. Rentrez donc en classe, mademoiselle.

Rien n'y faisait; la religieuse en était pour ses peines, quand tout à coup elle se tut et salua respectueusement en apercevant la figure du père Aimery à deux pas d'elle. La présence du prêtre fit à l'instant ce que n'avait pu faire le flux de paroles de la tourière; Claudine courut ramasser ses dessins, puis, sans lever les yeux, elle alla, confuse et muette, se cacher dans un angle obscur du vestibule. Nélida s'était approchée du révérend père.

—Vous ici! mon enfant, lui dit-il, d'un ton affectueux; il y a bien longtemps qu'on ne vous a vue. Mais ce n'est pas un reproche que je vous fais, c'est un regret que j'exprime. Je sais que nous n'avons que des éloges à vous donner depuis votre sortie du couvent.

—Mon père, dit mademoiselle de la Thieullaye, je suis venue souvent demander mère Sainte-Élisabeth; on m'a toujours répondu qu'elle ne pouvait me recevoir.

—Elle fait une tournée d'inspection dans nos maisons de province, dit le père Aimery, d'un ton bref.

—J'avais aujourd'hui surtout, mon père, un vif désir de la voir. Je voulais lui parler d'une chose dont je n'ose pas vous importuner.

—Venez, ma chère fille, dit le confesseur. Qu'y a-t-il de plus important pour moi que d'écouter mes enfants et de porter, s'il est possible, la lumière dans leur esprit? Suivez-moi à la sacristie; nous y causerons en toute liberté.

Disant cela, le père Aimery entra dans l'intérieur du couvent par une petite porte pratiquée dans la muraille, et mademoiselle de la Thieullaye le suivit après avoir fait un signe d'adieu à Claudine, qui était demeurée tout le temps immobile, clouée à sa place, les yeux fixés sur elle.

Le prêtre marchait en silence dans un couloir étroit et obscur, Nélida à quelques pas derrière lui. À mesure qu'ils approchaient de la sacristie, elle sentait son coeur battre avec inquiétude. Le courage lui manquait. Deux fois elle s'arrêta, incertaine si elle ne retournerait pas en arrière pour éviter à tout prix cet entretien où elle se trouvait engagée sans l'avoir voulu. La confession de ses fautes ne lui avait jamais causé d'effroi, mais elle éprouvait un trouble insurmontable en venant faire à un homme une confidence de jeune fille, en venant parler de mariage à un prêtre. Un instinct exquis de pudeur l'avertissait que, dans les scrupules qu'elle allait confier, et dans les conseils qu'elle allait entendre, il y aurait quelque chose qui ne serait pas dit, mais qui serait sous-entendu, et dont une femme seule aurait dû lui parler. À cette pensée, la honte lui montait au visage, et elle cherchait quelque subterfuge pour sortir de peine, quelque feinte confidence qui lui épargnât la véritable, quand le jour se fit dans le corridor; le prêtre venait d'ouvrir la porte de la sacristie et disait d'une voix que la nature avait faite rogue et sèche, mais que l'habitude rendait caressante et mielleuse: entrez, mon enfant; ici personne ne viendra nous déranger.

Rien n'était changé dans la sacristie depuis le jour où mère Sainte-Élisabeth était venue annoncer au père Aimery la vocation de mademoiselle de la Thieullaye; seulement il y faisait plus froid et plus humide encore, car on était au mois de septembre et de faibles rayons de soleil perçaient avec peine les épais vitraux. Nélida s'assit sur un tabouret que le père Aimery plaça en ligne droite à côté de son fauteuil, de façon à ce qu'ils pussent se parler sans se voir, comme au confessionnal.

—Auriez-vous froid? mon enfant, dit-il à la jeune fille, voyant qu'elle serrait sur sa poitrine sa mantille de velours; voulez-vous que je fasse demander la chaufferette de la mère tourière?

—Merci, mon père, dit Nélida, en tâchant de maîtriser le frisson qui courait dans ses membres.

—Vous ne semblez pas bien portante, mon enfant, dit le confesseur en prenant la main souple de Nélida dans sa main ridée; vous êtes soucieuse, auriez-vous quelque contrariété de famille? êtes-vous gênée dans l'exercice de votre religion?

—Nullement, dit Nélida un peu soulagée de voir que le confesseur lui épargnait par ses questions le premier embarras de la confidence; ma tante est très-bonne pour moi et me laisse une liberté entière.

—Vous ne vous ennuyez pas, je suppose, continua le révérend père; vous savez vous occuper, et d'ailleurs vous n'avez que trop de distractions probablement, dans le monde où l'on vous mène.

—Je ne m'ennuie pas, mon père. Et la main de Nélida, glacée quand le confesseur l'avait prise, devenait moite; son pouls, à peine senti d'abord, battait avec violence. Le prêtre crut comprendre.

—Vous avez peut-être, mon enfant, dit-il en ralentissant sa parole et en baissant la voix, quelque préférence, quelque inclination secrète? Auriez-vous fait un choix que vos parents désapprouvent?

—Oh non, mon père, s'écria Nélida avec vivacité; l'idée d'être soupçonnée d'un sentiment coupable lui rendait tout son courage: on veut me marier, mon père.

—Eh bien, ma chère fille, dit le confesseur avec un petit sourire à demi-malicieux et en serrant la main qu'il tenait toujours, je ne vois rien là de fort affligeant; surtout si, comme je le pense, il s'agit d'un mariage convenable, tel que vous pouvez prétendre à le faire.

—On veut me faire épouser le fils du duc de Valmer, que je n'ai jamais vu, dit Nélida.

—C'est un fort grand seigneur, reprit le père Aimery sans faire attention à la dernière partie de la phrase. Il a une fortune considérable, dit-on. Eh bien, ma chère fille, je vous fais mon compliment bien sincère. Vous le voyez, la Providence est toujours juste; elle vous récompense comme nos prières le lui demandaient chaque jour et comme vous méritez de l'être, car vous êtes une bonne et pieuse enfant, Nélida.

—Mon père, reprit la jeune fille avec hésitation et en retirant involontairement sa main de la main du prêtre, est-il donc bien, est-il permis d'épouser un homme que l'on ne connaît pas?

—Mais M. de Valmer n'est pas un inconnu, reprit le père; il a dû être facile de prendre des renseignements, et je suppose que madame votre tante n'a pas négligé de s'enquérir…

—Mais moi, interrompit Nélida, je ne l'ai jamais rencontré, mon père; je ne connais pas même son visage.

—On ne dit pas qu'il soit mal fait de sa personne, qu'il ait quelque vice qui repousse?

—Je n'ai rien entendu dire de semblable, dit Nélida; mais comment m'engager pour la vie, comment promettre de l'aimer? Sais-je si cela me sera possible?

—Vous l'aimerez, mon enfant, reprit le confesseur. Vous êtes trop sage et trop bien née pour qu'il en puisse être autrement; vous lui saurez gré du rang honorable que vous occuperez par lui dans la société et des agréments de votre vie nouvelle. S'il a des défauts, qui n'en a pas? vous les supporterez avec résignation, parce que vous êtes chrétienne, et vous vous efforcerez, par votre douceur et vos prières, de l'en corriger.

Nélida demeurait muette; qu'aurait-elle pu répondre? que savait-elle de la vie et de l'amour? Le père Aimery parla longtemps encore. Aux timides objections qu'elle hasarda il opposa d'abord la peinture des avantages qu'une position aussi élevée lui donnerait dans le monde; mais s'apercevant bientôt que des considérations de cette nature avaient peu de prise sur l'esprit grave de la jeune fille, il lui fit envisager le mariage au point de vue austère et ecclésiastique; il le lui fit voir, ainsi qu'il le voyait lui-même, des hauteurs de la théologie, et, suivant la définition du Catéchisme, comme un sacrement destiné à donner des enfants à l'Église. Habitué à considérer les joies de l'amour comme des nécessités grossières ou des égarements coupables, il attaqua de toute sa logique l'instinct secret de la jeune fille; il fut disert et érudit, sinon éloquent; il invoqua l'expérience, la raison, les pères de l'Église; il exhorta Nélida à se montrer forte, à s'élever au-dessus des misères de la chair. Il lui fit honte, comme d'une faiblesse, de cette tristesse sans cause, de cette voix de la nature qui l'avertissait, et lorsqu'il la quitta pour aller, comme d'habitude, faire la conférence des novices, il la laissa chagrine et sombre, mais résignée au sacrifice. Le projet de mariage avec le marquis de Valmer fut rompu par suite de difficultés survenues entre les notaires. Mademoiselle de la Thieullaye n'en ressentit ni joie ni peine. Elle avait pris la résolution inébranlable de se plier aux convenances dont le prêtre lui faisait une loi suprême. Elle ne se permettait plus de réfléchir. L'homme de Dieu avait parlé; elle se soumettait à cette parole comme à l'expression infaillible de la volonté divine.

VI

À quelque temps de là, Nélida se promenait une après-midi au bois de Boulogne, seule avec sa tante, en calèche découverte. La vicomtesse avait ordonné d'aller au pas dans la grande allée, pour laisser à chacun le loisir d'admirer une paire de chevaux jeunes et fringants que son cocher attelait pour la première fois. Mais il y avait très-peu de monde à la promenade; le temps était incertain, l'air assez aigre. Madame d'Hespel se dépitait sans oser le dire, et, maussadement enfoncée dans ses coussins, n'ouvrait pas la bouche. Nélida regardait courir les tourbillons de poussière et de feuilles mortes que chassait la bise; elle écoutait la lointaine rumeur de Paris qui se mêlait d'une façon étrange avec les harmonies naturelles de la campagne, avec le chant des oiseaux, le craquement des branches, et s'allait perdre dans les horizons paisibles du mont Valérien. Tout à coup le bruit d'un cheval, qui passait au galop auprès de la calèche, arracha une exclamation à la vicomtesse:

—M. de Kervaëns! s'écria-t-elle en se penchant hors de la portière pour suivre du regard le rapide cavalier.

—Qu'est-ce, ma tante? dit Nélida, qui n'avait pas entendu ce nom, tout nouveau à ses oreilles.

Comme madame d'Hespel allait répondre, un jeune homme de la tournure la plus distinguée, monté sur une belle jument arabe, s'approcha, et pendant qu'il la retenait d'une main légère et ferme il soulevait de l'autre son chapeau avec une grâce accomplie, et s'inclinant un peu:—J'ose à peine espérer, madame la vicomtesse, dit-il, que vous daignerez me reconnaître.

—À l'instant même je vous nommais à ma nièce, reprit madame d'Hespel en faisant un geste qui équivalait à une présentation, et je m'adressais la même question. Il y a, si je ne me trompe, quatre ans que vous avez quitté Paris, et quatre ans, à mon âge, continua-t-elle en minaudant, c'est un siècle. Je suis changée à faire peur; vous me retrouvez décidément vieille.

Le comte de Kervaëns, qui pendant tout ce temps avait tenu ses yeux pénétrants attachés sur Nélida, n'entendit point ou feignit de ne pas entendre. La vicomtesse fut forcée d'ajouter:

—Et nous revenez-vous cette fois tout de bon?

Tout de bon, en vérité, madame, reprit le comte. Je mets fin à ma vie voyageuse. Je viens d'acheter un petit hôtel dans votre rue. Incessamment je vais en Bretagne pour arranger mon vieux manoir, refaire des baux qui n'ont pas été augmentés depuis vingt ans, et chasser un fripon de régisseur qui m'a indignement volé, à ce qu'on m'écrit. Puis une fois de retour, vous verrez en moi un homme de tous points recommandable.

—Contez-moi donc ce que vous êtes devenu pendant ces quatre années?

—Ce que je suis devenu, madame, reprit M. de Kervaëns en flattant d'une main fort belle, qu'il avait négligemment dégantée, la fine encolure de son cheval, ce serait bien long à vous dire. J'ai voyagé comme Joconde, comme Childe-Harold, comme le Juif errant; j'ai vu l'Italie, la Grèce, Constantinople, la Russie, et même en passant, un peu de Danemark, ma parole d'honneur. J'ai observé profondément, et conclu de mes observations que les hommes étaient partout aussi maussades, mais que les femmes n'étaient nulle part aussi charmantes qu'à Paris; voilà pourquoi je suis revenu.

Un sourire passa sur les lèvres de la sérieuse Nélida.

—Je vois que vous êtes resté le même, dit la vicomtesse; toujours railleur, toujours…

—Me permettrez-vous de vous présenter mes hommages? interrompit M. de
Kervaëns.

—Non-seulement je vous le permets, mais je vous invite à venir dès demain. J'ai quelques personnes, nous danserons un peu.

—Mademoiselle voudra-t-elle me garder une valse? dit M. de Kervaëns, curieux d'entendre enfin le son de voix de cette belle jeune fille silencieuse.

—Je ne valse jamais, monsieur, répondit Nélida.

—Mon enfant, dit la vicomtesse, je n'ai pas voulu te contrarier jusqu'ici, mais demain, chez moi, tu ne peux te dispenser de valser; il faut que tu animes le bal. D'ailleurs, et la vicomtesse se pencha à l'oreille de sa nièce, je t'en prie, pas de rigorisme affecté.

—Je valserai avec vous, monsieur reprit mademoiselle de la Thieullaye d'un ton de simplicité parfaite.

M. de Kervaëns s'inclina, puis, sur une indication de la main à peine sensible, son cheval partit au galop. Nélida écouta longtemps le rhythme égal et cadencé de ce galop, sur le sol battu de l'allée devenue déserte.

—C'est bien le garçon le plus spirituel de France, s'écria la vicomtesse ranimée et joyeuse; personne n'était plus à la mode que lui quand il est parti. Il est obligeant, plein de savoir vivre, et, par-dessus le marché, il entend les affaires à merveille.

Le rez-de-chaussée de l'hôtel d'Hespel, destiné à la réception, était admirablement disposé pour un bal. La vicomtesse, chez laquelle on eût en vain cherché la moindre trace du goût inné, qui, chez les natures délicates, n'est autre chose que le besoin de l'harmonie, et qui n'avait pas non plus le goût artiste que donne l'étude du beau, possédait en revanche l'instinct de l'amusement et le génie de la profusion. Elle excellait à ordonner ces fêtes banales où il ne saurait être question de deviner les préférences et les habitudes de chacun, et auxquelles il n'est pas nécessaire non plus d'imprimer un cachet personnel qui les distingue; elle avait toujours vécu dans la meilleure compagnie; aucune dépense ne l'arrêtait; il n'en faut pas davantage, dans une ville comme Paris, pour réaliser des merveilles.

Ce soir-là, ses salons en stuc blanc chargé d'or étaient éclairés avec plus de splendeur que de coutume; des multitudes de girandoles en cristal de roche à facettes étincelantes, se répétant à l'infini dans des panneaux de glace, jetaient une vive lumière sur les draperies de damas aux tons éclatants. Des pyramides de cactus, qui ouvraient leurs corolles ardentes dans cette chaude atmosphère, ajoutaient encore à l'éblouissement de l'oeil. Un orchestre puissant faisait retentir d'une musique provocante ces espaces sonores où les femmes aux courtes tuniques, aux cheveux parfumés, ruisselants de pierreries, les bras nus, les épaules nues, arrivaient une à une et se prenaient la main, comme des fées qui se rassemblent pour un joyeux sortilège.

—En vérité, vous êtes jolie à ravir, ce soir, disait Hortense Langin à Nélida retirée avec elle dans un boudoir écarté où l'air était moins étouffant que dans la salle de danse; vous nous éclipsez toutes.

Il est certain que Nélida n'avait jamais été aussi belle. Elle portait une jupe de taffetas bleu glacé de blanc, relevée de côté par un bouquet de jasmin naturel; une guirlande des mêmes fleurs ceignait son front; les feuilles délicates de son bouquet, dépassant un peu l'étoffe du corsage, jetaient une ombre légère et mobile sur sa peau d'albâtre; une longue ceinture flottante indiquait, sans trop les marquer, les purs contours de sa taille virginale. Je ne sais quelle langueur attirante tempérait le sérieux habituel de son visage. Il était impossible d'imaginer rien de plus aérien, de plus chaste, de plus suave; on eût dit qu'elle était enveloppée d'une gaze diaphane qui la voilait à demi et la protégeait contre de trop avides regards.

—Je suis sans doute bien indiscret de rompre un si charmant tête-à-tête, dit M. de Kervaëns qui parut en ce moment à la porte du boudoir.

—Vous voilà donc enfin, dit Hortense, en lui tendant une main qu'il secoua à l'anglaise tandis qu'il saluait respectueusement mademoiselle de la Thieullaye; je croyais que vous ne viendriez plus, et je ne sais pas si j'ai encore une valse pour vous.

Et elle consultait les tablettes d'ivoire où il était d'usage alors que les danseuses très-recherchées écrivissent le nom de leurs danseurs. M. de Kervaëns les lui prit sans façon des mains et lut: le prince Alberti, le marquis d'Hévas…

«Je suis bien aise de voir que vous n'avez pas dérogé pendant mon absence, lui dit-il d'un ton railleur, en regardant Nélida qui souriait; mais ne comptez pas sur moi, aimable Hortense; je suis devenu vieux; j'ai vingt-neuf ans. C'est un grand âge et je ne danse plus.»

Nélida le regarda à son tour d'un air surpris: elle n'avait pas oublié la valse promise la veille au bois de Boulogne, et s'en était même préoccupée plus que de raison, car elle n'avait jamais valsé et redoutait un peu ce premier essai devant tant de monde.

—Ou du moins, continua M. de Kervaëns, je ne danse qu'en des circonstances particulières, et jamais plus d'une fois dans un bal.

—Vous me proposez des énigmes, monsieur Timoléon, dit mademoiselle
Langin un peu piquée.

Ce colloque fut interrompu par l'orchestre qui joua une ritournelle indiquant la mesure à trois temps.

—Puis-je espérer que ce sera celle-ci? dit M. de Kervaëns en s'approchant de Nélida. Et sa voix prit soudain une inflexion tendre, presque suppliante.

—Si cela vous est agréable, monsieur, reprit-elle en se levant. Timoléon lui offrit son bras. Mademoiselle Langin restait confondue, lorsque heureusement, pour la sortir de peine, son valseur arriva; les deux couples se dirigèrent, à travers la foule, vers la salle de danse.

—Vous ne savez pas, monsieur, que je n'ai jamais valsé, dit Nélida à M. de Kervaëns; c'est une première leçon que je vais prendre, et je crains…

—Ne craignez pas ce qui me comble de joie, interrompit Timoléon.

—Mais je serai bien gauche, bien embarrassée.

—J'aurai de l'assurance pour deux, car je suis plein d'orgueil en ce moment. N'ayez crainte; fiez-vous à moi, laissez-vous conduire, et tout ira bien.

Ils étaient arrivés dans le cercle des danseurs. Timoléon passa son bras autour de la taille de Nélida, qui fit un mouvement en arrière comme pour fuir une étreinte inaccoutumée.

—Et d'abord, continua M. de Kervaëns, puisque vous m'accordez en cet instant les droits d'un maître de danse, veuillez bien ne pas vous roidir ainsi; il faut, au contraire, vous abandonner entièrement.

Et il lui fit faire un tour pendant lequel elle se laissa enlever plutôt que conduire.

—C'est à merveille, je vous le jure; encore quelques leçons, et vous serez la meilleure valseuse de Paris; mais ne craignez pas d'appuyer votre bras sur mon épaule; cela me donnera plus de confiance, plus de liberté pour vous diriger… et puis (ceci est pour la galerie qui nous observe) il ne faut pas autant baisser la tête; il faut vous résigner à me regarder quelquefois.

Et Timoléon attachait ses yeux enivrés sur les yeux de la jeune fille inquiète; il osait presser doucement sa taille flexible; et sa main, sans serrer la sienne, la retenait et l'enchaînait par un magnétisme inexplicable. À mesure qu'ils rasaient le sol, d'une vitesse toujours redoublée, au son d'une musique dont le rhythme impérieux arrachait Nélida à elle-même, l'étourdissait, lui donnait le vertige, la jeune fille émue, palpitante, poussée par une impulsion irrésistible dans un tourbillon de lumière et de bruit, sentait monter à son cerveau les perfides exhalaisons du jasmin et l'haleine embrasée, toujours plus proche, de Timoléon qui l'attirait. Il y eut un moment où, pour la garantir du choc d'un couple de valseurs sortis des rangs, il la saisit si fortement et la rapprocha de lui d'un mouvement si brusque, que leurs visages se touchèrent presque. Nélida sentit à son front pâle la chevelure humide et chaude du jeune homme; elle vit son oeil ardent qui plongeait sur elle; un frisson courut dans tout son corps; elle défaillit sous cette étreinte et ce regard auxquels elle était livrée, et sa lèvre entr'ouverte et sa voix mourante laissèrent tomber ces mots que Timoléon but avec ivresse comme un aveu d'amour: «Soutenez-moi et emmenez-moi d'ici, je me trouve mal.»

Il l'arrêta soudain, et sans lui laisser le temps de revenir à elle, l'entraîna, la porta presque dans le boudoir où il l'avait trouvée avec Hortense. La vicomtesse, qui les avait vu passer, accourut effrayée.

—Voici votre tante, dit Timoléon en déposant Nélida sur le divan; je vous laisse avec elle. Pour Dieu! ajouta-t-il à demi-voix, ne valsez jamais avec un autre que moi; je crois que j'en deviendrais fou.

Le reste de la soirée se passa sans que M. de Kervaëns, guidé par un tact exquis, essayât de se rapprocher de Nélida, même sous le plausible prétexte de s'excuser auprès d'elle. Mademoiselle de la Thieullaye lui en sut gré. Elle ne dansa plus, remonta chez elle avant la fin du bal, s'endormit d'un sommeil agité, et s'éveilla à plusieurs reprises, croyant voir Timoléon entrer dans sa chambre.

—… Faisons la paix, disait M. de Kervaëns à mademoiselle Langin qui prenait une glace auprès d'un buffet chargé d'une vaisselle en vermeil où les mets les plus exquis, les fruits les plus savoureux, les plus rares primeurs, défiaient les palais blasés et les goûts difficiles. Vous savez que je hais la jalousie.

—Répondez-moi, dit mademoiselle Langin d'une voix saccadée; pensez-vous à l'épouser?

—Je ne pensais à rien tout à l'heure; c'est vous, avec vos querelles ridicules, qui me forcez de songer à elle; d'ailleurs, après tout, que vous importe? Elle ou une autre, ce sera toujours quelqu'un.

—Pourquoi pas moi, dit Hortense avec un cynisme qui contrastait étrangement avec son jeune visage et l'air modeste qu'elle avait su prendre pour se faire bien voir dans la société où elle était admise.

—Ma chère enfant, reprit M. de Kervaëns en faisant jouer l'éventail qu'Hortense avait posé sur le buffet, je vous l'ai dit si souvent! C'est un malheur, mais qu'y faire? Je suis pétri de préjugés; et jamais, cela est certain, fût-ce Vénus en personne, Vénus douée de toute la sagesse de Minerve, jamais je ne consentirai à épouser une femme qui ne pourra pas mettre sur sa voiture un double écusson.

Il y eut un instant de silence.

—Ce ne sera pas facile, reprit Hortense en suivant son idée. Nélida est romanesque; elle voudra qu'on soit amoureux d'elle.

—Qu'à cela ne tienne! dit Timoléon.

—Elle ne vous croira pas; votre réputation est trop bien établie… Mais tenez, ajouta Hortense en baissant la voix, car plusieurs groupes s'étaient rapprochés du buffet, pour vous, je suis capable de tous les sacrifices; voulez-vous que je m'y emploie? J'ai un grand ascendant sur son esprit; avec toute son intelligence, elle est d'une naïveté incroyable. Mais c'est à une condition…

Se voyant écoutés, ils rentrèrent dans le bal.

À partir de ce jour, Timoléon, avec l'agrément tacite de madame d'Hespel, vit presque journellement mademoiselle de la Thieullaye. Il usa de toutes les ressources de son esprit et de l'expérience que lui donnait le commerce des femmes pour lui plaire et lui persuader qu'il avait ressenti à son approche une soudaine et profonde passion.

Il ne mentait qu'à demi. Blasé par ses succès, dégoûté des moeurs faciles et de l'esprit de salon, fatigué de la bonne et de la mauvaise compagnie qu'il avait fini par trouver également insipides, également dépourvues de vérité et de fantaisie, Timoléon était très-attiré par cette nature sincère qui n'empruntait rien au dehors et qui laissait percer, sous le voile d'une fierté chaste, les exaltations les plus romanesques. La beauté de Nélida le charmait, son grand air flattait ses goûts aristocratiques, c'était d'ailleurs pour lui un mariage superbe; il se monta la tête, et ne tarda pas à se croire sérieusement épris. Mademoiselle Langin, voyant bien qu'il n'y avait plus pour elle le moindre espoir de se faire épouser, et pensant que la meilleure manière de conserver l'amitié de M. de Kervaëns, à laquelle elle tenait par amour-propre, c'était de le servir en cette occasion, s'y employa avec une habileté consommée. Il n'en fallait pas tant pour séduire une femme aussi aimante, aussi peu sur ses gardes que Nélida. Elle ne mit pas en doute un seul instant la tendresse de Timoléon. Les hommes du monde, quand ils ont de l'esprit, poussent la galanterie jusqu'au génie. Comme ils ne font d'autre usage de leurs facultés que celui de se montrer aimables, comme toute leur ambition se concentre sur un seul point, plaire aux femmes, car la faveur du beau sexe constitue la seule supériorité reconnue dans les salons, ils arrivent en ce genre à un art qui mérite d'être admiré. La grâce ingénieuse de leurs soins, leurs attentions si constantes et si délicates, semblent ne pouvoir s'inspirer que d'un coeur profondément touché, et produisent, au moins momentanément, l'illusion d'un amour véritable.

Nélida se crut privilégiée entre toutes les femmes quand Timoléon, à ses genoux, implora d'elle, dans les termes les plus choisis et les plus tendres, le droit de lui consacrer sa vie; et ce fut avec une sécurité aveugle qu'elle s'abandonna dès ce jour à la douceur d'aimer et d'être aimée.

Madame d'Hespel, ravie de ce mariage qui lui permettrait de montrer souvent à ses côtés le jeune ménage le plus élégant de Paris, courut l'annoncer à toute la société, pendant que M. de Kervaëns allait en Bretagne mettre ordre à ses affaires et disposer son château pour y conduire sa nouvelle épouse. Nélida confia au père Aimery son heureuse destinée. Elle s'affligea beaucoup de ne pas voir mère Sainte-Élisabeth, toujours absente; et, nous le disons à regret, elle eut le tort, dans la préoccupation de son coeur, de ne pas songer à demander sa pauvre amie Claudine de Montclair.

DEUXIÈME PARTIE

VII

Un matin, madame d'Hespel et Nélida prenaient le thé dans une salle à manger qui donnait sur le jardin. Un déjeuner servi à l'anglaise couvrait la table; les épagneuls de la vicomtesse sautaient sur les chaises et jappaient impertinemment pour obtenir quelque morceau de mofine ou de sandwich, qu'elle leur distribuait avec une rare complaisance, lorsqu'un domestique vint lui remettre une carte de visite, en ajoutant que la personne était là, qui demandait à se présenter.

—Eh! sans doute, sans doute, s'écria madame d'Hespel, faites entrer tout de suite. C'est Guermann Régnier; tu te souviens bien, Nélida, le fils de la voisine qui nous envoyait de si beaux abricots de son espalier; ce doit être un grand garçon à présent que ce petit vaurien; il va se perdre sur le pavé de Paris; mais c'est bon signe qu'il vienne nous voir.

Comme elle parlait encore, la porte s'ouvrit et un jeune homme d'une fort belle figure entra en saluant profondément. La vicomtesse, sans quitter sa place, lui tendit la main; il s'approcha et porta cette main à ses lèvres. Nélida le regardait avec une curiosité mêlée de quelque embarras, ayant peine à reconnaître dans ce jeune homme à la taille élancée, au visage pensif, au noble front, le petit villageois de rustiques allures qu'elle avait connu jadis.

—Soyez le bienvenu, mon enfant; et d'abord asseyez-vous là, près de moi. À bas, Djett, à bas, disait la vicomtesse, en donnant du bout des doigts une tape à son épagneul favori qui ne se pressait pas de céder sa place. Comme vous voilà grandi! et beau garçon vraiment; qui aurait dit cela? Et la chère mère, comment va son rhumatisme? Et son espalier, est-il encore de quinze jours en avance sur celui d'Hespel? Qu'est-ce que vous venez faire à Paris? des folies! pas trop, j'espère. Il faut être sage, mon enfant, il faut venir nous voir souvent; vous trouverez toujours votre couvert mis chez moi, mon cher Guermann.

Ce fut pendant dix minutes un déluge de paroles protectrices qui ne permit pas à Guermann de placer un mot. Plusieurs fois il réprima un léger sourire.

—Vous êtes mille fois bonne, madame, dit-il enfin, profitant d'un moment où les chiens, oubliés pour lui, importunaient de plus belle et forçaient leur maîtresse à s'occuper d'eux; ma mère se porte à merveille et m'a chargé de ses respectueux hommages. Moi, je suis à Paris depuis longtemps déjà; si je n'ai pas eu l'honneur de me présenter chez vous jusqu'ici, c'est qu'un travail incessant, presque au-dessus de mes forces, absorbait mes heures. Il m'a fallu tout à la fois gagner ma vie pour ne pas rester à la charge de ma mère, si peu riche, comme vous savez, et m'efforcer d'acquérir un talent; il m'a fallu étudier et produire; devenir artiste, car telle était ma vocation, et rester artisan, car telle était la condition de mon existence précaire. Ce n'était pas chose facile. Heureusement j'avais été, vous, ne le savez que trop, madame, un enfant obstiné et ingouvernable, c'est-à-dire un de ces enfants qui deviennent des hommes persévérants et durs à la peine. J'ai eu aussi la fortune de rencontrer un maître qui n'a cessé de me donner courage. Depuis cinq ans je travaille à l'atelier de…

—Vous êtes peintre, interrompit la vicomtesse; ah! je vous en fais mon compliment; c'est un état bien agréable. Vous peignez l'aquarelle ou la miniature?

—J'espère faire des tableaux d'histoire, répondit le jeune homme avec une assurance tranquille. Jusqu'à présent j'ai peint un peu de tout. Il a fallu me conformer au goût des marchands et subir leurs exigences, si brutales avec quiconque n'a pas encore de réputation, et je viens de terminer les deux seules toiles que je puisse véritablement avouer: le portrait de ma mère et le Pêcheur de Goethe. Le but de ma visite, madame, était de vous demander si vous voudrez bien honorer mon atelier de votre présence; mon maître a daigné monter hier mes six étages et m'assurer qu'il ne me renierait pas.

—Avec le plus grand plaisir, mon enfant, nous irons dès demain, Nélida et moi; et si, comme j'en suis sûre, vous avez fait une belle chose, si vous n'êtes pas trop exagéré dans vos prix, je vous enverrai toute ma société, et vous aurez probablement d'ici à peu quelque bonne commande.

Disant cela, elle achevait son thé et se levait pour passer dans le jardin, lorsqu'on vint l'avertir que sa couturière l'attendait depuis longtemps et demandait ses ordres. Nélida et Guermann, qui ne s'étaient encore rien dit, se trouvèrent seuls en présence sur le perron.

—C'est une bien belle vie que celle d'un grand artiste, dit Nélida en descendant les degrés. (Quelque chose l'avertissait qu'elle avait à réparer la bienveillante indélicatesse de sa tante.) Sentiez-vous déjà du goût pour la peinture quand nous jouions ensemble à Hespel?

Ce nous, qui rétablissait l'idée d'égalité, presque d'intimité entre Guermann et elle, se plaça naturellement sur les lèvres de la jeune fille comme la plus indirecte et la plus exquise des réparations. L'artiste le sentit ainsi, car, au moment même, le pied de Nélida ayant glissé sur la dernière marche, il saisit son bras pour la retenir, et la serra peut-être un peu plus longtemps qu'il n'eût été strictement nécessaire.

—J'ai toujours aimé contempler les belles lignes à l'horizon, et, tout enfant, mes yeux prenaient un plaisir infini au jeu de la lumière dans le feuillage, reprit-il. Au temps que vous me rappelez, je m'étais déjà essayé souvent à reproduire des formes qui me charmaient. J'avais dessiné, ou du moins cru dessiner, des troncs d'arbres, des animaux au repos, le porche ogival de notre vieille église; mais la première fois que je me complus dans mon oeuvre, le premier jour où je sentis un tressaillement intérieur, une vocation, pardonnez-moi ce mot qui vous semble peut-être bien ambitieux, ce fut… Vous souvenez-vous de ce jour où je volai pour vous une branche de cerises?

—Assurément, dit Nélida qui s'enfonçait avec Guermann sous une longue tonnelle de lierre et de vigne vierge; vous étiez un vrai bandit alors, et moi une pauvre petite pleureuse.

—Vous savez qu'on vous gronda très-fort. Votre tante fit connaître à ma mère tout son déplaisir; on me signifia que je ne serais plus reçu au château, puisque je vous entraînais à la désobéissance. Indigné, le coeur plein de rage, je ne songeai qu'à me venger. Pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, je forgeai et je rejetai tour-à-tour une foule de projets risibles, mais qui me paraissaient, dans le paroxysme de ma colère, d'une exécution très-facile. Le plus timide n'allait à rien de moins qu'à brûler le château d'Hespel, à vous enlever à travers les flammes, et à tuer résolument tous ceux qui oseraient tenter de me barrer le chemin. N'oubliez pas que j'avais treize ans alors. Ces accès d'une fureur concentrée me brisèrent. Bientôt la douleur, une douleur plus tranquille, quoique plus intense encore peut-être, prit le dessus. Je formai la résolution calme, et j'oserais dire religieuse, de conserver de vous quelque chose que personne dans l'univers ne pourrait jamais me ravir, votre image.

—Comment! dit Nélida, vivement intéressée à ce récit.

—Me promettez-vous de ne pas vous offenser? continua Guermann; les enfants, et un peu aussi les artistes, ne sont pas toujours responsables de leurs actes.

—Ce que vous avez à confesser est donc bien terrible? dit Nélida en souriant.

—Vous allez en juger, répondit Guermann. Ou plutôt non; ne jugez rien; faites descendre sur moi toutes vos indulgences.

—Ne sommes-nous pas de vieux amis? une indulgence réciproque est le lien de toute amitié vraie.

—Je tirai d'un bureau, où je l'avais serré avec soin, un portefeuille, héritage de mon père; j'allai dans la campagne, et, repassant exactement par les sentiers où nous avions marché ensemble, je vins m'asseoir sur le bord d'un fossé où vous vous étiez reposée. Là, mettant ma tête dans mes deux mains et fermant les yeux afin de n'être distrait par aucun objet extérieur, je concentrai longtemps sur vous toute ma pensée, je m'imprégnai tout entier, si je puis m'exprimer ainsi, du souvenir de votre grand front si fier, de votre belle chevelure, de votre doux et triste regard; je fis à Dieu un voeu étrange…

—Lequel? dit Nélida, de plus en plus attentive.

—Dispensez-moi de vous le dire, dit Guermann avec un sourire mélancolique; je n'aurai jamais à l'accomplir. Puis, continua-t-il en reprenant son récit, saisissant un crayon avec un enthousiasme incroyable dans un enfant tel que je l'étais alors, je traçai d'une main audacieuse une figure qui, certes, était bien loin de vous égaler en beauté, mais qui pouvait, à des yeux prévenus et à un coeur plein de vous, rendre un instant d'illusion et rappeler votre présence. Lorsque j'eus fini, je ressentis une si vive joie, je fus saisi d'un transport tel, que je tombai à genoux devant mon oeuvre, et ma poitrine gonflée se soulagea par un torrent de larmes. Quand je voulus me relever, mes jambes ne me soutenaient plus; mon front était baigné d'une sueur froide; je tremblais de tous mes membres. Ce fut avec une peine infinie que je me traînai jusqu'au village; il fallut me mettre au lit. J'y restai quinze jours, en proie à une fièvre presque toujours accompagnée de délire.

Le premier jour de ma convalescence, à peine en état de parler, j'annonçai à ma mère que je voulais aller à Paris et devenir un grand peintre. La pauvre femme fut consternée; elle pensa que j'étais repris d'un accès, tant cette résolution lui parut insensée. Mais mon pouls était calme, et j'expliquai avec beaucoup de lucidité un projet qui semblait bien arrêté dans mon esprit. Le médecin, qui ne manquait pas d'un certain goût, et qui avait vu le dessin resté sous mon chevet pendant ma maladie, crut reconnaître dans cette esquisse hardie les signes certains d'un talent véritable. Il rassura ma mère, et l'exhorta à ne pas contrarier mon désir. L'excellente femme consentit à tout; mais, inquiète pour mon jeune âge, elle me supplia d'attendre encore deux années. Le docteur calma mon impatience en promettant de guider mes études et de me fournir de bons modèles. Enfin, les deux années écoulées, nous vînmes à Paris; ma mère m'installa dans une petite chambre, voisine de la demeure d'un de ses parents qui, par le plus grand des bonheurs, se trouvait être l'ami de… Celui-ci me reçut à son atelier sans vouloir accepter aucune rétribution. Confiante en la Providence qui protégeait ainsi mes premiers pas, ma mère retourna dans son village. Elle avait voulu me conduire chez madame d'Hespel, dont la bonté lui était connue; je m'y refusai. Quand je serai devenu un grand peintre, lui dis-je, j'irai moi-même prier mademoiselle de la Thieullaye de venir voir mon oeuvre; jusque-là il ne faut pas qu'elle entende parler de moi. Je ne veux pas être protégé, je veux être applaudi. Cela était bien orgueilleux, bien fou assurément; vous allez en rire de pitié; et pourtant me voici, après sept années de silence et de travail; et si, demain, un regard de vous s'arrête avec complaisance sur la toile que j'ai animée de mon souffle, si vous éprouvez quelque sympathie pour ces créations de mon âme et de ma main, je me sentirai le premier, le plus grand entre les mortels. Sinon, si vous me trouvez indigne de vos louanges, si votre coeur ne s'émeut pas à la vue de mon oeuvre imparfaite, je souffrirai immensément, je l'avoue, mais je ne me découragerai point. Je m'enfermerai de nouveau, un an, dix ans, s'il est nécessaire; et, au bout de ce temps, vous me reverrez encore, et je vous tiendrai le même langage. Je vous dirai comme aujourd'hui: Venez, venez chez le pauvre artiste inspiré ou abusé; prononcez son arrêt; donnez-lui sa couronne de laurier ou sa couronne d'épines; car son génie ou sa folie, sa gloire ou sa misère viennent de vous, c'est vous qui en êtes responsable devant Dieu.

Guermann s'était animé en parlant ainsi, et sa parole chaleureuse avait un accent de vérité entraînante. Nélida était très-émue. Elle entendait pour la première fois l'expression d'un enthousiasme poétique, qui n'était ni le langage de l'amour ni celui de la religion, mais qui s'inspirait de tous deux. Elle découvrait tout d'un coup, de la manière la plus inattendue, et sans qu'il fût possible de s'en offenser, que depuis sept années elle régnait sur un coeur plein de courage, sur un noble esprit, sur un grand génie peut-être! Elle se voyait l'arbitre d'une destinée, ayant charge d'âme, revêtue soudain de ce caractère de Béatrix, qui a été le rêve de toute les femmes capables de concevoir l'idéal; et disons-le, elle sentait naître au plus profond de son âme un immense orgueil. Ce sentiment n'était peut-être pas aussi chrétien qu'on eût pu le souhaiter dans une élève docile du père Aimery; mais, nous le demandons, quelle est la femme, si humble qu'on la suppose, qui repousse avec bonne foi un culte désintéressé et qu'elle consente en secret à résider sur l'autel pour y respirer, muette et voilée, le pur encens du sacrifice?

—Nous montrerez-vous ce portrait demain? dit Nélida, après un moment de silence et en continuant de marcher.

Une faible brise jouait au-dessus de leurs têtes avec les festons pendants du lierre et de la vigne vierge, qui s'entrechoquaient contre le treillis de fer et formaient un bruissement continu, doux et plaintif.

—À vous, quand vous l'ordonnerez, répondit Guermann; mais il faudra que nous soyons seuls. Jamais, excepté le bon docteur qui le découvrit par surprise, personne n'a vu ce dessin; jamais personne ne le verra; ce serait une profanation. Ce portrait est mon seul culte, ma seule idole. Toute ma vie passée, tout mon avenir sont là dans ces quelques lignes tracées d'une main enfantine, sous la domination d'une puissance invisible. Toute mon ambition, tout mon orgueil, ajouta-t-il après quelques hésitation, sont dans ce nom que je n'ose plus prononcer…

—Nélida! s'écriait en ce moment madame d'Hespel à l'autre extrémité du berceau. Les deux jeunes gens s'arrêtèrent comme frappés d'un coup électrique.

—Nélida, dit Guermann à voix basse et se parlant à lui-même. Ce n'est pas moi qui l'ai dit, ajouta-t-il en levant les yeux sur la jeune fille.

Elle pressa le pas et se mit à courir pour rejoindre sa tante. Il s'agissait d'un habit de cheval à essayer. Elle rentra en toute hâte, sans se retourner pour dire adieu à Guermann qui venait à quelques pas derrière elle.

L'artiste prit aussitôt congé de madame d'Hespel. La vicomtesse lui promit encore de venir le lendemain à son atelier.

VIII

Une heure après, la vicomtesse faisait appeler Nélida.

—Mon enfant, lui dit-elle, apprêtez-vous pour sortir; j'ai demandé mes chevaux, et nous irons surprendre Guermann à son atelier. En lui promettant d'y aller demain, j'avais oublié les courses; après-demain j'ai la matinée musicale de madame de Blonay; jeudi la lecture de Charles V; notre visite serait ajournée indéfiniment, et j'en aurais du regret. Je m'intéresse beaucoup à ce jeune homme, beaucoup, beaucoup, et je veux écrire à sa mère comment j'aurai trouvé ses peintures. Allons-y tout de suite, ce sera bien plus aimable.

Nélida n'avait pas d'objection; elle monta en voiture avec sa tante, et, dix minutes après, elles entraient toutes deux dans une étroite allée de la rue de Beaune, et montaient un escalier obscur, précédées d'un laquais fort surpris d'avoir à conduire sa maîtresse dans un pareil lieu.

—Ouf! disait la vicomtesse en s'arrêtant un peu à chaque étage et riant aux éclats; et de trois; et de quatre; encore un peu de vertu, et nous sommes au ciel.

Nélida ne riait pas. L'aspect de cette maison misérable, de cet escalier sale et tortueux, lui serrait le coeur. Quel contraste avec les degrés couverts de tapis de l'hôtel d'Hespel et de toutes les somptueuses demeures qu'habitaient ses amies! Ainsi que toutes les femmes de son rang, élevées dans le monde et pour le monde, mademoiselle de la Thieullaye savait, à la vérité, qu'il y avait des pauvres; elle l'avait entendu dire en chaire; elle en avait aperçu de loin, dans les rues, et faisait à toutes les quêtes de larges offrandes; mais jamais une réalité brutale n'avait frappé ses yeux; jamais elle n'avait été provoquée à la réflexion sur cette loi inexorable de travail et de misère qui pèse si rudement sur le plus grand nombre des hommes. Elle ne se faisait aucune idée de la condition amère de ceux que des talents supérieurs, des instincts élevés, des moeurs délicates, ne mettent pas à l'abri du besoin, et qui, loin de pouvoir s'abandonner aux ambitions nobles qui les sollicitent, se voient forcés de se courber sous un labeur grossier qui leur assure à peine l'existence. Ces pensées lui venaient pour la première fois en entrant dans la demeure de Guermann, de cet homme dont elle se savait adorée, et à qui son coeur décernait en secret la palme du génie. Elle se rappelait ses paroles: «Il a fallu que je devinsse artiste en restant artisan; et des larmes s'amassaient au bord de sa paupière, quand le domestique, arrivé au sixième palier, sonna avec force à une petite porte basse sur laquelle était clouée une carte de visite portant le nom de Guermann Régnier. Quelques minutes se passèrent sans que personne vînt ouvrir. Le valet irrité allait ressaisir la sonnette, lorsqu'on entendit le bruit d'une porte intérieure; des pas légers approchèrent et une voix de femme, hésitant un peu, dit: Est-ce toi, Virginie?

—C'est moi, répondit madame d'Hespel en déguisant sa voix et s'applaudissant de son stratagème. En effet, la clé tourna dans la serrure, et la vicomtesse entrant brusquement se trouva dans une pièce à peine éclairée, face à face avec une ravissante créature qui, les bras nus, les cheveux tombant sur ses épaules, poussa un cri et s'enfuit par une porte vis-à-vis la porte d'entrée; madame d'Hespel l'entendit qui disait:

—Guermann, ce sont des dames; où vais-je me cacher?

—C'est un modèle apparemment, dit la vicomtesse à Nélida surprise d'une si étrange apparition; on est exposé à cela chez les peintres. Par bonheur, c'est une femme, et nous pouvons entrer.

Guermann parut à la porte de l'atelier. Il était vêtu d'une blouse et d'un pantalon de toile grise; il tenait sa palette et son appuie-main.

—Mon Dieu, madame, s'écria-t-il en apercevant la vicomtesse vous me voyez couvert de confusion. Excusez-moi de vous recevoir dans un accoutrement pareil, mais je ne m'attendais pas…

—Bah, bah, cela ne fait rien du tout, mon enfant, interrompit la vicomtesse en entrant résolument dans l'atelier; l'impatience de voir toutes vos belles choses nous a fait devancer le jour et l'heure. Nous vous gênons peut-être, ajouta-t-elle en jetant un regard inquisitif autour d'elle; vous faisiez poser un modèle?

La jeune fille qui lui avait ouvert et qui s'était blottie derrière le poêle après avoir pris à la hâte et jeté sur ses épaules un morceau de rideau pourpre qui drapait un mannequin de cardinal, rougit jusqu'au front. Les deux bras croisés sur sa poitrine, les yeux baissés, retenant son haleine, elle était dans un état de contrainte et de souffrance visible.

—Mademoiselle a l'obligeance de poser pour la chevelure, dit Guermann avec gravité; je n'en connais pas de plus belle, et elle a bien voulu consentir…

La jeune fille leva les yeux, deux yeux pétillants de jeunesse, et regarda l'artiste d'un air qui voulait dire: Merci.

—Je ne suis pas assez riche pour payer des modèles, reprit Guermann à demi-voix, en conduisant la vicomtesse et mademoiselle de la Thieullaye devant le chevalet qui portait sa composition d'après la ballade de Goethe.

—Quel drôle de sujet! dit madame d'Hespel; il faut savoir l'allemand sans doute pour comprendre cela?

—Ce qui m'a déterminé dans le choix de ce sujet dit Guermann, en s'adressant à Nélida qui contemplait avec émotion ce tableau d'une pureté de lignes et d'une harmonie de ton qui devait frapper les yeux les moins exercés, c'est un enfantillage et une présomption. Un enfantillage, parce que depuis ma première jeunesse j'ai conçu un goût passionné, absurde, ridicule pour les nénuphars, et que cette scène me donnait l'occasion d'en faire.

Nélida s'approcha de la toile comme pour examiner un détail, mais en réalité pour cacher une vive rougeur.

—Une présomption, parce que je savais que Goethe jugeait ce sujet impossible, et qu'il avait blâmé beaucoup un peintre de l'avoir choisi. Vous ne sauriez croire, mademoiselle, combien ce mot impossible soulève dans le coeur d'un artiste de bouillonnements audacieux, comme il provoque à la lutte, comme il excite à la témérité. Cette parole de Goethe retentit pendant six mois à mes oreilles, jour et nuit, sans me laisser de trêve. Je ne trouvai un peu de repos que lorsque ayant, pour ainsi dire, accepté le défi, j'ébauchai le tableau que vous voyez là; il vous paraît, à coup sûr, une pauvre victoire remportée sur l'opinion du grand poète; mais aux premiers jours d'un puéril enivrement, il me parut un chef-d'oeuvre tel, que je croyais à chaque instant voir se dresser devant moi l'ombre de Goethe, sorti tout exprès de la tombe pour venir m'applaudir et se reconnaître vaincu.

Pendant que Guermann parlait ainsi, la vicomtesse jetait les yeux çà et là dans tous les recoins de l'atelier; mais Nélida, curieuse, étonnée, pénétrant pour la première fois par ces quelques mots dans les mystères de l'art, Nélida à qui s'ouvraient en ce moment des horizons tout nouveaux de poésie, écoutait avidement les discours du jeune artiste et ne songeait point à l'interrompre.

—Savez-vous, Nélida, que cette Naïade vous ressemble? dit enfin madame d'Hespel.

—Voici le portrait de ma mère, dit Guermann, pour détourner l'attention de la vicomtesse. Et, passant auprès de Nélida en approchant son chevalet, il lui jeta ces mots qui entrèrent dans le coeur de la jeune fille comme un fer brûlant:

—Je ne puis vivre pour vous; mais rien ni personne au monde ne saurait m'empêcher de vivre par vous.

—Ah! pour le coup, voilà qui est merveilleux, s'écria la vicomtesse. Cela est frappant, cela parle. C'est comme si on la voyait, cette bonne madame Régnier, avec son beau fichu des dimanches et sa broche d'améthyste. Voilà bien ces petites boucles à la neige, dont elle n'a jamais voulu se départir, quoi que j'aie pu dire et faire. Ah! mon Dieu, cela donne envie de rire, tant c'est ressemblant. Et son vieux fauteuil à ramages… rien n'y manque; on dirait qu'elle va vous dire bonjour. Franchement, mon ami, j'aime mieux cela que votre Naïade; elle n'est pas trop naturelle cette Naïade; elle a bien un faux air de Nélida, mais pourtant je n'ai jamais vu de femme comme cela.

—Je doute, en effet, madame, reprit Guermann, qui commençait à perdre patience, que vous ayez vu beaucoup de Naïades.

—Ah çà! mon enfant, continua madame d'Hespel, sans faire attention à cette réponse, nous ne voulons pas vous déranger plus longtemps, nous reviendrons. Il faut que mademoiselle achève de poser, ajouta-t-elle, en se rapprochant de la jeune fille qu'elle examina curieusement. Celle-ci, qui avait repris contenance, et qui n'était peut-être pas fâchée d'un examen qu'elle savait ne pas devoir lui être défavorable, regarda madame d'Hespel avec gaîté et malice; un charmant sourire ouvrit sa lèvre vermeille et appétissante comme une cerise que vient de fendre un rayon de soleil.

—Vous viendrez nous voir bientôt, n'est-ce pas? reprit la vicomtesse en se tournant vers Guermann qui la reconduisait. Il faut vous dire que je suis peintre aussi, moi. Par exemple, je suis très-coloriste; l'éclat de la couleur me séduit, et, peut-être, j'en conviens, est-ce un peu aux dépens de l'exactitude rigoureuse du trait.

Guermann sourit et promit de venir dès le lendemain; il accompagna la vicomtesse jusqu'au bas de ses six étages, et, donnant la main à Nélida pour l'aider à monter en voiture: «Je vais rentrer dans le temple, dit-il; l'esprit y est venu; mon travail est béni, ma destinée consacrée.»

Nélida rentra chez elle en proie à une grande agitation. Depuis le bal chez sa tante, depuis cette valse éperdue où le secret de sa jeunesse, échappé dans le trouble de ses sens, avait été recueilli par un homme qui allait devenir son époux, elle croyait avoir conçu pour cet homme un amour passionné, éternel. Tout ce qu'elle éprouvait à l'approche de Timoléon, le léger embarras d'une pudeur délicate, une reconnaissance naïve de ses soins, une admiration complaisante pour la supériorité de son esprit et les agréments de sa personne; toutes ces sensations confuses étaient si nouvelles, si délicieuses, que Nélida ne doutait pas que ce ne fussent là les émotions profondes d'une âme pénétrée d'amour. Le charme des confidences et les discours artificieux de mademoiselle Langin entretenaient son erreur. Elle songeait aussi, avec ravissement, à la vie poétique qu'elle allait mener. Elle se représentait l'antique château en Bretagne, que Timoléon décrivait si bien; les vastes landes de bruyères roses, les roches druidiques, les courses à cheval à travers la contrée sauvage, le long des falaises retentissantes, sous l'escorte d'un noble cavalier qui lui parlait le langage sérieux et doux de la foi jurée et du légitime amour. Se sentant attachée déjà par les liens d'une sympathie réciproque, elle était charmée, confiante, calme, et n'imaginait pas qu'il pût exister sur la terre de tendresse plus vive et de félicité plus grande que la sienne.

Et tout à coup, c'est une autre pensée qui se lève dans son âme; c'est une autre préoccupation qui l'absorbe, une autre destinée qui l'intéresse. C'est l'atelier du peintre, et non plus le château du grand seigneur, qui attire son imagination et la retient captive; c'est Guermann et non plus Timoléon, dont elle voit l'image à ses côtés!

Ô passion, passion, force impitoyable qui nous entraîne et nous brise! souffle embrasé qui nous pousse à travers la vie dans un tourbillon de douleurs et de joies inconnues au reste des hommes! amour, désir, ambition, génie, quel que soit le nom qu'on te donne, aigle ou vautour jamais rassasié! heureux les mortels dont tu n'as pas daigné faire ta proie! heureux les pacifiques qui n'ont point senti ton approche! Heureuse, entre toutes, la femme qui n'a jamais ouï le frémissement de tes ailes menaçantes agiter l'air au-dessus de sa tête!

IX

Le lendemain, vers la chute du jour, Guermann entrait dans le petit salon que madame d'Hespel appelait son atelier. C'était une pièce tendue de satin vert, éclairée par le haut, encombrée de prétendus objets d'art et d'une multitude d'ustensiles, aussi élégants qu'incommodes, qui servaient à la vicomtesse dans l'exercice de son talent de peinture.

—Vous me prenez en flagrant délit, s'écria-t-elle en voyant Guermann, et dans mon costume d'artiste.

C'était une façon détournée de lui faire remarquer ses bras nus encore bien conservés, sa taille bien prise dans une robe juste en cachemire feuille morte, et son tablier de dentelle noire coquettement relevé comme celui d'une soubrette de théâtre.

—Vous allez dédaigner mes oeuvres, continua-t-elle, car vous autres peintres d'histoire, comme on dit, vous faites fi du genre. J'avais commencé l'huile il y a trois ans; mais franchement, cela sent trop mauvais, c'est trop sale. J'ai préféré l'aquarelle, et je crois avoir été à peu près aussi loin que possible dans l'arrangement des intérieurs. Or, mieux vaut la perfection dans un petit genre que la médiocrité dans un grand, n'est-il pas vrai?

—Sans aucune espèce de doute, dit Guermann qui souriait imperceptiblement.

—Tenez, mais soyez sincère, reprit la vicomtesse; je puis tout entendre; je n'ai pas l'ombre de vanité. Voici d'abord le Chien de la famille; c'est entièrement de mon invention; ce chien a une préférence pour le petit garçon que vous voyez là, et les autres enfants sont jaloux. N'est-ce pas que j'ai bien rendu ma pensée? Quel regard a la petite fille, surtout! Oh! ce n'est pas grand'chose, reprit-elle avec un peu d'humeur, voyant que Guermann n'ouvrait pas la bouche; il ne faut pas chercher là une scène épique; mais c'est naïf, c'est simple. Puis, voici le Retour du marin. J'ai fait cela à Dieppe; un peintre anglais a retouché la vague du premier plan qu'il trouvait trop bleue; mais il m'a assuré que les autres étaient excellentes, quoique ce fût mon début.

—Permettez-moi de vous dire que vous êtes une femme adorable, dit
Guermann en lui baisant la main.

La vicomtesse fut touchée.

—Oh! dit-elle avec une certaine émotion, c'est que je suis vraiment artiste, moi; j'ai souffert la persécution pour l'art. Mes amies trouvaient mauvais que je me livrasse autant à mon goût de peinture; elles prétendaient que cela m'entraînait à des relations peu convenables; elles m'ont même menacé de déserter mon salon. Mais j'ai fait tête à l'orage, et je suis parvenue à tout concilier, j'ai un jour spécial pour les artistes: le lundi. Je leur donne à dîner; le soir on chante, on dessine dans mes albums; quelquefois nous jouons des charades; c'est fort intéressant, et nous nous amusons beaucoup. Ceci, continua-t-elle, sans se douter le moins du monde qu'elle fût en ce moment plus impertinente que toutes ses amies, c'est la fille de mon jardinier qui m'apporte des roses dans une corbeille. Veuillez remarquer cette petite chenille verte; est-ce nature, cela? Mais il faut que vous m'aidiez à terminer la chèvre que j'ai mise pour remplir ce vide, à gauche; je n'ai jamais pu parvenir à faire son poil assez luisant.

Guermann s'assit de la meilleure grâce du monde et prit le pinceau de la vicomtesse.

—Venez voir, dit madame d'Hespel à Nélida qui entra au bout de quelques minutes, comme ce bon Guermann est obligeant. Le voilà qui fait merveille dans mon tableau. C'est admirable comme cette chèvre ressort à présent; il faut en convenir, je l'avais tout à fait manquée.

—Un peu de patience, madame la vicomtesse, dit Guermann sans se déranger de son travail; vous avez une telle finesse de pinceau qu'il m'est très-difficile de ne pas faire tache. J'en ai pour une heure, au moins. Me permettez-vous de m'établir là?

—Bien, bien, mon enfant, vous m'enchantez. Malheureusement je suis forcée de sortir, mais Nélida vous tiendra compagnie et je vous trouverai en rentrant. Vous dînez avec nous.

La vicomtesse, toujours affairée, sortit avec pétulance, laissant, de la meilleure foi du monde, mademoiselle de la Thieullaye et le jeune artiste dans un dangereux tête-à-tête.

—Trouvez-vous réellement ces compositions jolies? dit Nélida en s'asseyant sur un grand fauteuil en velours où la vicomtesse faisait poser son chien.

—Je trouve votre tante la personne la mieux intentionnée qu'il y ait au monde, répondit Guermann, et tout ce qui me rapproche de vous me semble l'oeuvre des dieux. Nous sommes des parias, continua-t-il comme en se parlant à lui-même et suivant le cours intérieur des réflexions que le babil inconsidéré de madame d'Hespel avait provoquées; je le sais. La société, dans son dédain superbe, nous traite comme de vils artisans qui trafiquent d'un morceau de marbre ou de quelques aunes de toile recouverte de couleur; elle se persuade que notre ambition suprême doit être d'obtenir les louanges des grands seigneurs blasés et d'amuser l'ennui des femmes nerveuses. Je n'ignore pas que, lorsqu'on a marchandé et payé le travail de nos mains (car lequel d'entre ces gens sans coeur imaginerait qu'il y a là une inspiration de l'âme?), lorsqu'on nous a jeté notre salaire, on se détourne de nous comme de gens sans aveu…

—Vous êtes injuste, dit Nélida, qui voyait les doigts du jeune artiste se crisper et son visage s'enflammer de colère.

—Ô Nélida! reprit-il en se levant et en jetant loin de lui le pinceau de madame d'Hespel, ils nous dédaignent, ils nous méprisent; mais qu'importe! L'art est grand, l'art est saint, l'art est immortel. L'artiste est le premier, le plus noble entre les hommes, parce qu'il lui a été donné de sentir avec plus d'intensité et d'exprimer avec plus de puissance que nul autre, la présence invisible de Dieu dans la création. Il exerce ici-bas un sacerdoce outragé, mais auguste. C'est à lui seul que la Divinité sourit dans l'harmonie des mondes; lui seul a le secret de l'infinie beauté. Les transports de son âme ravie sont le plus pur encens que le Créateur voie monter de la terre vers le ciel.

Guermann marchait à grands pas dans la chambre. Nélida le suivait des yeux, alarmée de l'état violent où il semblait être, mais dominée, fascinée, en quelque sorte, par sa parole enthousiaste qu'elle ne comprenait qu'à demi. Le jeune artiste déclama encore longtemps sur ce ton. Il avait une sorte d'irritabilité nerveuse et une verve de colère qui, par moments, touchaient à l'éloquence. Prompt à saisir tout ce qui caressait l'orgueil qui faisait le fond de sa nature, il avait accueilli avec ardeur, en ces dernières années, les théories qu'une école célèbre prêchait à la jeunesse. Les opinions saint-simoniennes avaient trouvé en lui un fervent adepte. Tout le temps que lui laissait l'exercice de son art, il le consacrait à suivre les prédications et à se pénétrer des doctrines du nouvel évangile. Cette glorification de la beauté et de l'intelligence, cet appel à la femme inconnue que chacun espérait en secret rencontrer, cette réhabilitation de la chair, pour me servir de l'expression consacrée, tout cela était bien fait pour séduire de jeunes hommes dans la première fougue des ambitions et des voluptés. Guermann surtout, dont aucune étude solide ne prémunissait l'esprit et qu'aucune influence modératrice n'avertissait dans ses écarts, se jeta avec ivresse dans le torrent d'idées fausses et vraies, rationnelles et insensées, qui, à cette époque, faisaient irruption dans la société. Il lut, il écouta, il accepta tout au hasard, pêle-mêle, sans choix, sans contrôle, parce que tout flattait ses penchants désordonnés; et il arriva en peu de temps, non à une conviction sérieuse et sincère, mais au sentiment âpre et maladif des inégalités sociales et des préjugés iniques qui se dressaient contre lui.

Se voyant écouté avec un mélange de crainte et de surprise bien fait pour charmer sa vanité, Guermann, dans les fréquents tête-à-tête qui se succédèrent, rappela souvent le sujet favori de ses improvisations, et développa à Nélida, en voilant ce qui aurait pu inquiéter ses croyances et surtout ses chastes instincts, l'ensemble de la doctrine saint-simonienne: jetant ainsi dans l'esprit de la jeune fille une perturbation qui favorisait le trouble chaque jour croissant de son coeur.

Madame d'Hespel, incapable de s'amuser longtemps d'une même chose, avait laissé là les pinceaux pour une oeuvre de charité dont elle se faisait fondatrice. Elle était tout le jour hors de chez elle et ne s'occupait plus de Guermann, ni même de Nélida, à qui sa position d'accordée interdisait les visites et les réunions du soir. Ainsi les deux jeunes gens, par un hasard étrange, se trouvaient livrés à eux-mêmes, et se voyaient dans une intimité constante avec la liberté la plus entière, sans que personne au monde pût songer à le trouver mauvais. Guermann prenait un plaisir extrême à initier Nélida aux mystères de l'art et aux premiers éléments des théories, sociales. L'exquise organisation de la jeune fille la rendait aussi apte au sentiment de la beauté dans la forme qu'à la perception des vérités abstraites. Comme nous l'avons dit, c'était un monde nouveau qui se découvrait à ses yeux, un temple dont les portes d'ivoire s'ouvraient, comme par magie, à la parole du jeune lévite. Elle n'avait aucune défiance, et comment en aurait-elle eu? Guermann parlait et appliquait à son art le langage mystique des croyants. Le beau, selon lui, c'était Dieu; l'art était son culte; l'artiste son prêtre; la femme aimée, c'était la resplendissante Béatrix, pure et sans tache, qui guide le poëte à travers les régions célestes.

Le profond respect qu'il gardait dans ses libres tête-à-tête avec Nélida, l'intérêt en apparence étranger qui les animait, aveuglaient la jeune fille et la rassuraient de plus en plus sur la nature d'un sentiment qu'elle n'avait pas vu naître sans effroi; ou plutôt elle ne pensait plus à s'en rendre compte; elle ne sentait pas le progrès envahissant que Guermann faisait dans son coeur. Le voyant chaque jour, elle n'avait pas le temps de s'apercevoir combien sa présence lui était devenue nécessaire. En acceptant tacitement le rôle de Béatrix dont il l'avait revêtue, elle ne songeait pas qu'elle s'engageait et liait en quelque sorte sa destinée à celle d'un homme dont ne la rapprochaient ni les liens du sang, ni même les rapports sociaux. Elle oubliait tout doucement Timoléon en croyant ne faire que l'attendre. Le langage de Guermann était d'ailleurs à tel point différent, elle était entrée avec lui dans un ordre d'idées si supérieur, qu'aucune comparaison ne pouvait se présenter à son esprit; aucun rapprochement n'était possible. Elle ignorait même si Guermann était instruit de son prochain mariage; jamais leur entretien ne se rapportait à la vie réelle. Le jeune artiste, enthousiaste et inspiré, l'avait ravie avec lui dans les sphères idéales, et semblait craindre d'en redescendre. Mais le jour n'était pas loin où ils allaient tous deux en être précipités.

X

Un jour Guermann était seul avec Nélida dans l'atelier de madame d'Hespel. Il lui montrait une série de dessins d'après les stances du Vatican, et la jeune fille écoutait, attentive et charmée, ce qu'il lui racontait de l'existence pleine, féconde, épanouie et glorieuse de Raphaël Sanzio, de ce fils d'un ange et d'une Muse, comme on l'a si bien nommé. Elle s'étonnait avec candeur de l'amour du sublime artiste pour une femme sans talent et sans vertu, pour une fille du peuple à l'esprit inculte, pour une Fornarina et ne trouvait pas que Guermann en parût assez surpris. Il se gardait bien pourtant de lui dire toute sa pensée. Il ne lui disait pas surtout ce qu'il y avait d'assez semblable peut-être dans sa propre vie; tant il est impossible qu'un peu de duplicité ne se mêle pas toujours aux rapports les plus purs entre l'homme, cet être fort et avide qui convoite et saisit hardiment toute joie dans toute fange, et la femme, belle aveugle aux yeux ouverts, qui passe à travers les réalités du monde en croisant sur sa poitrine les plis de son voile. Comme ils étaient là tous deux, elle penchée sur ces nobles fantaisies, sur ces créations quasi divines du maître par excellence, lui, assis à ses côtés, tournant lentement les feuillets, on apporta à Nélida une lettre que lui envoyait sa tante. Elle reconnut l'écriture et pâlit. Destin bizarre! et pourtant c'était son jeune fiancé, c'était l'époux de son choix qui lui écrivait! Elle brisa le cachet d'une main tremblante, et, pendant que Guermann suivait sur son visage les traces d'une émotion visible, elle lut ce qui suit:

«Madame votre tante veut bien me permettre, mademoiselle, de vous annoncer, sans son intermédiaire, une nouvelle qui me rend le plus fortuné des hommes: l'absurde procès qui menaçait de me retenir ici vient de se terminer par une transaction. Je pars après-demain; j'accours me prosterner à vos pieds et vous demander de hâter le jour où vous daignerez quitter votre nom pour le mien, votre demeure pour la mienne, et où il me sera permis de dire à la face du ciel l'amour tendre, respectueux et dévoué qui m'attache à vous.»

Nélida n'acheva pas. Ses paupières se couvrirent d'un nuage; sa main laissa échapper la lettre. Guermann s'en empara et la dévora d'un regard. Hors de lui, emporté par la passion, par le désespoir, il saisit la jeune fille demi-morte, et imprima sur ses lèvres un baiser ardent. Elle voulut s'arracher à ses bras, il la retint:

—Tu m'aimes, s'écria-t-il; je le sais, je le vois, je le sens au plus profond de mon coeur, tu m'aimes. Les insensés! ils t'arrachent à moi, au seul homme qui sache te comprendre! Pauvre enfant! Eh bien! va; obéis à leur loi brutale. Donne à ton mari, donne au monde, tes jours et tes nuits, ta volonté contrainte et ta parole glacée. Tu ne saurais leur donner ton âme; elle m'appartient; j'y régnerai malgré les hommes, malgré toi-même. Je ne te verrai plus, mais tu es à moi pour l'éternité. Adieu, Nélida, adieu!

Et il disparut, laissant la jeune fille éperdue, immobile, frappée de stupeur.

—Guermann! Guermann! s'écria-t-elle enfin, en revenant à elle.

Et ce nom, ainsi prononcé, lui révéla le mystère de son propre coeur. Plus de doute, elle aimait; elle aimait passionnément, profondément. Il le savait; il l'avait dit; elle lui appartenait. Le baiser qu'elle sentait encore à ses lèvres y laisserait une trace ineffaçable; c'était le sceau d'une union que personne ne pouvait plus rompre. Elle le croyait, elle le sentait ainsi, la candide enfant. Les droits de Guermann lui paraissaient absolus désormais. Elle n'imaginait pas qu'elle pût sans crime se donner à un autre.

Tout le reste du jour et une partie de la nuit, elle les passa dans une agitation et un trouble qui ressemblaient à la folie. Puis, ainsi qu'il arrive dans les crises de la jeunesse, l'excès de l'émotion produisit l'accablement; la nature reprit ses droits; Nélida s'assoupit et reposa pendant plusieurs heures. À son réveil, sa tête était rafraîchie, ses idées étaient lucides; elle éprouvait le sentiment d'un captif qui voit tomber ses chaînes à ses pieds; elle était résolue, quoi qu'il dût en advenir, de retirer sa promesse, de rompre son mariage, malgré les prières, les reproches, l'éclat, le scandale.

—Ne suis-je donc pas libre? se dit-elle. Qui pourrait me forcer à un mariage devenu contraire à l'honneur? J'aime un homme digne de tout mon amour, un homme qui n'est pas mon égal suivant le monde, mais qui est mon supérieur devant Dieu; car son âme est plus noble, sa vertu plus grande, son intelligence plus vaste que la mienne. J'aime un homme de génie, je suis aimée de lui, et je pourrais hésiter un instant? Ô Jésus! ô fils de Marie! s'écria-t-elle en se jetant à genoux la face dans ses mains, je saurai suivre votre divin exemple. Vous n'avez point recherché les grands de la terre pour en faire vos amis et vos disciples; vous n'avez chéri que les pauvres et les opprimés. Vous nous avez enseigné qu'à vos yeux il n'y avait d'autre rang, d'autre privilège que ceux d'une conscience plus pure et d'une charité plus ardente. Quelle gloire, d'ailleurs, et quelle félicité comparables à celle de pouvoir tout donner, tout sacrifier, tout fouler aux pieds, pour un grand coeur en butte aux traverses et aux épreuves d'un injuste sort!

Et alors la jeune enthousiaste se figurait ses luttes avec la famille et le monde sous des couleurs héroïques; elle se voyait condamnée par l'opinion, délaissée par ses amis, allant à la solitude avec son époux, ne vivant que pour lui, l'encourageant d'une parole, le récompensant d'un sourire, priant, travaillant à ses côtés. Elle subissait sans le savoir la séduction la plus irrésistible pour les grandes âmes: la séduction du malheur. Quand le tentateur s'adresse à de nobles filles d'Ève, ce n'est ni la curiosité, ni l'orgueil, ni la volupté qu'il excite en elles et qu'il flatte de promesses décevantes; il ne leur montre ni les royaumes de la terre, ni la science des enfers, ni les trônes du ciel; mais au loin, sous un sombre horizon, un exil désolé où gémit, seul et triste, un malheureux, un coupable peut-être. Et la fille d'Ève, généreuse imprudente, quitte aussitôt les bosquets parfumés et la conversation des anges; elle sort du paradis terrestre, sans regret, sans effort; elle va trouver celui dont la lèvre maudit l'existence et dont le coeur ne connaît point la joie, pour souffrir avec lui, pour le plaindre ou pour le consoler.

Entre une résolution énergique et son exécution, il y a tout un monde d'incertitudes et de défaillances. Lorsque Nélida, calme, forte, décidée à tout braver, mit son chapeau et sa mantille sous prétexte d'aller, comme elle le faisait souvent, chez mademoiselle Langin, dont la demeure touchait la sienne, elle se sentit frissonner des pieds à la tête. Ce qui lui était apparu quelques minutes auparavant comme un acte héroïque prenait maintenant à ses yeux l'aspect d'une faute honteuse. Cette sortie furtive, pour aller où? trouver un jeune homme chez lui, lui dire, elle, la fière, la réservée Nélida, qu'elle l'aimait et qu'elle voulait devenir son épouse… Il y avait là de quoi ébranler l'audace la plus intrépide. Après une demi-heure passée dans une inertie douloureuse, elle défaisait machinalement les attaches de son chapeau et résolvait d'attendre encore, de remettre au lendemain… quand le bruit d'une voiture de poste qui entrait dans la cour la fit tressaillir. Pensant que c'était peut-être M. de Kervaëns, et ne pouvant soutenir l'idée d'affronter sa présente, elle courut mettre le verrou à la porte qui communiquait avec l'appartement de madame d'Hespel, et se précipita dans un petit escalier de service qui aboutissait sous la voûte. Le visage caché sous un voile épais, la taille dissimulée dans les plis de sa longue mantille, elle franchit le seuil de la porte cochère encore ouverte, et marcha d'un pas rapide sur le trottoir boueux et glissant de la rue. Sans lever les yeux, sans regarder autour d'elle, elle traversa la place et entra dans les Tuileries. Cinq heures sonnaient à l'horloge du château. Une brume blafarde enveloppait le jardin; les marronniers étendaient dans l'espace leurs rameaux noirs et rugueux; de distance en distance, une statue morne marquait sa rude silhouette dans les vapeurs de l'atmosphère, que teignaient d'une lueur rougeâtre les obliques rayons d'un soleil mourant. La pâle et tremblante jeune fille glissait comme un fantôme à travers le brouillard humide, sous les arbres immobiles et dépouillés. Son sang bouillant dans ses veines la rendait insensible au froid de la brume qui perçait lentement sa mantille de soie. Son cerveau troublé ne lui laissait plus voir les objets que dans un vague fantastique. Elle arriva ainsi, obéissant à une impulsion instinctive plutôt qu'à une volonté dont elle eût conscience, jusqu'à l'étroite allée de la rue de Beaune. Elle s'y jeta brusquement, et, de peur d'avoir à répondre au concierge, monta rapidement l'escalier. Mais bientôt, par un de ces retours subits, connus seulement de ceux qui ont été le jouet des passions, elle s'arrêta; la force impétueuse qui l'avait poussée fléchit encore; une affreuse lueur de raison lui vint; renonçant aussitôt à son dessein, elle saisit la rampe et s'y cramponna avec force. Déjà elle posait le pied sur la première marche pour redescendre, lorsqu'elle entendit à l'étage inférieur un bruit de pas. Se figurant, dans le désordre de son esprit, qu'elle allait se trouver face à face avec quelqu'un qui l'avait suivie, avec M. de Kervaëns peut-être, une terreur panique s'empara d'elle. Elle reprit sa course insensée, monta encore deux étages, et, se jetant contre une porte qu'elle crut reconnaître, elle tira avec violence le cordon de sonnette.

—Qui demandez-vous, madame? dit une voix très-douce qui ne lui était pas étrangère.

—L'atelier de M. Régnier, dit Nélida.

—Vous vous êtes trompée d'un étage, reprit la jeune fille qui ouvrait et dont Nélida aperçut avec une vague épouvante, à la faible lueur du jour tombant, la riche chevelure noire et le visage vermeil. L'atelier est au-dessus; mais c'est ici que nous demeurons, ajouta-t-elle, et si vous désirez voir M. Régnier, il ne va sans doute pas tarder, car nous dînons à cinq heures.

Puis, sans attendre de réponse, la jeune fille fit entrer mademoiselle de la Thieullaye dans une petite chambre à coucher.

—Ah! c'est vous, mademoiselle, s'écria-t-elle en avançant à Nélida une chaise de maroquin qu'elle débarrassa de son ouvrage; pardon, je ne vous avais pas reconnue tout d'abord. Mais seriez-vous malade? continua-t-elle, voyant que Nélida oppressée ne pouvait articuler une parole. Vous vous serez essoufflée à monter trop vite. Voulez-vous un peu de fleur d'oranger?

Mademoiselle de la Thieullaye fit signe qu'elle n'avait besoin de rien; mais la bonne créature n'en alla pas moins à sa commode, prit dans le tiroir un morceau de sucre, et, tout en le faisant fondre dans un grand verre de cristal rouge qui, exposé sur la cheminée avec sa carafe, formait l'ornement principal de cette modeste demeure.

—Si vous vouliez, je déferais vos agrafes: vous ne respirez pas bien à l'aise, reprit-elle.

Nélida la regarda longtemps d'un air égaré.

—Vous habitez avec M. Guermann? lui dit-elle enfin.

—Oui, mademoiselle.

—Vous êtes sa parente?

La jeune fille sourit.

—Sa parente?… si l'on veut. Je suis sa femme.

—Je ne savais pas qu'il fût marié, dit Nélida d'une voix mourante.

—Marié? Entendons-nous, dit la grisette en offrant à mademoiselle de la Thieullaye le verre d'eau sucrée. Je peux bien vous dire cela, à vous; ni M. le maire ni M. le curé ne nous ont rien fait promettre; mais nous ne nous en aimons pas moins. J'ai bien soin de notre petit ménage; je suis très-fidèle et pas du tout jalouse, par exemple. Je ne le tourmente pas pour ses modèles, quoique souvent… mais avec les artistes il ne faut pas y regarder de si près. Vous sentez-vous mieux? dit-elle, d'un ton caressant, à Nélida qui avait avalé machinalement le verre d'eau tout entier.

—Je suis très-bien, répondit mademoiselle de la Thieullaye, d'une voix si creuse et si éteinte qu'elle semblait sortir de la poitrine d'un agonisant; je reviendrai; c'était pour un portrait.

Puis, se levant d'un mouvement nerveux, elle sortit malgré les instances de la grisette, et descendit l'escalier avec une telle vitesse, que la jeune fille effrayée lui criait: Prenez garde, prenez garde; vous allez vous heurter; on n'y voit pas clair; il y a une fausse marche là-bas en tournant…

Arrivée au dernier étage, Nélida entendit, distinctement cette fois, des pas qui montaient. Elle se jeta tout effarée dans un renfoncement de porte où l'obscurité était complète, et s'y blottit en retenant son haleine. Une figure d'homme, enveloppée d'un manteau, passa près d'elle et l'effleura. Elle demeurait immobile, terrifiée autant que morte, lorsque le retentissement de la sonnette à l'étage supérieur la fit bondir. Sans plus rien comprendre à ce qu'elle faisait, elle descendit encore traversa l'allée, s'élança dans la rue, tourna l'angle du quai, puis se mit à courir dans la direction opposée au pont Royal. Mais bientôt, avec cette faculté de logique puérile que conservent certains fous dans leurs accès même, elle s'arrêta en se disant qu'il n'était pas convenable à une personne comme elle d'attirer les regards des passants, et que, se trouvant seule, à une pareille heure, dans la rue, elle devait marcher avec tranquillité, pour ne pas donner lieu à de grossières méprises. En raisonnant de cette façon étrange, elle suivait le parapet et jetait sur l'eau sombre, éclairée de loin à loin par le reflet des réverbères, de sinistres regards. Le brouillard s'épaississait de minute en minute.

Elle arriva à l'un de ces talus qui descendent à la Seine, et après avoir regardé autour d'elle pour s'assurer qu'elle n'était pas suivie, elle se mit à rire d'un rire convulsif et prit le chemin de la rivière. Tout à coup un bras musculeux saisit le sien avec force, et une voix d'homme lui dit d'un ton ferme:

—Arrêtez, madame; ce que vous allez faire là n'est pas bien.

Nélida se retourna et vit près d'elle un homme du peuple vêtu de la blouse des ouvriers.

—Excusez-moi, madame, continua-t-il, si je vous contrarie; je vous suis depuis quelques instants, et j'ai deviné à votre mise, à votre air agité, que vous n'étiez pas ainsi seule, près de la rivière, sans quelque mauvais dessein. Laissez-moi vous ramener chez vous, madame. Laissez-moi vous mettre dans une voiture. Il ne faut pas faire un mauvais coup.

Tout en parlant ainsi, l'ouvrier faisait remonter la berge à Nélida, docile comme une enfant à l'impulsion de cette main robuste qui ne la lâchait pas.

—Je vous remercie, dit-elle enfin.

Elle ne put rien ajouter. Un torrent de larmes s'échappa de ses yeux.

—Pleurez, madame, pleurez, dit l'ouvrier; cela soulage. Je sais cela, moi. Je connais bien le chagrin, allez, madame. Et si ce n'était ma pauvre famille, j'aurais peut-être fait depuis longtemps ce que vous alliez faire. Je vous demande pardon, reprit-il, après un moment de silence, de vous conduire ainsi, mais je n'ose pas vous laisser seule; d'ailleurs il fait tant de brouillard et vous êtes si cachée sous votre voile que personne ne peut vous reconnaître; et puis nous allons trouver un fiacre.

Ils marchèrent assez vite jusqu'à l'endroit où se tiennent les voitures de place; il n'y en avait pas une seule. L'ouvrier envoya aux cochers absents une imprécation énergique.

—Demeurez-vous loin d'ici?

Nélida hésitait à répondre.

—Ne croyez pas que ce soit par curiosité, madame, que je vous demande cela; je voulais seulement savoir si vous auriez longtemps à marcher, car vos pauvres jambes ne sont guère vaillantes en ce moment, et vous ne voudriez pas vous laisser porter.

—Je demeure rue du faubourg Saint-Honoré, dit Nélida, honteuse de sa méfiance; je puis très-bien aller jusque-là. Mais vous, cela vous dérange sans doute?

—Non, madame, ma journée est finie, et le souper qui m'attend ne refroidit pas, dit l'ouvrier avec un singulier sourire. Du pain et un morceau de fromage, c'est toujours bon, toujours appétissant, après dix heures de travail.

Il se tut.

Nélida s'appuyait sur son bras avec un sentiment de respect involontaire. Elle faisait un sévère retour sur elle-même.

—Que puis-je pour vous? dit-elle enfin en approchant de l'hôtel d'Hespel. Elle avait la main sur sa bourse, mais elle n'osait pas l'offrir à l'homme du peuple.

—Me faire une promesse, lui répondit-il avec une grande simplicité; mettre votre main, mignonne comme je n'en ai jamais vu, dans la mienne, et me jurer, mais bien sérieusement, devant Dieu, que jamais vous ne recommencerez.

—Je vous le jure, dit Nélida émue, et elle lui prit la main.

—Adieu, madame, dit l'ouvrier à quelques pas de l'hôtel; il ne faut pas qu'on vous voie rentrer avec moi.

—Dites-moi votre nom et votre adresse, dit Nélida.

—Je m'appelle François, et je loge rue Saint-Étienne-du-Mont, n° 8, reprit l'ouvrier.

Nélida quitta son bras. Il resta à la même place et la suivit des yeux jusqu'à ce qu'il eût vu la grande porte cochère se refermer sur elle.

La jeune fille passa sans être reconnue devant la loge du concierge qui la prit pour une des femmes de service, ne pouvant imaginer que mademoiselle de la Thieullaye rentrât ainsi à pied, seule, à de semblables heures. Sa femme de chambre, la voyant pâle, les traits bouleversés, s'épouvanta et voulut envoyer quérir le docteur et la vicomtesse qui dînait en ville; Nélida le lui défendit, lui donna une explication plausible de son malaise, et se mit au lit, en affirmant qu'elle se sentait entièrement remise. Dans le cours de la soirée, la femme de chambre entra plusieurs fois sur la pointe des pieds, et n'entendant aucun bruit, voyant que Nélida reposait tranquille, elle en conclut qu'elle dormait profondément, et ne jugea pas à propos d'inquiéter madame d'Hespel. Le lendemain, lorsqu'on vint chez mademoiselle de la Thieullaye à l'heure accoutumée, on la trouva immobile, les yeux sans regard, les mains jointes et serrées; on la crut morte. Le médecin, appelé à la hâte, reconnut un épanchement au cerveau, et déclara l'état si grave, qu'il ne pouvait assumer sur lui la responsabilité du traitement. Trois de ses plus célèbres confrères furent appelés en consultation. Leur avis fut unanime; c'était une fièvre cérébrale très-violente. Pendant deux jours, on employa les moyens les plus énergiques sans obtenir d'autre résultat qu'un léger mouvement des lèvres et des paupières. Madame d'Hespel et M. de Kervaëns, arrivé à Paris le jour même où Nélida tombait malade, veillaient tour à tour à son chevet. Tous deux la pleuraient déjà comme morte, lorsque le troisième jour, Timoléon, en s'approchant du lit, crut remarquer sur les joues de la malade une teinte un peu moins cadavérique. Il prit sa main; ô bonheur! pour la première fois depuis quarante-huit heures elle n'était pas glacée. Il se pencha sur elle et pensa rêver en voyant les yeux de la jeune fille qui semblaient suivre ses mouvements et chercher à le reconnaître. Il fit une exclamation de joie; elle l'entendit, car ses lèvres s'ouvrirent comme pour répondre. «Nélida, s'écria-t-il, m'entendez-vous, me reconnaissez-vous?» Elle serra sa main. Puis, fatiguée de cet effort, elle referma les yeux et rentra dans son assoupissement. Le médecin arriva. Il trouva un mieux sensible dans le pouls et une bonne moiteur à la peau. Pour favoriser ce premier symptôme de réaction, il ordonna un redoublement d'applications révulsives. Par deux fois, dans la même journée, Nélida donna encore des signes de connaissance, qui firent concevoir l'espoir de la rendre à la vie. En effet, la vie revint au coeur et au cerveau de la jeune fille, et la première image qu'elle entrevit fut celle d'un ami qui veillait avec tendresse à ses côtés; le premier son qui frappa son oreille fut une parole d'amour. Elle crut sortir d'un horrible cauchemar. Une vision confuse lui montrait, comme dans un miroir terni, des figures hideuses. Elle avait été dupe de la plus insigne fourberie. Son âme n'était pas faite pour la haine; la vengeance ne pouvait, y avoir accès; mais le mépris, elle le crut du moins, avait tué d'un seul coup son amour. Elle se considéra comme une pauvre malade heureusement guérie d'un accès de délire. Pressée de fuir Paris, elle hâta par l'énergie de sa volonté, les progrès de la convalescence, et fixa elle-même le jour de la bénédiction nuptiale.

Le 3 décembre, une foule immense remplissait l'église de Saint-Philippe. Une longue file de carrosses encombrait les abords du parvis. La société la plus élégante était rassemblée dans le lieu saint. Les amis de M. de Kervaëns venaient assister, le dépit dans l'âme, à son bonheur. Hortense Langin essayait, mais en vain, de faire bonne contenance sous sa capote de satin rose, et d'affronter les regards malicieux qui se portaient sur elle, car on n'avait pas ignoré dans le monde ses projets sur Timoléon.

Au coup de midi, les portes de la sacristie s'ouvrirent: «La voici! murmura-t-on de toutes parts. Qu'elle est belle! qu'elle est pâle!»

Mademoiselle de la Thieullaye s'avançait d'un pas ferme, quoique bien faible encore, donnant le bras à un oncle de M. de Kervaëns, en grand uniforme de lieutenant général. Elle avait l'air calme, profond, majestueux et triste. On eût dit quelque royale victime du destin antique, une jeune Niobé qui sent déjà dans son sein toutes ses espérances mortes.

Le père Aimery fit un discours obséquieux où il exalta les vertus chevaleresques héréditaires dans la famille de l'époux, et les grâces chrétiennes qui, de mère en fille, avaient orné la maison de l'épouse.

—Sont-ils heureux, ces gens riches! dit une femme du peuple à son voisin en voyant mademoiselle de la Thieullaye monter en voiture.

—Pas tant que nous le croyons souvent, répondit un homme en blouse.

Nélida se retourna vivement et chercha d'où partait cette voix qu'elle crut reconnaître. Le soir même, l'honnête François recevait par la poste, dans sa mansarde de la rue Saint-Étienne-du-Mont, un coupon de 200 fr. de rente avec ces mots tracés d'une écriture fine et agitée:

«Une personne que vous avez sauvée d'un coupable égarement vous demande de ne pas refuser cette petite somme qui vous aidera à soutenir votre famille. Dites à votre mère de bénir la nouvelle épouse; recommandez à vos enfants de prier pour elle.»

TROISIÈME PARTIE

XI

Le château de Kervaëns était situé sur le sommet d'un plateau d'où la vue embrassait un horizon sans limites. D'un côté, ce plateau s'abaissait insensiblement, durant l'espace de deux lieues, jusqu'aux portes de Dol; de l'autre, il descendait par une pente assez brusque jusqu'à la mer, dont l'on entendait, par les gros temps, le flot courroucé mugir contre la falaise.

Cette antique résidence des sires de Kervaëns avait un aspect imposant, plutôt par la solidité et le ton sévère du granit grisâtre et du schiste noir dont elle était bâtie que par la beauté du style. Soit que sa masse énorme fût le résultat de constructions successives, soit qu'elle appartint à cette époque de transition où les caractères des deux architectures romane et gothique se mêlaient encore et semblaient ne pouvoir se dégager dans la pensée de l'artiste, il n'y avait point d'unité dans les détails de ce grand ensemble. C'était un carré épais, flanqué çà et là de tours rondes ou donjons, couronné de mâchicoulis et percé de jours réguliers, dont les uns conservaient encore le cintre un peu surbaissé, tandis que d'autres s'ouvraient déjà en ogives hardies. De larges douves sèches, où paissaient des daims et des chevreuils, entouraient la cour principale; l'avant-cour était plantée d'ifs séculaires, arrivés, dans un terrain qui leur était particulièrement favorable, à un développement prodigieux. L'attitude immobile et grave de ces arbres, rangés avec symétrie sur deux lignes comme une garde d'honneur, tranchait fièrement les abords du château d'avec le reste du paysage, et semblait commander le respect à quiconque approchait de la demeure féodale. Cette première enceinte était fermée par une grille à l'écusson de Kervaëns, d'où partait une longue avenue droite qui suivait le tracé d'une ancienne voie romaine, et conduisait, à travers des champs de blé noir, jusqu'à la route de Dol.

De l'autre côté du château, un bois de chênes traversé par un ravin profond, non loin duquel gisaient plusieurs de ces roches gigantesques que l'on croit avoir servi au culte des druides, formait, à l'aide d'espaces habilement ménagés, de perspectives bien ouvertes, d'allées sablées et de petites habitations jetées avec art sur des pentes gazonneuses, un parc d'une beauté rare et de proportions grandioses. Timoléon avait dépensé des sommes considérables pour rendre à la demeure de ses ancêtres un peu de sa splendeur d'autrefois. L'orgueil de son nom lui tenait fortement à coeur; et le seul intérêt sérieux, le seul désir persévérant qui lui restât, au lendemain d'une jeunesse saturée de plaisirs, c'était de reprendre, autant que les circonstances le permettraient, la grande existence de ses pères, et de ressaisir, à force d'argent et d'habileté, la domination presque souveraine qu'ils avaient exercée jadis sur toute la contrée. L'année qui suivit son mariage avec mademoiselle de la Thieullaye fut uniquement employée à meubler avec magnificence, en suivant les traditions du pays et de la famille, les vastes salles de Kervaëns, dont les voussures à rinceaux, les piliers massifs, les balustrades découpées à jour, les boiseries sculptées et les hautes cheminées à manteaux en pointe, se prêtaient merveilleusement à un système de décoration noble et riche. Chaque jour on voyait arriver des tableaux restaurés, des meubles rares, des caisses remplies d'antiquités celtiques ou romaines, que Timoléon faisait rechercher de tous côtés. Il allait lui-même fréquemment à Paris et à Londres, soit pour presser les ouvriers, soit pour s'assurer la possession de quelque précieux débris historique qui lui avait été signalé. Un architecte et deux tapissiers surveillaient les travaux, mais rien ne se faisait sans l'ordre du maître. Les plus minutieux détails le préoccupaient; il s'était passionné pour son oeuvre, et voulait à chaque chose toute la perfection dont elle était susceptible.

De son côté, Nélida ne restait pas oisive. Laissée maîtresse de l'emploi de ses revenus par Timoléon, qui avait en tout des façons de grand seigneur, elle s'était enquise des misères à soulager, et s'était rapprochée, avec une intelligente sollicitude, de cette population rude et sauvage, mais belle et honnête, qui l'entourait. Ainsi éloignée du monde, dans ce beau lieu d'une mélancolie fière si conforme à la disposition de son âme, charmée de voir son mari toujours actif, toujours satisfait, elle venait de passer dix-huit mois sans un nuage. Le nom de Guermann n'avait jamais été prononcé à Kervaëns. Nélida commençait là une existence nouvelle sur laquelle ses chagrins passés jetaient à peine une ombre légère. Les journées s'écoulaient vite, remplies par de bonnes oeuvres et des promenades variées. Les rapports des ouvriers, de nouveaux projets d'embellissement soumis à son approbation, des légendes bretonnes et des anecdotes de famille, que Timoléon contait avec verve et plaisir, abrégeaient les soirées. Elle ne doutait pas que son mari et elle n'eussent absolument les même goûts, les mêmes besoins; et, certaine que les mêmes choses les rendraient toujours heureux, elle se félicitait d'avoir échappé, comme par miracle, à l'empire d'une passion funeste, pour trouver dans l'union la mieux assortie un bonheur facile et inaltérable.

Au moment où nous reprenons cette histoire, l'aspect de Kervaëns avait changé. Timoléon, qui s'était refusé à voir personne tant que ses écuries, ses équipages de chasse et sa livrée, n'avaient pas été au grand complet, venait de conduire Nélida dans le voisinage. Des lettres étaient parties dans toutes les directions pour inviter ses amis à passer la belle saison en Bretagne. La vicomtesse d'Hespel, mademoiselle Langin, devenue baronne de Sognencourt, et une foule d'autres amis plus ou moins intimes, étaient accourus. C'était, dans le château et dans le parc, un retentissement perpétuel de fanfares, de sérénades; on ne voyait que troupes bruyantes se rassemblant pour la chasse, pour la pêche, pour des repas transportés à grands frais dans des sites pittoresques. On s'apprêtait à jouer la comédie. Timoléon était radieux. Nélida essaya de partager sa joie; mais bientôt elle ne se sentit pas à sa place dans ces divertissements qui se succédaient sans relâche; elle se prit à regretter sa solitude, et peu à peu, sans qu'il y parût, sous un prétexte ou sous un autre, elle s'exempta des parties soi-disant champêtres, et ne se fit plus voir qu'aux heures où sa présence était indispensable. Timoléon ne s'en aperçut pas autant qu'elle l'aurait cru; il professait d'ailleurs pour la liberté de chacun un respect qui n'était autre chose qu'une indifférence courtoise; et quand il avait baisé la main de sa femme, en lui demandant si elle serait de la chasse ou de la promenade, et qu'elle avait dit non, il n'insistait pas, et la quittait sans même savoir la cause de son refus.

À Kervaëns comme à Paris, la belle Hortense était reine des fêtes. Cinq fois par jour, elle changeait de toilette. On la rencontrait le matin, dans les allées du bois, en peignoir blanc, répétant un rôle; à déjeuner, on la voyait paraître dans le plus savant négligé. Plus tard, elle serrait sa taille de guêpe dans une amazone à queue traînante et s'élançait, cravache levés, sur une jument intrépide, défiant les plus hardis cavaliers à des témérités périlleuses. Le soir, parée, décolletée, elle valsait, chantait des romances, ou même, sans se faire trop prier, des chansons quelque peu égrillardes; faisait-il clair de lune, elle jetait sur ses blanches épaules une mantille espagnole, et proposait des promenades dans le parc, pour lesquelles on briguait l'honneur de lui donner le bras. Ainsi, toujours coquette, toujours sous les armes, elle tenait les hommes qui se disputaient ses bonnes grâces dans une rivalité active et une piquante incertitude, affublait son mari de mille ridicules, se moquait à outrance de toutes les provinciales qui osaient paraître à Kervaëns et savait toujours garder avec Timoléon une nuance de flatterie déférente qui contrastait avec les airs mutins qu'elle prenait pour se faire obéir des autres, et à laquelle M. de Kervaëns n'était point insensible.

Plus d'une fois Nélida ressentit un grand malaise dans ces conversations légères où sa présence apportait toujours un peu de gêne. Plus d'une fois, en voyant Timoléon prendre un plaisir très-vif aux saillies impertinentes et aux équivoques peu voilées de madame de Sognencourt, elle sortit du salon les larmes aux yeux. M. de Kervaëns ne trouvait plus, ne cherchait plus l'occasion de causer seul avec sa femme. Il prodiguait ces soins et ces attentions qu'elle avait reçus comme des marques d'amour, non seulement à la baronne, mais encore à toutes les femmes invitées aux fêtes de Kervaëns. De vives atteintes de tristesse révélèrent à Nélida un changement qu'elle ne définissait pas bien; aucun soupçon pourtant n'entra dans son coeur; mais, commençant à craindre que le sérieux de son esprit ne fût beaucoup moins du goût de Timoléon que les grâces sémillantes de la baronne, elle se prit à envier la futilité et la verve railleuse d'Hortense comme des dons qui l'eussent rendue plus aimable aux yeux de son mari.

Trop fière et trop vraiment bonne pour vouloir troubler aucune joie par une présence chagrine, elle redoublait d'efforts pour cacher la mélancolie qui pénétrait de jour en jour plus avant dans son coeur: vains efforts dont elle se soulageait quand arrivait la fin de la soirée, et que, seule dans sa chambre, elle pouvait pleurer en liberté et s'abandonner sans contrainte à sa tristesse.

La vicomtesse d'Hespel, dont l'affection pour sa nièce était, sinon bien éclairée, du moins très-sincère, s'aperçut de l'altération de son humeur, et, l'attribuant avec sa perspicacité habituelle à l'ennui d'un trop long séjour en province, elle vint un matin annoncer à Nélida qu'elle partait sous deux jours pour Paris et voulait l'emmener avec elle.

—M'emmener? dit madame de Kervaëns avec une profonde surprise.

—Oui, mon enfant, reprit la vicomtesse, tu dois en avoir bien assez de ta Bretagne bretonnante, depuis dix-huit mois que tu y végètes. Il faut revenir à Paris. Je te servirai de chaperon pendant quelques mois encore, et nous nous amuserons autrement qu'ici, malgré ce train de prince que vous y menez. On a beau faire, la campagne est toujours la campagne.

—Je vous assure, ma tante, que je ne m'ennuie pas du tout.

—Petite hypocrite! Ton mari est de meilleure foi. Je lui ai confié mon projet, et il m'a remerciée en me disant qu'en effet, puisque tu n'aimais ni la chasse, ni la comédie, ni aucun des plaisirs de la vie de château, il serait tyrannique à lui de te retenir ici. C'est la perle des maris que Timoléon.

—Mais ma tante, je ne veux pas me séparer de lui, et je sais qu'il ne peut pas quitter Kervaëns avant l'hiver.

—La belle séparation vraiment, quatre mois! Je ne te croyais pas si tourterelle. D'ailleurs, entre nous, si tu es amoureuse de ton mari, quitte-le un peu, par coquetterie; dix-huit mois de tête-à-tête, c'est absurde, et je ne conçois pas que Timoléon n'ait pas déjà fait mille folies à un tel régime. Si tu veux prolonger cette lune de miel déjà si prolongée, il faut te renouveler, devenir une autre femme. Quand ton mari te retrouvera à Paris, entourée, à la mode, il sera flatté, peut-être un peu inquiet; il voudra te disputer aux autres, cela stimulera son amour-propre…

—De grâce, ma tante, ne parlez pas ainsi, interrompit Nélida, vous me faites mal. Je vous remercie de votre intérêt, mais je reste.

—Soit, reprit la vicomtesse un peu piquée; seulement je te prédis que tu t'en repentiras.

Cette conversation laissa à madame de Kervaëns une impression pénible. Bien qu'habituée à l'étourdi babil de sa tante, elle demeura cette fois sous le coup d'une appréhension singulière. Le ton d'assurance avec lequel la vicomtesse lui avait dit: «Tu t'en repentiras,» lui faisait froid au coeur. C'était la première fois qu'elle entrevoyait, dans une possibilité lointaine, que Timoléon pourrait cesser de l'aimer. Il avait approuvé la proposition de madame d'Hespel; il partageait donc les idées de la vicomtesse. Mais aussitôt Nélida se rappela que sa tante la croyait ennuyée, et que son mari avait dit: Il serait tyrannique à moi de la retenir. C'était par bonté, par sollicitude, que Timoléon consentait à la voir s'éloigner. Se reprochant d'en avoir douté un instant, elle reprit pendant quelques jours sa sérénité passée.

XII

Une après-midi, tout le monde était allé à une chasse à courre dans les environs de Dol. Nélida, après avoir vu partir les chasseurs, était rentrée au salon. Sans aucun nouveau motif de chagrin, elle était préoccupée, distraite, et ne songeait point à remonter dans ses appartements. Depuis quelque temps, elle négligeait de visiter l'hospice et l'école qu'elle avait fondés à son arrivée dans le pays. La tristesse comprime les élans de l'âme, et, si elle n'y éteint pas la bonté, du moins elle lui ôte sa vigueur et son rayonnement. Madame de Kervaëns passa la matinée un livre à la main, sans lire, assise à une fenêtre ouverte, d'où son regard plongeait dans la longue avenue que Timoléon, resté le dernier, avait prise pour rejoindre la chasse. Les murs de Kervaëns n'avaient pas moins de huit pieds d'épaisseur, et Nélida avait adopté l'une des croisées du salon pour s'y faire une petite retraite où, à la faveur d'un paravent en bambou garni de plantes grimpantes, elle était tout à la fois présente et isolée au milieu de la compagnie. Le bruit d'un cheval au galop la tira de sa rêverie. M. de Verneuil entrait dans la cour. C'était un cousin de Timoléon vieux garçon, d'humeur philosophique, d'excellent coeur, d'esprit insouciant, de manières courtoises et de parole inconsidérée, pour qui Nélida avait assez d'amitié, et qui lui témoignait le plus grand respect.

—J'accours par ordre marital, ma belle cousine, dit-il en sautant à bas de son cheval avec la souplesse d'un jeune homme de vingt ans; mais ne vous alarmez pas, ce n'est rien de grave. Je viens seulement vous prier de mettre vos plus beaux atours pour le dîner et de commander à Carlier qu'il prépare la chambre Dauphine. Nous avons grande réception: la marquise Zepponi, rien que cela!

M. de Verneuil s'était approché de la fenêtre, et, s'appuyant sur le jasmin d'Espagne qui la tapissait, il prit la main de Nélida qu'il porta à ses lèvres.

—Vous êtes belle comme un ange aujourd'hui, chère cousine, reprit-il, tant mieux. Comme elles vont toutes enrager, ces prétendues jolies femmes! Vous mettrez une robe blanche, n'est-ce pas? et ce petit voile de dentelle qui vous donne l'air d'une madone… il faut que ma cousine me fasse honneur, ajouta-t-il en regardant Nélida avec tendresse; d'ailleurs il s'agit de livrer bataille. Il faut que votre amie Hortense et votre ennemie la marquise Zepponi restent sur le carreau.

—De qui parlez-vous? dit Nélida qui sortait d'une longue distraction.
Madame Zepponi? Voici la première fois que j'entends ce nom.

—Vraiment? dit M. de Verneuil d'un air incrédule; mais c'est impossible.

—Je vous assure que je n'ai jamais entendu parler d'une marquise
Zepponi.

—Alors, je ferais aussi bien de me taire; mais non; vous êtes une femme raisonnable, il est bon que vous soyez prévenue; n'allez pas me trahir, au moins. Puisque Timoléon ne vous a rien dit, c'est qu'il avait ses motifs, apparemment.

Nélida gardait le silence. M. de Verneuil, tout en jouant avec une branche de jasmin qui s'avançait au-dedans de la croisée, et en la faisant passer et repasser doucement sur les doigts de madame de Kervaëns, reprit ainsi:

—La marquise, ou, pour parler comme ces Italiens, la Zepponi, est une Sicilienne célèbre par sa beauté et par ses amours. Plusieurs imbéciles se sont fait tuer pour ses beaux yeux, ce qui lui a donné un fameux relief, comme vous pouvez croire. Lors de son dernier voyage en Italie, Timoléon a eu avec elle une aventure dont j'ignore les détails, mais qui a fait un bruit de tous les diables. Cette aventure n'a pas tourné à la satisfaction de mon cousin. La marquise, après lui avoir fait des avances monstrueuses, dit-on, l'a planté là sans couronner sa flamme (style de l'empire), pour un petit prince régnant sur dix pieds carrés en Allemagne. La belle et le souverain voyagent depuis deux ans dans toute l'Europe; mais les voici qui se brouillent à Londres. La marquise retourne seule en Italie, et, je ne sais par quel hasard ou plutôt par quel infernal stratagème elle débarque à Cherbourg et vient passer une semaine chez son amie, madame Lecouvreur, à trois lieues d'ici. Il est évident pour moi qu'elle y arrive avec l'espoir de reprendre Kervaëns dans ses filets. Elle aura entendu parler de vous. Vous lui paraissez valoir la peine qu'on vous supplante. La rusée comédienne voudrait bien se divertir à vos dépens. La voilà déjà en pleine manoeuvre avec Timoléon qu'elle a rencontré à la chasse, toujours par hasard. Mais tenons ferme, cousine, nous n'avons rien à craindre de personne. En apercevant une grosse larme qui roulait le long de la joue pâle de Nélida, M. de Verneuil s'interrompit..

—Ah! je vous demande pardon, ma chère cousine, lui dit-il, en lui serrant la main; je vous fais de la peine. Ce n'était pas mon intention, assurément. Comment pouvais-je imaginer que vous alliez prendre cela au sérieux?

—Vous ne me faites aucune peine, dit Nélida, en retenant ses larmes; je sais que c'est une plaisanterie.

—D'ailleurs, vous n'êtes pas jalouse; vous avez bien trop d'esprit pour cela, reprit M. de Verneuil. Nous vous avons tous admirée sous ce rapport; car enfin vous auriez pu fort bien vous dispenser de recevoir à domicile une ancienne maîtresse de votre mari et de la traiter en amie intime. Mais c'est très-fier, très-dédaigneux; j'aime cela, moi!

—Que voulez-vous dire? reprit Nélida en relevant la tête et en fixant sur M. de Verneuil ses beaux yeux humides.

—Ah çà! vous êtes donc innocente comme ce jasmin, ou bien vous vous moquez de moi? Mais non, parole d'honneur, je crois que vous êtes de bonne foi. Eh bien, votre amie Hortense, fille du notaire, épouse de M. Jaquet, qu'elle a drapé, moyennant la somme de six mille francs, de la ridicule baronnie de Sognencourt, était la maîtresse de Timoléon avant votre mariage. Vous ne saviez pas cela?…

—C'est impossible! s'écria Nélida. Hortense est coquette, mais elle est honnête, elle est pure; et Timoléon m'aime trop…

—Timoléon vous aime, je le crois pardieu bien, le beau mérite! qui ne vous aimerait pas? Mais, premièrement, il ne vous devait rien avant le mariage. Depuis… écoutez, voici dix-huit mois qu'il vous est fidèle; dix-huit mois, c'est une éternité pour un homme comme lui. Quant à votre chère amie, c'est bien la plus méchante pécore que j'aie jamais rencontrée sur mon chemin, et Dieu sait que les comparaisons ne m'ont pas manqué… Mais je bavarde comme un vieux garçon que je suis, reprit M. de Verneuil; il faut vous laisser à votre toilette. Encore une fois, cousine, défendons le terrain et ne baissons pas pavillon devant cette maudite engeance italienne.

M. de Verneuil s'éloigna sans se douter du trait empoisonné qu'il laissait dans l'âme de Nélida. Heureusement elle n'eut pas le loisir de creuser ses tristes pensées. Le maître-d'hôtel vint presque aussitôt lui demander ses ordres; le temps pressait. Les derniers mots de M. de Verneuil avaient d'ailleurs réveillé en elle l'instinct de la femme. Madame de Kervaëns se para avec un soin inaccoutumé, en songeant qu'une étrangère, belle et audacieuse, allait venir lui disputer l'amour de son époux. Son coeur battait de colère, mais aussi d'un secret espoir de triomphe; et lorsqu'on vint la prévenir qu'on apercevait des voitures dans l'avenue, elle jeta sur son miroir un coup d'oeil où se peignait la radieuse certitude d'une beauté souveraine.

Ce ne fut pas sans un vif sentiment de vanité satisfaite que Timoléon offrit la main à la marquise Zepponi pour descendre de calèche, et qu'il l'introduisit dans le vestibule de sa royale demeure. Cette pièce avait un air de grandeur véritable. La voûte était supportée par d'énormes piliers à chapiteaux composites; des fragments de sculptures et d'autres objets d'art, qui témoignaient à la fois du goût et de l'opulence de leur possesseur, garnissaient le pourtour. Une porte en chêne, magnifiquement sculptée, s'ouvrit à deux battants, et Timoléon, donnant le bras à la marquise, entra avec elle dans une longue galerie éclairée par le haut et ornée de portraits de famille. Au même moment, la portière en tapisserie de haute lisse, qui fermait l'extrémité opposée, glissa sur son bâton doré, et madame de Kervaëns, parut, venant lentement au-devant d'eux, suivie de M. de Verneuil, de M. de Sognencourt et de plusieurs voisins. (Hortense s'était fait excuser sous prétexte d'une migraine.) Timoléon rougit d'orgueil en voyant Nélida si belle. C'était, en effet, une rencontre unique que celle de ces deux femmes. Jamais, peut-être, le génie de la peinture ou de la statuaire n'imagina une plus complète antithèse dans la jeunesse et la beauté. Toutes deux n'avaient pas vingt ans. Élisa Zepponi était un type accompli de cette beauté réelle qui, sans parler à l'âme, exerce sur les sens un empire d'autant plus irrésistible. L'ovale plein et coloré de son visage rappelait les têtes de Giorgione ou de la troisième manière de Raphaël; son front bas était encadré par deux bandeaux de cheveux d'un noir luisant et bleuâtre. Sa prunelle brillante nageait dans le fluide, pareille à une étoile réfléchie dans une source; ses lèvres, habituellement entr'ouvertes, laissaient voir deux rangées de dents d'une blancheur de perle; son nez, dont les narines mobiles se gonflaient à la moindre émotion, les riches contours de ses bras et de ses épaules, sa démarche nonchalante, et jusqu'à son organe un peu voilé, tout en elle respirait la mollesse, promettait le plaisir et trahissait l'ardeur des voluptés. Nélida, depuis son mariage, avait pris plus de force, quelque chose de plus assuré dans le maintien. Une teinte cendrée s'était répandue sur l'or de sa chevelure, mais sa peau transparente était toujours aussi pâle, et son regard n'avait rien perdu de sa virginale pureté. Lorsqu'elle s'avança à la rencontre de la marquise, on eût dit la Muse calme et pensive du Nord, en présence d'une riante courtisane athénienne. L'échange de politesses entre ces deux femmes fut aussi exquis que si rien ne se passait en elles de tumultueux. Elles se regardèrent de l'air le plus bienveillant, en se parlant du ton le plus affable. Toutes les convenances furent gardées de part et d'autre avec le tact de la meilleure compagnie.

La marquise loua tout ce qu'elle voyait, naturellement, simplement, en personne accoutumée à posséder des splendeurs pareilles; elle parla avec aplomb de son amitié pour M. de Kervaëns, et invita Nélida à venir bientôt voir l'Italie.

Madame de Kervaëns à son tour, encouragée par les regards admiratifs des hommes qui lui faisaient cortège, de M. de Verneuil surtout, qui jouissait visiblement de sa supériorité, madame de Kervaëns, qui se sentait belle et voyait sur le visage de son mari une approbation non équivoque, soutint cette épreuve, la première de ce genre à laquelle elle fût soumise, avec une aisance parfaite. Elle se montra prévenante sans affectation, aimable avec dignité, presque gaie. Il serait difficile de dire ce qui se passait dans le coeur de Timoléon. En retrouvant la marquise d'une manière si inattendue, en la revoyant jolie, provocante, il s'était senti repris d'un désir violent de se venger d'elle, de la punir de ses caprices. Les coquetteries redoublées d'Élisa durant la confusion et le bruit de la chasse l'avaient excité; il s'était oublié jusqu'à lui faire une nouvelle déclaration. Sa vanité était compromise, la lutte engagée; il fallait qu'il en sortît vainqueur, ne fût-ce que pour le triomphe d'un jour. D'un autre côté, il était ravi de faire voir à cette femme dédaigneuse combien il lui avait été facile de l'oublier auprès d'une épouse jeune et belle. Comme il était, avant tout, homme du monde et fier du nom qu'il portait, il savait un gré infini à Nélida de se montrer si grande dame. Ce jour fut un des plus glorieux de sa vie. Lui, si mesuré, si impassible d'ordinaire, animé par la chasse, par les excellents vins qu'il avait fait servir à profusion, par une conversation semée de sous-entendus, d'allusions cachées, de piquants quiproquos, il ne se possédait pas. Plus d'une fois, pendant la soirée, il serra la main de Nélida avec transport, tout en cherchant des yeux la marquise; une fois même, il prit une des longues boucles blondes de sa femme et la porta tendrement à ses lèvres. M. de Verneuil était ravi; la marquise commençait à douter de sa victoire et perdait contenance. Bientôt, se plaignant, d'une grande fatigue, elle demanda à se retirer, et Nélida rentrée chez elle s'abandonna en silence à la joie de son coeur. Pendant que ses femmes défaisaient sa robe et son voile, elle revenait avec un bonheur infini sur les mille petits incidents de la soirée. Elle se rappelait chaque regard, commentait chaque parole, se croyant certaine d'avoir reconquis le coeur, un moment distrait, de son mari. Deux heures s'écoulèrent sans qu'elle songeât à se mettre au lit. Se sentant les nerfs malades, elle ouvrit sa fenêtre pour respirer l'air pur de la nuit. Le temps était très-doux; les étoiles scintillaient au firmament; tout était silencieux, tout dormait. Nélida eut envie de descendre dans le parc. S'enveloppant la tête et les épaules d'un grand châle, elle se glissa sans bruit par un escalier dérobé, et sortit du château par une petite porte qu'elle s'étonna de ne pas trouver fermée. Comme son premier mouvement, dans ses joies et dans ses peines, étaient toujours d'invoquer Dieu, elle prit le chemin de la chapelle bâtie, au bord du ravin, à saint Cornely, patron de l'Armorique, dans le lieu même où, suivant la légende, s'était accompli un de ses plus surprenants miracles. Elle ouvrit, non sans quelque peine, la porte massive du sanctuaire, où brûlait nuit et jour une lampe consacrée, et, s'agenouillant sur les marches de l'autel, se mit à prier comme elle ne l'avait pas fait depuis un temps considérable. Toute sa ferveur de jeune fille lui revenait en ce moment; son âme, allégée d'un pesant fardeau, se dilatait et s'élevait joyeuse vers le ciel.

Tout à coup il lui sembla entendre sur le gravier des pas furtifs qui se rapprochaient de la chapelle. Elle eut peur et demeura immobile; les pas s'étaient arrêtés près de la porte. Au bout de quelques minutes, n'entendant plus rien, elle crut s'être trompée et se disposait à sortir, lorsque de nouveaux pas plus accusés firent crier le sable, et une voix bien connue dit très-bas:—Êtes-vous là?

—Me voici sur le banc, répondit-on.

Nélida, tremblante, s'appuya contre le bénitier. C'était son mari et Hortense qui venaient là. Que pouvaient-ils avoir à se dire de si mystérieux? Quel affreux secret allait-elle surprendre encore? Elle écouta.

—D'où provient cet incommode caprice de vouloir me parler en plein air et en pleines ténèbres? dit Timoléon avec brusquerie. Que me voulez-vous?

Hortense répondit en paroles entrecoupées que Nélida ne put saisir.

—Il est vraiment trop ridicule, reprit M. de Kervaëns, que ce soit vous qui me fassiez une scène, tandis que celle qui aurait droit d'être jalouse se montre pleine de savoir-vivre et de convenance.

—Si votre femme est aveugle, tant mieux pour vous; mais, d'ailleurs, qui donc a plus que moi le droit d'être jalouse, Timoléon?

Et la voix d'Hortense prit un accent de tendresse qui perça le coeur de
Nélida.

—Ne vous ai-je pas tout sacrifié? N'ai-je pas manqué pour vous les plus beaux mariages?

—Qui vous en priait? interrompit M. de Kervaëns.

—Oubliant tous vos torts, n'est-ce pas moi qui ai décidé Nélida à vous épouser? Aussitôt que vous l'avez désiré, ne suis-je pas accourue dans ce pays perdu, pour animer ce château et le rendre aussi gai que Nélida le rendait triste? Ne me suis-je pas une seconde fois compromise, et n'ai-je pas fait jouer à mon mari le plus sot personnage, rien que pour vous divertir? Et vous, ingrat, quand à force d'abnégation je crois vous avoir ramené, le premier caprice vous entraîne…

—Il fait bien humide ici, dit Timoléon; nous reprendrons cela demain.
Vous n'aviez rien autre à m'apprendre?

Hortense éclata en sanglots; mais, comme ils s'éloignaient, madame de
Kervaëns n'entendit pas la fin du colloque.

Que de mouvements confus et tumultueux cet entretien surpris souleva dans l'âme de Nélida! que de turpitudes dévoilées! combien d'expériences douloureuses se pressaient dans sa vie si pure! Partout, dans tous les coeurs qu'elle avait vu s'ouvrir à elle, le mensonge et la trahison! partout la perfidie répondant à la sincérité de ses dévouements! Une chose pourtant lui donnait presque de la joie, dans ces angoisses cruelles: rien de nouveau ne lui était révélé sur les relations de Timoléon avec la marquise. Hortense même, ne les ayant vus ensemble que le matin, à la chasse, s'exagérait beaucoup leur intimité, sans doute. Elle n'avait pas été témoin de ce qui s'était passé le soir; elle ne savait pas que tout était changé, que ce caprice était évanoui.

Nélida sortit de la chapelle en commentant cette idée rassurante. Elle était trop femme aussi pour n'avoir pas fait une comparaison qui la ranimait. Timoléon, si déférent, si plein d'égards avec elle, ne parlait à madame de Sognencourt que d'un ton railleur et méprisant. Il rendait donc justice à toutes deux; il serait donc facile de rallumer dans son coeur l'amour conjugal. Elle regagna sa chambre, l'âme rouverte à l'espérance et décidée à redoubler envers ses deux rivales de procédés et de politesses, puisque Timoléon paraissait si sensible à ces bienséances extérieures.

Quelle ne fut pas sa surprise lorsque, le lendemain matin, au moment où elle allait, châtelaine attentive, s'informer en personne des nouvelles de son hôtesse, elle vit Hortense pâle, défaite, le sein palpitant, se précipiter dans sa chambre, et, lui tendant une lettre ouverte, lui crier d'une voix étouffée:

—Nélida, on vous trahit. Empêchez votre mari de partir, ou vous êtes perdue.

Nélida, qui avait reconnu l'écriture de Timoléon, lut d'un coup d'oeil ces deux lignes: «Vous l'exigez, belle despote, je vous suivrai. À midi, je pars avec vous et vous conduirai jusqu'à Paris.»

Hortense, les yeux fixés sur Nélida, les lèvres blêmes, attendait sa réponse.

—Ce que vous faites-là n'est digne ni de vous ni de moi, dit enfin madame de Kervaëns, qui avait surmonté un premier saisissement douloureux. D'où vous vient ce billet?

—Son valet de chambre le portait à la marquise Zepponi. Me doutant de quelque trahison, je le lui arrachai des mains, en disant que j'allais le remettre moi-même. C'est mon dévouement pour vous, Nélida, qui m'a fait faire ce mensonge. Cela est mal, continua-t-elle, troublée par le regard calme et froid que madame de Kervaëns attachait sur elle. Cela est très-mal; mais je voulais vous sauver.

—Hortense, dit Nélida en mettant la main sur l'épaule de sa perfide amie, vous me faites pitié. Je sais tout; je sais ce que vous avez été et ce que vous êtes pour moi. Le hasard m'a fait entendre votre entretien d'hier soir près de la chapelle.

Hortense fit un mouvement d'effroi; son visage se couvrit de pourpre.

—Ne craignez rien, continua Nélida; je ne vous perdrai point. Vous déterminerez vous-même ce qui sera possible et convenable dans nos relations futures. Quant à M. de Kervaëns, il est parfaitement libre de ses actions, et la lettre qui vous offusque n'a rien que de très-simple.

Puis, sans laisser à Hortense le temps de répondre, Nélida sortit, fit un long détour dans les corridors pour qu'on ne vit pas où elle allait, et vint frapper à la porte de son mari. Elle avait pris une résolution désespérée.

—Entrez, dit Timoléon. Ah! c'est vous, Nélida, ajouta-t-il en lui prenant la main avec une grâce empressée; n'êtes-vous pas bien fatiguée de la soirée d'hier? Vous avez été charmante, en vérité. Mais asseyez-vous, je vous prie.

Et il lui avançait un fauteuil, de l'air le plus respectueux, comme il l'eût fait pour la reine.

—Timoléon, dit Nélida d'un ton grave et fixant sur lui ses grands yeux dont l'azur était voilé de larmes, je viens vous faire une prière.

—Dites plutôt me donne un ordre, reprit M. de Kervaëns avec une galanterie marquée.

—Ce que j'ai à vous dire est sérieux, Timoléon; il y va de notre repos, de notre bonheur.

M. de Kervaëns la regarda avec une indicible expression de surprise.

—Timoléon, ne partez pas.

—Comment, reprit-il un peu troublé et cherchant à garder son aplomb.
Qui vous dit que je pars?

—Vous partez à midi avec la marquise Zepponi.

—Eh mais! sans doute, mon enfant, reprit-il en souriant avec une indifférence jouée. Je vais la conduire à Dol. C'est mon devoir de châtelain; vous ne voudriez pas m'y faire manquer.

—Vous allez à Paris, dit Nélida d'une vois ferme.

—À Paris? mais je vous jure que je n'y ai pas songé, balbutia M. de Kervaëns, qui, pour la première fois de sa vie peut-être, se sentait interdit et perdait contenance. D'ailleurs, n'ai-je pas été bien souvent à Paris? En quoi cela peut-il vous déplaire?

—Il ne m'appartient pas de vous faire de reproches, mais quelque chose me dit que vous jouez votre vie et la mienne pour un caprice. Au nom de votre père, au nom de l'honneur, au nom de tout ce qui vous est sacré, Timoléon, je vous en conjure, ne partez pas!

Et Nélida, la fière Nélida, se laissa tomber aux genoux de son mari et les embrassa d'une étreinte suppliante. En cet instant, on entendit le fouet du postillon et les grelots des chevaux de poste dans la cour. Quelqu'un frappa à la porte.

—Relevez-vous, s'écria Timoléon, ravi de cette délivrance inespérée.
Croyez à mon amour et comptez sur moi.

C'était M. de Verneuil.

—Où êtes-vous donc? s'écria-t-il. On vous appelle, on vous cherche partout. La marquise est en bas, en costume de voyage; elle veut dire adieu à ma cousine. Mais je ne m'étonne pas que vous soyez distrait, ajouta-t-il en jetant un regard malicieux sur Nélida dont la robe et la chevelure étaient en désordre; de jeunes mariés, cela ne voit ni n'entend rien.

Nélida s'échappa, et, rassemblant tout son courage, elle descendit au salon où l'attendait madame Zepponi, qui, n'ayant pas reçu la réponse de Timoléon, était hors d'elle-même et se croyait jouée. Nélida la conduisit jusqu'à sa voiture, excusant M. de Kervaëns, qu'on cherchait de tous côtés, disait-elle. Élisa s'arrangeait avec colère dans ses coussins et murmurait quelques paroles sans suite; le postillon à cheval donnait le coup de fouet du départ; la grille était toute grande ouverte…

—Arrêtez! cria une voix impérieuse. Adieu, Nélida, dit M. de Kervaëns en passant rapidement devant sa femme; je vais à Dol, je serai de retour ce soir. Madame la marquise, vous m'avez permis de vous accompagner…

Et il s'élança dans la calèche. Les yeux de la marquise s'illuminèrent de joie; elle jeta sur le château un regard triomphant. La voiture disparut. Nélida courut s'enfermer dans sa chambre et tomba, la face contre terre, en implorant la mort.

XIII

Le silence régnait dans cette féodale demeure qui, huit jours auparavant, résonnait de fanfares, de concerts, de bals, de gais propos. Hortense était partie subitement sans oser reparaître devant Nélida. Curieux de voir de ce qui adviendrait de Timoléon et de la marquise, M. de Verneuil avait pris la poste pour Paris; les voisins étaient rentrés chez eux. Nélida, seule, sans nouvelles de son mari, demeurait en proie à la plus amère tristesse. Une fièvre lente la consumait; sa pensée ne se fixait plus sur aucun objet distinct; toute occupation lui était devenue impossible; elle n'avait plus d'autre sentiment que celui d'un abandon complet. Pauvre femme! elle voyait devant elle, au printemps de sa vie, une longue suite de jours où pas une joie ne pourrait plus naître; une infortune causée par l'homme auquel elle avait juré un respect et une tendresse éternels. Cette pensée l'accablait; les heures s'écoulaient lentes et mornes, la nuit ne lui apportait pas le sommeil; elle attendait chaque matin une lettre qui n'arrivait pas. Cette anxiété toujours renouvelée, cette espérance toujours plus cruellement déçue, lui faisaient un mal affreux. Enfin, quinze jours après le départ de son mari, elle reçut la lettre qu'on va lire:

«Vous me pardonnerez, n'est-il pas vrai, mon cher ange, de n'avoir pas cédé à un caprice enfantin, le premier que je vous aie vu, et sans doute aussi le dernier. Des gens bien nés, tels que nous, se doivent l'un à l'autre une liberté entière, car il est bien certain qu'ils n'en sauraient abuser. Je pars pour Milan avec madame Zepponi. Elle n'a pas trouvé à Paris la personne qui devait l'accompagner, et je ne puis lui laisser faire seule un si long trajet. Quoi qu'on puisse vous dire de ce voyage de pure courtoisie, n'écoutez pas les méchants propos. Ne donnez pas à nos envieux la joie de vous savoir inquiète. Allez à Paris; préparez-vous à ouvrir votre maison à l'entrée de l'hiver. Je serai ravi d'apprendre que vous vous amusez, et que vous avez tous les succès qui vous sont dus.

»Tout à vous,

»Timoléon

»P.S. J'oubliais de vous dire que je prendrai peut-être le plus long pour revenir, c'est-à-dire l'Algérie et l'Espagne. Le démon des voyages me parle à l'oreille; je lui sacrifie volontiers; il m'a toujours été propice.»

Cette lettre mit le comble au découragement de Nélida. Sans se l'être avoué, elle avait pensé quelquefois, dans sa candeur angélique, que son mari, loin d'elle, serait tourmenté de remords insupportables. Elle avait attendu un cri de sa conscience, un élan, un retour, et, rêvant le plus magnanime pardon, elle s'était juré de lui faire oublier sa faute en redoublant de tendresse et d'égards. Elle lut et relut vingt fois cette lettre si étrange, si polie, si glaciale, si peu soucieuse de ce qu'elle devait souffrir. Tout ce qu'elle avait entrevu avec effroi du monde et de ses habitudes, était donc bien véritable. Les hommes les meilleurs y pratiquaient ouvertement le plus abominable égoïsme; les noeuds du mariage n'étaient qu'un simulacre qui n'engageait à rien qu'à des politesses mutuelles, et la foi jurée ne pesait pas un atome dans la balance des fantaisies. Timoléon n'était ni troublé ni ému; il n'hésitait pas; on eût dit qu'il faisait la chose la plus simple du monde; il paraissait même croire que Nélida n'en ressentirait aucun chagrin, puisqu'il l'engageait à chercher la dissipation et lui parlait de succès et de plaisir.

À plusieurs reprises, Nélida essaya de répondre. Elle commença, déchira et recommença plus de vingt lettres. Aucune ne disait exactement ce qu'elle aurait voulu dire. Tantôt elle en trouvait l'expression trop indifférente, tantôt elle croyait avoir trop laissé percer sa douleur; elle craignait presque également d'irriter Timoléon par des reproches, ou de le trop rassurer par une résignation feinte. Et toujours les sanglots venaient l'interrompre; ses larmes coulaient sur le papier, et cette oeuvre de désolation était à refaire. Toute une semaine se passa ainsi. Ses forces s'épuisaient; elle ne quittait plus sa chambre; ses yeux n'avaient plus de rayons; son haleine était à peine sensible; la vie se retirait doucement et comme à regret, de ce beau corps dans toute la fleur de la jeunesse et de la beauté.

—Il y a en bas un jeune homme qui vient de la part de M. le comte, dit le valet de chambre, en entrant, une après-midi, chez sa maîtresse; il apporte un tableau pour la chapelle.

—Faites-le monter, dit madame de Kervaëns, dont le coeur battit à l'idée qu'elle allait voir quelqu'un avec qui Timoléon avait causé sans doute, qui lui apportait un message peut-être; et, comme si elle avait dû paraître devant son mari, elle passa à la hâte dans son cabinet de toilette et jeta sur sa chevelure négligée le voile de dentelle blanche qui plaisait à Timoléon. Que devint-elle, en rentrant dans sa chambre, lorsqu'elle aperçut, debout, appuyée contre le marbre de la cheminée, la figure pâle, grave et sombre de Guermann? Elle crut voir un fantôme, demeura un instant immobile, puis, saisie d'une puérile frayeur, elle poussa un cri et courut vers la porte.

—De grâce, madame, dit Guermann en lui barrant le passage et la ramenant presque de force vers son fauteuil où elle se laissa tomber, de grâce, écoutez-moi! Quoi que vous puissiez croire, c'est un ami qui vient à vous; un ami dévoué, désintéressé, prêt à vous servir en toute chose.

Et, s'agenouillant près du fauteuil, il continua de parler pendant que
Nélida, sans mouvement et sans force, le regardait d'un oeil hagard.

—Vous devez me haïr, madame; vous devez me mépriser. Vous avez dû voir dans ma conduite une duplicité horrible…

Nélida, qui ne pouvait articuler un mot tant elle était atterrée, fit un geste qui commandait le silence.

—Par pitié, daignez m'entendre, dit-il, je repars dans une heure. Soyez miséricordieuse, j'ai tant souffert! J'ai droit à votre pitié. Ma pauvre mère, je l'ai perdue; elle est morte dans mes bras, il y a un mois à peine; maintenant je n'ai plus personne au monde qui m'aime et me plaigne, madame!

—Votre mère! dit Nélida. Et ses pleurs commencèrent à couler.

—Plus personne, madame, continua Guermann; car cette femme que vous avez vue, cette femme qui vous a dit qu'elle était la mienne, elle n'est rien, elle n'a jamais été rien pour moi. Oh! si j'avais pu vous ouvrir mon coeur, alors! Vous m'auriez pardonné, vous m'auriez estimé davantage, peut-être, en connaissant le martyre volontaire que je subissais, et l'effort désespéré de mon amour pour rester digne de vous. Mais je ne le devais pas. Un respect profond scellait ma bouche. Vous alliez épouser un homme riche et noble. Je me persuadai qu'il saurait vous rendre la vie, sinon heureuse, du moins douce et facile. Moi, je n'avais ni gloire, ni rang, ni fortune. Malheureux! j'ai manqué de courage. Combien j'en suis puni! Je vous dirai plus tard comment, par d'inouïs stratagèmes, je suis parvenu à savoir, presque jour par jour, ce que vous faisiez. Pendant un an, je vous crus satisfaite, et j'étais résigné; mais, depuis deux mois, je vois l'abîme ouvert sous vos pas; je vous vois trahie par tous ceux que vous aimiez, seule comme moi, plus que moi encore; car enfin j'ai ma Muse, ma sainte Muse, qui m'encourage et me sauve; mais vous, qui vous sauvera? Le monde va vous attirer, vous séduire…

—Jamais! s'écria Nélida qui ne songeait déjà plus à tout ce qu'il y avait d'étrange dans la présence de Guermann à Kervaëns, et qui éprouvait cet apaisement inexplicable qu'apporte, dans les plus grands désespoirs, la voix d'un être humain qui compatit à nos maux.

—Vous le pensez aujourd'hui, dit Guermann; mais demain, mais dans un mois, mais dans un an?… La solitude vous dévore, ajouta-t-il en se relevant et en s'asseyant auprès d'elle; pauvre femme! vous êtes bien abattue, bien minée déjà par la souffrance.

—Mon mari reviendra, dit madame de Kervaëns…

—Il ne reviendra pas, interrompit Guermann; et s'il revient, votre sort n'en sera pas meilleur. Il n'a jamais pu comprendre, il ne soupçonnera jamais ce qu'une âme comme la vôtre recèle de trésors divins. C'est un homme à qui toutes les joies de la terre ont été données; les joies du ciel lui sont interdites…

—Ne parlons pas de lui, dit Nélida. Parlons de votre pauvre mère…

—Avec elle sont mortes toutes mes joies d'enfant, reprit Guermann; toutes les indulgences qui planaient sur mes fautes, toutes les paroles simples et pieuses dont l'accent me rendait meilleur… Oh! une mère! une mère! continua-t-il en se levant et marchant par la chambre avec une agitation qu'il n'essayait plus de maîtriser, nul de nous ne sait qu'en la perdant tout ce qu'il possédait en elle. Premier amour qui nous précède et nous attend dans la vie! premier rayon qui dissipe la nuit de notre entendement! premier sourire qui épie et qui fixe notre premier regard! premier baiser qui boit notre première larme! première parole qui appelle sur nos lèvres notre premier sourire! Ô ma mère! ma mère! depuis que je vous ai perdue, je me sens seul sur la terre!…

Nélida, qui avait causé par sa naissance la mort de sa mère, Nélida, qui n'avait pas de fils, sentit, en écoutant la parole émue du jeune artiste, la première atteinte d'une tristesse indéfinie, qui l'emporta, comme un flot puissant, bien au delà du sentiment exclusif de sa propre douleur. Elle entendit, pour la première fois, en elle, l'écho de cette grande voix du malheur qui s'élève comme un choeur sinistre du sein de l'humanité tout entière, et qui, une fois ouïe, laisse dans l'âme une impression d'épouvante qui tarit à jamais la source des consolations égoïstes et des puériles espérances. Elle entrevit confusément la triste parité des souffrances humaines; elle sentit que Guermann était son frère en douleur, et lui tendant la main:

—Que le passé soit oublié, dit-elle. N'en parlons jamais. Tous deux nous souffrons beaucoup. Ayons courage. Si mon amitié vous est douce, sachez que vous la retrouverez tout entière.

—Ange de miséricorde! s'écria le jeune artiste en saisissant cette main avec transport, parlez, ordonnez, que puis-je pour vous? Voulez-vous être affranchie du joug, voulez-vous être vengée?

—Vengée? dit Nélida avec un sourire où se peignait la plus pure expression de la mansuétude chrétienne, et de qui! Ô Guermann! que Dieu me pardonne mes fautes comme je pardonne à…

Elle ne put prononcer ce nom. Cherchant à dominer son émotion, elle se leva, alla à la fenêtre et revint au bout de quelques minutes, l'oeil en pleurs, se rasseoir auprès de Guermann qui n'avait pas osé la suivre et se tenait debout, les yeux fixés sur son fauteuil vide.

—Avez-vous beaucoup travaillé en ces dix-huit mois? reprit-elle d'une voix attendrie.

Il la regarda longtemps comme un homme qui ne comprend pas bien la question qu'on lui adresse et cherche à rassembler des souvenirs lointains.

—Travaillé? répondit-il enfin. Oh! oui, j'ai beaucoup travaillé. Est-ce que cela vous intéresse encore? Ma chère Naïade! elle a eu un succès inouï. On m'en a donné une somme considérable; car je l'ai vendue, Nélida; j'ai vendu une création que vous aviez inspirée, vendu une partie de mon âme et de mon sang à un marchand, vendu pour acheter un coin de terre bénite. Ô pauvreté! la dépouille mortelle de ma mère ne pouvait être honorée que par le déshonneur de ma Muse!

Et à son tour, l'artiste, douloureusement affecté, se prit à pleurer comme un enfant. L'entretien, ainsi plusieurs fois brisé et renoué, se prolongea pendant quelques heures. Guermann et Nélida étaient, dans leur tristesse, sous le charme de la présence: charme qui se fait sentir aux coeurs jeunes et sympathiques jusque dans les plus cruels déchirements. La cloche du château, qui avertissait pour les repas, les tira de cette rêverie à deux. Madame de Kervaëns regarda Guermann avec une indicible expression d'incertitude.

—C'est le signal de mon départ, n'est-il pas vrai? lui dit-il. La noble châtelaine de Kervaëns ne voudrait pas donner l'hospitalité au pauvre artiste… Mais j'oubliais, continua-t-il en tirant de sa poche un portefeuille, excusez-moi; j'ai là une lettre de votre tante, et je n'ai pas songé encore à vous la remettre.

Nélida lui prit des mains un petit billet satiné, tout parfumé d'ambre, et lut ce qui suit:

«Ma chère nièce, notre ami Guermann, qui, par parenthèse, a eu le plus beau succès du monde à l'exposition, va faire une tournée artistique en Bretagne. Je lui ai dit d'aller te voir et de dessiner pour moi ton beau profil; je le veux placer dans la chambre que tu habitais avant ton mariage. J'ai pensé que tu ne serais pas fâchée de cette distraction, et je charge notre cher Guermann de te décider à revenir plus tôt que plus tard. Adieu, mon enfant, etc.»

—Savez-vous ce que contient cette lettre? dit Nélida en regardant
Guermann d'un air de reproche.

—Je crois qu'il s'agit d'un portrait. Mais vous ne voulez pas que je reste, je vais partir. Et pourtant je ne vous aurais pas gêné beaucoup, ce me semble. Je ne vous serais pas à charge; je ne paraîtrais devant vous que lorsque vous l'ordonneriez. Seulement vous sauriez qu'il y a là, sous le même toit, un ami qui vous plaint, qui vous comprend, qui souffre avec vous… C'est la plus humble des consolations à offrir; mais que vous me rendrez fier si vous daignez l'accepter!

Le maître-d'hôtel vint avertir que la Comtesse était servie. Nélida, sans répondre à Guermann, passa son bras dans le sien. Ils descendirent, muets et rêveurs, l'escalier à double rampe au bas duquel un sphinx en marbre noir étendait ses ailes, immobiles et souriait d'un affreux sourire.

Plusieurs jours se passèrent sans que Guermann reprit avec Nélida aucun entretien intime. Il ne sortait de la chambre qu'elle lui avait fait préparer dans une des tourelles, d'où l'on avait la vue la plus étendue et le meilleur jour pour la peinture, qu'à l'heure de la promenade. Madame de Kervaëns s'était fait un devoir de reprendre ses visites à l'hospice, à l'école et chez ses pauvres privilégiés. Guermann l'y conduisait, car elle était encore trop faible pour marcher seule. Comme tous les artistes éminents, il possédait ce don d'attraction qui séduit et captive même les natures les plus rudes. Les enfants du village le suivaient, et l'ayant vu quelquefois prendre un crayon pour retracer une physionomie ou un costume pittoresques, ils lui demandaient des images. Les vieilles femmes lui contaient avec prolixité, sans se préoccuper de ce qu'il n'entendait pas leur langue, l'histoire de toutes les récoltes manquées et de tous les bestiaux crevés avant l'âge depuis un demi-siècle. Il était généreux; il savait donner avec grâce. Nélida retrouva avec lui les joies de la charité, oubliées longtemps.

Pendant le repas, en présence de la domesticité, la conversation roulait sur des questions d'intérêt général; le plus souvent sur l'art; quelquefois aussi sur les publications récentes des réformateurs sociaux et sur les progrès des idées saint-simoniennes, fouriéristes, humanitaires, comme on disait alors, dont la confusion se faisait d'une façon bizarre dans l'esprit de Guermann, plus dithyrambique que logicien. Le soir, quand Nélida était trop accablée pour causer, il allait prendre à la bibliothèque des livres qu'elle n'avait jamais ouverts. Rousseau faisait les principaux frais de ces lectures. Madame de Kervaëns restée, même après son mariage, sous l'empire des instructions reçues au couvent, n'avait osé céder à la tentation de lire aucun livre philosophique. Le père Aimery, comme tous ceux de son ordre, se montrait plein d'indulgence pour les faiblesses de la chair, mais impitoyable pour les hardiesses de l'esprit. Il damnait sans merci la philosophie tout entière, et ne parlait qu'en se signant de ces athées, dénomination sous laquelle il flétrissait indistinctement tous les penseurs qui avaient interrogé la nature, la science et la raison, pour y trouver le mot de l'énigme humaine.

Madame de Kervaëns fut très naïvement surprise à la rencontre d'un si grand nombre d'idées qui, jusque-là, lui étaient demeurées étrangères. L'intérêt de ces hautes questions, sondées par un esprit aussi religieux que Rousseau, ne pouvait manquer de saisir Nélida et de vaincre l'alanguissement de ses facultés. L'éloquence de l'auteur d'Émile lui causait des frissonnements d'admiration et de sympathie. Trop peu rompue encore aux subtilités du langage métaphysique pour apercevoir l'abîme qui sépare le dogme catholique de la profession de foi du vicaire savoyard, elle écoutait sans scrupule, et se laissait aller avec candeur sur cette pente insensible qui la conduisait pas à pas, sans secousse, hors de l'enseignement révélé et des croyances orthodoxes. Les jours se succédaient ainsi, tristes, étranges et doux; et Nélida, sous la salutaire influence de la charité qui ranimait son pauvre coeur et de l'étude qui élevait son intelligence, en arrivait presque à l'acceptation de sa sévère destinée.

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