Nos Hommes et Notre Histoire: Notices biographiques accompagnées de reflexions et de souvenirs personnels
Qui sorte dans Bonfouca.
Li vini porté nouvelle,
Li prend so sœur dans so bra.
Li dit: "Chère Toucoutou,
Mo croire nous va vini fou."
La sœur indignée lui répond:
Est-ce ici, dans mon salon,
Comme un mauvais vagabon?
Une blanche! Ah! es-tu fou?...
Mon nom n'est pas Toucoutou.
Alors, le frère philosophe explique à sa sœur exaspérée que les gens de couleur qui essaient de se faire blancs sont exposés à la proscription et au mépris de leurs semblables. Le poète lui fait dire:
Quand Nègue cherché vini blanc,
Société pou yé finie:
Faut to caché dans ferblanc.
Dans une autre occasion, pendant que le procès se poursuit, Anastasie, croyant voir l'avantage de son côté, prend une mine de dédain et fait des menaces à son adversaire, qui semble être en proie à une vive inquiétude et montre un air chagrin:
Qui la pré mouri chagrin,
Li dit li: "Ah! ma mutine,
To va conin moin demin".
Anastasie a perdu son procès et le frère vient lui annoncer la mauvaise nouvelle. Il dit qu'il était présent et qu'il a entendu le jugement de la Cour de la bouche même des juges:
Pou voir ça yé ta pré fait,
Mo tandé juges loyes même
Dit nous perdi nou procès.
Mais le chant le plus populaire que le poète ait composé à l'occasion du procès Toucoutou est celui dans lequel il s'est fait l'interprète de l'esprit populaire. Dans cette pièce remarquable, Beaumont fait entrer toute l'ironie de sa nature railleuse. Après avoir fait voir combien le Nègre serait malheureux si Anastasie avait réussi, il dit le prestige et les avantages sociaux qu'elle a perdus et finit en souhaitant que la leçon serve d'exemple.
En voici les couplets tels qu'ils nous sont parvenus:
Oui, nègue cé maléré.
Mové dolo qui dans focé
Cé pas pou méprisé.
Refrain:
Vous cé tin Morico.
Na pa savon qui tacé blanc
Pou blanchi vous lapo.
Comme tout blanc comme y fot,
Ye va fé vous prend Jacdéloge,
Na pas pacé tantôt.
Vous pli capab aller,
Comment va fé, vayante diabal,
Vous qui laimez danser?
Pasqui manvi dormi;
Mé mo pensé que la leson
Longtemps di va servi.
La leçon n'a pas servi comme le poète le pensait.
On peut dire que Joe Beaumont était le Béranger de la population créole.
LOLO MANSION
Nous avons eu le plaisir et l'honneur de connaître M. Lolo Mansion. C'était, en effet, un privilège que d'être admis dans la société d'un tel homme. Ce vieillard vénérable et intéressant nous attirait non seulement par ses belles qualités sociales, mais plus encore par son talent et par ses sentiments patriotiques.
M. Mansion était l'ami intime du poète Joanni Questy: il nous l'a dit. C'étaient deux âmes sensibles et vertueuses et leur amitié a duré jusqu'à la mort. Ils s'occupaient tous deux de l'art et de l'humanité: tous deux étaient bons et savants. M. Mansion était un excellent poète et en même temps, un patriote dévoué. On sait qu'en 1855 la persécution inaugurée contre les Créoles était particulièrement rigoureuse. Nous tenons de source certaine que M. Mansion a généreusement donné une partie de sa fortune pour faciliter l'éloignement de ses compatriotes. Nombre d'entre eux ont profité de ce mouvement pour se soustraire aux rigueurs du préjugé. Le Mexique et Haïti leur avaient ouvert les portes de l'hospitalité et, grâce aux libéralités de M. Mansion, les malheureux exilés ont pu ainsi jouir des avantages de la liberté et de la sécurité en pays amis.
C'est une action inoubliable, et nous espérons que les générations à venir se feront un devoir sacré d'en conserver le souvenir.
Lolo Mansion a composé plusieurs poèmes. Ses productions sont d'un goût exquis et d'un à-propos remarquable. Il s'appliquait à critiquer les mœurs de son époque. C'était un peintre des actualités.
C'est étrange que le mérite d'un tel écrivain ait été si peu apprécié, au point qu'on ne lui ait pas trouvé une place dans les Cenelles.
Néanmoins, notre poète a eu l'honneur de voir son nom figurer dans l'Athénée Louisianais. "La Folle" est le sujet de l'œuvre qui y fut couronnée. Ce triomphe inattendu a couvert de gloire le nom de M. Mansion et a donné à notre population un regain de prestige.
Tant que la Louisiane aura une histoire littéraire et tant que cette histoire attirera l'attention des gens de goût, la gloire de Lolo Mansion ne périra pas.
Il est à remarquer que son nom n'a été sauvé de l'oubli que grâce à la considération sympathique d'un corps tout-à-fait étranger à la population de couleur. Voilà la vérité.
Il y en a eu d'autres encore, de ces écrivains inspirés dont les productions en prose ou en vers pourraient être mises en honneur par une publicité prévoyante. Ces ouvrages sont perdus ou abandonnés à l'oubli.
PAUL TREVIGNE
M. Paul Trévigne est né à la Nouvelle-Orléans, en 1825. Son père était un vétéran de 1814-15. Le nom de famille de sa mère était Découdreau.
Trévigne, dans sa jeunesse, a reçu une éducation solide et soignée. Il devint instituteur, occupation qu'il a exercée pendant quarante ans, dans le Troisième District de la Nouvelle-Orléans. Paul Trévigne parlait et écrivait plusieurs langues et il était l'ami intime de quelques hommes de haute éducation. Au nombre de ces derniers, on cite Joanni Questy. Basile Crocker, un des plus célèbres maîtres-d'armes de notre ville au siècle passé, était aussi dans son intimité. Bien que Trévigne ait formé de bons élèves, aucun d'eux n'a brillé dans la littérature. Cette circonstance est due sans doute à un changement survenu dans les mœurs de la population. Plusieurs de ses élèves ont été officiers dans l'armée de l'Union, où ils se sont distingués par leur intelligence et leur bravoure.
Quant à M. Trévigne lui-même, il fut appelé souvent à prendre la plume pour la défense des droits de l'homme. Il fut d'abord choisi comme Rédacteur en chef du journal l'Union, publié ici en 1865, époque fort orageuse. Il n'y a pas de doute qu'il a connu là de graves dangers personnels. Ayant donné des preuves de son talent comme écrivain, il fut plus tard invité à prendre la rédaction de la Tribune, journal quotidien établi par le docteur Louis Roudanez. Dans ces nouvelles fonctions, il développa encore de plus grandes ressources.
M. Trévigne a soutenu à la Tribune une lutte longue et pleine de périls, il a poursuivi une carrière qui exigeait chez lui un grand courage, du talent et du patriotisme. Ce n'était pas qu'il fût toujours au pouvoir de la Direction de récompenser ses rédacteurs: la satisfaction du devoir accompli était souvent leur seule rétribution. Cet état de choses dura des années. Trévigne, malgré les dangers et le dénuement, resta à son poste d'honneur jusqu'à la suspension du journal.
Dans les colonnes du Louisianian, journal de l'ex-gouverneur Pinchback, a paru sous la plume de M. Trévigne une contribution littéraire sous le titre de Centennial Tribute. Cette pièce était composée à l'occasion du Centenaire de l'indépendance américaine, célébré en 1876 par l'Exposition de Philadelphie. Elle traitait des œuvres des anciens Créoles et était écrite en anglais.
De 1892 à 1896, le Crusader a su apprécier son intéressante collaboration. C'est M. Trévigne qui conduisait la partie française de ce journal. Il s'est rendu utile surtout dans la traduction des articles de matières courantes publiés chaque jour dans les colonnes du Crusader et qui portaient sur les sujets les plus importants de l'époque.
M. Trévigne avait le style correct et la composition facile; ses écrits étaient satiriques. Il châtiait en riant. Peut-être cette manière enjouée qu'il avait d'exposer ses idées et ses commentaires a-t-elle servi à lui épargner de désagréables représailles, surtout dans le temps où les blancs étaient peu habitués à accepter les opinions de l'homme de couleur. Rien n'allumait le feu de l'indignation chez le Démocrate autant que la vue de cet homme de couleur prenant sa place dans le domaine intellectuel. Tout ce que celui-ci pouvait dire, faire ou écrire pour défendre ses droits, accentuer son progrès ou prouver son mérite était par l'autre qualifié d'impertinence, d'agression ou d'audace. Aussi, la haine contre un homme comme M. Trévigne était-elle intense et prête toujours à éclater à la plus légère friction. M. Trévigne est mort âgé de 83 ans.
M. Trévigne ayant vécu si longtemps, cette faveur providentielle lui a permis de traverser les grandes crises de notre pays. Il est né et il a grandi à l'époque de l'esclavage. Instruit et doué d'une haute intelligence, il a pu suivre en bon juge les événements qui se déroulaient devant lui. Il a vu vendre des hommes, des femmes et des enfants de sa race; il les a vus fouetter, et souvent même il les a vu souffrir et mourir dans les chaînes.
Plus tard, il a vu poindre la lumière de la liberté, et cette transition a fait naître chez lui le désir de faire bénéficier les siens de l'expérience de sa vie. Il l'a fait, et la population créole lui doit pour cela une place parmi ses immortels.
Les hommes de son époque l'ont honoré de leur confiance; il a justifié cette confiance dans la limite de ses moyens.
La tombe ne doit pas faire oublier son mérite: c'est pour cela que nous avons entrepris de signaler son caractère et ses œuvres. Il y a peut-être dans la population des hommes plus remarquables que M. Paul Trévigne, mais sa position unique le recommande, lui, à une distinction qui ne peut être accordée à aucun autre de ses compatriotes. La vérité de l'histoire est la mère nourricière de la justice.
ADOLPHE DUHART
À la suite des hommes de 1844, il a existé à la Nouvelle-Orléans un grand nombre de Créoles remarquables. Mais la situation ayant changé de face, ces différents esprits ont dû suivre des routes diverses.
En première ligne nous citerons Adolphe Duhart, poète, auteur d'un drame intitulé Lellia, qu'il a mis sur la scène au Théâtre d'Orléans, vers l'année 1867.
M. Duhart a reçu son éducation dans les écoles de France. Il est devenu le successeur de M. Questy, comme principal à l'École des Orphelins Indigents.
Il est mort il y a environ deux ans.
Duhart a composé de beaux vers qui lui ont valu d'être regardé dans la population comme un des "favoris des dieux".
Son frère, Armand Duhart, a laissé de bons souvenirs comme homme de lettres et comme un des plus habiles typographes de son temps. Armand Duhart a quitté ce monde en 1905, laissant derrière lui le nom d'un homme d'honneur et de bien. Il était un des directeurs de l'Institution Bernard Couvent et membre de l'Union Louisianaise, fondée en 1884, dans le but de venir en aide à l'Institution Couvent et de contribuer généralement au progrès intellectuel et moral de la population.
CHAPITRE VI
Le Créole dans les arts et les professions libérales.—Une page de notre histoire politique.—Maître d'armes populaire.—Figures du passé.
EUGENE WARBOURG
Eugène Warbourg, sculpteur, naquit à la Nouvelle-Orléans vers l'année 1825. Il mourut à Rome en 1861.
Elevé dans sa ville natale, il eut la satisfaction de pouvoir suivre son penchant naturel pour la sculpture. Il reçut ses premières leçons d'un artiste français du nom de Gabriel, dont l'établissement était situé quelque part, rue Bourbon.
Ce Gabriel devait être d'une nature bien généreuse, puisque, malgré les préjugés, il se donna la peine de former le jeune Warbourg, qui lui doit ainsi les premiers développements de son génie artistique.
Sous la direction de cet homme habile et consciencieux, Warbourg fit des progrès rapides et remarquables.
Ses ouvrages eurent bientôt attiré l'attention. Aussi, plus tard, lorsqu'il entreprit de travailler pour son compte, n'éprouva-t-il aucune difficulté à se faire une clientèle enviable.
Bon nombre de grands personnages de son époque l'ont encouragé, en lui confiant l'exécution d'ouvrages des plus délicats.
On a de lui des bustes de généraux, de magistrats et d'autres citoyens notables.
Les vieux cimetières de notre ville sont pleins de monuments qui représentent une partie de son œuvre et de ses créations. On lui doit, entre autres pièces remarquables, une statue représentant deux anges taillés dans un seul bloc de marbre: ils tiennent chacun dans la main droite un calice reposant sur une même base. Ce morceau de sculpture était si fragile, que déjà il avait fait le désespoir d'un artiste réputé, auquel le même sujet avait été confié précédemment et qui, dit-on, n'avait jamais réussi à conduire son travail à bonne fin.
Warbourg, lui, vainquit toutes les difficultés. La personne qui lui avait fait la commande de cette statue ne l'ayant pas ensuite réclamée, il dût toutefois prendre des mesures pour en disposer autrement. On dit que c'est un nommé Panniston qui est devenu le possesseur de ce chef-d'œuvre précieux.
En dehors de ces travaux particuliers, Warbourg avait accepté des contrats des autorités ecclésiastiques, pour lesquelles il a exécuté de magnifiques ouvrages.
La Cathédrale Saint-Louis et les maisons Grunewald et Hermann, à l'époque, renfermaient des échantillons de son talent artistique.
Ses triomphes, quoique mérités en tous points, avaient cependant excité la jalousie de ses rivaux, et ces derniers étaient devenus ses ennemis déclarés.
[Illustration: Melle VICTORIA LECENE, L'une des lauréates de l'Institution Bernard Couvent, couronnée publiquement par M. Lanusse (photographie prise en 1867).]
Warbourg tenait son atelier rue Saint-Pierre, entre les rues Bourbon et Royale. Il s'était adjoint son frère, Daniel Warbourg, lui-même un artiste de mérite, qui lui servait d'ouvrier praticien. Les deux associés supportèrent quelque temps avec patience la campagne hostile inaugurée contre eux par l'envie et par le préjugé, mais ne pouvant espérer voir la situation s'améliorer, Eugène fit ses adieux à la Nouvelle-Orléans, vers 1852, et partit pour l'Europe. Il alla d'abord à Paris, où il étudia encore pendant six ans, achevant de se perfectionner. Il conçut alors l'idée de visiter la Belgique, mais son séjour dans ce royaume fut de courte durée. Il se rendit ensuite en Angleterre. À Londres, il rencontra la duchesse de S.... qui l'employa à faire des bas-reliefs d'après les illustrations de l'Uncle Tom's Cabin", de Mme Beecher Stowe. Il demeura attaché à ce travail spécial plus d'un an, après quoi il se décida à visiter Florence, avec l'intention de s'y fixer.
Mais, ayant rencontré dans cette dernière ville des conditions aussi désagréables que celles qui l'avaient chassé de son pays, il tourna ses regards vers la cité de Rome, comme vers un lieu plus propice à ses aspirations. En effet, il se trouva mieux là que partout ailleurs, mais son bonheur ne dura pas longtemps, car, comme nous l'avons dit, il mourut environ deux ans après son arrivée dans la capitale de l'Italie. Il était alors âgé de 36 ans.
À l'étranger, le génie de Warbourg avait pris son essor. Il dota le monde artistique de plusieurs productions qui ont fait parler de lui. Les journaux des deux Continents se sont occupés de ses œuvres, et les artistes et les savants l'ont accueilli avec des marques de sympathie et de respectueuse appréciation. Il est à noter que Warbourg et Rillieux sont, sans contredit, les deux Louisianais les mieux connus en Europe.
Parmi les chefs-d'œuvres de Warbourg, on cite: Le Pêcheur et Le Premier Baiser.
DANIEL WARBOURG
Daniel Warbourg, son frère, vit encore et fait honneur au nom qu'il porte par le mérite remarquable de ses ouvrages de marbrerie.
Daniel Warbourg est graveur.
Daniel fils est un autre membre de la famille favorisé de la nature: il est considéré un artiste accompli dans la sculpture du marbre et du granit. S'il n'était pas un homme de couleur, depuis longtemps on l'eût placé au rang qui lui est dû à cause de ses talents. Il a fait ici des travaux d'une élégance admirable et d'une valeur incontestable.
Eugène Warbourg était un homme de couleur libre, enfant de parents étrangers. Son état de naissance lui avait permis de s'instruire et de cultiver ses facultés, privilège qui n'était pas accordé aux esclaves.
Notons ici, en passant, que certains écrivains ne manquent pas de nous parler longuement des aptitudes chorégraphiques des Nègres; mais le lecteur cherchera en vain, dans les ouvrages de ces mêmes auteurs, une seule ligne sur le génie d'hommes tels que Warbourg.
ALEXANDRE PICKHIL
Nous avons eu en Louisiane notre Titien, dans la personne d'Alexandre Pickhil.
Nous savons que Pickhil a exécuté de magnifiques tableaux, mais il ne nous a rien laissé, parce que peut-être le désenchantement l'en a détourné. On affirme qu'il avait fait le portrait en pied d'un haut personnage ecclésiastique, mais qu'il a lui-même détruit cette œuvre, à cause d'une injuste critique.
C'est ainsi que Pickhil, quoique peut-être le meilleur peintre de son époque, a préféré mourir inconnu, dans la misère même, plutôt que de manifester son talent au détriment de son amour-propre. Pickhil est mort à la Nouvelle-Orléans, vers le milieu du siècle passé, entre 1840 et 1850.
On dit que la désillusion a fait le malheur de toute sa vie.
JOSEPH ABEILARD
Joseph Abeilard était un des architectes les plus habiles que la Louisiane ait produits avant la guerre de Sécession.
Abeilard était un artiste parfait. Il pouvait dresser un plan comme un architecte, apprécier la qualité des matériaux comme un appareilleur, rédiger et faire observer les stipulations d'un contrat comme un entrepreneur, et exécuter de ses mains les diverses parties d'un ouvrage comme le meilleur ouvrier pratiquant. Abeilard était connu pour avoir travaillé en ces différentes qualités.
C'était par son mérite supérieur qu'il s'était fait une réputation. Il lui est parfois arrivé de perdre de ce prestige qui lui était dû: c'était lorsqu'il travaillait en second, sous les ordres d'hommes tout-à-fait incapables mais jouissant de la préférence de race.
On peut citer, comme exemple, la construction du Marché Bazar et celle des Purgeries (Sugar Sheds), élevées sur le devant de la ville.
C'est le génie d'Abeilard qui mit ces grands ouvrages sur pied, mais le contrat n'en avait pas moins été donné à un autre particulier, pour son bénéfice personnel. Cet architecte postiche eut toutefois le bon sens d'employer Abeilard, qui conduisait tout à bonne fin. Ce qui permit à l'autre de toucher des honoraires princiers sans peine et sans fatigue.
Nombre de vieux habitants se souviennent d'Abeilard, et nous sommes sûrs que leur jugement à l'égard de cet homme sera le même que celui que nous portons ici, car pendant plus de quarante ans qu'il a professé et exercé son art, il a maintes fois donné les meilleures preuves possibles de ses remarquables aptitudes.
Abeilard est né et il est mort à la Nouvelle-Orléans.
Son frère, Jules Abeilard, était aussi un artisan de premier ordre. Sans être l'égal de Joseph, il possédait un talent varié, et il s'est souvent distingué dans la préparation et l'exécution de travaux importants entièrement confiés à ses soins. Jules est mort à Panama, laissant à la population l'héritage d'une belle et enviable réputation.
E. J. EDMUNDS
Nous devons ajouter à la liste d'honneur le nom du professeur E.-J. Edmunds. Il naquit à la Nouvelle-Orléans. S'il vivait aujourd'hui il serait encore loin d'être un vieillard.
M. Edmunds fut un de nos plus habiles mathématiciens. Aussi, à son retour de France, les autorités de l'État ne tardèrent-elles pas à profiter de ses talents.
Vers l'année 1872, le Bureau des Écoles Publiques l'invita à occuper la chaire des Mathématiques à l'École Supérieure de la Nouvelle-Orléans, et l'offre fut par lui acceptée immédiatement.
Comme toujours, les journaux l'attaquèrent. C'était une ruse employée par la presse prévenue pour s'assurer si vraiment l'instructeur nouvellement choisi était capable de remplir les délicates fonctions qu'il avait assumées. La lutte, dès lors, s'engagea entre les journaux et le jeune professeur, mais elle fut de courte durée. Pour mettre fin aux ennuis dont il était l'objet, le maître lança un défi à tous ses détracteurs, les invitant à venir le rencontrer au tableau noir. Après cela, on le laissa tranquille.
Le professeur Edmunds, à la suite d'une maladie, perdit la raison. Il ne l'avait pas recouvrée à sa mort. Comme M. Nelson Fouché, il avait fait une étude approfondie des mathématiques.
Il avait aussi d'excellentes notions d'astronomie.
Il est bien malheureux qu'il soit mort si jeune.
NORBERT RILLIEUX
M. Norbert Rillieux était le plus célèbre de nos Créoles. Nous avons eu des héros, des écrivains, des musiciens, des peintres, des sculpteurs, des architectes, mais Rillieux, lui, était un génie scientifique.
L'invention de Rillieux, le Vacuum-Pan, ou appareil centrifuge, a été une découverte des plus importantes.
Elle a introduit dans la fabrication du sucre un procédé qui donne un meilleur produit et qui, en même temps, apporte un bénéfice beaucoup plus considérable aux planteurs dans leurs opérations.
On a souvent essayé de remplacer cette invention, mais sans succès décisif. On raconte, à ce sujet, qu'à l'usine de M. Stackhouse un certain charlatan, qui s'était donné comme ingénieur, prétendit un jour qu'il pouvait substituer au vacuum-pan un mécanisme plus sûr et plus expéditif.
M. Stackhouse, un peu intéressé sans doute, se laissa séduire par les audacieuses assurances de l'ingénieur prétentieux et lui donna la permission de faire selon ses idées.
Il fut toutefois convaincu bientôt de son erreur, mais l'expérience lui coûta cher.
Il paraît que cet homme incompétent s'était empressé de démolir, pièce par pièce, tout le mécanisme si compliqué de l'appareil Rillieux, pour enfin découvrir qu'il n'était capable ni de changer les engins, ni de remettre les choses à leur place.
M. Stackhouse se vit forcé de faire venir à la hâte un ouvrier habile qui, avec l'aide de M. Orville Marigny, mécanicien, put enfin refaire la machine que l'ingénieur présomptueux avait presque détruite.
Dans les sciences appliquées, M. Norbert Rillieux n'avait pas son égal en Louisiane. Habitué à la conception comme à la construction, il était aussi ingénieux dans l'invention qu'il était adroit dans l'exécution. On disait que son coup de marteau valait le même prix que son conseil. Cependant, malgré le génie de Rillieux, malgré le mérite de ses services rendus à la principale industrie de la Louisiane, on n'a jamais manqué de lui faire sentir le poids de l'humiliation et du préjugé de race.
Après sa mort, les journaux de la Nouvelle-Orléans ont bien tenté de faire son éloge, mais en même temps, toujours si exacts quand il s'agit de dénigrer, ils ont eu soin de ne faire pas la moindre allusion à son origine.
Tout homme intelligent comprend la raison de cette odieuse réticence: c'est qu'il importait d'enlever aux Créoles la gloire qu'ils pourraient tirer de cette illustre personnalité.
Norbert Rillieux, comme chef de l'École Centrale, à Paris, a été apprécié. Il a occupé là-bas le rang qui convient à un homme de sa valeur. Nous ajouterons que, quelle que soit ici l'attitude, quelles que soient les réticences des méchants et des ingrats, sa place dans l'histoire ne sera jamais effacée.
On dit que Rillieux avait soumis à la ville certains plans de canalisation, mais qu'à cause de la question de race ces plans avaient été rejetés par l'Administration. Nous n'avons pas de peine à croire que ce rapport soit vrai, car le préjugé fait faire ces choses stupides dans notre pays. L'absurde, plus ou moins, accompagne le jugement des esprits prévenus, comme il a été clairement démontre dans l'incident Stackhouse.
ANTOINE DUBUCLET
L'injustice du préjugé n'a jamais été plus manifeste que dans l'attitude du public louisianais à l'égard de l'honorable Antoine Dubuclet, trésorier d'État de 1868 à 1879.
Pendant toute cette époque orageuse, M. Dubuclet a dirigé les finances de la Louisiane, et après ses onze ans de service, il s'est retiré sans laisser derrière lui le moindre vestige de mécontentement ou d'erreur.
Ce que nous avançons ici a été établi au cours d'une enquête minutieuse et rigide, instituée sous les auspices d'un parti hostile et soupçonneux.
Les politiciens les plus éminents de la Louisiane s'attendaient à trouver ses comptes en désordre. Le Comité Aldiger fut donc créé, ayant pour mission d'examiner les archives de la Trésorerie. Déterminés à ne rien négliger pour arriver au but qu'ils s'étaient proposé, ces Messieurs du Comité s'étaient assuré les services de trois comptables experts.
L'enquête dura six mois.
Malgré des recherches minutieuses et le désir non dissimulé de rencontrer des sujets de poursuite, on fut contraint de reconnaître la probité irréprochable du Trésorier démissionnaire.
Dans un autre milieu que le nôtre, un semblable exemple d'honnêteté n'eût pas manqué d'intéresser le public. Ici, il n'en a rien été, pour la bonne raison que M. Dubuclet était un Créole de couleur.
En dépit des dilapidations et des turpitudes qui ont marqué l'administration des finances de l'État, depuis l'époque qui nous occupe, personne n'a eu la loyauté de remonter à ce fonctionnaire modèle pour rendre le plus petit hommage à ses hautes qualités civiques.
"O Athéniens, qu'il en coûte pour être loué de vous!"
OSCAR GUIMBILLOTTE
Le docteur Guimbillotte était fils d'un Français et d'une femme de couleur. Il avait toute l'apparence d'un blanc et comptait beaucoup d'amis parmi les personnes de cette race. Il s'est marié avec une personne de couleur, et il a vécu sans avoir jamais rougi de son origine.
D'ailleurs, s'occupant sérieusement de sa profession, pendant plus de vingt-cinq ans qu'il l'a exercée, il a prodigué ses soins à tout le monde indistinctement.
Le docteur Guimbillotte a honoré la population créole par son grand fonds de charité, ainsi que par ses connaissances variées. C'était un médecin consciencieux. Il ne se contentait pas seulement de faire des visites et d'envoyer son compte, mais il apportait de la sympathie dans ses relations professionnelles avec ses patients.
Souvent il composait les médicaments lui-même, les administrait, et veillait au chevet du malade pour attendre et vérifier les effets du traitement. Cette manière d'agir a sauvé la vie à nombre de personnes dont le cas réclamait une attention assidue et la précieuse surveillance de l'œil exercé du médecin.
Le docteur Guimbillotte a prouvé son mérite au sein de nombre de grandes familles, qui lui en ont gardé une éternelle reconnaissance.
On dit qu'il était herboriseur, et qu'il n'a pas hésité à faire usage de cette spécialité dans certaines occasions où les combinaisons pharmaceutiques ordinaires lui refusaient des ressources.
Il était aussi homme de lettres. Les gens qui l'ont connu disent qu'il était doué d'une mémoire prodigieuse et que ses connaissances dans la littérature étaient aussi vastes que ses études scientifiques.
La mort du docteur Guimbillotte fut une perte sérieuse pour la population créole dont il descendait. Il avait étudié à Paris.
Le docteur avait un visage agréable et des traits réguliers comme ceux d'un Européen. Ses grands yeux bleus étaient spirituels et tendres,—vrais indices de ses qualités et de ses sentiments. Il avait un front large et découvert.
Ses cheveux châtains, longs et soyeux, tombaient en mèches généreuses sur ses larges épaules. Sans être haut de taille, il avait des formes athlétiques.
Tout, chez lui, dénotait la noblesse et la force. Il est mort le 21 janvier 1886, à l'âge de 55 ans.
ALEXANDRE CHAUMETTE
Le docteur Alexandre Chaumette était natif de la Nouvelle-Orléans, mais il a passé sa jeunesse à Paris, où il a reçu son éducation.
M. Chaumette a la distinction d'être le premier médecin de couleur qui soit venu à la Nouvelle-Orléans exercer sa profession. Son arrivée dans notre ville a causé une grande sensation.
Les autres médecins, par préjugé ou par calcul, peut-être pour les deux raisons, se sont opposés à son entrée dans la carrière professionnelle. On a débuté, en soumettant Chaumette à un examen humiliant. Comme il était muni d'un diplôme régulier de France, on n'était pas justifiable de lui imposer cette formalité.
Il fut enfin admis à la pratique, et la population eut le bénéfice de sa science, en même temps que de ses brillantes qualités de citoyen.
Le docteur Chaumette avait fait des études sérieuses, et s'il a été enfin reconnu par la Fraternité médicale de cette ville, c'est grâce aux preuves qu'il a données de ses grandes connaissances. Il avait été attaché au service des hôpitaux de Paris, où, en qualité d'interne, il avait acquis une vaste expérience.
Le préjugé ayant renoncé à ses persécutions, il ne tarda pas à gagner ici la confiance des blancs comme des noirs.
BASILE CROKERE
Basile Crokère est un personnage remarquable de la population créole. C'est à la Nouvelle-Orléans qu'il a pris naissance et qu'il a développé ses talents, particulièrement comme maître d'armes, comme artisan et comme mathématicien.
M. Basile, comme nombre de ses compatriotes, s'est appliqué à l'étude et au travail. Avec le temps, grâce à son intelligence et à son courage, il a su vaincre les difficultés de son milieu.
Il était menuisier de métier, et il est devenu un des plus habiles constructeurs d'escaliers de sa ville natale. Il n'y en avait qu'un autre comme lui, c'était son ami Noël J. Bacchus.
C'est toutefois à ses succès comme maître d'armes et comme mathématicien qu'il doit surtout la place honorable qu'il occupe aujourd'hui dans l'histoire des hommes marquants de la Louisiane.
Comme maître d'armes, il a attiré sur lui l'attention du public en général.
Quoique la population comptât un nombre considérable de ces experts de l'escrime et de bretteurs, Basile Crokère fut proclamé leur supérieur à tous. Mais il est entendu qu'il s'était fait cette réputation comme homme de salle, non comme brétailleur.
Il employait son talent à former la jeunesse, à la faire bénéficier de son habileté, et de ses connaissances dans les armes.
M. Basile était un homme instruit et respectable; il a su se faire estimer et considérer par son caractère, sa conduite et ses manières distinguées.
Il n'était donc pas étrange qu'un homme possédant ces qualités recommandables dût jouir d'un certain crédit parmi les gens de la haute société, chez qui il se créa une clientèle d'élite.
La population créole se félicite d'avoir produit un homme comme Basile Crokère,—un homme qui, sans sortir du foyer de sa naissance, a pu acquérir assez de renom pour recevoir des hommages partis de tous les rangs de la société.
Basile Crokère enseignait aussi les mathématiques. On prétend qu'il a formé d'excellents élèves. Quant à sa profession des armes, on dit de lui qu'il pouvait toucher son adversaire presqu'en composant une ballade, comme le faisait le héros de Rostand.
Il disait souvent que sa poitrine était un point sacré: ça en avait tout l'air, car on nous affirme que jamais le fleuret d'un adversaire ne l'a touchée.
De plus, Crockère eut le bonheur, comme ses compatriotes les plus estimés, d'apprendre avec profit que le travail, même le travail manuel, est un trésor.
Il semble être à propos de noter ici qu'il existait au temps de M. Crokère d'autres maîtres d'armes d'une force très remarquable. Les plus connus sont Robert Séverin, M. St-Pierre, Joseph Joly, Joseph Auld. Ces fines lames étaient les compagnons du grand maître et ont plus d'une fois croisé le fer avec lui. L'escrime était en vogue en ce temps-là, mais ce noble passe-temps, comme tant d'autres, a dû disparaître devant le nouvel ordre de choses introduit dans notre vie sociale par les événements de la guerre des Sections de 1861.
Personnellement, M. Basile était charmant. Sa conversation toujours correcte et lucide faisait rechercher sa société. Il était très soigné dans son langage.
Basile Crokère a contribué sensiblement au prestige de la population créole.
Au nombre de ses amis intimes, on comptait les professeurs Trévigne et Questy, deux compatriotes d'une grande valeur intellectuelle.
L'un était le rédacteur de la Tribune, l'autre, un disciple d'Apollon.
Dans une certaine Histoire de la Louisiane, M. Basile Crokère est donné comme mulâtre. C'est une erreur, il était quarteron. Le terme mulâtre est chez nous si malsonnant, que nous préférons ainsi préciser.
Dans un certain ordre d'idées, on y attache même un caractère d'infamie.
FRANÇOIS BOISDORE
M. François Boisdoré était un orateur de talent. Il a rendu des services signalés à la cause des républicains.
Au début de la Reconstruction, en 1868, il a acquis de la distinction en faisant entendre sa parole éloquente dans nos assemblées politiques. On peut dire de M. Boisdoré qu'il a fait honneur à la population par son patriotisme, par l'élévation de son caractère, et par la part active qu'il a prise aux débats publics, lorsque la cause du progrès avait besoin de défenseurs zélés et capables. Nous devons cet éloge à sa mémoire.
M. Boisdoré a été pendant longtemps teneur de livres chez M. Pierre Cazenave, le plus grand entrepreneur de pompes funèbres de la Nouvelle-Orléans, au milieu du siècle passé.
M. Cazenave était aussi le plus habile embaumeur de son époque.
On dit, à cet égard, que M. Cazenave a emporté dans la tombe un secret particulier qu'il possédait sur la manière de prévenir la corruption des corps. Ce qui est vrai, c'est qu'il y a encore dans l'établissement de M. Emile Labat une de ces momies, préparée par lui et que le temps a respectée.
L'établissement Cazenave, où M. Boisdoré a fait un si long terme de service, était situé angle des rues Bourbon et Saint-Louis. Il ne paraît pas très nécessaire d'ajouter que M. Boisdoré appartenait à l'ancienne population libre et qu'il avait reçu une brillante éducation.
La mort de M. Pierre Cazenave amena un changement dans sa vie, il dut changer de profession. C'est ainsi qu'il devint maître d'école, un peu après la guerre civile.
Au physique, on peut l'appeler un bel homme; il avait une physionomie imposante.
M. Boisdoré était circonspect dans ses expressions. Il disait rarement des mots pour rire, ayant conservé l'habitude des anciens d'être presque toujours sérieux dans la communication de sa pensée. Par la mort de M. Boisdoré, la population créole a perdu un membre instruit, ferme, honnête et utile.
M. Boisdoré a quitté ce monde il y a environ dix ans.
FIGURES DU PASSE
François Escoffié, Séverin Lataure et Léoni Monthieu étaient des professeurs de renom, très estimés pour les services qu'ils ont rendus à la population. Ils ont formé de bons élèves.
Soulié, Delassize, Boré, les Rillieux, frères de l'inventeur, les Hewlett, les St-Amant, les Sincyr, les Barjon, les Fouvergne, les Beauvers, les Brulé, les Castelin et une foule d'autres ont été des personnages de position et de qualité.
Les uns se sont signalés dans le commerce, les autres dans l'industrie, mais tout ont laissé une réputation de haute distinction. Il est à propos de les nommer, car ils ont jeté de l'éclat sur le prestige des Créoles de couleur.
Chacun de ces hommes représente une personnalité dont on eût parlé, partout ailleurs qu'ici. Malheureusement, le préjugé d'une part et l'insouciance de l'autre semblent s'être mis d'accord pour ériger autour de certains noms la barrière du silence.
Mais ce silence ne pourra pas durer toujours. L'avenir, probablement, s'inquiétera du passé; il est à supposer que l'homme de demain se demandera ce qu'était l'homme d'hier. Dans ce cas, puisse notre modeste ouvrage servir de guide au patriote désireux de connaître.
JOSEPH COLASTIN ROUSSEAU
M. Joseph Colastin Rousseau était natif de la Nouvelle-Orléans. Il était un des hommes du siècle passé qui s'occupaient de littérature. On a eu de lui un petit pamphlet intitulé Les Contemporains. Il y a dépeint gracieusement son expérience des hommes de sa société et de son époque. Il n'a écrit qu'en prose. Bien qu'on ne le voie pas figurer au nombre des collaborateurs des Cenelles, il a été en tous points l'égal de ces hommes d'esprit.
Il partit un peu avant la guerre de 1861 pour Haïti, dont il fit son pays d'adoption. Il y étudia le droit et s'y fit recevoir avocat. Ses succès au Barreau de la République noire ont certes été remarquables, car on en entendit parler jusqu'ici.
M. Colastin Rousseau n'a pas laissé d'héritiers. Il avait épousé Melle Populus, petite-fille du célèbre Savary, qui commandait les Haïtiens dans la bataille des plaines de Chalmette contre les Anglais, pendant la guerre de 1814-15.
CHAPITRE VII
La musique chez les Créoles.—Rivalités d'artistes.—Jusqu'où va le préjugé.
———
LA MUSIQUE CHEZ LES CREOLES
La population créole de couleur a produit d'excellents musiciens et des compositeurs d'un mérite supérieur.
Mais ceux dont le talent et les œuvres ont toutefois commandé une attention toute particulière, en Louisiane et même à l'étranger, ce sont les Lambert, le père et ses deux fils. Le père, dit-on, était le plus fameux des trois. Malheureusement, il ne nous a rien laissé parce que la Louisiane, probablement, était encore trop primitive à son époque pour encourager son génie musical.
Mais ses fils ont fait du bruit à Paris, au Portugal et au Brésil. Lucien, surtout, était l'auteur de nombreuses compositions, qu'il a même dédiées aux personnages les plus distingués de ces différents pays. Et on affirme que la noblesse ne dédaignait pas ses dédicaces.
Les Lambert ont longtemps brillé en Louisiane, mais comme tant d'autres ils ont préféré vivre ailleurs, où les conditions de la vie leur paraissaient plus favorables que celles qu'ils rencontraient au foyer de leur naissance.
Ils étaient pianistes, et ils ont joué de leur instrument au Théâtre d'Orléans.
On rapporte que d'autres artistes de réputation se donnaient le plaisir de prendre part à leurs concerts, entr'autres le célèbre Gottschalk.
Malgré les changements survenus depuis la guerre, celui qui est au courant de certains détails intimes n'a pas oublié ce qui se passait dans ces réunions artistiques. Il y a peu de survivants de cette période intéressante, mais la voix des traditions nous en a apporté les échos. Entre autres choses, on nous a appris qu'il existait une petite rivalité d'artistes entre Gottschalk et Lambert, et que cette rivalité fut heureusement réglée par l'intervention ingénieuse d'amis communs, qui ont donné à l'un et à l'autre de ces deux génies une part égale de gloire.
Gottschalk était reconnu le maître de Lambert comme instrumentiste, et Lambert, le maître de Gottschalk comme compositeur.
En ce temps-là, en 1843, il n'était question ici que des mérites respectifs de ces deux grands musiciens.
EUGENE MACARTY
M. Eugène Macarty était un excellent pianiste. Plus heureux que ses contemporains, le public s'est occupé d'une façon toute particulière de sa personnalité et de ses compositions. On a même prétendu qu'il était le seul artiste de mérite parmi les Créoles. Or, d'après les rapports de gens dignes de foi et d'une compétence indubitable, Eugène Macarty n'était pas même l'égal des Lambert dans la théorie de la musique et bien moins encore dans l'invention.
Sous ce rapport, les Lambert ont plus et mieux fait que Macarty. Mais celui-ci était varié dans ses talents. Cette versatilité était remarquable, car elle s'est toujours manifestée avec avantage dans toutes les occasions. Macarty avait une voix de baryton riche, sonore et admirablement cultivée.
De plus, il était comédien de nature. Dans le vaudeville, il rivalisait avec Charles Vêque, considéré à l'époque un comique de tout premier ordre. Charles Vêque avait depuis longtemps laissé les rangs des amateurs pour se joindre aux professionnels du théâtre.
Aussi, dans toutes les entreprises de la scène organisées par la population créole, Macarty remplissait-il le premier rôle, qui lui était décerné de consentement commun.
Il était le successeur logique d'Orso, de Villasseau et de ces autres artistes dont les triomphes ont laissé dans l'esprit de leurs contemporains des souvenirs ineffaçables.
Macarty était aussi orateur. Doué d'une forte voix et d'une diction claire, sa parole était facile et éloquente.
Aux premières heures de la Reconstruction, Macarty s'est fait souvent entendre devant les assemblées du peuple, discutant avec force et avec intelligence les questions de droit et de liberté, et il n'a jamais manqué, dans ces occasions, de recueillir les plus chaleureux applaudissements. On peut donc dire que Macarty était musicien, chanteur, comédien et politique.
SAMUEL SNAËR
Samuel Snaër était peut-être plus savant en musique que Macarty, mais sa modestie l'a sérieusement embarrassé. Dans sa profession, il n'a jamais percé. Bien que le violon fut l'instrument préféré de Snaër, c'est néanmoins un fait qu'il jouait avec talent d'une douzaine d'instruments.
Snaër avait une belle voix de ténor, mais il refusait de chanter; il maîtrisait l'harmonie, mais ses compositions restaient au fond de sa malle, où le temps et les insectes leur ont déclaré la guerre.
Pour le public, Samuel Snaër ne représente qu'un instrumentiste très ordinaire, mais pour les bons juges qui l'ont connu intimement, il était un génie musical.
Comme Eugène Macarty, Samuel Snaër était natif de la Nouvelle-Orléans.
Il touchait l'orgue très bien. Il fut longtemps l'organiste de l'église Sainte-Marie, rue de Chartres.
Trop timide pour se faire une réclame et trop indolent pour se dégager par l'émigration des entraves de son lieu de naissance, il a fini par tomber dans le dépit, et l'oubli l'avait couvert de son manteau longtemps avant sa mort.
Aujourd'hui, dans la population, on parle de Snaër comme joueur de dames et non comme artiste.
EDMOND DEDE
Edmond Dédé était un noir, né à la Nouvelle-Orléans vers l'année 1829, contemporain de Macarty et de Snaër.
On a toujours parlé de Dédé comme d'un prodige sur le violon. Il a fait ses premières études à la Nouvelle-Orléans, sous la direction de maîtres habiles et consciencieux.
Après avoir maîtrisé tout ce qu'un homme de sa couleur pouvait apprendre ici, dans son art, il a pris le chemin de l'Europe, sur les conseils d'amis sympathiques. Il a visité la Belgique d'abord, mais n'ayant pas rencontré dans ce petit royaume l'objet de ses recherches, il s'est rendu à Paris, où il a été accueilli avec considération.
Dans cette capitale éclairée, où l'on est toujours bien disposé à l'égard de l'infortune et du talent, Edmond Dédé a rencontré de la sympathie et du secours. Dans ce pays à l'hospitalité si large, il a trouvé l'occasion qu'il souhaitait de se perfectionner dans sa vocation, de s'élever à toute la hauteur de ses aspirations.
Par l'entremise de bons amis, il n'a pas tardé à être admis, comme auditeur, au Conservatoire de Musique de Paris.
Ses progrès et ses triomphes eurent bientôt attiré sur lui l'attention du monde musical. Dès lors, il a joui de toute la considération accordée au vrai mérite.
Dédé, plus tard, est devenu chef d'orchestre au Théâtre de Bordeaux, où pendant plus de vingt-sept ans il a tenu avec honneur le bâton de directeur. Le violon était son instrument.
Cet artiste a revu la Nouvelle-Orléans en 1893. Il a alors donné ici plusieurs concerts, où les connaisseurs ont pu apprécier ses hautes qualités. Le critique musical de l'"Abeille", entr'autres, lui a fait l'honneur d'assister à une de ses représentations. L'ayant vu jouer le Trouvère sans cahier, l'aimable rédacteur n'a pas hésité à lui prodiguer, dans les colonnes de son important journal, les appréciations les plus élogieuses.
Le navire sur lequel Dédé avait pris passage pour venir de France à la Nouvelle-Orléans subit les effets d'une rude traversée, au point qu'on dût le diriger vers un des ports du Texas. Dédé eut alors le malheur de perdre son violon favori, un Crémone; mais ce contretemps ne l'empêcha pas ici, même dans des salles sans acoustique propice, de charmer et de captiver son public par les séductions de son coup d'archet, sur un autre violon qui était bien loin de posséder la même valeur artistique.
On dit qu'il avait dans la tête toutes les œuvres des grands maîtres. Il nous a laissé deux romances: Patriotisme et Si j'étais Lui. Il ne faudrait pas toutefois juger de ses mérites d'après ces compositions. Il en a fait des milliers de ce genre sans compter les danses et ballets semés en grand nombre dans toutes les parties de l'Europe qu'il a visitées ou habitées.
En Algérie, il a composé le Serment de l'Arabe.
Ses travaux sont d'un ordre élevé. Il avait même commencé la composition d'un grand opéra, Le Sultan d'Ispahan, qu'il n'a pu achever, pour cause de maladie.
Edmond Dédé est mort à Paris, en 1903.
BASILE BARRES
Voici un Créole de couleur qui a certes été fort populaire à la Nouvelle-Orléans. Français, il l'était de cœur et d'esprit. C'était un gentilhomme accompli et tous se plaisaient à le reconnaître.
Basile Barrès est né en notre ville. Il était tout jeune encore lorsqu'il prit de l'emploi chez M. Perrier, le grand marchand de musique français de la rue Royale. Il y apprit le piano et devint bientôt un artiste de tout premier ordre.
M. Perrier lui fit faire plusieurs voyages à Paris, dans l'intérêt de sa maison. Il revenait toujours avec plus que jamais, dans le cœur, l'amour de la France.
M. Barrès fut accordeur de pianos, professeur de musique et compositeur. Ses airs de danse ont été très populaires à la Nouvelle-Orléans.
Lorsque le grand violoniste Dédé fit un séjour parmi nous, ce fut Basile Barrès qu'il choisit pour son accompagnateur.
Tout le monde l'aimait et tout le monde, à sa mort, l'a vivement regretté. Il a laissé un fils et trois filles, qui vivent aujourd'hui encore et qui habitent la Nouvelle-Orléans.
L'EXPERIENCE D'UN MUSICIEN
Il n'y a pas très longtemps, il existait à la Nouvelle-Orléans un compositeur de musique remarquable. Malheureusement, la teinte fatale de sa peau faisait oublier ses mérites, chaque fois que l'heure du triomphe venait près de sonner.
L'on pouvait utiliser son génie, abuser de sa bonté et de son zèle, mais lorsqu'il s'agissait de reconnaître ses services ou d'honorer ses talents, la voix manquait à ceux qui devaient être ses juges et qui, néanmoins, avaient eu des preuves de sa valeur et de son bon vouloir. La conspiration du silence était impitoyable. Les gens qui l'employaient, qui l'invitaient, qui le recherchaient, étaient si imprégnés du préjugé de race, que pas un mot de louange ou même de simple reconnaissance ne trouvait son chemin jusqu'à la publicité.
Ce n'est pas toutefois le public qu'il faille blâmer de cet état de choses, car notre musicien a souvent recueilli les applaudissements des spectateurs assemblés pour entendre ses compositions.
Ceux que nous accusons ici savent qui s'est adressé à lui pour l'orchestration de vaudevilles, d'opéras et autres pièces délicates,—tâche que personne autre n'osait entreprendre. Ils se rappelleront comment ce jeune homme au talent supérieur et à l'âme généreuse s'est appliqué non seulement à perfectionner l'arrangement des parties musicales qui lui étaient soumises, mais comment encore il a même ajouté parfois à l'œuvre principale les gracieuses beautés de sa propre invention.
Ils ne peuvent pas avoir oublié qu'aux jours des représentations, le jeune maître était présent, sur invitation, et qu'alors on se contentait de le remercier en secret pour les services qu'il avait rendus. Ils savent bien que ce jeune phénomène a même consenti à remplacer en certaines occasions tel et tel directeur musical, afin de mieux assurer le succès d'un concert ou d'une représentation. Ce qui signifiait honneur et profit pour les impressarios, tandis qu'autour de son nom à lui on gardait un silence obstiné.
C'est qu'on ne voulait pas rendre hommage à un homme de couleur, c'eût été porter préjudice aux prétentions de race qui gouvernent notre société. Faire connaître cet artiste, c'était proclamer sa supériorité, puisqu'il faisait ce que les autres, dans la crainte de faillir ou d'être critiqués, n'osaient pas même entreprendre.
Il était un des deux saxophonistes qu'il y avait alors à la Nouvelle-Orléans. C'était toujours sur lui que l'on comptait surtout, mais les soli qu'il eut à exécuter en diverses occasions ne furent, semble-t-il, jamais assez bien rendus pour faire oublier la couleur de sa peau.
Qu'on nous permette de raconter un incident qui démontre non seulement l'égoïsme du préjugé, mais aussi la petitesse de certains caractères. Un musicien bien connu de cette ville, ayant à se rendre à New York pour affaires ayant trait à son art, demanda à notre jeune homme de se charger de cette mission. Il s'agissait de soumettre une composition à un artiste de renom, qui devait en faire la critique. Notre ami accepta de faire le voyage et fut reçu par le Newyorkais avec la plus exquise courtoisie.
Au cours de la conversation, celui-ci critiqua librement certains points vulnérables de la pièce soumise.
—Cette composition, dit-il, doit être refondue d'un bout à l'autre excepté le ballet, qui est parfait. J'écrirai une lettre à mon agent, à la Nouvelle-Orléans, et lui donnerai toutes les explications nécessaires; cette précaution vous évitera la peine de vous surcharger la mémoire de trop longs détails.
Le jeune homme fut mis au courant de la teneur de cette lettre, qu'il vint remettre à son destinataire, auteur supposé de la composition musicale en question. Ce dernier garda un silence de grimaud, sur le contenu du message: l'explication en est que le fameux "ballet parfait" était bel et bien, la production de notre jeune artiste, et que c'eût été lui faire trop d'honneur que de lui communiquer la décision de l'homme de New York.
C'était contre les principes de la Louisiane, que de faire savoir à un homme de couleur que son œuvre était plus parfaite que celle d'un autre.
Si nous tenons caché le nom de ce musicien, c'est par un sentiment de respect pour la famille éplorée, qui désire ne pas être troublée dans une période de douleur et de deuil.
Ce fils bien-aimé, que la nature s'était plu à combler de ses dons et qu'un pouvoir invisible avait développé au plus haut degré de perfectionnement artistique, s'est séparé de nous, mais en partant, il a laissé derrière lui un rayon lumineux que toutes les haines terrestres ne parviendront jamais à éteindre.
La puissance du Ciel est au-dessus de l'obscurantisme de la terre.
Dieu a dit: "Que la lumière soit", la lumière fut; et la lumière sera, selon Sa sainte et souveraine Volonté.
CHAPITRE VIII
Nos philanthropes du passé.—Comment le Créole de couleur sait donner.
NOS PHILANTHROPES DU PASSE
GEORGES-ALCÈS
Voilà un homme de cœur, une de ces natures d'élite telles que nous en avions dans la première moitié du siècle passé.
À l'époque où parut Alcès, un individu possédant ses qualités était chose rare dans notre milieu.
M. Georges-Alcès était un des plus grands manufacturiers de cigares de la Nouvelle-Orléans. Son commerce était très répandu. Ce succès était dû à sa probité, à son énergie et à ses connaissances dans son genre d'affaires. Cet homme avait à son emploi plus de deux cents ouvriers d'un bout de l'année à l'autre, c'étaient tous des Créoles de couleur de la ville.
Il leur payait de bons gages et s'occupait de leur bien-être généralement.
M. Alcès avait conçu l'idée de faire une famille de ses ouvriers.
Ceux qui travaillaient dans sa fabrique n'avaient qu'à faire connaître leurs besoins, qu'il se donnait aussitôt le plaisir de leur fournir les fonds désirés, et cela sans compter.
Georges-Alcès était un père pour ses compatriotes. Il fut abusé et souvent même vilipendé par certains caractères jaloux, mais comme Auguste, il avait tout appris et il voulait "tout oublier". Cet état de choses dura plusieurs années.
Il arriva toutefois un moment où il eût à souffrir d'un tel excès d'ingratitude, qu'aucun cœur sensible n'aurait pu rester indifférent. La patience avait cessé d'être une vertu, parce que la malveillance avait dépassé les bornes.
M. C.... avait ouvert un atelier et faisait concurrence à M. Georges-Alcès. Ce nouveau venu, ne trouvant pas sans doute que les affaires allaient assez vite, résolut de pousser la rivalité jusqu'à la ruine de son concurrent, comme fabricant. Il ambitionnait le patronage et le prestige dont jouissait Alcès, et dans son avidité, écartant toutes convenances, il eut recours aux moyens les plus infâmes pour arriver à ses fins.
Il commença ses opérations en embauchant les employés de son rival. Bon nombre de ces ouvriers à l'âme faible acceptèrent les offres qui leur furent faites et se mirent au service de M. C.....
Ces ingrats s'organisèrent en bandes pour prendre part aux démonstrations par lesquelles on devait poursuivre cette persécution, dont l'objectif était la destruction du commerce de M. Alcès.
Des parades ignobles défilaient devant la porte de ce dernier, et là, tous hurlaient comme des bêtes fauves ou répétaient en chœur des épithètes aussi vulgaires qu'insultantes, même des paroles de malédiction contre lui et les siens.
Inutile d'ajouter que la plupart des manifestants agissaient sous l'influence de la boisson.
Bien plus, on rapporte qu'ils allèrent jusqu'à exécuter des marches funèbres sous le balcon de M. Georges-Alcès, accentuant ainsi leur désir diabolique de faire tout le mal possible à leur bienfaiteur, à cet homme qui donnait du pain à plus de cinquante familles représentées en partie dans ces affreuses cohortes.
Dans les rangs de ces gens, M. Alcès avait reconnu des figures qui lui étaient familières, des gens qui lui devaient encore des sommes assez fortes, ou qui étaient ses obligés pour des faveurs qu'ils avaient reçues de lui.
Ce spectacle de noire ingratitude le blessa si cruellement que, le cœur navré, il résolut de se retirer des affaires pour ne plus être le témoin ni la victime de ces scènes ignominieuses et criminelles.
Quelque temps après la guerre civile, il quitta la Nouvelle-Orléans et alla se fixer à New York.
L'ingratitude a de tous temps inspiré la plus vive répulsion. Si le maire de La Riole a été condamné aux flétrissures de l'histoire, c'est parce qu'il a déposé contre ses bienfaiteurs.
Les misérables qui ont trahi, insulté et persécuté M. Alcès, leur ami, devraient nous paraître à jamais odieux; et leurs actions ne devraient être rappelées à notre mémoire que pour recevoir le châtiment de notre réprobation.
Parlons toujours de Georges-Alcès comme d'un être supérieur, d'un "homme humain", digne des éloges d'une postérité reconnaissante.
THOMY LAFON ET ARISTIDE MARY
Thomy Lafon et Aristide Mary étaient deux philanthropes bien connus et universellement estimés.
Lafon a fait ses grandes charités par testament, mais ceci n'empêche pas qu'il ait fait beaucoup de bien de son vivant.
On doit à sa munificence une grande partie des fonds qui ont permis la construction de l'Asile Berchmans. L'Asile des Vieillards, rue Tonti, et l'Asile des Garçons, rue Saint-Pierre, proviennent entièrement de sa générosité. Le Couvent de la Sainte-Famille a la jouissance de biens considérables légués par ce philanthrope.
Thomy Lafon a souvent donné des sommes assez considérables pour la politique qui avait pour but la défense de nos droits. Il exigeait une bonne raison pour justifier ses actions, mais cette précaution n'était pas l'effet de l'avarice, puisqu'il donnait toujours quand il s'était assuré de la vérité. Thomy Lafon se mettait en garde contre l'abus, mais il répondait sans hésitation à l'appel de toutes les bonnes causes, quand on ne cherchait pas à le pressurer, comme c'était d'usage en ce temps-là. Sa philanthropie s'étendait à toutes les classes de la société. L'État, l'Eglise et la Bienfaisance, tous ont reçu des témoignages de ses libéralités, sans égard à la couleur ou à la race, au sexe ou à l'âge. Bien que Lafon fût catholique, il s'occupait plus du sort d'un malheureux que de sa religion. Il était modeste autant qu'il était généreux. Il désirait toujours le silence sur ses œuvres. C'était un véritable philanthrope.
Thomy Lafon est né à la Nouvelle-Orléans; son père était Français, et sa mère, Haïtienne. Son enfance s'est écoulée dans la pauvreté, mais en grandissant, il s'est fait une position dans le commerce. Plus tard, il s'est occupé de finance.
Doué d'un grand jugement et d'une sagacité extraordinaire, en peu d'années il avait accumulé de grands biens. La fortune de Lafon lui avait donné beaucoup de prestige, de sorte que, s'il a souffert des préjugés, ça n'a été qu'à cause de sa nature sensible et sympathique. Il se mêlait toujours avec les siens. Lafon était si considéré dans le monde des affaires, qu'il avait une chaise à son service dans toutes les Banques de la ville: c'est beaucoup dire.
Lafon évitait les extravagances sociales, si communes à son époque: à tel point que, pour bien longtemps, il a passé pour un avare des plus insensibles.
Cependant, il ne reculait jamais devant les bonnes causes. Lorsqu'il s'agissait d'une affaire de charité ou de patriotisme, le public pouvait compter sur ses contributions. Il a plus donné que personne autre dans les occasions sérieuses.
La population a donc appris à le connaître par ses bonnes œuvres. À sa mort, on a rendu justice à sa mémoire en perpétuant son nom sous une forme ou sous une autre.
Aristide Mary, bien que moins fortuné que Thomy Lafon, semblait être plus expansif. Lafon donnait méthodiquement, Mary donnait sans questionner.
Le premier a plus donné que le second, mais il fallait le convaincre de l'à-propos. Mary, lui, prêtait l'oreille à tous les appels; il tendait la main à tous ceux qui demandaient.
Il a aussi laissé quelques legs de charité par testament.
En-dehors de ses donations particulières, dont il n'est pas possible de faire l'énumération exacte, il n'est pas une grande affaire politique qui n'ait obtenu son appui pécuniaire, s'il croyait l'entreprise faite pour la revendication des droits de l'homme en Louisiane. Par exemple, il était homme à prendre la responsabilité d'un procès et à en supporter tous les frais, de la même façon qu'il venait au secours de toute une famille en détresse qui lui faisait connaître ses besoins.
Le monde disait de Mary qu'il avait toujours "la main droite dans la poche", pour signifier qu'il ne refusait jamais de distribuer son argent aux nécessiteux, dans la mesure de ses moyens. Il donnait pour la maladie, pour la mort, pour le malheur, enfin pour toutes les circonstances qui se présentaient.
Mary nous a souvent dit qu'il faisait le bien pour l'amour du bien. Et c'était vrai. La preuve en est que, malgré les abus et l'ingratitude de ses obligés, il a continué ses généreuses prodigalités jusqu'à la fin de sa vie.
Thomy Lafon et Aristide Mary étaient deux bienfaiteurs qui méritent d'être placés à côté de Mme Bernard Couvent.
JULIEN DEJOUR
Le sujet de cet article était un homme éminemment respectable, qui s'est rendu souverainement utile par ses œuvres de charité.
Julien Déjour était né aux Cayes, Haïti, mais nous le réclamons pour l'un des nôtres, parce qu'il a été élevé par une famille louisianaise.
M. Hermogène Raphael est celui qui a amené le jeune Déjour à la Nouvelle-Orléans et qui a pris soin de lui jusqu'à l'âge de majorité.
Déjour a fait un bon usage des bontés de M. Raphael, de qui il a appris le métier de couvreur en ardoise. Il était excellent ouvrier, nombre de ses travaux sont encore là pour le démontrer. Il faisait tout avec conscience et avec art. Mais c'est surtout pour sa bonté d'âme que nous voulons le rappeler au souvenir de nos compatriotes. Par la beauté de son caractère, Julien Déjour s'était fait estimer et respecter de tout le monde. Il avait des amis dans toutes les classes de la société, tant ses qualités de cœur étaient d'un ordre supérieur. Il n'existait pas d'homme plus sensible au malheur d'autrui.
[Illustration: M. LAURENT AUGUSTE. Philanthrope, ami intime de l'hon. Thomas J. Durant, fondateur du parti républicain en Louisiane.]
Presque tous les jours de sa vie étaient marqués de quelque acte de bienfaisance. Il faisait le bien et gardait le silence, sa main gauche ignorait ce que tendait la main droite.
Cet homme généreux s'était créé une position enviable par son travail, mais à mesure qu'il gagnait de l'argent, il le donnait aux malheureux qu'il savait être dans le besoin.
Les blancs, les noirs, les jaunes, tous étaient les mêmes à ses yeux, et tous recevaient de lui des marques de compassion, des secours considérables.
Un tel homme ne devrait pas être oublié. Sa mémoire devrait éveiller chez nous un souvenir touchant. Il mérite nos regrets et nos hommages, parce qu'il a été bon jusqu'à l'innocence, humain jusqu'au sacrifice. Déjour est né en 1850, et il a quitté ce monde en l'année 1900: il avait donc exactement cinquante ans lorsque "La mort a sur son front fait tournoyer sa faux".
ALCÉE LABAT
Jamais la population créole de couleur n'a eu un homme plus aimable et plus sympathique que Alcée Labat.
Cette bonne nature partageait tous les malheurs de la famille créole dans la mortalité et dans la maladie, ainsi que dans les souffrances morales, si terribles et si multipliées dans notre centre. Sa bourse et ses services personnels étaient toujours à la disposition du public.
Labat a assisté bien des pauvres, auxquels il donnait des secours d'argent tant que ces malheureux se trouvaient dans le besoin; et il le faisait sans ostentation.
Les particuliers comme les sociétés ont souvenance de ses bienfaits. Aussi, le nom d'Alcée Labat est-il connu de tout le monde. Chacun rend justice à son caractère et à la façon généreuse dont il distribuait ses bonnes œuvres.
Alcée Labat était membre du Comité des Citoyens, et ses associés peuvent témoigner de son zèle et de ses libéralités, lorsqu'il s'agissait d'appuyer la cause commune. Labat s'est signalé surtout dans les procès que le Comité eut à soutenir contre les abus législatifs de 1890.
Jusqu'à la mort, ce brave homme a conservé l'estime et le respect de ses concitoyens.
M. Labat a laissé des fils: ces derniers ont bonne raison d'être fiers de leur père, dont les vertus et les services rendus ne devraient être jamais oubliés.
Les gens qui sont venus en contact avec lui peuvent parler de sa politesse autant que de sa sensibilité.
Jamais une parole ne sortait de sa bouche pour offenser autrui. Ses manières étaient affables, et sa mine, quoique réservée, n'avait rien de dédaigneux. Démarche, physionomie, parole: tout annonçait chez Labat le parfait gentilhomme.
Honnête jusqu'au scrupule, Alcée Labat ne laissait jamais de doute sur la rectitude de ses intentions. Jaloux de son honneur, il mettait tous ses soins à se faire voir en pleine lumière, dans tous ses rapports avec ses semblables.
Il était l'esclave de ses promesses et il remplissait ses engagements avec la plus exacte fidélité. Dans la transaction de ses affaires, il apportait un soin méticuleux et une scrupuleuse probité.
Labat était un des meilleurs soutiens du journal The Crusader publié ici à la fin du siècle dernier: ses contributions à l'entretien de cette feuille étaient d'une importance à être fort prisée.
Sa mort a causé de profonds regrets: ce que nous comprenons facilement, car sa présence parmi les nôtres signifiait un appui pour les bonnes causes, un ami pour l'indigent, un défenseur pour l'opprimé.
CHAPITRE IX
Les femmes créoles.—Dans les sanctuaires catholiques.—La générosité de Mme Bernard Couvent.
LES FEMMES CREOLES
La plupart des femmes de la population créole se recommandaient, par leur piété et leur amour du bien.
Elles n'employaient jamais de gardes-malades, et n'envoyaient pas non plus leurs malades à l'hôpital. Elles soignaient elles-mêmes leurs parents et leurs amis et les secouraient dans le besoin.
Au commencement du siècle passé, les femmes de couleur ne ménageaient pas leur aide aux églises. Peu à peu, toutefois, on les ostracisa des sanctuaires et aujourd'hui, c'est à peine si un seul curé de ce diocèse serait prêt à admettre qu'elles ont de fait été, autrefois, de quelque service à ses devanciers. On garde au moins le silence sur ce point. Plusieurs de nos femmes ont laissé des biens à l'Eglise, mais ces actes généreux sont tombés dans l'oubli. Ceci soit dit sans amertume.
N'importe, il y a eu plus d'une Véronique dans la population de couleur, et nous le savons. Il n'y avait pas chez nous de mendiants, parce que les femmes créoles nourrissaient les pauvres; en même temps, elles faisaient naître dans l'âme de leurs protégés un certain degré de fierté, et elles les affermissaient dans la foi chrétienne, qu'elles-mêmes professaient avec tant de ferveur.
Douces, charitables et pieuses, elles prenaient ainsi soin du corps et de l'âme de nos indigents, qu'elles exhortaient constamment à supporter leur sort avec résignation. La religion catholique leur avait inculqué des principes de vertu, d'amour de Dieu et du prochain: ces principes animaient toutes leurs actions.
L'on peut encore dire, à leur louange, qu'elles soignaient les malades avec art, et qu'à leur vigilance infatigable on a souvent attribué les résultats les plus heureux.
Leur expérience était appréciée et utilisée par des milliers de médecins. Ces hommes de la science s'en rapportaient souvent à leur jugement et suivaient leurs avis dans bien des cas notoirement sérieux.
Avant l'introduction des mesures sanitaires telles qu'elles existent aujourd'hui dans notre ville, les épidémies étaient fréquentes; elles s'attaquaient surtout aux étrangers qu'elles décimaient rapidement.
Ce qui augmentait le malheur de ces affligés, c'est que les hôpitaux n'étaient ni assez riches ni assez nombreux pour les accommoder. Il fallait donc dépendre de la bonne volonté des personnes charitables.
Ces femmes traiteuses, comme on les nommait alors, prenaient charge des malades, les soignaient jusqu'au rétablissement ou bien jusqu'à la mort: quelquefois elles étaient rétribuées pour leurs services, mais en maintes occasions, elles avaient donné leur temps, leurs veilles et leur secours pour l'amour de Dieu, sans espoir de récompense.
La femme créole était aussi chaste, aussi pure, dans son réduit ou dans son infortune, que sa sœur plus fortunée vivant dans l'étalage le plus extravagant de l'opulence.
Le faste n'était pas nécessaire pour faire ressortir l'éclat de ce caractère si fortement trempé dans la religion et la vertu.
S'il est des esprits, aujourd'hui, assez vils pour tenter de salir la mémoire de ces nobles créatures, qu'ils cherchent à ravaler au niveau de la brute, nous en appellerons de cette injustice au tribunal de l'histoire qui fut, en tout temps et dans tous les pays, le vengeur du mérite et de l'innocence.
Les fastes de l'Histoire et les fastes de l'Eglise diront ce que les préjugés et les haines du présent essaient d'ensevelir dans l'oubli.
La femme créole de couleur a su étudier, réfléchir, prier; elle a été généreuse, secourable et pieuse. Sa vertu, sa charité et sa constance ne peuvent être mises en doute, elles resteront toujours ses plus beaux ornements.
Nombre de nos filles, autrefois, élevées dans les couvents, devenaient des zélatrices et des Sœurs de Charité.
Les autres faisaient de vertueuses mères de familles, qui ont doté la Louisiane de cette belle race créole connue par ses talents. Cette race nous a fourni des inventeurs, des sculpteurs, des peintres, des poètes, des littérateurs, des professeurs, des commerçants, des planteurs et des artisans habiles, tous hommes d'une valeur morale manifestement supérieure.
Ces excellentes créatures occupent donc une place unique dans nos traditions. Ajoutons que les familles leur confiaient souvent l'éducation morale de leurs enfants.
Au nombre des femmes créoles les plus remarquables il faut mentionner Mademoiselle Henriette Delile.
Cette sainte femme a consacré toute sa vie à l'accomplissement de bonnes œuvres.
Pieuse comme Mme Couvent, sa pensée visait toujours à soulager le sort de ses semblables.
À part sa précieuse coopération à l'établissement de plusieurs églises de la Nouvelle-Orléans, Melle Delile était encore connue par ses actes de chaque jour comme consolatrice des affligés. Elle fut la fondatrice de la Société de la Sainte-Famille, dont elle fut aussi la première Mère Supérieure.
Cette société ayant fait appel à M. François Lacroix, ce riche compatriote fit pour elle l'achat d'un terrain situé dans l'avenue Saint-Bernard, et sur lequel on éleva un superbe édifice auquel on a donné le nom d'Hospice de la Sainte-Famille. Dans cet Hospice, la population avait pour habitude de loger ses veuves laissées sans asile, ou celles qui voulaient se retirer du monde pour vivre dans la tranquillité et dans l'isolement.
Cette Société fut, pour ainsi dire le noyau de la Sainte Famille d'aujourd'hui, que nous connaissons tous et qui n'oublie certes pas la mémoire d'Henriette Delile, créatrice du groupe primitif dont l'origine remonte à 1840, ou même plus haut.
Melle Henriette Delile, Mme Bernard Couvent, Mme François Lacroix étaient à la tête d'une propagande toute de charité dont le but était de nourrir, de loger et de soigner les nécessiteux de la population créole, sans autre motif que l'amour du prochain. Appliquons ici la pensée du poète français, et souhaitons que,
Mademoiselle Henriette Delile est morte le 17 novembre 1862, à l'âge de 50 ans.
Mme L. R. LAMOTTE
La population créole réclame comme une de ses gloires littéraires Mme Louisa Lamotte.
Cette femme, si bien connue par son érudition, par les grands services qu'elle a rendus à la cause de l'éducation et, notamment, par sa position comme directrice du Collège de Jeunes Filles d'Abbeville, France, a reçu les Palmes Académiques, quelques années avant sa mort.
Mme Lamotte s'est constamment distinguée dans sa longue carrière de quarante années passées dans l'enseignement, à Paris et ailleurs.
Le fait qu'elle a été décorée par des sociétés savantes de l'Europe est un titre puissant à la considération toute particulière que nous accordons à sa mémoire.
Dans son cas au moins, on constate que les têtes dirigeantes de la France n'ont pas été les seules à reconnaître ses mérites.
L'Abeille de la Nouvelle-Orléans, à laquelle Mme Lamotte a collaboré, n'a pas manqué d'exprimer ses profonds regrets, lorsque la mort est venue la frapper, en 1907.
Voici les réflexions de ce journal:
MEMENTO
"Nous apprenons, non sans en être profondément attristé, la mort d'une femme que nous tenions en la plus respectueuse estime, d'une femme qui, longtemps, nous honora de sa collaboration et qui, depuis de longs mois, était retenue captive chez elle par une santé chancelante, Madame Louisa Lamotte.
"Nous ne connaissons pas les circonstances qui ont entouré la mort de l'excellente femme; mais nous avons l'assurance qu'elle n'aura éprouvé aucune terreur à l'approche de la mort, tant était tranquille et sereine toujours sa conscience.
"Madame Lamotte est née à la Nouvelle-Orléans, mais elle avait été élevée en France, où la plus grande partie de son existence s'était écoulée. Elle avait été appelée à la Nouvelle-Orléans par ses intérêts, et c'est en y consacrant tous ses soins qu'elle a succombé à l'épuisement de ses forces.
"Madame Lamotte avait eu à Paris la direction d'une maison d'éducation de jeunes filles, et avait fondé dans la grande Capitale une Revue qu'elle rédigeait avec talent.
"Le Gouvernement reconnut son mérite, et la décora des Palmes Académiques.
"Jamais, dans ses causeries toujours intéressantes, ne faisait-elle étalage de son savoir de son érudition, trop humble, trop modeste était-elle pour cela: jamais non plus, n'y manquait-elle de bienveillance.
"Son très ardent désir était de retourner en France, d'y aller reprendre ses relations trop longtemps interrompues, de se rapprocher enfin du seul être cher qui lui restât, une fille. Elle est morte en plein rêve; et bien doux aura été son réveil dans le Grand Au-delà, si le juste y reçoit sa récompense."
VIRGINIE GIRODEAU
On a beaucoup parlé de Virginie Girodeau, mais il nous manque des renseignements précis à l'égard de cette femme.
Tout ce que nous apprenons, c'est qu'elle a joué sur la scène théâtrale à l'époque d'Armand Lanusse et Edmond Orso, et qu'elle excellait dans la tragédie.
Nous ne savons rien de son enfance, comment elle a été instruite dans sa jeunesse.
L'on prétend que Melle Virginie s'est perfectionnée dans son art sous la direction de M. Perennès, célèbre professeur français du siècle passé.
En tout cas, elle a laissé une grande réputation comme tragédienne. Le fait est que notre public bien informé lui accorde une place unique dans l'histoire de notre théâtre d'amateurs. Elle a brillé surtout au Théâtre de la Renaissance.
À ce titre, elle a droit de voir son nom légué à la postérité et entouré de tous les égards dus à son mérite reconnu. D'ailleurs, le but de cet ouvrage étant de faire ressortir les qualités et les vertus par lesquelles s'est signalée notre petite population, surtout dans les temps obscurs de l'esclavage, un seul trait, s'il est bien tranché, trouve ici sa large place.
C'est pourquoi nous plaçons Mme Virginie Girodeau parmi nos personnalités remarquables dont la gloire est digne d'être remémorée: faire le silence sur ce nom serait encourager l'oubli du devoir.
Mme Veuve BERNARD COUVENT
Mme Couvent, une femme noire africaine, fut peut-être esclave dans sa jeunesse. Elle a vécu à la Nouvelle-Orléans et a laissé un legs qui a produit de merveilleux résultats.
La générosité de Mme Couvent eut dû attirer l'attention; il y a donc lieu de s'étonner qu'aucun de ses contemporains n'ait même songé à faire mention de son nom.
Il est un fait indéniable: c'est que Mme Couvent a été la première, parmi nous, à donner l'exemple d'une charité éclairée, et pour longtemps elle était la seule à jouir de cette distinction. Son attitude sur la question de l'éducation a été une réelle censure des gens riches de son époque.
Nous avons très peu de renseignements sur Mme Couvent. Le monde parlait souvent de cette vieille dame, de sa piété et de son caractère charitable, mais de sa naissance, on ne connaissait rien. On prétend qu'elle avait vu le jour en Afrique.
Vers l'année 1832, cette femme chrétienne laissa par testament plusieurs petites maisons, en vue de la fondation d'un établissement destiné à l'instruction des orphelins catholiques indigents du 3ème District.
Il paraît qu'elle est morte vers l'année 1836; mais ses dernières volontés, quant à sa donation aux orphelins, ne furent exécutées qu'en 1848, c'est-à-dire douze ans plus tard.
Une société s'était formée à cette époque et avait demandé compte de ces biens à celui qui en avait la gestion.
En temps et lieu, ce dernier dut les restituer et c'est de ce règlement qu'est sorti l'établissement de la première École des Orphelins de Couleur du 3ème District de la Nouvelle-Orléans.
Une des propriétés ci-dessus mentionnées était située à l'angle des rues Union et des Grands Hommes. C'est dans cette maison que, pour la première fois, on ouvrit une classe, sous les auspices du Bureau des Directeurs organisé dans le but de faire respecter les dispositions testamentaires de Mme Couvent.
Dans le testament, il était prévu que l'école devait être placée sous la surveillance du clergé catholique.
C'est en vertu de cette clause que l'abbé Manchaut, directeur spirituel de Mme Couvent, s'occupa de ce legs particulier et se fit un devoir de le conserver aux orphelins catholiques.
Ce bon curé, s'étant aperçu de la négligence qu'on mettait à faire exécuter les volontés de la défunte, se décida à intervenir.
Son premier soin fut d'intéresser M. François Lacroix, homme d'un caractère excentrique mais d'une grandeur d'âme admirable. M. Lacroix, à son tour, sans perdre de temps, s'assura le concours de quelques uns de ses amis. Au moyen de foires, de contributions, etc., ces hommes ont non-seulement aidé à assurer les titres des propriétés, mais ils ont encore acheté d'autres terrains, qu'ils ont ajoutés aux biens donnés par Mme Couvent.
Sur un de ces terrains, ces patriotes ont fait ériger un magnifique édifice, et c'est ainsi que nous avons eu une grande école, présidée par cinq ou six professeurs enseignant dans les deux langues, française et anglaise. Les élèves étaient des deux sexes et venaient de toutes les sections de la ville.
La première institutrice se nommait Félicie Cailloux. C'était une femme de couleur, d'une haute intelligence, respectable et pieuse.
Après elle, lorsqu'on eut changé l'emplacement de l'école et commencé à construire sur une plus grande échelle, on eut successivement comme instituteurs MM. Lanusse, Lavigne, Snaër, Questy, Christophe, Reynès, Lainez, Sent-Manat, Camps, Vigers, Duhart, Trévigne, Mmes Thézan et Populus, et quelques autres dont les noms nous échappent.
Depuis, MM. Lafon, Mary et quelques autres personnes ont ajouté aux biens laissés par Mme Couvent, qui se sont encore augmentés des contributions de François Lacroix et de ses compagnons.
Pendant quelques années, avant la guerre de 1861, les directeurs ont quelquefois obtenu des dons de la Législature d'État et de la Municipalité de la Nouvelle-Orléans.
L'importance de cette institution vient de ce qu'elle était la meilleure école à fréquenter, du temps de l'esclavage.
Tous les maîtres étaient des hommes de couleur, par conséquent, ils faisaient entrer la sympathie dans leurs rapports avec les enfants confiés à leur charge.
Ces derniers recevaient là la formation intellectuelle, religieuse et morale.
Mme Couvent n'avait pas d'instruction, mais elle avait l'âme sensible; elle a eu compassion de ces petits enfants condamnés à vivre sans les avantages de l'éducation, dans un milieu indifférent, sinon hostile, au sort d'une classe éprouvée.
Aidée, sans doute, des conseils de son directeur spirituel, elle a sans hésiter affecté tous ses biens au profit des infortunés, au soin de leurs intelligences, à la seule fin de les sauver des dangers de l'ignorance.
Ses généreuses donations étaient faites aux temps difficiles de l'esclavage.
Ça été une faute grave, bien grave, de la part de ses contemporains, que d'avoir négligé de nous transmettre des détails précis sur l'histoire de cette généreuse créature.
Mme Couvent a dû être bien pieuse, bien recommandable, puisque l'abbé Manchaut s'est imposé la tâche de la diriger, de la conseiller et de la faire connaître aux amis de l'éducation de 1848.
C'est grâce à la sollicitude inépuisable de ce prêtre, à son ministère désintéressé, que Mme Couvent fut enfin connue, que son legs fut recouvré et affecté à sa première destination.
Il est juste de mentionner ces faits, non seulement pour l'histoire, mais encore pour payer un tribut de reconnaissance à la bienveillance, à la charité de ce saint homme qui fait tant honneur à l'Eglise catholique.
Sans le secours de ce serviteur de Dieu, la population serait restée dans une ignorance complète à l'égard de Mme Couvent, de ce qu'elle était, de ce qu'elle avait fait et de la manière qu'elle avait vécu. L'existence de Mme Couvent a valu à la population une longue suite de secours intellectuels et moraux qui lui ont été prodigués, plus tard, sous la direction de maîtres consciencieux.
Nous ne dirons pas que les écrivains du temps de Mme Couvent l'ont méconnue. À l'époque, il n'était pas facile d'obtenir l'impression des manuscrits; comme pareille chose devait se faire au moyen de contributions, il peut bien être arrivé à nos compatriotes d'avoir oublié cette femme de bien, comme ç'a été le cas pour d'autres.
Les choses se passaient en petit comité. Les gens de la même vocation ou de la même inclination se réunissaient en cercle privé, où les goûts de ce milieu particulier étaient seuls considérés.
Parmi les élèves qui sont sortis de l'Institution des Orphelins Indigents, l'on peut citer des écrivains, des poètes, des artistes, tous des gens d'une conduite exemplaire et d'un mérite appréciable, souvent supérieur.
On dit qu'il faut toujours remonter à la source des choses.
Conformément à ce principe, tout ce que la population créole a tiré de bien de l'École des Orphelins, elle le doit donc à la générosité de cette femme africaine: Veuve Bernard Couvent.
Avant elle, il existait des écoles dans notre ville, mais la classe pauvre ne pouvait les fréquenter.
À l'Institution fondée par les généreuses dispositions de Mme Couvent, les enfants étaient instruits à un prix très réduit; les orphelins l'étaient gratuitement.
La contribution mensuelle ne dépassait jamais cinquante sous; et pour cette modique somme d'une demi-piastre par mois, souvent l'enfant faisait usage de livres que l'école lui fournissait, quand les parents étaient dans l'impossibilité de les acheter.
Citons ici un trait digne d'attention:
Tous les ans, le jour de la Toussaint, la direction organisait une quête au bénéfice de l'École. On plaçait à la porte du cimetière deux plateaux destinés à recevoir les offrandes des passants. Ces plateaux étaient gardés par des orphelins choisis à cet effet par les directeurs.
Il fut un temps où les sommes recueillies par ce moyen étaient considérables. Elles étaient affectées aux diverses dépenses de l'Institution.
Il est d'usage de faire dire une messe tous les ans pour le repos de l'âme de la bonne Veuve. L'entretien de sa tombe, située dans le dernier cimetière de l'avenue Claiborne, s'effectue aux frais de la Direction.
Dans ces dernières années, on a fait confectionner une plaque commémorative rappelant la mémoire de Mme Couvent et faisant connaître son œuvre. Cette plaque est placée à l'école dont on lui doit la fondation.
Le devoir de la population créole de couleur serait de lui élever un monument beaucoup plus digne encore.
Il est de notre temps d'honorer la mémoire des morts en organisant des sociétés commémoratives.
Il faut des célébrations éclatantes pour rendre justice aux bienfaiteurs disparus. Aujourd'hui que nous avons parmi nous plusieurs philanthropes, nous pourrions les rallier tous dans ce but en un seul et même groupe.
Que l'avenir ne nous adresse pas les reproches que nous adressons à nos prédécesseurs, surtout lorsque l'esprit de notre époque nous exhorte à la glorification du bien accompli.
Les noms de Veuve Bernard Couvent, de Thomy Lafon, d'Aristide Mary devraient être à jamais honorés. Ces noms devraient être gardés bien vivants dans le souvenir de la population par des manifestations dignes d'eux et des grandes actions qu'ils nous rappellent.
Durant la période de Reconstruction, les enfants de couleur fréquentaient surtout les écoles de l'État, ouvertes à tous indistinctement. L'Institution Couvent fut donc négligée et presque désertée. À tel point que, en 1881, elle se trouvait à deux doigts de la ruine. Une mauvaise administration, pendant les quelques années précédentes, avait de plus aidé à sa déchéance.
C'est alors que quelques patriotes se réunirent encore et entreprirent de rendre à cette école tout son ancien prestige. La tâche, certes, était ardue, mais ces vaillants Créoles s'y dévouèrent corps et âme et vainquirent tous les obstacles. Cette patriotique et généreuse phalange qu'on a vu figurer dans l'œuvre de la réédification se composait de douze citoyens dont voici les noms:
Arthur Estèves, Eugène Luscy, Noël Bacchus, Nelson Fouché, Armand Duhart, J. S. Gautier, P. A. Desdunes, Donatien Déruisé, Charles Charbonnet, Philippe Michel, Clovis Gallaud, R. L. Desdunes.
De ces douze hommes qui ont formé le Bureau des Directeurs en 1884, neuf sont couchés dans le silence de la tombe.
Par leur probité et leur dévouement, ces Créoles rallièrent la population autour d'eux, et c'est ainsi qu'ils purent inaugurer pour l'Institution une ère nouvelle de prospérité et d'indépendance.
Il avait été question, pendant un moment, de convertir cette dernière en couvent. Telle était la décision prise par le Clergé catholique, en vue du fait que l'Institution avait depuis longtemps changé ses conditions d'enseignement, ne remplissant plus, par conséquent, les vœux de Mme Bernard Couvent. Néanmoins, Sa Grandeur l'archevêque LeRay se rendit aux représentations du Bureau de Direction, dont il reconnut l'autorité.
Aujourd'hui, l'Institution des Orphelins Indigents est réorganisée, de nouveaux secours lui sont survenus et la population semble lui avoir renouvelé son attachement.
Souhaitons que le peuple apprenne de plus en plus à apprécier la charité et la prévoyance de Mme Bernard Couvent; qu'il se rappelle la gloire de cette femme extraordinaire qui fut la première à apporter une amélioration au sort des orphelins de couleur.
CHAPITRE X
L'émigration de 1858.—La politique de l'empereur Faustin Ier, d'Haïti.—Deux grandes figures: Emile Desdunes, le capitaine Octave Rey.
L'EMIGRATION DE 1858.
Les lois de 1855 étaient excessivement sévères pour la population de couleur libre, en dépit du fait que cette population était particulièrement favorisée sous le rapport du sang et des biens, de l'éducation et de la respectabilité,—comme M. Canonge lui-même l'a écrit plus tard.
Dès le principe il fut défendu aux personnes de couleur de chercher à s'assurer de leur origine, mais cette défense était une conséquence naturelle de la loi qui prohibait le mariage civil entre les personnes de couleur et celles de race blanche.
Néanmoins, les blancs d'extraction latine, plus respectueux de la morale et des dictées de l'honneur, contractèrent des mariages religieux, évitant ainsi l'opprobre de la prostitution. De sorte que si nos anciens, avant la guerre, n'avaient pas le droit de successibilité, du moins, ils portaient le nom de leurs pères et de leurs mères et étaient admis aux sacrements de la religion catholique.
Il est juste de constater qu'il y a eu, de tous temps, de braves gens dans notre État. Sans la présence et l'intervention de ces natures d'élite, la situation pour des hommes sensibles fût devenue une source de tourments insupportables.
Parmi les mesures projetées contre les gens de couleur, on cite celle qui avait pour but d'obliger une personne à se faire représenter par un agent dans les transactions civiles, telles que contrats de vente et d'achat, etc.
Comme on peut le deviner, un projet si favorable aux intérêts et aux inclinations de l'oppresseur fut joyeusement accueilli par une grande portion du public, qui l'appuya chaleureusement.
La presse s'unit aux législateurs, et il sembla un moment que le dernier mot du nouveau despotisme allait être prononcé contre les victimes. C'est alors qu'on a pu apprécier la grandeur de ces âmes généreuses dont nous avons parlé. C'est alors que M. Sigure, s'opposant de toutes ses forces à cet acte injustifiable, réussit à en faire renvoyer la considération indéfiniment.
C'est donc à l'intervention de ce noble citoyen, soutenu par quelques amis sincères et résolus, que les hommes libres de 1855 ont dû le bonheur d'être sauvés de l'infamie qui menaçait d'anéantir tous leurs droits personnels. Et encore faut-il dire que la partie était considérée comme simplement ajournée. Les événements de la guerre sont venus, toutefois, faire changer le cours des idées, en forçant les esprits à ne s'occuper plus que des hostilités. La condition de notre population n'était pas alors bien éloignée de celle de l'esclave.
Une personne de couleur libre ne pouvait pas circuler dans les rues sans un permis; venant du dehors, elle ne pouvait s'arrêter ici sans être placée sous la garantie d'une caution fournie par un blanc; elle ne pouvait défendre son honneur, ni l'honneur de sa famille en justice.
Une parole considérée comme séditieuse, le fait de négliger de quitter le sol après l'avis de rigueur, signifiaient pour l'homme de couleur libre une condamnation à des années de travaux forcés.
Le noir libre le plus riche, le plus respectable, le mieux connu était susceptible d'être arrêté, maltraité et incarcéré, selon le caprice du plus dépravé des officiers de police, ou sur la dénonciation du plus méprisable des habitants de la cité.
Les violences dans la vie de chaque jour devenaient de plus en plus fréquentes.
Au préjugé s'ajoutait la haine, chez la jeune génération qui, sans doute, se préparait pour la crise de 1860.
L'agitation de Garrison, les discours de Sumner, de Lincoln, les actions de John Brown dans le Kansas contre l'extension de l'esclavage, avaient enflammé les esprits, et la Nouvelle-Orléans subissait les mêmes influences que le reste du Sud.
C'était la cupidité qui était au fond de tout. L'esclavage payait: il fallait sauver l'esclavage à tout prix.
Il faut observer que les étrangers venus de rives lointaines après l'année 1840 n'étaient pas de la même mentalité que les hommes de cette noble classe issue de la chevalerie, et qui en avait conservé l'idéal. Ces nouveaux habitants étaient, pour la plupart, de simples aventuriers attirés sur nos bords par l'appât du gain.
Leur but étant de thésauriser, ils s'attachaient à l'exploitation, et puisque l'esclavage était la meilleure source de revenus, ils l'utilisaient pour atteindre l'objet de leur atroce prédilection.
Le commerce, la politique, la religion: tout roulait à l'époque sur le pivot de l'esclavage. Ces étrangers étaient devenus puissants par le nombre et par leur communauté d'intérêts. Ils étaient possesseurs d'esclaves ou aspiraient à le devenir.
Leurs rangs allaient toujours en grossissant, de sorte que, vers l'année 1852-53, grâce à l'appui qui leur était donné par certains Louisianais, ils avaient acquis une influence prépondérante dans la communauté.
Plus ces nouveaux citoyens obtenaient de succès, plus l'"institution divine", comme on désignait l'esclavage en ce temps-là, devenait oppressive; plus les préjugés se faisaient sentir contre les personnes de couleur libres.
Ces parvenus finirent par dominer, et les protégés de 1845 de M. Bernard de Marigny étant devenue les maîtres de la situation, il n'y eut plus de bornes à leur ambition.
Les gens de couleur libres étaient soupçonnés de sympathie pour les esclaves, bien qu'aucun symptôme extérieur n'indiquât l'existence de ce sentiment.
On crut donc qu'il fallait les réduire à l'impuissance, soit par l'intimidation, soit par l'exil. Les restrictions ordinaires ne suffisaient plus. Il fallait rien moins que les rendre eux-mêmes esclaves.
Ces nouveaux maîtres s'étaient adressés à la législation et ils avaient obtenu des lois en harmonie avec leurs desseins et leurs désirs. Bien que la nature de ces lois semblât menacer la liberté et le droit des hommes de couleur, on peut dire aujourd'hui qu'elles n'étaient qu'une feinte, et que le but réel des persécuteurs était l'éloignement définitif de l'État des gens de notre race.
C'est ce que nombre de ces derniers ont dû comprendre, lorsqu'ils en vinrent à prendre volontairement la route de l'exil. Il est encore possible que certains d'entre eux, sans songer à tout cela, se soient mis en communication avec leur parents d'Haïti dans le but de s'expatrier dans ce dernier pays.
EMILE DESDUNES
Dans tous les cas, en 1858, Emile Desdunes se présenta à la Nouvelle-Orléans comme agent d'émigration.
Il était muni de pièces authentiques, l'autorisant à faire tous les arrangements nécessaires pour dépayser les Créoles qui voulussent émigrer.
Desdunes agissait au nom de l'empereur Faustin Ier (Soulouque).
Le fait que les autorités n'ont offert aucune objection à sa mission, malgré la lettre de la loi, est une preuve de plus que cette démarche devait être agréable aux esclavagistes.
Il appert que l'empereur Soulouque, agissant sur la foi des renseignements qu'il avait reçus, avait décidé d'envoyer Emile Desdunes à la Nouvelle-Orléans pour s'enquérir de la condition et des dispositions de toutes les personnes de descendance haïtienne.
Emile Desdunes était un homme instruit, honnête, ayant beaucoup d'énergie. Comme il était né à la Nouvelle-Orléans mais qu'il était Haïtien par l'éducation et les mœurs, l'empereur Soulouque l'avait jugé capable en tous points de mener à bien ses projets.
Et en effet, Desdunes justifia toutes ses prévisions. Il était habile, sincère, et il produisit une excellente impression dès son arrivé ici.
Ayant gagné la confiance et l'estime des bonnes familles créoles, ses premières tentatives furent couronnées du plus heureux succès.
Malheureusement, les choses ne continuèrent pas comme elles avaient commencé.
La révolution du général Geffrand ayant renversé le gouvernement de l'empereur Soulouque, le pouvoir était passé en d'autres mains, et les nouveaux maîtres se montrèrent moins soucieux du sort des Louisianais. Après la chute du gouvernement impérial, le mouvement d'émigration s'arrêta.
Le colonel Desdunes se retira, et quelque temps après sa retraite, il n'y avait plus de communication entre Haïti et la Nouvelle-Orléans. Le trait d'union était brisé.
Emile Desdunes est mort au Port-au-Prince, vers l'année 1862, et depuis lors, il n'a plus été question de migration entre la Louisiane et le pays de Dessalines.
Il est malheureux que la population n'ait pas jugé à propos de se garder une porte ouverte à l'étranger, car il est des moments, dans la vie d'un peuple qui souffre, où il serait bon pour lui de changer de climat.
L'homme de couleur peut, sans se rendre ridicule, entretenir des idées de déplacement selon les circonstances qui entourent son existence. L'amour de soi, l'amour de sa famille et ses semblables doivent trouver autant leur place que l'amour de la patrie.
LE CAPITAINE OCTAVE REY.
Celui-là était un des citoyens des mieux connus de notre ville, et l'un des plus considérés.
Il descendait d'une des anciennes familles de la Nouvelle-Orléans. Il était le fils de M. Barthélemy Rey, un des membres de la première direction de l'École des Orphelins Indigents, et le frère des MM. Hippolyte et H.-L. Rey, tous hommes d'un grand mérite, qui se sont occupés avec zèle du sort de leurs semblables.
Henry L. Rey et Hippolyte Rey ont pris du service comme officiers, durant la guerre de Sécession, et ils se sont en outre fait remarquer dans plusieurs autres entreprises.
Octave était le plus jeune des frères Rey. Après l'expiration de son service militaire, il s'est mêlé aux affaires politiques de son époque et s'est fait une réputation comme chef ou leader républicain.
De proportions herculéennes et d'une énergie en harmonie avec sa taille, il était aussi imposant au physique, que résolu et puissant dans l'action.
Tout le monde connaissait Octave Rey et avait confiance en sa valeur. Il a occupé le grade de capitaine dans la Police métropolitaine, et il était considéré comme un des officiers les plus habiles de ce corps.
Il a eu l'occasion de faire d'importantes arrestations, qui souvent étaient effectuées sous des circonstances particulièrement périlleuses. On le voyait toujours, au moment du danger à la tête de ses hommes.
Rey fut capitaine de police de 1868 à 1877, c'est-à-dire, depuis l'administration du gouverneur Warmoth jusqu'à l'avènement du gouverneur Packard, qui renonça au pouvoir et fut envoyé comme consul à Liverpool.
L'on peut facilement dire que la retraite de Packard était la fin de la Reconstruction; pour la Louisiane, l'heure de la débâcle.
C'était alors l'époque sanglante. Le public était constamment terrorisé par des émeutes, des assassinats, par mille autres actes de violences dont la Nouvelle-Orléans, en particulier, était devenue le théâtre.
La presse fulminait, les sociétés secrètes tramaient, les orateurs augmentaient le désordre par leurs harangues passionnées. Et l'Eglise, le Barreau et toutes les professions contribuaient plus ou moins à l'agitation: car c'était contre l'homme de couleur que la lutte, au fond, se faisait.
Cette effervescence de l'esprit public ne ménageait personne. Même les fonctionnaires nommés par le gouvernement fédéral n'étaient pas à l'abri.
C'est ainsi que M. Joseph Soudé, homme de couleur, fut assassiné sur la Levée. M. Soudé avait été le premier homme de la race noire à occuper un emploi sous l'administration nationale. Il était inspecteur de douane. Le crime est resté impuni.
Tuer un noir ou un républicain de n'importe quelle couleur était considéré ici comme une action louable et patriotique.
Cette époque, comme on peut s'en faire une idée, était pleine de dangers, et les personnes qui, comme le capitaine Rey, servaient l'État dans les rangs de la police, avaient toujours à faire face aux événements les plus graves.
Des lourdes armées parcouraient les rues en missions hostiles. Ces malfaiteurs se croyaient des vengeurs. Ils s'inspiraient de la haine qui animait les anciens citoyens contre les nouveaux, ainsi que contre les blancs chargés de faire respecter les principes de la Reconstruction.
Cette haine profonde, implacable, était spécialement dirigée contre les membres de la Police Métropolitaine, que la portion agressive de la population accusait d'être l'appui principal du nouveau régime, et par conséquent, un obstacle sérieux à ses propres vues ambitieuses.
Les attaques nocturnes, les agressions de tous genres, les meurtres étaient fréquents.
Les officiers de faction étaient chassés de leurs postes et quelquefois tués sur place.
C'était une chose commune que de rappeler ces malheureux policemen au corps-de-garde, afin de les sauver d'une surprise funeste, même d'une mort certaine: tant l'assassinat était à l'ordre du jour.
En outre, les autorités républicaines voulaient éviter tout conflit avec la population en furie; elles préféraient avoir recours aux expédients qui pouvaient apaiser les esprits, plutôt que d'essuyer le reproche d'avoir excité davantage les passions.
La modération était la politique du parti au pouvoir. Ce n'était que dans les occasions d'extrême provocation que ce parti usait de force pour repousser la force. Le fait est que l'émeute du 14 septembre 1874 est la seule occasion où le gouvernement ait tenté de maintenir son autorité par les armes.
Dans tous les autres cas, l'administration s'est toujours montrée sage et conciliante, dans le but d'éviter la trop grande effusion de sang, et aussi dans l'espoir de pouvoir mieux s'affermir par des procédés pacifiques.
Mais toutes ces concessions étaient en vain. Les gens qui entretenaient cette crise en avaient fait un problème dont la solution ne devait s'effectuer que par un changement de gouvernement, tel qu'ils le préméditaient.
Il n'y a pas de doute que le but de toutes ces violences était de détruire ou d'amoindrir le pouvoir des autorités constituées.
C'est à cette période agitée de notre histoire, au milieu de ces soulèvements contre les lois établies, que le capitaine Rey a montré qu'il était homme de cœur.
Doué d'un esprit prompt, d'un jugement sain, d'un courage égal à toute éventualité, il n'a jamais manqué de faire son devoir en dépit des difficultés qui l'environnaient.
Sans être un homme de grande éducation, il était juste envers ses semblables, indépendemment des questions de race ou de parti.
Brave et généreux, sa conduite était toujours conforme au devoir et à la dignité.
C'était un de ces hommes qui grandissent avec les événements, et qui sont à la hauteur des plus délicates responsabilités.
Il possédait une mémoire prodigieuse des noms et des personnes. Il pouvait nommer presque tous les habitants de la ville, et il les reconnaissait à vue. Cette mémoire, cette facilité qu'il avait de se rappeller l'état des lieux, les traits et les mœurs des hommes, en faisaient un caractère unique dans la communauté.
Toujours sympathique, Rey était, pour ainsi dire, le confident de la population. D'ailleurs, il servait d'arbitre dans toutes les affaires où il s'agissait de faire se réconcilier ceux qui avaient le défaut de se brouiller pour les moindres contrariétés. On avait confiance en son bon sens, en son impartialité et aussi en ses qualités de gentilhomme dans toutes les questions soumises à sa décision.
Octave Rey a eu l'honneur de représenter son District comme sénateur d'État.
Il est mort subitement le 1er octobre 1908.
Sa mort a causé autant de regret que de surprise: rien n'indiquait chez lui une fin si prochaine.
Les journaux ont parlé de lui longuement et en termes très élogieux.
Ses funérailles furent imposantes. On y accourut de tous les quartiers de la ville.
C'était la meilleure preuve de sa popularité parmi les siens.
La dépouille mortelle du brave capitaine repose au cimetière de la rue Bienville, dans la tombe de sa famille.
Plusieurs enfants lui survivent—quatre fils et une fille—qui sont très estimés. On parlera encore longtemps du capitaine Rey comme d'un de ces hommes exceptionnels dont la personnalité vit dans le souvenir de leurs semblables.
Il semble que cette impression doive s'accentuer de plus en plus à mesure que nous réalisons la perte irréparable occasionnée par sa mort.
Assurément, le capitaine Rey était un homme supérieur—supérieur par l'intelligence, supérieur par la volonté, supérieur par le patriotisme. Vivant dans un milieu moins prévenu contre la classe de couleur, il brillé au premier rang.
Ce n'était pas une tâche facile que d'avoir à lutter contre une population gouvernée exclusivement par les conseils du préjugé. Personne ne le savait mieux que le capitaine Rey, mais il n'a pas pour cela cessé de combattre jusqu'au dernier moment. Il est mort tel qu'il avait vécu, chérissant son principe de "chances égales pour tous les hommes indistinctement".
La population créole, pour laquelle il a combattu et souffert, ne manquera pas de lui accorder la distinction qu'il mérite. Privé de cette liberté qui lui eut permis de conduire à bien ses entreprises patriotiques, il n'a fait que succomber sous le poids de l'opposition. Son insuccès n'était pas une preuve de lâcheté physique ou de faiblesse morale, car il pouvait dire, comme dans la tragédie de Racine: "Je crains Dieu... et n'ai point d'autre crainte". Tous ceux qui l'ont connu le savent bien.
Nous pourrions le comparer ici à ce célèbre Jean Fléming, riche habitant de couleur qui, en 1836, fut chargé d'apporter une pétition à l'Orateur de la Chambre. Nous sommes bien sûrs que cette pétition, quoique respectueuse en sa teneur, a dû être néanmoins l'expression de quelques griefs importants.
Le fait de présenter ce document au nom des personnes de couleur était en lui-même un coup d'audace susceptible de coûter la vie à Fléming, mais celui-ci était irrépressible.
De même, le capitaine Rey s'est souvent exposé aux plus grands dangers, en se constituant l'interprète et l'agent de ses compatriotes dans les circonstances les plus critiques.
Semblable à Jean Fléming, il allait droit au but en se disant toujours: Advienne que pourra.
Rey était stoïque, et ce stoïcisme, il le tenait de l'ancienne population, qui montrait non seulement de la constance dans le malheur, mais presque du mépris pour toutes les menaces.
Il y a dans sa vie un incident assez intéressant pour occuper une place unique dans cette partie de notre histoire.
L'affaire dont il s'agit date de 1862, lors de la prise de possession de la ville par les troupes de l'Union et les marins de Farragut.
Le général Butler avait lancé une proclamation ordonnant à tous les citoyens de remettre leurs armes, ainsi que celles dont ils avaient la garde.
Or, les armes du régiment de couleur de la Confédération étaient entre les mains de plusieurs officiers de ce corps. Ces messieurs, en effet, en avaient pris soin et s'étaient donné la peine de les déposer en divers lieux sûrs.
Une partie en était cachée à la Salle d'Economie, une autre partie à la Salle Claiborne, une autre encore à l'École des Orphelins.
Ayant pris note de cet ordre du commandant, un groupe d'officiers dépositaires de ces armes se réunit, et l'on décida de se rendre aux quartiers du général Butler pour lui soumettre les faits et apprendre ses désirs à l'égard du désarmement de la ville.
Le comité chargé de cette mission était composé de quatre hommes: Henri L. Rey, Edgar Davis, Eugène Rapp et Octave Rey. C'est ici que commence l'histoire du Premier Régiment de couleur. Ces messieurs étaient là les représentants de la population créole, et ils furent les premiers à donner l'exemple de la loyauté à la cause de l'Union.
Il y a d'autres personnes qui réclament cet honneur, mais vu les conditions qui existaient en 1862, il faut ici rejeter les prétentions que pourrait avancer tout homme de couleur qui n'était pas alors affranchi de la servitude.
Mais revenons à notre récit. Le général Butler, s'étant sans doute aperçu que ses visiteurs personnifiaient l'intelligence, la responsabilité civique et l'éducation, s'entretint avec eux sur une question plus importante que la remise de quelques vieux fusils qu'on disait même inutiles bien avant qu'ils n'eussent été livrés aux soldats.
Après avoir entendu leur rapport, il leur posa cette question:
"Quelles sont les dispositions de votre population à l'égard du Gouvernement Fédéral?"
Puis il ajouta: "Ne vous pressez pas; retirez-vous, et méditez mûrement sur la réponse que vous devez formuler".
Ces messieurs suivirent le conseil du général et allèrent à l'écart se consulter, afin d'être mieux préparés à prendre la responsabilité de leurs déclarations.
Henri L. Rey prit la parole et dit au général Butler qu'on n'avait tenu aucune assemblée du peuple pour savoir exactement quelle était son attitude vis-à-vis du gouvernement, mais que, d'après leur expérience sur d'autres points, ils croyaient pouvoir affirmer que ce peuple ne pouvait avoir d'autres sentiments que ceux d'une parfaite loyauté à la cause de l'Union. Ses collègues et lui-même offraient leurs services, séance tenante, au général Butler qui leur faisait l'honneur de les consulter sur un sujet aussi grave.
"Il va sans dire", continua M. Rey, "que je suis d'accord en tous points avec mes compatriotes".
"Bien", reprit le général, "comme représentant du Gouvernement fédéral, j'accepte vos services".
Quinze jours après, parut l'ordre de Butler invitant la population de couleur à s'enrôler sous la bannière de la liberté.
Nous disons ailleurs comment la population a répondu à cet appel et comment le général Butler a parlé de son zèle, de son patriotisme et de ses hautes qualités distinctives.
De ce comité de quatre, les deux frères Rey sont morts; Edgar Davis et Eugène Rapp survivent et résident à la Nouvelle-Orléans.
Nous tenons à dire, en passant, que M. St-Albain Sauvinet agissait comme interprète dans le bureau du général Butler. M. Sauvinet était créole. Il n'y a pas de doute qu'il a contribué en quelque sorte à faciliter l'entrevue entre le général Butler et les compagnons d'Octave Rey.
Nous devons ici relever une erreur qui s'est glissée dans l'histoire de ce temps-là. Quelques écrivains prétendent que les représentants de la population libre n'ont pas répondu à l'appel du général Butler, pas plus qu'ils n'ont pris part aux travaux de la Reconstruction.
Les deux rapports sont faux.
On sait que les résolutions adoptées par les hommes de couleur, le 21 avril 1861, ne représentaient qu'une expression de sentiments extorquée par la menace et que, par conséquent, elles n'engageaient nullement la conscience de ceux qui y avaient souscrit.
Il y a toujours exception à la règle. Quelques-uns de ces malheureux ont pu se fourvoyer et croire qu'il était de leur devoir de demeurer fidèles à la Confédération, mais le nombre de ces dupes était trop faible pour donner lieu à des reproches sérieux.
Les Rey, les Bertonneau, les Rapp, les Davis, les Larieux, les Cailloux, les Monthieu, les Sent-Manat, les Thibault, les Détiége, les Snaër, les Orion, les Paul Porée et beaucoup d'autres (les plus éminents de nos Créoles) ont non seulement pris du service, mais ont encore formé des compagnies, sur l'invitation faite par le général dans sa proclamation du 2 août 1862. La plupart des hommes que nous venons de citer ont pris part à l'assemblée tenue, le 21 avril 1861, dans l'intérêt supposé de la Confédération. Donc, c'est à tort que les historiens s'avisent de dire que les gens de la population libre qui voulaient mourir pour la cause de l'esclavage avaient, plus tard, refusé de changer leur attitude.
Les faits, comme nous venons de l'établir, contredisent victorieusement ces assertions calomnieuses, et il est très juste que les amis de la vérité répudient ces mensonges qui tendent à discréditer des hommes à la conduite honorable et digne.
Les Créoles de haut rang n'ont pas seulement répondu à l'appel du général Butler, car ce sont eux, en effet, qui ont pris l'initiative et qui ont inspiré cet appel en expliquant l'attitude sympathique de la population de couleur libre.
Certes, le général avait l'idée d'utiliser les "Native Guards", mais il a procédé avec plus de confiance après avoir appris les dispositions de la masse populaire. Le fait est que la population libre était à cette époque la seule sur la loyauté de laquelle le gouvernement fédéral pouvait sûrement compter, en cas d'éventualité.
S'il est besoin de preuves additionnelles pour rétablir la vérité, qu'on se donne la peine d'interroger les souvenirs de Port Hudson. Qu'on se retrace dans l'esprit la conduite héroïque du Premier Régiment, dans cette bataille mémorable. Qu'on se demande qui était le capitaine Cailloux, et l'écho de ce champ de bataille glorieux répondra.
Qu'on se demande qui était-ce que cet Arsène, dont les lambeaux de la cervelle, en s'éparpillant, avaient imprimé de larges taches dans les plis du drapeau qu'il portait, et dont il ne s'était séparé que pour "en rendre compte à Dieu", tel qu'il l'avait promis.
Qu'on se représente encore ce même drapeau, présentant dix-sept perforations et tout maculé de sang. Le brave général Logan s'en enveloppa de la tête aux pieds en présence du régiment qu'il passait en revue, comme pour rendre le plus grand hommage possible à ce symbole vivant du plus sublime dévouement.
Ces faits réunis devraient suffire pour éclaircir les doutes des esprits sceptiques sur les sentiments et l'attitude des membres dirigeants de la population créole, quant à ce qui a trait à l'appel du général Butler, en 1862. Les Créoles auraient eu bien peu d'amour-propre si, après les insultes du gouverneur Moore, ils eussent conservé encore pour la Confédération le moindre reflet d'un attachement patriotique.
L'on nous dira, peut-être, que la classe à laquelle Rey appartenait n'était pas des plus malheureuses, vu qu'elle jouissait d'une certaine protection. C'est vrai, mais cette protection, qui venait quelquefois de parents privilégiés et même parfois d'étrangers, n'avait ni la qualité ni la force nécessaires pour la faire triompher de la tyrannie de race.
C'est précisément dans les situations les plus graves qu'on pouvait voir combien ces appuis étaient faibles et incertains.
Cette sympathie chancelante, isolée, cédait toujours sous la pression du préjugé.
Nous pouvons donc dire hardiment que le capitaine Rey ne devait que très peu à la protection, et absolument rien à la tolérance. Placé entre deux générations bien différentes il a compris sa mission d'intermédiaire, et il l'a remplie dans la mesure de ses moyens. Il a fait face au canon de la guerre, et il a participé aux événements que l'abolition de l'esclavage avait fait naître.
Mêlé à tous les grands faits de son temps, il a servi noblement son peuple et son pays. C'est pour son attitude patriotique, pour ses états de service civils et militaires que l'histoire lui doit ses hommages.
Nous sommes certains que les générations futures rendront justice à sa mémoire.
[Illustration: M. BASILE BARRES, Musicien et compositeur.]
CHAPITRE XI
La génération de 1860.—Le héros André Cailloux.—Le président Johnson et la question des races.—Nos luttes politiques: patriotes et aventuriers.
———
LA GENERATION DE 1860
Le génération de 1860 s'est d'abord signalée par son service militaire.
En 1862, la population fournit deux régiments de volontaires aux armées de l'Union et plusieurs officiers à un troisième régiment. Le major Ernest Dumas était du nombre de ces derniers.
Les deux premiers régiments étaient composés (officiers et soldats) des hommes les plus marquants de l'ancienne population libre. Ces vaillants patriotes, dignes descendants des héros de 1815 et de 1845, brûlaient du désir de prendre les armes pour la liberté; au premier appel, ils s'enrôlèrent pour une période de trois ans.
Ils participèrent à plusieurs grandes batailles, et l'histoire impartiale a fait l'éloge de leur valeur.
Bien que ces mêmes hommes eussent été organisés militairement par la Confédération, aucune occasion ne s'était présentée de mettre leur courage à l'épreuve.
Le président Lincoln lui-même avait des doutes sérieux sur la fermeté et la loyauté des hommes de couleur, comme soldats. Le temps devait toutefois régler cette question: bientôt la nation entière dut rendre hommage à l'héroïsme dont ces nouveaux défenseurs étaient capables.
La bravoure et l'intrépidité des troupes créoles ont excité l'admiration du peuple américain, et même du monde entier.
La conduite du capitaine André Cailloux surtout était certainement suffisante pour faire naître la confiance dans les esprits les plus sceptiques et, en même temps, pour imposer silence aux ennemis du noir.
Tous les peuples se sont intéressés à la destinée de ce Spartacus américain. Le Spartacus de la Rome ancienne n'a pas non plus montré plus d'héroïsme que cet officier créole, qui courait s'offrir à la mort avec le sourire sur les lèvres et en criant: "En avant, mes enfants!" Six fois il s'élança contre les batteries meurtrières de Port Hudson, et à chaque assaut, il répétait son pressant appel: "Allons, encore une fois!"
Enfin, au moment fatal, tombant sous le coup mortel qui l'atteint, il donne ses derniers ordres à son sous-officier: "Bacchus, prenez charge!" Si l'on disait que le chevalier Bayard a mieux fait, on mentirait à l'histoire.
Un point important du problème de race était là résolu: André Cailloux venait de prouver que le noir pouvait se battre et qu'il pouvait mourir pour la patrie.
La population lui a fait ici d'imposantes funérailles, quand l'ennemi nous eut remit son corps, resté couché dans la plaine pendant deux mois.
Tous ceux-là que le capitaine Cailloux avait pour ainsi dire glorifiés par sa mort héroïque n'ont pas manqué de montrer leur reconnaissance en cette occasion solennelle.
Jamais auparavant (à une seule exception) la Nouvelle-Orléans n'avait été le théâtre d'une semblable démonstration.
Les hommes, les femmes, les enfants, tous avaient pris le deuil, tous suivirent le cercueil du héros jusqu'à l'asile des morts où ses restes mutilés et desséchés furent déposés.
Il n'y a eu qu'un seul André Cailloux: nous demandons à nos compatriotes de lui ériger la statue ou le monument qui sauveront son nom de l'oubli.
LA CONSTITUANTE DE 1868
Nous sentons que notre ouvrage serait singulièrement imparfait si nous n'y ajoutions certaines observations sur une phase importante de la Constituante de 1868.
Presque tous les Créoles qui furent membres de cette fameuse Assemblée sont morts aujourd'hui.
L'histoire, dans notre milieu, n'est peut-être pas assez impartiale pour rendre justice à la mémoire de ces députés qui travaillèrent les premiers à la reconstitution pacifique de notre État.
Il y a encore ce danger, qu'ils pourraient être confondus avec d'autres groupes, perdant ainsi le bénéfice d'une appréciation particulière.
Il est nécessaire de faire ressortir quelle était l'importance numérique des Créoles dans cette Convention; il importe plus encore de faire entrevoir leurs sentiments, de noter leur attitude dans les circonstances extraordinaires.
Oui, les Créoles doivent être jugés séparément, parce qu'ils ont eu de tout temps une volonté qui leur était propre.
Disons d'abord que nous étions largement représentés à la Constituante de 1868, et que si un certain esprit de libéralité a marqué les délibérations de cette dernière, nous ne pouvons qu'en savoir gré au tempérament généreux des délégués de notre race.
Malgré la chaleur des brûlantes passions politiques de l'époque, la conduite et les décisions de ce corps souverain ne portent l'empreinte d'aucun sentiment qui soit incompatible avec la raison, la justice et l'honneur. Il n'existe pas, dans la Constitution donnée alors à l'État, la moindre apparence de représailles, le plus léger soupçon de rancune cachée, la plus petite trace de lâcheté.
Cette Constitution, par ses ordonnances modérées, est au contraire tout à l'éloge des délégués créoles. Ces derniers ont fait leur devoir: ils ont voté pour le suffrage universel, ils ont permis le mariage entre les races, ils ont reconnu les droits civils et politiques des citoyens sans distinction de couleur ou de condition antérieure. En d'autres termes, ils ont élargi le cadre des privilèges civils de toutes les races, au lieu de le restreindre.
Un coup-d'œil jeté sur l'article 98 de la Constitution de 1868, suffira pour éclairer tout esprit honnête et raisonnable désireux de se renseigner sur les dispositions des délégués.
Cet article permettait à tout citoyen de jouir de ses droits du moment qu'il acceptait le système de Reconstruction stipulé par le Congrès, en 1867.
Certes, aux Créoles de couleur ne revient pas le mérite exclusif des mesures libérales qui furent adoptées, mais il est juste de leur savoir gré de ce qu'ils se soient rangés du côté de la modération lorsqu'il fut question de déterminer la position des adversaires.
L'avenir n'aura pas de reproche à leur faire, car les preuves écrites qu'ils ont laissées dans cette Constitution de 1868 expliquent leurs motifs chevaleresques et font voir tout ce que leur conduite a eu de magnanime.
UNE PHASE OUBLIEE
Le monde oublie si facilement les choses du passé, qu'il est quelquefois nécessaire de revenir sur des incidents dont le récit attristant semble être pourtant trop délicat pour être souvent répété.
Après la malheureuse journée du 30 juillet 1866, qui a coûté tant de sacrifices et de larmes à la population créole, il s'est déroulé de ces incidents dont le souvenir n'aurait jamais dû s'effacer de notre mémoire. Nous voulons parler de la grande lutte qui a eu lieu sous l'administration du Président Johnson, ainsi que de certains contretemps que la population a subis dans un temps ou dans un autre.
Nous voulons mettre ici en évidence les qualités de nos Créoles qui, comme toujours, se croyaient appelés naturellement à prendre leur part légitime aux événements de leur époque.
Immédiatement après la guerre, il était question de faire rentrer les États du Sud dans l'Union. Tout le monde était d'accord sur le principe du rapprochement des deux sections du pays, qu'une lutte de quatre ans avait éloignés l'une de l'autre.
Parmi les hommes d'État, il existait de sérieuses divergences sur la question du principe qui devait servir de base à ce rapprochement. Les uns préconisaient la politique dite de Restauration, les autres, le système de Reconstruction.
Les deux idées étant fondamentales, elles s'excluaient mutuellement.
La mort du président Lincoln avait élevé le vice-président Johnson au pouvoir suprême.
Le nouveau chef d'État était du Tennessee et l'histoire rapporte qu'il était d'une modeste origine, qu'il se sentait humilié de son extraction, et qu'il voulait profiter de son avancement pour faire oublier ses antécédents (honorables sans doute, mais trop voisins de la masse commune du peuple).
Les représentants du Sud étaient parfaitement au courant de la situation: ils connaissaient le côté faible du président et les avantages que cette faiblesse leur assurait pour la mise à exécution de leurs plans de réhabilitation.
Ils étaient prêts à accorder leur allégeance au président, en échange du soutien qu'ils devaient en recevoir pour faciliter leur retour au pouvoir avec pleine liberté de régler à leur guise la situation et de mesurer les résultats de la guerre.
Or, ce que les États vaincus ne voulaient pas, c'était de pousser ces résultats au-delà de l'abolition de l'esclavage. Ils prétendaient que le fait de loger dans la Constitution fédérale le décret d'émancipation aurait dû servir entre les deux partis de règlement équitable et définitif de toute contestation pendante.
Cette attitude des chefs du Sud était en harmonie avec les sentiments du président Johnson lui-même.
Toutefois, malgré la sympathie de ce dernier, les Sudistes étaient impuissants à repousser le projet d'affranchissement absolu. L'armée était encore sous le commandement de Grant, de Sherman et de Sheridan et certes, ces glorieux lieutenants du président-martyr n'auraient jamais permis la répudiation de l'Acte de 1863, une mesure qui avait amené sous les drapeaux plus de 150,000 hommes dont les états de service pour la cause de l'Union étaient bien connus.
Mais le président et ses nouveaux amis faisaient de la politique, et leurs actions à tous portaient plus ou moins l'empreinte de la ruse et de l'artifice.
Ce que les représentants du Sud voulaient, c'était le Local Self-Government, c'est-à-dire l'administration des affaires comme par le passé et le rétablissement dans chaque localité d'une espèce de droit de seigneur, sans autre autorité que la volonté du maître. Il leur fallait pour cela s'opposer à l'affranchissement absolu du noir et au suffrage universel. Ils pensaient que, pour atteindre leur but plus sûrement, il était nécessaire d'empêcher l'augmentation du nombre de ces citoyens dont l'idéal était contraire au leur.
Pour se gagner l'esprit public, ils commencèrent par se plaindre de ce que l'intention du Nord était de les humilier, en les soumettant à l'autorité et à la domination de leurs anciens esclaves. Ce n'était là qu'un prétexte. Ils voulaient le pouvoir; ils voulaient encore se venger de l'homme de couleur, ainsi qu'ils l'ont avoué plus tard. L'homme de couleur avait été appelé sous les drapeaux pour combattre la Confédération, et cela, à leurs yeux, constituait un crime.
Aujourd'hui encore, le pauvre noir subit la peine d'avoir été conscrit pour la cause de la liberté.
Quant aux hommes du Nord, ils ne croyaient pas ceux du Sud assez réconciliés au nouvel état de choses pour agir de bonne foi ou pour être guidés dans leurs décisions par un sentiment d'humanité.
De plus, ils représentaient les États vainqueurs; ils tenaient les rênes du pouvoir, et ils devaient une récompense morale à l'homme de couleur tout fraîchement revenu du champ de bataille où il avait signalé sa valeur. C'eût été un acte de démence de leur part de faire abandon de l'avantage politique qui devait découler pour eux du suffrage universel.
C'est pour cela que les maîtres des destinés du parti républicain appuyaient l'idée régénératrice de la Reconstruction.
Ils résolurent donc de faire des changements à la Constitution fédérale, et d'étouffer les complots qui pourraient embarrasser ou détourner l'exécution de leurs projets.
Le président Johnson, lui, qui avait ses petites ambitions, se mit du côté des vaincus. C'est un fait connu qu'il a employé tout son pouvoir officiel et personnel pour remettre en leurs mains la direction des gouvernements dans le Sud, sans égard à l'équité ou aux volontés du Congrès, qu'il n'avait pas consulté.
Il est évident que la pensée du président était de livrer au bon plaisir de ces États la destinée civile et politique de l'homme de couleur. C'était ce qu'on appelait la Restauration—une façon de récompenser les coupables et de punir les innocents.
Cette attitude du président compliqua la situation. On pouvait respecter ses convictions, mais il n'était pas possible de les approuver. Il fallait les combattre, non à cause de lui, mais à cause des malheurs qui s'ensuivraient. On empêcherait l'homme de couleur de devenir un citoyen, et Dieu seul sait si l'Union elle-même se fût alors conservée.
Le président ayant persisté dans son mépris du pouvoir suprême, le Congrès résolut de le mettre en accusation. L'effet de cette procédure fut de réduire M. Johnson à l'impuissance et de le dépouiller de son prestige.
La lutte entre lui et ces géants de la Reconstruction était livrée autant dans l'intérêt des noirs que pour le salut du pays: les événements l'ont prouvé, car peu de temps après le triomphe des Nordistes, il n'y avait plus de place dans le Code Noir pour l'homme de couleur.
Il est évident qu'en pareille occurrence la population créole ne pouvait demeurer dans l'inaction ou dans l'indifférence, et laisser aux autres le travail et la peine.
Il y avait deux camps parmi elle. Les uns, sous la direction de l'avocat Thomas J. Durant, organisèrent le Club Radical Républicain, en 1865, à la Salle de l'Economie, et les autres suivirent le Révérend Dostie, homme intrépide qui ne reculait devant aucun danger, qui ne s'arrêtait devant aucun obstacle.
Le plan du Club Radical, sur le conseil de M. Durant, était de se confier entièrement à la bonne volonté du Congrès de Washington.
Conformément à cette décision, les membres du Club s'abstinrent de prendre part à la Convention du 30 juillet 1866.
Dostie, au contraire, avait conçu l'idée de tenter un coup hardi et de précipiter ainsi les événements.
Malheureusement pour lui et ses compagnons, les obstacles étant trop nombreux et trop puissants, leur sacrifice fut inutile: ils ne laissèrent qu'un souvenir de deuil et de regret.
Cette erreur de tactique nous a valu que plusieurs de nos honnêtes Créoles ont perdu la vie sans avoir eu l'honneur de faire même connaître le premier mot de leurs aspirations.
Néanmoins, la Reconstruction triompha, la Constitution fédérale fut amendée, et de 1865 à 1870, tous les citoyens indistinctement furent admis au privilège du vote électoral. C'était ce résultat décisif qu'avait espéré le Club Radical de Thomas J. Durant, et son attente ne fut point trompée.
LES CHEFS DE PARTI
Au nombre des chefs de partis de cette époque, nous devons citer: le Dr Louis Roudanez, J. B. Roudanez, Arnold Bertonneau, Oscar J. Dunn, Aristide Mary, Thomy Lafon, Victor Macarty, Laurent Auguste, Antoine Dubuclet, J. P. Lanna, Paul Trévigne, Formidor Desmazilières. Il y en avait encore d'autres dont les noms nous échappent.
Voilà les hommes qui sont entrés en lice pour combattre au nom du droit et de la justice.
Ces vaillants Créoles étaient les premiers à s'offrir, en Louisiane, comme les champions du mouvement qui avait pour but d'établir dans l'État le principe du suffrage universel, énoncé plus tard dans les Amendements.
Ces hommes étaient animés du plus pur patriotisme, et leur probité était égale à leur désintéressement.
Ils sortaient de tous les rangs de la société, mais ayant embrassé les mêmes principes, la différence d'occupations n'influait en aucune manière sur leurs sentiments et leur attitude.
Dès l'enfance, ils avaient appris à être respectables et lorsque l'heure fut venue pour eux d'agir, ils firent preuve de toutes les qualités qui pouvaient inspirer l'amour et la confiance.
Leur situation de fortune les plaçait au-dessus de toutes les tentations, sans compter que leur nature, noblement orgueilleuse, les mettait à l'abri de toute espèce de séductions.
Il ne pouvait y avoir qu'une seule façon de diriger des hommes de cette valeur: c'était d'en appeler à leur honneur et à leur esprit de devoir, de leur indiquer le chemin du bien et de présenter froidement à leur esprit les raisonnements de la vérité et de la justice.
Il manquait sans doute de l'expérience à ces généreux serviteurs de la cause commune, mais ils s'étaient adjoint des conseillers éclairés dont les sages avis les avaient retenus dans de justes limites.
L'argent, le soin, les peines: ils donnaient tout libéralement pour faire triompher la thèse qu'ils croyaient être la meilleure. Ils ne demandaient que leur place au banquet de la vie, quoiqu'ils y fussent, comme Gilbert, d'"infortunés convives".
En présence de ces faits, il ne serait pas juste de les tenir responsables de ces extravagances qui, depuis, ont désolé la sainte cause de la liberté et de l'égalité politique.
Ces grands hommes entendaient trop bien les principes de l'équité pour devenir les instruments coupables de l'exploitation et de l'ignominie, de l'aventure et de la corruption.
Le charlatanisme et la fraude étaient ligués contre eux, mais ils repoussèrent ces influences méchantes avec la même force de volonté qu'ils avaient déployée en combattant les partisans de l'exclusion absolue.
Il y a eu certainement quelques exceptions à la règle, mais elles ne sont pas dignes de notre attention.
Ces patriotes fondèrent d'abord l'Union, un journal hebdomadaire.
Paul Trévigné en était le rédacteur responsable. Parmi les correspondants, il y avait Nelson Fouché, qui apportait à la cause toutes les lumières de sa brillante éducation.
Nelson Fouché était un homme modeste, mais son génie était bien connu ici des hommes de toutes les races. Il nous a laissé un petit volume intitulé: Nouveau Recueil.
Ce livre, qui est très utile, prouve son attachement au progrès. Fouché s'occupait beaucoup de dessin, d'arpentage, d'arts et de métiers en général.
Les choses allaient vite. Les fondateurs de l'Union ayant conclu que cette feuille ne pouvait plus suffire à la tâche, fondèrent un autre organe plus important: La Tribune de la Nouvelle-Orléans. La Tribune était une feuille quotidienne, propriété du célèbre docteur Roudanez.
M. Dalloz en était le rédacteur, avec Paul Trévigné, père, comme son associé.
Ce M. Dalloz était de la Belgique. Homme instruit, ami des opprimés, il mettait toute son ardeur et tous ses talents au service de la cause qu'il avait embrassée.
Les principes mis en honneur par le docteur Roudanez et ses associés étaient discutés et recommandés dans les colonnes de la Tribune. Remarquables par l'élévation de leur caractère, par la droiture de leurs intentions, par leur profond savoir et leur vaste expérience, plus encore même par leur superbe esprit d'indépendance, ces chefs avaient acquis un prestige qui les avait rendus aussi puissants à Washington qu'à la Nouvelle-Orléans.
La population, alors, était unie, parce qu'elle avait confiance en la probité et au patriotisme de ces hommes d'élite, qui s'étaient ainsi généreusement chargés des responsabilités de la situation politique.
LES AVENTURIERS
Les aventuriers, à cette époque, commençaient à s'imposer dans nos comices. L'œil fixé sur le pouvoir, ils ne tardèrent pas à se grouper dans un commun effort pour mieux assurer le succès de leurs menées ambitieuses.
S'étant aperçus que les hommes de la Tribune étaient les ennemis jurés de la corruption et de l'oppression, ils se liguèrent contre eux et leur firent une guerre à outrance.
La désorganisation du Comité Central fut pour eux le premier objectif à atteindre: toutes leurs ressources furent mises à réquisition pour assurer une victoire de ce côté.
On comprend facilement pourquoi ces ambitieux ne tenaient pas à s'associer avec des hommes qui combattaient toute idée d'assujettissement systématique et qui refusaient de consentir à leur propre avilissement. Ils s'étaient convaincus qu'il n'y avait de triomphe possible pour eux que dans la retraite définitive des vrais amis du peuple. Ils résolurent donc d'intéresser à leurs menées les nouveaux citoyens. Ces derniers étaient incapables de former une juste appréciation des hommes et des événements, et ils se laissèrent séduire par mille promesses échevelées. L'astuce, la corruption, le mensonge, la violence et même l'incitation à la haine de classes: tout fut mis à contribution pour détruire la phalange patriotique de la Tribune.
Le docteur Roudanez et ses associés ne demandaient que justice: ils n'entendaient nullement inaugurer un règne de licence, de désordre. Ils étaient pour l'égalité de tous devant la loi.
La démogogie, elle, avait tous défiguré.
Pour les patriotes de la Tribune, il s'agissait de mettre l'homme à l'abri de toute proscription, de n'accorder à personne de privilèges spéciaux pour des raisons de race ou de sa couleur.
Il y avait avec eux des exilés de France, de ces vrais amis de la liberté qui trouvaient une occasion de se rendre utiles en tentant de nouveaux efforts pour l'amélioration des destinées de leurs semblables, dans ce pays que l'illustre Lafayette avait arrosé de son sang.
Ils voulaient eux aussi faire respecter le citoyen, et non pas encourager les excès de l'ambition corrompue, de l'ignorance incapable.
Ces régénérateurs étaient trop honorables, trop sincères dans leur haute conception du devoir pour avoir jamais recours aux stratagèmes de la bassesse et du mensonge. Ils disaient la vérité aux uns et aux autres et conseillaient certaines lenteurs, nécessaires en présence de complications dangereuses et difficiles à analyser.
Si cette politique de patience et de réserve avait été suivie, le succès, pour être plus lent à venir, n'en eut pas moins été assuré; mais on voulut peut-être brusquer les événements, et alors ce fut la réaction terrible, fatale pour nous tous. Nos grands Créoles de l'école de la Tribune cessèrent alors, de dégoût, leur résistance.
Hâtons-nous toutefois d'ajouter que le règne des fourbes et des aventuriers fut de courte durée: tous, quand vint la crise suprême, tombèrent dans un même abîme d'humiliation.
Les dilapidations et les perfidies mises à leur compte les ont fait connaître dans l'histoire comme des sujets infâmes, bien que toutes les accusations portées contre eux n'aient pas été prouvées.
Quoiqu'il en soit, ne pouvant plus supporter les dépenses de publication, ne rencontrant que des désappointements et des trahisons, la Tribune cessa de paraître, et les champions de nos libertés durent alors se contenter de murmurer isolément contre l'injustice de l'oppresseur, et contre les sourdes menées des forces corruptrices désormais triomphantes et souveraines dans les conseils du parti.
Cependant, quoique affaiblis, ils n'étaient pas tout-à-fait hors de combat. Leurs rangs avaient diminué, par suite de quelques désertions, mais les déserteurs n'étaient que les pygmées. Les géants pouvaient encore se faire redouter, lorsque le besoin s'en faisait sentir et qu'ils voulussent se donner la peine d'entrer en lice.
Malheureusement, les adhésions nouvelles finirent aussi par leur manquer, la jeune génération s'étant laissé absorber par les influences du temps: de sorte que, peu à peu, la mort faisant aussi son œuvre, nos belles figures de 1860 finirent par disparaître. À l'époque de transition survenue après la déchéance de 1877, ils n'étaient plus hélas! qu'une faible poignée.
C'est alors qu'ils tentèrent un suprême effort contre les premières tentations de ce mouvement réactionnaire dont la politique se poursuit encore jusqu'à nos jours, avec les résultats les plus alarmants.
Sous le gouvernement Nicholls, un des premiers actes de l'administration fut la séparation des enfants des écoles suivant leur couleur. C'était un premier coup de canif dans le pacte conclu entre le président Hayes et les chefs démocrates de l'État, qui avaient tout promis pour s'assurer le pouvoir.
Nos patriotes, fidèles à leurs principes d'égalité, et sur la foi des promesses, ne voulaient pas accepter la politique nouvelle considérée par eux comme flétrissante.
En conséquence, ils se présentèrent au Bureau des Écoles publiques, pour y soumettre leur projet contre ce règlement arbitraire. Ils visitèrent aussi le gouverneur, qu'on disait sympathique, et lui firent part des mêmes protestations. Malheureusement, ils ne purent réussir dans leurs démarches. Le gouvernement, obéissant à l'esprit de parti, resta inébranlable.
Il resta décidé que l'on construirait des édifices particuliers pour recevoir les enfants de chaque race, que l'on instruirait séparément.
La majorité des gens de couleur, séduits peut-être par les apparences, semblaient préférer la ségrégation à la communauté, nonobstant la perte de prestige et d'avantages divers qu'entraînerait la politique d'isolement.
Cette différence d'opinion sur une question aussi vitale était contraire au bien-être des enfants, et elle faisait voir l'impossibilité de réunir dans une entente les hommes de la Tribune et les disciples de la nouvelle École.
Nos vieux défenseurs du droit assistèrent aux séances de la grande Convention Constitutionnelle, tenue sous la présidence du lieutenant-gouverneur Louis A. Wiltz, en 1879.
Plusieurs délégués de couleur (mais de l'élément américain) y figuraient comme membres accrédités.
C'est dans cette Convention que fut adoptée une ordonnance établissant l'Université du Sud, pour l'instruction supérieure des enfants de couleur de l'État.
Les délégués noirs acceptèrent cette ordonnance qui, dans son principe même, venait en contradiction avec tout ce qui avait été précédemment tentés pour éloigner de l'État les distinctions de race devant la loi. C'est cette législation que M. Mary avait caractérisée de ligue noire dans la Constitution.
Les hommes de couleur qui ont eu la lâcheté de sanctionner le principe de la séparation des races avaient figuré déjà dans la Constituante de 1868: pour être conséquents, leur devoir était de s'abstenir, s'ils ne pouvaient se soutenir.
Certes, ce n'était pas le rôle qui convenait aux représentants des opprimés, que d'avoir l'air de consentir à leur propre abaissement. Mais telle est la mentalité d'un grand nombre de ces personnages politiques, qu'ils n'ont jamais pu comprendre le côté sérieux de la vie, c'est-à-dire le devoir.
Après ces évènements, qui firent gémir nos anciens champions, on n'a plus parlé d'eux comme puissance active et dirigeante dans nos démêlés politiques. C'était la fin. L'homme de couleur avait accepté la subordination légale, c'est-à-dire l'idée d'être traité conventionnellement et non constitutionnellement.
Le vote de ces représentants aidait à créer un système qu'ils savaient être un moyen d'enlever aux enfants de couleur les avantages de l'éducation destinée aux autres enfants de l'État. Ces hommes savaient que cette démarcation, une fois établie, surtout avec leur consentement, devait servir de base et de prétexte à d'autres mesures contraires aux intérêts et aux droits de nos citoyens. Ils savaient que cette action de leur part était un mouvement rétrograde, qu'ils sacrifiaient là tout le bien que le passé avait consacré et qu'eux-mêmes ils avaient travaillé à obtenir.
DE L'UNIFICATION
Nous devons maintenant revenir sur nos pas pour parler du mouvement de l'Unification, qui forme un épisode significatif dans la carrière politique de ces chefs si souvent mal jugés pour avoir été mal compris.
Le lecteur se souviendra sans doute de la réponse que fit Benjamin Constant à Napoléon Bonaparte, lorsque ce dernier demandait à l'auteur de l'Acte Additionnel de 1815, s'il était Bonapartiste ou Bourboniste.
"Je suis patriotiste", répondit froidement ce publiciste à l'empereur.
Nos grands patriotes étaient avant tout les amis, les partisans du principe. Aussi, lorsque les nobles citoyens qui avaient conçu le projet de l'unification les invitèrent à se joindre à eux, se rendirent-ils à leur demande sans la moindre hésitation. Guidés par le sentiment du devoir, ils étaient prêts à suivre toute lumière qui leur indiquât le chemin du salut.
Le programme de l'Unification contenait toutes les assurances et toutes les garanties possibles de liberté et de justice, ce qui, dans l'esprit de nos champions, était le gage d'un avenir heureux et prospère.
Comme pour Benjamin Constant, le nom ne comptait pour rien, il s'agissait de l'œuvre: l'œuvre seule intéressait leurs motifs ou déterminait leur conduite.
On nous rapporte que Formidor Desmazilière, un jour, en discutant le mouvement, fit observer à quelques-uns de ses amis qu'il ne demandait pas si tel était républicain ou tel autre démocrate ou libéral, que son seul désir était d'être considéré comme un autre homme dans son pays, dans le pays que son père a défendu contre l'invasion étrangère. "Puisque", ajoutait-il, "ces messieurs nous reconnaissent nos droits; puisqu'ils nous promettent même la moitié des bénéfices échus naturellement à des associés d'une commune entreprise; puisqu'enfin ils nous garantissent liberté, égalité et fraternité, nous n'avons rien de plus à demander. Notre devoir est donc de marcher avec ceux qui nous apportent ainsi la paix, l'ordre et le progrès, quels que soient leurs titres ou leurs antécédents".
Le temps est venu prouver la sagesse de ce raisonnement.
Le mouvement a échoué, mais nous en gardons la souvenance. S'il n'a pas réussi, c'est qu'il était prématuré. Le peuple n'était pas préparé à renoncer à sa manière de penser: on ne pouvait donc espérer le voir ratifier une politique destinée à renverser les usages établis.
CHAPITRE XII
La politique et le sentiment du devoir.—M. Aristide Mary et le Comité des Citoyens.—Dans nos derniers retranchements.—Défections et défaites.—À qui notre dernier merci!
LA POLITIQUE ET LE SENTIMENT DU DEVOIR
Les hommes de la Tribune qui, en 1872, proposèrent la candidature d'Aristide Mary au poste de gouverneur de l'État, étaient inspirés par le sentiment du devoir politique.
Nous disons les "hommes de la Tribune", parce que nous voulons parler de ceux qui jamais n'avaient transigé, de ceux qui étaient demeurés fidèles aux principes de la droiture.
L'idée n'était pas d'imposer Aristide Mary aux masses républicaines, parce qu'il était homme de couleur: on voulait tout simplement opposer une résistance morale à la funeste doctrine d'exclusion.
En d'autres termes, je dirai que les partisans d'Aristide Mary ont revendiqué le droit d'aspirer au poste de gouverneur, mais qu'ils n'ont pas convoité le poste même.
Mary avait assez de bon sens, de patriotisme et d'expérience pour apprécier les difficultés de la situation. Il savait bien que dans cette Convention de 1872 l'or avait établi ses lois, et que les esclaves achetés ne devaient qu'obéir, même au détriment des principes.
Il était préparé à la défaite, mais son nom était là comme un défi jeté à la face du préjugé de race.
Mary savait que la majorité de cette convention était composée de tripoteurs, et que parmi ses propres gens, il se trouvait des traîtres.
Mais il ne s'en plaignit pas. Il représentait le sentiment du devoir en politique, il se considérait très heureux d'avoir conservé assez d'influence pour faire respecter ses aspirations, ses convictions et ses principes.
La population a le droit de s'enorgueillir d'un Aristide Mary et de tous ceux qui, comme lui, n'ont jamais reculé devant la vérité. Leurs vertus nous ont honorés et leurs sacrifices nous ont élevés. Nous devons leur en être reconnaissants.
Mary a vécu assez longtemps pour suggérer la formation du Comité des Citoyens, lequel était composé de dix-huit membres. Ce fut le dernier acte de Mary dans la politique: nous y voyons la preuve qu'en dépit de ses soixante-dix ans, le sentiment du devoir existait vivace encore chez lui, et qu'il en respectait les dictées, comme il disait souvent, "coûte que coûte".
M. ARISTIDE MARY ET LE COMITE DES CITOYENS
C'est en 1890 que le Comité des Citoyens a été formé, alors qu'un retour au fanatisme exagéré de l'esprit de caste vint alarmer considérablement les Créoles de couleur.
Il ne s'agissait plus de rencontres de rue: nous étions face à face avec l'homme d'État résolu à développer et à établir un système par lequel une portion de la population devait être soumise à la volonté de l'autre.
Il fallait résister à cet état de choses, même sans espoir de réussite.
L'idée de Mary était de donner une forme digne à la résistance, qui devait se manifester par une longue suite de procédures judiciaires.
Le comité se composait comme suit:
| Arthur Estèves, président; |
| C. Antoine, vice-président; |
| Firmin Christophe, secrétaire; |
| G. G. Johnson, sous-secrétaire; |
| Paul Bonseigneur, trésorier. |
| Laurent Auguste, | A. J. Guiranovich, |
| R. L. Desdunes, | L. A. Martinet, |
| Alcée Labat, | L. J. Joubert, |
| Pierre Chevalier, | M. J. Piron, |
| N. E. Mansion, | Eugène Luscy, |
| A. B. Kennedy, | E. A. Williams. |
| R. B. Baquié, |
L'organisation en fut faite à la Nouvelle-Orléans, le 5 septembre 1891. Ce comité, dans une adresse publiée dans les colonnes du Crusader, se fit connaître au public, expliqua son but et sa détermination, et demanda au peuple des secours d'argent pour l'aider dans son entreprise patriotique.
Il se mit à l'œuvre immédiatement, et en peu de temps il recueillit une somme considérable.
Il put alors procéder sans obstacle à sa double mission, engageant la lutte légale et poursuivant le travail de propagande.
Dès le début, il lui vint de fortes et précieuses adhésions de diverses parties du pays.
Parmi les hommes éminents qui répandirent à notre appel, nous citons avec orgueil les Honorables Albion W. Tourgée et John M. Harlan, l'un, un célèbre publiciste, l'autre, un des neuf juges de la Cour Suprême des États-Unis.
La population ne devrait jamais oublier ces nobles cœurs, particulièrement M. Tourgée.
Celui-ci a versé son sang sur le champ de bataille, du côté de l'Union. Après la guerre, il a vécu parmi les opprimés, défendant leur cause au péril de sa vie, comme dans son ouvrage intitulé: The Fool's Errand.
Pendant plus de trente ans, il n'a pas soutenu d'autres luttes que celle qu'il entreprit pour l'éducation des masses malheureuses, leur développement et leur avancement vers un meilleur destin, sous la protection des Institutions américaines.
C'est cet homme qui fut un des premiers à offrir ses services au Comité. Ce dernier lui montra son appréciation en le retenant comme son principal conseiller légal. MM. Walker et Martinet lui étaient adjoints. On ne tarda pas à reconnaître la valeur de cette acquisition.
Mais le côté légal n'était pas le seul à recevoir l'attention de M. Tourgée. Comme défenseur du faible, il remplissait les colonnes de l'Inter-Ocean de ses articles à la logique inexorable sur les conditions de notre vie quotidienne.
Nous pouvons dire du juge Harlan qu'il s'est montré toujours ferme et juste dans toutes les décisions de cette haute cour dont il a été un des membres les plus capables pendant plus de 33 ans. Il a toujours voté contre toute mesure tendant à l'abaissement du citoyen ou au mépris de la Constitution.
Le Comité des Citoyens avait pour mission de protester un général contre l'adoption et la mise en vigueur des statuts qui établissaient des distinctions injustes et humiliantes contre la race de couleur, en Louisiane. Mais il s'est occupé particulièrement de l'Acte 111 de 1890.
Cet Acte était le résultat d'une politique inaugurée en 1877.
Il y était prévu que dans les convois, il y aurait des places séparées pour les blancs et pour les personnes de couleur. Comme il renfermait toutefois des clauses qui affectaient les chemins de fer faisant le trafic entre les États, on n'éprouva aucune difficulté à en obtenir l'annulation.
Il faut dire qu'antérieurement au passage de cette loi, une délégation de citoyens de couleur avait visité la capitale de l'État, pour présenter aux membres de l'Assemblée Générale les objections de la population.
Ces démarches n'eurent aucun succès.
Nous avions compté sur l'appui possible d'hommes généreux tels qu'il en existait en 1879, et sur le prétendu patriotisme de quelques députés de couleur. Mais tout ceci fit défaut. La loi telle que modifiée fut adoptée, en dépit de la présence de ces représentants de couleur auxquels on prêtait de l'influence à cause, disait-on, de leurs rapports intimes avec la Compagnie de la Loterie de la Louisiane, alors considérée toute-puissante. On a souvent dit, dans le public, que loin de nous faire du bien, leurs relations avec cette Corporation ont beaucoup contribué à indisposer les esprits contre les noirs en général.
Certes, leur position était nécessairement embarrassante, et il est douteux qu'ils fussent assez indépendants pour s'occuper sérieusement des volontés ou des droits du peuple dans la circonstance dont il est question.
Dans tous les cas, la Délégation de 1890 n'obtint aucune satisfaction ni des uns ni des autres.
On résolut donc de commencer la bataille légale, et on choisit M. Daniel Desdunes pour tenter les premiers assauts contre l'Acte 111 de la Législature de la Louisiane.
Conformément aux plans du Comité, M. Desdunes fut arrêté par un des membres de la police secrète, pour avoir pris passage dans un wagon destiné par la loi aux personnes de la race blanche exclusivement. On lui fit un procès, qui fut de courte durée, le tribunal ayant décidé que la loi était inconstitutionnelle, vu son incompatibilité avec la Constitution fédérale. Elle portait préjudice aux droits du commerce entre États. M. Desdunes fut donc acquitté.
La seconde loi prohibait le mélange des races dans les convois voyageant d'un point à un autre, dans les limites de l'État.
Pour attaquer ce second règlement, le Comité se fit représenter par M. Homère Plessy. Celui-ci ayant été condamné par la Cour Criminelle de l'État, le Comité interjeta appel en dernier ressort. Après avoir tenu l'affaire en suspens pendant plusieurs mois, la Cour Suprême fédérale, le juge Harlan, dissident, repoussa cet appel, et on dut alors se soumettre à l'inévitable, c'est-à-dire qu'on paya l'amende imposée: vingt-cinq dollars.
Ainsi se termina le deuxième procès institué au nom du peuple contre la validité des Actes No 111 et autres. Notre défaite était la consécration de l'odieux principe de ségrégation des races.
Nous aurions dû avoir dit que l'affaire Plessy avait été plaidée en première instance devant le juge Ferguson. M. Lionel Adams était l'avocat de la poursuite, et M. James Walker représentait le Comité. L'avocat d'État avait procédé sur la théorie du "contact répugnant" et soutenu la constitutionalité d'une loi basée sur une telle théorie.
Il dit à la cour combien certains passagers étaient incommodé par des émanations provenant d'une trop grande promiscuité avec certaines personnes de couleur, et cet argument suffit pour établir la raison d'être de la loi.
M. James Walker parla longuement pour la défense. Il dit qu'il ne concevait pas comment l'État pouvait condamner une partie de ses citoyens pour apaiser les répugnances des autres; que Blackstone devrait être placé au-dessus des dictionnaires quand il s'agit de la définition des délits, et que ce maître de la jurisprudence n'a laissé aucun texte sur lequel on pourrait se baser pour justifier les distinctions faites entre les races de diverses couleurs. Mais il y avait parti pris, et le magnifique plaidoyer de M. Walker ne put rien changer de ce qui était déjà résolu.
Il n'y avait plus dorénavant à attendre des gens au pouvoir que la continuation de cette politique par laquelle le peuple devait être divisé en couches supérieures et en couches inférieures, suivant la couleur et l'origine.
Le Comité ne tenta aucune contestation judiciaire à l'égard de la loi qui défend le mariage entre les deux races.
Il s'attaqua néanmoins au côté moral de la loi, et, en temps et lieu, il fit présenter à l'Assemblée Générale de l'État un mémoire respectueux mais plein de raison et d'à-propos.
Malgré l'hostilité prédominante, il rencontra chez certains membres de ce corps législatif de très honorables sympathies.
Au nombre de ces amis de la justice, nous citerons les sénateurs Tissot et Caffery, tous deux morts aujourd'hui. Leur travail, comme défenseurs de la morale et de la liberté, ne sera jamais oublié.
Il y en avait encore d'autres, mais ceux-là ne prirent pas de part directe à la lutte comme les deux personnages que nous venons de nommer.
Le sénateur Caffery était le président du Comité judiciaire ayant charge du projet de loi; le juge Tissot, lui, porta la parole, longuement même, en opposition à cette mesure arbitraire.
L'archevêque Janssens s'occupa activement de la question dans une lettre que l'éminent prélat eut la bienveillance d'adresser au sénateur Caffery, il montrait la nouvelle loi comme une violation de la liberté de conscience.
Toutes ces mesures avaient été prises à la sollicitation du Comité des Citoyens. L'agitation entretenue par ce dernier et par le Crusader produisit ses fruits: le premier projet de loi contre le sacrement du mariage et la liberté individuelle ne fut pas même mis en délibération.
Toutefois, cette odieuse mesure inspirée par le préjugé devait reparaître bientôt.
En 1894, la question était reprise et, en 1896, la loi, adoptée enfin, était en pleine vigueur: c'était la loi Gauthreaux. Disons que M. Gauthreaux, jusqu'à ce moment-là, n'avait pas craint de se tenir du côté de la justice. En 1894, il n'y eut ni intervention ni intercession. La population resta abandonnée à ses misères, à tel point qu'elle pouvait regarder la charité chrétienne comme un nouveau paradoxe.
Le Comité avait perdu ses défenseurs: l'archevêque restait inactif, le sénateur Tissot était mort, et le sénateur d'État Caffery était passé au Sénat des États-Unis. La coopération de ces trois hommes formait la clef de voûte de nos espérances; lorsqu'ils nous firent défaut, nous sommes restés sans soutien et sans consolation. Les appuis auxiliaires, une fois libres, émancipés des influences principales, changèrent naturellement leur attitude.
Les plus timides de ces inconstants ont cédé par crainte des menaces, les autres ont obéi à d'autres motifs, mais tous indistinctement sont retournés à leurs anciennes alliances.
Malgré ces contretemps, le Comité ne s'est pas laissé vaincre par le découragement.
Il avait encore à son service le Crusader, journal quotidien fondé par l'Hon. L. A. Martinet. Ce journal était une puissance. Il se publiait sous les auspices d'un Bureau de Direction, mais sous la rédaction et le contrôle immédiat de M. Louis A. Martinet. Celui-ci avait apporté à son œuvre beaucoup de conscience, d'énergie et de talent, et il s'était fait respecter par son courage et sa fidélité aux principes républicains.
Intransigeant dans ses idées, invincible dans sa persévérance, précis et varié dans son style, il reflétait dans les colonnes de son journal les aspirations du peuple dans toute leur force et dans toute leur pureté.
Mais cet organe, tout utile et tout indépendant qu'il se montrât dans l'expression de ses vues et dans l'accomplissement de ses mandats, tout influent qu'il semblât être dans la communauté, dut comme ses prédécesseurs succomber, faute d'encouragement et de secours.
Nous ne pouvons attribuer cette chute qu'au découragement des uns et à la pénurie des autres.
Les gens qui ont des moyens et qui auraient pu soutenir le journal se sont sans doute effrayés des difficultés croissantes de la situation.
Voyant que les amis de la justice étaient ou morts ou indifférents, ils ont cru que la continuation de la croisade serait non seulement infructueuse, mais décidément dangereuse.
Voyant encore que les oppresseurs n'imposaient pas de bornes à leur tyrannie, qu'ils mettaient tout leur génie à multiplier les lois dégradantes contre la population de couleur, nos gens crurent qu'il était mieux de souffrir en silence que d'attirer l'attention sur leur infortune et sur leur impuissance.
Nous ne partageons pas ces raisonnements. Nous croyons qu'il est plus noble et plus digne de lutter quand même, que de se montrer passif et résigné. La soumission absolue augmente la puissance de l'oppresseur et fait douter du sentiment de l'opprimé.
M. Arthur Estèves, le président du Comité, était un patriote sur, actif et dévoué. Il a rempli son devoir jusqu'à la fin.
C'était un homme sur lequel le peuple pouvait compter pour toute espèce d'entreprises. Comme M. Bonseigneur, il était tout entier à la cause: aussi a-t-il rendu de grands services, pour lesquels la population doit lui garder une vive reconnaissance.
M. Estèves, avant de se joindre au Comité des Citoyens, s'était déjà acquis une certaine réputation comme président des directeurs de l'École des Orphelins Indigents.
C'était l'homme que la population avait choisi, en 1884, pour relever cette institution de ses ruines. Par sa probité, son activité et sa libéralité, il a non seulement remis l'École sur pied, mais il a matériellement contribué à en augmenter les ressources.
Un homme qui avait obtenu de si bons résultats se recommandait facilement à la confiance. À la première réunion du comité, il fut élu à l'unanimité à la première place, qu'il occupa avec honneur jusqu'à la fin.
La population peut se féliciter d'avoir eu comme défenseurs de sa cause des hommes tels que Bonseigneur, Martinet et Estèves.
Pas le moindre soupçon n'est venu ternir la pureté de leurs actions, pendant les quatre années qu'ils ont conduit les luttes du Comité.
Estèves était Louisianais de famille, mais Haïtien de naissance. Il est mort à la Nouvelle-Orléans en 1906, à l'âge de 71 ans. À l'époque de sa mort, il travaillait à son métier de voilier.
À QUI NOTRE DERNIER MERCI!
Quant à M. Bonseigneur, on peut avec raison l'appeler l'homme de 1890. Après la formation du Comité des Citoyens, il était nécessaire d'avoir une caution.
Le Comité allait traiter avec la justice, par conséquent, il lui fallait être préparé à remplir les formalités imposées.
Dès le moment que M. Bonseigneur avait dit aux membres du Comité: "Je suis avec vous", il se mit tout entier à leur disposition. Il assistait aux réunions et entretenait l'animation patriotique parmi les membres; il se rendait en personne partout où sa présence, sa caution ou ses conseils étaient requis pour le bien de la cause commune. Enfin, il était, comme on dit, la cheville ouvrière des entreprises du Comité, l'agent indispensable à la marche et au développement de ses desseins et de ses opérations.
Grâce à lui, aucune des démarches du Comité n'a échoué, aucun de ses plans n'a langui.
Les tribunaux, il est vrai, ont repoussé nos prétentions, mais grâce aux bons et loyaux offices de M. Bonseigneur, notre peuple a eu la satisfaction de pousser au pied du mur le gouvernement américain agissant par le ministère de l'une de ses branches constitutives.
Digne fils d'un vétéran de 1814-15, ce vaillant citoyen a résisté jusqu'au bout de ses moyens à cette usurpation inouïe inspirée par la haine et le préjugé. Les générations futures se le rappelleront.
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NOTES: