Nos Hommes et Notre Histoire: Notices biographiques accompagnées de reflexions et de souvenirs personnels
The Project Gutenberg eBook of Nos Hommes et Notre Histoire
Title: Nos Hommes et Notre Histoire
Author: Rodolphe Lucien Desdunes
Release date: February 10, 2007 [eBook #20554]
Most recently updated: January 1, 2021
Language: French
Credits: Produced by Marilynda Fraser-Cunliffe, Chuck Greif, African
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NOS HOMMES
ET
NOTRE HISTOIRE
Notices biographiques accompagnées de reflexions et de souvenirs personnels.
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Hommage à la population créole, en souvenir des grands hommes qu'elle a produits et des bonnes choses qu'elle a accomplies.
PAR
R.-L. DESDUNES
"De quelques superbes distinctions que se flattent
les hommes, ils sont tous de la même origine".
Bossuet.
MONTREAL
ARBOUR & DUPONT, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
419 et 421, rue Saint-Paul
1911
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Table des Matières
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AVANT-PROPOS Avant-propos. CHAPITRE I Les Créoles de couleur libres et la Campagne de 1814-15.—Hippolyte Castra. CHAPITRE II Les "Cenelles".—M. Armand Lanusse et son temps. CHAPITRE III Une dédicace.—Les collaborateurs des "Cenelles".—Notices biographiques. CHAPITRE IV Les Collaborateurs des "Cenelles" (suite).—Notices biographiques. CHAPITRE V Beaumont et la chanson créole.—L'affaire Toucoutou.—Poètes et journalistes. CHAPITRE VI Le Créole dans les arts et les professions libérales—Une page de notre histoire politique.—Maître d'armes populaire.—Figure du passé. CHAPITRE VII La musique chez les Créoles.—Rivalités d'artistes.—Jusqu'où va le préjugé. CHAPITRE VIII Nos philanthropes du passé.—Comment le Créole de couleur sait donner. CHAPITRE IX Les femmes créoles.—Dans les sanctuaires catholiques.—La générosité de Mme Bernard Couvent. CHAPITRE X L'émigration de 1858.—La politique de l'empereur Faustin Ier, d'Haïti.—Deux grandes figures: Emile Desdunes, le capitaine Octave Rey. CHAPITRE XI La génération de 1860.—Le héros André Cailloux.—Le président Johnson et la question des races.—Nos luttes politiques: patriotes et aventuriers. CHAPITRE XII La politique et le sentiment du devoir.—M. Aristide Mary et le Comité des Citoyens.—Dans nos derniers retranchements.—Défections et défaites.—À qui notre dernier merci. |
AVANT-PROPOS
J'aime le Créole de couleur. Je l'aime surtout quand il parle ma langue. Il est alors un peu mon cousin.
Qu'importe la teinte de la peau? Son père était venu ici de Marseilles peut-être ou de Bordeaux, mes ancêtres à moi étaient partis du Hâvre: Provence, Guyenne ou Normandie, n'est-ce pas toujours la France?... Non, je ne veux pas, comme le terre à terre Anglo-saxon ou le protestant étroit, prétendre que mon sang latin se soit corrompu en se mêlant dans ses veines au sang de l'Africain. Français, je retrouve chez lui ma mentalité et sens vibrer tous mes sentiments à l'unisson des siens; catholique, je m'incline devant le Noir œuvre du Créateur, et confesse que ma part des mérites de la Passion du Christ n'est pas plus large que la sienne.
J'ajouterai: quand les soldats de Lee rendaient leurs armes à Appomattox, je n'étais pas né. Ce qui veut dire que je n'ai nullement à venger sur le noir ou le Créole de couleur des humiliations et des défaites subies il y a cinquante ans aux mains de Grant ou de Sherman....
Je l'aime, mon cousin, parce qu'il sait aimer; je l'aime parce qu'il sait pleurer. L'ilote vulgaire, lui, ne connaît pas les larmes: lorsque se fait plus lourd le joug de l'oppresseur, il plie plus bas l'échine, voilà tout. Il n'en est pas ainsi du Créole de couleur. J'ai vu des mères essuyer une larme furtive, pendant qu'elles me parlaient du sort que font à leurs enfants les lois de ségrégation; j'ai vu des hommes virils crisper les poings et pleurer aussi, mais de colère, au sentiment de leur complète impuissance. Oh! alors plus que jamais j'ai senti que de fait il existe chez eux une moitié de moi-même!
Aussi lorsque, il y a quelques semaines, l'auteur de Nos Hommes et Notre Histoire me parla de manuscrits dormant au fond de ses tiroirs, réclamai-je instamment la faveur de les lire et de les livrer à la publicité. Et je ne regrette certes pas d'avoir même insisté jusqu'à l'importunité, puisque j'ai réussi à faire prendre au présent ouvrage la route de l'imprimerie.
Qu'on lise et qu'on fasse lire Nos Hommes et Notre Histoire. C'est le récit (tout simple, sans la moindre prétention) des bonnes actions accomplies par des gens qui nous touchent de près. C'est aussi le récit de leurs souffrances.
Il est vrai que, pour être nés aux États-Unis, les personnages dont il est fait mention n'ont pas (Barnums ou docteurs Cook) rempli le monde du bruit de leurs exploits, mais on conviendra que tous avaient beaucoup de cœur et beaucoup d'esprit.
C'est en cela surtout qu'ils étaient Français.
M. R.-L. Desdunes n'a pas eu l'avantage de voir, dans sa jeunesse, les portes des collèges et des Universités de la Louisiane s'ouvrir devant lui. Comme les autres Créoles de couleur anxieux de se familiariser avec les beautés de la langue de Racine, il dut s'instituer son propre précepteur. Il a montré là du courage; il en montre plus encore aujourd'hui qu'il consent à braver la critique—la malveillance peut-être—au point de prendre devant le public la responsabilité d'un travail littéraire aussi considérable.
Les difficultés qu'il a eu à vaincre se sont encore trouvées accentuées du fait qu'il souffre de cécité presque complète: ce qui ajoute à la beauté et au mérite de son effort.
Rien ne l'a arrêté. Il tenait à nous faire connaître les Créoles, ses frères, convaincu que c'était nous les faire estimer.
L. M.
Nouvelle-Orléans, 1er novembre 1911.
NOS HOMMES ET NOTRE HISTOIRE
Notices biographiques accompagnées de réflexions et de souvenirs personnels
CHAPITRE I
Les Créoles de couleur libres et la Campagne de 1814-15.—Hippolyte Castra.
"Une injustice faite à un seul est une menace faite à tous."
(Montesquieu.)
On ne peut faire mention de la campagne mémorable de 1814-15, sans se rappeler que les hommes de couleur libres y ont combattu côte à côte avec les autres soldats du général Jackson.
Il y avait à cette époque trois classes d'hommes de couleur en Louisiane: les enfants du sol, ceux qui étaient originaires de la Martinique et ceux qui venaient de Saint-Domingue. Étant tous Créoles, ils vivaient toutefois en bons termes et s'unissaient en toute circonstance comme s'ils eussent été du même endroit et de la même famille: comme le font d'ailleurs toujours les gens nouvellement arrivés dans un pays.
Il y avait entre eux communauté d'origine, de langue et de mœurs, mais par-dessus tout, ayant à subir le même sort, ils se rencontraient toujours dans la voie du malheur, et leurs confidences devaient être semblables en tous points.
À l'approche des Anglais, le général Jackson fit appel à tous les habitants indistinctement, mais en même temps, il ne manqua pas de s'adresser particulièrement à l'orgueil patriotique des hommes de couleur, qu'il invita à prendre les armes.
Les termes flatteurs dans lesquels cet appel était formulé ne laissaient aucun doute sur les opinions du général en chef. Il était convaincu que les hommes de couleur avaient le droit de défendre le sol attaqué, et que le gouvernement américain commettait une grave erreur en refusant de les recevoir sous les drapeaux.
La déclaration encourageante de l'illustre soldat, acceptée de bonne foi, provoqua chez tous un vif enthousiasme, car personne ne doutait qu'elle n'eût été faite avec franchise et sincérité. Les patriotes de couleur répondirent donc en grand nombre à cet appel. Leurs états de services dans la campagne de Chalmette furent d'une valeur incontestable au point de vue de l'intérêt et de l'honneur de la nation. Après la bataille, le général Jackson les félicita, faisant observer que leur conduite avait dépassé ses espérances. Mais là s'est arrêtée toute la récompense.
Ces hommes dont la fidélité et les services avaient été reconnus si solennellement ont cependant continué de vivre dans toutes les conditions désavantageuses que leur imposait le pays, tout comme s'ils n'avaient rien accompli pour ce dernier. Ils durent se contenter des propos mielleux qu'on leur avait prodigués avant l'action et des éloges pompeux mais vides qu'ils reçurent après la victoire. Plus tard, ces louanges se changèrent même en lâches insinuations, en malicieuses calomnies. Il était donc juste que ces héros méconnus se plaignissent de tant d'ingratitude.
Il est vrai que par une action tardive, le gouvernement leur fit concession du titre de vétérans et leur accorda une légère pension; mais leur état civil resta le même: une modification du Code Noir, qui leur donnait le droit de vivre, de jouir, de posséder, de succéder.
À cause de son état de dépendance même le Créole de couleur ne pouvait commander le respect; il devenait un objet de haine, de mépris ou d'injustice selon les caprices du moment. Tous ses droite étaient précaires, ils étaient modifiables ou révocables selon le bon plaisir de la classe gouvernante. Hippolyte Castra était du nombre de ces citoyens méconnus, de ces héros repoussés, il partageait avec eux l'amertume des déceptions éprouvées.
La population avait besoin d'un chantre; elle l'a trouvé tout justement dans cet homme qu'on pourrait comparer à Roget et Dubois.
Castra a eu le beau talent de chanter le courage, la vaillance et la fidélité de cette superbe phalange créole. Il n'a pas oublié de réclamer pour elle la place d'honneur qu'elle méritait d'occuper au banquet du triomphe, mais qui lui fut refusée par l'injustice et les préjugés. Nous devons à Castra toute notre reconnaissance, et la meilleure manière de nous acquitter de notre dette envers lui, c'est de conserver précieusement sa composition si patriotique. En voici le texte dans son entier, tel qu'il existe dans les cahiers de nos familles:
Un beau matin, ma mère, en soupirant,
Me dit: "Enfant, emblème d'innocence,
Tu ne sais pas l'avenir qui t'attend.
Sous ce beau ciel tu crois voir ta patrie:
De ton erreur, reviens, mon tendre fils,
Et crois surtout en ta mère chérie...
Ici, tu n'es qu'un objet de mépris."
On entendit le canon des Anglais,
Et puis ces mots: "Courons vaincre, mes frères,
Nous sommes tous nés du sang Louisianais".
À ces doux mots, en embrassant ma mère,
Je vous suivis en répétant vos cris,
Ne pensant pas, dans ma course guerrière,
Que je n'étais qu'un objet de mépris.
Je combattis comme un brave guerrier:
Ni les boulets non plus que la mitraille,
Jamais, jamais, ne purent m'effrayer.
Je me battais avec cette vaillance
Dans l'espoir seul de servir mon pays,
Ne pensant pas que pour ma récompense,
Je ne serais qu'un objet de mépris.
Dans ce terrible et glorieux combat,
Vous m'avez tous, dans vos coupes, fait boire.
En m'appelant un valeureux soldat.
Moi, sans regret, avec un cœur sincère,
Hélas! j'ai bu, vous croyant mes amis,
Ne pensant pas, dans ma joie éphémère,
Que je n'étais qu'un objet de mépris.
Car j'aperçois en vous un changement;
Je ne vois plus ce gracieux sourire
Qui se montrait, autrefois, si souvent,
Avec éclat sur vos mielleuses bouches.
Devenez-vous pour moi des ennemis?...
Ah! je le vois dans vos regards farouches
Je ne suis plus qu'un objet de mépris.
Quelques Créoles de bonne foi voudraient attribuer ces vers à la plume de Nicol Riquet, un de nos poètes des Cenelles, mais nous n'avons aucune raison de croire que semblable source ait pu produire une composition aussi gravement conçue.
M. Riquet nous a laissé le Rondeau Redoublé, un morceau farci de puérilités. D'après toute apparence, ce poète avait le style enjoué, plus enclin à faire rire qu'à faire penser. Il était lui-même un de ces "satisfaits" dont le caractère était de s'éloigner des soucis, pour être mieux préparé à jouir des plaisirs de la vie matérielle. Il est donc invraisemblable de lui attribuer la pièce que nous venons de citer.
HIPPOLYTE CASTRA
D'ailleurs, les hommes qui ont connu Hippolyte Castra et qui ont pris connaissance de son œuvre affirment que c'est ce grand Louisianais qui nous a fait don de cette composition noble et sérieuse. Il est vraiment regrettable que cette dernière n'ait pas trouvé sa place dans le cadre des Cenelles. Cette production valait la peine d'être conservée comme l'expression vraie, digne et tendre d'un peuple désappointé d'une façon aussi cruelle qu'inattendue.
Il n'y a rien de plus naturel que le début par lequel l'auteur rappelle la prophétie de sa mère: "Sous ce beau ciel tu crois voir ta patrie". Nos cœurs sentent bien l'à-propos de ces paroles touchantes.
Et puis, parlant des souvenirs de son enfance, avec quelle sublime naïveté il rapporte ces mots qu'il avait entendus: "Courons vaincre, mes frères!" Oh! n'est-ce pas ce que nous avons entendu en 1861, en 1865, en 1898, et ce que nous entendons encore dans les moments difficiles? Nous sommes tous frères quand le danger nous menace, mais nous devenons des ennemis au retour de la sécurité.
Écoutez Castra dans le troisième couplet:
"Je combattis comme un brave guerrier".
On le dit dans toutes les histoires, et malgré le fait constaté, il n'y a pas de récompense pour les services ni pour le courage du héros de couleur. Mais ce n'était pas tout. Le combat était terrible, et il a "remporté la victoire".
Castra a eu le talent d'établir ses titres en faisant connaître ses succès. Mais la reconnaissance du pays s'est bornée à lui dire qu'il était un "valeureux soldat" et à le faire boire dans les coupes de la victoire.
Tout-à-coup, tristement il soupire, parce qu'il s'aperçoit d'un "changement". Il ne rencontre que des "regards farouches" et se voit devenu un "objet de mépris": c'est la récompense de ses triomphes et de ses sacrifices.
Il n'y a pas à douter de la valeur de cette pièce.
Castra a chanté l'infortune de ses compatriotes, et ses strophes pathétiques seront toujours pour nous un sujet palpitant à cause des grandes circonstances qui les ont dictées, à cause surtout des profondes amertumes qui les ont inspirées. Le sort d'Ogé et de l'Ouverture attire plus l'attention que la couleur de leur front ou que la nature de leurs périlleuses entreprises. Il en est de même de Pétion, fondateur de la République d'Haïti: on oubliera chez ce dernier le jeune homme qui a étonné le monde par sa sagesse, son génie et ses actions, pour se rappeler celui qui ne fit verser des larmes qu'à sa mort, lorsqu'il succomba au chagrin en se voyant incapable de réaliser ses espérances à l'égard de son peuple tout fraîchement sorti de la révolution.
Le martyre d'Abraham Lincoln l'a rendu la seconde idole du peuple américain. Bien qu'il ait sauvé la nation des périls de la désunion, bien qu'il ait aboli l'esclavage en donnant la liberté à quatre millions de noirs, tous ces bienfaits réunis n'ont pu entourer son nom d'autant de vénération que ne l'a fait le coup de pistolet de l'acteur Wilkes Booth. La raison guide l'homme, la raison veut qu'il s'attendrisse à la vue ou au souvenir de l'infortune:
Et la fait compatir au malheur qu'on éprouve.
CHAPITRE II
Les "Cenelles".—M. Armand Lanusse et son temps.
LES "CENELLES"
Le volume intitulé Les Cenelles est un petit livre de deux-cent-neuf pages, contenant les poésies écrites par dix-sept Créoles de la Louisiane. Il a été publié par ces derniers en 1843. Il se trouve aussi dans ce livre des citations de quelques hommes bien connus comme littérateurs et généralement estimés par les services signalés qu'ils ont rendus à la cause du progrès, de la justice et de l'humanité: Victor Hugo, Lamennais, Lemoine, Lamartine, Mercier, tous des Français dont le génie et les vues libérales ont contribué puissamment à la gloire et au relèvement des lettres et de la société.
Ce petit volume, très rare aujourd'hui, fait partie de la littérature franco-louisianaise.
Nous donnerons au public les noms de ceux qui ont collaboré à ce recueil et le titre de leurs pièces diverses. De plus, nous citerons in-extenso une production de chacun des poètes, avec l'intention, non seulement de faire honneur à leur talent, mais encore de livrer leurs vers à l'appréciation de leurs descendants.
Il ne faut pas oublier que Les Cenelles ont été écrites et publiées à l'époque de l'esclavage, que ceux qui y ont collaboré ne jouissaient pas des mêmes avantages que d'autres hommes, par suite des lois de restriction et des préjugés sociaux.
Considéré à un point de vue philosophique, l'ouvrage des Cenelles représente le triomphe de l'esprit humain sur les forces de l'obscurantisme. Car, il ne manquait pas de gens, en Louisiane, pour s'opposer à l'instruction et au développement de l'intelligence parmi les masses de couleur.
En face de ces circonstances et des motifs qui ont inspiré nos pères, cette œuvre littéraire nous vient en ce moment comme un héritage sacré. Ce nous est un devoir de la plus haute portée que de le conserver et de perpétuer la mémoire de ceux qui nous l'ont légué. C'est là la pensée qui nous guide dans notre entreprise. Nous voulons sauver de l'oubli les noms de ces dix-sept Créoles qui, au prix des plus grands sacrifices, se sont donné la peine d'écrire un livre pour notre gloire, alors qu'ils étaient soumis à toutes sortes de privations civiles, politiques et sociales, sans même avoir la liberté de se plaindre.
Nous pouvons ajouter que ceux qui ont collaboré aux Cenelles sont les principaux hommes de lettres sortis de la population créole. En aucun autre temps, cette dernière n'a produit un aussi grand nombre d'esprits cultivés, et jamais il n'a existé une entente si parfaite que celle qui les unissait dans leurs inclinations et leurs travaux. Ils n'étaient point jaloux les uns des autres, et ils ont su s'accorder sur le meilleur moyen à employer pour mettre au jour le fruit de leurs études et de leurs veilles.
Ces penseurs ont été heureux dans le titre qu'ils ont donné à leur ouvrage. La cenelle est le fruit de l'aubépine: son peu de volume dit la modestie de nos écrivains; et l'aubépine, "arbrisseau épineux aux fleurs blanches et colorantes" exprime, nous croyons, la difficulté de l'entreprise pour ceux qui devaient travailler dans un milieu décidément peu propice à leurs tendances poétiques. Confiants dans la pureté de leurs intentions, désirant surtout donner une bonne couleur au mauvais aspect de leur destinée, ils ne pouvaient certes choisir un titre plus approprié: Les Cenelles.
Nous ignorons à qui revient l'honneur d'avoir trouvé ce nom. Nous savons toutefois que c'est à l'instigation de Lanusse que le volume fut publié, mais ce n'est pas là une raison suffisante pour lui attribuer aussi le choix du titre. Cet épigraphe, précédant les vers de A. Mercier, est peut-être, sur ce point, significatif:
Heureux, si j'en ai su faire un aimable choix.
Finalement, si l'esprit du livre doit être déterminé par l'arrangement des matières, le commencement et la fin, pris ensemble, en représentent une morale significative, presqu'une allégorie.
Nous observons que le premier morceau des Cenelles se nomme Chant d'Amour, et le dernier, Désenchantement. Les deux pièces sont du même auteur, mais cette circonstance ne détruit pas la conclusion à tirer de leur contraste significatif.
Ainsi, dans un passage de la première improvisation, le poète, plein d'espoir dans son idéal, s'exprime comme suit:
Peut consoler le cœur des maux qu'il a soufferts;
C'est la fraîche Oasis, c'est la manne sacrée,
C'est la source d'eau pure au milieu des déserts.
Mais plus tard, quand "le rêve", comme l'a dit Lamartine, "tombe devant la vérité", le poète cède à la réalité et ne croit plus au bonheur. Alors, dans son désenchantement, il s'écrie:
Déjà, de mon printemps, les fleurs se sont fanées;
Déjà, le scepticisme a desséché mon cœur,
Déjà, je ne crois plus ici-bas au bonheur."
Que le lecteur médite un moment sur la différence qui existe entre les premières et les dernières impressions de l'auteur. Si notre jugement n'a pas été trompé par des circonstances plus vraisemblables que vraies, la morale des Cenelles est sensiblement évidente. Ces hommes de mérite ont voulu faire sentir que les doux plaisirs d'une satisfaction quelconque ne pouvaient être durables dans un lieu où la liberté des uns n'était pas égale à celle des autres, où l'individu provenant d'une certaine naissance ne passait que par des joies éphémères, pour retomber ensuite dans la tristesse au souvenir de son sort.
[Illustration: M. DANIEL DESDUNES. Un des deux patriotes qui ont mis leur liberté en jeu dans les luttes
entreprises contre les lois dites de "Jim Crow."]
(Note du transcripteur: Malheureusement, les illustrations à notre disposition sont de qualité insuffisante;
pour cette raison elles ne sont utilisées.)
ARMAND LANUSSE
Justes, ne craignez point le vain
pouvoir des hommes.
J.-B. Rousseau.
M. Armand Lanusse est né à la Nouvelle-Orléans en 1812, et il est mort dans la même ville en 1867, à l'âge de cinquante-cinq ans. Son nom indique assez qu'il était de descendance française. Ce fameux Louisianais a reçu son éducation dans sa ville natale; il n'a jamais vu la France qu'à "travers le prisme" de l'imagination, ce qui n'empêche qu'il fût un homme instruit. Il l'a prouvé par ses diverses productions en prose et en vers. Il a aussi prononcé nombre de discours très appréciés. Ses poèmes surtout, qui sont d'un goût charmant, ont arrêté l'attention de ses compatriotes. Doué d'un tempérament studieux, il aimait les classiques et il s'en remplissait l'esprit. On s'en aperçoit en lisant ses poésies.
Il affectionnait beaucoup l'étude des difficultés que présente la langue française et ses auteurs favoris sur ces sujets étaient: Noël et Chapsal, Poitevin, Lefranc, Bescherelle.
Il a été poète, précepteur, politique. Patriote par excellence, il s'est occupé sérieusement de toutes les questions concernant le bien-être de la population créole. Son zèle et son dévouement à cet égard sont au nombre des choses les mieux connues de notre histoire. Mais afin d'avoir une idée exacte d'Armand Lanusse, il importe de suivre les mouvements de sa vie intéressante et bien remplie.
Avant de passer à l'analyse détaillée de notre sujet, nous voulons dire un mot des amabilités du professeur Lanusse vis-à-vis de ses élèves de l'Institution des Orphelins. Ce maître consciencieux et plein de sollicitude ne perdait aucune occasion qui pût être tournée au profit de ses élèves. Chaque année il faisait subir à ces derniers un examen. Les parents, invités, pouvaient juger eux-mêmes des progrès de leurs enfants. C'était une véritable fête qui durait plusieurs jours. Les écoliers passaient des exercices d'étude à des récitations diverses. Ceux qui se distinguaient par le savoir, la mémoire, ou par le développement d'un talent quelconque, recevaient publiquement les compliments du précepteur satisfait. Quelquefois, dans les occasions extraordinaires, M. Lanusse manifestait sa satisfaction en décernant un prix à l'enfant qui s'était surtout fait applaudir. Nous avons vivace à la mémoire le cas de Victoria Lecène, que M. Lanusse couronna. En effet, cette jeune fille était vraiement merveilleuse. Sa connaissance parfaite du programme des études, le naturel qu'elle mettait dans sa déclamation de morceaux détachés et dans l'interprétation des rôles à jouer avec d'autres enfants, tout l'avait recommandée à cette récompense éclatante de la part de son professeur.
M. Lanusse était traité avec déférence, à cause de ses états de service, de ses talents, de sa franchise et de sa droiture.
Ce qui prouvait sa grandeur d'âme, c'était cette libéralité qu'on remarquait dans ses relations de chaque jour avec tous. Malgré la couleur blanche de sa peau, malgré l'influence des mœurs dépravantes de son époque—époque d'esclavage et de préjugés—il n'a jamais essayé de renier son origine. Il voyait tout le monde du même œil. C'est du moins ce que nous avons pu constater chaque fois qu'il nous a été permis de l'observer dans son contact avec les élèves de son institution. Nous n'avons jamais remarqué chez lui la moindre disposition à faire des distinctions uniquement basées sur le teint du visage, et nous oserons dire que les enfants élevés sous sa direction ont si bien subi l'influence du maître, que la question de couleur n'a jamais troublé le calme de leur innocence. Les noirs sans arrière-pensée seront d'accord avec nous sur ce point.
M. Lanusse nous a enseigné que
Et l'homme le plus juste est aussi le plus grand.
Il était sage de sa part de nous fortifier dans l'amour de notre prochain. Son cœur était encore mieux inspiré lorsqu'il plaçait la bienveillance au-dessus du préjugé, de la fortune et de l'orgueil.
Sans doute, il pensait qu'après tout,
Enfants du même Dieu, tous les mortels sont frères.
Nous devons une reconnaissance éclatante à la mémoire de cet homme.
M. Lanusse, dans son introduction aux Cenelles, donne à comprendre clairement que son plus vif désir était de vivre dans l'esprit des générations futures comme un homme de bien. Cette ambition était légitime, car, ainsi que l'a dit Fénélon, "il y a de la gloire à faire le bien", et certes, Lanusse en a fait assez pour mériter une considération toute particulière de la part de ses semblables.
M. Lanusse s'emportait facilement et il devenait même alors irrépressible. Malgré ce défaut de tempérament, jamais, cependant, il ne se fit le défenseur de l'arbitraire ou le persécuteur du faible. L'impétuosité de son caractère n'altérait en aucune façon son amour pour le juste, sa pitié pour le besoin, son désintéressement. Cet apôtre du bien eut donné sa vie pour résister à un acte d'injustice, comme il eut donné tout son avoir pour soulager l'infortune. Sa conduite, toujours d'accord avec les principes les plus nobles, faisait oublier le feu de son tempérament et le rendait éminemment chérissable aux hommes de son temps.
En rappelant combien il était bon, courageux et sincère, combien il était écouté et respecté, nous nous surprenons à regretter vivement de ne l'avoir pas aujourd'hui parmi nous; ou du moins, de n'avoir pas un compatriote aux mêmes idées, capable d'exercer la même force d'influence sur les esprits. Cette puissante personnalité rendrait notre existence moins pénible. Nos rapports sociaux, subissant cette influence bienfaisante, auraient gardé l'empreinte d'un commerce honnête, d'une cordialité mutuelle. En d'autres temps, les Créoles seraient unis par les sentiments de l'amour, tandis qu'à présent ils sont séparés par des répugnances ridicules, même par des antipathies irréconciliables.
Il semble que la mort de M. Lanusse ait coincidé avec la disparition de l'influence latine chez les Créoles. On ne s'occupe plus, de nos jours, de La Fontaine, de Boileau, de Fénélon, de Racine et de Corneille; mais du temps d'Armand Lanusse, c'était par l'étude de ces maîtres qu'on nous conduisait vers les hauteurs où brille constamment la vive lumière de la civilisation.
Telle était cette influence sur la jeunesse que celle-ci repoussait avec dédain toutes les tentations de l'égoïsme. Les jouissances matérielles n'avaient point d'attrait pour l'homme qui avait appris à répéter avec conviction:
Ni l'or ni la grandeur ne nous rendent heureux.
Il semble que ce soit folie que de rêver le retour de ces conditions morales; cependant, le Créole ne peut être sauvé à lui-même qu'en s'appliquant sérieusement à faire renaître le goût des anciennes mœurs. Il ne saurait conserver son cachet distinctif en cédant aux tendances du jour, surtout aux tendances du politicien. Il n'y a rien dans la nouvelle école qui soit digne du nom de progrès. La ruse et l'extravagance tiennent là lieu de vertus. Les exemples révoltants et pernicieux de certains hommes devraient mourir avec eux. Ce sont de ces êtres-là qui ont reconnu l'égoïsme pour loi, et qui ne peuvent servir de modèles qu'aux gens dépourvus de tout sentiment d'amour-propre. Pour nous, rejeter l'influence latine, c'est nous condamner à vivre sans la connaissance de certains principes indispensables à la formation du caractère. Nous avons toujours pensé que l'homme de couleur ne devrait être dans la politique que par devoir, qu'il ne devrait jamais se séparer de son sens moral ni sacrifier son honneur pour des considérations pécuniaires.
La puissance du plus fort prime ici le droit du plus faible. Dans ces conditions, il nous semble que l'homme bien né doive s'abstenir. L'homme de couleur qui, en dépit des restrictions qui lui sont imposées, se précipite dans le rayon des activités politiques, sous prétexte d'exercer ses droits, est un caractère suspect; car il ne peut agir en tout que de la façon que le lui permettent les influences dominantes. Nous pensons qu'un pareil rôle n'est pas honorable, et que celui qui le remplit exploite le mauvais côté de sa nature pour satisfaire certains avantages personnels.
C'est comme précepteur que M. Lanusse a obtenu ses plus grands succès. De 1852 à 1866, il a professé à l'Institution Bernard Couvent, formant l'éducation d'une foule de jeunes gens qui, depuis, se sont distingués, surtout dans les fonctions publiques, dans les lettres et dans le commerce. La plupart de ces élèves provenaient de familles pauvres. Peut-être, sans le secours de Lanusse, n'eussent-ils jamais eu l'occasion de perfectionner leur intelligence. C'est que cet instituteur ne regardait pas aux honoraires qu'il pouvait retirer; il donnait à ces enfants la même attention qu'ils eussent reçue dans les maisons d'éducation les plus prétentieuses, ici ou à l'étranger.
L'excellence du système d'enseignement qui lui était propre est démontrée par la facilité avec laquelle ses élèves s'assimilaient ensuite les diverses connaissances dont ils avaient besoin soit dans le commerce, soit aux fonctions publiques.
Mais ce n'était pas seulement à la formation de bons disciples que se bornait la tâche du professeur Larousse. Sachant que l'Institution qu'il dirigeait était un legs donné par Mme Couvent, il consacrait toutes ses énergies à en assurer le succès; il s'appliquait à faire respecter scrupuleusement les volontés de la donatrice.
Les orphelins placés sous sa garde étaient surtout traités avec une profonde sollicitude. Chaque année, il était d'usage d'ordonner une célébration religieuse à la mémoire de Mme Bernard Couvent.
Nous pouvons nous rappeler avec quelle exactitude M. Lanusse conduisait les petits orphelins à l'église, pour l'assistance à ces rites solennels.
En étant lui-même présent, il voulait montrer tout le premier qu'à cette insigne bienfaitrice nous devons reconnaissance et respect.
Les choses ne se passent plus aujourd'hui de cette manière. Depuis la mort de M. Lanusse, l'idée du devoir telle que cet homme l'avait comprise a complètement disparu.
Honnête et loyal jusqu'au fond de l'âme, Armand Lanusse ne comptait pas sur les artifices de la ruse, ni sur les turpitudes de la supercherie; poursuivant l'idéal de sa noble nature, il ne s'engageait dans l'action que pour diriger ses forces vers le but marqué par la probité et l'honneur. Et puis, il n'y avait rien d'exotique chez lui. Identifié avec la population qu'il servait, son unique ambition était de l'honorer par ses principes et de l'élever par ses œuvres: le temps a prouvé qu'il a réussi dans l'accomplissement de ce devoir.
Sa mort a été une catastrophe pour nous.
Il est disparu au moment où s'effectuait une transformation des conditions civiles et politiques du pays.
S'il eut vécu, jamais peut-être les Créoles ne se fussent égarés; jamais ils n'eussent eu recours à l'absurdité et à l'indignité dans l'espoir insensé d'échapper à la persécution. Nombreux hélas! sont ceux qui ont troqué leur dignité pour une tolérance simulée, au lieu de prendre courageusement leur juste part des misères communes!
Ils ont préféré trahir l'honneur et le sang, au lieu de s'écrier avec Périclès que "le bonheur se trouve dans la liberté, et la liberté dans le courage". Mieux encore, en donnant un sens de résignation pacifique à la pensée du Docteur Noir, ils eussent pu se dire au fond de la conscience:
"Nous mourrons ensemble".
Ce serait là le conseil de Lanusse.
D'Alembert avait bien raison. Cet illustre écrivain pensait qu'il n'y a rien de plus hideux que l'opprimé qui fuit sans résistance. Cette résistance, ne veut pas dire: violence, corruption, carnage, confusion, mais bien une saine détermination de ne pas accepter la tyrannie, quoiqu'on soit obligé même de la subir. Il y a de l'honneur à souffrir pour ses principes.
Tout le monde connaissait la fermeté du loyal Lanusse. Il était l'ennemi du préjugé; il était capable de marcher, rue du Canal, appuyé sur le bras de M. Louis Lainez, un compatriote dont le teint du visage ne laissait aucun doute sur son origine. C'est que M. Lainez, lui aussi, était un homme honorable.
Par contre, M. Lanusse ne perdrait pas aujourd'hui son temps dans la société de certains noirs qui ont autant d'hypocrisie sur les lèvres qu'ils ont de haine dans le cœur.
Certains Créoles, de nos jours, sont réduits à ce point de défaillance morale qu'ils méconnaissent et repoussent leurs semblables, leurs parents mêmes.
Ceux-là aussi, loin de songer à des moyens de délivrance, cèdent à leur faiblesse, sans pouvoir déterminer des principes à suivre ou fixer une résolution à prendre, comme s'ils voulaient habituer leur nature à la soumission absolue ou à l'oubli de leur individualité. Ils vivent dans un affaissement moral qui semble être le dernier degré de l'impuissance.
Dans cet état de détérioration, ils sont non seulement peu soucieux de relever leur dignité abaissée, mais ils augmentent la somme de leurs erreurs, comme pour multiplier le nombre de leurs supplices. Cependant, il n'est pas difficile de comprendre que, quand l'erreur s'est emparée des esprits, quand l'irrésolution a ramolli les cœurs, l'espérance est bien près d'avoir perdu ses plus fermes appuis.
Avec l'aide d'un compatriote comme Armand Lanusse, certains Créoles eussent conservé leur esprit de solidarité, au lieu de courir à l'aventure à la recherche d'un destin imaginaire.
Ce vaillant patriote était doué du double courage physique et moral: ces qualités décisives le mettraient à la hauteur des entreprises les plus difficiles et des résolutions les plus nobles et les plus efficaces.
Il y a eu d'autres chefs d'une valeur reconnue: il n'y a rien à retrancher du mérite de ces hommes d'élite, mais la différence à établir entre eux et M. Lanusse, c'est que ce dernier prenait un intérêt immédiat à la formation du caractère et des mœurs, à la situation sociale de la population, tandis que les guides du nouveau régime ne s'occupaient que de diriger l'action des Créoles dans la sphère civile et politique.
Armand Lanusse façonnait l'homme, et les conseillers de 1868 cherchaient à former le citoyen. Son œuvre était tout-à-fait morale, celle des autres était essentiellement politique. Les temps n'étaient pas les mêmes.
M. ARMAND LANUSSE ET SON TEMPS.
L'attitude d'un peuple influe, il n'y a pas à en douter, sur les dispositions de ses chefs.
Les contemporains de M. Lanusse aimaient la littérature, la peinture, la musique, le théâtre, les jeux, la chasse, enfin tous les genres de plaisirs imaginables. On s'appliquait à inventer sans cesse des récréations nouvelles. C'est ainsi que les banquets, les baptêmes, les fêtes de Première Communion s'étaient si généralement recommandés au goût de notre ancienne population. Les mariages formaient aussi des occasions de gaies manifestations. Le "jeu de gage" était l'inévitable dans les réunions sociales. Personne ne prenait d'intérêt à la cause de l'humanité; c'est qu'on ne semblait pas croire possible l'abolition de l'esclavage dans un temps prochain. Un grand nombre de personnes de couleur possédaient même des esclaves. Tout ceci veut dire que les réunions, quoique fréquentes et de nature différente, n'étaient d'aucune importance pour la société, sous le rapport du droit et de la liberté.
On se gardait bien d'y critiquer les institutions existantes: le penchant vers les satisfactions ordinaires de la vie matérielle dominait. Nous trouvons donc tout naturel que M. Lanusse, dans sa littérature, reflète les vues, les coutumes, les sentiments, les inclinations de ses contemporains.
Ce patriote, ne voyant que des poètes autour de lui, n'a pu faire autrement que de penser avec eux. Naturellement, il rêvait voir des poètes dans l'avenir et non des politiques.
Il ne pouvait attaquer l'esclavage, ou, du moins, en déplorer l'existence, puisque ses amis n'en avaient rien dit dans les Cenelles. En d'autres termes, il ne pouvait en aucune façon se faire agitateur, parce qu'il eût été le seul à "agiter".
M. Lanusse n'aimait pas le trivial. Rien ne le rendait plus irritable qu'une plaisanterie de mauvais goût.
Un jour, un ami qui connaissait son côté sérieux s'était donné le plaisir de lui dédier une pièce de vers copiée d'un livre dont le titre ne nous est pas parvenu.
Peu de jours après, la réponse de Lanusse était publiée dans les colonnes de la Tribune. Nous n'en avons retenu que les quatre lignes suivantes:
La preuve abonde autant que le sable en la mer;
Mais, dans beaucoup d'esprits si Dieu se manifeste
Satan, sur d'autres, règne en despote d'enfer.
On voit ici nettement que le Lanusse de 1865 n'était plus le Lanusse de 1844. L'influence du milieu n'était plus la même: l'évolution avait imprimé son cachet à notre poète.
En 1865, nous voyons chez lui la force, la décision, la réflexion, et cette indépendance dans le style, décelant l'affranchissement de sa pensée de toute espèce de complaisance et d'enjouement.
Lanusse était d'abord Louisianais, à peu près dans le même sens que le citoyen d'Athènes était Athénien plutôt que Grec, ou, pour mieux dire, dans le sens que le célèbre Calhoun était Carolinien avant d'être Américain.
On peut dire qu'il ne se flattait pas de son titre d'Américain. Et l'instinct créole était encore plus prononcé chez lui que son attachement au titre de Louisianais ou au souvenir de son origine. Toutes ses prédilections, tous ses ressentiments partaient de là.
L'INSTITUTION COUVENT
Par testament fait en 1832, Mme Bernard Couvent avait généreusement laissé certains biens à être affectés à l'instruction des orphelins indigents catholiques du 3ème district.
La clause du testament de Mme Couvent qui nous intéresse ici se lit comme suit:
"Je veux et ordonne que mon terrain, à l'encoignure des rues Grands Hommes et de l'Union, soit à perpétuité consacré et employé à l'établissement d'une école gratuite pour les orphelins de couleur du faubourg Marigny. Cette école s'établira sous la surveillance du Révérend Père Manehault ou, en cas de mort ou d'absence, se trouvera sous la surveillance de ses successeurs en office; en conséquence, j'entends que les dits terrains et édifices ne soient jamais vendus sous quelque prétexte que ce soit, mais au contraire qu'il y soit fait, par souscription ou autrement, toutes les améliorations ou additions que le temps et le nombre des enfants orphelins pourront exiger."
Par de malheureuses coïncidences trop longtemps prolongées, ce legs était resté inutile, une grande partie en avait même été détournée du but auquel il était destiné.
Barthélemy Rey, François Lacroix, Nelson Fouché, Emilien Brulé, Adolphe Duhart et quelques autres patriotes, ayant appris l'existence de ce bien et l'abus qu'on en faisait, se mirent à la tête d'un mouvement qui avait pour objet de contraindre l'exécuteur testamentaire à rendre un compte de sa gestion.
Ce n'était pas chose facile, car douze années s'étaient écoulées avant que les protecteurs du droit des orphelins eussent ainsi songé à obtenir justice.
Lanusse, quoique jeune, s'était joint à cette propagande et dans le cours du temps, en avait pris la direction militante.
Son énergie, unie à son intelligence, avait imprimé au mouvement une force irrésistible, et cette impulsion n'a pas peu contribué aux résultats obtenus. Dans tous les cas, en 1848, la bonne œuvre était sauvée, rien ne pouvait empêcher l'exécution des volontés de Mme Couvent.
Mais ce n'était pas tout. Ces biens ayant été entamés par des procédés irréguliers, il fallait leur restituer leur intégrité et les organiser de manière à les rendre profitables et durables.
M. Lanusse ici encore se montra à la hauteur de la tâche. Il s'entoura d'hommes de bonne volonté, et tous se mirent courageusement à l'œuvre. Dans un court espace de temps, on érigea un nouvel édifice, qu'on appela: Institution Catholique des Orphelins Indigents.
Les propriétés provenant du legs de Mme Couvent ont servi à l'entretien de l'établissement, avec quelques autres contributions particulières et publiques.
Comme conséquence logique, M. Lanusse, en 1852, fut nommé Principal de l'Institution. On peut dire que l'histoire de cette dernière commence avec lui.
C'est lui qui en a créé le programme d'études; c'est lui qui a mis ce programme en pratique et c'est de lui que ses adjoints ou sous-maîtres ont appris la manière de procéder.
Pour le seconder dans son œuvre, il avait fait choix de Joanni Questy, Constant Reynès et Joseph Vigneaux-Lavigne, tous des hommes d'un mérite supérieur et d'un dévouement admirable. Sous une telle direction, l'École a prospéré et est devenue fameuse par les élèves qu'elle a formés. On n'eut plus à aller puiser le savoir aux sources européennes. La jeunesse pouvait recevoir les éléments d'une éducation solide dans les classes établies par Lanusse et à des prix placés à la portée de toutes les bourses. Les orphelins et les enfants de parents pauvres n'avaient plus à redouter les désavantages de l'ignorance.
On a sévèrement blâmé M. Lanusse de ce qu'il ait refusé de placer le drapeau de l'Union sur le toit de son École, conformément à l'ordre du général Butler. C'était une faute, nous en convenons, mais il agissait là dans un de ces mouvements de la conscience que l'homme sensible ne peut pas toujours maîtriser. Quoiqu'il en soit, il ne faut pas oublier que Lanusse avait été conscrit dans la Confédération. Bien qu'il fût parfaitement au courant des circonstances qui l'avaient forcé à prendre les armes, il éprouvait néanmoins une certaine répugnance à se montrer sous un jour douteux.
Nous nous empressons de dire que plus tard il est revenu sur ses idées erronées et que dès lors, sa loyauté fut entièrement acquise à la cause de l'Union et de la liberté. Il est à la connaissance de tous ses amis qu'il a regretté cet incident, et ce repentir loyal devrait suffire à l'exonérer. D'ailleurs, toute la suite de sa vie a prouvé qu'il n'y eut là qu'une erreur de sa part, et qu'on ne peut suspecter les motifs qui l'ont fait agir en cette occasion.
Le public, nous voulons le croire, n'a plus de reproches à lui faire à ce sujet.
Certaines paroles de M. Lanusse peignent bien sa noblesse et sa grandeur d'âme. Par exemple, son célèbre—"Nous n'irons pas?"—exclamation dont il s'est servi, en 1861, alors que la population menacée devait choisir entre l'exil et le service militaire, sous peine de châtiment. C'est encore lui qui, dans un moment de juste indignation, s'était écrié: "Dans l'humble sphère où je circule, qui m'y cherche, m'y trouve."
Un certain personnage déclarait que le contact de l'homme de couleur lui inspirait de la répugnance; à quoi M. Lanusse répliqua: "Répugnance et instinct, chez vous, c'est la même chose".
On a vu cet homme, dans sa jeunesse, servant loyalement ses amis dans leurs petites ambitions, rendant hommage au beau sexe, par devoir plutôt que par inclination. Plus tard, vers la même époque, on le retrouve au théâtre jouant la comédie avec Orso, notre célèbre tragédien. Plus tard encore, on l'aperçoit dans la foule, luttant pour la cause des orphelins, dont il prenait plaisir à préparer les intelligences. On le voit à l'église donnant l'exemple pour honorer la mémoire de Mme Bernard Couvent; on le voit dans l'armée, comme otage plutôt que comme soldat; on le lit dans les livres, dans les journaux, comme poète et comme polémiste; on le voit même exposer sa vie pour faire face à l'arrogance et la morgue. Il se mêle aux entreprises tentées dans l'intérêt de l'éducation, et personnellement il prend la direction de l'enseignement. Partout, dans tout, jusqu'à la mort, M. Lanusse est resté le même, c'est-à-dire la personnification du plus sublime dévouement.
Il est juste d'ajouter à son éloge qu'il fut un bon et sage époux, un père modèle. Malheureusement, la mort l'a séparé trop tôt de sa famille, dont il était le soutien et l'espoir.
Quatre fils et une fille avaient béni son union, mais un seul de ses fils, hélas! lui survit.
[Illustration: M. ARTHUR ESTÈVES, Philanthrope, président du Comité des Citoyens, président du Bureau de Direction de l'Institution Couvent, etc.]
CHAPITRE III
Une dédicace.—Les collaborateurs des "Cenelles".—Notices biographiques.
DEDICACE
M. Armand Lanusse a eu l'honneur d'écrire la Dédicace des Cenelles. La voici:
Que notre cœur vous offre avec sincérité;
Qu'un seul regard tombé de vos chastes prunelles
Leur tienne lieu de gloire et d'immortalité.
Les autres pièces que nous tenons de ce poète, sont:
Introduction.—Le
Dépit.—Épigramme.—Un Frère au Tombeau de son Frère.—La jeune
Agonisante.—À Elora.—Les Amants consolés.—La jeune Fille au Bal.—Le
petit Lit que j'aime.—Jalousie.—Le Songe.—Le Prêtre et la jeune
Fille.—Le Carnaval.—À Mademoiselle * * *.—Besoin d'écrire.—Le
Portrait.—Une Mère Mourante.—Il Est.
JOANNI QUESTY
M. Joanni Questy était natif de la Nouvelle-Orléans. Il y fut aussi élevé et y reçut son instruction. Il était considéré comme un des hommes les plus érudits de son époque.
M. Questy, par son application à l'étude, s'était rendu maître de plusieurs langues, mais toutes ses productions connues sont en français. C'était un écrivain recherché, il avait un style pur et des idées d'un caractère essentiellement philosophique. Il nous a laissé plusieurs pièces, au nombre desquelles nous pouvons citer La Vision, Causerie et Une Larme sur William Stephens: ces trois morceaux sont publiés dans Les Cenelles de 1845. Il a aussi écrit un roman, M. Paul, mais cet ouvrage est resté inédit. Noël Bacchus en avait le manuscrit.
M. Questy a été un collaborateur important de maintes entreprises littéraires de notre cité. Comme professeur, il excellait: il a brillé particulièrement dans l'enseignement. Il donnait des leçons d'espagnol et de français. Il appartenait à la phalange de 1844, dont il est question longuement dans une autre partie de cet ouvrage.
M. Questy jouissait d'une grande popularité, à cause de son caractère aimable et sympathique. Tous les enfants connaissaient M. Joanni,—c'était son nom populaire.
Vision était une de ses premières pièces. On y trouve le style, l'expression, l'invention, la richesse, la grâce, l'abondance.
Questy sait plaire et toucher. L'on peut dire de lui comme Dumas, fils, disait de Lamartine, que sa poésie était "embaumée".
Viens, ô dive des cieux!
Viens, je suis sans famille,
Tu fermeras mes yeux.
Endormir mes douleurs;
Car le Ciel, en son ire,
M'abandonne aux malheurs.
Sur mon destin latent
Je pleure, et puis je pleure...
Nulle âme ne m'entend!
Sylphide à l'œil d'azur,
Rayonnant europome
Qui t'enivres d'air pur!
Riche d'espoir et d'heur
Ici-bas exilée
Viens... reste sur mon cœur.
Aérienne enfant?
Quelle ève fut ta mère?
N'eus-tu jamais d'amant?
Peut-être est ton palais.
Habitacle d'orages
Dans lequel tu te plais.
Des cithares des cieux.
Enfin, ange ou génie
Esprit mystérieux.
Tu ne me réponds pas?
Toujours, toujours te taire!
Parle-moi donc, hélas!
Reine des flots dorés
Qui, des bras d'une femme,
Et me sourit après.
Gardienne de trésor...
De ma chaîne brisée
N'as-tu pas l'anneau d'or?
De l'ange radieux
Qui des bras d'une femme,
S'envola vers les cieux.
Ou bien peut-être es-tu
Celle qui vient d'éclore...
Chérubin ou vertu?
Tu ne me réponds pas?
Toujours, toujours te taire
Parle-moi donc, hélas!
Le lucide rayon
D'un beau globe de flamme
Éteint à l'horizon.
L'enfant dans son sommeil;
Je lui porte un collyre
Quand il pleure au réveil.
J'ai secoué les fleurs,
Sur les routes obscures
Où marchent les douleurs.
En s'abreuvant de fiel
Les secrets de la tombe,
Les mystères du Ciel.
Veiller sur ton chemin:
Tu seras sur la terre
À l'ombre de ma main.
Comme un gage d'amour".
—Mais, divine madone,
Vous reverrai-je un jour?
M. Questy a écrit pour l'Album Littéraire, et l'on dit que c'est lui qui composait les "Compliments de l'Année" pour un certain journal de la Nouvelle-Orléans.
L'Almanach pour Rire est encore de lui. Dans ses derniers temps, il était employé à la Tribune, comme chroniqueur.
VICTOR SEJOUR
Parmi les écrivains de la population créole, on remarque surtout M. Victor Séjour, né à la Nouvelle-Orléans au commencement du siècle dernier—c'est-à-dire vers 1819. Il partit pour Paris en 1836 et passa le reste de sa vie en France.
Victor Séjour, comme tant d'autres, était obligé de s'éloigner du pays qui l'avait vu naître, à cause des entraves du préjugé de race. Son père, qui avait de grands moyens, tenait une maison de commerce, rue de Chartres. Victor Séjour avait fait ses premières études à la Nouvelle-Orléans. C'était un excellent écrivain, il était l'auteur de plusieurs ouvrages en prose et en vers. Son poème Le Retour de Napoléon a été beaucoup apprécié.
M. Séjour a donné la preuve d'un grand mérite, puisqu'il a pu prendre place au premier rang parmi les écrivains de France.
En Louisiane, ses contemporains lui accordent la palme de la supériorité. Comme poète, la Louisiane n'a jamais rien produit de meilleur.
M. Séjour s'était rapproché de l'empereur Napoléon III, qui le tenait en haute estime. Cette circonstance est à noter, car elle fait l'éloge du barde de couleur; et ce nous est à nous un sujet de légitime orgueil, qu'il se soit ainsi rendu digne d'être l'ami estimé de l'empereur des Français.
Le génie de Victor Séjour était précoce: ses contemporains en ont eu un aperçu dans une pièce de vers qu'il a composée à l'âge de dix-sept ans, peu avant son départ pour la France.
Séjour était membre de la Société des Artisans. C'est à l'occasion de l'anniversaire de cette association qu'il a dédié à ses associés le premier effort de sa pensée productrice.
On dit que ce début de notre jeune poète fut un coup de maître.
La Société des Artisans est une de nos anciennes organisations. Il faut dire qu'à cette époque il existait de petites prétentions parmi les Créoles. La classe aisée, composée des gens de profession, voulant se distinguer, avait formé la Société d'Economie, qui renfermait dans son cadre tous les Créoles aux tendances exclusivistes.
Les ouvriers, les hommes d'art et de métier, leur répondirent en formant une association dont le nom même dit toute l'idée des fondateurs et des membres: les Artisans.
Séjour s'était joint à ces derniers. Sans doute, sa première poésie dut être une satire contre la conduite bizarre de ceux qui affectaient de dédaigner leurs semblables, contre les gens de la Société d'Economie.
Le peuple se rua sur la place publique,
En criant: le voilà!
Un cercueil!... O douleur!... un cercueil pour cet homme
Qui fit de sa patrie une seconde Rome!...
O douleur! tout est là!
Le front ceint des lauriers de deux mille batailles.
Simple dans sa grandeur,
Ce même peuple, hélas! pressé sur son passage,
Saluait sa venue, exaltant son courage
Et rayonnait de sa splendeur.
Elle passait: les rois s'inclinaient devant elle,
Comme les épis mûrs sous le souffle du vent.
Elle allait, elle allait semblable à la tempête,
Et le monde ébranlé, devenant sa conquête,
Était derrière, elle devant.
Salut, ô mon consul à la mine hautaine.
Tu fus auguste et grand, tu fus superbe et beau;
Tu dépassas du front Annibal et Pompée,
L'Europe obéissait au poids de ton épée...
Comment peux-tu tenir dans cet étroit tombeau?
Comme le froid linceul de sa couche fatale;
Pleurez votre César, l'intrépide guerrier;
Pleurez!... le soldat meurt sur le champ de bataille,
Emporté, l'arme au bras par l'ardente mitraille;
Il est mort prisonnier!
Ses regards se tournaient vers la France lointaine,
Comme vers une étoile d'or;
Son front s'illuminait d'un souvenir de flamme,
Il s'écriait: "Mon Dieu, je donnerais mon âme
"Pour la revoir encor.
"Comme un lion captif retient sur cette terre:
"Noble France, c'est toi;
"C'est toi, ton avenir, ta puissance, tes gloires,
"Tes vingt ans de combats, tes vingt ans de victoires;
"Ce n'est pas moi, ce n'est pas moi!"
Attendre en vain sa délivrance...
Couvre-toi de ton bouclier;
Tiens, voici ton cheval de guerre,—
Rapide comme le tonnerre,
Va délivrer le prisonnier.
Soldats, vieux vétérans, couvrez-vous de vos armes.
Au nom de votre honneur,
Ne laissons point, Français, s'endormir notre haine;
Nous avons deux proscrits au roc de Sainte-Hélène:
La gloire et l'empereur!
La mort a foudroyé le géant populaire;
Il est mort, il est mort!
Accablé, délaissé, trahi par sa patrie,
En murmurant: "Je meurs, ô ma France chérie,
Et malgré moi, je pleure sur ton sort".
Ah! notre honneur, Français, touche à son agonie!
Nous devrions rougir, car son propre bourreau,
Après avoir creusé sous ses pieds un abîme,
Après s'être repu du sang de la victime,
Nous fait l'aumône du tombeau.
D'oser nous approcher des restes du grand homme,
L'insulte sur le front;
D'oser lever les yeux, quand d'une main punique
On nous rend, d'une part, sa dépouille héroïque,
De l'autre, on nous jette un affront.
Loin de nos lâchetés, il reposait tranquille...
Ou bien pour le ravoir, lui, couvert de lauriers,
Lui, vainqueur d'Austerlitz, lui, le fils de la gloire,
Il fallait, l'arme au bras, conduits par la victoire,
Le ramener dans nos foyers.
Nos soldats chauds encor d'une grande bataille,
La poudre et le canon,
La France relevée et l'infâme Angleterre
Expiant ses forfaits les deux genoux en terre:
C'est ainsi qu'il fallait fêter Napoléon!
On ne peut prolonger ta honte et ta souffrance,
Car sur le marbre du tombeau,
Ravivant dans nos cœurs notre haine trompée,
Nous irons, jeunes, vieux, aiguiser notre épée
Ebréchée à Waterloo!!!
CAMILLE THIERRY
M. Camille Thierry était regardé comme un de nos Louisianais les plus lettrés. Quoique natif de la Nouvelle-Orléans, il a passé plus de temps à Paris qu'en Louisiane. D'ailleurs, c'est dans ce centre de lumière et de civilisation qu'il a reçu sa brillante éducation, et qu'il a respiré l'air de la liberté.
M. Camille Thierry s'est occupé spécialement de poésie. Ses pièces publiées dans les Cenelles ne sont pas ses seules compositions. Sa plume facile et abondante a fourni, dit-on, tout un volume qui, sans doute, est resté en France, son pays de prédilection.
Néanmoins, les quelques morceaux que nous avons de lui soutiennent assez sa réputation comme écrivain et homme de lettres. Thierry avait de l'élégance et de la grâce dans le style, des tournures naturelles et des expressions heureuses. Le morceau que nous citons de lui a été composé dans sa jeunesse; il porte, par conséquent, l'empreinte des inclinations du jeune homme. Cependant, cette ardeur du sentiment est tempérée par les réflexions d'une sagesse qui le tient éloigné des élans exagérés.
M. Thierry a fait des affaires à la Nouvelle-Orléans, mais le commerce ne lui plaisait guère et il s'en retira de bonne heure. Il était aisé, ses biens le mettaient à l'abri de toute privation. Il a pu donc se livrer tout entier à ses inclinations, sans inquiétude. Au physique, M. Thierry était de taille moyenne, avec des traits d'une très grande distinction.
Nous avons fait choix de l'Amante du Corsaire pour faire voir les mérites de notre jeune poète.
D'un rivage lointain,
Oh! dis-moi, n'as-tu pas rencontré sur ta route
Le svelte brigantin?
Dormi quelques instants?
Joué dans son cordage et dans sa voile blanche
Où murmurent les vents?
La voix de mon amant,
Demander à la brise un parfum de la terre
Pour calmer son tourment?
Des ailes à mon corps,
Je m'en irais d'ici comme ce blanc nuage
Qui passe sur ces bords.
J'irais sur l'Océan;
Pour baiser ses cheveux, j'irais, oui, fut-ce même
En un jour d'ouragan!
Qui n'a rien d'ici-bas;
Peut-être me vient-il d'un démon ou d'un ange...
Moi-même ne sais pas!
Et s'éloignent de moi:
Mes sœurs ne veulent plus écouter ma parole...
J'y pense avec effroi!
Sur leurs âmes de fer
Ma parole passait sans laisser plus de trace
Que tes ailes dans l'air!...
Dis-moi, petit oiseau?...
Ma mère qui m'aimait... dans le ciel a son âme,
Son corps dans le tombeau!
D'un rivage lointain.
Oh! dis-moi, n'as-tu pas rencontré sur ta route
Le svelte brigantin?
Camille Thierry composa plusieurs autres pièces dont voici la liste: Le Damné.—Le Passé.—Toi.—Adieu.—Le Réveil.—À Mademoiselle ***.—À Celle que j'aime.—Idées.—L'Ombre d'Eugène B.—Parle Toujours.—Le Suicide.—Jalousie.
Comme Dalcour, il a donné à la France ses préférences; c'est dans ce pays de sa première affection qu'il a poursuivi sa carrière avec le plus de zèle et qu'il a publié ce petit volume que nous serions heureux de posséder aujourd'hui, mais que la négligence de ses compatriotes a malheureusement livré aux ruines de l'abandon.
Thierry ne se faisait pas illusion sur le caractère indifférent de son peuple. Il savait bien qu'un homme comme lui ne pouvait ici compter que sur lui seul dans les combats de la vie. Dans un des ses morceaux, il s'exprimait ainsi:
Une voix me parler;
Pour lutter, j'étais seul, quand grondait le tonnerre...
Seul pour me consoler!
P. DALCOUR
Ce poète est un des hommes de 1844 dont nous parlons longuement dans une autre partie de ce livre.
P. Dalcour est né à la Nouvelle-Orléans, mais il fut élevé à Paris, où il reçut son éducation. Plus tard, il revint ici, pour vivre parmi les siens et partager leur sort; mais l'épreuve, dit-on, était trop rigoureuse. Il dut comme tant d'autres retourner en France, où il pouvait jouir de la liberté et de tous les avantages que la science, la littérature et les arts offrent aux esprits qui s'en nourrissent. Les charmes d'une société aussi hospitalière devaient nécessairement exercer une grande influence sur le caractère, le sentiment et les goûts d'un homme accompli comme Pierre Dalcour. Il était tout naturel qu'il retournât en France, car quel est l'homme qui, habitué dès l'enfance au contact de la civilisation, aurait pu se conformer aux coutumes avilissantes de l'esclavage et du préjugé de race?
Ces malheureux exilés volontaires, comme Dalcour, ne pouvaient que songer toujours à leurs mères et s'apitoyer sur le sort de celles qui leur avaient donné le jour, et cette compassion filiale augmentait encore les souffrances de leur âme constamment bouleversée.
C'est pendant que Dalcour séjournait à la Nouvelle-Orléans qu'il a composé les pièces que nous retrouvons dans les pages des Cenelles. Dalcour avait l'esprit prompt, et cette faculté lui rendait facile l'improvisation. Il pouvait improviser facilement des vers sur un sujet donné au hasard.
Voici ce qui est rapporté à la page 103 des Cenelles:
[Illustration: M. ALCÉE LARAT, Patriote créole, membre du Comité des Citoyens.]
Dans une société où l'on jouait aux Jeux innocents, il fut ordonné à un jeune homme, pour racheter son gage, de faire une déclaration d'amour à la dame de son choix. Il s'avança aussitôt vers une jeune personne qui passait pour être un peu dévote et s'acquitta ainsi de sa tâche:
Vous me rendez la foi qui donne l'espérance;
Afin de n'être plus par le doute agité,
Voulez-vous d'un baiser me faire charité?
Le sujet, comme on le voit, roulait sur les trois vertus théologales, la Foi, l'Espérance et la Charité, si tendrement chantées par Millevoye.
Nous remarquons aussi que Dalcour était traité avec beaucoup de déférence par ses amis et collègues. Armand Lanusse et Camille Thierry ont souvent complimenté ce poète, en lui adressant des vers et d'autres gracieusetés qui témoignent de leurs égards particuliers à son endroit.
Dalcour, Thierry et Valcour vivaient dans la sphère des hommes de lettres, ce qui leur a fourni la suprême satisfaction de voir de près les plus beaux esprits de l'Europe. Ils sont venus en contact avec les Hugo, les Dumas et autres célébrités qui ont illustré le siècle passé.
P. Dalcour nous a laissé les pièces de vers dont les titres suivent: Chant d'Amour.—Un An d'Absence.—À une Inconstante.—Le Songe.—Le Maudit.—Au Bord du Lac.—La Foi, l'Espérance et la Charité.—Acrostiche.—Les Aveux.—Caractère.—Vers écrits sur l'Album.—Heure de Désenchantement.
P. Dalcour, Armand Lanusse et Camille Thierry ont plus produit que les autres collaborateurs des Cenelles, et leurs écrits présentent aussi plus de valeur littéraire (si nous exceptons Séjour et Questy) que celles de leurs collègues.
Parmi les productions diverses de P. Dalcour, nous avons fait choix du Chant d'Amour. C'est un modèle de vers mêlés: imagé, vif, tendre et gracieux, ce morceau, dans ses tours variées, nous fait voir en même temps le caractère sensible de notre poète et ses ressources de style et d'imagination. Ses comparaisons sont correctes, sa composition est coulante, ses expressions ont de la couleur comme de véritables peintures. Nous pourrions dire de Dalcour ce que Boileau écrivait de Molière: "Jamais au bout d'un vers on ne le vit broncher".
Seconde mes efforts!
De tes sons les plus doux, sur l'aile du zéphyre,
Porte-lui les accords.
Aux oiseaux dans les airs,
À la brise du soir caressant le feuillage,
Emprunte tes concerts.
Mais doux, harmonieux,
Qui font que l'âme croit ouïr la voix des anges
Qui chantent dans les cieux.
L'aveu de mon ardeur,
O ma lyre, aujourd'hui; dis-lui donc ce mystère,
Ce secret de mon cœur.
S'exhaler doucement,
Comme un concert lointain, comme une symphonie
Dans un écho mourant!...
Quand aura fui le jour,
Dans l'ombre du mystère.
À celle qui m'est chère
Porte ce chant d'amour.
Et, telle qu'un nuage immense,
Descend sur la terre en silence;
Quand tout repose sous les cieux.
Heure de douce rêverie,
Parfois son image chérie
Semble être présente à mes yeux!
Son front pur, sa grâce candide,
Ses lèvres de corail humide
Ses yeux noirs remplis de langueur;
Et je sens la vive étincelle
Qui, s'échappant de sa prunelle,
Soudain vient embraser mon cœur.
Entendre sa voix qui soupire,
Plus suave que le zéphyre
Jouant à travers les rameaux,
Et plus douce que le murmure
Du clair ruisseau, dont l'onde pure
Serpente parmi les roseaux.
Caresse la fleur odorante,
Et s'élève plus énivrante,
Le soir, vers la voûte des cieux,
Moi, je crois de ma bien-aimée
Respirer l'haleine embaumée
Dans ces parfums délicieux.
Qui réfléchissait son image
S'enfuit comme un léger nuage
Que chasse un vent impétueux!
Ou telle, au lever de l'aurore,
On voit l'ombre qui s'évapore
Aux premiers rayons lumineux.
Reviens, ô douce rêverie,
Ombre décevante et chérie,
Reviens une dernière fois!
Hélas! quand ma bouche l'appelle,
Je n'entends que l'écho fidèle
Qui réponde au loin à ma voix!...
Jette, avant de s'éteindre, une vive clarté;
Exhale un dernier chant de ta corde vibrante,
Qui dise les tourments de mon cœur agité!
Et la terre et les cieux,
Soit que sur nous du soir le voile de mystère
Tombe silencieux;
Qui fais battre mon cœur,
Qui ranimes l'espoir en mon âme affaissée
Sous le faix du malheur.
La nuit, dans mon sommeil;
Quand le jour luit c'est toi que mon œil cherche encore
À l'heure du réveil.
Qui vole autour de moi;
Cette ombre que ne peut dissiper la lumière,
C'est toi, c'est toujours toi!
Peut-il nous rendre heureux?...
Pour qui rêve au bonheur, quand le songe s'achève
Le réveil est affreux!
Où je suis abîmé,
Viens, je n'espère plus qu'un bonheur en ce monde,
C'est celui d'être aimé.
Peut consoler le cœur des maux qu'il a soufferts;
C'est la fraîche oasis, c'est la manne sacrée,
C'est la source d'eau pure au milieu des déserts!
B. VALCOUR
M. B. Valcour est né à la Nouvelle-Orléans. Si nous devons en juger par la date de ses écrits, il serait un des plus anciens parmi les collaborateurs des Cenelles.
M. Valcour a fait ses études en France et sous la direction de bons maîtres, comme il le déclare lui-même dans son Épître à Constant Lépouzé, poète.
Il savait le latin et le grec. Il nous intéresse par la franchise de son caractère et par le ton classique qu'il maintient dans ses vers élégants et polis. Il n'hésite pas à nous annoncer qu'il est poète et qu'il est familier avec les ouvrages d'Horace et de Virgile.
Valcour écrit avec assurance: il dit qu'il connaît les règles de l'Art Poétique et soutient ses prétentions en nous donnant des alexandrins des plus harmonieux et des mieux disposés. Il allégorise un peu dans ses poésies, mais ce défaut est plutôt un caprice qu'un vice.
Valcour a choisi pour son genre de composition les rimes plates, les vers croisés et les stances régulières. Il a cependant un ou deux morceaux de vers mêlés.
Mais dans toutes ses productions, il se conforme scrupuleusement aux règles de l'art poétique. Sa versification est facile, et ses rimes, sans être riches, ne blessent pas d'oreille. Elles sont toujours harmonieuses.
Le morceau qui suit, tiré des Cenelles, a été composé en 1828. Nous ignorons l'âge que M. Valcour pouvait avoir en ce temps-là. Il devait être encore au printemps de la vie lorsqu'il conçut cet hommage adressé à son professeur.
Que je fus à tes lois, enfant, jadis soumis:
De toutes tes bontés j'aime la souvenance.
Dans mon cœur, j'ai gardé tes préceptes amis.
C'est toi qui m'instruisis aux métriques accents,
Ma muse vierge encore et sensible et discrète,
Fait entendre pour toi le premier de ses chants.
Tu me donnas la clef du langage des Dieux;
Tu me montras du doigt l'ingénieux Horace,
De Virgile m'ouvris le livre harmonieux!
Qui vend au poids de l'or ses talents aux abois,
Dont la plume de fer jamais ne se décide
Qu'à faire un "J'ai reçu" quand vient la fin du mois.
Emprunter ta science à Constant Letellier;
Tu ne fis pas de nous un obscur monopole,
Ne vendis pas le banc et même l'écolier.
Un A gonflé d'orgueil ou bien un Z bavard,
Faire de quelqu'ami la louange indiscrète
Ou l'éloge menteur d'un Mécène bâtard.
Emule audacieux de Lavan, de Daru,
Par toi Louisiana jouit d'un jour de fête,
Aux bords de son grand fleuve Horace est apparu.
Interroger des yeux les restes de Poestum,
Parcourir en rêvant Ferrare délaissée,
Fouiller dans Pompéï, puis dans Herculanum?
Au modeste rhéteur le tribut mérité.
Je n'ai qu'un mot pour toi, le voici: merci, Maître;
Ma bouche te le dit, mais mon cœur l'a dicté.
Tout ce que nous pouvons ajouter en matière de réflexion, c'est que les sentiments exprimés dans les vers qui précèdent nous apprennent d'une façon singulièrement sensible tout ce qu'il y a de bien ou de mal dans l'influence du contact.
Des Lépouzés font des Valcours.
M. Valcour nous a donné plusieurs autres pièces, telles que L'Heureux Pèlerin.—À Malvina.—À Hermina.—Le 11 mars 1835.—L'Ouvrier Louisianais.—À Mon Ami.—Mon Rêve.—Son Chapeau et Son Châle.—À Mademoiselle Célina.—À Mademoiselle C.
———
J. BOISE
———
Toi qui régis les mortels et les dieux,
Pourquoi faut-il que ta flèche cruelle
Frappe le sein d'un mortel dédaigneux?
Moi qui voulais dans le printemps de l'âge
Jouir en paix des plaisirs les plus doux,
Tu me fixas dans ma course volage;
De mon bonheur ton cœur fut-il jaloux?
Tout est triste à mes yeux,
Tout m'afflige et m'alarme,
Le jour m'est odieux.
Mes membres s'affaiblissent...
Que vais-je devenir?...
Mes yeux s'appesantissent,
Hélas! faut-il mourir!
Dis-moi, que t'ai-je fait?
Sans toi je hais la vie,
Sans toi tout me déplaît.
Tu ne dis rien encore...
Que vais-je devenir?
Vainement je t'implore,
Hélas! je vais mourir!
Ne puis-je le savoir?
Serais-je la victime
D'un cruel désespoir?
Tu gardes le silence...
Que vais-je devenir?
Prononce ma sentence,
Dis-moi, dois-je mourir?
À mon sinistre sort
Sur mon front déjà tombe
Le voile de la mort!...
Mes tourments vont finir;
Je quitte cette vie,
Adieu, je vais mourir.
J. BOISE
Jean Boise avait la réputation d'être un excellent écrivain, mais sa raison s'est voilée à cette période de sa vie où il promettait le plus pour les lettres. Ses amis l'ont beaucoup regretté à cause de son beau caractère et de ses heureux talents. Sa démence devint une maladie qui termina ses jours trop tôt pour l'espoir de ses contemporains.
La dernière stance du morceau que nous publions de lui révèle, comme le dirait Lamartine, une "âme triste jusqu'à la mort".
———
BOWERS
———
Exhalait ses douleurs au champ semé de croix;
Il chantait, et l'oiseau, caché sous le feuillage,
Semblait, pour l'écouter, suspendre son ramage.
Il chantait, et des vents l'haleine se taisait;
Le murmure des eaux, triste, s'assoupissait;
Il chantait, et mon cœur, attendri jusqu'aux larmes,
Se fondait au récit de ses longues alarmes;
Il chantait, et parfois ses funèbres accords
Faisaient glisser soudain un frisson sur mon corps!
Les regards tristement attachés à la terre,
Je me prends à pleurer en pensant à celui
Qui m'avait dit jadis: «Je serai ton appui,
Je serai le soutien de ton sort déplorable;
Le monde te dédaigne, hélas! es-tu coupable
Si tu souffres, dis-moi, des malheurs d'ici-bas?
Si partout l'infortune accompagne tes pas?
Non, non, tu ne l'es point. Sur ton destin je pleure.
Enfant, acceptes-tu ma chétive demeure?
Avec moi veux-tu vivre, infortuné plaintif?
Je serai désormais ton parent adoptif;
J'adoucirai ton sort; hélas! il est à plaindre!
Enfant, dans mon séjour tu n'auras rien à craindre;
Des orages du temps j'abriterai tes jours;
Car tu seras mon fils, et le seras toujours.
J'endormirai tes maux. Dans ma demeure antique,
Oh! viens te reposer, enfant mélancolique!»
En achevant ceci, me prenant par la main
Dans son riant séjour il me conduit soudain,
Il m'appelait son fils, je lui disais: mon père;
Enfant, il me montrait un avenir prospère.
Déjà j'étais joyeux; seulement, quelquefois
Le triste souvenir d'une touchante voix
De mon hilarité venait rompre les charmes,
Et soudain me forçait à répandre des larmes.
Mais quand je le voyais, ce généreux ami,
Du sommeil de la mort maintenant endormi,
J'étanchais aussitôt mes larmes à sa vue,
Et soudain me berçais d'une joie imprévue;
Car il savait toujours des mots consolateurs,
Des mots qui suspendaient les tourments et les pleurs,
Des paroles de miel, si douces et si belles
Qu'elles assoupissaient mes peines trop rebelles!
Il a donc expiré, ce père généreux!...
Sur sa mort j'éclatais en sanglots douloureux!
De son dernier soupir je me souviens encore:
C'était au mois de Mars, au lever de l'aurore...
Je venais de ma sœur visiter le tombeau,
Quand, tout-à-coup, j'ouis une voix triste et tendre
Balbutiant un nom que je ne pus comprendre.
J'écoutai... Cette voix, qui me fit soupirer,
Murmura: «Ton père est au moment d'expirer,
Enfant, n'entends-tu pas? C'est sa voix qui t'appelle,
Viens étendre ta main sur sa couche mortelle,
Viens présenter ta lèvre à son baiser d'adieu;
Sur son lit de douleur l'entretenir de Dieu!
J'écoutais pâlissant, sur le bord de sa couche,
Ces derniers mots, hélas! échappés de sa bouche:
C'en est fait, ô mon fils, je te quitte à jamais;
Sur mon tombeau désert tu priras désormais!...
Chaque jour tu viendras, au lever de l'aurore,
Enfant, pour y gémir, t'agenouiller encore...
Que je serre ta main! c'en est fait... je me meurs...»
Et sa voix aussitôt s'éteignit dans les pleurs.
Hélas! il n'est donc plus! sur son froid mausolée
Je soupire parfois ma tristesse isolée.
Au matin de mes jours tel est, tel est mon sort,
Banni du monde entier je pleure sur la mort!
M'égarant, désolé, dans ce noir cimetière,
Je contemple l'abri de ma famille entière;
Je suis seul, toujours seul dans le champs des tombeaux,
Où le saule éploré balance ses rameaux,
Où souvent fatigué, je m'assoupis à l'ombre
D'un antique cyprès: là, rêveur, triste et sombre,
D'un ange de quinze ans, couronné de jasmins,
Je crois presser parfois les palpitantes mains.
Tenir entre mes bras cette vierge timide,
M'enivrer du regard de sa prunelle humide!
Puis soudain je m'éveille en murmurant ces mots:
Hélas! ce n'est qu'un rêve au milieu des tombeaux!
Ah! ton seul souvenir, ange à jamais aimable,
Dans mes malheurs fait naître un charme inexprimable
Mais bientôt, je le sens, j'irai dormir enfin
De ce sommeil, hélas! qui n'aura pas de fin!
Alors, Anastasie, en contemplant ma pierre,
Qu'une larme d'amour arrose ta paupière!
Puisses-tu t'attendrir à l'aspect de ces mots:
«Il vécut et mourut au milieu des tombeaux.»
Et les deux bras croisés sur sa jeune poitrine,
Rêveur, il s'assoupit en contemplant des cieux
Le flambeau dont l'éclat argentait ses cheveux;
Et quand l'oiseau chanta le réveil de l'aurore
Dans la même attitude il sommeillait encore:
Oui, mais de ce sommeil dont le lugubre aspect
Imprime dans nos cœurs un éternel regret!...
Quoique nous n'ayons aucun renseignement sur la vie, le caractère ou le mérite de M. Bowers, cependant nous croyons juste et sage de publier la pièce qu'il nous a léguée. Le sujet en est éloquent, le style, bien soutenu et la marche des idées, bien suivie.
M. Bowers fut un collaborateur des Cenelles, et cette qualité nous le fait apprécier tout autant que sa poésie.
Il avait donc sa place toute trouvée dans cet ouvrage.
L. BOISE.
Et ses trésors et ses puissants attraits.
Pour le fêter, assis sur la verdure,
Les troubadours chanteront tes bienfaits.
Tu m'entendras, charmé de ton retour,
À ma Cloé dire de douces choses;
Tu me verras tout rayonnant d'amour.
Te salueront sous des toits frais et verts;
Sur les bosquets, tous les oiseaux fidèles
S'assembleront pour former leurs concerts.
Du sombre Hiver subit les dures lois!
Elle soupire, implore ta présence;
Elle gémit... n'entends-tu pas sa voix?
Louis Boise était le frère de Jean Boise.
Nous avons entendu les anciens dire que Louis Boise ne savait pas lire jusqu'à l'âge de vingt ans. Si cela est vrai, il est digne d'être compté au nombre de nos prodiges, car un homme d'une intelligence ordinaire ne pourrait commencer si tard à apprendre les lettres et réussir à composer des vers comme ceux que nous venons de citer. La tâche était énorme, mais la réussite fut merveilleuse.
[Illustration: DR. L. ROUDANEZ, Patriote créole, fondateur et propriétaire de la Tribune de la Nouvelle-Orléans.]
CHAPITRE IV
Les collaborateurs des "Cenelles" (Suite).—Notices biographiques.
MICHEL ST-PIERRE
M. St-Pierre était poète et maître d'armes. Comme poète il était naturel et gracieux. Tous ses vers sont construits dans un style coulant et plein de charme. St-Pierre était d'un caractère aimant, et ses compositions reflétaient la chaleur de ses affections. Sa bonne nature n'a jamais été mieux révélée que dans sa pièce intitulée Le Changement. C'est celle que nous avons choisie pour introduire M. St-Pierre, étant celle que le poète adressait à l'objet de ses feux, au moment où il voulait passer du célibat au mariage. Chose curieuse, tous les enfants apprennent cette romance avec facilité et la chantent avec plaisir.
Son courage physique et sa fermeté le firent surnommer le Bayard créole. À sa mort, M. Lanusse prononça un discours sur son cercueil, ne manquant pas de faire allusion à la bravoure remarquable de son ami.
M. St-Pierre était de la Nouvelle-Orléans et appartenait à une famille nombreuse et respectable. Ses frères et sœurs ont comme lui reçu les avantages d'une éducation soignée. Tous suivaient avec piété les principes de l'Église catholique, dans lesquels ils avaient été élevés.
Ce sens religieux se manifeste assez souvent dans les écrits de notre poète. St-Pierre, à une certaine heure de sa vie, avait voulu se suicider; mais sur les conseils d'un ami, il revint à lui, c'est-à-dire à ces sentiments de foi que la folie seule pouvait affaiblir.
Je vivais paisible et content,
L'amour me semblait sans puissance,
Aussi je le bravais souvent;
Mais ces doux plaisirs de ma vie
Hélas! n'ont pu durer toujours,
Puisque vos beaux yeux, Amélie,
En ont interrompu le cours.
Si vous souriez à mes vœux,
Je vous en fais l'aveu sincère,
Vous m'aurez rendu plus qu'heureux;
Car le bonheur que je respire,
Quand je me trouve auprès de vous,
Est une ivresse... un doux délire
Dont mille amants seraient jaloux!
On voit la bonté, la candeur,
L'innocence et la modestie,
Et tout ce qui marque un bon cœur.
Quand, par un regard plein de flamme,
Parfois j'interroge vos yeux,
L'espoir semble dire à mon âme
Que vous partagerez mes feux.
Nous tenons encore de M. Michel St-Pierre quelques autres pièces dont voici les titres: La Jeune Fille Mourante.—À Une Demoiselle.—Deux Ans Après.—Couplets.—Tu m'as dit: Je t'aime.
NUMA LANUSSE
La grâce du style, l'élégance des formes et un naturel gai: tels sont les traits qui distinguent les "Couplets" de Numa Lanusse. Ces vers prouvent que l'auteur possédait un beau talent poétique qui, sans doute, se serait développé avec l'âge, si la mort n'était venu le surprendre si prématurément. Il avait de nombreux admirateurs.
M. Numa Lanusse est mort à vingt-six ans, des suites d'une chute de cheval.
COUPLETS
Entreprenez le voyage incertain,
Puisse un doux vent, puisse une mer prospère
Conduire au but votre amoureux destin.
Que de vos cœurs de sinistres images
Ne viennent point troubler le doux transport;
Voguez, amis, sans craindre les orages,
Nos vœux ardents vous conduiront au port.
Un doux espoir flatte vos tendres cœurs;
L'amour vous suit, et d'abord pour prémices,
Ce Dieu charmant vous couronne de fleurs.
Pour prévenir tempêtes et naufrages,
Nous prions tous, et d'un commun accord.
Voguez, amis, sans craindre les orages,
Nos vœux ardents vous conduiront au port.
De votre marche a retardé l'essor;
Le ciel s'ombrage et la vague écumante
Va vous couvrir!...—Non, l'espoir luit encor.
La vérité dissipe les nuages
Et l'air plus frais vous pousse sans effort.
Voguez, amis, sans craindre les orages,
Nos vœux ardents vous conduiront au port.
Et jusque là le bonheur vous a lui.
L'Amour s'en va, et l'Amitié constante
Est avec vous; ce sera votre appui.
Votre œil sourit à de charmants présages,
De beaux enfants veillent sur votre sort;
Voguez, amis, sans craindre les orages,
Leurs vœux, leurs soins vous conduiront au port.
M. Numa Lanusse a aussi composé une autre pièce intitulé: Justification. Cette pièce fait partie des Cenelles et soutient la réputation de l'auteur. À ce qu'il paraît, il était accusé par une demoiselle d'avoir produit des couplets contre elle. C'est cette accusation qui a donné lieu à Justification. Nous regrettons ne pouvoir imprimer la romance dans son entier, faute d'espace, mais nous croyons devoir en extraire les lignes qui vont suivre et que nous entendons souvent répéter dans notre population, la plupart des personnes qui les citent en ignorant peut-être l'origine:
Car trop souvent il détruit le bonheur."
Il y a plus de poésie dans ces deux lignes qu'un étranger ne le pourrait croire, le Créole seul peut bien en apprécier la philosophie.
DESORMES DAUPHIN
On verra que la pièce qui va suivre est l'expression du désespoir. Il y a une chose bien remarquable chez tous nos poètes, c'est qu'ils mettent de l'âme dans toutes leurs compositions. Que le sujet soit triste ou gai, simple ou majestueux, l'expression, la manière dont ils exposent leurs idées ne manquent jamais d'être l'effet de l'art rehaussé par l'affirmation du sentiment.
Dans ces lignes de Dauphin, tout est morne et lugubre. Le poète semble les avoir conçues sous l'empire d'une funeste résolution.
Cependant, pour la clarté des pensées, pour l'élévation des sentiments, comme pour la pureté du langage, rien, dans le genre choisi, ne peut surpasser l'excellence des strophes ici reproduites.
Avoir si tôt suspendu les transports?
Te souviens-tu des jours où ton ivresse
Me promettait un bonheur sans remords?
Adieu, pardonne à mon âme attendrie
De ne pouvoir se détacher de toi;
Je vais payer aujourd'hui de ma vie
Le temps heureux où je reçus ta foi.
Je veillerai sur ton destin;
Là finira le sort funeste
Qui de mes jours approche ici la fin.
Ton faible cœur connaîtra la douleur,
Viens prier Dieu sur ma tombe discrète,
Soudain pour toi renaîtra le bonheur.
Et, l'Eternel exauçant ta prière,
En souvenir de nos amours passés,
Pose une fleur au marbre tumulaire
Qui couvrira mes restes desséchés.
Je veillerai sur ton destin;
Là, finira le sort funeste,
Qui de mes jours approche ici la fin.
———
NELSON DESBROSSES
———
LE RETOUR
AU VILLAGE AUX PERLES[1].
———
Tout me le dit, oui, mon cœur le sent bien.
Séjour joyeux, tu bannis mes alarmes,
Dieu des amours, quel bonheur est le mien!
Bosquet fleuri, témoin de notre flamme,
Je te revois, ce n'est point une erreur,
Ruisseau chéri, c'est à toi que mon âme
Veut en ce jour confier son bonheur.
Mais la voilà! comme elle est embellie;
Ah! que d'attraits, que d'aimables appas!
Elle sourit... combien elle est jolie!
Charmante Emma, je vole sur tes pas.
On voit quel soin nos poètes mettaient à chanter les jeunes beautés de leur époque.
Le Village aux Perles est sans doute le lieu qui a inspiré Armand Lanusse lorsque, dans son Introduction aux Cenelles il a fait allusion aux "charmantes Louisianaises dont la beauté, les grâces et l'amabilité se conserveront sans doute dans toute leur merveilleuse pureté chez celles qui leur succéderont." Desbrosses s'est bien acquitté de sa tâche. Comme ce ravissement est naturel: "La voilà! comme elle est embellie!"
Nous avons encore, de nos jours, bon nombre de ces perles...
M. Nelson Desbrosses était natif de la Nouvelle-Orléans. C'était un homme éminemment respectable et sympathique. Comme la plupart de ses contemporains, il a reçu les avantages de l'instruction dans une école privée et sous des maîtres consciencieux. En grandissant, il s'est senti de son temps, et il a cultivé les Muses. Il s'est rapproché de la société des bardes de son époque, et c'est ainsi que nous trouvons ses vers dans les Cenelles.
Nelson Desbrosses a visité Haïti, où il a passé plusieurs années De Sa vie; néanmoins, c'est en Louisiane qu'il s'est fait une carrière.
Il était connu non seulement comme poète, mais, plus encore, comme homme de bien. Doué par la nature de certaines aptitudes particulières, il prit le parti de les développer sérieusement. Dans la poursuite de cette résolution, il se fit l'ami du célèbre Valmour, qui le prépara et de qui il reçut les conseils nécessaires pour obtenir la puissance qu'il désirait acquérir dans "l'imposition des mains et dans la transmission des messages spirituels". Avec le temps, il devint un maître dans cet art salutaire, ainsi qu'un grand nombre de ses obligés peuvent encore l'attester.
M. F. LIOTAU
———
Te voilà maintenant désert et solitaire!
Ceux qui furent commis ici-bas à tes soins,
Du tabernacle saint méprisant les besoins,
Ailleurs ont entraîné la phalange chrétienne.
Jusqu'à ce que chacun de son erreur revienne,
Sur tes dalles, hélas! on ne verra donc plus
S'agenouiller encor les enfants de Jésus,
Qui, l'oreille attentive et l'âme timorée,
Savouraient d'un pasteur la parole sacrée?
Et de ton sanctuaire, espace précieux,
L'encens n'enverra plus son parfum vers les cieux!...
Tes splendides autels, tes images antiques,
Tes croix, tes ornements et tes saintes reliques,
Hélas! vont donc rester dans un profond oubli
Qui les range déjà sous son immense pli!...
O toi, temple divin, toi dernière demeure
Des hommes bien-aimés que le peuple encor pleure,
Et qui, peut-être aussi, ressentant tous tes maux,
Gémissent comme nous du fond de leurs tombeaux;
Toi qui me vis, enfant, en ton enceinte même
Recevoir sur mon front les signes du baptême;
Hélas! ai-je grandi pour te voir en ce jour
Désert, abandonné peut-être sans retour!...
Auguste et pur asile où toute âme est ravie,
Lorsque se chante en chœur la sainte liturgie,
Resteras-tu toujours privé de tout honneur?
Puisque jamais en vain nous prions le Seigneur,
Chrétiens, unissons-nous; quand ce Dieu tutélaire
A versé tout son sang pour nous sur le Calvaire,
Espérons qu'en ce jour Lui seul, puissant et fort,
En le priant du cœur, changera notre sort;
Prions si nous voulons que sa miséricorde
Détruise parmi nous la haine et la discorde.
Déjà cette espérance, en tarissant nos pleurs,
N'a-t-elle point versé son baume dans nos cœurs?
N'avons-nous point revu la foule orléanaise
Quand vint la noble fête[2], au vieux temple tout aise?
Alors le vrai bonheur brillait dans tous les yeux,
Car tout fut oublié dans cet instant heureux!
Chrétiens, un autre effort penchera la balance
Sans doute vers la paix, gardons-en l'assurance;
Et nous verrons encor comme dans le passé,
Le peuple chaque jour au temple délaissé!...
F. Liotau nous a laissé de très bonnes pièces. Le morceau que nous avons choisi, Une Impression, est une de ses plus heureuses productions. Dans ses vers, l'auteur exprime son respect pour la Religion catholique et ses vœux pour l'union des cœurs chrétiens. Liotau soigne son style dans tout ce qu'il écrit, depuis le badin jusqu'au grave. Liotau est spirituel et fécond: il ne manque jamais de sel dans ces poésies, et il s'arrête à la fin de son œuvre sans s'épuiser. Nous tenons de ce poète: Un an après.—Eline.—Mon Vieux Chapeau.—À Ida.—Couplets chantés à une Noce.—À un Ami qui m'accusait de Plagiat.—Un Condamné à Mort.
———
AUGUSTE POPULUS
———
De sa robe d'azur se pare de nouveau;
Quand souriant d'espoir l'astre qui nous éclaire
Rejette au loin son voile, et répand sa lumière;
Pour fêter le retour de ce beau jour naissant,
Le rossignol joyeux fait entendre son chant:
Ainsi, puisque ta muse aujourd'hui se réveille,
Et que des sons charmants ont frappé mon oreille,
Il m'est doux de penser que du Destin jaloux
Ton courage a vaincu le funeste courroux.
Maintenant plus d'ennuis, plus de morne silence;
Que le plaisir, ami, succède à la souffrance.
Écarte de ton cœur ce passé ténébreux
Que tu sus racheter par des efforts heureux;
Célèbre par tes chants cette grande victoire:
Ton retour aux vertus te couronne de gloire.
À Mon Ami P.—Acrostiche.—Réponse à mon Ami M. St-Pierre: telles sont les pièces signées du nom de ce poète.
M. Auguste Populus était maçon de métier. Malgré la maladie consumante dont il était atteint, son assiduité à l'étude était remarquable, son amour pour les exercices de l'esprit lui attirait l'estime et l'admiration de ses contemporains.
Il est mort jeune, à peine âgé de 46 ans.
M. Populus était de la Nouvelle-Orléans.
Lui et St-Pierre étaient unis par les liens de la plus étroite amitié. St-Pierre, dans un moment de désespoir, avait songé à se suicider, et ce fut son ami Populus qui l'en dissuada. Le morceau que nous reproduisons était la réponse à l'épitre de St-Pierre, dans laquelle ce dernier exprimait sa gratitude à notre poète de ce qu'il était venu le rappeler ainsi à la raison, ou, comme il le dit, aux vertus. Cette circonstance donne un caractère solennel à la pièce, comme aussi elle en fait ressortir la sublime inspiration.
NICOL RIQUET
Nicol Riquet était cigarier de métier. L'on dit qu'il improvisait facilement et qu'il a fait la réputation de plusieurs parasites littéraires de son temps. Riquet n'a jamais quitté la Nouvelle-Orléans. Il a composé, dit-on, une foule de romances qui n'ont jamais été imprimées, mais que la jeunesse de son temps aimait à chanter.
Le Rondeau Redoublé de Riquet a la distinction d'être la seule composition de ce genre publiée dans les Cenelles. À ce titre, elle offre un intérêt particulier. C'est une dédicace naïve adressée au dieu Bacchus.
———
RONDEAU REDOUBLE
———
Allons, ma muse, il faut faire merveille!
N'écrivons plus désormais pour de l'eau,
De bon vin vieux on nous paiera bouteille.
Il faut rimer dans un genre nouveau,
Il ne faut pas ici que je sommeille:
De francs amis demandent un rondeau.
De fleurs l'Amour nous offre une corbeille;
Du dieu du vin j'aime mieux le cadeau.
Allons, ma muse, il faut faire merveille!
Au jour, mes vers tombent dans l'eau: c'est beau!
Dès à présent, muse, je te conseille,
N'écrivons plus désormais pour de l'eau.
Un nouveau vers à rime sans pareille;
Allons, toujours, nous ferons un tableau;
De bon vin vieux on nous paiera bouteille.
Vite, en passant ôtons notre chapeau;
À ses discours ouvrons bien notre oreille,
Pour n'être pas nommés poètereau...
———
MANUEL SYLVA
———
Puisque tu perds tes doux accents,
Et ne chantes que le délire
Qui s'est emparé de mes sens.
Tes sons attiseraient la flamme
Que mon cœur alimente en vain.
Ah! pour le repos de mon âme,
Lyre funeste, fuis soudain!
À mon esprit passionné,
Je vois son image fidèle
Dans l'œillet qu'elle m'a donné.
Cette fleur, bien qu'elle se fane,
Est constamment là, sur mon sein...
Sors de cet asile, profane,
Oeillet funeste, fuis soudain?
Je vais jouir d'un doux repos!
Non, je n'ai plus rien d'Aurelie
Que le souvenir de mes maux.
Pleurs versés pour une inconstante,
Vous ne coulerez plus demain...
Mais, quand de l'oublier je tente,
Mon cœur s'y refuse soudain!
Lyre, œillet, revenez à moi.
Disparais, sombre jalousie,
Aurelie a reçu ma foi.
Dans l'Amour tout est indicible,
Plaisir, malheur, joie et chagrin:
Pour un mot on est inflexible,
Un regard désarme soudain!
Manuel Sylva, dit-on, était un homme très modeste mais d'un talent hors ligne. Il n'a écrit pour les Cenelles que deux morceaux, l'un ayant pour titre Le Rêve et l'autre, Soudain, que nous avons reproduit.
Sylva était de descendance espagnole, ainsi qu'il semble l'indiquer dans son Essai Littéraire. Voici comment il s'exprime:
J'osai mêler ma voix dans un air Espagnol.
Las! Je chantais Adèle et ma mère chérie,
Et tous les agréments d'une belle patrie.
Le joug pesait lourdement sur la belle nature de Sylva, et il rêvait aux charmes d'un pays qu'il appelait le sien et qui, peut-être, était encore le séjour de ses parents bien-aimés.
V. E. RILLIEUX
Victor Ernest Rillieux est natif de la Nouvelle-Orléans. Il descend d'une famille dont plusieurs membres se sont illustrés par des aptitudes spéciales et des services précieux rendus à notre population.
Comme disait Joanni de William Stephens, "il est mort avant l'âge". En effet, 53 ans, c'est comparativement un jeune âge pour mourir, surtout lorsqu'il s'agit d'un homme de la valeur de Rillieux.
Rillieux avait le désavantage d'être pauvre. Il a passé des jours bien tristes, mais jamais sur son visage calme on ne pouvait découvrir la trace de ses souffrances.
Il partageait son temps entre les soins de son petit commerce et l'improvisation de ses vers.
Rillieux était d'un esprit fécond: il a plus écrit qu'aucun autre Louisianais. Malheureusement, il ne reste de lui qu'un petit nombre de pièces. Ce sont des chansons, des odes et satires, et des traductions de l'espagnol dont le mérite est reconnu.
Nous avons fait choix pour la publicité d'une romance de notre poète qui a été mise en musique par le plus célèbre de nos compositeurs, lui aussi couché maintenant dans la tombe.
Victor Ernest Rillieux est mort inopinément le 5 décembre 1898. C'était un autre Gilbert, à qui il ressemblait par le talent et par les malheurs.
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LE TIMIDE
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Au milieu de ses fleurs, sous l'oranger fleuri;
Mais quand de son doux chant la note harmonieuse
Vient raviver des feux de mon cœur attendri,
Pourquoi, timide, il faut qu'en mon ivresse extrême
Je ne puisse jamais dire à celle que j'aime:
Chante toujours,
O mes amours!
Chante, chante toujours.
Ses grâces, sa beauté, son regard enchanteur.
Pourtant, quand de sa lèvre un suave sourire
Comme un reflet du Ciel vient embraser mon cœur,
Pourquoi, timide et faible, en mon extase même
Je n'ose dire, hélas! à la dive que j'aime:
Souris toujours
O mes amours!
Souris, souris toujours.
Oh! quand elle murmure en un souffle amoureux
Un nom, un tendre aveu qu'en mon âme joyeuse
J'écoute avec amour comme un chant des cieux,
Pourquoi, croyant, doutant, à ce moment suprême,
Je ne puisse, oh! mon Dieu, dire à l'ange que j'aime:
Rêve toujours,
O mes amours!
Rêve, rêve toujours.
CHAPITRE V
Beaumont et la chanson créole.—L'affaire Toucoutou.—Poètes et journalistes.
BEAUMONT ET LA CHANSON CREOLE
Joe Beaumont est né à la Nouvelle-Orléans en 1820, et il est mort en 1872 dans la même ville, sans jamais en être sorti.
Beaumont était d'humeur toujours égale, toujours disposée à faire bon accueil, et cette bienveillance le faisait estimer de tout le monde.
Comme poète, il était ingénieux et naturel. Dans ses compositions, il employait des formes agréables, mais il ne blessait jamais la vérité. On observe ces qualités surtout dans ses chansons créoles, qui ont toujours pour fond une morale ou un fait pris de la vie réelle. Il était le poète créole par excellence.
L'AFFAIRE TOUCOUTOU
Beaumont a montré son talent particulier comme chansonnier créole lors du procès qui a eu lieu en notre cité, un peu avant la guerre civile entre deux familles de couleur bien connues. Ce différend avait été provoqué par un échange d'épithètes de la part des enfants, qui s'étaient brouillés dans une querelle de rue. L'un des enfants avait traité l'autre de nègre. Il s'en est suivi des démêlés de cour qui ont fait grand bruit dans le temps, et qui se sont terminés d'une manière funeste aux prétentions de la défense.
La personne attaquée en justice cherchait à se justifier en alléguant qu'elle était de race caucasique, qu'elle était une blanche, comme on le disait à l'époque. La poursuite ayant prouvé qu'elle était de descendance africaine, elle fut reconnue comme telle par la Cour Suprême de l'État.
Cette contestation judiciaire était intéressante, parce que bon nombre de personnes d'origine douteuse avaient recours à la loi pour se fixer un état civil favorable. Ces personnes, une fois régularisées par les tribunaux, passaient dans les rangs de la race blanche et jouissaient de tous les droits et privilèges attachés à cette position.
Une décision adverse, par contre, était désastreuse, fatale, car elle entraînait la perte de tout prestige pour la victime, qui ne pouvait plus alors vivre dans les mêmes conditions sociales.
D'un autre côté, la population de couleur était sérieusement divisée sur cette question d'usurpation ethnologique. Les uns approuvaient, les autres désapprouvaient la conduite des gens de couleur qui voulaient se glisser dans la société des blancs.
Les dissidents étaient en majorité, et Beaumont, quoique quarteron, était en pleine sympathie avec les vues de cette classe. C'est ainsi qu'il s'est intéressé à la cause célèbre dont nous parlons et qu'il s'en est constitué le chroniqueur.
Malheureusement, nous n'avons pas toutes les chansons que Beaumont a composées à cette occasion, mais les quelques morceaux recueillis suffiront, nous voulons le croire, pour faire connaître le génie de notre poète, ainsi que le sentiment du peuple de l'époque à l'égard de ces folles controverses dont la couleur de l'épiderme faisait le sujet.
Le poète explique le commencement de l'affaire comme suit: