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Nélida; Hervé; Julien

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XIV

Guermann Régnier aimait passionnément Nélida. Il l'aimait de toute son imagination et de tout son orgueil, les deux puissances qui régissaient sa vie. En lui peignant l'empire qu'elle exerçait sur lui, il ne l'avait pas trompée. Cette anecdote de son enfance qu'il lui avait contée était vraie de tous points; l'image de Nélida et le premier éveil de son génie se confondaient dans son esprit; le premier battement de son coeur avait été pour l'art et pour elle; conquérir la gloire et conquérir Nélida, c'était pour lui un seul et même désir.

Guermann était doué de facultés rares. Il avait, à s'y méprendre, toutes les apparences du génie: une perception vive, un enthousiasme communicatif, une facilité merveilleuse, de la flamme dans la parole et sous le pinceau, une volonté opiniâtre, une fierté indomptable, la soif du beau sous toutes les formes. Mais il y avait dans son organisation une lacune énorme qui paralysait tous ses dons et devait les rendre funestes à lui et aux autres. Il ne possédait que la force d'expansion. La force de concentration, celle qui fait les philosophes, les grands caractères et les véritables artistes, lui manquait. Il allait obéissant à tous ses instincts, à des impulsions contradictoires que rien ne réglait ni ne refrénait, Guermann était incapable de concevoir un ordre général et de s'y assigner sa place. Pour tout dire en un mot, il manquait de conscience, et ne connaissait de bien et de mal que le succès ou l'échec de ses âpres désirs. Aussi, quoique doué d'une grande générosité de nature, était-il, par le fait, d'un épouvantable égoïsme. Les circonstances n'avaient pas peu contribué à fortifier cette personnalité démesurée. Aucun contre-poids n'avait été donné à ses penchants. Son éducation première, dans un village, sous les yeux d'une mère subjuguée, avait été à peu près nulle, et, du jour où sa vocation se déclara, presque tout son temps fut consacré à l'exercice matériel de son art. Ainsi livré à lui-même, il lut beaucoup, parce qu'il était avide de connaître, mais il lut, sans méthode et sans choix, toute espèce de livres, bons et mauvais, sublimes et détestables. Le désordre se fit dans son esprit; la soif de l'impossible dévora son coeur.

L'amour de mademoiselle de la Thieullaye, dès qu'il l'entrevit, faillit le rendre fou. À force de songer à elle, au hasard qui les avait rapprochés dès leur enfance, à la conformité qu'il crut reconnaître entre eux, il se persuada de très-bonne foi que Nélida lui était destinée. Il ne se dit pas un instant qu'il la perdrait; non, rendons-lui cette justice, Guermann eût reculé, hésité du moins, s'il avait pu envisager son dessein sous un jour pareil; mais il se croyait réservé à de telles grandeurs, qu'il félicitait en secret la belle patricienne d'être échue en partage au plébéien illustre. Certain de la conduire à la gloire, il voyait dans son union avec elle l'union de ce qu'il y a de plus sublime au monde, et rien ne l'eut étonné davantage que de s'entendre dire qu'il commettrait une action mauvaise, en provoquant et acceptant des sacrifices dont il ne sentait nullement l'étendue.

On peut imaginer ce qu'il éprouva en apprenant par la grisette avec laquelle, suivant l'usage des étudiants parisiens, il faisait un ménage extra-légal, que mademoiselle de la Thieullaye était venue chez lui. Il se fit répéter vingt fois toutes les circonstances de cette visite, il devina tout; il se sentit maître de cette destinée. Mais, jugeant aussi que le jour n'était pas venu, il résolut de ne pas risquer l'audacieux défi qu'il voulait jeter à la société, avant de s'être fait un nom qui le revêtit d'une force suffisante pour engager la lutte à armes égales, et laissa passer dix-huit mois avec la patience que donne la certitude.

L'exposition fut pour lui un triomphe. La foule se porta spontanément à son tableau, et son nom, nouveau dans l'art, fut répété de bouche en bouche. Avec l'exagération naturelle à un premier enthousiasme, la presse parisienne le représenta à l'Europe comme le restaurateur de la peinture moderne, comme un jeune Raphaël dont la gloire éclipsait tous ses devanciers.

Ce fut au plus fort de ce bruit enivrant qu'il apprit, par des intelligences qu'il s'était ménagées dans la maison de la vicomtesse, les incidents que nous avons racontés plus haut. Il ne balança pas, son heure avait sonné. Nélida était malheureuse, délaissée; à lui appartenait la tâche de la délivrer, de la venger. Il pourrait donc enfin faire jour à toutes ses haines, à tous les ressentiments qui couvaient dans son coeur depuis le jour où il avait eu pour la première fois conscience des inégalités sociales. Il allait terrasser le préjugé, montrer au monde ébloui et vaincu la toute-puissance du génie effaçant toutes les distinctions inventées par les hommes, brisant, l'orgueil de l'aristocratie, et soumettant à son empire la beauté, la vertu et l'honneur de la première entre les femmes! Rien ne lui semblait plus facile que d'ébranler jusque dans ses fondements cette vieille société décrépite qui ne lui avait pas fait une place selon son gré. Il croyait fermement que, dans la satisfaction de sa passion égoïste, il allait ouvrir l'ère attendue de la liberté et de l'égalité nouvelles.

Ce rêve a été fait à différents degrés de fièvre, cette chimère est apparue sous bien des formes à plus d'un jeune plébéien de notre triste époque. Plus d'un, en lisant cette histoire, s'il est de bonne foi avec lui-même, se souviendra qu'entre le jour où finit pour lui l'étude imposée et le jour où la pauvreté le contraignit d'appliquer ses facultés à quelque travail modeste et productif, bien des nuits se sont écoulées dans la poursuite haletante de ces visions d'un impuissant orgueil; il sourira peut-être en se rappelant qu'il a étreint en songe bien des fantômes, essayé sur sa tête bien des couronnes dont le poids l'aurait écrasé, si le destin eût écouté ces puériles ambitions d'une vanité en délire.

Dès l'instant où Guermann vit madame de Kervaëns, il eut la certitude de n'avoir rien perdu de son ascendant sur elle. Il reconnut qu'il avait autant que jamais la faculté d'émouvoir son âme, d'intéresser son esprit, de séduire son imagination. Mais il vit bientôt aussi qu'il échouerait devant un seul obstacle, pour lui incompréhensible, devant la simple notion du devoir, que tous ses paradoxes ne parvenaient point à ébranler. Nélida seule, loin de tous les yeux, sans autre surveillant qu'elle-même, autorisée en quelque sorte par l'indigne abandon de son mari, n'en gardait pas moins la plus stricte réserve et le sentiment inaltérable de l'honneur conjugal. L'amour de Guermann creusait en dedans, mais elle conservait à l'extérieur une dignité si grande, une hauteur de pureté telle, que l'artiste bouillant et audacieux n'osait rien risquer et rongeait son frein en silence.

Si Nélida avait eu plus d'expérience, si elle eût été moins essentiellement honnête, si l'idée du mal, en un mot, avait pu l'approcher, elle aurait craint le péril auquel elle s'exposait en recevant sous son toit, dans une profonde solitude, un homme qu'elle avait passionnément aimé. Un degré très faible d'attention sur elle-même lui eût fait découvrir que cette résignation subite à une existence désolée, ces joies de la charité senties avec plus de plénitude que jamais, l'attrait de ces lectures émouvantes, et enfin la force et la santé qui lui revenaient d'une manière visible, tout cela n'avait et ne pouvait avoir qu'une cause: l'amour. Elle aurait compris qu'il lui eût été impossible, dans la situation désespérée où Guermann l'avait trouvée, d'accepter les soins ou même la présence de tout autre; elle se serait demandé si son bras aurait pu s'appuyer avec autant d'abandon sur celui de M. de Verneuil, si une lecture faite par H. de Sognencourt eût ainsi touché la fibre la plus secrète de son coeur. Mais Nélida était trop honnête pour ne pas être imprudente; elle ne savait pas plus se défier d'elle-même qu'elle n'avait su se défier des autres.

Un mois s'écoula de la sorte. Chaque jour Guermann se sentait plus certain d'être aimé et plus certain aussi de n'être pas écouté; son orgueil était blessé à mort; toutes ses passions mauvaises se livraient dans son âme un combat furieux. Nélida, plus calme en apparence, était envahie sourdement par un poison perfide, qui, de proche en proche, pénétrait jusqu'au plus profond de son être, sans se déceler encore par de visibles symptômes; mais le premier hasard allait détruire cette sécurité funeste.

Un soir, c'était dans les derniers jours de juillet, les deux jeunes solitaires de Kervaëns étaient, comme de coutume, assis l'un près de l'autre dans le salon du rez-de-chaussée. Tout le jour avait été orageux; en ce moment le tonnerre grondait au-dessus du château; des éclairs multipliés perçaient les rideaux de damas hermétiquement fermés et jetaient dans la pièce très sombre des lueurs rapides. Une seule lampe éclairait la table et le livre où Guermann lisait, avec une agitation fébrile et d'une voix saccadée, les aveux de Saint-Preux à Julie dans les premières lettres de la Nouvelle Héloïse. Nélida, qui depuis plusieurs nuits avait de nouveau perdu le sommeil et qui ressentait en ce moment l'influence énervante de l'atmosphère chargée d'électricité, quitta le siège qu'elle occupait pour aller reposer sur un divan un peu éloigné. Guermann en ressentit un dépit puéril. Sans oser suspendre sa lecture, il lançait de loin à loin sur madame de Kervaëns un regard à vide, espérant toujours surprendre à son visage une émotion qui répondit à la sienne; mais ce grand front pâle, cette lèvre sérieuse, ce corps de madone couché dans son vêtement blanc, ne trahissaient aucun mouvement tumultueux.

Guermann, irrité par ce calme qui lui semblait presque une insulte, élevait sa voix et lui donnait un accent de plus en plus vibrant. Il en vint à déclamer certains passages avec une puissance d'organe et de geste qui ne pouvait laisser aucun doute sur l'application directe qu'il en faisait à Nélida; mais en vain. Madame de Kervaëns demeurait immobile, ne l'interrompait pas, ne levait pas les yeux; pas un pli de sa robe ne froissait la soie du divan. On n'entendait que le bruit régulier et de plus en plus affaibli de son haleine. Indigné, à bout de patience, exalté par le retentissement de sa parole dans l'espace sonore, Guermann, ne se contenant plus, jeta le livre loin de lui et s'approcha, résolu à dire enfin à cette femme hautaine qui ne voulait rien comprendre, tout ce qu'il ressentait pour elle d'ardeurs brûlantes et de violents désirs. Mais il s'arrêta tout à coup en la voyant endormie ou évanouie, c'est ce qu'il ne pouvait discerner. Les yeux de Nélida étaient clos, sa bouche était décolorée, son bras alangui avait glissé hors des coussins.

«Nélida!» dit Guermann, effrayé malgré lui de cette immobilité.

Elle ne répondit pas.

«Nélida!» dit-il encore.

Elle ne fit aucun mouvement.

Épouvanté, il posa la main sur son coeur, et, soit hasard soit dessein, il écarta les plis de sa robe entr'ouverte, et vit avec éblouissement les plus belles formes que son oeil d'artiste eût jamais contemplées. Cette vue lui donna le vertige.

«Ô Galatée, s'écria-t-il en la saisissant d'une étreinte passionnée, marbre divin, éveille-toi dans les bras de ton amant; éveille-toi à la vie, éveille-toi à l'amour…»

Nélida rouvrit les yeux, et, recouvrant tout à coup ses esprits, elle s'arracha des bras de Guermann qui n'essaya pas de la retenir, tant le regard qu'elle lui jeta commandait le respect. Elle alla lentement, en silence, à la fenêtre, et, l'ouvrant malgré l'orage, elle s'appuya sur le balcon que commençaient à mouiller de larges gouttes de pluie. Guermann se laissa tomber à la place qu'elle venait de quitter, et fondit en larmes.

XV

Rentrée dans son appartement, madame de Kervaëns passa le reste de la nuit en proie à l'une de ces crises que les plus étonnants contrastes de notre nature, la lutte des tentations les plus violentes, des mouvements les plus opposés, des résolutions les plus inconciliables, peuvent seuls faire naître et faire comprendre.

Sous la double action de l'orage qui embrasait l'atmosphère, et de cette fièvre de jeunesse qui, longtemps comprimée, venait enfin d'éclater dans toute sa force, Nélida se voyait, comme à la lueur d'un éclair, face à face avec une vérité terrible. Ses yeux étaient dessillés. Pour la seconde fois son existence, qu'elle avait cru fixée à jamais, était ébranlée jusqu'en ses fondements; Guermann, en reparaissant dans sa vie, pour la seconde fois en ressaisissait l'empire. Lui qu'elle avait fui, qu'elle avait pu haïr, qu'elle avait cru mépriser, ramené près d'elle par une volonté indomptable, était encore une fois le maître souverain de toutes ses pensées.

Dans une situation pareille, un caractère moins énergique eût trouvé au sein de son indécision une force illusoire. La plupart des femmes, pusillanimes et chimériques tout à la fois, incapables de sonder leur conscience d'une main ferme, nient le danger pour éviter le combat et s'exagèrent la toute-puissance de leur vertu dans l'intérêt même de leur faiblesse. De telles ruses n'étaient pas compatibles avec cette sincérité de nature qui chez Nélida n'avait pu un seul instant être altérée ni par les maximes, ni par les exemples du monde. Ce n'était pas une telle femme qui pouvait, à demi consentante, se laisser glisser sur une pente insensible et se rendre coupable de fautes chaque jour regrettées, chaque jour aggravées. Non; elle sut voir d'un oeil sévère toute l'étendue de son mal. Elle osa se dire qu'encore un jour, encore une heure semblable, et elle était perdue. Elle comprit, en frémissant, qu'il n'y avait plus de salut pour elle que dans une détermination instantanée, plus de vertu que dans un parti extrême, il fallait fuir, s'éloigner de Guermann; élever entre elle et lui d'infranchissables barrières; ne plus le revoir jamais… Fuir! mais où aller? où chercher un refuge? À qui demander un refuge? À qui demander un appui et cette force contre soi-même, dont les âmes les plus éprouvées avouent le besoin aux heures de la tourmente?… Timoléon?… À cette pensée, l'indignation la faisait pâlir; le juste orgueil des nobles coeurs offensés se soulevait en elle. Une voix intérieure lui criait qu'une telle faiblesse serait une faute irréparable. Cet être si peu digne d'estime, qui avait exercé sur son inexpérience la facile séduction d'un premier attrait, n'était pas capable, elle le sentait bien, de comprendre ni de soutenir l'héroïsme d'un grand sacrifice. Il l'entraînerait de nouveau, il la retiendrait avec lui dans une sphère puérile et vaine où s'éteindraient bientôt les éléments de grandeur et de force que la passion venait de lui révéler dans son propre coeur. Ce qui l'attendait auprès de Timoléon, en supposant qu'il se laissât ramener par des velléités de devoir et de tendresse, c'était une solitude morale pire que la mort, ou une communauté de plaisirs qu'elle ne pouvait plus envisager sans dégoût.

Lorsqu'un grand amour a fait battre un grand coeur, quand le sentiment de la vérité éternelle est entré par lui dans une âme puissante, toutes les conventions éphémères, toutes les proportions mesquines de la vie sociale s'amoindrissent et s'effacent de telle sorte, qu'on les prend en pitié et qu'on cesse bientôt de croire à leur existence. Ainsi, pour Nélida, il n'y avait de choix possible qu'entre vivre et mourir: vivre d'un amour immense, sans entrave et sans fin; mourir si la fidélité à des serments téméraires, violés déjà par celui qui les avait reçus lui commandait d'étouffer son amour.

Nulle transaction ne se présentait dans son esprit entre la liberté illimitée et le rigide devoir. Ô saint orgueil des chastetés délicates, tu ne fus pas insulté un moment dans le coeur de cette noble femme. Abriter sous le toit conjugal un sentiment parjure, céder à un amant en continuant d'appartenir à un époux, marcher environnée des hommages que le monde prodigue aux apparences hypocrites, jouir enfin, à l'ombre d'un mensonge, de lâches et furtifs plaisirs, ce sont là les vulgaires sagesses de ces femmes que la nature a faites également impuissantes pour le bien qu'elles reconnaissent et pour le mal qui les séduit; également incapables de soumission ou de révolte; aussi dépourvues du courage qui se résigne à porter des chaînes, que de la hardiesse qui s'efforce à les briser!

Nélida, on l'a vu, n'était pas faite ainsi.

… Le tonnerre avait cessé de gronder; un vent du nord s'était levé et balayait l'orage; l'horloge de la chapelle venait de sonner quatre heures. Aux lueurs incertaines de l'aube, les passereaux endormis sur les toits s'éveillaient un à un et s'entr'appelaient, à de longs intervalles, d'une note mélancolique. Saisie par le froid pénétrant de ces heures qui précèdent le lever du soleil, à peine vêtue, assise immobile dans un grand fauteuil de bois noir adossé à la cheminée où le vent engouffré poussait des mugissements lamentables, madame de Kervaëns, seule en présence de Dieu, luttait contre l'angoisse croissante d'une agonie qui allait tracer à son beau front un premier pli ineffaçable. Tout à coup elle crut entendre, dans le corridor qui conduisait à sa chambre, un bruit de pas; sa respiration demeura suspendue… Plus de doute, les pas se rapprochaient, s'arrêtaient à sa porte, la clef tournait dans la serrure… Qui pouvait-ce être à une telle heure de la nuit, après une telle soirée? Quel autre que celui auquel elle n'avait cessé de songer? En effet, c'était Guermann.

Elle n'éprouva, en le voyant, ni surprise, ni effroi, ni colère. Elle savait que leur heure à tous deux était venue et que les paroles qu'ils allaient échanger seraient l'arrêt suprême. Plusieurs minutes s'écoulèrent dans une attente solennelle.

—Vous faites bien de garder le silence, dit Guermann en s'approchant, je ne supporterais pas de vous en ce moment une parole amère, et je sais que vos lèvres désormais n'en prononceront plus d'autres. Je pars. J'ai voulu vous voir une dernière fois avant de quitter ces lieux que vous m'avez tant fait aimer et que vous me faites tant haïr. J'ai voulu vous dire un adieu éternel, par cette nuit de tempête si semblable à mon coeur, avant que les ténèbres ne fussent entièrement dissipées; car vous êtes si belle, ajouta-t-il d'un accent plus ému, que si je vous voyais encore à la pleine clarté du jour, tout mon orgueil s'évanouirait, je tomberais sans force à vos pieds, vous ne verriez en moi que votre esclave. Il ne faut pas qu'il en soit ainsi; je ne le veux pas; vous n'aurez pas ce triomphe. Vous êtes un coeur sans amour; nul ne sera jamais conduit par vous aux sphères radieuses; vous n'avez de Béatrix que la beauté. C'en est fait, je le sens bien, il n'y aura plus pour moi, ici-bas, ni amour, ni félicité, ni gloire, car tout cela était en vous, était vous. Vous, telle que vous auriez pu être, si j'avais su allumer dans votre âme une étincelle du feu qui consume la mienne, mais non pas vous telle que vous êtes: vous insensible et froidement prudente; vous qui fermez vos yeux à l'évidence d'un amour impérissable, pour demeurer, languissante et énervée, dans les vulgaires liens d'une égoïste sagesse…

Adieu, pauvre femme sans courage, dit-il en posant lentement sa main sur la tête courbée de Nélida frémissante. Adieu, ma sainte chimère, ma noble espérance, adieu, ma part d'immortalité… Puissent tous les pardons du ciel descendre sur votre front pâli! Puisse la connaissance du mal que vous faites vous être à jamais épargnée!… Adieu.

—Vous ne partirez pas seul! s'écria Nélida en se levant et saisissant le bras de Guermann… Vous ne partirez pas seul, car je vous aime!

Un éclair de bonheur et d'orgueil illumina les yeux de l'artiste; les battements de son coeur s'arrêtèrent, un tremblement convulsif courut dans tous ses membres; il faillit tomber à la renverse.

—Vous auriez ce courage insensé? s'écria-t-il enfin, sans oser lever les yeux sur Nélida, tant il craignait de s'abuser encore; vous seriez capable d'un dévouement si sublime?

Et sa bouche, en parlant ainsi, se contractait malgré lui avec ironie.

—Je me sens tous les courages, hors celui du mensonge, dit-elle.

Pour toute réponse, Guermann l'attira sur son coeur ivre d'amour… Il n'est donné à aucune parole d'exprimer de tels transports succédant à un tel martyre. Le rêve de son âme ardente s'accomplissait au moment où il croyait le voir s'évanouir; l'impossible était réalisé; Nélida lui appartenait; le ciel et la terre n'étaient plus assez vastes pour son bonheur.

QUATRIÈME PARTIE

XVI

Il est peu de contrées où les forces de la nature revêtent un caractère plus imposant que dans les Alpes suisses, il n'en est point peut-être qui parlent à la passion un langage aussi conforme à ses instincts. Les traces de l'homme civilisé disparaissent dans ces solitudes de granit et de neige; la voix du monde y est étouffée par le grondement des cataractes; le souvenir même des entraves qu'apportent les lois et les coutumes sociales à la satisfaction des penchants, s'efface au fond de ces vallées ombreuses où la vie pastorale se montre dans sa grâce tranquille et fière, où tout rappelle à l'âme les joies perdues de la simplicité primitive, lui suggère le dédain des vanités et la conduit à la paisible possession d'un bonheur non disputé.

Nélida, triste, morne, concentrée en elle-même durant la longue route qu'elle venait de faire, Nélida, à peine sensible à la tendresse passionnée, à la sollicitude constante avec lesquelles Guermann tentait de vaincre son douloureux silence, se sentit allégée d'un poids écrasant lorsqu'elle eut franchit la frontière. Les tableaux aux proportions gigantesques qui se déroulèrent devant ses yeux surpris, l'arrachèrent malgré elle à son accablement. Les exhalaisons vivifiantes des forêts de pins, l'air salubre de la montagne, la senteur aromatique des riches pâturages, entrèrent par tous ses pores et firent circuler son sang que la tristesse avait comme figé dans ses veines; le bien-être physique réagit vigoureusement contre la douleur morale.

Guermann épiait avec anxiété ces premiers symptômes d'un retour à la vie. Voyant sur le visage de Nélida l'heureux effet de ces horizons nouveaux et de ces grandioses solitudes, il se hâta de quitter les routes frayées et s'enfonça avec elle dans les parties les moins fréquentées des Alpes. Sous la conduite d'un guide sûr, il osa risquer des ascensions difficiles, affronter des gîtes inhospitaliers, braver la fatigue, la faim, le danger même. Il voyait avec une joie infinie, vers la tombée du jour, sa compagne lassée presser le pas du mulet pour gagner l'agreste hôtellerie, s'asseoir, avec un appétit d'enfant, à la table sans nappe où on leur servait un repas plus que frugal, et se jeter épuisée sur un rude grabat où le sommeil venait aussitôt fermer sa paupière. Toute communication entre eux et le monde extérieur était momentanément suspendue; aucune lettre, aucun journal ne pouvait les atteindre dans ces courses capricieuses à travers la montagne. Guermann n'entretenait Nélida que de l'avenir qui s'ouvrait à eux; il lui peignait en traits de flamme le bonheur à la solitude, dans la sévérité du travail et dans la sainte ardeur d'une inaltérable affection. Ses discours n'étaient qu'un perpétuel cantique, qu'un hymne enthousiaste à l'amour. Tout ce qu'il voyait, tout ce qu'il entendait lui servait à colorer ses tableaux émouvants; il prenait à témoin la nature entière, il l'invoquait, la conviait à partager sa félicité; la magie de sa parole transformait les réalités en visions splendides.

Un soir, ils étaient arrivés sur un des plateaux supérieurs du Faulhorn, au-dessus de la région des sapins, à cette élévation où l'on ne rencontre plus que quelques mousses chétives et cette pâle fleur des neiges que l'on nomme la renoncule glaciale. Un petit lac, d'une eau sombre, les retint quelques instants sur ses bords. Aucun poisson n'y pouvait vivre, leur dit le guide; jamais aucun chamois n'y était venu boire; jamais l'aile d'un oiseau n'avait rasé son onde.

En ce moment Véga se levait à l'horizon et jetait sur le lac endormi un long sillage lumineux et tremblant.

—Ô ma bien-aimée! s'écria Guermann en enlaçant Nélida de son bras magnétique et lui montrant du doigt la voûte éthérée, vois cet astre doux et pur, comme il a pitié du maudit, comme il le console! c'est ainsi, étoile du salut, que tu t'es levée sur ma vie…

Nélida se pencha sur l'épaule du jeune artiste, et deux larmes de joie glissèrent sur sa joue.

La passion de Nélida pour Guermann était de celles qui font vivre ou mourir. La nature courageuse et enthousiaste de la jeune femme ne pouvait, d'ailleurs, demeurer longtemps dans cet état d'inertie où l'avait plongée un premier remords. Bientôt elle se reprocha ce remords comme une faiblesse; et, dans son admiration excessive pour son amant, elle se dit qu'une grandeur pareille était supérieure à toutes les lois humaines. La vie étrange et solitaire qu'elle menait avec Guermann entretenait cette exaltation; elle en arriva à se persuader que tous les sacrifices, même celui de la conscience, étaient encore trop peu de chose pour reconnaître un tel amour; et, s'abandonnant sans réserve à l'âpre sentiment de son bonheur, elle accepta, sans plus hésiter, toutes les conséquences de sa faute involontaire.

Un mois se passa ainsi, mois d'enchantements toujours renouvelés et de perpétuelle magie. Nul ne saurait concevoir, s'il ne l'a ressenti, quelle immense puissance de félicité recèle le coeur de l'homme, quand il a rejeté courageusement tout ce qui fait obstacle, et que, loin des haines jalouses, loin des soucis de la vie vulgaire, loin du monde et de son influence flétrissante, il s'abandonne avec sincérité à l'ardeur de dévouement et d'amour que Dieu a mise en lui. Ô vous, qui avez bu à la coupe d'ivresse, vous vous plaignez qu'elle se soit brisée dans vos mains, et que les éclats de son pur cristal vous aient fait des blessures inguérissables! Âmes lâches! coeurs pusillanimes! n'insultez pas à votre infortune, elle est sacrée. Vous êtes les élus du destin; vous avez approché Dieu autant qu'il est donné à la faiblesse humaine; vous avez sondé, dans vos joies et dans vos douleurs, dans vos désespoirs et dans vos extases, tout le mystère de la vie.

XVII

Un matin, en s'éveillant, Nélida sentit un froid assez vif et aperçut, par l'étroite fenêtre du chalet où elle venait de passer une semaine, la cime de la montagne qu'elle avait gravie la veille, couverte d'un manteau blanc, dont l'éclat éblouit ses yeux. C'était la première neige tombée, c'était le vent du nord qui surprenait le vallon et annonçait l'hiver. Il fallait songer à un abri plus sûr; la vie nomade allait devenir impraticable. Guermann proposa de passer la mauvaise saison à Genève. Il y avait un ami, un ancien camarade, qui avait quitté la peinture pour succéder à ses parents dans un honnête négoce dont les bénéfices lui assuraient une existence aisée.

—Il m'aidera à vous établir commodément, dit Guermann à Nélida, qui ne voyait pas sans chagrin la nécessité de quitter le chalet solitaire; et puis, pardonnez-moi de vous entretenir de mes soucis, il me facilitera le moyen d'ouvrir un atelier, de donner des leçons, de faire peut-être quelques portraits; car mon petit pécule ne saurait durer toujours; et, vous savez nos conventions, vous savez que vous êtes devenue la compagne d'un bohémien, d'un artiste sans fortune, qui ne touchera jamais une obole de vos richesses; vous savez que vous avez consenti à partager sa misère…

—Quand partons-nous? dit Nélida en mettant sa belle main blanche sur la bouche de Guermann, pour lui imposer silence.

Ils firent lentement les préparatifs du départ. Nélida avait tout un trésor précieux à garantir des accidents du voyage: des plantes cueillies dans les sentiers alpestres, des cristallisations trouvées sur le bord des glaciers, des morceaux de jaspe et d'agate, des plumes de grèbe, et de ces jolis ouvrages découpés et sculptés par les pâtres de la montagne, dans le bois tendre de l'if et dans les cornes du chamois. Les joies naïves de la contemplation se perpétuent dans les coeurs purs à travers les rudes épreuves de la vie.

Trois jours de route les conduisirent à Genève.

Ils descendirent à l'auberge. Guermann sortit aussitôt pour aller à la recherche de son ami; ce fut la première fois, depuis sa fuite, que Nélida se trouva seule. Son premier mouvement, en se sentant libre pour plusieurs heures, car Guermann devait s'occuper de leur établissement et ne rentrerait pas, selon toute apparence, avant la fin du jour, ce fut d'ouvrir son portefeuille de voyage et de prendre ce qui était nécessaire pour écrire des lettres. Elle éprouvait, depuis quelque temps, un besoin insurmontable qu'elle avait réprimé jusqu'ici, de peur de déplaire à Guermann: elle voulait écrire à sa tante et même à son infidèle amie, non pour s'excuser à leurs yeux, ni pour implorer un humiliant pardon, mais pour leur dire à toutes deux une parole affectueuse, pour les assurer encore une fois de sa tendresse. Elle prit la plume et traça d'une main ferme les lettres qu'on va lire.

À LA VICOMTESSE D'HESPEL.

«Ma chère, ma bien-aimée tante, que vais-je vous écrire? hélas! que puis-je vous écrire? Je ne saurais me justifier, moins encore accuser personne. Je connais ma faute, je la déplore; j'en souffre et j'en souffrirai jusqu'à ma dernière heure. Mais du moins qu'il me soit permis de repousser de toutes mes forces le reproche d'ingratitude, d'indifférence ou d'oubli que vous me faites peut-être. Non, ma chère tante, rien n'est effacé dans mon coeur; vos bontés maternelles, vos indulgences infinies, tout s'y grave chaque jour en traits plus profonds. Je n'ose me flatter de vous revoir; ma destinée me condamne à l'isolement; mais laissez-moi espérer que, si nous ne devons plus nous retrouver en ce monde, nos prières du moins se rencontreront aux pieds du Seigneur. Je m'estimerai bien heureuse d'avoir parfois de vos nouvelles, et vous me combleriez de reconnaissance si vous ne me les faisiez point trop attendre.»

À MADAME LA BARONNE DE SOGNENCOURT.

«Hortense, Hortense! vous m'avez fait bien du mal; mais vous en gémissez sans doute au fond du coeur, car vous êtes bonne, Hortense, et vous m'aimez, j'en suis certaine. Je ne vous ferai pas l'injure de vous offrir mon pardon; à Dieu ne plaise. Ne sais-je pas aujourd'hui combien certaines passions sont plus fortes que notre volonté, et comment, avec la plus grande droiture d'intention, on peut être entraînée!

«Je n'ose écrire à mon mari, mais, je vous en supplie, parlez-moi de Timoléon, dites-moi où il est, ce qu'il fait, s'il paraît heureux. Vous aurez peine à le comprendre, mais je ne cesse de penser à lui. Hélas! s'il eût consenti à me faire un bien léger sacrifice, il m'eût enchaînée à jamais par les liens d'une reconnaissance passionnée.

«Je suis à Genève pour longtemps. Je ne verrai personne. Toute ma vie désormais est consacrée à un seul être, un être si noble et si grand, que je ne devrais lui parler qu'à genoux. Je ne vous dirai point que je suis heureuse; je ne saurais m'abuser, je ne le suis pas, je ne le serai jamais. Le souvenir de mon passé est un hôte sinistre qui ne me quittera plus. Mais je vis dans une abnégation complète de moi-même, absorbée, perdue dans la vie d'un autre, dans la contemplation d'un génie immortel.

«Hortense, écrivez-moi. Tendons-nous la main à travers nos tristesses, à travers nos fautes. Hortense, je sens que je vous aime toujours. Et vous?…»

À peine madame de Kervaëns eut-elle achevée ces deux lettres, que Guermann rentra. Il ne s'aperçut pas qu'elle avait les yeux gonflés de larmes.

—J'ai trouvé Anatole, dit-il d'un ton joyeux; nous avons du bonheur. Il m'a conduit tout au haut de la ville, dans une charmante maison qu'il habite seul, et où il va nous louer un petit logement dont la vue sur le Jura est délicieuse. C'est une mansarde, à la vérité, ma pauvre Nélida. Vous ne savez guère que par ouï-dire, je suppose, ce que c'est qu'une mansarde; mais, je vous l'ai dit, il y va de mon honneur de fuir la plus lointaine apparence de luxe. Il faut même que j'affiche ma pauvreté. Vous serez courageuse, je le sais, et vous monterez de vos deux pieds d'ange les cinq étages de votre humble demeure… de mon paradis, ajouta-t-il en s'agenouillant devant elle et baisant l'un après l'autre ses pieds mignons. J'ai loué aussi un atelier dans la même rue; j'ai fait marché avec un tapissier qui va nous fournir, à très-bas prix, un mobilier fort simple, mais qui n'a jamais servi à personne. Anatole veut vous faire hommage d'un piano d'Erard, toujours fermé chez lui, dit-il. Demain il viendra avec ses chevaux vous chercher et vous installer dans son palais. Êtes-vous contente de votre majordome, Nélida?

—Est-il bien nécessaire que je voie M. Anatole? dit madame de Kervaëns, effrayée à l'idée de se trouver en présence d'un étranger. (Jusque-là elle avait échappé à tous les regards.) J'aimerais mieux m'en dispenser.

—C'est impossible, reprit Guermann. Vous aurez à chaque instant besoin de lui.

—Moi, Guermann? Puis-je donc avoir besoin de quelqu'un au monde, hormis vous!

Il lui prit la main et la baisa avec effusion.

—Faites-moi ce petit sacrifice, Nélida, reprit-il. Anatole est plein de savoir-vivre, il n'abusera pas de la permission que vous lui donnerez. Une solitude absolue ne vous vaudrait rien; croyez-moi, vous serez bien aise d'avoir quelquefois une autre conversation que la mienne pour vous délasser.

Nélida, sourit d'un air incrédule et consentit comme elle faisait toujours. Le lendemain, à midi, Guermann lui présentait son ami Anatole, qui, malgré la réserve discrète qu'il s'était imposée, ne put s'empêcher de jeter à plusieurs reprises sur madame de Kervaëns de longs regards surpris dont elle se sentit blessée.

La vue de sa nouvelle demeure fit diversion. C'était une mansarde propre et riante. Le salon avait deux fenêtres d'où la vue s'étendait sur le cours du Rhône et la ceinture bleue du Jura. Le piano tenait un des côtés; un large sofa, un fauteuil à ressorts et une corbeille remplie de fleurs, donnaient à cette pièce modeste un aspect agréable.

—Il va sans dire, madame, dit Anatole en faisant asseoir Nélida, que mon jardin est entièrement à votre disposition. Ordonnez-y comme chez vous; vous n'y verrez jamais personne, pas même le propriétaire, ajouta-t-il en souriant, que ses affaires retiennent tout le jour à un maussade comptoir. Mais j'oubliais une chose, dit-il en se tournant vers Guermann: nous avons en ce moment à Genève une excellente troupe italienne; on donne ce soir la Gazza ladra; j'ai une loge d'avant-scène; si madame me permettait de la lui offrir…

—Je vous suis obligée, monsieur, interrompit madame de Kervaëns, je ne sortirai pas, je suis très-fatiguée.

—Une heure passée à entendre de la musique vous reposera, dit Guermann; nous partirons après le premier acte si vous désirez rentrer de bonne heure.

Madame de Kervaëns fit un signe d'assentiment contraint. Il lui répugnait de s'exposer ainsi à tous les yeux dans un théâtre. Toutes ses délicatesses de femme et d'amante étaient froissées à l'idée d'aller étaler devant la foule le secret de sa destinée; mais une délicatesse plus exquise encore lui fit taire son déplaisir. Elle aurait voulu que Guermann le comprît et le partageât; il ne paraissait pas y songer. Il prit un soin charmant à sortir de la caisse de voyage les plus belles robes de Nélida, l'aidant avec grâce à faire les apprêts de sa toilette, dont il voulut choisir et ordonner les plus petits détails. En le voyant si joyeux Nélida oublia ses scrupules, et, quand vint l'heure du spectacle, elle était presque réconciliée avec la pensée de paraître en public.

Mais son courage faillit l'abanbonner lorsqu'en entrant dans la loge d'Anatole elle vit tous les regards se porter sur elle, toutes les lorgnettes braquées de son côté, toutes les femmes se pencher vers leurs voisins et la désigner avec effronterie! Genève est, comme on sait, une ville de négociants et de méthodistes, c'est-à-dire une ville où, par esprit d'économie et de dévotion, on se refuse les amusements les plus légitimes, en se réservant le plaisir hypocrite et bon marché de la médisance. Par tous pays, d'ailleurs, deux individus jeunes, beaux, qu'on suppose heureux l'un par l'autre, soulèvent l'indignation et la fureur de ce public hargneux qui se compose de toutes les femmes honnêtes fatiguées de l'être, de toutes les femmes galantes qui veulent donner le change sur la facilité de leurs moeurs par la sévérité de leurs jugements, de tous les vieux libertins qui haïssent par état la passion noble et pure de tous les maris qui comparent; de tous ceux enfin, et le nombre en est considérable, qui portent avec dépit le poids d'une vertu forcée, les lourds ennuis du ménage, ou les cruels châtiments de la débauche.

Anatole s'était diverti, pendant une partie de la journée, des propos recueillis sur madame de Kervaëns et Guermann, dans des visites faites à cette intention; il s'empressa d'aller de loge en loge pour entendre les observations nouvelles que leur présence au théâtre provoquerait sans doute, et revint au bout d'une demi-heure, l'air triomphant; Nélida, pour se soustraire à tous les yeux, s'était enfoncée dans un coin de la loge; elle avait levé l'écran de taffetas vert, et, la tête dans ses mains, écoutait la musique.

—Mon cher, dit Anatole à Guermann, sans qu'elle s'apercût de son arrivée, nous faisons à nous trois un effet prodigieux; je vous exploite comme une mine d'or. Les questions ne tarissent pas. Je réponds à quelques-unes, je laisse les autres en suspens; je prends de grands airs de mystère; mais enfin personne n'ignore, à l'heure qu'il est, que tu es le premier peintre de France, c'est-à-dire du monde; que, par-dessus le marché, tu as de l'esprit comme un démon; et, ajouta-t-il en baissant un peu la voix, que la femme qui t'aime est une grande dame du faubourg Saint Germain. Toutes les mères de famille sont en émoi; on ne parvient pas à écarter les demoiselles de la conversation. On vous déchire, mais on est impatient de te connaître. Nos élégantes veulent déjà que je les conduise à ton atelier… Tu comprends? Je fais le difficile; je dis que vous ne voulez voir personne, que vous êtes très-heureux dans votre intérieur; de là un accroissement de curiosité. Demain, à mon réveil, je suis certain de recevoir trente invitations qui ne me seront pas destinées, je te le jure; mais je suis bon diable, et je ferai semblant de ne pas voir le but de ces cajoleries; je me laisserai faire. C'est toujours agréable d'être cajolé, même quand on sait que c'est à l'intention d'un autre.

Guermann, en écoutant ce babil amical, sentait chatouiller de nouveau sa vanité longtemps endormie. Il vit dans ce que lui racontait Anatole bien autre chose que les commérages d'une petite ville; il vit l'accomplissement de ses rêves, le monde soumis à son génie, la société subjuguée. Nélida découvrit avec surprise, en prenant son bras pour rentrer chez elle, qu'une joie inaccoutumée le possédait. Ce fut un premier désaccord dans leur pensée intime, car elle avait entendu la fin de la conversation d'Anatole, et regagnait sa demeure en proie à une profonde tristesse. Elle sentait sa solitude profanée par d'insolents regards, son amour insulté par des paroles méprisantes, son sanctuaire envahi bientôt peut-être par ce monde qu'elle avait fui, et en présence duquel la rejetait tout à coup une fatalité impitoyable.

XVIII

Le lendemain on apporta à Guermann une lettre d'Anatole, qu'il passa à Nélida après l'avoir lue: «Mon cher ami, écrivait le jeune négociant, je n'ai pas le temps d'aller te trouver. Je t'écris du comptoir pour te prévenir que j'ai accepté à dîner chez madame S… avec toi. Je l'ai fait sans te consulter, parce que tu aurais refusé peut-être, et tu aurais eu tort. Madame. S… est une personne importante à Genève. Elle tient le haut bout de la société, et reçoit tous les étrangers de distinction. Comme tu ne serais pas fâché, m'as-tu dit, de faire quelques portraits, il est bon qu'on te connaisse; or, tu ne saurais paraître nulle part avec plus de convenance que là. Je viendrai te prendre avant quatre heures.»

—M. Anatole a raison, dit Nélida à Guermann, en lui rendant ce billet dont l'écriture lui brûlait les yeux; il faut aller chez madame S… cela vous distraira.

—Voici la première parole dure que vous m'adressez, Nélida. Depuis quand a-t-on besoin de se distraire d'un bonheur tel que le mien? Mais, malheureusement, Anatole dit trop vrai, il faut que je travaille, que je gagne ma vie; il faut donc accepter ces tristes exigences d'une société dont j'ai besoin… Vous allez vous ennuyer, Nélida?

—Moi, mon ami? reprit-elle avec son angélique douceur, pas une minute. J'ai là de la musique que je n'ai pas encore ouverte; ce piano est excellent. Et puis, n'ai-je pas à mettre en ordre pour mon herbier toutes les plantes que nous avons séchées à Wallenstadt? Vous savez que je prétends faire la flore de Wallenstadt, ajouta-t-elle en essayant de sourire.

À quatre heures, Anatole vint prendre Guermann. Nélida resta seule. Fidèle à sa promesse, elle ouvrit son piano et essaya de chanter; mais une saveur amère lui venait à la bouche; son gosier se serrait… Elle alla chercher ses plantes et commença à les étaler sur la table… Alors les souvenirs du lac, de la montagne, de la solitude, de la passion heureuse, inondèrent son coeur, et de grosses larmes, longtemps contenues, coulèrent sur les tiges fanées et sur les pâles corolles de ces fleurs, cueillies naguère avec des ravissements de joie. L'épreuve était trop forte. Elle quitta brusquement la table, et, renonçant à se faire violence, elle se jeta dans son fauteuil, la tête dans ses mains, et se mit à penser à Guermann. Elle se le figura entrant chez madame S…, composa dix conversations probables entre lui et la maîtresse de la maison. Mais à mesure que le temps s'écoulait, son cerveau se troublait, épuisé par ce vain travail; elle ne fut bientôt plus capable d'autre chose que de suivre avec une inquiétude toujours croissante le mouvement insensible de l'aiguille sur le cadran, et d'écouter d'une oreille anxieuse les horloges voisines qui se répondaient et sonnaient l'une après l'autre, avec une lenteur lugubre, les heures de l'attente.

Guermann avait promis de rentrer à huit heures. À huit heures moins cinq minutes il sonnait vivement à la porte. Nélida bondit sur son fauteuil, courut à lui, lui jeta ses bras autour du cou; il la pressa mille fois sur son coeur, comme s'il arrivait d'un lointain voyage; il revenait de loin, en effet, il revenait du monde.

Après un moment de silence, pendant lequel les deux amants se prodiguèrent les plus tendres caresses:

«Maintenant, contez-moi votre longue absence», dit Nélida en faisant asseoir Guermann sur le fauteuil et en s'asseyant sur ses genoux avec une grâce enfantine.

Pendant qu'elle passait et repassait ses doigts effilés dans les masses épaisses de la chevelure du jeune artiste, il lui conta la conversation sèche, pédante et guindée du cercle choisi dont il avait eu l'honneur de faire partie. Il lui traça la silhouette fine et caractéristique des hommes et des femmes auxquels il avait été présenté. Nélida finit par rire aux éclats de ce tableau piquant des ridicules d'une petite ville.

—N'y avait-il donc pas de jeunes femmes? demanda-t-elle.

—Il y en avait deux qui passent pour les beautés de l'endroit, répondit
Guermann.

Et alors, prenant son crayon, il dessina sur une carte la taille, le visage, la cambrure et les airs de tête de ces dames allobroges, comme il les appelait. Il avait observé en peintre; rien ne lui avait échappé. Nélida eût préféré moins d'exactitude, surtout lorsqu'il en vint à des rapprochements qui, bien que tous à son avantage, lui causèrent une impression désagréable. La comparer à d'autres femmes, c'était lui assigner un rang, une place parmi elles. Nélida n'aurait jamais imaginé de comparer Guermann à personne. Pour elle le genre humain était d'un côté, son amant de l'autre, seul et incomparable, comme tout homme aimé par une femme chaste et passionnée.

Plusieurs mois s'écoulèrent sans aucun changement notable dans la vie des deux amants. Madame de Kervaëns avait reçu les réponses de sa tante et de son amie; son coeur en avait été navré. C'était une cruelle et dernière déception qui acheva d'endurcir son courage et la fit se réfugier plus absolument, plus exclusivement que jamais, dans son amour. Voici ce que lui écrivait madame d'Hespel.

* * * * *

«Je vous réponds, puisque vous paraissez le désirer, quoique je ne puisse guère comprendre le prix que vous attachez à une lettre de moi. C'est la dernière fois que vous verrez mon écriture. Vous êtes l'opprobre de votre famille; vous la déshonorez par quelque chose de bien pis qu'un crime, par un ridicule. Votre mari se montre plein de tact. Au retour d'un voyage plus qu'autorisé par des antécédents que vous ignoriez sans doute, il a dit à ceux de ses amis qui auraient eu le droit de l'interroger que vous aviez eu de tout temps des hallucinations qui ont dégénéré en folie. Du reste, il ne prononce plus votre nom, et m'a déclaré avoir donné ordre que vos revenus fussent régulièrement déposés chez mon notaire qui vous en tiendra compte. Il n'avait pas autre chose à faire, il ne pouvait pas se couper la gorge avec un homme de rien, que nous avons tous vu dans un état voisin de la domesticité. Je ne vous dis pas de revenir à la raison. Tout est devenu impossible; le monde et votre famille vous sont à jamais fermés. Que Dieu vous prenne en pitié: c'est la seule espérance qui vous reste.»

La lettre d'Hortense était dictée par le même esprit et écrite du même ton.

«Vous vous abusez singulièrement, ma pauvre Nélida, disait-elle à son ancienne amie, en pensant qu'il me serait possible d'entretenir avec vous la moindre relation. J'en suis au désespoir, mais ce que je dois à mon mari, le soin de ma réputation, l'avenir même de ma petite fille, auquel je dois songer dès à présent, m'interdisent une correspondance qui pourrait sembler l'approbation tacite du scandale que vous donnez au monde. Croyez bien qu'il m'en coûte et que mes voeux les plus sincères vous accompagnent. Je souhaite que vous soyez heureuse, mais, hélas! sans oser l'espérer. Le bonheur ne se rencontre ici-bas que dans la stricte observance des lois sociales, et vous les avez trop follement bravées, chère et malheureuse amie, pour que vous puissiez jamais trouver même le repos.»

XIX

Guermann travaillait avec ardeur à un grand tableau représentant Jean Huss devant le concile. Dès qu'il faisait jour, il allait à son atelier. Plus tard, Nélida venait l'y joindre, et passait de longues heures sans presque lui parler, heureuse d'être auprès de lui et de suivre les progrès de son travail. Toutefois, madame de Kervaëns ne s'absorbait plus aussi complétement dans la vie de Guermann. L'oisiveté l'avait fatiguée vite. Les premières lectures philosophiques faites en Bretagne avec son amant avaient ouvert son esprit aux nobles curiosités. S'enhardissant peu à peu et dépouillant ses scrupules de jeune fille, elle finit par entrer résolument dans la voie du libre examen. Quelques hommes distingués de Genève, que Guermann rencontra chez madame S…, et qu'il lui fit connaître, aidaient et encourageaient ses études. Comme elle avait un sincère amour de la vérité, elle acquit en peu de temps des notions beaucoup plus justes et plus ordonnées que celles de Guermann, qui n'avait jamais cherché dans les livres que des sophismes à l'usage de ses passions, ou de hardis paradoxes propres à le faire briller aux yeux des sots. L'intelligence de Nélida, procédant avec méthode, s'affermissait en s'élevant. Au bout de six mois, une transformation sensible s'était accomplie en elle, sa pensée était complétement sortie des langes. À la foi aveugle avait succédé le sentiment réfléchi; à la pratique catholique, une religieuse conception de la destinée humaine.

Enfin, le Jean Huss fut achevé. La ville entière accourut pour le voir; Guermann fut enivré de louanges. Les invitations devinrent de plus en plus pressantes; tous les salons le réclamèrent. Il s'y laissa conduire; et bientôt de proche en proche, de motif en motif, il finit par passer la majeure partie de ses soirées hors de la maison. Ce n'est pas qu'il trouvât un grand plaisir dans ce nouveau genre de vie; il avait trop de goût pour ne pas préférer l'entretien naturel et plein d'idées de Nélida au babil arrogant des précieuses Genevoises; mais il voyait avec satisfaction l'ascendant qu'il prenait dans cette société pleine de morgue, et se persuadait que, dans l'intérêt même de madame Kervaëns et du respect dont il la voulait entourée, il était nécessaire qu'il se fit une réputation brillante, non seulement comme artiste, mais encore comme homme du monde. Nélida, de jour en jour plus sérieusement occupée, paraissait d'ailleurs ne point souffrir de ces absences et ne lui en témoignait pas le plus léger déplaisir.

Au plus fort de cette dissipation mondaine, Guermann reçut de Paris la lettre suivante, que lui écrivait l'ami auquel il avait adressé son tableau et confié le soin de ses intérêts:

«J'avais pensé que tu pourrais te contenter d'envoyer ton Jean Huss, sans venir toi-même. Ce serait une faute. Par un hasard étrange, qui, nous ne saurions nous le dissimuler, peut être ta gloire ou ta perte, D… expose un Savonarole. Les comparaisons sont inévitables. Tous les élèves de D… se mettent déjà en campagne et le portent aux nues, en te dépréciant. L'enlèvement de madame de Kervaëns et ta longue absence te font le plus grand tort. On dit et on répète que ton art ne te tient plus au coeur. J'ai sondé plusieurs critiques; la presse en masse te sera hostile, si tu ne reviens au plus tôt essayer de regagner le terrain perdu, et reprendre l'ascendant que te donneront toujours ta parole sympathique et la supériorité de ton esprit.»

À la lecture de cette lettre, l'artiste frémit. L'idée d'un tel échec n'était plus supportable pour son amour-propre exalté. Il rentra chez lui, sombre et brusque, et déclara à madame de Kervaëns qu'il partait le soir même. Son air farouche, son accent bref, la trompèrent. Elle le crut au désespoir de quitter Genève, et affecta la plus complète indifférence, afin de ne pas ébranler une résolution sage, qui paraissait lui coûter tant d'efforts. Guermann ne s'attendait pas à la trouver ainsi. Il en éprouva un grand soulagement, et monta en voiture, sans chagrin, sans remords, le coeur ulcéré, ne rêvant que succès, triomphe, vengeance. L'artiste, menacé dans sa gloire, n'était plus sensible à d'autres douleurs; un instant avait suffi pour tarir dans cette âme orgueilleuse la source longtemps préservée de l'amour.

GUERMANN À NÉLIDA.

«Charme de ma vie, me voici loin de vous! Il le fallait! c'était une nécessité pour tous deux, pour vous encore plus que pour moi. Sans cela aurais-je pu m'arracher à tes bras, ô ma bien-aimée! Mais c'était un impérieux devoir. Il faut que le monde entier, Nélida, connaisse l'homme que vous avez choisi et sache quel il est. Il me tarde, ô ma Béatrix, que ton amour soit glorifié à la face de la terre, comme il l'est au plus profond de mon coeur.

«Il était temps que je revinsse à Paris. Mes rivaux avaient bien mis à profit mon absence; les nouveaux ennemis que m'a fait mon bonheur les ont aidés. On a répandu mille bruits injurieux qui s'accréditaient: J'avais renoncé à la peinture; je vivais, insipide Némorin, aux pieds de ma bergère; mon talent était perdu, mon génie éteint… Jean Huss va leur répondre. Je sais de bonne source qu'il a été reçu par le jury avec acclamation. Les salons s'émeuvent de mon retour. On se demande en quelques lieux si l'on m'invitera; mais je suis bien tranquille. Vous savez ce que c'est que le succès à Paris. Le succès y justifie tout. Le mien sera immense; les journalistes m'entourent déjà et semblent comprendre enfin que j'ai plus d'avenir que les piètres talents qu'ils s'essoufflaient à prôner.

«Le salon ouvre dans quinze jours. Le Savonarole a, dit-on, un grand éclat de couleur, mais il est faible, très-faible de dessin et de composition. Cela ne pouvait pas être autrement, et mes amis, depuis, mon retour, commencent à le dire avec assurance, tandis que, moi absent, ils baissaient humblement la tête. Oh! les amis! les amis! Combien je sens davantage chaque jour ce que vaut ce courage noble et fier qui vous a fait me suivre à travers la flamme. Nélida! soyez bénie, honorée, chérie entre toutes les femmes. Je ne suis que silence et prière devant vous.»

ANATOLE À GUERMANN.

«Tu m'as recommandé de te donner des nouvelles de madame de Kervaëns. Je ne saurais te cacher, mon ami, que, depuis ton départ, elle change à vue d'oeil; elle ne se plaint pas, ses lèvres essayent de sourire, mais il est évident qu'elle souffre. À l'heure de la poste, elle a un mouvement de fièvre visible. Je suis là souvent, et je la vois pâlir et rougir en lisant tes lettres. Quand il n'en vient point, elle tombe dans une rêverie que rien ne peut dissiper. Ce n'est qu'avec la plus grande peine que nous la décidons à sortir. Je dis nous, car R… et P… sont fort assidus. Le dernier surtout, qui n'a pas trouvé à Genève de femme qui lui semblât digne de ses soins, a pour madame de Kervaëns des attentions singulières. Il parle d'elle à tout propos, et, s'il n'était si fort de tes amis, je lui supposerais le dessein de la compromettre. Reviens le plus tôt possible. Madame de Kervaëns t'adore, et je la crois de ces femmes qui peuvent mourir d'amour.»

GUERMANN À ANATOLE.

«Personne ne meurt d'amour, mon très-cher; et je ne suis pas assez fat pour supposer madame de Kervaëns aussi malheureuse que tu le dis. Elle tousse parce qu'il fait froid à Genève; mon retour ne fera pas cesser la bise. Il est tout simple qu'on lui fasse la cour; elle est belle, spirituelle; elle s'est acquis, en se dévouant à moi, une sorte de célébrité qui attire; je ne suis pas jaloux, et jamais je ne ferai près d'elle le sot et odieux métier de geôlier. Je ne puis quitter Paris encore. Le salon ouvre demain, j'aurais l'air de fuir au moment, de la bataille. Mais dans douze ou quinze jours, si rien de nouveau ne survient, je partirai pour Genève. Adieu. Je te remercie de tes bons soins, et t'embrasse cordialement.»

ANATOLE À GUERMANN.

«Je t'écris à la hâte, mon cher ami, et dans un grand trouble. Reviens au plus vite; il s'est passé ici des choses graves. Madame de Kervaëns est au lit, fort malade à la suite d'une violente secousse qui peut avoir, si tu n'accours, les plus funestes effets. Viens, il y va de ton honneur. Voici ce qui est arrivé. Avant-hier, la voyant plus morne et plus souffrante, je fis tant d'instances qu'elle me promit de sortir un peu à pied. Je n'étais pas libre; P… s'offrit à lui donner le bras. Tu sais combien il est impopulaire à Genève. Il a une jactance et une réputation de querelleur qui le font haïr. Probablement, fier de se montrer en public avec madame de Kervaëns, il aura affecté des airs encore plus intolérables que de coutume; toujours est-il que, comme il passait auprès d'un groupe de jeunes gens de la ville, l'un d'eux proféra à très-haute voix un propos insultant pour lui et pour elle. Ne pouvant en ce moment la quitter, il se contenta de jeter sa carte au milieu du groupe, en faisant un geste significatif.

«Madame de Kervaëns avait tout entendu. Elle se fit reconduire chez elle dans un état que tu peux imaginer, en implorant de P… la promesse qu'il ne donnerait pas suite à cette affaire. Puis, me faisant appeler, elle me conjura d'user de tous les moyens pour empêcher l'éclat. Cela fut impossible. P… et le jeune S… ne cherchaient que le scandale. La rencontre a eu lieu ce matin. P… n'a reçu qu'une égratignure, mais un grand mal est fait à madame de Kervaëns. Elle est compromise par ce duel de la manière la plus désolante. Les bruits de salon sont stupides; on dit que tu l'abandonnes, qu'elle se console avec P…, etc., etc.

«Au nom du ciel, reviens sans perdre une minute.»

Cette lettre fut pour Guermann un coup de foudre. Il n'y avait pas à balancer, il fallait partir… Partir au moment même de son triomphe, au moment où tout Paris avait les yeux fixés sur lui, et cela pour aller trouver une sotte affaire, une femme malade, des reproches au moins tacites, des commérages fastidieux. Pour la première fois, il sentit l'entrave dans sa vie. Cette femme, qui en avait été l'éclat, l'impulsion décisive, le point lumineux, devenait l'obstacle, le devoir. Or, le sentiment du devoir était en horreur à Guermann. Cette longue route fut affreuse; une irritation concentrée le rongeait. Il arriva à Genève, le coeur plus plein de rage que d'amour. Mais en revoyant Nélida, les joues creusées, les yeux éteints, les lèvres pâlies, belle encore d'une incomparable majesté dans la douleur, sa mauvaise nature fut vaincue. Il tomba à ses pieds, l'étreignit avec plus d'ardeur qu'au premier jour, et lui fit oublier, dans le délire de ses transports, tout ce qu'elle avait souffert durant cette cruelle absence.

Le médecin ordonna un climat plus doux. Guermann, lassé de Genève et se trouvant par la vente de son tableau en état de faire face aux dépenses d'un voyage, proposa de passer le Simplon et d'aller s'établir à Milan. Nélida accepta, à la condition que là du moins elle ne verrait absolument personne et vivrait dans la retraite la plus entière. Guermann promit tout ce qu'elle voulut.

XX

Guermann avait pris une lettre de crédit sur un banquier de Milan, qui, dès son arrivée, l'invita à un bal, où il fut présenté à toute la ville. Malgré l'affectation qu'il avait mise jusque-là à s'enorgueillir de sa pauvreté, l'artiste plébéien était plus ébloui qu'il n'eût voulu se l'avouer à lui-même par les grandes apparences de la vie patricienne. Plusieurs fois, en faisant à madame de Kervaëns, qui n'avait pas consenti à le suivre dans le monde; le récit des fêtes où il allait sans elle, il s'anima et lui vanta avec une si puérile complaisance l'éclat et la somptuosité des palais italiens, la profusion des soupers, le luxe des duchesses, que Nélida surprise en vint à se demander tout bas si c'était là le même homme qu'elle avait entendu juger avec une rigidité si austère les joies des enfants du siècle, le même qui l'avait si simplement et si fièrement arrachée à des magnificences semblables, pour la conduire à la pauvreté et à la solitude. Elle ne fit point part à Guermann de ses réflexions intérieures, mais le peu d'intérêt qu'avaient pour elle ces conversations, pleines de choses auxquelles elle voulait demeurer étrangère, se trahit souvent par des réponses distraites. L'artiste vit dans cette distraction qu'il supposa plus volontaire qu'elle ne l'était, une protestation contre sa vie mondaine, et crut devoir réitérer ses prières pour déterminer Nélida à l'accompagner. Il s'étonna de trouver chez elle une fermeté de refus à laquelle il n'était pas accoutumé. Son amour-propre en souffrit; il insista, et, dans la discussion assez vive qui suivit, il s'oublia jusqu'à dire à madame de Kervaëns qu'elle lui ferait le plus grand tort si elle se refusait ainsi à nouer des relations que les moeurs italiennes rendaient faciles, et qui les placeraient tous deux dans une situation infiniment plus avantageuse à ses intérêts et à sa renommée. Contre son attente, Nélida ne se laissa pas vaincre par ce raisonnement. Elle répondit avec la plus grande douceur, mais aussi avec le sérieux d'une personne qui a pris avec réflexion un parti irrévocable: «Je ne saurais croire, mon ami, lui dit-elle, que ma présence dans quelques salons, où l'on ne ferait que me tolérer, puisse ajouter beaucoup à votre considération personnelle. J'y serais pour vous un continuel sujet de préoccupation et d'anxiété. La moindre nuance de froideur dans l'accueil de quelque grande dame vous causerait une peine mortelle ou une irritation qui amènerait peut-être des scènes déplorables. À tout le moins, vous perdriez votre liberté d'esprit, et par conséquent les avantages que vous attendez de ce commerce avec les gens du monde. Et moi, Guermann, moi qui ai quitté de mon plein gré mon pays, ma famille, ma société naturelle, comment et pourquoi essayerai-je de me glisser timidement dans un monde qui m'est étranger et où je ne serais admise, vous l'avez dit vous-même, qu'à la faveur d'une tolérance telle, qu'elle m'y rendrait l'égale et, en quelque sorte, la compagne de femmes sans moeurs et sans honneur. Non, mon ami; faites toujours, quant à vous, ce que vous jugerez convenable. Puisque vous pensez que votre gloire et l'essor de votre génie sont au prix de ces sacrifices, faites-les résolument et sans vous inquiéter de moi. La solitude m'est bonne, elle m'est chère. Tant que je vous y verrai revenir avec amour, je ne me plaindrai point que vous ayez dû la quitter.»

Ce refus était trop raisonnable dans le fond, il était trop adouci dans la forme, pour que Guermann osât s'en montrer offensé. Mais il sentit avec dépit la supériorité morale que Nélida prenait sur lui en cette circonstance. Cette supériorité devint chaque jour plus évidente et lui devint aussi plus insupportable. Comme on l'a vu, madame de Kervaëns avait un goût sérieux pour l'étude; la profonde retraite où elle vécut à Milan, en favorisant son penchant à la méditation, acheva de donner à son esprit une solidité et une vigueur rares chez une femme, rares surtout chez les imaginations poétiques, qui se bercent si volontiers dans la région des nuages, et ne redescendent qu'avec des peines infinies dans le domaine de la réalité. Guermann, au contraire, qui avait pris insensiblement le train du monde, se levait tard, après des veilles fatigantes, l'esprit offusqué des mille puérilités qui font la vie de salon. Il n'avait pas encore pu songer à commencer un travail important. Il faut, pour composer une oeuvre d'art, tel qu'il était capable de l'exécuter, un recueillement, auquel les préoccupations de son existence nouvelle étaient trop contraires. Son esprit, et surtout sa beauté, l'ayant mis bien vite à la mode parmi les merveilleuses Milanaises, les commandes de portraits se succédaient sans relâche. Ce travail facile et lucratif convenait à la disposition présente de son humeur, et le mettait à même de soutenir avec éclat son personnage. Il trouva bientôt indispensable d'avoir une voiture et des chevaux, afin d'arriver dans une tenue soignée chez ses élégants modèles. Il voulut aussi ne pas rester en arrière de quelques jeunes fils de famille qui lui faisaient des avances, et donna des soupers dont toute la ville parla avec enthousiasme. Sa vanité se gonflait. À mesure que ses dépenses allaient croissant, le travail hâtif devenait plus nécessaire. Il ne sentait pas le besoin de l'étude depuis qu'il ne songeait plus à de sérieux travaux, depuis surtout que la conversation frivole de ses compagnons de plaisir lui fournissait des occasions faciles de briller et de dominer. Il arriva qu'un jour, dans une discussion qui s'engagea entre madame de Kervaëns et lui, à propos d'un livre qu'elle avait étudié à fond et dont il avait parcouru quelques chapitres, il fut battu et réduit au silence. À partir de ce moment, tout l'intérêt qu'il avait trouvé jadis à causer avec elle s'évanouit. Il vit que ses paradoxes avaient perdu leur prestige sur cet esprit nourri d'une substance plus solide; il vit qu'il ne faisait plus d'effet; dès lors, il évita soigneusement toute conversation grave, et le désaccord augmenta entre lui et elle.

—Devinez qui j'ai rencontré ce soir à la Scala, à qui j'ai été présenté, et qui m'a demandé de faire son portrait? dit Guermann à Nélida qui pâlit, frappée soudain d'un pressentiment étrange… la marquise Zepponi.

À ce nom, madame de Kervaëns crut sentir un serpent se glisser dans son sein et s'enrouler autour de son coeur.

—Et bien jolie, en vérité, continua Guermann; si jolie, que votre mari serait excusable s'il avait quitté pour elle toute autre que vous, Nélida.

La légèreté de ce propos révolta madame de Kervaëns.

—Vous avez refusé, dit-elle d'une voix altérée.

—Refusé? Mais non. Pourquoi aurais-je refusé?

—Parce que je ne veux pas que vous alliez chez cette femme! s'écria Nélida en se levant d'un mouvement impétueux et en fixant sur Guermann des yeux qu'il vit pour la première fois brillants de colère; parce que j'ai bien le droit, peut-être, d'exiger à mon tour un sacrifice.

Et alors, sans attendre de réponse, madame de Kervaëns, en proie à une souffrance aiguë plus forte que sa volonté, jetant loin d'elle toute prudence et toute réserve, laissa déborder le flot d'amertume que son orgueil et sa vertu avaient contenu jusque-là. Elle fit à son amant un tableau pathétique des douleurs, des angoisses, des remords et des désespoirs auxquels sa vie était livrée, depuis le jour où cette étrangère lui avait enlevé son époux; depuis l'heure surtout où Guermann, abusant d'une confiance généreuse, l'avait entraînée dans une voie fatale.

On eût dit que le démon de la vengeance l'inspirait; une éloquence amère coulait de ses lèvres habituellement taciturnes. La résignation lassée abandonnait les rênes de son âme; la vérité y parlait seule enfin.

Elle était grande et belle ainsi, cette femme exaspérée. L'indignation animait ses joues pâles d'un éclat sinistre; l'éclair était dans ses yeux; son accent vibrait, son geste avait pris tout à coup une autorité singulière. Guermann la regardait avec admiration. Moins ému du sens profond de ses paroles, que frappé en artiste de cette beauté nouvelle qui se révélait à lui, il demeura quelque temps silencieux, à la contempler. Puis, emporté à son tour par le seul enthousiasme dont il fût susceptible:

«Vous êtes sublime ainsi, Nélida, s'écria-t-il; jamais la Malibran n'a été plus saisissante.»

Cette parole fit à madame de Kervaëns une de ces blessures dont on ne guérit pas. Elle s'arrêta soudain, jeta sur son amant un regard où se concentra toute sa puissance de douleur et de reproche, vint se rasseoir en silence, reprit une broderie qu'elle avait laissée sur la table, et suivit avec application les arabesques délicates sur la mousseline transparente. Guermann, ne trouvant aucun moyen de renouer la conversation d'une manière convenable, prit et rejeta tour à tour plusieurs cahiers de musique ouverts sur le piano, puis il s'achemina lentement vers la porte, espérant que madame de Kervaëns allait le rappeler. Elle ne leva pas la tête; il sortit. Désormais il y avait entre eux, non plus seulement une mésintelligence non avouée, mais un principe d'hostilité reconnu par tous deux; un germe de haine était semé dans leur amour.

Le lendemain Guermann alla chez la marquise. Nélida ne le questionna point; le nom d'Élisa ne fut plus prononcé. D'un aveu tacite, ils évitaient tout ce qui, de près ou de loin, pouvait la rappeler dans le discours. Le portrait commencé, Guermann passa régulièrement trois ou quatre heures de la journée au palais Zepponi. Il se fit, à la vérité, une obligation rigoureuse de rester tous les soirs auprès de Nélida; mais ce devoir, quoiqu'il se l'imposât lui-même, pesait à son caractère impatient de tout frein. Comme madame de Kervaëns s'était refusée à voir personne, ces tête-à-tête n'étaient jamais interrompus; la conversation manquait d'aliments. Guermann sentait qu'il aurait mauvaise grâce à parler de sa vie mondaine. Il proposa des lectures; il les fit avec ennui; elle les écouta sans plaisir. De jour en jour il devenait plus soucieux, elle plus taciturne. Ils en étaient à cette triste période des amours impérieux qui ont voulu être exclusifs et solitaires, et contre lesquels la destinée, qui n'accorde rien d'absolu à l'homme, commence à retourner, avec ironie, la force même qui les a fait triompher un instant et qui semblait devoir les rendre invulnérables.

Un matin, on apporta à Nélida une lettre dont elle ne reconnut ni le cachet ni l'écriture. Son étonnement fut grand, car, depuis les réponses qu'elle avait reçues de sa tante et de son amie, elle n'avait plus écrit à personne. La tristesse rend défiant. Elle appréhenda quelque nouveau malheur, et demeura plusieurs minutes les yeux fixés sur les caractères très-fins de la lettre qu'elle avait ouverte, sans pouvoir se décider à les lire, ni même à en regarder la signature.

Cette lettre était ainsi conçue:

«Vous souvenez-vous de moi? Avez-vous gardé dans votre mémoire le nom de la pauvre Claudine? Je n'ose l'espérer. Les nobles âmes comme la vôtre se souviennent éternellement du bienfait reçu, mais elles ne daignent pas se rappeler les grâces qu'elles répandent. Toutefois, je veux croire que ma présence ne vous sera pas importune, et que le spectacle d'un bonheur que vous avez fait, d'une vie paisible et douce qui vous appartient, ne vous causera point de déplaisir. Dans peu de jours, je serai près de vous. Nélida, l'enfant de votre adoption, de votre pitié, vous dira tout ce qu'elle a senti et refoulé d'amour pour vous en ces longues années d'absence… Mais mon coeur m'emporte. Laissez-moi vous conter en peu de mots ce que je suis devenue depuis que nous nous sommes quittées, et comment il se fait que me voici en route pour aller vers vous.

«Aussitôt après votre sortie du couvent, je tombai dans une profonde tristesse. Tout me devint odieux dans ces murs où vous n'étiez plus. Je ne pensais qu'à vous, je ne parlais que de vous, je ne priais que pour vous. Mes parents, absents depuis trois mois, vinrent me voir. Ils furent surpris du progrès de mes études, et plus surpris encore de ma douleur, qui annonçait une vivacité de sentiment dont on ne me croyait pas susceptible. Je les conjurai de me reprendre chez eux; ils y consentirent avec joie. Je passai deux ans dans leur terre, en Touraine, douce, soumise, assidue à mes études. Ma mère crut pouvoir songer à me marier, mais cette illusion dura peu; ma réputation d'idiotisme m'avait précédée, rien ne put la détruire. La province est méchante parce qu'elle est désoeuvrée. On m'y enviait ma fortune et l'on établit vite en principe qu'il était impossible à un honnête homme de s'exposer au danger d'avoir des enfants imbéciles. Un mariage assez avancé fut rompu par la clameur publique. Ma mère se désespérait, lorsqu'un hasard providentiel conduisit à Tours un jeune négociant qui avait eu récemment occasion de rendre à mon père un important service. On l'engagea à s'établir chez nous. Mes parents lui confièrent leurs inquiétudes à mon sujet. Il déclara alors qu'en des circonstances ordinaires, il n'aurait jamais osé prétendre à ma main; mais que, puisqu'il en était ainsi, il croyait pouvoir m'offrir une fortune considérable et un nom respecté. Ma mère hésita, mais mon père n'avait pas de préjugés; il lui dit qu'il fallait seulement s'assurer si ce mariage me convenait. J'acceptai avec transport. L'idée du bonheur dans la famille, d'enfants à élever, à chérir, m'avait souvent fait verser des larmes; je commençais à redouter un isolement éternel. Depuis trois ans que je suis mariée, je suis la plus heureuse des femmes. Nous avons un fils que nous idolâtrons. Mais tout ce bonheur ne m'a pas empêchée de songer à vous, Nélida. J'entretenais souvent M. Bernard, c'est le nom de mon mari, de ce que vous aviez été pour moi. Je voulus vous écrire; il m'en dissuada en me faisant, observer que je n'étais plus dans une position qui me permît de rechercher l'amitié d'une grande dame; mais lorsque nous apprîmes votre fuite de Kervaëns: «Pauvre femme, s'écria-t-il avec un accent qui m'alla droit au coeur, elle court à sa perte. Son malheur et son délaissement sont inévitables; elle aura besoin de nous, Claudine, et alors, je vous le jure, elle trouvera deux amis au lieu d'un. Tâchons de savoir toujours ce qu'elle devient…» Pardonnez-moi, Nélida, si je touche à des choses aussi intimes et aussi pénibles. Le bruit public nous apprit que vous n'étiez pas heureuse. Nous étions sur le point de partir pour Naples, où mon mari veut nouer des relations commerciales. Nous devions nous rendre à Marseille pour nous y embarquer. «Passons par Genève, me dit-il un jour. Qui sait? peut-être pourrons-nous lui être de quelque secours…» Nous voici à Genève, nous ne vous y trouvons plus. On nous assure que vous êtes en Lombardie. Mon mari, étant attendu à Naples presque à jour fixe, m'offre de me conduire à Milan, et, si vous y êtes encore, de m'y laisser avec un valet de chambre dont il est parfaitement sûr. J'ai accepté, et nous partons dans trois heures. Ô Nélida, Nélida, que Dieu me protège et me conduise jusqu'à vous, dussé-je mourir de joie en vous embrassant!»

Madame de Kervaëns fut profondément touchée de cette lettre qui lui rappelait les jours les plus heureux, les seuls complétement heureux de sa vie. Elle ne put s'empêcher de faire des rapprochements cruels, et qui jetèrent un remords dans son coeur. Claudine, la pauvre idiote, négligée, oubliée, Claudine à qui elle n'avait pas donné une marque de souvenir, à qui elle n'avait jamais pensé ni dans ses joies ni dans ses peines, revenait à elle et se jetait dans ses bras, quand tout le reste l'abandonnait. Elle, la timide enfant, l'humble bourgeoise, elle avait le courage de la fidélité; elle allait braver l'opinion et se montrer aussi vaillante dans un sentiment désintéressé que Nélida l'avait été dans l'enthousiasme de la passion. Pas un mot de cette lettre ne trahissait l'effort, le parti pris; tout en était simple et vrai, tout en était grand à force de bonté. Tandis que l'amie des jours prospères, l'amie coupable et pardonnée, à qui s'offrait un moyen inespéré de laver sa faute au prix de quelques paroles affectueuses, l'amie à qui elle avait fait appel dans un élan de magnanime confiance, celle-là la reniait honteusement et s'éloignait de son chemin sans un regret, sans une larme…

—Ô Claudine, dit madame de Kervaëns en se parlant à elle-même, on voit bien que vous n'êtes pas du monde, vous. Le monde a repoussé la pauvre insensée. Insensée, en effet reprit-elle avec amertume, car elle ose se rapprocher de ceux qui souffrent; elle ose tendre la main à ceux que le monde flétrit; elle ose aimer ceux dont l'amitié n'est plus une gloire!…

Et Nélida, qui ne pleurait plus depuis longtemps, car sa souffrance était brûlante et desséchait en elle la source des larmes, sentit sa paupière se mouiller. Elle s'effraya presque de son attendrissement, et prit, la résolution de ne pas confier ses chagrins à Claudine.

Le soir même, les deux amies étaient dans les bras l'une de l'autre. Claudine n'était plus la même femme; le bonheur l'avait rendue presque belle. Une douceur angélique harmoniait ses traits, peu réguliers d'ailleurs. Son regard conservait encore la lenteur et l'incertitude d'une pensée qui doute d'elle-même, mais il avait par moment une expression ravissante de tendresse et de joie. Sa taille avait pris un développement superbe, et ses chairs conservaient la fraîcheur et le velouté de la première jeunesse. Il y avait en elle un charme indéfinissable, qui émanait d'un coeur pur et d'un esprit auquel la connaissance du mal avait été épargnée. Plusieurs jours se passèrent en entretiens sans cesse repris et brisés. Madame de Kervaëns s'informa de ses anciennes relations du couvent; elle voulut savoir des nouvelles précises de la supérieure.

—Hélas! lui dit Claudine, les bruits les plus désolants circulaient dans le pensionnat la dernière fois que j'y suis allée; on disait, mais je ne puis le croire, que notre sainte mère avait rompu ses voeux, quitté le cloître; qu'elle s'était jetée dans toutes sortes d'intrigues politiques. On parlait de sociétés secrètes, de complot républicain. Cela m'a fendu le coeur d'entendre ainsi déchirer une personne que je révère…

Cette nouvelle ne surprit pas madame de Kervaëns autant que la bonne Claudine se l'était imaginé. Nélida avait cru deviner souvent qu'un orage grondait sur la vie de mère Sainte-Élisabeth. Certaines natures ont d'instinct le secret l'une de l'autre. Les âmes passionnées se reconnaissent jusque dans le silence et la circonspection du cloître.

XXI

—Combien je vous suis reconnaissant, madame, dit Guermann à Claudine la première fois qu'ils se trouvèrent seuls, de tout le bien que vous faites à madame de Kervaëns. Votre arrivée ici est un coup du ciel. La présence d'un tiers était devenue indispensable entre Nélida et moi, et personne autre que vous n'eût été agréé par elle. Laissez-moi vous le dire sans fatuité aucune, vous avez pu d'ailleurs vous en apercevoir aisément, madame de Kervaëns se consume dans une préoccupation unique; son amour trop exclusif la dévore. Ses anciennes plaies aussi se sont rouvertes dans les constantes réflexions de cette solitude que rien ne vient jamais distraire; mes mains sont trop rudes pour panser de telles blessures. Je ne sais quel malentendu s'est glissé entre nous; il menace chaque jour de s'accroître; et, à vous dire ma pensée sans détour, je crois qu'une absence, une séparation, si courte qu'elle soit est aujourd'hui nécessaire pour rétablir entre nous la confiance et la liberté d'esprit qui ont disparu sans qu'il y ait, j'en ai la conviction, de la faute de personne. Si vous pouvez décider madame de Kervaëns à faire avec vous un petit voyage, à changer le cours de ses idées, il est certain qu'elle s'en trouverait bien, et que nous ferions cesser ainsi, sans secousse et sans explication pénible, un état de choses aussi fâcheux pour elle que pour moi.

Claudine trouva Guermann fort raisonnable, et s'en réjouit. Elle ne savait pas que la raison, quand elle intervient si tard dans les positions extrêmes, ne sert point à guérir le mal, mais seulement à en sonder toute la profondeur. Madame de Kervaëns consentit assez facilement à faire une excursion à Florence; Guermann promit de la rejoindre aussitôt qu'il aurait terminé un portrait commencé depuis quelque temps. Les deux amies se mirent en route dans la voiture de Claudine. L'artiste les accompagna jusqu'au premier relais, et, il faut bien le dire, il éprouva une sensation de bien-être inaccoutumé en rentrant seul à Milan, en se voyant libre, soustrait, du moins pour quelques jours, au plus irritant des spectacles: celui d'une douleur profonde que l'on a causé par sa faute et qui ne veut ni se plaindre ni se consoler.

Depuis quelques jours, il était mécontent; le portrait de la marquise Zepponi ne venait pas bien. Il attribuait la non-réussite de son travail, cette espèce d'empêchement de son pinceau, à l'atmosphère pesante qu'il respirait chez lui et à la préoccupation où le jetait, quoi qu'il en eût, le fier silence de Nélida. Il alla encore le jour même chez la marquise; elle lui parut éclairée d'une manière nouvelle; il déchira sa toile et recommença immédiatement une autre esquisse dont la hardiesse, le mouvement et la vérité, lui donnèrent une satisfaction complète. Près d'une semaine se passa. Les lettres qu'il recevait de Florence étaient bonnes. Nélida voyait avec intérêt les galeries, les églises, les mille chefs-d'oeuvre de l'art toscan. Elle lui adressait presque chaque jour une espèce de journal, dans lequel elle jetait au hasard ses impressions spontanées. Le plus souvent ces pages, écrites avec tout l'abandon d'un esprit qui se parle à lui-même, révélaient une délicatesse et une pureté de goût supérieures; par moment, lorsqu'elles étaient dictées par l'enthousiasme, elles s'élevaient à une grande éloquence. Guermann était tout à la fois enorgueilli et humilié par cette lecture. La femme qui sentait, pensait et écrivait ainsi, lui appartenait, c'était de quoi le rendre fier; mais, lorsque, en faisant un retour sur lui-même, il se disait que lui, artiste pourtant, il eût été incapable d'exprimer, en des termes si précis, un jugement aussi prompt, aussi sûr, la conscience de son infériorité lui causait un malaise insupportable.

Le portrait d'Élisa avançait avec rapidité; chaque jour elle donnait à Guermann des séances de cinq à six heures, sans jamais se plaindre de la moindre fatigue. Il était épris de son ouvrage; elle était éprise de lui: de là, une sorte d'équivoque dont il ne s'apercevait pas, mais qui jetait la marquise en des perplexités infinies.

L'avant-veille du jour fixé par l'artiste pour aller rejoindre madame de Kervaëns, il y eut, à l'occasion du mariage d'un jeune archiduc, bal paré et masqué à la Scala. M. Negri, le banquier auprès duquel Guermann était accrédité, l'invita à venir dans sa loge. En y entrant, ses yeux furent éblouis du spectacle qui s'offrit à eux. Cette immense salle était splendidement éclairée par un lustre de dimensions colossales et par des candélabres placés, de distance en distance, entre les cinq rangs de loges. Dans le parterre, élevé au niveau du théâtre, s'agitaient, se croisaient en tous sens, au son d'un puissant orchestre, des flots bigarrés de masques et de dominos. On se heurtait, on s'accostait, on s'apostrophait, on s'injuriait, le tout au divertissement des loges, où les femmes, en grande parure, étincelantes de diamants, couvertes de fleurs, recevaient les hommages d'une cour empressée. Partout des yeux brillants de plaisir; des épaules nues; de beaux bras appuyés sur des coussins de soie; des colliers de rubis et d'émeraudes, ruisselant sur des cous d'ivoire; des éventails agaçants, couvrant et découvrant tour à tour des sourires coquets; des attitudes languissantes, des bouquets effeuillés, des regards échangés, rapides et brillants comme l'éclair; une rumeur confuse, assez semblable au bourdonnement d'une ruche d'abeilles; de loin à loin, quelque cri sorti de la foule, quelque prodigieux éclat de rire, qui faisait pencher toutes les têtes hors de toutes les loges; en un mot, un ensemble indéfinissable de mouvement, de lumière, de couleur, de musique et de bruit, une sorte de vertige universel, au sein duquel le plaisir et la licence se donnaient ample carrière.

—Eh bien, qu'en dites-vous? s'écria M. Negri, qui voyait l'étonnement de Guermann avec un certain orgueil national. N'est-ce pas là un coup d'oeil unique? Vive Milan, pour s'y divertir en carnaval! Nos dames ne sont pas prudes, et pour un bel étranger tel que vous, surtout, il n'est vraiment rien qu'elles ne fassent. Savez-vous qu'on ne regarde plus que vous au Corso, depuis quelque temps? À votre place, je mettrais l'occasion à profit, Vous verrez ici, ce soir, toutes nos plus jolies femmes. Tenez, voilà, aux avant-scènes, la duchesse Lina et son amant, le comte de Pemberg; voilà la Giuseppina Toldi avec sa soeur Caroline; là-bas, au numéro 22, c'est la marquise Merini avec Berthold; il vient de quitter pour elle la Rughetta, qui se meurt de jalousie; regardez plutôt, au numéro 4, ces joues pâles et ces yeux rouges! Mais où donc est la marquise Zepponi? C'est une Sicilienne, mais elle surpasse en beauté toutes nos Milanaises. Ah! la voici qui entre avec son cavalier servente.

Un valet en grande livrée tirait les rideaux de la loge qui faisait face à celle de M. Negri. Élisa, enveloppée d'un manteau d'hermine, s'assit sur le fauteuil de droite. Un jeune homme la suivait; il lui remit sa lorgnette, qu'elle prit sans faire la moindre attention à lui; puis, laissant tomber son manteau en arrière, elle fit, d'un coup d'oeil, le tour de la salle. Lorsqu'elle arriva à la loge du banquier, celui-ci lui adressa un profond salut, auquel elle répondit par un regard inquiet et passionné jeté sur Guermann. Ce regard le troubla pour la première fois. Par une de ces bizarreries du coeur que l'on n'explique point, il sentit ce qu'il n'avait fait que voir jusqu'alors: c'est que la marquise Zepponi était merveilleusement belle.

M. Negri proposa à Guermann de faire un tour dans la salle. L'artiste fut presque aussitôt invité à souper par plusieurs jeunes gens et les suivit dans leur loge. Après le souper, ils allèrent ensemble au foyer; c'était là que se nouaient les intrigues et que s'engageaient les aventures. Ses compagnons furent presque aussitôt interpellés et successivement emmenés par des dominos. Il se trouvait seul, fatigué du bruit, un peu étourdi par les fumées du vin et les vapeurs de cette atmosphère étouffée, l'esprit offusqué de mille images, de mille sensations confuses, et se disposait à quitter le bal lorsqu'un bras de femme s'enlaça au sien, et une voix déguisée sous le masque, mais qui le fit tressaillir, lui dit en français:

—J'ai à te parler; viens.

Guermann se laissa guider par ce bras qui, en le pressant doucement, le fit traverser avec une prodigieuse dextérité le plus épais de la cohue. Lorsqu'ils furent arrivés à un endroit des corridors délaissé par la foule, où quelques rares promeneurs passaient seuls de loin à loin et où l'on pouvait parler sans être entendu:

—On dit que tu pars, reprit le masque; n'en fais rien. Il ne faut pas que tu partes, entends-tu?

—Et que feras-tu, beau masque, pour m'en empêcher? dit Guermann en souriant.

—Tout ce qu'il faudra, tout ce que tu voudras, si tu es capable d'amour, de discrétion, de prudence.

—De prudence? reprit Guermann en s'efforçant de donner un tour plaisant à la conversation si bizarrement entamée par le domino, de prudence? j'ai vingt-trois ans; de discrétion? je suis Français; d'amour? je pars précisément parce que je suis amoureux.

Le domino lâcha son bras. Il y eut un moment de silence; puis le saisissant de nouveau avec force:

—Tu veux partir parce que tu es amoureux d'une femme, et tu resteras, parce que tu seras amoureux d'une autre.

Ces paroles furent dites avec un accent étrange.

—Tu comptes donc beaucoup sur tes beaux yeux, charmant masque, reprit Guermann en affectant de rire quoiqu'il se sentit assez sérieusement ému; en effet, bien que je ne les voie qu'imparfaitement, ils me semblent les plus beaux du monde.

—Je compte sur mon amour, répondit le domino d'un ton pénétré; je compte sur un pressentiment qui me dit que ta main serrera la mienne ainsi (et elle lui serrait la main avec passion), que ta bouche me dira, avec l'accent que j'ai en ce moment, cet accent qui ne saurait tromper: je t'aime.

Le domino se remit à marcher à pas précipités, regardant souvent en arrière pour voir s'il n'était pas suivi; il monta jusqu'aux cinquièmes galeries, ouvrit brusquement une loge, y fit entrer Guermann, y entra après lui en refermant la porte au verrou; tout cela fut l'affaire d'une seconde. Les rideaux de la loge étaient fermés; une petite lampe l'éclairait d'un jour douteux.

—Vous ne savez pas qui je suis, dit l'inconnue à Guermann en lui prenant la main; vous ne le saurez peut-être jamais. Que vous importe? Je suis une femme jeune et belle, qui vous aime éperdument. Je ne vous dirai ni où ni quand je vous ai vu; mais ce que je vous avouerai, c'est que dès le premier instant où vous avez paru devant moi, j'ai senti qu'un irrésistible attrait m'entraînait vers vous, j'ai cru même, tant ma folie était grande, que cet attrait devait être mutuel; que vous deviez vouloir mon amour comme je voulais le vôtre, à tout prix. Mais vous êtes Français, vous; vous ne connaissez pas comme nous ces soudaines et invincibles sympathies ces ardeurs brûlantes qui nous font mourir!

—Je vous l'ai dit, madame, interrompit Guermann qui, même dans l'état d'excitation où l'avait jeté cette veille désordonnée, conservait le désir d'échapper à une vulgaire aventure de bal masqué; je suis un Français froid et sec comme tous les Français et, qui pis est aussi amoureux qu'il m'est possible de l'être… ailleurs.

—Tu me railles, dit le domino, en quittant la main qu'il avait jusque-là tenue dans la sienne; le sentiment violent et irréfléchi qui m'a poussée vers toi ne t'inspire que du dédain. J'aurais dû le prévoir. Eh bien, tout est dit. Je n'ai plus de raison de me dérober à ta vue. Connais la femme qui a osé t'aimer la première et te le dire dans une heure d'inconcevable égarement; raille-moi, insulte-moi; flétris-moi des noms les plus odieux; ils me seront doux encore puisqu'ils tomberont sur moi de tes lèvres; couvre-moi de ton mépris tout entière; ris-toi, non-seulement de ma passion, mais de ma personne; regarde en face celle qui demain ne sera plus; regarde-la de ce regard glacé qui donne la mort… Je suis Élisa Zepponi.

En parlant ainsi, Élisa rejeta le capuchon qui la couvrait; son masque se détacha; l'impétuosité de son geste enleva la flèche d'or qui retenait sa chevelure, dont les ondes noires se répandirent jusqu'à terre. Ses joues étaient d'une pâleur de marbre; ses yeux étincelaient dans l'ombre; ses lèvres remuaient convulsivement. Épuisée par l'effort qu'elle venait de faire, elle tomba sans mouvement aux genoux de Guermann.

Un léger coup frappé à la porte la fit se relever en sursaut. Guermann s'élança pour repousser celui qui oserait essayer d'entrer.

—Ce n'est rien, dit Élisa tout à coup calmée et rassise. J'avais oublié… c'est ma femme de chambre qui vient m'avertir qu'il est temps de rentrer chez moi. Effectivement, ajouta-t-elle en remettant son masque et en entr'ouvrant avec précaution le rideau de la loge, la Scala se vide, il doit être bien près du jour… Oubliez-moi.

—Jamais! s'écria Guermann sans trop savoir ce qu'il disait.

—Eh bien, alors, à demain, dit Élisa avec une tranquillité qui contrastait de la manière la plus étrange avec ce qui venait de se passer.

Et elle fit signe à Guermann de ne pas la suivre.

L'artiste rentra chez lui dans un état de trouble voisin de l'ivresse. Il se jeta tout habillé sur son lit et s'endormit d'un sommeil de plomb. Quand il s'éveilla il était fort tard; un grand jour éclairait le désordre de sa chambre. Le valet de l'hôtel y était entré sans doute, car le feu était allumé, et il trouva des lettres de Florence sur la table. À la vue de récriture de Nélida, il éprouva une émotion douloureuse qui ressemblait presque à un remords et lui fit prendre soudain une détermination plus conforme à la prudence et à la loyauté qu'on n'aurait pu l'attendre de lui. Il résolut de ne point aller au rendez-vous de la marquise et de partir immédiatement pour Florence. Sans plus réfléchir, il se mit à faire ses préparatifs. Comme il cherchait dans la chambre de madame de Kervaëns un cahier de musique qu'elle le priait de lui apporter, il ouvrit le bureau où elle avait coutume d'écrire, et vit tout à l'entrée un livre en maroquin noir qu'il avait quelquefois aperçu entre ses mains, mais qu'elle avait toujours fermé précipitamment à son approche. Guermann n'était pas curieux, mais une tentation irrésistible le prit de feuilleter ce mystérieux livre. Un grand nombre de pages étaient déchirées; d'autres, à demi effacées, ne contenaient plus qu'un nom, une date, une aspiration vers Dieu… L'artiste n'avait pas l'esprit assez calme pour chercher le sens de ces fragments sans suite; mais il tomba sur une feuille entièrement remplie, écrite d'une encre encore toute fraîche, et la lut d'un bout à l'autre avec une hâte fiévreuse. Voici ce que la main de Nélida y avait tracé:

«Ô ma douleur, sois grande et calme; creuse dans mon âme un lit si profond, que personne, pas même lui, n'entende ta plainte. Accomplis ton oeuvre en silence; entraîne avec toi mon amour loin des rives où fleurit l'espoir. Je ne me défends plus contre ton flot amer; cesse donc d'écumer et de mugir. Ô ma douleur, sois grande et calme!

«Ô ma colère, sois fière et magnanime; embrase et consume mon coeur, mais ne te répands plus en paroles. Reste cachée, même à Dieu; car tu es si juste, ô ma colère, que Dieu te pourrait exaucer, et alors tu serais vaincue, tu cesserais d'être; et moi je veux que tu sois immortelle comme l'amour qui t'a engendrée. Ô ma colère, sois fière et magnanime!

«Ô mon orgueil, ferme à jamais mes lèvres; scelle mon âme d'un triple sceau. Ce que j'ai dit, nul ne l'a compris; ce que j'ai senti, nul ne l'a deviné. Celui que j'aimais n'a pénétré qu'à la surface de mon amour. C'est à toi seul que je me fie. Ô mon orgueil, ferme à jamais mes lèvres!

«Ô ma sagesse, n'essaye pas de me consoler; en vain tu voudrais me rendre infidèle à mon désespoir; je sais qu'il descend des régions où rien ne finit. Dans sa beauté sinistre, il a convié mon âme à des noces éternelles; rien ne doit plus briser l'anneau qui nous lie. Ô ma sagesse, n'essaye pas de me consoler!»

À cette lecture, le sang de Guermann frémit dans ses veines. Tous ses bons propos s'évanouirent; sa mauvaise nature l'emporta encore. La colère et la rage s'emparèrent de lui; ses doigts se crispèrent avec fureur; son orgueil venait de recevoir un coup mortel. Il se voyait deviné, compris, jugé, par un orgueil plus grand que le sien, par un esprit d'une force qu'il n'avait pas soupçonnée. La femme qui avait été son esclave s'était affranchie, et si elle consentait à porter encore ses chaînes, ce n'était plus avec aveuglement, c'était avec conscience; ce n'était plus pour rester fidèle à un autre, c'était pour se rester fidèle à elle-même. Cette pensée le jeta dans la plus violente exaspération. Il sonna, demanda à l'instant même une voiture, et, s'y précipitant comme s'il eût craint d'être retenu, il cria au cocher d'une voix de tonnerre: Strada del corso, palazzo Zepponi.

XXII

Nélida n'était plus, en effet, cette femme soumise et douce, ignorant la vie, s'ignorant elle-même, que nous avons vue, entraînée par ses rêves, prendre au hasard tous les chemins qui s'ouvraient devant elle. Elle avait subi la grande épreuve de la destinée humaine; l'épreuve qui brise les coeurs faibles, qui dégrade les âmes communes, mais qui initie à la sagesse les caractères véritablement vertueux; elle avait failli. Nul homme ne saurait concevoir dans toute son étendue ni la vraie justice ni la vraie bonté, s'il n'a senti au moins une fois en sa vie les contrastes de sa nature et la fragilité de son être. Dans toute faute reconnue, portée avec courage, il y a un germe d'héroïsme; ce germe était dans l'âme de Nélida, il y grandissait depuis un an, il s'y fortifiait dans le sentiment de jour en jour plus intense d'un dévouement désespéré et d'un sacrifice inutile.

Les lignes que Guermann venait de lire avec tant d'indignation, c'était le cri de ses entrailles, la résolution ferme, invariable, de souffrir en silence et de subir jusqu'au bout, sans espoir et sans plainte, le douloureux martyre d'une vérité trop tard connue. Elle était partie pour Florence avec une pensée assez analogue à celle de son amant; elle aussi voulait mettre un intervalle, faire pour ainsi dire un temps d'arrêt entre l'illusion, le doute, l'enthousiasme et le désespoir de ces deux années passées, et l'acceptation calme et forte d'un malheur sondé jusqu'à sa racine. Elle avait vu clair enfin dans l'âme de Guermann. Elle ne le sentait plus assez grand pour que sa faute, à elle, fût justifiée. Dès lors, elle n'avait plus rien à attendre de l'avenir.

Claudine, la voyant tranquille, occupée, d'humeur sereine se trompa à ces symptômes, et, lorsque son mari vint la retrouver à Florence, elle voulut se réjouir avec lui de l'heureux résultat de ses soins. Il n'osa pas la désabuser, mais un seul regard, jeté sur le visage miné et fébrile de madame de Kervaëns, lui en apprit davantage et lui fit augurer bien mal de cette résignation apparente. On attendait Guermann de jour en jour. Il ne venait pas; aucune lettre n'arrivait. Claudine commençait à s'inquiéter, mais elle feignait la sécurité la plus entière, inventait à cet inconcevable silence mille motifs absurdes, et croyait que madame de Kervaëns acceptait de bonne foi ces explications, parce qu'elle ne prenait pas la peine de les contredire. M. Bernard, qui donnait le bras à Nélida dans les courses d'art que l'on faisait chaque jour, la sentait presque d'heure en heure marcher avec plus de peine, respirer avec plus d'effort, parler d'un accent plus inégal et plus nerveux. Il redoutait de voir se prolonger cette incertitude, et cherchait un prétexte plausible pour aller à Milan, lorsqu'un matin il reçut pour madame de Kervaëns un paquet et une lettre timbrés de Munich, qu'il lui remit avec un singulier serrement de coeur. Contrairement à ses habitudes de discrétion, il resta auprès d'elle pendant qu'elle lisait. Son anxiété fut longue. Nélida semblait ne lire qu'avec beaucoup de peine une écriture bien connue pourtant, et cette lettre était d'une longueur désespérante.

—Ne me quittez pas, monsieur, s'écria enfin madame de Kervaëns en le regardant avec égarement et en saisissant sa main. Ne me quittez pas une minute, car je crois que je deviens folle!

Et elle lui tendit la lettre qu'elle venait de lire.

—Lisez! lisez! continua-t-elle; lisez donc vite et dites-moi que je me trompe. Ce n'est pas lui qui a écrit cela, n'est-ce pas?

Pendant que M. Bernard lisait à son tour, Nélida, les yeux attachés sur les siens, tenant toujours sa main serrée, semblait attendre son premier regard ou sa première parole, comme un arrêt de vie ou de mort:

Cinq minutes se passèrent ainsi.

—Il n'y a qu'une chose à faire, madame, dit enfin cet homme froid et bon en se levant et en forçant madame de Kervaëns à se lever avec lui, qu'une chose compatible avec le respect de vous-même. Quittez l'Italie; rentrez en France; allez à la campagne, chez Claudine. Ne prenez aucun parti dans un pareil moment. Contentez-vous de vivre et d'attendre. Attendez tout du temps, tout de vous: vous êtes une de ces nobles créatures qui ne peuvent pas périr misérablement. Vous ne devez pas vous laisser détruire par la force mauvaise que vous avez trop longtemps subie, par une passion indigne…

—Plus un mot, dit Nélida; que ce soit pour vivre ou pour mourir, n'importe. Vous dites vrai; il faut que je revoie mon pays. J'ai un pardon à y chercher avant de quitter la terre.

Voici ce que Guermann Régnier écrivait à Nélida de Kervaëns deux ans après l'avoir enlevée:

«Il est une douleur plus grande, mais moins calme que la vôtre, madame, c'est la mienne, en ne trouvant plus dans votre coeur aucun des sentiments dont mon coeur a besoin.

«Il est une colère plus légitime; c'est celle qu'allume en moi la condamnation inique que vous faites peser sur ma vie.

«Il est un orgueil qui ne vous parlera plus qu'une fois, car vous l'avez blessé à mort. C'est celui d'un homme que vous méconnaissez, parce que votre âme pusillanime et votre esprit timide ne sauraient concevoir que des existences ordonnées suivant les mesquines proportions de la règle commune.

«Il est une sagesse qui me dit que nous ne pouvons plus nous comprendre, et que nous devons nous quitter jusqu'à ce que vos yeux s'ouvrent à une lumière nouvelle, qu'il ne dépend pas de moi de vous faire apercevoir.

«Votre silence obstiné, votre protestation irritante contre ma vie depuis plus d'une année, ont fait au-dedans de moi un mal qui serait peut-être irréparable, si je ne me hâtais de fuir une influence si funeste. N'interprétez pas mal ce dernier mot. Je quitte Milan, je me soustrais momentanément à l'action destructive que vous exercez sur mon esprit, mais mon dévouement vous reste. Dans quelque lieu que j'aille où que vous soyez, si vous avez besoin de moi, faites un signe et j'accours. Mais, avant toutes choses, il faut que je sauve l'artiste en moi, il faut que la flamme qui vivifiait mon génie se rallume. Elle périrait dans l'atmosphère où vous voudriez me faire vivre.

«Je pars pour T… Le grand-duc que j'ai rencontré à Milan et qui vient de faire bâtir un Musée, me charge d'y peindre à fresque la voûte d'une galerie élevée sur les dessins du premier architecte de l'Allemagne. Ce travail glorieux fera voir à mes amis et à mes ennemis ce dont je suis capable. On me croit déchu, on se persuade (et je sais que c'est aussi là votre pensée) que parce que je ne vis pas comme un anachorète et parce que, depuis quelque temps, je ne fais que des oeuvres d'un ordre inférieur, je suis devenu inhabile aux grandes choses. Dans deux ans, ma réponse à mes détracteurs, ma réponse à vos injustices, sera écrite en caractères ineffaçables sur les murailles d'un palais splendide.

»Adieu, madame! Vous êtes avec des amis dévoués. Je suppose qu'ils resteront près de vous et vous aideront à vous établir d'une manière convenable, soit à Florence, soit à Naples que vous désiriez voir, et dont le climat me semble devoir être le plus favorable à votre santé. Rien ne vous empêche en ce moment de reprendre une manière de vivre conforme à votre rang et à votre fortune. Lorsque mes premiers travaux seront terminés, d'ici à six mois environ, j'irai vous rejoindre là où vous serez fixée, et nous pourrons peut-être dès lors, recommencer cette existence à deux dont j'aurais été heureux toujours, si vous ne l'aviez pas empoisonnée comme à plaisir.

»Sinon… Mais je ne veux pas prévoir des tristesses plus grandes dans ma tristesse déjà presque insupportable.

»Adieu, madame! adieu, Nélida! Laissez-moi vous dire au revoir.»

Contre toute attente, madame de Kervaëns quitta l'Italie sans qu'aucune démonstration extérieure trahit ce qui se passait en elle. Durant toute la route, elle demeura silencieuse, mais assez calme, et sut trouver encore d'affectueuses paroles pour remercier Claudine et son mari des soins touchants qui lui étaient prodigués.

Mais arrivés à Lyon, M. Bernard vit qu'elle était brisée et qu'il serait impossible de continuer la route. Il redoutait moins un séjour là qu'ailleurs, parce qu'il savait que madame de Kervaëns n'y était jamais venue avec Guermann, et qu'elle n'y trouverait aucun de ces souvenirs vivants, pour ainsi dire, si funestes dans les douleurs sans remède.

Au fond de son coeur, il regardait la résolution prise par Guermann comme un événement douloureux, mais qui devait avoir pour Nélida, si elle surmontait son désespoir, des conséquences désirables. «M. de Kervaëns est un homme d'esprit, disait-il souvent à Claudine, lors qu'il se trouvait seul avec elle; il comprendra qu'il n'a rien de mieux à faire que de reprendre sa femme. Peut-être demandera-t-il pour la forme un séjour de quelques mois dans un couvent, puis il ira l'y voir, ne parlera pas du passé, la ramènera en Bretagne, et le monde, après la grimace obligée, sera ravi de retrouver une femme belle et riche, dont le principal tort à ses yeux est seulement d'avoir été trop sincère et de n'avoir pas mis à profit la tolérance qui lui était assurée au prix de la plus facile hypocrisie.»

Lorsqu'il eut établi sa femme et Nélida dans une bonne auberge, M. Bernard alla s'informer au bureau de la poste aux lettres de la demeure d'un de ses parents avec lequel il avait des relations fort amicales, quoique peu fréquentes. Une différence d'opinion très-tranchée les séparait plus encore que la distance des lieux. L'honnête négociant, peu soucieux de commotions politiques ou de réformes sociales, dévoué de coeur et d'esprit à la prospérité de sa fortune et au bien-être de sa famille, était, comme on peut croire, un partisan déterminé du gouvernement. Son cousin, au contraire, ancien élève de l'école polytechnique, s'était lancé à corps perdu dans le radicalisme; on le disait à la tête d'une société secrète; plusieurs fois son nom avait été compromis dans les complots républicains qui, à cette époque, menaçaient encore la dynastie nouvelle. Il n'y avait donc pas lieu entre ces deux hommes à un commerce bien intime. Cependant la parenté et la sympathie naturelle aux coeurs honnêtes avaient conservé leurs droits, et ce fut avec une joie véritable que M. Bernard s'achemina vers le faubourg de la Guillotière, et qu'il frappa à la porte de son cousin Émile Férez.

Après les premières questions sans réponse qui se croisent et se mêlent au retour d'une longue absence, M. Bernard conta brièvement à son cousin les tristes événements qui l'amenaient à Lyon et les inquiétudes qui l'y retenaient. Comme il prononçait le nom de madame de Kervaëns, il fut interrompu par une femme qu'il n'avait pas aperçue jusque-là, car la pièce où il se trouvait était fort sombre, et elle était restée assise à l'extrémité opposée de la cheminée, près de laquelle il causait avec Férez.

—Madame de Kervaëns est ici! s'écria cette femme en venant à lui et l'interpellant avec une vivacité singulière; où donc? Conduisez-moi à l'instant près d'elle, monsieur, je vous prie.

Cette prière ressemblait fort à un ordre. M. Bernard, stupéfait, balbutia quelques paroles d'excuses sur l'état de souffrance qui ne permettrait pas à madame de Kervaëns de recevoir…

—Je suis certaine qu'elle me recevra, dit l'étrangère. Puis, se penchant à l'oreille de Férez, elle lui parla à voix basse.

—Faites ce que désire madame, reprit celui-ci. Sa présence ne peut que faire du bien à votre amie.

M. Bernard ne fit plus d'objection. Il offrit son bras à l'inconnue, non sans quelque déplaisir à la pensée de traverser toute la ville avec une femme aussi bizarrement accoutrée.

L'étrangère portait une robe noire d'une étoffe grossière; une énorme croix de bois pendait à son cou; au lieu de mettre un chapeau pour sortir, elle jeta sur ses cheveux gris, coupés et séparés comme ceux d'un homme, une écharpe de laine qui lui enveloppa la tête et les épaules.

—Je suis accoutumée à marcher seule, dit-elle en refusant le bras de M.
Bernard; je ne m'appuie sur personne.

Il ne fut qu'à demi fâché de cette impolitesse. Durant le trajet qui séparait la demeure de Férez de l'hôtel du Nord, M. Bernard fut fort surpris de voir que le costume qu'il trouvait si insolite n'attirait aucunement l'attention. Son étonnement redoubla lorsque, passant devant des boutiques ouvertes, il vit des artisans se lever et saluer la personne bizarre à laquelle il servait de guide. Quelques enfants du peuple, qui jouaient dans la rue, quittèrent leur jeu en l'apercevant et coururent à elle. Les grondant de leur fainéantise, elle leur recommanda de venir la trouver le lendemain. M. Bernard était tout ébahi; enfin ils arrivèrent à l'hôtel.

—Qui dois-je annoncer à madame de Kervaëns? dit-il en mettant la main sur la porte de l'appartement. Sans répondre, l'étrangère se précipita dans la chambre. «Ma mère! s'écria Claudine, qui l'aperçut en premier lieu; et les deux femmes se jetèrent dans les bras l'une de l'autre. Nélida fit un effort pour se lever, et retomba sur le canapé où elle était étendue. L'étrangère courut à elle. Ce ne furent, pendant plusieurs minutes, qu'embrassements, sanglots, paroles entrecoupées. M. Bernard, resté discrètement sur le seuil, voyant qu'il n'avait rien à craindre de cette rencontre, repartit sans avoir été aperçu de sa femme, et retourna chez Férez, curieux d'avoir enfin l'explication de cette énigme.

—La personne que vous venez de conduire, lui dit son cousin sans attendre qu'il l'interrogeât, est la femme la plus extraordinaire que j'aie jamais rencontrée. Elle a été longtemps supérieure du couvent de l'Annonciade; elle a rompu ses voeux par les motifs les plus honorables. Vous n'êtes pas assez des nôtres, continua Férez en mettant la main sur l'épaule de M. Bernard, pour que je vous dise le secret de sa vie. Mais ce qu'il y a de certain, et ce que personne n'ignore, c'est qu'elle exerce ici sur la classe ouvrière, sur les pauvres, sur les femmes en particulier, une action presque miraculeuse, et dont les fruits ne tarderont pas à se faire connaître. Elle s'est créé par ses bienfaits, par sa haute raison, par son éloquence, une sorte de souveraineté qui sied à son caractère viril et aux instincts de sa royale nature. C'est une grande femme, en vérité, et qui laissera des traces de son passage sur la terre.

Les deux amis causèrent longtemps encore M. Bernard ne se lassait pas d'interroger Férez, sur l'existence, incompréhensible à son point de vue, de l'étrangère, lorsque mère Sainte-Élisabeth, nos lecteurs l'ont reconnue déjà, entra dans la chambre, et, allant droit à lui:

—Madame de Kervaëns n'est pas en état de faire la route de Paris, dit-elle. D'ailleurs, Paris ne lui vaudrait rien. Vous ne pouvez rester ici sans un fâcheux arrêt dans vos affaires, m'a dit Claudine; laissez-moi Nélida; je réponds d'elle. Personne, en ce moment, ne saurait lui faire plus de bien que moi. Je vais m'établir à l'hôtel, dans sa propre chambre, jusqu'à ce qu'on puisse la transporter ici. Je ne la quitterai pas une minute; je vous donnerai exactement de ses nouvelles; si elle se sent plus forte et témoigne le désir de retourner à Paris, vous viendrez la chercher… Tout cela est convenu avec Claudine, ajouta-t-elle d'un ton d'impatience, voyant que M. Bernard semblait hésiter; allez aider votre femme à faire ses préparatifs de départ; dans une heure, je serai à l'hôtel du Nord.

M. Bernard, qui subissait déjà l'ascendant de mère Sainte-Élisabeth, voulut lui parler de l'avenir de Nélida et de l'espoir qu'il nourrissait de la réunir à son mari. La religieuse le regarda avec un singulier sourire.

—Votre projet, entre tous ses inconvénients, a celui de venir trop tard, dit-elle. Vous ne lisez donc pas les journaux? Puis, cherchant dans une pile de gazettes et de revues entassées sur la table, elle prit un Moniteur à six ou huit jours de date, où elle lut ce qui suit:

«Un accident affreux vient, de plonger dans la consternation le département d'Ille-et-Vilaine. M. le comte de Kervaëns, dernier héritier de l'illustre famille de ce nom, a été tué à la chasse par l'inadvertance d'un de ses voisins. Ces sortes d'accidents se renouvellent si fréquemment que nous croyons de notre devoir, etc…»

M. Bernard ne répondit rien, et sortit après avoir serré la main à
Férez.

CINQUIÈME PARTIE

XXIII

Allein musst Du entfalten deine Schwingen, Allein Dich auf die See des Lebens wagen. Allein nach Deinem Idealen jagen, Allein, allein, nach Deinem Himmel ringen.

GEORGE HERWEGH.

Près d'un mois s'était écoulé. Nélida, qui avait reçu une nouvelle secousse en apprenant la mort de son mari, était bien loin de reprendre des forces. Les espérances de mère Saint-Élisabeth ne se réalisaient pas, et la religieuse commençait à partager les appréhensions de Férez, qui regardait l'état de madame de Kervaëns comme inguérissable. Elle aurait voulu et n'osait aborder de front cette tristesse taciturne; elle redoutait et souhaitait tout à la fois une crise qui pouvait être funeste, mais qui pouvait aussi déterminer le réveil de cette léthargie morale où Nélida semblait se complaire.

Un soir, elles étaient toutes deux dans la chambre qu'occupait Nélida, assises de chaque côté de l'âtre, et faisaient de la charpie pour un blessé. Les doigts de madame de Kervaëns effilaient machinalement la toile; sa pensée était loin.

—Nélida, Nélida, dit enfin mère Sainte-Élisabeth, ne pouvant plus contenir sa douleur irritée, je ne suis pas contente de vous, mon enfant. Ce n'est pas là que j'avais droit d'attendre de votre affection et de votre courage.

Nélida leva les yeux sur elle, la regarda avec une indicible surprise, se tut quelques instants, puis, poussée par un mouvement irrésistible, se jeta dans ses bras et fondit en larmes.

—Nous voici comme en ce jour où je vous trouvai priant dans votre cellule, dit la religieuse d'un ton grave. Dieu a des desseins sur nous, Nélida, puisqu'il nous réunit encore aujourd'hui dans les mêmes sentiments, après de si cruelles épreuves.

Nélida secoua la tête.

—Dieu ne peut avoir de dessein sur une morte, dit-elle; il n'y a plus de vie en moi; je n'ai plus rien à faire en ce monde, ni pour moi ni pour les autres.

—Ne blasphémez pas, s'écria la religieuse; au nom du ciel, ne blasphémez pas contre Dieu, contre la vie, contre vous-même. L'égoïsme féroce de certaines douleurs est la plus coupable des impiétés.

Nélida, à ce reproche fait avec amertume, s'arracha des bras de la religieuse et se rassit en silence sur son fauteuil.

—Ma destinée est accomplie, reprit-elle, voyant que mère
Sainte-Élisabeth ne rompait pas le silence.

—La destinée! Ce n'est là qu'un vain mot. Notre destinée, c'est notre caractère; ce sont nos facultés, gouvernées ou ingouvernées par notre volonté ou notre lâche abandon. Qui donc oserait prétendre, avant l'heure de la mort, qu'il a fait de lui-même une oeuvre achevée, digne d'être louée par l'artiste éternel, admise dans le sein de l'infinie beauté? Vos facultés sont grandes, Nélida; sévère sera le compte que vous aurez à en rendre.

—Je ne vous comprends pas, ma mère; que puis-je donc faire aujourd'hui?
Que pourrais-je vouloir?

—J'ai tort, dit la religieuse d'un ton beaucoup plus doux, en prenant la main de Nélida qu'elle serra avec tendresse; vous ne sauriez trouver un sens à mes paroles, car je ne vous ai jamais ouvert mon coeur. Vous ne me connaissez pas encore. Vous fatiguerai-je par le récit abrégé de ma vie? Quand vous m'aurez entendue, peut-être pourrons-nous aisément nous comprendre. Si nous ne le pouvons pas, nous saurons du moins que nous n'avons plus à rester ensemble. Je vous rendrai à vos amis, auxquels je vous ai arrachée avec une passion jalouse et une immense espérance, et je reprendrai avec résignation ma voie solitaire.

—Je vous écoute de toute mon âme, dit Nélida, en approchant son fauteuil du tabouret où mère Sainte-Élisabeth s'asseyait toujours.

La religieuse se recueillit un instant et commença ainsi:

«Je n'ai pas connu ma mère. Mon père était un homme d'un esprit ferme, d'un caractère froid, d'une raison solide, d'un coeur… je n'ai jamais su s'il avait un coeur. Le goût exclusif des affaires, auxquelles il avait longtemps pris part, absorbait tout ce qu'il pouvait y avoir en lui d'élan et de vie. Le reste, y compris ses enfants, le trouvait insensible. Il ne paraissait pas se soucier d'être aimé; il n'en aurait pas eu le temps. Il lui suffisait d'être obéi, et en cela tout ce qui l'entourait lui donnait une satisfaction complète. Sa volonté n'était jamais ni contestée ni même examinée; on s'y soumettait comme à une force immuable, comme à une justice abstraite, qu'il y aurait eu folie à tenter de fléchir. J'avais une soeur d'un premier lit, élevée en Allemagne, chez une tante maternelle. Quant à moi, si j'étais resté à la maison, c'était plutôt, à coup sûr, parce que mon père, toujours occupé d'autre chose, n'avait pas songé à me mettre ailleurs, que par aucun motif puisé dans la tendresse paternelle. Je n'étais jamais malade, point bruyante, très-peu expansive, et fort indépendante dans mes allures. Je ne lui étais donc point à charge; il n'y avait jamais lieu à s'apercevoir que je fusse là. De cette façon, je restai pendant bien des années, toujours sous ses yeux dans qu'il parût ni jouir ni souffrit de ma présence. D'éducation, il va sans dire que je n'en reçus aucune. À quinze ans, c'est à peine si j'avais ouvert un livre. Toutefois mes facultés n'étaient point restées en souffrance, loin de là. Mon père, qui n'avait pas d'amis dans le sens que vous et moi attacherions à ce mot, avait des relations politiques fortement nouées. Son salon était le rendez-vous habituel des ministres passés ou futurs, et de tout ce qui marquait d'une manière quelconque dans la diplomatie, l'administration et le journalisme. On y causait avec liberté et sagesse. On y jugeait les hommes et les choses à un point de vue élevé, avec l'inflexible rigueur d'une logique exempte de passion. Ce fut là, dans un coin de ce salon où j'étais oubliée plutôt qu'admise, que, les yeux et les oreilles tout grands ouverts, je recueillis avec avidité mes premières notions sur le train du monde. Mon esprit, porté à l'observation, contracta dans le grave entretien de ces intelligences d'élite des habitudes de pensée et une trempe de caractère vigoureuses. Encouragée par la tendresse de l'un des aimables vieillards qui se rassemblaient chez nous, j'osai plusieurs fois lui adresser des questions qui le surprirent. Il me fit parler et découvrit que, non-seulement j'étais au courant de toutes les matières que l'on traitait devant moi, mais encore que j'étais capable d'une argumentation serrée, que je saisissais avec promptitude le point juste des questions, les tranchant souvent à ma façon avec une sagacité peu commune.

«Savez-vous, dit-il un jour à l'un de nos habitués, étonné de le voir me parler depuis près d'une heure avec un sérieux qui pouvait en effet sembler étrange, savez-vous que nous avons là une petite Roland? Elle nous fera une lettre au roi le jour où il en sera besoin.»

«Le nom me resta.

«Je voulus savoir si la comparaison était flatteuse, et je me fis apporter par le secrétaire de mon père les Mémoires de la fière girondine. Une seule chose me frappa et fit une impression profonde sur mon esprit: ce fut le rôle sérieux qu'une personne de mon sexe avait pu jouer; l'ascendant qu'elle avait exercé sur de mâles intelligences et le martyre sublime qui avait couronné la lutte héroïque. Les femmes pouvaient donc aussi être grandes, fortes, être quelque chose enfin! Cette pensée me donnait la fièvre. Madame Roland acquise à mon admiration, je voulus connaître les autres femmes dont la France avait gardé la mémoire. Héloïse, Jeanne d'Arc, madame de Maintenon, madame de Staël, devinrent pour moi un objet particulier d'étude; puis j'agrandis mon cercle, et j'entrai dans le domaine de l'histoire et de la philosophie. Le secrétaire de mon père me venait en aide.

«Férez était un homme d'une capacité rare, et, sous le silence que sa position lui commandait, il couvait des passions fougueuses. Républicain jusqu'à la moelle des os, il n'attendait que l'heure où un petit héritage nécessaire à son indépendance lui serait échu, pour renoncer à un emploi servile et se jeter ouvertement dans le parti qui conspirait alors le renversement de la monarchie. Voyant mon enthousiasme pour les idées généreuses, il laissa avec moi toute défiance, et, dans les longs tête-à-tête qui suivirent mes lectures, il m'initia aux projets de la jeunesse radicale. Je sentais les fibres les plus secrètes de mon coeur remuées à ces perspectives d'avenir. Le jour ne suffit bientôt plus à ma soif de connaître. Je passai des nuits entières à lire, à dévorer l'histoire de la révolution française, les écrivains du dix-huitième siècle et tous les écrits saillants de nos modernes socialistes. J'avais placé au-dessus de ma table le portrait de madame Roland. Férez me persuada que je ressemblais à mon héroïne. Dès ce moment, une voix mystérieuse ne cessa de murmurer à mon oreille que moi aussi peut-être un jour…

«Sur ces entrefaites, la mort de sa belle-soeur obligea mon père à reprendre auprès de lui cette fille aînée de qui je vous ai parlé et que je n'avais jamais vue. Elle arriva escortée, suivant la mode allemande, d'une dame de compagnie sèche et roide, qui m'inspira dès l'abord une aversion insurmontable. Quant à ma soeur, je dois avouer que j'eus beaucoup de peine à me familiariser avec l'étrange aspect de sa personne. Elle n'était pourtant pas laide, du moins de cette laideur qui se peut définir, mais elle était aussi dépourvue de charme qu'il est possible de l'être à vingt-deux ans, avec un beau teint, une belle chevelure et des traits passables. Soit qu'elle fût disposée à une obésité excessive, soit que le corps de baleine dans lequel elle s'emprisonnait eût excité la nature à une réaction, soit qu'elle eût trop mangé de farineux, ou trop peu pensé, ou trop peu souffert, toujours est-il qu'elle était affligée d'un embonpoint ridicule et qu'elle n'avait pas forme humaine. Comme, au surplus, elle ne se doutait pas de sa disgrâce, elle en augmentait l'impression importune par des prétentions inqualifiables. Elle portait le nez haut, se renversait en arrière, parlait d'un ton rogue, et s'affublait de couleurs éclatantes, comme une reine de théâtre. Son entrée dans le salon de mon père fut un véritable désastre. Les vieilles gens sont difficiles en beauté.

«Savez-vous que votre délicieuse soeur ressemble à s'y méprendre à l'un de ces beignets soufflés et vides qui portent un nom si malhonnête,» me dit le moqueur et cynique vieillard qui m'avait donné mon cher surnom.

»Je partis d'un éclat de rire qui gagna tout le cercle. J'ignore si ma soeur avait entendu. Le fait est qu'elle pâlit, et, dès ce moment, je pus m'apercevoir que j'avais allumé dans son coeur une haine qui ne devait plus s'éteindre, et dont les effets ne se firent pas attendre. Chaque jour vit s'envenimer l'hostilité latente de notre situation réciproque. Dans le corps disgracié que je viens de vous décrire logeait un esprit des plus minces, mais entiché, enivré, encrassé de sa propre excellence. Ma soeur avait été écoutée comme un oracle à la cour de Hildburghausen, où sa qualité de Française lui donnait un avantage incontestable. Rien ne fut plus drôle que de la voir garder à Paris le sentiment arrogant et altier d'une prééminence qui n'existait plus, se montrer fière d'être française, de parler français, d'écrire correctement le Français, de porter des chapeaux français. Je n'ai jamais rencontré de vanité plus égarée. Sa dame de compagnie, qui la flagornait avec impudeur, découvrit un jour que je n'avais pas fait d'études régulières comme on les entend dans les pensionnats, et que mes phrases n'étaient pas toujours alignées avec une rectitude grammaticale. Je crois qu'elle en pleura d'aise, et, me parlant avec un dédain plein de compassion, elle me conseilla de me faire prêter par ma soeur un traité sur les adverbes de lieux, petit chef-d'oeuvre composé pour l'instruction de la jeune princesse de Hildburghausen, et dont toutes les cours de l'Allemagne avaient demandé des copies, la modestie de ma soeur ne lui ayant pas permis de le faire imprimer. Je me contins plus qu'il n'était dans mon caractère, et je promis de consulter Euphrasie sur des difficultés de la syntaxe. Mais cela ne servit de rien. On ne trompe pas l'envie. Elle n'avait pu, malgré l'aveuglement de son amour-propre, s'empêcher de remarquer le peu d'effet qu'elle produisait dans le salon de notre père avec ses dissertations à perte de vue sur les participes, et ses descriptions interminables des cérémonies de la cour de Hildburghausen. Peu à peu, les rares interlocuteurs qui s'approchaient par politesse du canapé où elle siégeait avec une dignité magistrale, désertaient la place et venaient se grouper dans l'embrasure de la fenêtre, autour d'un tabouret fort semblable à celui-ci, dit mère Sainte-Élisabeth dont ces souvenirs de jeunesse déridaient depuis quelques minutes le front sombre et soucieux. Là, assez gauchement perchée, je me tenais, ma tapisserie à la main, jetant de loin à loin dans la conversation, une parole, ou seulement un regard, qui lui donnait un essor nouveau et lui prêtait un charme que les discussions entre hommes perdent bien vite, quand une femme n'est pas là pour les maintenir dans une certaine mesure délicate et tempérée. Ma soeur s'aigrit, et, comme elle était fort calculée, elle se dit que, tant que je resterais dans la maison, non-seulement elle n'y ferait aucun effet, mais encore, chose plus grave, elle n'y trouverait pas d'épouseur. Son parti fut pris à l'instant de m'en faire sortir au plus vite et par tous les moyens. Mon imprudence la servit. Comme je vous l'ai dit, j'avais un goût passionné pour l'étude et pour l'entretien sérieux de mon jeune maître. Il était fort occupé durant le jour; rien ne me parut plus simple que de lui donner rendez-vous dans ma chambre, après le thé qui se prenait au salon à dix heures. Je lui lisais des résumés de mes lectures, lui exposant les difficultés qui m'arrêtaient. Ces tête-à-tête se prolongeaient souvent très-tard; il arriva ce qui ne pouvait manquer d'arriver: Férez devint amoureux de moi et commença une correspondance à laquelle son exaltation et mon ignorance absolue de la valeur de certains termes dans le langage du monde donnèrent une apparence criminelle. Ma soeur et sa dame de compagnie étaient aux aguets. On surprit nos lettres. On dénonça à mon père nos rendez-vous nocturnes. Il entra dans une colère épouvantable, chassa Férez, et m'ayant fait comparaître, il me signifia qu'il me donnait vingt-quatre heures de réflexions, soit pour épouser un cousin que j'avais déjà refusé à deux reprises, soit pour entrer dans un cloître. Mon père, en me posant cette alternative, ne doutait pas que je ne dusse choisir le mariage; il se trompait.

«Ce cousin était un hobereau de Lot-et-Garonne, chasseur enthousiaste et agriculteur sordide. Je frémis à la seule pensée d'une existence dont les limites les plus vastes et les joies les plus intenses seraient le gouvernement d'une basse-cour et les péripéties d'une traque au renard. Dieu ne m'avait pas donné l'instinct de la maternité; c'est à peine si je comprenais l'amour tel que je le voyais dépeint dans les romans; je ne concevais d'autre bonheur que celui de la domination; mon coeur ne battait déjà plus qu'à l'idée d'une grande destinée. J'avais été plusieurs fois, en ces derniers temps, au couvent de l'Annonciade, voir une de mes parentes qui s'était faite religieuse par désespoir amoureux. C'était une faible créature, qui gémissait et se lamentait tout le long du jour. Elle me disait souvent:

«Que n'es-tu à ma place? Tu n'aimeras jamais personne, tu serais contente de commander, tu mènerais tout le monde ici à la baguette; avant deux ans on te nommerait supérieure.»

Ces paroles, dites étourdiment, n'étaient pas sorties de ma mémoire. J'avais cherché de tous côtés quelle voie était ouverte à mes ambitions confuses; je n'en trouvais aucune. Un mariage, quelque brillant qu'il fût, me plaçait sous le pire des jougs, celui du caprice d'un individu qui pouvait être noble et intelligent à la vérité, mais qui pouvait aussi être vulgaire et stupide. D'ailleurs, le mariage, c'était le ménage, le gynécée, la vie des salons. C'était le renoncement presque certain à l'expansion de ma force, à ce rayonnement de ma vie sur d'autres vies, dont l'image seule enflammait mon cerveau d'irréfrénables désirs. L'idée de diriger un jour une communauté tout entière et l'éducation de deux cents jeunes filles, toujours renouvelées et recrutées dans les premiers rangs de la société, s'empara de moi comme la seule qui pût me conduire à un but digne d'efforts. Si je pouvais, me disais-je, infiltrer dans Ces jeunes coeurs les sentiments dont le mien déborde; si, au lieu de la morgue et de la vanité dont on les nourrit, je parvenais à les pénétrer des principes d'une égalité vraie; si j'allumais dans leur âme pur et enthousiaste amour du peuple, j'aurais fait une révolution… Ce mot me donnait le vertige.

Je déclarai à mon père que je voulais entrer au couvent de l'Annonciade en qualité de novice. Il sourit de pitié, ne voyant dans ce dessein que le puéril entêtement d'un amour contrarié. Ma soeur l'entretint dans cette pensée, car elle savait que son indifférence n'irait pas jusqu'à me voir sans chagrin prendre un parti aussi extrême, et l'assura qu'au bout de quinze jours de noviciat mon obstination serait domptée; mon père ne m'en parla plus, et, vingt-quatre heures après, ayant fait avertir la supérieure des Dames de l'Annonciade, il me fit conduire au couvent. Euphrasie, en m'embrassant, me sourit d'un sourire où se peignait toute l'hypocrite satisfaction de sa médiocrité rancunière.

La première personne que je vis au couvent; après la supérieure, ce fut le père Aimery; sa capacité me frappa. Je discernai vite en lui une nature semblable à la mienne par l'ambition, le courage et la persévérance; il parut me deviner aussi. Cette rencontre me sembla providentielle. Je le savais tout-puissant dans son ordre et très-influent dans le monde. Je l'associai dans ma pensée à tous mes projets, et, sans lui ouvrir mon coeur encore, je lui livrai en esprit toutes mes espérances. Peu de temps après mon entrée au couvent, mon père tomba malade; il mourut l'avant-veille du jour fixé pour mes premiers voeux, attendant toujours que je vinsse me rétracter et implorer mon pardon. Sous prétexte de me distraire, mais en réalité pour m'éprouver, on me fit quitter Paris et l'on m'envoya successivement dans les maisons de province les plus reculées. Ma conduite, pendant six années, fut la plus édifiante dont on eût mémoire au couvent. Elle ne trahit absolument rien qu'une piété exemplaire et une abnégation complète de toute volonté. Ma naissance et ma fortune me donnaient en surplus des avantages tels, que, le jour de l'élection venu, je fus nommée supérieure à l'unanimité. Dès que j'eus le pouvoir en main, je songeai à m'ouvrir au père Aimery; je ne doutais pas de le trouver prêt à me seconder. Nous eûmes ensemble une conférence que je n'oublierai de ma vie. Elle dura six heures d'horloge. Nous commençâmes par établir notre point de départ; il était le même: concentrer en nos deux personnes la plus grande force d'autorité possible; obtenir au dedans une soumission aveugle; nous entendre pour gagner ou distraire ceux de nos chefs qui pourraient nous faire obstacle; flatter, séduire la jeunesse qui nous était confiée; nous insinuer par elle dans l'intérieur des familles. Jusque-là tout allait à merveille; mais tout à coup il se fit dans l'entretien une immense déchirure. Le terrain sur lequel nous marchions sans plus de précaution, nous croyant déjà d'accord, s'éboula avec fracas; le père Aimery et moi, nous nous trouvâmes séparés par un abîme. Le but de toute cette influence reconquise, de cette puissance exercée au dedans et au dehors, c'était pour lui le rétablissement plein et entier de l'ancienne omnipotence de son ordre au profit de tout ce que je regardais comme d'iniques préjugés. Il me laissa entrevoir de secrètes affiliations avec les chefs de la noblesse, des promesses échangées, des engagements pris pour le retour d'un état de choses qui me faisait horreur… Ma surprise fut violente. Je ne sus pas me contenir, et, dans un torrent de paroles où mes espérances si longtemps comprimées se livrèrent passage, je laissai échapper avec une imprudence d'enfant le secret de ma vie entière. Le père Aimery me regarda longtemps comme s'il avait eu devant les yeux une personne frappée d'aliénation mentale; puis je le vis faire une prière intérieure; puis, enfin, il me déclara que j'étais d'une fourberie insigne, que j'avais trompé lui et tout le monde avec une adresse satanique, mais qu'il saurait bien m'empêcher de nuire; que, puisqu'on ne pouvait me retirer l'autorité que me conférait ma dignité nouvelle, il exercerait du moins une surveillance de tous les instants et me dénoncerait à la première parole imprudente qui m'échapperait. Il ajouta, du reste, en s'adoucissant, qu'il espérait que le temps et la réflexion rassainiraient mes idées et me rendraient à moi-même.

Quand il m'eut quittée, je crus à mon tour que tout ce que je venais d'entendre ne pouvait être véritable; que le prêtre avait parlé ainsi pour me tenter… Mais cette illusion dura peu, et je me vis face à face avec la plus triste destinée.

Je ne vous dirai pas, ce serait trop long, toutes les tortures des années suivantes; mes vains efforts pour gagner le père Aimery au moins à des modifications partielles dans l'enseignement, mes tentatives avortées auprès de quelques autres ecclésiastiques, et enfin l'inaction absolue à laquelle je me vis condamnée par, leur vigilance soupçonneuse. Quand vous entrâtes au couvent, Nélida, j'étais plongée dans le plus morne désespoir. La vue de votre visage éclairé d'une lumière divine, ce que j'entrevis de noble, de grand et de fier dans votre âme, ralluma en moi l'instinct de la vie; et, lorsque vous me dîtes que vous vous sentiez la vocation, j'en ressentis une joie que je ne sus pas assez dissimuler. Le père Aimery suspecta quelque embûche; il se persuada probablement que vous partagiez mes opinions et qu'il aurait deux esprits rebelles à contenir au lieu d'un; bref, il s'opposa à votre prise d'habit, et nous eûmes à cette occasion des querelles fort vives, qui finirent par la menace de me faire destituer dans une assemblée générale. Je sentis en frémissant que d'un jour à l'autre, en effet, je pourrais me voir dépouillée de l'autorité qui était ma sauvegarde et tomber sans défense entre les mains de mes ennemis. Ce fut alors que je conçus un premier projet de fuite.

Une lettre que je reçus peu après de Férez, par l'intermédiaire d'une ancienne femme de chambre qui m'était restée dévouée, fixa ce vague projet et en hâta l'exécution. Férez m'apprenait qu'il était marié à Genève, où il venait de fonder un journal. Il rassemblait autour de lui des hommes de talent, et travaillait pour la bonne cause. Sa femme, ajoutait-il, partageait toutes ses idées et l'aidait avec zèle.

Ces derniers mots furent décisifs. Je m'échappai du couvent avec ma fidèle Rose. Elle m'avait procuré un passe-port et une chaise de poste que je trouvai toute prête chez elle. Trois jours après j'étais en Suisse. Pendant deux ans j'y vécus à peu près cachée, craignant toujours les poursuites du père Aimery. Mais un silence complet de ce côté, comme aussi celui de ma soeur, qui, mariée honorablement en Allemagne, ne se souciait guère d'entendre parler de moi, me rassura. Pendant ce temps, je m'étais préparée, je puis dire, avec ferveur, à la mission à laquelle je me croyais appelée, et lorsque Férez résolut de rentrer en France et de fixer à Lyon le centre de son activité, je lui déclarai que j'étais décidée à le suivre.

Vous vous étonnerez peut-être, Nélida, de me voir chercher un asile sous le toit d'un homme dont la passion pour moi m'était connue. Vous penserez sans doute qu'il n'était pas loyal de venir me jeter à la traverse d'une union paisible et de m'exposer à troubler le bonheur de deux êtres que je respectais? Il est certain que j'agissais sans prudence. Je fus plus heureuse que sage. J'avais quitté un jeune homme, je retrouvai un vieillard, un front plissé par la méditation, un coeur absorbé par les passions politiques, des sens éteints par la force de la pensée. Quand nous nous revîmes, nous parlâmes à peine de nous. La cause, la sainte cause pour laquelle Férez était prêt à donner sa vie, l'absorbait entièrement. Il se réjouit de trouver en moi une auxiliaire dont il s'exagéra la valeur. Très fort la plume à la main, Férez n'avait pas le don de la parole et ne pouvait agir directement sur les masses. Il me trouva éloquente, me conjura de jeter loin de moi tout scrupule et de ne pas craindre de prêcher ouvertement nos doctrines. J'essayai d'abord de faire quelques prosélytes parmi les femmes. Je voulais fonder une association, une espèce de couvent libre où l'on ne ferait d'autre voeu que celui de charité. Mais, hélas! que je fus vite rebutée! Tous ces cerveaux étaient si creux, tous ces coeurs si frivoles! Ces femmes s'enivraient d'idées comme les hommes se grisent d'un vin dont ils n'ont pas l'habitude, et ce qui les animait d'un certain enthousiasme extravagant pour les idées nouvelles, c'était l'espoir assez peu dissimulé de pouvoir s'abandonner sans frein et sans honte à leurs penchants. Découragée de ce côté, je dirigeai mes efforts d'un autre. J'avais été souvent avec Férez dans les ateliers et dans les prisons où il portait des secours et des espérances; je trouvai là de si mâles courages, de si simples et si héroïques vertus, qu'une idée longtemps nourrie en silence me revint avec force.

Notre pays, me disais-je, depuis la dernière révolution, n'a pas repris son équilibre. Deux classes de la société, la noblesse et le peuple, sont en proie à de vives souffrances; l'une subit un mal imaginaire, l'autre un mal réel; la noblesse, parce qu'elle se voit dépouillée de ses privilèges et de ses honneurs par une bourgeoisie arrogante; le peuple, parce que le triomphe de cette bourgeoisie, amenée par lui au pouvoir, n'a été qu'une déception cruelle. Il commence à regretter, par comparaison, ses anciens maîtres. Comme il lit peu l'histoire, il ne se souvient que des manières affables et des largesses du grand seigneur. Pourquoi ces deux classes, éclairées par l'expérience, ne s'entendraient-elles pas contre leur commun adversaire? Pourquoi les instincts courageux du peuple, l'esprit d'honneur de la noblesse, ne triompheraient-ils pas d'une bourgeoisie égoïste et déjà énervée par le bien-être? Pourquoi ne tenterait-on pas ce rapprochement? Pourquoi les femmes, qui ont à la fois et par nature toutes les délicatesses de l'aristocratie et l'ardeur de charité du peuple, ne seraient-elles pas les apôtres et les intermédiaires de cette alliance?

Férez encourageait mes illusions. Il est des temps, me disait-il, où l'esprit de vérité se retire des hommes. La vue prophétique des choses est alors donnée à la femme, qui prononce, souvent même sans en avoir l'intelligence complète, les paroles de salut. C'est une femme qui a fait la France chrétienne; c'est une femme qui l'a sauvée du joug étranger; ce sera une femme encore; tout me le dit, qui allumera le flambeau de l'avenir.

Ainsi exaltée, enhardie, je redoublai de zèle et je parvins à former une nombreuse association d'ouvriers que j'éclairai d'abord sur leurs intérêts matériels; je leur fis honte de leur ivrognerie, des rivalités stupides et sanglantes du compagnonnage; puis je les amenai à désirer, pour leurs enfants et pour eux-mêmes, un cours régulier d'instruction morale. Me voyant écoutée avec docilité, l'idée me vint de compléter mon oeuvre en allant trouver dans les châteaux quelques femmes bonnes et pieuses, que j'espérais intéresser en leur présentant mon oeuvre au point de vue de la charité chrétienne. Je me procurai une lettre pour l'une des plus considérables de la province. Elle me reçut bien et m'introduisit auprès de ses amies; j'agis cette fois avec une circonspection très-grande; allant pas à pas, de proche en proche, obtenant en premier lieu de l'argent, puis des sympathies vives, nouant ensuite des rapports personnels entre les plus éclairés de mes aristocratiques adeptes et les familles d'ouvriers auxquelles je connaissais les habitudes les plus délicates. Là où je voyais du penchant pour les doctrines nouvelles, je me hasardais plus avant. Chaque jour nous nous applaudissions, Férez et moi, des succès de ma propagande, lorsque mon mauvais destin me fit découvrir par le père Aimery. Ce fut ma perte. Il me dénonça dans les châteaux comme une religieuse sans moeurs, échappée du cloître. Aussitôt toutes les portes me furent fermées. Mais sa haine ne se borna pas là. Il sut m'atteindre jusque parmi ces honnêtes artisans dont j'étais devenue la mère et la soeur; il me fit passer près d'eux pour un espion; la méfiance se glissa dans leur âme, et j'ai désormais à lutter contre des obstacles de tout genre que je désespère d'aplanir.»

Nélida, qui avait écouté la religieuse avec une attention toujours croissante, lui dit en attachant sur elle ses deux grands yeux qui brillaient d'un éclat effrayant dans ses joues creuses et ternes.

—Vous voyez bien, ma mère, que vous désespérez aussi.

—Je désespère de moi, non de la cause, reprit la religieuse; la Providence est juste; elle ne pouvait vouloir pour de si nobles fins un instrument si misérable. Mon but était grand, mais mon mobile était petit; et tous, nous devons subir la peine de nos fautes. L'ambition m'a dévorée; le désir de me faire un nom m'a entraînée à des voeux coupables; je suis entrée au cloître sans avoir la foi aveugle qui m'y aurait soutenue; je n'ai cherché que la domination; deux fois elle m'échappe au moment où je crois la saisir. Oui, Nélida, une justice rigoureuse s'exerce dans la destinée de l'homme. Vous me voyez brisée par l'instrument choisi pour mon élévation. J'ai rompu sans vertu des voeux faits sans loyauté; ces voeux me poursuivent et anéantissent mon ouvrage. J'ai voulu l'éclat d'une grande renommée; l'opprobre qui s'attache si justement au parjure flétrit mon front.

D'ailleurs, continua-t-elle, je suis un être incomplet, parce que je n'ai jamais aimé. Je n'ai pas connu ce sentiment sublime qui fait vivre d'une double vie. Je n'ai désiré ni un époux ni un enfant; je n'ai été qu'une femme orgueilleuse, aussi grande en apparence qu'on peut le devenir par la force de l'esprit, mais une bien chétive créature en réalité, à qui la nature avait refusé un coeur capable d'amour.

Et la religieuse, pour la première fois depuis bien des années, pleura à chaudes larmes. Se maîtrisant enfin, elle s'écria: Mais ce que je n'ai pu faire, ce qui n'a pu m'être accordé, d'autres plus dignes ou plus fortunés l'accompliront. Ô Nélida! si vous aviez la moitié de mon courage! si vous consentiez seulement à vivre, si vous voyiez, si vous entendiez une seule fois ces flagrantes misères que j'ai si souvent exhortées, vous auriez honte de votre désespoir. Et vous seriez exaucée, vous, ajouta la religieuse en prenant la main de madame de Kervaëns et en la serrant dans la sienne, car vous êtes digne d'une telle destinée. Vous n'êtes plus ni une amante égoïste ni une épouse infidèle; vous êtes la veuve libre et éprouvée qui a conquis, par la douleur et l'amour, le droit de se consacrer aux grandes pensées. Votre âme ne s'est jamais ouverte aux passions mauvaises; Dieu y peut verser encore ses plus purs rayons.

Nélida sourit d'un amer sourire.

—Sais-je seulement aujourd'hui prier encore ce Dieu que vous invoquez, dit-elle? Sais-je comment il veut qu'on le prie? Puis-je croire encore?…

—Qu'est-il besoin de croire? reprit la religieuse avec feu. Contentez-vous d'espérer! Dans le triste temps où nous virons, je crains qu'ils ne mentent aux autres ou qu'ils ne se mentent à eux-mêmes, ceux qui disent qu'ils croient. La foi exigée par les religions établies, cette foi qui s'élève sur les ruines de la raison, répugne aujourd'hui à une créature sensée, car elle semble une insulte à l'attribut le plus divin de la nature humaine. Tout est incomplet, insuffisant. La certitude abstraite des philosophes est dérisoire, car elle ne satisfait ni le coeur ni l'imagination. L'homme, cet être chétif et borné, n'a pas trop de toutes ses puissances pour s'élever jusqu'à Dieu; mais quand il a concentré sur un seul point toutes les forces de son esprit, de son coeur et de sa volonté, il ne parvient pas toujours à la foi; il n'arrive le plus souvent qu'à l'espérance.

La soif de l'idéal est en vous, Nélida. L'idéal a fait la force et l'angoisse de votre vie. Vous avez cru le trouver dans le renoncement du cloître; je m'applaudirai toujours, malgré vos infortunes, de vous avoir désabusée. Il vous est apparu dans le mariage; c'est là qu'il serait pour la plupart des femmes, si la société n'avait faussé les conditions naturelles de ce sérieux contrat. Plus tard, vous l'avez cherché dans l'amour passionné d'un seul; ce fut votre illusion la plus funeste. Loin de moi la pensée d'accuser celui que vous avez aimé; il ne vaut peut-être ni plus ni moins qu'un autre homme; l'égoïsme a revêtu chez lui sa forme la plus belle: la forme poétique. Mais il n'était pas digne de votre sublime abnégation; il sentait que vous étiez aveuglée, et cette conscience lui causait de grands tourments dont il se délivrait par de grandes faiblesses. Voulez-vous pleurer éternellement une erreur réparable? Voulez-vous vous abîmer dans les larmes? Voulez-vous rendre à Dieu une âme vide de bien?…

Mère Sainte-Elisabeth avait parlé longtemps. La lampe s'éteignait et les premières lueurs de l'aube pénétraient dans la chambre. Les rues désertes commençaient à retentir de ces bruits graves qui annoncent le réveil des travailleurs. Quelques charrettes, apportant à la ville les provisions de la journée, roulaient pesamment sur le pavé sonore. La religieuse alla à la fenêtre; Nélida se leva et la suivit en silence. Toutes deux s'appuyèrent sur le balcon et regardèrent, tantôt la rue où passait de loin à loin un ouvrier chargé de ses outils, tantôt le ciel où de pâles étoiles luttaient encore contre la clarté envahissante du jour.

Venez à moi, a dit notre sauveur à ceux-là, reprit la religieuse en montrant la rue; eh bien! moi je vous dis: Allez à eux.

Nélida se pencha sur cette main inspirée, et murmura d'une voix émue quelques paroles que mère Sainte-Élisabeth devina plutôt qu'elle ne les comprit…

—Vous consentiriez à vivre? dit la religieuse avec transport.

—J'essayerai du moins, répondit Nélida.

XXIV

En s'éloignant de Nélida d'une façon si brusque, en se jouant ainsi d'une vie dont il s'était emparé avec témérité et dont il devait compte à Dieu et aux hommes, Guermann était bien loin de comprendre toute l'étendue de sa faute; il n'en avait pas même envisagé les conséquences probables. Depuis longtemps déjà, il agissait et parlait comme un homme ivre à demi. Sa longue oisiveté et l'excitation factice de sa vie mondaine avaient jeté en lui une perturbation au sein de laquelle ne se faisait plus entendre que le sourd grondement de son orgueil blessé. Il était tourmenté d'un besoin unique: celui d'échapper à tout prix à la conscience de ses torts, à ce mécontentement aigu de soi-même, châtiment inexorable des organisations supérieures, quand elles font un vain emploi de leurs facultés. Il pensa tout gagner en ne voyant plus auprès de lui la pâle et sévère figure de madame de Kervaëns, dont le silence accablant le forçait à rentrer en lui-même; et comme à ses yeux l'éclat d'un succès justifiait, glorifiait même toute faute, il saisit avec avidité l'occasion de ramener à lui l'attention publique, ne doutant pas qu'éblouie par le prestige de sa célébrité reconquise, Nélida, qu'il aimait encore bien plus qu'il ne le pensait lui-même, ne confessât bientôt ses injustices et ne s'inclinât, repentante et heureuse, devant, le génie de son amant un instant méconnu.

La secousse donnée à ses nerfs par une résolution si violente, le souvenir de son facile succès auprès de la marquise Zepponi, et, plus que cela, les vagues perspectives d'une position supérieure à saisir d'emblée dans un monde et dans un pays nouveaux, troublèrent de plus en plus, pendant la longue route, ses esprits inquiets. Lorsqu'il arriva à T…, toutes les ambitions de sa jeunesse s'étaient réveillées, et les battements pressés de son coeur semblaient voler au-devant d'un grand et prochain accomplissement.

Il prit à peine quelques instants de repos et courut au palais du grand-duc. Son Altesse était absente; mais des ordres avaient été donnés pour que, aussitôt arrivé, Guermann fût conduit chez le premier chambellan, intendant des théâtres et fêtes de la cour. Il était dix heures du matin.

L'antichambre du haut personnage était remplie de clients et de solliciteurs, assis côte à côte sur d'étroites banquettes qui faisaient le tour de la pièce, attendant silencieusement, patiemment, religieusement, l'oeil braqué sur la porte de Son Excellence, la minute fortunée où cette porte archi-sainte s'ouvrirait pour l'un d'entre eux. L'arrivée de Guermann causa un léger mouvement d'oscillation dans l'assemblée. Les derniers assis se pressèrent pour faire place à l'étranger; mais il ne daigna pas s'en apercevoir, et, au bout de quelques minutes il se mit à arpenter le plancher d'un pas bruyant, en murmurant toutes sortes de paroles irrévérencieuses qui firent s'entre-regarder, de l'air de la plus profonde surprise, les solliciteurs taciturnes. Guermann, pour lequel la société mal vêtue, mal peignée, mal assise, avec laquelle il se trouvait, société d'acteurs en détresse, de chanteurs émérites, d'auteurs besogneux, n'embellissait pas les heures de l'attente, sentait la colère lui monter au cerveau. Il s'approcha machinalement du poêle, quoique l'atmosphère fût étouffante, et s'y brûla les doigts. Il alla à la fenêtre; elle donnait sur un toit couvert en ardoises, où de larges gouttières recevaient et déversaient avec un bruit monotone, dans, une espèce de réservoir en plomb, les flots ternes d'une pluie de décembre. Cette vue n'était pas réjouissante. Guermann referma, d'un geste de colère, le petit rideau de mousseline empesée qui se déchira. Enfin, mettant le comble à ses témérités, il revint au milieu de la chambre, auprès d'un guéridon qui en faisait le seul ornement, et ouvrit un livre qu'on y avait laissé: c'était l'almanach de Gotha. L'assemblée des solliciteurs s'émut; mais tout à coup la porte de l'Excellence s'ouvrit, et, à la stupéfaction générale, un valet appela M. Guermann Régnier. L'artiste heurta le guéridon et fit tomber à terre le livre respectable. Une jeune fille se leva, le ramassa et le remit à sa place, après avoir soigneusement rétabli le signet à la feuille où elle pensait qu'il avait dû être. Pendant ce temps Guermann paraissait devant le premier chambellan de la cour grand-ducale. Cet homme important, vêtu de sa robe de chambre, prenait son café à la crème, sans se déranger en aucune façon, tout en faisant tremper dans sa tasse une énorme rôtie au beurre:

—Vous êtes monsieur Régnier, peintre français? dit-il.

Guermann s'inclina à demi, en mettant la main sur une chaise, où il se serait assis infailliblement si le chambellan lui en eût laissé le loisir.

—Veuillez tirer deux fois ce cordon de sonnette, continua l'Excellence; monseigneur le grand-duc est en voyage; mais il a daigné commander que vous fussiez logé dans son palais et nourri à ses frais, à la troisième table. Voici la personne chargée de vous installer, ajouta-t-il en désignant une espèce de secrétaire venu au coup de sonnette. Vous aurez à vous présenter aujourd'hui ou demain chez M. le directeur du Musée; il vous montrera la galerie qui vous est destinée. Vous ferez bien de vous mettre immédiatement à l'ouvrage, afin que monseigneur, à son retour, trouve quelque chose d'achevé.

Guermann faillit répondre une colossale impertinence; mais, à un signe de l'intendant, la porte par laquelle on l'avait introduit s'était rouverte; un solliciteur était entré.

L'artiste n'eut que le temps de saluer à la française, c'est-à-dire le moins bas possible, et suivit le secrétaire en jurant intérieurement que Son Excellence le chambellan, intendant des théâtres et fêtes de la cour grand-ducale, lui payerait cher quelque jour sa morgue ridicule.

Le secrétaire fit traverser à Guermann plusieurs cours de service. Arrivés dans la cour des écuries, ils montèrent un petit escalier raide et obscur, assez semblable à celui de l'atelier de la rue de Beaune; cet escalier aboutissait à un couloir sur lequel donnaient des portes numérotées. Le secrétaire mit la clef dans la serrure de la porte n° 1 et introduisit Guermann dans une assez grande chambre à coucher, fort basse d'étage, aussi peu éclairée que possible par deux fenêtres à petits carreaux octogones cerclés de plomb. Un énorme poêle, flanqué de deux crachoirs, contristait de sa masse noire et informe cette pièce inhospitalière; un lit garni de rideaux jaunes à franges cramoisies, des fauteuils en velours d'Utrecht, un tapis fané, rapiécé de morceaux presque neufs, deux affreuses gravures représentant le grand-duc et la grande-duchesse en habit de gala, et enfin un piano, meuble rarement oublié en Allemagne, mais si exigu qu'on aurait pu le prendre pour un jeu de tric-trac, l'enlaidissaient de cette sorte de luxe misérable qui caractérise par tous pays les logements subalternes des demeures princières.

—À l'étage supérieur, il y a une pièce éclairée par le haut qui sera mise dès demain à votre disposition, monsieur, dit le secrétaire en adressant pour la première fois la parole à Guermann; Son Excellence pense qu'elle sera convenable comme atelier. Voici la fille de chambre chargée du service de cette partie de la maison, ajouta-t-il, en voyant entrer la servante, grosse Maritorne aux cheveux de chanvre, aux yeux bleu de faïence, sans cils ni sourcils, qui tenait d'une main une cruche à eau et de l'autre une pile de serviettes:

—Annchen, au premier coup de cloche, vous conduirez monsieur dans la salle à manger n. 3.

Annchen sourit.

—On dîne à deux heures, monsieur, continua le secrétaire; vous trouverez votre place marquée et votre couvert mis à la grande table du rez-de-chaussée, je vais envoyer prendre vos effets à l'auberge. Vous ne désirez rien autre?

—Absolument rien, monsieur, répondit l'artiste d'un ton courroucé.

—Qui est-ce qui dine à la table nº 3? dit-il à la servante, aussitôt que le secrétaire fut hors de la chambre.

—C'est un excellent dîner, monsieur, soyez tranquille, répondit Annchen souriant toujours et ne comprenant qu'à moitié l'allemand problématique de Guermann; tous les dîners sont faits ici dans la même cuisine; on ne sert pas un plat de plus à une table qu'à l'autre.

—Je ne vous demande pas cela, interrompit Guermann se contenant à peine, car, depuis une heure, sa vanité recevait coup sur coup des piqûres envenimées; je vous demande quelles sont les personnes qui dinent à cette table?

—Oh! une superbe société, monsieur! Il y a d'abord madame la première femme de chambre qui a été trois ans à Paris; puis, monsieur le caissier particulier, bien bon enfant, qui n'est pas du tout fier, et qui trinquera volontiers avec monsieur à la santé du grand Napoléon, dont il parle toujours; puis madame la seconde gouvernante des enfants…

—Il suffit, dit Guermann en prenant son chapeau; vous direz que je ne dine pas à table. Et il sortit en frappant la porte de telle sorte, que la pauvre fille épouvantée laissa tomber à terre sa pile de serviettes, en se demandant si tous les Français étaient donc vraiment fous comme elle l'avait entendu dire. Guermann descendit les escaliers quatre à quatre, se perdit dans les cours, se fourvoya dans mille impasses. Après bien des allées et venues, trouvant enfin une grille entr'ouverte qui donnait sur la rue, il sortît du palais dans un état d'exaspération difficile à peindre, et marcha longtemps au hasard, par la pluie battante, ne sachant ni où il allait ni ce qu'il voulait. Sa première pensée avait été de remonter incontinent dans une voiture publique et de prendre une route quelconque pour retourner en Italie. Ce projet, en se modifiant sous l'action calmante de la pluie, devint l'intention bien arrêtée de rentrer à l'hôtel où il était descendu, de s'y établir, et de refuser fièrement cette munificence princière qui le faisait loger dans le quartier des écuries et dîner avec des femmes de chambre. Un peu plus loin, il résolut d'aller trouver la grande-duchesse pour l'instruire de ce qui se passait, à son insu selon toute apparence, et ne devait être imputé qu'à la brutale malveillance de l'intendant.

La pluie tombait toujours et traversait peu à peu le drap léger de sa redingote. Tout en ralentissant le pas, Guermann commença à raisonner avec plus de sang-froid; il songea au personnage ridicule qu'il ferait aux yeux de madame de Kervaëns, s'il revenait près d'elle comme un enfant capricieux et désappointé; il se remit en mémoire l'état de sa bourse qui lui permettait bien de vivre encore indépendant pendant quelques mois, mais non de prolonger son inaction et de rejeter, d'une seule colère, les avantages d'un traitement considérable et d'un travail important.

L'humidité et le froid gagnaient ses épaules, Il finit par conclure que l'absence du grand-duc était la cause unique de tous ces malentendus qui, probablement d'ailleurs, dans les coutumes allemandes, n'avaient pas toute l'importance que les habitudes françaises le faisait y attacher; insensiblement il reprenait, sans en avoir bien conscience, le chemin du palais ducal, lorsque, traversant une place plantée de tilleuls, il se trouva en vue d'un monument assez vaste et dont l'architecture régulière attira son attention. Un étrange battement de coeur sembla l'avertir.

—Quel est ce monument, monsieur? dit-il en arrêtant un bourgeois qui, sans souci de la pluie, se promenait gravement sous les tilleuls en fumant sa pipe.

—C'est le nouveau Musée, monsieur.

À ces mots, Guermann sentit un frémissement intérieur tel, qu'il pâlit.

C'était comme un rebondissement soudain de son orgueil abattu. Toute sa colère, toute son irritation, tous ses désespoirs s'évanouirent devant une seule pensée:

«Ici est la gloire de mes jours à venir, ici est l'immortalité de mon nom!…»

Il salua le bourgeois, et, entrant vivement sous le portique du Musée, il demanda M. le directeur. Cette fois, Guermann n'attendit pas. Le directeur était trop curieux de voir, de juger, d'apprécier et de déprécier cet intrus, ce Français que lui imposait un caprice du grand-duc, pour ne pas l'accueillir avec empressement.

—Eh bien, monsieur, que vous semble de notre Musée? dit-il à Guermann d'un air suffisant, après le premier échange de politesses banales.

—Je le trouve d'une architecture irréprochable, dit Guermann froidement.

—Cela doit vous paraître bien petit, bien mesquin, à vous qui venez de
Paris?

—Je ne fais pas de rapprochements, monsieur, interrompit Guermann. Le Louvre est le Louvre, et je ne compare pas le duché de T…, tout grand-duché qu'il est, au royaume de France.

Le directeur fit la moue, et prenant un trousseau de clés accroché au-dessus de son bureau:

—Vous plairait-il de voir l'intérieur, monsieur? reprit-il avec un peu plus de politesse; la plupart des salles sont achevées; monseigneur le grand-duc vous a réservé la galerie du milieu; c'est un retard assez fâcheux dans les travaux, mais nous serons plus que récompensés sans doute par l'excellence de l'oeuvre. Je me sens une grande impatience de voir vos cartons, monsieur. Vous savez que rien ne doit s'exécuter ici sans mon approbation… Cela est de pure forme, ajouta-t-il en voyant le visage de Guermann s'assombrir. Avec un artiste de votre mérite, il ne peut être question de corrections.

—En effet, monsieur, si je pensais que mes cartons dussent être soumis à aucune espèce de censure préalable, je renoncerais immédiatement au travail que je tiens de l'insigne confiance de Son Altesse.

Le directeur, sans répondre, passant devant Guermann, lui fit monter un escalier de marbre orné de bas-reliefs de Schwanthaler, et l'introduisit dans la première salle du Musée, destinée à la collection des antiques; les murs et les plafonds représentaient des sujets mythologiques peints à fresque.

—Cette première salle est l'ouvrage de deux de mes élèves, dit le directeur avec une satisfaction contenue; ce Jugement de Paris vient d'être terminé par le jeune Ewald de Cologne; c'est un enfant qui ira loin.

Guermann put louer en toute sincérité le style noble et l'effet grandiose de ces compositions.

—Je sais qu'en France on reproche aux artistes allemands la faiblesse de leur exécution, reprit le directeur; ce reproche repose sur une erreur de jugement. La fresque exige des qualités de hardiesse peu compatibles avec le soin des détails et le fini. Vous avez peint la fresque, n'est-il pas vrai? demanda le directeur en montrant du doigt à Guermann le plafond de la galerie dans laquelle ils venaient d'entrer. Voici une belle place pour vous distinguer, le jour en est excellent, chose rare pour les peintures de plafond.

Guermann ressentit, à la vue de cette immense galerie, un douloureux serrement de coeur; une sueur froide mouilla son front. Il demeura muet, parcourant d'un oeil épouvanté cette voûte solennelle dans sa blancheur éblouissante, ce vaste espace inondé de lumière. Son regard, en retombant, rencontra le regard ironique, du directeur. Il s'imagina voir Méphistophélès.

En cet instant, une horrible souffrance lui fut révélée. Le doute entra dans son âme; il crut se sentir au-dessous de sa tâche; il mesura l'effrayante disproportion de sa force et de son désir. Tel un oiseau voyageur, planant au-dessus de l'Océan, sent, à je ne sais quel engourdissement de ses ailes, qu'il a trop présumé de leur vigueur, et qu'elles ne le porteront pas jusqu'au rivage.

Ô Nélida! si vous aviez pu connaître l'humiliation intérieure et les poignantes angoisses de cette seule minute de doute, vous vous seriez trouvée trop vengée.

XXV

Rentré dans sa chambre, Guermann s'y renferma tout le reste du jour et les jours suivants. La fatigue du voyage, les émotions qui se combattaient en lui, déterminèrent quelques accès d'une fièvre bien caractérisée, qui firent, comme il arrive souvent, d'un mal moral un mal physique. Son esprit, forcément détourné de la préoccupation qui le dévorait, recueillit dans cette inactivité une vigueur nouvelle, et, lorsqu'il put quitter son lit et prendre possession de son atelier, la faculté créatrice était ravivée en lui. Il composa, coup sur coup, sans hésitation, sans trouble, quatre belles esquisses qui, avec de légères modifications, devaient former l'ensemble de sa grande fresque.

Ce travail fit descendre dans son coeur un apaisement momentané qui le rendit moins accessible aux misères de sa vie extérieure, et lui fit voir d'un oeil plus indifférent la situation d'infériorité que lui imposait l'étiquette de la cour de T…

Il n'était pas retourné chez le directeur; il savait par sa voisine de table, cette première femme de chambre venue à Paris, au caquet de laquelle il avait fini par s'habituer faute de mieux, que le plus mauvais vouloir l'attendait partout, et qu'on ne pardonnait pas au grand-duc le tort qu'il faisait aux artistes du pays en appelant un étranger à T… La grande-duchesse elle-même, patriote dans l'âme, se refusait, sous un prétexte ou sous un autre, à recevoir, avant le retour de son mari, ce Français qu'on lui avait dépeint comme un révolutionnaire buveur de sang. Heureusement Guermann avait été assez content de son esquisse pour vouloir la transporter sur le carton, et ce travail sérieux remplissait ses heures en donnant le change à ses ardeurs inquiètes.

Un matin, comme il venait de monter à son atelier et préparait sa palette d'une humeur assez rassise, on frappa à sa porte; avant qu'il eût pu répondre, un jeune homme qui ne lui était pas connu entra résolument, et s'avançant vers lui: «Vous êtes Guermann Régnier, lui dit-il avec un accent allemand très-prononcé, je suis Ewald de Cologne, donnez-moi la main.» Il y avait sur le visage de ce jeune homme une telle expression de franchise et de cordialité; son sourire était si doux, son front si ouvert; ses beaux cheveux blonds tombaient avec tant de grâce sur son vêtement de velours, que Guermann, pour la première fois depuis bien longtemps, se sentit gagné par une sympathie soudaine. Serrant la main de cet ami improvisé:

—Soyez le bienvenu, monsieur, lui dit-il d'un ton affectueux, et souffrez que je m'excuse de m'être laissé prévenir…

—Entre artistes, est-il besoin de ces façons, dit Ewald; et il déposait sur une chaise, comme quelqu'un qui veut s'établir, son chapeau de forme tyrolienne en castor gris, qu'ornait une cocarde de soie verte bordée de poil de chamois et surmontée d'une aigrette en plume de coq de bruyère. Vous ne pouviez pas savoir que j'étais de retour, ajouta-t-il en jetant sur les dessins de Guermann un regard rapide et profond, ce regard d'artiste qui sonde d'un coup d'oeil l'homme tout entier dans le moindre fragment de son oeuvre; moi je n'aurais pas eu la patience de vous attendre. Je connais votre Jean Huss, vous connaissez mon Jugement de Paris; par conséquent, nous nous connaissons et nous devons nous aimer, ce me semble?

Guermann sourit sans répondre. Ce témoignage naïf d'une admiration désintéressée le flattait, mais il était presque déconcerté par ces allures promptes et familières.

—Sur ma parole, vous faites bien, mon cher Guermann, continua Ewald sans se préoccuper de la réserve insolite de l'artiste français, en plantant là cette maudite peinture de chevalet et en venant nous aider ici. Il y a de grandes choses à faire dans ces galeries. L'architecte est un brave, qui n'a pas lésiné sur le jour. Avez-vous déjà peint la fresque?

À cette question, qui lui était pour la seconde fois adressée, Guermann éprouva, comme la première fois, une sensation de malaise indéfinissable. Il voulut mentir, mais le regard sincère du jeune Ewald lui imposa la vérité.

—Non, dit-il, et j'avoue que je commence à redouter un peu…

—Quoi? interrompit Ewald; qu'est-ce, pour un artiste, qu'une difficulté de procédé? Huit jours de travail, pas plus. Moi, qui ne sais rien de ce que vous savez comme un maître, je sais ce procédé de la fresque depuis mon enfance; je vous aurai bientôt passé toute ma science, allez, et je ne vous la ferai pas payer cher… Ah! mais, voici une magnifique tête, dit-il en tirant d'un carton dans lequel il feuilletait depuis quelques minutes, une figure de la Méditation, à laquelle, sans le savoir et sans le vouloir, Guermann avait donné les traits, l'attitude et l'expression de madame de Kervaëns… Franchement, c'est ce qu'il y a de mieux dans tout ce que je viens de voir. C'est nouveau, c'est inventé, cela! c'est créé d'un crayon de Michel-Ange! Et les yeux du jeune artiste brillaient d'une admiration non équivoque. Guermann demeura confus en entendant vanter comme une création de son génie ce qui n'était qu'une réminiscence de son amour. Il tomba, comme cela lui arrivait fréquemment depuis quelque temps, dans une subite rêverie. Le souvenir de Nélida rentra dans son coeur, émouvant et cruel.

Ewald remarqua le trouble de Guermann, et craignant de détourner peut-être par sa présence une inspiration de la muse, il abrégea sa visite et quitta l'atelier bien plus tôt qu'il n'avait compté, en promettant toutefois de revenir dès le lendemain.

Il revint en effet, non-seulement le lendemain, mais le surlendemain, mais chaque jour; il revint, attiré par la riche nature de Guermann, par le charme de ses manières et par ce qu'il y avait d'étrange, d'incompréhensible pour lui, dans le désordre d'idées et le vague tourment de cette organisation si puissante et si faible tout à la fois. Il voyait Guermann souffrir presque constamment; et, sa candeur, germanique ne pouvant admettre comme un sujet, de sérieux chagrin le sentiment des inégalités sociales dont celui-ci l'entretenait sans cesse, il écoutait avec stupeur les imprécations que l'artiste irrité proférait d'une lèvre de plus en plus amère. Il supposait qu'une douleur secrète, le mal du pays peut-être, ou plutôt, sans doute, l'absence d'une femme aimée, se répandait ainsi en de feintes colères, et il n'en aimait que mieux son nouvel ami; mais, plutôt que de combattre ses idées, il jugea qu'il serait utile de l'arracher à une solitude malfaisante, et que, bon gré mal gré, il fallait essayer de le distraire. Ce fut dans ces intentions cordiales qu'il sollicita Guermann de l'accompagner une fois à la cave des Bénédictins, où il passait régulièrement ses soirées avec de jeunes étudiants. Guermann l'y suivit. La société d'Ewald avait pour lui un charme indicible, et, bien qu'ils ne se fussent jamais rien dit de leur vie intime, une convenance tacite les rapprochait. Ewald regardait Guermann avec admiration et tristesse, comme on regarde le volcan fumant qui menace; et Guermann respirait avec complaisance les émanations de cette âme simple, honnête, enthousiaste et tendre, qui lui livrait, sans en rien retenir, tous les parfums de sa poétique jeunesse.

La surprise de Guermann fut grande lorsque, arrivé dans la cour en arcade d'un ancien couvent de Bénédictins, Ewald descendit cinq ou six marches dégradées, et l'introduisit, en ouvrant une porte de chêne à gros clous de fer, dans la taverne la plus renommée et la mieux fréquentée de T… Une atmosphère détestable de fumée de tabac, mélangée d'odeur de bière et de viande grillée le prit à la gorge, un bruit infernal l'assourdit.

—Courage! dit Ewald; il en faut un peu, j'en conviens, au premier moment; mais tout à l'heure vous serez accoutumé et vous n'y penserez plus. Je vous ai annoncé comme un homme chagrin; vous ne serez obligé à aucun frais, et, si je ne me trompe, le spectacle de cette vie facile et expansive, les plaisirs d'une camaraderie affectueuse au fond, quoique un peu brutale dans sa forme, ne seront pas sans intérêt pour vous.

Comme il parlait ainsi, le maître de la taverne, le brasseur Anton Krüger, vint au-devant d'eux en culotte courte, bas chinés et tablier blanc boutonné sous le menton, son bonnet de coton à la main, son trousseau de clés à la ceinture. Saluant Ewald avec un respect familier:—Je souhaite le bonsoir à mes hôtes, dit-il en jetant un regard de satisfaction sur l'étranger dont la présence allait donner un grand relief à sa taverne; ma bière est exquise aujourd'hui, tous ces messieurs en sont dans le ravissement. Pendant qu'il vantait ainsi sa marchandise et qu'Ewald avançait vers le fond de la taverne, à travers les flots d'une fumée opaque éclairée de loin à loin par une chandelle charbonneuse, Guermann jetait un rapide coup d'oeil sur la scène bizarre qui se montrait à lui.

La cave des Bénédictins n'avait pas usurpé son nom; c'était une véritable cave, aux murailles suintantes, drapées de toiles d'araignées et recevant par d'étroits soupiraux le jour du dehors. Le fond en était rempli par d'énormes tonneaux de bière; des tables et des bancs de bois étaient symétriquement rangés le long du mur. L'unique servante de ce lieu de délices, la propre fille de M. Krüger, la fraîche Baby, dont les nattes pendantes tressées de rubans flottants, la jupe rouge garnie de velours noir, la gorgerette de fine toile blanche, le riche collier de grenat, et surtout le regard assuré et la preste allure, annonçaient une beauté sûre d'elle-même, allait et venait sans relâche de çà, de là, des tables au garde-manger, du garde-manger aux tonneaux, répondant à chacun de l'oeil et de la voix, multipliant ses sourires et réprimant de temps en temps, d'une parole sévère, le geste un peu trop expressif de quelque étudiant audacieux.

—Messieurs, dit le jeune artiste en s'approchant de la table où ses nombreux amis étaient rassemblés, je vous présente M. Guermann Régnier, peintre français.

Le vacarme était tel à cette joyeuse table, que les plus proches seulement entendirent; le reste ne fit pas attention à l'arrivée du nouvel hôte, et le bruit des disputes, des toasts, des éclats de rire, le choc des verres, le cliquetis des fourchettes, les harangues improvisées et les facétieuses galanteries à la belle Hébé qui servait cet Olympe burlesque, allèrent leur train et semblèrent même croître en éclat et en intensité.

—Qu'est-ce qu'ils ont donc ce soir? dit Ewald à son voisin, personnage un peu plus grave, dont la toque reposait plus doctement sur son front chauve, et qui, commodément accoudé sur la table, fumait sa pipe d'un air magistral.

—C'est Reinhold qui les a mis en train; il arrive de Berlin où il s'est laissé engluer à toutes les bêtises de Schelling. Il a été jusqu'à nous dire tout à l'heure que Hegel n'avait pas bien compris l'identique absolu. C'était un peu trop fort à avaler. Müller a répondu comme il convenait. Si je n'avais pas mis le holà, ils allaient se battre séance tenante. Les Philistins ont eu si peur qu'ils ont décampé, en laissant leurs verres à moitié pleins.

Guermann écoutait de toutes ses oreilles ces étranges discours, et examinait curieusement le groupe qui siégeait à l'autre bout de la table. Il vit là des figures ouvertes et riantes qui, avec moins d'intelligence et de charme, rappelaient le type noble d'Ewald. Le costume de ces jeunes bacheliers, ajoutait encore à la juvénile placidité de leurs traits. Presque tous étaient vêtus de la redingote courte serrée à la taille, ou de la blouse de velours ornée de galons et de houppes de soie. Leurs cous blancs, un peu féminins, sortaient librement de la chemise rabattue sans cravate. Quelques-uns portaient en bandoulière des cornes d'aurochs montées en argent. Tous tenaient à la main de longues pipes, à tête de porcelaine, sur lesquels on voyait gravés les portraits de quelque grand homme: Luther, Gutemberg, Beethoven ou Goethe. Chacun avait devant soi le verre classique à couvercle d'étain, plus large du bas que du haut, qui contient une demi-bouteille de bière, et dans lequel l'étudiant vient régulièrement chaque soir noyer le peu de raison amassée depuis son dernier repas, c'est-à-dire pour les plus sobres, depuis trois ou quatre heures à peine.

Ewald, qui suivait sur le visage de Guermann la trace de ses impressions, vit qu'après le premier moment de curiosité satisfaite, il ne prenait plus grand plaisir à cette lutte de poumons, de gosiers et de gestes, que les étudiants honorent du nom de discussion libre; se levant alors tout à coup de son siège, et frappant sur la table un vigoureux coup de poing qui fit tressaillir tous les verres et se tourner vers lui tous les regards:

—M'est avis, messieurs, dit-il, que nous rabâchons comme M. de Schlegel, et que nous raisonnons comme des Philistins. Croyez-moi, laissons en paix Hegel et Schelling, et pour fêter mon excellent ami, le peintre parisien, chantons-lui en choeur une chanson allemande. Allons, messieurs!

Wo ist des Deutschen Vaterland?

Aussitôt tous les jeunes gens se levèrent, passant soudain de la plus grosse gaieté à une sorte de recueillement religieux. L'un d'eux ayant donné le ton d'une voix sonore, ils dirent avec une puissance et avec une sévérité de mesure irréprochable la chanson du professeur Arndt, chanson célèbre où s'exhale, avec la permission des trente-deux gouvernements de l'Allemagne, tout l'excédant de patriotisme et d'indépendance qui travaille la jeunesse des écoles.

Guermann était trop artiste pour ne pas éprouver un véritable plaisir à l'audition de cette belle musique, exécutée avec tant de franchise et de verve. Devenu aussi plus expansif par l'action de la bière qu'il n'avait pu s'empêcher de boire malgré une première répugnance, il s'approcha du jeune Reinhold qui avait chanté les solos, et, lui tendant la main, lui exprima avec chaleur son admiration.

Ce serrement de main détermina une explosion générale. Une vingtaine de mains furent tendues à Guermann presque à la fois. Des invitations à boire s'ensuivirent. Il ne crut pas pouvoir refuser; Ewald l'avait prévenu que ce serait une impolitesse. Toutefois, celui-ci s'apercevant que l'effet de la boisson se faisait un peu trop sentir, et redoutant dans les discours de Guermann un certain accent de morgue aristocratique et un ton de grand seigneur qui, passé d'abord inaperçu, commençait à faire dresser l'oreille à quelques-uns, il saisit un prétexte et, quittant la taverne au plus fort du tapage, il reconduit Guermann, dont les jambes n'étaient plus très-solides, jusqu'à sa chambre du palais ducal.

XXVI

…—Et pourquoi voulez-vous que je m'irrite de ce qui se fait, se dit et se pense, là où je ne me soucie pas d'être? dit Ewald à Guermann dans une discussion souvent renouvelée depuis la soirée de la taverne. Que m'importe à moi, je vous prie, cette espèce de prison dorée que vous appelez le monde, quand je possède de droit divin la création tout entière, avec tout ce qu'elle renferme de visible à mon oeil et d'appréciable à mon intelligence?

—Mais comment, disait Guermann, vous dont l'âme est généreuse et forte, n'êtes-vous pas possédé du désir de châtier l'orgueil de ces privilégiés du siècle, et de réhabiliter en votre personne (c'était le grand mot saint-simonien qui revenait toujours à sa bouche) une classe d'hommes nobles et opprimés?…

—Encore une fois qu'y gagneraient-ils, mon cher Guermann? Vous me trouvez trop modeste; ne serait-ce pas, au contraire, que mon orgueil est plus grand que le vôtre? car il ne daigne point envier des biens qui ne sont point enviables. Vous me croyez sans ambition? J'en ai une, jamais assouvie, mais aussi jamais découragée: celle de me rapprocher de plus en plus, dans mon art, de l'idéal divin.

—Admettons que vous fassiez sagement de ne pas vouloir pénétrer dans une société qui ne vous accueillerait qu'avec condescendance, reprenait Guermann; comment est-il possible que vous, vous, d'organisation exquise s'il en fût, délicat et sensible comme une femme, vous puissiez supporter chaque jour…

—Ah! nous y voilà, interrompit Ewald en riant… les joies grossières de la taverne, le contact peu velouté de mes rudes amis, n'est-il pas vrai? Que voulez-vous, Guermann! Quand j'ai passé tout le jour dans un sérieux travail, en entretiens graves avec la Muse, j'ai besoin de reposer mes nerfs, de retremper mes esprits fatigués aux libres flots de la vie matérielle. La taverne est une réaction nécessaire qui rétablit l'équilibre dans tout mon être. J'y apporte, je ne vous le cache pas, le sentiment d'une supériorité qui flatte suffisamment mon secret orgueil. Ce qu'il y a encore en moi de vanités, de jalousies, de chagrins peut-être, j'en bourre ma pipe, et je vois peu à peu mes soucis s'élever, tourbillonner et s'évaporer dans l'air en spirales joyeuses… comme ceci, tenez! Et il aspirait une énorme bouffée de tabac, qu'il laissait s'échapper lentement et à longs intervalles de ses belles lèvres roses, en lui faisant décrire toutes sortes d'arabesques fantastiques.

—Vous êtes un sage, dit Guermann en soupirant.

—En tous cas, je ne suis pas allé chercher ma sagesse bien loin, reprit Ewald; il ne m'a pas fallu passer les mers; je n'ai consulté ni le sphinx d'Égypte, ni les échos du Parthénon, ni les ruines du Colysée. Je n'ai médité ni Bouddha, ni Confucius, ni Pythagore. Toute ma science et toute ma doctrine sont résumées dans un seul axiome, gravé là sur le couvercle de ma tête de pipe…

Et il fit lire à Guermann, qui ne put s'empêcher de sourire, cette devise italienne:

Fumo di gloria non vale fumo di pipa.

Guermann écoutait ces discours, et d'autres analogues, avec des sentiments très-complexes. Tantôt il rendait justice à la droite raison, à la philosophie simple et forte de son jeune ami; tantôt, au contraire, il prenait en pitié cette commune sagesse, et se sentait presque du dédain pour une résignation si vulgaire. Sur ces entrefaites, le grand-duc revint. Mais Guermann ne le trouva pas à T… ce qu'il avait été à Milan. Soit qu'en Italie le souverain se fût laissé entraîner plus qu'il n'était dans sa nature par cette facilité de moeurs et cet enthousiasme du beau qui établissent, dans la patrie du Raphaël et de Léon X, une sorte de niveau entre le grand seigneur et l'artiste; soit que les intrigues de ses courtisans et les préventions de la grande-duchesse eussent influé sur son esprit; toujours est-il qu'il se montra poli, rien au delà, et qu'après une visite officielle à l'atelier et une invitation à dîner avec des subalternes, il ne donna plus à Guermann signe de vie.

Quel contraste, pour l'artiste orgueilleux et avide d'émotions, entre la vie animée de Milan et cette existence monotone, en présence d'un travail lent, hérissé de difficultés, et dont les résultats lui apparaissent à lui-même comme fort douteux! La solitude n'est bonne qu'aux forts. Guermann n'était hanté dans la sienne que par des esprits malfaisants. La présence d'Ewald, dont il avait ressenti un soulagement passager, commençait à lui devenir importune. Les conseils qu'il avait été forcé d'accepter, les rapports d'infériorité où il se sentait vis-à-vis d'un homme plus jeune que lui et qui ne se considérait encore lui-même que comme un élève, le rejetaient si loin de cette souveraineté artistique dont il avait cru s'emparer d'emblée, que plusieurs fois il se demanda avec angoisse s'il ne s'était pas forgé des chimères, en se croyant appelé à un grand avenir, et s'il n'eût pas mieux fait… Ici mille projets plus inexécutables les uns que les autres harcelaient son esprit. D'affreux cauchemars le tenaient haletant durant des nuits entières; ses nerfs étaient devenus à tels point irritables, que le travail matériel même lui coûtait des efforts pénibles. Confus de ses délais, il avait fait construire au Musée un vaste échafaudage, et par deux fois déjà il y était allé, résolu à commencer enfin cette fresque redoutable, par deux fois son courage avait failli; après avoir parcouru en tous sens les échelles et les planches, il était revenu chez lui désespéré. Sa constitution, naguère si robuste, s'affaiblissait de plus en plus; bientôt il en arriva à une sorte d'effroi puéril à la vue d'un visage humain, car il croyait surprendre dans tous les yeux le reproche ou la moquerie, et il défendit brusquement à Ewald la porte de son atelier. Celui-ci obéit avec tristesse, et alors Guermann, incapable de tenir un pinceau, incapable de soulever le poids intérieur qui l'étouffait, demeura des jours entiers la tête appuyée dans ses mains, pleurant des larmes amères. Dans l'état de prostration où il s'était laissé tomber, le souvenir de madame de Kervaëns reprit sur lui un empire absolu. Un remords superstitieux s'empara de son coeur; il crut voir, dans les doutes de son esprit et dans les défaillances de son talent, la punition de ses torts; et, comme les déterminations les plus promptes et les partis les plus extrêmes avaient toujours eu pour lui un attrait irrésistible, deux mois, jour pour jour, après avoir quitté Milan, Guermann écrivait à Nélida la lettre qu'on va lire, lettre où ne se trahissait que trop l'incohérence de ses pensées:

«Nélida! Nélida! Ah! laisse-moi le répéter cent fois, mille fois, ce nom sacré! Il m'oppresse, il me brûle, il me déchire aujourd'hui: mais, si tu le veux, il exercera encore sur moi la force magique des anciens jours.

«Viens, ô viens! ne perds pas une heure, pas une minute. Viens dans mes bras lassés d'étreindre ton fantôme, viens contre ma poitrine qui ne peut plus contenir ses gémissements!

«Ô Nélida! quels mystères de grandeur et d'amour je te révélerai encore! Ma pensée est si forte qu'elle m'écrase; je ne puis la porter seul. Il y a en moi tout un monde qui veut sortir du chaos; c'est ton regard, je le sens, qui doit séparer la lumière des ténèbres.

«Je ne puis voler vers toi, l'honneur m'enchaîne ici. Je t'attends, et je me meurs d'impatience et d'amour!…»

Cette lettre ne parvint jamais à son adresse. Nélida avait quitté l'Italie. Personne ne savait ce qu'elle était devenue. Trois semaines se passèrent, trois semaines pendant lesquelles Guermann vécut dans une fixité d'idées effrayante. À chaque roulement de voiture dans les cours du palais, à chaque bruit de pas sur l'escalier, il s'éveillait comme en sursaut, bondissait sur sa chaise, courait à la porte ou à la fenêtre. Puis il venait reprendre sa place et le cercle mille fois parcouru de ses sombres pensées.

Un matin, il se levait à peine, et, par une de ces inconséquences fréquentes qui caractérisaient son inexplicable nature, il s'était jeté à genoux et demandait au ciel avec ardeur le prompt retour de Nélida (car il sentait la vie se consumer en lui, et il avait peur), lorsqu'un valet de place entra en grande hâte, apportant la nouvelle qu'une jeune, dame venait de descendre à l'hôtel de l'Empereur et voulait le voir tout de suite.

—Nélida! s'écria Guermann; et il se précipita hors de la chambre d'une telle vitesse, que le valet n'essaya pas même de le suivre et se mit à causer avec la servante occupée à laver les escaliers, lui contant son message significatif, et lui dépeignant avec complaisance les beaux équipages de la belle dame arrivée d'Italie et le superbe appartement du rez-de-chaussée qu'elle avait retenu pour six mois tout de suite.

En un clin d'oeil Guermann fut à l'hôtel de l'Empereur. Un domestique l'avait vu venir de loin; il était attendu, car, au moment où la porte de l'appartement s'ouvrit, deux bras de femme se jetèrent autour de son cou et deux lèvres ardentes brûlèrent sa joue. Guermann se laissa tomber à terre, défaillant sous l'éclair sinistre qu'avait lancé sur lui l'oeil noir et embrasé d'Élisa Zepponi.

XXVII

La soirée était sereine. Quelques étoiles se montraient, pâles et tremblantes, dans un ciel encore baigné des derniers feux du soleil couchant. Les lilas en fleur embaumaient l'atmosphère. Caché dans les branches roses d'un arbre de Judée, un rossignol faisait vibrer l'air ému des notes pressées de sa cadence amoureuse. Accoudée sur la muraille à hauteur d'appui d'une large terrasse qui dominait la ville, mère Sainte-Elisabeth, l'oeil attaché sur le vaste horizon, causait avec Férez.

—N'en doutez pas, disait la religieuse de ce ton grave et sacerdotal qui lui était habituel, l'esprit du bien est demeuré vainqueur dans cette grande âme. D'elle-même elle a formé la résolution forte et sage de reprendre la direction de sa fortune, de retourner en Bretagne, et de consacrer ses revenus à réaliser, en partie du moins, les projets que nous osions à peine concevoir il y a six mois. Elle accepte, comme une dernière expiation, les épreuves qui l'attendent dans des lieux si pleins de son passé. Le mari de Claudine vient la chercher pour la conduire à Kervaëns. Elle m'a fait promettre de la rejoindre, et je me suis engagée pour vous aussi; vous nous devez vos conseils et votre aide.

—Imprudente! dit Férez en secouant la tête d'un air d'improbation, on voit bien que vous n'avez jamais connu les faiblesses du coeur. Vous laissez cette femme à peine guérie s'exposer aux plus dangereux souvenirs!

—Il n'est plus de dangers pour ma sainte fille, s'écria la religieuse. Sa volonté est debout, sa pensée affranchie. Nous ne la verrons pas tomber dans les tristes excès des coeurs faibles qui ne peuvent se sauver de l'amour que par la haine, de l'enthousiasme que par le désespoir. Elle a le respect calme du passé, parce qu'elle a la foi inébranlable de l'avenir. Elle parle de son amour en poëte et de ses erreurs en philosophe. Son âme a fait silencieusement le travail interne et inaperçu du glacier des Alpes; elle a rejeté, par sa force propre et sans secousse, sur ses bords, tous les éléments étrangers qui en ternissaient la pureté naturelle.

Mère Sainte-Elisabeth parla encore longtemps de Nélida, sa préoccupation constante et son plus cher souci. Férez ne l'interrompit plus. Tout à coup, en reportant les yeux sur lui, elle s'aperçut qu'il était plongé dans une profonde rêverie et ne paraissait plus entendre.

—À quoi pensez-vous donc? lui dit-elle.

Il sourit doucement, et attachant sur elle un long regard mêlé de reproche et d'amour: Vous êtes bien éloquente, Faustine, lui dit-il en l'appelant pour la première fois par son nom de jeune fille, mais tenez! ce rossignol, qui chante là-bas dans les jeunes rameaux, l'est plus que vous encore, car, depuis un quart d'heure que je l'écoute, il m'enlève à toutes les réalités présentes et m'emporte, sur les ailes de sa joyeuse chanson, dans le monde des rêves et des souvenirs. Savez-vous où j'étais tout à l'heure quand vous m'avez arraché à mon illusion? Vous souvient-il d'un soir?… Il y a de cela dix ans passés… minuit avait sonné; nous étions seuls dans votre chambre. Vêtue encore de votre habit de fête, vous m'aviez fait appeler, studieuse enfant, pour me lire une grave étude d'histoire. Par un caprice que je me gardai de combattre, vous vouliez, disiez-vous, éprouver la force de vos yeux en lisant à la clarté d'un rayon de lune, et vous aviez caché la lampe derrière le paravent. Je m'appuyai sur le balcon de la fenêtre. Comme aujourd'hui, les lilas fleurissaient dans le jardin de votre père, et la voûte du ciel était jonchée d'étoiles; vous vous mites à lire, sérieuse et calme; comme aujourd'hui, moi je n'écoutais pas. Je suivais d'un oeil ébloui le mouvement accentué de vos lèvres de Muse, et je contemplais votre beau bras nu qui soutenait votre front penché. Tout à coup, cédant à une force irrésistible, je sentis mes genoux ployer, et je me trouvai, par un mouvement involontaire, en adoration devant vous… Vous lisiez toujours et ne me voyiez pas… Au bout de quelque temps, vos yeux fatigués se détournèrent:—Je ne distingue plus rien, dites-vous en fermant le cahier. Alors, m'apercevant à vos genoux, vous fîtes une exclamation de surprise; je saisis votre main, la mienne était brûlante. Que voulez-vous lire sur cette page morte? m'écriai-je. Faustine, lisez dans mon coeur, lisez-y les secrets de la vie, les secrets de l'amour. Votre regard s'attacha sur moi sans colère; je me tus pourtant, épouvanté de ce que j'avais dit, de ce que vous alliez dire. Vous demeuriez silencieuse. Au bout d'une minute, je vis, je crus voir une larme mouiller votre paupière… Merci, balbutiai-je, et je m'enfuis sans tourner la tête, craignant une parole qui me la reprit, cette larme, la première, la seule que je vous aie vue verser. Ô Faustine, Faustine, si vous m'aviez aimé!…

—Mais que me disiez-vous tout à l'heure? reprit Férez d'un ton indifférent et d'une voix rassise. Madame de Kervaëns part pour la Bretagne?

—Dès demain, répondit mère Sainte-Elisabeth en ramenant et croisant sur sa poitrine son écharpe de laine. Mais le temps fraîchit, l'humidité se fait sentir, rentrons… Et elle marcha de son pas royal vers la maison ensevelie dans les ténèbres, en regardant la fenêtre haute où l'on voyait brûler, derrière le rideau de mousseline, la lampe solitaire de madame de Kervaëns.

Pendant cette conversation, Nélida achevait de donner des ordres pour son prochain départ. Au moment où elle y songeait le moins, sa porte s'ouvrit et elle vit entrer M. Bernard.

—Soyez le bienvenu, s'écria-t-elle en courant à lui; je vous attends, vous me trouvez prête, mon dernier combat est livré, j'ai hâte de partir.

Le visage pâle de M. Bernard, la profonde altération de ses traits, épouvantèrent madame de Kervaëns.

—Juste Dieu! s'écria-t-elle, qu'y a-t-il? Serait-il arrivé quelque malheur? Claudine…

—Claudine va bien, dit M. Bernard en reconduisant Nélida jusqu'à son fauteuil où il l'obligea de s'asseoir; mais rassemblez toutes vos forces, madame, une nouvelle épreuve vous est réservée…

—Bonté divine! s'écria madame de Kervaëns en cachant son visage dans ses deux mains. Encore!

—La main de Dieu s'appesantit sur celui que vous avez aimé, madame; depuis un mois il est gravement atteint…

—Où est-il? conduisez-moi vers lui, hâtons-nous, dit Nélida qui jetait avec égarement sur ses épaules son manteau de voyage…

—Madame, dit M. Bernard avec le sang-froid qui ne l'abandonnait jamais, ma voiture est en bas, et je suis à vos ordres… Mais il est de mon devoir de vous faire réfléchir à ce que vous allez faire… la route est longue… d'après les détails qu'on me donne, il reste bien peu d'espoir…

—Partons! dit Nélida.

—Il est douteux qu'il vous reconnaisse, reprit M. Bernard, et je dois encore vous prévenir que vous trouverez à son chevet une étrangère…

—Quand tous les démons de l'enfer seraient auprès de lui, s'écria
Nélida, j'irais.

—Ne voulez-vous pas dire adieu à votre amie? dit M. Bernard.

—Ce courage-là, je ne l'ai pas, répondit Nélida en baissant la tête; partons sans que personne nous voie. J'ignore où je vais, je ne sais ce que je fais; je ne sais si c'est un devoir que j'accomplis ou une faute que je commets encore… mais il n'est pas temps d'en délibérer, partons.

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