Notes d'un voyage en Corse
The Project Gutenberg eBook of Notes d'un voyage en Corse
Title: Notes d'un voyage en Corse
Author: Prosper Mérimée
Release date: June 12, 2025 [eBook #76277]
Language: French
Original publication: Paris: Fournier Jeune, Libraire, 1850
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NOTES
D’UN
VOYAGE EN CORSE
Paris.—Imprimerie de H. Fournier et comp., rue de Seine, 14 bis.
NOTES
D’UN
VOYAGE EN CORSE
PAR
M. PROSPER MÉRIMÉE
INSPECTEUR DES MONUMENTS HISTORIQUES DE FRANCE
PARIS
FOURNIER JEUNE, LIBRAIRE
18, RUE DE VERNEUIL
M DCCC XL
NOTES
D’UN
VOYAGE EN CORSE
Monsieur le Ministre,
Dans le rapport que j’ai l’honneur de vous soumettre, je me propose de décrire, en les classant par époque, les différents monuments que j’ai examinés pendant un séjour de deux mois en Corse. Toutefois, le manque presque absolu de renseignements historiques, l’état de ruine, et dans certains cas, la nature même des édifices ne permettant pas une classification très-détaillée, j’ai dû me borner à poser quelques grandes divisions fondées sur les caractères artistiques, ou sur les rares documents que fournit l’histoire.
Je m’occuperai d’abord des monuments qu’on a lieu de croire antérieurs à l’établissement définitif des Romains dans la Corse, soit qu’ils appartiennent aux naturels de l’île, soit qu’ils aient été élevés par des étrangers en relation avec eux. Je passerai ensuite à ceux qu’on attribue aux Romains, et le catalogue en sera fort court. Il en est quelques-uns dont les caractères incertains me donneront lieu d’examiner s’ils n’ont pas en réalité une origine moins ancienne. Enfin je terminerai cette notice en décrivant sommairement les édifices du moyen-âge, beaucoup plus nombreux, et en essayant de signaler leurs formes distinctives.
Avant tout, il convient, je crois, de jeter un coup d’œil rapide sur l’histoire de la Corse, car les révolutions politiques d’un pays y exercent toujours une grande influence sur le développement des arts, et l’on voit souvent le caractère de ses monuments dépendre des relations qu’il a eues avec d’autres contrées.
Une profonde obscurité couvre les premiers âges de la Corse. Sans remonter aux traditions mythiques sur le roi Cyrnus, fils d’Hercule, et sur la bergère ligurienne Corsa,[1] des témoignages nombreux prouvent que l’île fut connue et fréquentée dans des temps très-reculés par les navigateurs de plusieurs nations de la Méditerranée.
Vers l’année 562 avant J.-C., des Grecs, partis de Phocée en Asie, s’y arrêtèrent, avant de fonder Selia en Calabre: mais au bout de vingt ans ils abandonnèrent l’île, attaqués par des Étrusques qui se liguèrent avec les Carthaginois de la Sardaigne, pour les expulser[2]. On attribue à ces Étrusques la fondation de Nicée sur la côte orientale de la Corse.
Au rapport de Diodore de Sicile, les Etrusques étaient maîtres de là Corse[3] lorsque les Syracusains ruinèrent leur marine, environ 450 ans avant notre ère.—Sénèque cite des immigrations de Ligures[4] et d’Ibères.—Pausanias appelle Libyens, au moins une partie des habitants de l’île[5].—Quoique dans les traités entre Rome et Carthage, il ne soit point fait mention expresse de la Corse[6], il est probable que les Carthaginois y eurent des comptoirs, si même ils n’y dominèrent point comme en Sardaigne. Antérieurement à ces immigrations, une race, peut-être aborigène, existait déjà dans l’île; Sénèque le dit expressément[7], et Diodore de Sicile atteste qu’une race barbare, d’origine inconnue, probablement très-ancienne, se maintenait, encore de son temps, dans quelques cantons de l’île[8]. J’aurai, plus tard, occasion de revenir sur ce fait intéressant.
A une époque qu’on ne peut préciser, des peuplades corses envahirent le nord de la Sardaigne et s’y fixèrent[9], mais cependant elles continuèrent pendant longtemps à se distinguer des naturels de l’île[10]. Si l’on cherche à expliquer cette immigration d’un petit peuple par les causes éternelles des grands mouvements qui agitent les races humaines, on doit croire que les Corses étaient, dans le même temps, envahis par une nation étrangère, qui les poussait vers le sud, comme les barbares de l’est refoulèrent ensuite les Germains sur les frontières romaines. Mais quelle est la date de cet événement? C’est ce qu’il est impossible de déterminer même par approximation. Tout ce que l’on peut conclure du récit de Pausanias, c’est que l’établissement des Corses en Sardaigne serait très-antérieur à l’arrivée des Phocéens; ainsi les Grecs auraient été précédés et de bien loin, en Corse, par d’autres nations dont l’histoire n’a conservé aucun souvenir[11].
L’an de Rome 494, les Romains pénétrèrent en Corse, vraisemblablement à la suite des Carthaginois, et s’emparèrent d’Aleria, l’une de ces villes dont on attribuait la fondation soit aux Phocéens soit aux Étrusques. Successivement ils envoyèrent dans l’île de petites expéditions qui contraignaient les insulaires à payer un tribut de cire, principale production de leur pays, et apparemment la seule qui tentât la cupidité des Romains. Sur la côte orientale, Marius établit une colonie qui porta son nom, et Sylla une autre, qui agrandit ou repeupla la ville d’Aleria. Cependant, sous les premiers Césars, la Corse n’était point entièrement soumise, et il s’en fallait que les naturels de l’intérieur fussent considérés comme sujets de l’empire. Maîtres des côtes, les Romains dirigeaient de temps en temps des battues dans les montagnes pour se procurer des esclaves[12], à peu près comme faisaient naguère les Portugais sur la côte d’Afrique. Dans les derniers temps de l’empire, on voit la Corse administrée par un président qui relevait du vicaire de Rome[13]. On ne sait pas exactement quand le christianisme s’introduisit dans l’île[14].
Aux Romains succédèrent les Goths et les Vandales; à ceux-ci les Arabes, qui recommencèrent la chasse aux hommes sur une plus grande échelle. Attaqués et expulsés à grand’peine par les Pisans, ils ne laissèrent que des ruines, et pendant plusieurs siècles, ils continuèrent à désoler les côtes par des pillages si fréquents, que la population, abandonnant le littoral, fut réduite à chercher la sécurité sur les hauteurs voisines[15].
Dans les pays de montagnes, où le paysan est plutôt pasteur que laboureur, le régime féodal a toujours été moins tyrannique que dans les plaines. Cependant, des traditions populaires subsistent encore pour conserver le souvenir des violences exercées par les seigneurs de la Corse contre leurs vassaux[16]. A la vérité, suivant les mêmes traditions, la vengeance ne se faisait jamais attendre longtemps. Déjà, vers le milieu du XIᵉ siècle, des communes s’étaient établies dans les districts du centre et sur la côte orientale[17]. Dans l’ouest, ou, pour parler le langage des annalistes nationaux, au-delà des monts, les seigneurs maintinrent plus longtemps leur autorité. En guerre avec ces derniers, les communes firent hommage de l’île entière au pape, afin d’avoir un protecteur. En 1070, Urbain II la céda moyennant une redevance annuelle de cinquante livres, monnaie de Lucques[18], à la république de Pise, florissante à cette époque, et il semble que les Corses n’eurent qu’à se féliciter de cet étrange contrat, dans lequel on ne dit pas qu’ils aient été consultés. D’abord les gouverneurs pisans ne s’appliquèrent qu’à maintenir la paix entre les communes et les seigneurs, et à polir les mœurs sauvages de leurs nouveaux vassaux. Le XIIᵉ siècle fut pour la Corse une époque de tranquillité et de bonheur. «Ce fut alors», dit Filippini, d’après Giovanni della Grossa, «que s’élevèrent quantité d’édifices publics, et beaucoup de belles églises que l’on admire encore[19].»
Après la bataille de Meloria[20], les Pisans, battus par les Génois, étaient dans l’impuissance d’exercer leur protectorat sur la Corse, où déjà leurs ennemis s’étaient fait de nombreux partisans, surtout parmi les communes. Le pape Boniface VIII prétendit reprendre le droit de souveraineté du saint siége sur l’île, ou plutôt il le transféra à Jayme II, roi d’Aragon; mais les Génois ne tinrent compte de ses décrets, et continuèrent à se fortifier, gagnant du terrain chaque jour, quelquefois par les armes, plus souvent par l’intrigue et la corruption. Depuis le XIIIᵉ siècle jusqu’à la fin du XVIᵉ, la Corse est un champ de bataille où les Génois, les Aragonnais, plusieurs princes italiens, les papes, les rois de France, armant les insulaires les uns contre les autres, les excitent sans cesse à s’égorger pour savoir à quels maîtres ils appartiendront. Rien de plus triste, de plus hideux, que cette période de trois siècles, marquée par des massacres sans gloire, des perfidies sans résultat, des cruautés atroces, une mauvaise foi et un égoïsme honteux de la part des gouvernements étrangers et des chefs nationaux. A peine, au milieu d’une foule de capitaines changeant sans cesse de bannière, le lecteur, découragé par une interminable suite d’horreurs, respire-t-il un moment au récit des actions de Sampiero, combattant presque seul pour l’indépendance de sa patrie; héros sauvage comme elle, mais toujours fidèle à la plus sainte des causes.
Avec lui tomba la dernière espérance de la Corse, qui, déjà sacrifiée à Gènes, par le traité de Cateau-Cambrésis, en 1559, cessa pour un temps d’agiter ses chaînes, et sembla se résigner à l’esclavage.
On le voit, la Corse, trop faible et trop divisée pour subsister de ses propres forces, se donna toujours à la puissance qui dominait dans la Méditerranée, et cependant elle ne perdit jamais le sentiment de sa nationalité, et ne s’assimila point à ses protecteurs.
Dans les guerres civiles s’éteignit de bonne heure le pouvoir des seigneurs ultramontains, dont l’autorité fut, d’ailleurs, toujours trop contestée, les ressources trop médiocres, les mœurs trop sauvages pour qu’ils aient eu sur leur pays l’influence civilisatrice que la noblesse exerça sur le continent. Les évêques, presque tous étrangers, n’en obtinrent pas davantage.
Pauvres, nullement enthousiastes de dévotion, exploités par des gouverneurs avides, les Corses n’ont jamais pu cultiver les arts. Chez eux point de grands édifices. «Latissimum receptaculum casa est.» Ce mot de Sénèque est encore vrai de nos jours; car, pour produire des monuments, il eût fallu et le zèle religieux des peuples, et les richesses du clergé, et le faste des seigneurs. On ne doit donc chercher en Corse que des imitations ou des importations de leurs voisins plus heureux.
MONUMENTS
ANTÉRIEURS AUX ROMAINS.
STAZZONE ET STANTARE.
STAZZONA DU TARAVO.
Je n’hésite point à rapporter à une époque antérieure à l’établissement des Romains dans la Corse quelques monuments d’origine inconnue, et absolument analogues à ceux qu’en France ou en Angleterre on nommerait druidiques ou celtiques. Si, dans notre pays, on est embarrassé pour assigner une date à leur construction, à plus forte raison l’incertitude redouble lorsqu’on les rencontre dans une île assez éloignée du continent celtique, et qui n’a eu que fort tard des relations connues avec des peuples du Nord.
Déjà M. Mathieu, capitaine d’artillerie, avait signalé un dolmen dans la vallée du Taravo[21]; mais l’existence d’un semblable monument, en Corse, avait quelque chose de si improbable à mes yeux que je balançais à entreprendre une excursion pour m’en assurer. En effet, outre la défiance que m’inspirait le vague d’une description que n’accompagnait aucun dessin, je savais, par expérience, combien il est facile d’attribuer au travail des hommes des entassements de pierres produits par des phénomènes naturels; en un mot, je craignais que le dolmen du Taravo ne fût une de ces suppositions dont les celtomanes sont souvent prodigues. Un examen attentif me convainquit de l’exactitude de l’explorateur qui m’avait précédé, et la description suivante prouvera, j’espère, l’authenticité du monument et son importance, à laquelle M. Mathieu ne me paraît pas avoir rendu toute justice.
Ce dolmen est situé dans la vallée du Taravo, à environ une lieue et demie de Sollacaro, à quelques centaines de mètres de la rive gauche du torrent, sur une colline découverte, dont la pente est de l’est à l’ouest. Il se compose de quatre grosses pierres plates, dont trois, enfoncées dans le sol, forment un parallélogramme rectangle, fermé au nord-est et ouvert au sud-ouest; une quatrième pierre, plus grande que les précédentes, couvrait le tout comme un toit qui devait sensiblement déborder les parois inclinées d’ailleurs en dedans. Aujourd’hui ce toit est renversé, et l’une des parois latérales brisée en morceaux; mais sa base est encore fortement implantée dans le sol. L’autre paroi est très-endommagée. La pierre qui ferme le dolmen reste seule intacte. Si l’on en juge par la couleur des cassures que les lichens n’ont
Stazzona du TARAVO Page 16
point encore recouvertes, la destruction de ce monument ne serait pas très-ancienne[22]. Peut-être l’espoir de trouver un trésor a-t-il engagé à creuser l’intérieur du dolmen de manière à déranger l’équilibre; peut-être une forte gelée ayant fait éclater les parois latérales, la chute du toit a-t-elle achevé la ruine de tout le reste?
La pierre qui ferme le dolmen au nord-est est haute de 1ᵐ60 au-dessus du sol, large de 1ᵐ25, épaisse de 0ᵐ15 à 0ᵐ20. Autant que j’en ai pu juger, les parois latérales avaient la même hauteur et environ 2,80 à 3 mètres de longueur. Quant au toit, sa plus grande longueur est de 3ᵐ10, sa largeur de 2ᵐ60. Toutes ces pierres sont grossièrement équarries, et c’est probablement avec des coins qu’on les aura débitées dans la carrière, de façon à leur donner la forme plate qu’elles affectent. Peut-être s’est-on servi d’un ciseau ou d’une hachette pour égaliser leurs côtés et leur sommet. C’est surtout la pierre du fond qui porte les traces évidentes de ce travail, car à l’intérieur elle est dressée et pour ainsi dire polie avec un soin particulier. On y remarque une longue échancrure, pratiquée, ou du moins agrandie à dessein, vers le sommet et du côté de l’est. Si, par la pensée, on partage cette pierre en quatre carrés égaux, on se représentera sa forme en supposant que le carré supérieur, qui touche à la paroi orientale, a été enlevé et l’angle rentrant, légèrement arrondi.
A quelque vingt mètres en face du dolmen, et sur son axe, on trouve sous un maquis très-fourré quatre grands blocs prismatiques couchés sur le sol, légèrement pyramidaux et un peu arrondis à leurs angles, longs de 3,80 à 5 mètres, et larges sur chacune de leurs faces de 0ᵐ90 à 0ᵐ70. Ils sont gisants sans ordre, mais très-rapprochés les uns des autres. Je ne crois pas me tromper en supposant qu’ils ont formé autrefois deux groupes distincts, chacun composé de deux pyramides. Plusieurs ont à leur base comme un bourrelet ou plutôt un socle grossier réservé dans la masse. A voir ces longues pierres dans un autre lieu, on dirait des colonnes sortant de la carrière, et épannelées à coup de marteau.—Quarante ou cinquante mètres plus loin, et dans la même direction, mais de l’autre côté d’un petit ravin, on trouve encore, à terre, sous le maquis, deux blocs semblables dont un est brisé.
Pour moi je ne doute point que ces pierres et celles du dolmen n’aient fait partie d’un même monument, et qu’elles ne soient dans une certaine relation étudiée les unes à l’égard des autres. Même nature de roche (granit gris tel que celui des rochers d’alentour), même orientation, même travail grossier pour les équarrir. J’ajouterai que la présence de menhirs aux environs, et surtout en face de l’entrée des dolmens, est un fait qu’ont observé toutes les personnes qui ont étudié les monuments celtiques de la Bretagne et de l’Angleterre.
Au nord du dolmen, du côté où le sol incline, on remarque comme un mur grossier, formé de grandes pierres brutes, confusément entassées pour soutenir les terres. Cela s’étend pendant une trentaine de mètres en décrivant une courbe très-légère, dont la concavité regarde le dolmen. En prolongeant cette courbe par la pensée on obtiendrait une espèce d’ellipse allongée, qui autrefois aurait entouré et le dolmen et les menhirs placés en avant. Mais je m’aperçois que je cède moi-même à la celtomanie, et que les souvenirs de Stone Henge me font voir ici une enceinte semblable à celle du fameux temple des plaines de Salisbury. Dans le fait rien ne prouve absolument l’existence d’une enceinte, et l’on peut expliquer cet empierrement par la seule disposition du sol, et le désir de retenir autour du monument les terres que les pluies auraient pu entraîner. Au reste, la nature de cette construction et l’impossibilité de lui trouver une autre destination dans un lieu aussi désert, ne me laissent aucun doute sur son origine que je crois fermement contemporaine du dolmen et des menhirs.
Dans le pays le dolmen s’appelle la Stazzona del Diavolo. Stazzona, nom générique de tous les dolmens corses, signifie forge dans le dialecte des paysans. D’après une tradition à laquelle on ne croit plus (car il n’y a point de gens moins superstitieux que les Corses[23]), mais que l’on conte encore aux enfants comme chez nous les histoires de Croque-Mitaine, le diable aurait assemblé ces pierres de sa main pour lui servir d’enclume. Quelquefois on entendrait les coups de son redoutable marteau. Un jour ou une nuit, mécontent de son travail, il jeta ce marteau du haut de la stazzona dans la plaine du Taravo. Le marteau, tombant à un millier de mètres de là, forma en s’enfonçant dans la terre un petit étang qu’on appelle quelquefois lo Stagno del Diavolo, mais plus souvent Stagno d’Erbajolo. Un berger conta à M. Mathieu que cet étang diabolique s’agrandissait tous les jours. Pour moi, non seulement je ne retrouvai plus cette tradition, mais encore l’étang me parut presque entièrement comblé, ou du moins rempli de vase et de roseaux.
Les menhirs se nomment Stantare. Ce mot n’est pas plus italien que Stazzona; toutefois on y devine une étymologie latine. Je ne sache pas qu’il ait un autre sens, et pourtant je suis porté à croire qu’il avait autrefois une signification plus générale, ou du moins qu’une tradition s’est perdue touchant les pierres debout. Voici mon seul motif que j’abandonne pour ce qu’il vaut: Lorsqu’un enfant s’amuse à se tenir la tête en bas, les pieds en l’air, pivotant sur lui-même, cela s’appelle, dans le langage des mamans et des nourrices, «far la Stantara.»
LE STANTARE Route de Propriano à Sartène Page 23.
Or, cette locution existe dans des districts où personne n’a ni vu ni entendu mentionner les pierres debout. Tout au moins doit-on conclure de ce qui précède que jadis les menhirs étaient plus communs en Corse qu’ils ne le sont aujourd’hui.
STANTARE DU RIZZANESE.
Deux autres menhirs, mais debout, se voient à environ une lieue de Sartène, sur la rive gauche du Rizzanese et au bord du chemin de Propriano. Le lieu se nomme le Stantare. Les deux pierres sont fortement inclinées l’une vers l’autre. La plus grande, haute de trois mètres, est un peu plus grosse à sa base qu’à son sommet qui, d’ailleurs, m’a paru brisé par un accident. Elle est à peu près carrée, ayant environ 0ᵐ85 de côté. L’autre, aussi grosse, ne dépasse point 1ᵐ60. Elles sont éloignées de 0ᵐ50. Entre les deux pierres debout il y en a une troisième, longue d’un mètre, presque aussi grosse que les deux précédentes, mais couchée à terre. Peut-être est-ce un fragment de l’une des deux Stantare. De même que dans la vallée du Taravo, ces pierres portent quelques traces de travail, et, bien qu’elles n’aient point été dressées, il est évident qu’elles ont été dégrossies de main d’homme, ou plutôt fendues et détachées de la carrière avec des coins. D’ailleurs nul ornement, nulle inscription sur leur surface. Je n’ai pu recueillir la moindre tradition sur leur origine.
STANTARE DE LA BOCCA DELLA PILA.
A deux ou trois lieues S.-S.-O. de Sartène, dans le col nommé la Bocca della Pila, j’ai observé deux Stantare hautes de 2ᵐ50 sur 0ᵐ70 de large, inclinées de même que les précédentes et
Bocca della Pila
leur ressemblant de tout point. L’une, dont le sommet est cassé, se trouve engagée dans un mur en pierres sèches. (C’est l’usage, en Corse, d’enclore ainsi tous les champs cultivés.) On s’en est servi comme d’un piédroit pour la porte qui donne accès dans le champ.
Le nom du col où se trouvent ces deux monuments est évidemment tout moderne, et tiré de leur forme qu’on a comparée à un pilier. On les connaît encore sous la dénomination des deux Stantare.
STAZZONA DE LA VALLÉE DE CAURIA.
J’arrive à la description d’un monument beaucoup plus important et plus complet que ceux qui précèdent. C’est un dolmen appelé encore la Forge du Diable, Stazzona del Diavolo, parfaitement conservé. Il se trouve dans la vallée de Cauria ou Gavuria, au milieu d’une plaine assez large, et sur un plateau peu élevé, mais qui cependant peut s’apercevoir de loin. Huit pierres composent la Stazzona, toutes moyennement épaisses de 0ᵐ30; six, plantées debout, fortement inclinées à l’intérieur, forment les parois, savoir: deux à l’E.-E.-S. à droite de l’entrée; trois au côté opposé; une au fond, fermant le dolmen au N.-N.-O. Une seule pierre le couvre comme un toit; enfin, circonstance que je n’avais pas encore observée jusqu’alors, une huitième pierre, placée à l’entrée de la Stazzona, présente l’apparence d’un seuil élevé. A l’intérieur, la chambre du dolmen a un peu plus de 3ᵐ15 sur 2ᵐ05 en œuvre. La première pierre, formant paroi, à droite de l’entrée, a 2 mètres de long; la seconde, du même côté, longue de près de 3 mètres, déborde considérablement la pierre du fond, laquelle a un peu plus de 2 mètres. Les trois pierres de gauche ont environ 1 mètre chacune. Enfin la
Dolmen de la Vallée de Cauria ou Gavuria Page 26.
hauteur du monument sous soffite est de 1ᵐ65. Vu de l’extérieur, le dolmen paraît moins haut, car son aire est d’environ 0ᵐ50 plus basse que le terrain d’alentour. Il me reste à parler de la pierre du toit très-irrégulière dans sa forme, et mesurant environ 3ᵐ50 sur 2ᵐ30. Elle est fendue, par un accident assez récent en apparence, obliquement dans le sens de sa largeur. Vers le centre on observe un léger creux auquel vient aboutir une rigole évidemment travaillée de main d’homme, qui se dirige vers l’E.-N.-E. et se coude au moment de toucher le bord du toit. Dans la direction E.-E.-S., vers l’entrée du dolmen, on voit une seconde rigole toute droite, partant de l’extrémité d’une cavité elliptique, dont le grand axe lui serait perpendiculaire. Enfin, du côté opposé, c’est-à-dire au N.-N.-O., une troisième rigole correspond à une cavité moindre que les précédentes.
Bien souvent j’avais entendu parler de ces rigoles tracées sur les toits des dolmens, mais jamais je n’en avais vu de mes yeux. Ici elles sont de la dernière évidence, et il suffit d’observer leur canal anguleux et leurs bords vifs pour s’en convaincre. Qu’elles aient été tracées pour l’écoulement d’un liquide quelconque, cela est encore bien certain, à considérer leur pente et leur direction. Quant aux cavités, je n’y reconnais aucune apparence de travail, et ce ne sont, à mon avis, que des accidents naturels.
Les pierres de ce dolmen sont plus rudes que celles de la Stazzona du Taravo, et toutes m’ont paru dans l’état où le hasard a pu les faire découvrir.
Un vide de 0ᵐ04 à 0ᵐ08 existe entre la pierre du fond et le toit. Rien de plus commun dans nos dolmens. Celui de Bagneux, près de Saumur, par exemple, ne touche pas non plus à la pierre du fond. D’autres vides, entre les parois et la table, ont été bouchés très-soigneusement avec de la terre et de petites pierres, par des bergers qui, souvent, au risque de rencontrer le terrible forgeron, couchent la nuit dans la Stazzona, ou s’y réfugient pendant les orages. C’est à eux encore qu’il faut attribuer une marche en moellons qui facilite la descente dans l’intérieur du dolmen.
A trois cents mètres à l’est-est-sud de la Stazzona, le long d’un mur de pierres sèches, tout moderne, neuf Stantare disposées sur une ligne parallèle à l’axe du dolmen, rappellent, mais de bien loin, les allées de Carnac et d’Erdeven. Il serait toutefois difficile de s’assurer que ces pierres ont formé autrefois une avenue régulière, c’est-à-dire deux lignes parallèles, car aujourd’hui cinq seulement sont debout; les quatre autres, renversées, sont couchées à peu de distance, sans qu’il soit possible de déterminer leur position primitive. Une autre pierre, presque entièrement enterrée, est peut-être une dixième Stantara. Mais il eût fallu la dégager pour constater son identité avec les neuf autres. Les cinq qui restent en place sont sensiblement inclinées les unes dans un sens, les autres dans un autre, de façon à faire croire qu’elles n’ont jamais été orientées. Au reste, il est probable que leur nombre a été autrefois plus considérable, car on a dû en briser beaucoup pour construire le mur voisin qui enclôt le champ où est situé la Stazzona. D’un autre côté, le maquis est si épais en ce lieu, que couchées, ces pierres peuvent facilement échapper aux recherches. Dans la direction opposée, c’est-à-dire au N.-N.-O., je n’ai observé aucune Stantara; mais pour prononcer qu’il n’en existe point, il faudrait avant tout brûler le fourré de cistes et de myrtes qui ne permet pas d’apercevoir le sol.
La plus longue des Stantare a 3 mètres de long; elle est renversée. Les autres ont de 1 mètre à 1ᵐ60; toutes ont environ 0ᵐ75 d’épaisseur. D’ailleurs, toutes les observations que j’ai faites au sujet des Stantare des bords du Rizzanese, s’appliquent également à celles-ci.
De retour à Bastia, je montrai à plusieurs personnes les croquis que j’avais pris sur les lieux. J’appris alors l’existence d’autres monuments du même genre, situés également dans l’arrondissement de Sartène, mais trop tard malheureusement pour les visiter. Une Stazzona intacte existe, m’assure-t-on, à Bezzico Nuovo, et l’on voit plusieurs Stantare debout à Bacil Vecchio, près du village de Grossa. Mon ami, M. Pierangeli, antiquaire instruit, et l’un des correspondants les plus zélés de votre ministère, m’a promis de les visiter et de vous adresser ses observations.
Dans une partie de l’île fort éloignée, au milieu des plus hautes montagnes du Niolo, un groupe de pierres entassées les unes sur les autres est connu sous le nom de Stazzona. Si je suis bien instruit, cet amas serait le résultat d’un accident naturel. Cependant je regrette qu’on ne me l’ait pas signalé lorsque je fis une excursion dans le Niolo. Cette stazzona est située à l’est, et fort près du lac de Nino. On passe devant en allant du Niolo à Solcia. Il serait fort à désirer qu’elle fût examinée avec soin.
A l’exception de cette dernière Stazzona, dont l’existence est très-incertaine, toutes celles que je viens de citer sont placées à une distance de quelques lieues de la mer, en sorte qu’il ne serait pas impossible qu’elles eussent été élevées par des navigateurs étrangers, momentanément de séjour dans l’île. On a fait, en Bretagne, une observation semblable; c’est que les monuments dits celtiques se trouvent en plus grand nombre sur le bord de la mer que dans l’intérieur des terres. Je ne pense pas toutefois que ce fait ait une grande importance; car il est difficile d’admettre que des commerçants ou des pirates, que des étrangers sans établissement fixe, aient élevé sur un sol qu’ils devaient bientôt quitter, des monuments qui exigent un déploiement de forces si considérable. Il est infiniment plus vraisemblable qu’ils ont été construits par un peuple fixé dans le pays.
Si l’on compare les pierres levées de la Corse avec celles de la France, il sera difficile de trouver des caractères qui les distinguent. L’inclinaison des Stantare est tellement irrégulière qu’on a plus de raison de l’attribuer à des accidents fortuits, qu’à un système particulier. Entre les dolmens et les Stazzone la ressemblance est complète, si ce n’est que le travail d’équarissement des pierres est un peu plus sensible en Corse que sur le continent. L’orientation assez générale de nos dolmens ne s’observe point en Corse; mais il suffit qu’en France ce fait ne se reproduise pas constamment pour qu’il perde beaucoup de son importance. En un mot, je ne vois aucune différence appréciable entre les monuments dits celtiques et ceux de l’arrondissement de Sartène, en sorte qu’on serait tenté de leur supposer une destination, et même une origine communes.
Mais cette destination et cette origine sont en France des mystères fort obscurs, et ce n’est que par une série de suppositions passablement gratuites, qu’on en est venu à les considérer comme des temples ou des autels de la religion druidique[24]. Du silence complet des auteurs anciens, qui cependant ont accordé quelque attention aux doctrines des prêtres gaulois, on pourrait inférer que ces monuments étaient préexistants à la religion des druides. En effet, on nous parle de temples gaulois, de statues de dieux gaulois, de grands simulacres de divinités façonnés par les druides: nulle part il n’est question de pierres levées. On peut se demander même si les constructions attribuées aux druides ne sont pas trop grossières pour qu’on puisse les attribuer à une époque où l’art était assez avancé pour produire des statues et des temples. Il me semble qu’entre l’érection d’une pierre brute et la fabrication d’une idole, quelque barbare qu’elle soit, il y a un degré immense à franchir dans l’échelle de la civilisation.
Quoi qu’il en soit, reste ce fait très-remarquable, du grand nombre de pierres levées qu’on trouve dans les pays celtiques, et de leur rareté, ou même de leur absence complète dans d’autres contrées où l’histoire ne mentionne point d’immigrations gauloises. Il en résulte une forte présomption que ces étranges monuments sont particuliers au peuple qui en possédait une si grande quantité sur son territoire.
Il est vrai qu’on n’en peut pas conclure absolument que tous les dolmens doivent être attribués aux Celtes, et dans le cas particulier qui nous occupe, on peut se refuser à croire qu’un peuple dont de nombreuses armées étaient arrêtées par un bras de mer, ait, à une époque très-reculée, porté des colonies dans une île éloignée du continent. Le fait cependant n’est point impossible, et quelques considérations viennent s’y rattacher, qui le rendent moins improbable.
Depuis les savantes recherches de M. le docteur Edwards sur les races humaines, on connaît la persistance des types physiques, que n’effacent ni une invasion ni même un long asservissement. Il est donc intéressant d’étudier la physionomie du peuple corse, et de chercher avec quel autre peuple elle offre des ressemblances.
Avant de visiter l’île, je m’attendais à y trouver les types qui abondent sur la côte N.-O. de l’Italie et sur une partie de nos côtes méridionales. En un mot, j’étais imbu de cette idée que les Corses appartenaient à la race ibérique, dont un rejeton, présumé pur, subsiste dans la Biscaye et la Navarre. L’aspect des habitants de Bastia me confirma d’abord dans cette opinion; mais quand je vins à comparer leurs traits à ceux des paysans des villages éloignés, surtout lorsque je parcourus les montagnes de l’intérieur, je remarquai des physionomies toutes nouvelles.
L’habitant de Bastia ne se distingue pas de l’Italien de la côte orientale. Je décrirais ainsi ses traits caractéristiques: le visage allongé, étroit; mais le diamètre horizontal de la tête très-grand, le nez aquilin, les lèvres minces et bien dessinées, les yeux noirs, les cheveux noirs et lisses, la peau d’une teinte uniforme, olivâtre[25]. Ces traits sont ceux de beaucoup de Génois, et se rencontrent fréquemment dans la Provence et le Languedoc. Si l’on sort de Bastia, et qu’on se dirige vers les montagnes, les grands traits, les figures allongées deviennent fort rares. Le Corse des districts du centre, d’une race, peut-être autochthone, ou du moins de la plus ancienne de l’île, a la face large et charnue, le nez petit, sans forme bien caractérisée, la bouche grande et les lèvres épaisses. Son teint est clair, ses cheveux plus souvent châtains que noirs. Parmi les bergers qui vivent toujours en plein air, il n’est pas rare de trouver de beaux teints colorés. Il faut bien se garder de confondre l’effet produit sur la peau par une chaleur constante, avec la couleur même de la peau. Le montagnard de Coscione ou des environs de Corte est hâlé, noirci par le soleil; mais il a des couleurs carminées, et la teinte de sa peau est claire. Chez le Génois, au contraire, la teinte olivâtre de la peau semble résulter d’une matière colorante répandue dans l’épiderme. On peut faire une remarque semblable pour la couleur des cheveux. Parmi les Corses que je crois de race pure, les cheveux d’un noir-bleu sont aussi rares que dans nos provinces du nord. Les cheveux châtains des montagnards de Corte, souvent bouclés ou crépus, ont des reflets dorés très-vifs, et leurs couches inférieures sont infiniment plus claires que celles qui sont continuellement exposées à l’action du soleil.
En résumé, les traits du montagnard corse ne diffèrent pas sensiblement de ceux de l’habitant de la France centrale: ils sont précisément ceux que le docteur Edwards attribue à la race gallique, que l’on croit la plus anciennement établie dans la Gaule.
Quant à certains traits du caractère national dont M. Amédée Thierry a remarqué, avec raison, l’égale persistance, il ne serait pas difficile de trouver une grande analogie de mœurs entre les Corses et les Galls. Voici en quels termes M. Thierry résume le caractère gaulois: «Bravoure personnelle, esprit franc, impétueux, ouvert à toutes les impressions, éminemment intelligent; à côté de cela une mobilité extrême, une répugnance marquée aux idées de discipline, beaucoup d’ostentation, enfin une désunion perpétuelle, fruit de l’excessive vanité[26].»
Ouvrons maintenant l’histoire de Filippini. A chaque page ce caractère se trouve si exactement résumé, qu’on le dirait uniquement tracé pour les Corses. Dans leur guerre contre Gènes, quelle mobilité! quelle indiscipline! quelle désunion! En Corse, on ne voit point une nation, mais des familles qui n’agissent que dans leurs intérêts particuliers. Cette bravoure gauloise, que M. Thierry a si bien définie par l’épithète de personnelle, n’est-ce pas celle du Corse, qui n’aime à faire la guerre que pour son compte? Enfin, sa susceptibilité et sa passion proverbiale pour la vengeance[27] ne sont-elles pas les conséquences de son excessive vanité, qui, même chez les plus grands hommes, dégénère en une ostentation ridicule. Qu’on se rappelle la robe de satin et la couronne de lauriers de Napoléon.
Je viens, Monsieur le Ministre, de vous exposer, avec l’impartialité de l’indécision, les considérations qui viendraient à l’appui d’une origine celtique pour les Stazzone de la Corse. Je regrette vivement de ne pouvoir pousser plus loin mes recherches, ni les diriger sur un point qui n’a point encore été étudié, que je sache, et pour lequel je suis malheureusement incompétent. Je veux parler du dialecte corse, dans lequel il serait intéressant de rechercher les mots de l’ancienne langue ou des anciennes langues qui ont pu subsister jusqu’à ce jour. Diodore de Sicile rapporte que, dans la Corse, certaines tribus barbares parlaient un langage étrange et inintelligible[28]. Quels étaient ces barbares? Remarquons que ces mots de barbares et de langue inintelligible conviendraient assez à l’idée qu’un Grec, et Diodore de Sicile en particulier, se faisait des Celtes et de leur idiôme[29]. Peut-être, dans le dialecte actuel des Corses, bien que le toscan et le français même tendent tous les jours à détruire son originalité, pourrait-on retrouver beaucoup de mots d’origine celtique. J’en citerai cinq qui m’ont frappé, évidemment empruntés aux langues du nord: ye, oui; falare, descendre; valdo, forêt; mori, beaucoup; bracanato, bariolé. Si l’on jette les yeux sur une carte de l’île, on remarquera un très-grand nombre de noms de lieu n’ayant nullement la tournure italienne, s’il est permis de s’exprimer ainsi. Un glossaire complet de ces mots faciliterait, je crois, l’étude des origines corses[30].
Au reste, sans s’écarter des traditions historiques, on pourrait encore expliquer, et peut-être d’une manière plus simple, les rapports de physionomie et de caractère entre les Corses et les races galliques. Les Ligures, dont l’immigration en Corse est attestée historiquement, ont eu, à une époque très-reculée, des rapports intimes avec les Celtes. Leurs langues mêmes se ressemblaient, puisque à la bataille d’Aix les Ligures auxiliaires des Romains avaient le même cri de guerre que les Teutons. Ils se disaient de race commune. Dans les Pyrénées-Orientales, dans les Basses-Alpes, dans le Var, contrées habitées par les Ligures, on trouve des dolmens et des menhirs.
Sur l’autorité de Sextus Avienus l’on confond peut-être à tort ce peuple avec les Ibères. Sénèque, énumérant les nations qui s’établirent successivement en Corse, distingue expressément les unes des autres. Il ajoute ce renseignement remarquable, que les Ibères fixés dans l’île avaient conservé leur costume et quelques mots de leur idiome (il pouvait en juger étant espagnol lui-même); mais que la fréquentation des Grecs et des Ligures l’avait d’ailleurs presque complètement dénaturé[31].
Enfin, si l’on ne veut point admettre que les Ligures appartiennent à la grande famille celtique, on pourrait supposer que, partant pour la Corse, ils auraient emmené avec eux quelque horde gauloise voisine de leur séjour. De pareilles associations avaient lieu fréquemment parmi les peuples que les Grecs appelaient les barbares[32].
URNES FUNÉRAIRES.
Cette recherche des origines corses, où malheureusement on ne trouve que le doute après toutes les questions, me conduit à vous entretenir de quelques découvertes curieuses, annonçant d’ailleurs des usages qui n’ont rien de celtique.
On a trouvé plusieurs fois dans les vignes de Saint-Jean, près d’Ajaccio (on suppose que ce lieu est l’emplacement de l’ancienne ville d’Urcinium), aux environs de la chapelle neuve, de grands vases en terre rouge, mal cuits, qui contenaient des ossements humains emmaillotés de bandes d’étoffe, des espèces de momies. Je n’ai pu examiner moi-même aucune de ces trouvailles. Par une incurie déplorable tout s’est perdu. Je suis donc obligé de rapporter ici les renseignements que j’ai pu recueillir. Je dois les détails qui suivent à M. Étienne Conti, avocat et littérateur distingué, dont la complaisance est connue de tous les étrangers qui ont voyagé en Corse. A ma prière il a bien voulu rassembler ses souvenirs, et instituer une espèce d’enquête sur la dernière découverte de tombeaux faite dans cette localité.
La forme des vases se rapproche de celle de plusieurs urnes antiques; c’est un ovoïde un peu renflé vers le tiers de sa hauteur, et se rétrécissant légèrement vers le haut; une base et un rebord saillant interrompent la courbe; le rebord est un peu plus évasé que la base. Deux de ces urnes contenaient chacune, parmi des lambeaux d’étoffe et une masse de poussière, une tête d’enfant, qui ne paraissait pas avoir souffert l’action du feu. On n’observa nuls autres ossements, du moins entiers. Il y avait encore dans chaque vase des bracelets en cuivre doré, et des espèces de bourrelets ou de couronnes closes en fil d’argent doré, que l’on comparait à des résilles. M. Pugliesi, qui découvrit ces urnes, parlait aussi d’une petite boîte en bois, enveloppée de linge, qui, disait-il, lui parut contenir des fragments de papier. Il s’empresse d’ajouter qu’il n’y avait rien d’écrit. M. Conti, qui le questionna fort sur ce point, reconnut bientôt qu’il n’était rien moins que sûr du fait, et il présume que ce qu’il avait pris pour du papier n’était que des fragments d’étoffe, ou peut-être de feuilles de roseau.
Dans d’autres vases, à différentes époques, on a trouvé des squelettes entiers (ou du moins des os en assez grande quantité pour composer un squelette) sur lesquels on ne remarquait aucune trace de feu, et, circonstance à noter, dans chaque vase était un instrument dont je n’ai pu savoir la matière, mais qu’on nommait une clef, et qui ressemblait à un mauvais passe-partout[33].
Mais le fait le plus extraordinaire me reste à rapporter. Toutes les jarres, me dit-on, avaient subi l’action du feu pour être fermées comme elles l’étaient. Aucune soudure n’était visible, et il avait fallu une coction générale pour en faire disparaître les traces et laisser au vase une uniformité de teinte parfaite, un rouge extrêmement vif. Jamais les propriétaires du terrain où ces découvertes ont eu lieu n’ont varié sur ce point, quelque improbable, quelque impossible qu’il paraisse. Comme il est certain que les gaz contenus dans un cadavre, exposés à une chaleur intense, auraient promptement fait sauter en pièces le vase qui les renfermait, il faut admettre forcément que le couvercle a été luté avec un soin particulier, et avec un mastic de la couleur de la terre, que le temps aura durci au point qu’on ne puisse le distinguer de la matière du vase.
A Bonifacio, un vase semblable, contenant un squelette, fut découvert il y a quelques années, dans un lieu connu traditionnellement sous le nom de Tombeau du Turc. Des médailles, me dit-on, accompagnaient le squelette; mais quelles étaient-elles? Je n’ai jamais pu l’apprendre: le souvenir même de la découverte était presque entièrement oublié à Bonifacio lorsque je demandai des renseignements à cet égard.
Probablement on désirera savoir ce que sont devenus ces vases, ces bracelets, ces résilles, ces clefs. Les vases ont été mis en pièces, les résilles et les bracelets fondus. (L’argent des résilles était d’excellent aloi.) Quant aux clefs, un des propriétaires de Saint-Jean en avait formé un trousseau complet, si considérable, qu’il en fut embarrassé et s’en défit, sans se rappeler comment; sans doute, elles se trouvent parmi de vieilles ferrailles, chez quelque maréchal d’Ajaccio. Avant de crier à la barbarie, il faudrait se demander si de pareilles choses ne se passent pas tous les jours dans des villes du continent.
L’usage d’enfermer des cadavres dans de grandes jarres se retrouve chez plusieurs peuples. Il y en a des exemples parmi beaucoup de peuplades américaines, et dans l’antiquité, au rapport de Diodore de Sicile, les Baléares ensevelissaient leurs morts de la sorte. «Ils ont, dit-il, dans leurs sépultures, une pratique étrange et qui leur est particulière: ils brisent les cadavres avec des bâtons, les déposent dans une urne, et par-dessus élèvent un monceau de pierres[34].» Je ne sache pas que cette dernière circonstance se soit retrouvée à Saint-Jean; mais ce lieu étant cultivé depuis longtemps, il ne serait pas extraordinaire que les amas de pierres eussent disparu. Quant au dépècement des corps, ou au brisement des os, je suppose qu’on le pratiquait pour que le cadavre occupât moins de place, et qu’il remplît exactement le vase destiné à le conserver.
Pierre trouvée sur le domaine de Mʳ Domenico Colonna d’Apricciani près de Sagone.
Les urnes dont j’ai donné la description d’après M. Conti ont été trouvées assez rapprochées l’une de l’autre, et en assez grand nombre, pour qu’il soit permis de supposer que l’emplacement connu sous le nom de la Chapelle-Neuve, ait été un lieu de sépulture, commun pour les habitants d’une ville, ou du moins pour une tribu assez considérable. Je pense, Monsieur le Ministre, qu’il serait intéressant de faire faire quelques fouilles en ce lieu. Suivant toute apparence, la dépense serait très-médiocre, et l’on obtiendrait peut-être quelques lumières sur un fait nouveau qui intéresse l’archéologie et l’histoire.
STATUE D’APRICCIANI.
Il me reste à vous entretenir, Monsieur le Ministre, d’un monument dont l’origine m’a semblé antérieure à l’occupation romaine, mais mon opinion peut être contestée, et je dois accompagner le croquis ci-joint de tous les détails qui peuvent éclairer la question.
Revenant de la colonie grecque de Cargese, je m’arrêtai auprès de l’église de Sagone, ruine sans importance, pour chercher dans le voisinage «une statue de chevalier, le casque en tête,» qu’on m’avait indiquée. Je transcris textuellement la description de M. le docteur Démétrius Stephanopoli. Ce fut en vain que je la demandai à plusieurs femmes qui épluchaient du maïs devant l’église. Heureusement, elles me renvoyèrent à un vieillard à barbe blanche, qu’on voyait à cheval à quelque distance, chargé par le propriétaire de garder la récolte. Cet homme n’avait jamais entendu parler d’un chevalier le casque en tête; mais il me proposa, me trouvant curieux de vieilles choses, de me montrer un «idolo dei Mori.» J’aurais donné tous les chevaliers du monde pour voir cette merveille, et j’acceptai son offre avec empressement. Nous suivîmes la route de Vico pendant un quart de lieue; puis, tournant à gauche après avoir traversé la rivière de Sagone, nous entrâmes dans un mâquis brûlé, où, de loin, on voyait s’élever comme un Terme antique. C’était une table de granit bien dressée, haute de 2ᵐ 12, épaisse d’environ 0ᵐ 20. Elle était appuyée sur un tronc d’arbre, mais on l’avait trouvée en terre, à plat, enterrée à une certaine profondeur. Qu’on se figure une pierre plate façonnée en gaîne, arrondie à son extrémité inférieure, légèrement rétrécie, et dont le sommet serait sculpté ou plutôt découpé de manière à représenter une tête humaine. Le visage est taillé dans le nu de la pierre, et maintenant un peu fruste. Pourtant on distingue les yeux assez bien dessinés, le nez, la bouche, exprimée par un seul trait horizontal, la barbe terminée en pointe. Les cheveux, partagés sur le front, forment deux touffes saillantes à la hauteur des yeux. En cet endroit, la pierre a sa plus grande largeur (à peu près 0,40). Les seins et les muscles pectoraux sont indiqués, mais le reste de la dalle est absolument lisse. Derrière, les cheveux, taillés courts, ne dépassent pas la nuque. Les omoplates sont exprimées aussi grossièrement que la poitrine. En un mot, c’est un buste plat sur une gaîne.
Peut-être quelqu’un verra-t-il des cornes dans ces deux bosses que j’ai prises pour des touffes de cheveux. Cependant des traits légers et droits qu’on observe par derrière, et qui, assurément, veulent dire des cheveux, se prolongent sur ces bosses et indiquent à mon avis qu’elles sont de même nature.
En somme, cette statue, si on peut lui donner ce nom, est ce qu’on peut voir de plus grossier pour le travail, et cependant il y a dans l’indication des traits une certaine régularité qu’on ne trouve pas dans les ouvrages très-barbares. Entre ce buste et les idoles sardes[35], par exemple, il y a une différence prodigieuse sous le rapport du goût, et toute à son avantage.
Ma première impression me portait à considérer cela comme un Terme antique, et un ouvrage des Romains. Mais un examen plus attentif me fit abandonner cette opinion. J’observai d’abord la forme inusitée de la pierre, plate, sans base, arrondie même à son extrémité inférieure par une courbure très-régulière, d’où l’on pourrait inférer qu’elle n’avait pas été destinée à être plantée debout. Puis, la barbe finissant en pointe, et les deux touffes de cheveux ont un caractère asiatique ou africain, plutôt que romain. Si les deux bosses de chaque côté de la tête étaient des cornes, on pourrait à la rigueur en faire un Priape, mais l’attribut essentiel manque absolument. En outre, dans cette hypothèse, il faudrait encore une base, et l’on n’en voit point. Cependant le travail, si l’on peut appeler de ce nom les coups de ciseaux qu’on observe par derrière, sont une présomption qu’elle a été destinée à être vue des deux côtés. Peut-être était-elle portée dans quelque cérémonie barbare, attachée contre un arbre.... Combien de suppositions ne peut-on pas faire? Je ne pus obtenir le moindre renseignement sur les circonstances de sa découverte, sur les objets qui pouvaient se trouver dans le voisinage. Mon guide me répéta seulement du ton d’un homme sûr de son fait, que c’était une idole des Maures, et il ajouta cette historiette:
Qu’un berger trouva un jour une pareille statue avec cette inscription: Girami, è vedrai... qu’à grand’peine on l’avait retournée, et trouvé la fin de l’inscription: il rovescio. C’est la contre-partie de l’histoire du licencié Gil Perez.
Mais, comme mon guide avait parlé d’une statue et non pas d’une pierre, et qu’en outre il l’appelait, de son autorité privée, une idole des Maures, je suis porté à croire qu’il avait vu déjà quelque figure semblable à la statue d’Apricciani. Quant à moi, je ne partage pas son assurance, mais j’incline à croire que cette pierre représente ou une divinité, ou un héros, ligure, libyen, ibère ou corse. Pour prononcer en dernier ressort sur son origine, il faut attendre que le hasard fasse découvrir quelque autre monument du même genre. Espérons surtout qu’on pourra observer sa situation, et les circonstances accessoires qui paraissent ici incomplètement oubliées.
Quelle qu’elle soit, la statue d’Apricciani mérite d’être conservée, et j’ai prié M. le préfet de la Corse de la faire transporter à Ajaccio.
Il y a dans l’étude de l’archéologie des observations que j’appellerai négatives, qui ont leur importance. Par exemple, dans telle localité, l’absence de certains monuments est un fait aussi intéressant à constater que leur existence le serait dans une autre.
Je viens de décrire différents groupes de pierres d’apparence celtique; j’ai parlé des immigrations qui ont conduit en Corse des peuplades de l’Asie, de l’Afrique et de l’Europe; j’ai cité les anciennes relations des Corses avec les habitants de la Sardaigne: il entrait nécessairement dans le plan que je m’étais tracé de rechercher tous les moyens de vérifier ces faits ou ces traditions.—Trouve-t-on en Corse les monuments qui se rencontrent le plus fréquemment dans les pays celtiques? Dans ceux qu’on suppose colonisés par les Phéniciens? Existe-t-il quelque analogie entre les monuments de la Corse et de la Sardaigne? Avec ceux de l’Étrurie? Telles sont les principales questions que j’ai dû me poser.
En France on rapporte à une même civilisation et l’érection des dolmens et celle de certaines enceintes fortifiées, et la fabrication des celts ou haches de pierre et de cuivre, d’instruments en silex, d’armes et de bijoux d’une forme barbare;—des vases, des statues, des instruments d’une forme caractéristique, certaines constructions remarquables se trouvent fréquemment dans les pays habités ou visités par les Phéniciens;—des monuments empreints d’un type particulier et bien reconnaissable attestent l’antique civilisation des Étrusques. Sur beaucoup de points de la Sardaigne, des constructions étranges, nommées Nur-hags, des statuettes en bronze de Baal, de Moloch et d’autres divinités phéniciennes, des tombeaux entourés de pierres coniques[36], sont autant de souvenirs d’une religion et de mœurs dont il est intéressant de rechercher les analogues.
Rien de semblable n’existe en Corse à ma connaissance, et quelque minutieuses qu’aient été mes informations, elles n’ont jamais eu le moindre résultat. On sent d’ailleurs qu’il m’est impossible d’affirmer d’une manière absolue la non existence dans l’île des monuments que je viens d’énumérer. Tout ce que je puis dire, c’est que, après avoir questionné à cet égard un grand nombre de personnes, je n’ai jamais obtenu d’autre réponse que la négative. Partout, certains faits qu’on croirait devoir échapper à l’attention du vulgaire, n’ont pas laissé de frapper les esprits les moins éclairés. On ignore leur importance, on leur assigne une origine fausse, souvent absurde; mais on les remarque, on en tient compte. En France, par exemple, je ne sache pas de village où la forme des haches, dites celtiques, n’ait attiré l’attention. Là, on les nomme pierres de tonnerre, ici, haches des sorciers; nulle part on ne les a confondues avec des cailloux roulés parmi lesquels on les rencontre souvent. En Corse, les plus petites Stantare sont bien connues des pâtres des montagnes. Ils sont frappés de la forme des briques romaines, et les distinguent fort bien des modernes. Il est donc probable que, s’il existait dans l’île quelques objets du genre de ceux que j’ai cités, ils auraient excité la curiosité et laissé quelques souvenirs.
MONUMENTS ROMAINS.
Pline compte trente-trois cités (civitates) en Corse, et deux colonies romaines, Mariana et Aleria. Il est douteux que par le mot de civitates, il ait désigné des villes, dans l’acception moderne de ce mot. Plus probablement, il veut parler de tribus ou de peuplades, soit qu’elles aient eu une résidence fixe, soit qu’elles menassent une vie nomade. La ville la plus anciennement connue de la Corse est Aleria; elle devait avoir une enceinte fortifiée avant la première invasion des Romains, ainsi que l’atteste la fameuse inscription du tombeau de L. Scipion[37].
A aucune époque il ne semble pas que les Romains aient accordé beaucoup d’attention à la Corse. J’ai déjà rapporté le témoignage de Strabon sur la chasse aux hommes, et le commerce des esclaves qui se faisait de son temps, «esclaves à très-bon marché et très-mauvais, dit naïvement le géographe, car ils aiment mieux mourir[38] que de se façonner aux manières de leur condition.» Je n’ai trouvé nulle part que les Corses aient fourni un contingent militaire aux armées impériales[39]. Toutes les exportations de l’île consistaient en ces esclaves, en cire et en miel; et la pauvreté de ce commerce est une puissante raison de croire que jamais les maîtres du monde n’ont eu dans ce pays d’établissements considérables. Au reste, je n’ai jamais visité de province, autrefois soumise à leur empire, qui m’ait offert moins de vestiges de leurs arts et de leur civilisation.
Dans la plaine de Mariana, dans celle de Sagone, et dans la plaine du Liamone, près de l’embouchure de cette rivière, j’ai observé des fragments de tuiles à crochets, très-nombreux dans la première localité, très-rares dans les deux dernières. Sur l’emplacement de la ville d’Aleria, ces débris sont plus abondants que dans aucun autre endroit de l’île. On y trouve aussi quantité de tessons de poterie noire et rouge, quelquefois très-fine, souvent ornée de reliefs; on y recueille également des morceaux de verre antique, quelques fioles, des fragments de marbre, de petits objets en bronze, la plupart brisés, et provenant d’instruments très-grossiers, des médailles[41] et quelques pierres gravées[40]. J’ai recueilli moi-même une moitié de meule de moulin en lave. Plus heureux que moi, M. Vogin, ingénieur des ponts et chaussées, a trouvé une petite tête de statue en marbre blanc d’un assez bon travail, vraisemblablement, du Bas-Empire. Enfin, j’ai remarqué dans les murs du village moderne d’Aleria, quelques tronçons de colonnes en bien petit nombre, à la vérité, et de gros blocs de pierre provenant évidemment d’édifices antiques. Ces débris, si communs sur l’emplacement de la plupart des villes romaines, sont rares à Aleria, et je n’en connais pas d’autres dans le reste de l’île, si ce n’est dans la plaine de Mariana, où j’ai cru reconnaître un travail romain dans quelques colonnes de granit, et dans les archivoltes appliquées autour de l’apside de la petite église de San-Perteo. J’y reviendrai en décrivant cette chapelle.
Voici les deux seules inscriptions que j’aie rencontrées en Corse: la première est encastrée dans une des maisons du village d’Aleria presque en face de l’église:
FLAVIAE
MARIAE
VETVLLIANVS
CALPVRNIA
NVS FILIVS
Les caractères assez mal formés et presque cursifs donnent lieu de croire qu’elle n’est point antérieure au IIIᵉ siècle. Je ne pense pas qu’elle soit chrétienne; le nom de Maria devait être commun parmi les femmes romaines de la Corse, puisqu’il y avait une colonie fondée par Marius.
La seconde inscription, placée sur une pierre gravée servant de linteau, à la porte d’un jardin dans le village d’Erbalonga[42], est mutilée et à peu près indéchiffrable. On y voit seulement les lettres suivantes:
. . . . . . . . .
Faut-il lire Calisto, à Calistus, ou Calistoni à Caliston? Je serais tenté de lire Calistoni et Mici..? un nom propre comme Micyllus.
BAINS ROMAINS.
On dit qu’on a découvert les substructions d’un établissement thermal près de Lavatoggio, dans le lieu nommé la Caldanica. Je ne les ai point visitées, et j’ignore si elles existent encore.
Dans la plaine de Mariana, entre les églises de la Canonica et de San-Perteo, j’ai observé une maçonnerie en ruines, de forme carrée, avec deux petits hémicycles, qui n’en sont séparés que par une traverse peu élevée. L’appareil est irrégulier, entremêlé sans ordre de quelques tuiles à crochets. Nul vestige de parement. A l’intérieur des hémicycles qui ont un peu plus de 1ᵐ30 de diamètre, une couche de ciment rougeâtre, très-épaisse, recouvre les pierres, et paraît avoir été destinée à recevoir de l’eau. Peut-être étaient-ce les bassins d’une salle de bains. Malgré l’absence de parement, je regarde cette maçonnerie comme romaine.
RUINES D’ALERIA (INCERTAINES).
Aleria offre des ruines un peu plus intéressantes, mais malheureusement fort incertaines. Après les avoir décrites, je hasarderai quelques conjectures sur leur origine.
L’ancienne ville, ainsi que le fort moderne, auprès duquel se groupent quelques maisons, est située non loin de la mer, sur une éminence assez escarpée au nord et qui s’abaisse graduellement vers l’est. Le Tavignano[43], rivière peu profonde, mais assez large, coule au nord de la ville et se jette dans la mer à trois quarts de lieue du port. Au nord, l’étang de Diana (nom remarquable), au sud, les étangs dell’ Sale et d’Urbino passent pour rendre la côte très-malsaine. De fait, aussitôt après la moisson, le village devient désert, et la fièvre attend immanquablement quiconque s’aviserait d’y passer la nuit. Lorsque je visitai Aleria, je n’y trouvai qu’un vieillard souffreteux que les propriétaires paient pour garder le blé renfermé dans les maisons. Le fort même et le poste de la douane étaient abandonnés. La plaine est d’ailleurs très-fertile, bien que le terrain soit sablonneux, et l’on peut juger de la bonté du sol à la hauteur et à la vigueur du mâquis qui couvre tous les endroits où la charrue n’a point passé depuis peu.
Les remparts, reconnaissables sur beaucoup de points, suivent en partie les contours de la colline, et il semble que la ville fut divisée en deux quartiers, car les substructions d’une muraille séparent le plateau supérieur d’une autre enceinte au nord, du côté du Tavignano. Probablement cette dernière partie était un faubourg réuni plus tard à la ville[44]. Les murailles sont épaisses, d’appareil incertain, très-grossières, flanquées de tours rondes. Je n’ai vu nulle part le moindre vestige de parement, et, autant qu’il est possible de juger de ruines aussi informes, elles m’ont paru avoir plus d’analogie avec des murs du moyen-âge qu’avec des remparts romains. C’est à l’intérieur de cette enceinte, aujourd’hui cultivée en blé, qu’on trouve les médailles et les poteries dont j’ai parlé.
En se dirigeant au S.-S.-E. du fort on aperçoit d’abord un pilier carré avec deux amorces d’arcades, élevé de terre d’à peu près 3 mètres, large d’un mètre, revêtu d’un parement d’appareil réticulé, interrompu vers le milieu du pilier, non point par des briques, mais par une assise de gros moellons bien taillés. A mon avis il n’est pas douteux que ce ne soit les débris d’un édifice romain, d’un portail, ou bien d’un portique. Mais aussitôt se présente un problème bizarre. Fort près du pilier, mais dans un alignement irrégulier[45] par rapport à celui-ci, on trouve une enceinte carrée en ruines, d’environ 40 mètres sur 30, qui semble d’une époque et d’un travail tout différent. On la nomme la Sala reale. Il est difficile de s’expliquer comment le portail ou le portique dont il reste un pilier, a pu exister en même temps que l’enceinte, et cependant cette enceinte est évidemment plus moderne. En la bâtissant sur son alignement actuel pour quelque raison qu’on ne peut deviner aujourd’hui, on a conservé les arcades préexistantes en dépit de leur direction.
L’appareil de l’enceinte est plus irrégulier et plus grossier encore que celui des murs de la ville. C’est un opus incertum auquel on a tâché de donner l’apparence d’un parement en plaçant les pierres, à l’extérieur, du côté le moins rude. En quelques points les murs de cette enceinte s’élèvent à 1,50, épais d’au moins 0,90; ailleurs ils dépassent à peine le niveau du sol; partout pourtant le périmètre en est bien reconnaissable. On ne voit de porte nulle part, sinon la double arcade dont j’ai parlé.
Vers le milieu du mur qui fait face au nord se trouve une ouverture pratiquée depuis peu, me dit-on, par laquelle on entre en rampant dans un souterrain long de 10 mètres environ, large de 4, de même appareil que l’enceinte, mais dont la voûte mérite une description détaillée. Sa forme surbaissée se rapproche un peu de l’arc de Tudor, ou à quatre centres;
SALAREALE
Aleria.
Toutefois la courbe est encore plus déprimée, et elle pénètre sous un angle droit les murs latéraux, tandis que l’arc à quatre centres se lie par une courbe aux piédroits qui le portent. D’ailleurs la voûte de ce souterrain est si maladroitement exécutée, que son profil varie tous les deux ou trois mètres. On reconnaît qu’elle se compose d’un blocage jeté avec beaucoup de ciment sur des planches posées presque au hasard, de façon à former plutôt un polyèdre irrégulier qu’une courbe précise. L’enduit, ou le ciment qui unit les pierres, porte l’empreinte de ces planches raboteuses et fort inégales, sur lesquelles il s’est consolidé. On en observe les joints très-distinctement. Il paraît encore qu’on n’a pris aucune précaution pour qu’elles fussent placées de même niveau dans le sens de la longueur de la voûte. Au point de jonction il y a une différence de plusieurs centimètres entre les portions de l’intrados.
Quoique fort encombré de terre et de gravois, le souterrain a encore sous clef une hauteur d’environ 1,60. Les gens du village d’Aleria ont percé les murs latéraux en plusieurs endroits dans l’espérance de trouver un trésor: inutile de dire qu’ils n’ont pas réussi. J’oubliais de noter une singularité, c’est qu’on ne voit nulle part la porte de ce souterrain, en sorte qu’on pourrait le croire bâti uniquement pour rendre moins humides les constructions qui s’élevaient au-dessus[46].
A mon avis la Sala Reale ne peut être un ouvrage des Romains, car, même dans les temps de la plus grande décadence, leurs édifices les moins considérables étaient bâtis avec plus de soin, ou, pour mieux dire, avec moins de négligence. Assigner une époque à ces bizarres substructions n’est point chose facile, et je ne le tenterai pas avant d’avoir comparé leurs caractères à ceux d’une ruine voisine que l’on nomme le Cirque, et qui est au moins aussi délabrée.
A 4 ou 500 mètres de la Sala reale existent quelques pans de murs et des substructions dont la forme en ovale arrondi donne l’idée d’un petit amphithéâtre. On distingue trois enceintes concentriques; mais, dans l’état de ruine où elles se trouvent, il est bien difficile de suivre exactement leur périmètre. Tantôt l’enceinte extérieure s’élève à 1,50 au-dessus du sol, tantôt elle disparaît complètement, et c’est l’enceinte moyenne ou intérieure qui sort de terre et qui s’est conservée. De grands pans de murailles tombés tout d’une pièce en dedans et en dehors, une masse énorme de pierres détachées, de la terre et des broussailles touffues ajoutent encore à la difficulté de reconnaître exactement la forme primitive de l’édifice. Je crois cependant que le grand axe de l’ovale était de 23 mètres; le petit, de 19 à 20 en œuvre. Entre les enceintes règnent deux précinctions, couloirs d’environ 3 mètres de largeur; mais je n’ai pu découvrir traces de gradins; de voûtes ou d’arcades, pas davantage, si ce n’est vers le nord où l’on voit une amorce d’arcade ou de voûte avec quelques claveaux en briques. Peut-être ai-je tort de me servir du mot de claveaux, car ce n’est à vrai dire qu’un opus incertum dans lequel on a jeté des briques et des tuiles cassées au lieu de pierres.
Pour la rudesse et la mauvaise construction, l’appareil de ces murs ne diffère point de la Sala Reale, si ce n’est qu’on y observe un plus grand nombre de grandes tuiles à crochets, de deux pieds de long, mais généralement brisées et disséminées sans ordre. Dans une portion de la muraille du côté sud seulement, on aperçoit comme une intention d’établir un cordon de briques régulier. Toutefois, il ne paraît que sur une longueur de 3 ou 4 mètres, et se perd aussitôt dans l’opus incertum, composé de morceaux de schiste bruts, de cailloux roulés, tirés du Tavignano, et çà et là, mais rarement, de grosses pierres taillées, ébréchées sur leurs angles, provenant évidemment d’édifices plus anciens. Tous ces matériaux sont unis avec un ciment très-épais, d’une solidité remarquable. A la base des murs, on observe un crépi blanchâtre, qui porte l’empreinte d’un moule en planches, absolument semblable à celui que j’ai décrit tout à l’heure.
Ce cirque, car je ne puis trouver une autre destination, est bâti sur un terrain accidenté, escarpé au N.-E., et s’abaissant vers l’O.
Peut-on attribuer aux Romains des constructions aussi grossières? Je ne le pense pas. Le motif qui détermine mon opinion, n’est point l’absence d’un parement qui, en raison de l’emploi du schiste, eût été d’une exécution difficile; mais je ne puis admettre qu’à aucune époque les Romains aient à ce point mis en oubli toutes leurs pratiques. Dans les pays où ils n’ont point trouvé de matériaux convenables, ils les ont remplacés par des briques ou par des tuiles, mêlées régulièrement à l’opus incertum. Enfin le pilier de la Sala Reale est une preuve qu’ils n’ont point abandonné en Corse leur système ordinaire de construction.
Supposer que cet amphithéâtre soit un reste de la ville grecque ou étrusque d’Aleria, me paraît encore moins soutenable, car les tuiles à crochets et les pierres taillées mêlées à l’appareil ne peuvent provenir que d’édifices romains.
L’emploi de formes en planches, entre lesquelles on a pour ainsi dire moulé les murailles, et qui se retrouve dans les plus anciennes constructions moresques de Cordoue et de Grenade, me feraient plutôt soupçonner que ces ruines sont d’origine arabe. Aleria fut occupée pendant assez longtemps, et à plusieurs reprises par les Maures. Les premiers corsaires qui la prirent la saccagèrent de fond en comble, mais lorsque le nombre de leurs compatriotes s’accrut, ils durent chercher à relever les ruines romaines et à s’y établir. Passionnés pour les courses de taureaux et les luttes d’hommes, il ne serait pas extraordinaire qu’ils eussent bâti, ou même seulement restauré l’amphithéâtre. De ses proportions toutes mesquines, on peut conclure que la population d’Aleria était très-faible à l’époque où il fut construit, car je ne suppose pas qu’il ait jamais pu contenir plus de deux mille spectateurs[47].
On assure que, vers l’embouchure du Tavignano, on a reconnu sur le sable les ruines d’un môle construit de gros blocs; d’après d’autres rapports, ce seraient les piles d’un pont établissant une communication entre Aleria et l’étang de Diana.—Un port serait fort mal placé à l’embouchure du Tavignano, et l’opinion qui place le port d’Aleria dans l’étang de Diana me paraît plus plausible. La profondeur de l’eau, la hauteur des rives le rendent propre à cette destination: on sait qu’il communique à la mer par un goulet étroit. Quelquefois, dit-on, on tire de cet étang des anneaux de fer et des morceaux de plomb. Questionné sur ce point, l’unique habitant d’Aleria m’affirma qu’il avait souvent ramassé des morceaux de plomb, mais qu’il n’avait jamais vu d’anneaux. Il pensait que le plomb provenait de filets à pêcher, car il ne différait en rien pour la forme de celui qu’on emploie aujourd’hui pour le même usage. Au reste, on trouve encore des tuiles romaines à l’embouchure du Tavignano et sur les bords de l’étang de Diana[48].
CARRIÈRE DE L’ILE DE CAVALLO.
Ni à Bonifacio, ni dans les environs, je n’ai pu découvrir la moindre trace, ni recueillir aucun souvenir de la ville de Palla, qui, sous les Romains, avait quelque importance comme port, surtout pour les communications de la Corse avec la Sardaigne. Elle était l’un des aboutissants de la seule route existant dans l’île, qui partait de Mariana en suivant, à ce qu’on croit, la côte orientale; son développement était de cent vingt-cinq milles. On croit généralement que Palla occupait l’emplacement de Bonifacio, mais sans autre motif que la situation de cette dernière ville, séparée de la Sardaigne par un canal de trois lieues seulement[49].
Le territoire de Bonifacio présente un cas rare en Corse, où le schiste et le granit composent presque tous les terrains. A Bonifacio, et sur une étendue de quelques milles seulement, le sol est calcaire. Dans les petites îles jetées entre la Corse et la Sardaigne, le granit reparaît. Il est rougeâtre, et se débite facilement; mais sur la petite île de Cavallo, à quelques milles à l’est de Bonifacio, il existe un banc de granit gris très-compacte, d’un grain serré et d’une teinte uniforme, non interrompu par des taches tranchant sur le fond. On suppose que les Romains, ayant reconnu l’excellente qualité de ce banc, en avaient commencé l’exploitation; mais, depuis un temps immémorial, les travaux ont été suspendus et les blocs détachés de la masse, restent gisant sur la carrière[50].
En abordant une petite anse au sud de l’île, on remarque d’abord les formes prismatiques et régulières de roches éparses au bord de la mer, et l’on ne tarde pas à reconnaître qu’elles ont été jetées de la partie supérieure du rocher, après avoir été grossièrement équarries sur place. La plupart ont l’apparence de tables carrées, très-épaisses. La masse, anciennement exploitée, a été attaquée par le milieu. C’est un rocher sans aucune fissure apparente, long de plus de 40ᵐ et large de 12. Au milieu, un grand espace vide montre qu’on en a débité une hauteur d’environ 7ᵐ, sur une longueur de 12 ou 15, et il ne paraît pas qu’on ait encore atteint la base du rocher. On voit dans ce vide plusieurs blocs prismatiques longs de 8 à 9ᵐ, destinés évidemment à faire des colonnes, des tables, des cippes, des pilastres, tout cela très-rudement ébauché; une colonne longue de 9ᵐ a particulièrement attiré mon attention par le travail singulier dont elle a été l’objet. Au lieu de la façonner suivant notre usage, en prisme à 4 ou 8 pans, de l’épanneler, en un mot, on l’a dégrossie à coups de masse, au juger comme il semble, en tâchant de lui donner la forme la plus rapprochée du cylindre; on s’aperçoit même que l’astragale a été réservée. Grâce à ce procédé barbare, il faudrait aujourd’hui pour la polir en diminuer beaucoup le diamètre. Une autre colonne plus petite offre exactement le même travail, et j’ai cru observer qu’on les avait abandonnées l’une et l’autre, parce qu’on a reconnu qu’elles étaient trop profondément entamées.—Si ce procédé était d’un usage général chez les Romains, je ne comprends pas que de semblables accidents ne se renouvelassent pas sans cesse. Quant aux moyens employés pour détacher les blocs du rocher, on peut s’en rendre compte très-facilement en examinant une tranche énorme coupée, mais non séparée de la masse. Une longue rainure, profonde de 0,02, a été pratiquée sur le sommet de la carrière et sur ses côtés. De deux en deux pieds à peu près, on observe des cavités plus larges et plus profondes, qui, évidemment, ont reçu des coins. Ils étaient de bois, je le suppose, car le granit est poli en ces endroits, au lieu d’être égrené, ce qui aurait eu lieu assurément, si l’on avait fait usage de coins de fer. La fente déterminée par ce moyen est nette et parfaitement verticale.
Vers le centre de l’île, un amas de cendres, de laitier et de pierres ayant subi l’action du feu, me paraît indiquer l’emplacement de la forge où l’on fabriquait ou réparait les instruments d’exploitation[51].
Nulle part je n’ai vu de colonnes romaines ébauchées; probablement il en existe en Italie et même en France; mais je ne puis croire qu’on employât partout le même procédé barbare en usage dans l’île de Cavallo. Cela serait toutefois plus vraisemblable, que d’attribuer cette exploitation aux anciens habitants de l’île, qui, suivant toute apparence, ne se mettaient guère en peine de fabriquer des colonnes[52].
TOMBEAUX DE CERVARICIO ET DE BONIFACIO.
Je ne sais à quelle époque rapporter quelques tombeaux dont l’origine est inconnue, qui se trouvent épars sur la colline de Cervaricio, commune de Figari. Ce sont, à proprement parler, des espèces de caisses formées de dalles de granit longues de 2ᵐ50, larges de 0ᵐ80, assemblées à angle droit comme des bières. Les couvercles se trouvent souvent auprès de ces tombeaux, car on ne peut, que je sache, leur assigner une autre destination. Les cercueils qu’on voit en si grand nombre auprès d’Arles, d’Apt, et dans le voisinage de beaucoup de villes romaines, sont toujours taillés dans une seule pierre. Sans doute, à Cervaricio, la facilité avec laquelle on débite le granit en le fendant avec des coins a fait préférer cette méthode. D’ailleurs nulle inscription, nul ornement n’aide à deviner l’époque à laquelle ces cercueils ont pu être fabriqués. Aucune tradition ne s’y rattache, et je n’ai vu personne qui eût assisté à l’ouverture d’un de ces tombeaux. Ils peuvent appartenir à l’époque romaine aussi bien qu’aux premiers siècles du christianisme.
On voit dans l’église de Sainte-Marie, à Bonifacio, un tombeau en marbre blanc, orné de quelques sculptures médiocres, que je crois du IIIᵉ ou du IVᵉ siècle. Peut-être a-t-il été transporté en Corse par quelque évêque. Il ne diffère en rien de ces sarcophages du Bas-Empire qu’on trouve dans tous les musées. C’est le seul que j’aie rencontré en Corse.
MONUMENTS
DU MOYEN-AGE.
ÉDIFICES RELIGIEUX.
DES ÉGLISES DE LA CORSE EN GÉNÉRAL.
J’ai vainement cherché à recueillir des renseignements historiques sur les principales églises de la Corse; je n’ai trouvé que des traditions incertaines, souvent contredites par le caractère des monuments eux-mêmes. En général on leur attribue une date évidemment trop ancienne, sans doute par suite de cette méprise ordinaire qui confond l’institution primitive d’une église, avec les reconstructions successives qui ont eu lieu sur le même emplacement. L’époque que l’on assigne souvent aux plus anciens de ces édifices est celle de l’expulsion définitive des Maures, que suivit vraisemblablement un élan de ferveur religieuse manifestée dans cette île, comme partout, par une foule de pieuses fondations. Suivant les annalistes corses, ce grand événement aurait eu lieu au commencement du IXᵉ siècle; mais il est plus que probable, comme nous l’avons dit au commencement de ce mémoire, que les Sarrasins ne furent complètement chassés qu’au XIᵉ. Parmi tous les édifices que j’ai examinés, il n’en est aucun qui m’ait paru antérieur à cette époque. Les plus anciens en présentent tous les caractères, et, à moins de supposer que la renaissance des arts ne se soit opérée en Corse plutôt que sur le continent, on admettra cette date comme la plus reculée que l’on puisse assigner aux monuments qui nous occupent. Si l’on considère que les matériaux propres à bâtir sont rares dans l’île, et d’un emploi toujours difficile; que les Arabes, en se retirant, avaient détruit les villes principales; que les habitants pauvres, ignorants, divisés entre eux[53], harassés par des incursions incessantes, furent obligés d’appeler des étrangers à leur aide pour les délivrer des Sarrasins, on n’hésitera pas, je pense, quelque haute opinion que l’on ait de l’intelligence des Corses, à regarder comme insoutenable l’opinion qui ferait de leur île le berceau de l’architecture romane. D’un autre côté l’on observera que ce style, assurément importé en Corse, y est resté plus stationnaire qu’en aucun autre pays, au point qu’on y trouve des édifices du XIVᵉ siècle et même du XVᵉ[54], conservant encore la plupart des caractères qui distinguent en France le roman primitif; par exemple, la forme des arcs, celle des fenêtres, de plusieurs détails d’ornementation, etc. De là résulte une grande incertitude sur les dates et, dans nombre de cas, l’impossibilité presque absolue de les déterminer avec quelque précision.
Le type adopté au XIᵉ siècle en Corse, et qui s’y est pour ainsi dire perpétué, se trouve, à mon avis, dans la Toscane, et les églises bysantines de Pise sont les originaux dont les architectes corses ont fait des copies, pour ainsi dire en miniature. Entre les églises des deux pays on n’observe guère d’autres différences que celles qui doivent résulter de l’inégalité des ressources. Un peuple de hardis navigateurs, recherchant avec passion les débris antiques qui couvraient son territoire, en amenant d’autres de loin sur ses vaisseaux pour en orner les temples de sa patrie, riche par son commerce et ses manufactures, devait, on le sent, cultiver les arts avec un tout autre succès qu’un peuple de bergers et de soldats, sans industrie, sans autres richesses que ses troupeaux et un sol fertile, mais continuellement ravagé. A l’époque où les Pisans s’établirent en Corse et y exercèrent une espèce de protectorat, on a vu que les insulaires obtinrent un repos qui leur était inconnu, et qu’alors seulement ils purent songer à imiter les arts du peuple qui leur apportait la civilisation.
Je ne doute donc pas, avec Filippini, que ce ne soit dans cette période que s’élevèrent la plupart des églises que je vais décrire. Il est possible, et même très-vraisemblable, que des églises plus anciennes aient existé dans les mêmes lieux; mais il faut bien se garder de les confondre. Rien de plus naturel, de plus conforme à toutes les pratiques du moyen-âge, que de bâtir sur les lieux mêmes où existaient d’autres édifices déjà consacrés, soit qu’ils fussent ruinés, soit qu’ils parussent déjà trop petits ou trop mal construits pour le goût perfectionné par le contact des Pisans.
ÉGLISES ROMANES
DES XIᵉ ET XIIᵉ SIÈCLES.
LA CANONICA.
J’ai dit que je n’avais point vu en Corse d’église qui m’eût paru antérieure au XIᵉ siècle. Je vais décrire les plus remarquables de cette époque, et je commencerai par celle qui offre le type le plus complet de l’architecture particulière au pays, et qui en résume pour ainsi dire tous les caractères.
La Canonica, située dans la plaine de Mariana, et dans le lieu où la tradition place l’ancienne colonie de Marius, se trouve maintenant isolée de toute habitation, au milieu d’une
Plan de la Canonica Page 96
assez vaste plaine cultivée. Sa toiture est détruite, les portes n’existent plus, mais la maçonnerie est debout et promet encore une longue durée.
L’architecture de la Canonica est d’une grande simplicité, mais d’une simplicité qui n’exclut pas l’élégance. C’est une basilique de 32ᵐ sur 12, divisée en trois nefs par des piliers carrés, fort élevés pour leur diamètre (0ᵐ,55), qui portent des arcades en plein cintre un peu moindres qu’un demi-cercle. L’apparence générale est d’une extrême légèreté, et, sous ce rapport, la Canonica se distingue de la plupart des édifices bysantins. Nul ornement aux piliers, si ce n’est une mince moulure sur les tailloirs[55].
Devant l’apside, de forme semi-circulaire, s’élève une voûte en berceau couvrant une travée de la nef centrale. Dans les bas-côtés, les deux travées correspondantes ont des voûtes d’arêtes, dont les retombées s’appuient à des consoles historiées de style bysantin très-barbare. Toutes ces voûtes, ainsi que le cul-de-four de l’apside, sont en plein cintre, et construites en blocage. Ce sont les seules existant dans l’église, car le reste de la nef et des bas-côtés n’avait qu’une couverture en charpente. On reconnaît qu’un incendie, dont je n’ai pu apprendre la date, mais que je crois très-ancien[56], avait fortement endommagé toute la partie supérieure de la basilique. Aujourd’hui, les traces en subsistent encore dans des réparations exécutées en briques, qui ont remplacé les pierres dans plusieurs travées au N.-O. de l’église. A cette époque, sans doute, on a baissé la toiture, et, suivant toute apparence, on a fabriqué une voûte en planches divisée par travées, et portée sur des poutres transversales qui s’implantaient dans les murs latéraux, au-dessus des piliers. Du moins, on ne peut autrement expliquer la destination de ces trous percés au-dessus des piliers et à demi remplis de maçonnerie moderne. D’ailleurs, on jugera du peu de soin qui a présidé à ce travail, en observant que cette voûte en planches, dont on suit les traces sur les murs latéraux, devait masquer en partie les fenêtres de la nef.
Ces fenêtres sont assez irrégulièrement espacées, et l’on en voit rarement une ouverte dans l’axe de l’arcade. En revanche, celles des bas-côtés répondent exactement à celles de la nef centrale[57], et l’on notera, comme un caractère remarquable, leurs dimensions si étroites qu’elles ressemblent à des meurtrières. A l’exception de la fenêtre percée au centre de l’apside, et qui est ornée d’une petite archivolte à trois claveaux en marbre blanc, toutes les autres ont leur amortissement formé d’une seule pierre échancrée en plein cintre. Nous verrons cette disposition se reproduire en Corse dans presque toutes les églises. Quelquefois le chambranle de la meurtrière est taillé en biseau à l’intérieur comme à l’extérieur (c’est le cas pour les fenêtres de la nef à la Canonica); d’autres fois, elles présentent une suite de plans en retraite qui rétrécissent l’ouverture au centre du mur. Telles sont les fenêtres de l’apside, car cette disposition, un peu plus soignée, semble réservée pour les parties auxquelles on a voulu donner quelque ornementation.
La Canonica a quatre portes: la principale au milieu de la façade occidentale; une autre au milieu de la face méridionale; deux autres enfin, l’une au midi, l’autre au nord, donnant dans l’avant-dernière travée des collatéraux (en partant de la façade); ces deux dernières sont étroites, basses, carrées, surmontées d’un épais linteau monolithe dont l’amortissement est décrit par un angle obtus. Une archivolte, renfermant un tympan tout nu, surmonte la porte méridionale percée au milieu de l’église. La porte occidentale a deux archivoltes sculptées que je décrirai tout à l’heure.
Quatre pilastres divisent la façade dans sa partie inférieure; deux fort larges répondent aux murs des collatéraux; deux autres, un peu moindres, aux piliers intérieurs. Les uns et les autres ont perdu leur couronnement. Au centre s’ouvre la porte, flanquée de deux petits pilastres que surmontent des chapiteaux écrasés, en marbre blanc, à palmettes grossières. Sur le linteau, on voit d’autres palmettes avec des entrelacs bizarres. Une autre espèce d’entrelacs formés de cercles qui se coupent, orne l’archivolte inférieure. La supérieure, un peu plus large, présente plusieurs animaux très-grossièrement sculptés. On distingue des griffons, un cerf poursuivi par des chiens, enfin un agneau portant le labarum. Toutes ces sculptures, d’une exécution très-barbare et taillées dans le nu de la pierre, ont tous les caractères du style bysantin primitif. Quant au tympan, il est absolument nu.
A la hauteur du toit des collatéraux, règne une longue corniche qui divise la façade en deux parties, et se prolonge ensuite sur les faces latérales. Au-dessus s’ouvre un œil-de-bœuf très-étroit. Vient enfin le fronton un peu plus obtus que ceux du continent bâtis à la même époque; dans le milieu est une fenêtre, ou plutôt une meurtrière, en forme de croix.—Il se peut que ce fronton, très-délabré dans sa partie supérieure, ait été restauré après l’incendie dont j’ai déjà parlé.
Comparée avec la façade si pauvre d’ornementation, l’apside offrira quelque recherche. Neuf pilastres l’entourent, qui soutiennent une arcature, en plein cintre surhaussé, appliquée au-dessous de la corniche. Des chapiteaux corinthiens, épannelés seulement, et d’un travail très-médiocre, surmontent tous ces pilastres, à l’exception de deux seulement qui sont historiés, et d’une exécution encore plus barbare. A vrai dire, ce sont de petits bas-reliefs taillés dans le nu de la pierre; l’un, au côté sud de l’apside, représente deux griffons; l’autre, au nord, un taureau avec une étoile devant lui. Peut-être doit-on considérer ce taureau comme un signe symbolique, indiquant le mois de la fondation ou de la consécration de l’église; peut-être n’est-ce qu’un simple caprice.
Entre chacune des arcades figurées qui retombent sur les pilastres, on en voit deux autres plus petites, également cintrées. Cette arcature, qui forme le motif de décoration le plus ordinaire en Corse, rappelle certaines constructions de l’Italie et des provinces rhénanes. C’est encore une arcature qui orne les rampants du fronton oriental. Tous les arcs sont en plein cintre, surhaussés, et s’appuient sur des modillons d’une forme bizarre, qui figurent une espèce de bec ou de crochet sortant d’une petite console surmontée par un tailloir. Les modillons de la nef sont variés de forme; mais un seul présente quelque tentative d’ornementation: c’est une tête grimaçante, d’ailleurs fort mal sculptée.
L’appareil de la Canonica est remarquable. Il se compose d’un opus incertum, revêtu, à l’intérieur comme à l’extérieur, d’un placage de dalles placées alternativement à plat et de champ. Ces dalles, très-régulièrement taillées et assemblées avec une précision singulière, sont d’un grès siliceux, à grain très-fin et d’une grande dureté. C’est sur la même pierre qu’ont été exécutées les sculptures des archivoltes et du linteau de la façade. De loin, ces assises, alternativement minces et épaisses, se distinguent facilement à la manière différente dont elles réfléchissent la lumière, peut-être aussi parce que les lichens s’attachent avec plus de facilité sur la pierre placée dans un sens que dans un autre. Il en résulte l’apparence d’une alternance de couleurs. Les piliers de la nef sont construits de même; mais leurs assises se composent uniquement de dalles de grès siliceux.
Près de l’apside et du côté sud, on remarque trois grandes dalles encastrées dans le mur comme au hasard, et qui ne m’ont pas semblé à leur place. Elles sont chargées d’ornements, étoiles, losanges, cercles concentriques, etc., taillés en creux et remplis d’un mastic ou d’une pierre verdâtre très-foncée. Il serait possible qu’elles provinssent du fronton primitif de l’église; car on se souvient que le fronton actuel porte des traces de restauration. Je dois signaler, comme un fait caractéristique, l’absence de contreforts, et même de pilastres sur les faces latérales de la Canonica. On ne les voit que très-rarement employés dans les églises corses.
J’oubliais de noter qu’au sud de l’église, attenant à la travée voûtée du collatéral, on voit un massif plein, carré, de 6 mètres de côté, et démoli à une hauteur de 3 ou 4 mètres. C’est, je crois, la base d’un campanile. J’ignore d’après quelle tradition les paysans qui viennent travailler dans les champs d’alentour, se sont imaginé que cette maçonnerie renfermait un trésor. Plusieurs trous ont été pratiqués; mais je n’ai pas besoin de dire que toutes les recherches ont été sans résultats. Comme on ne voit aucune trace d’escalier ni à l’intérieur de l’église ni à l’extérieur du campanile, il faut admettre qu’on n’y montait que par une échelle. C’est ainsi qu’on entre encore dans la plupart des tours bâties sur le bord de la mer. Sans doute cette disposition, peut-être même la forme des fenêtres, ont été adoptées dans un but de défense. La Canonica, à une petite distance de la côte, était particulièrement exposée aux descentes des pirates[58].
Telle est l’ancienne cathédrale de Mariana. Son ornementation ne se distingue que par sa pauvreté de celle qui caractérise nos plus anciennes églises bysantines; et le mérite principal de l’édifice, c’est sa légèreté et sa bonne disposition où règne je ne sais quelle simplicité antique, de bon goût, qui ne se trouve pas toujours dans d’autres églises infiniment plus riches. Je résumerai ainsi ses caractères principaux: plan en forme de basilique, deux travées dans les collatéraux disposées pour servir de chapelles, absence de voûtes, fenêtres en forme de meurtrières, appareil calculé pour l’ornementation, sculptures taillées dans le nu de la pierre, ornementation médiocre et timidement exécutée.
SAN-PERTEO.
San-Perteo, petite église voisine de la Canonica, paraît avoir été construite à peu près dans le même temps; du moins elle lui ressemble beaucoup, tant par la disposition générale, que par l’appareil, la forme des fenêtres et des portes, et par le style des sculptures. San-Perteo n’a qu’une nef, et cependant de chaque côté de l’apside une voûte ruinée annonce une chapelle semblable à celle de la Canonica, ce qui montre une disposition traditionnelle pour cette partie de l’église, disposition conservée en dépit de la différence du plan. La situation actuelle des deux églises offre même de grands rapports; toutes les deux, dépourvues de voûtes, ont perdu leur toiture, et leurs portes ont été enlevées. Elles semblent l’une et l’autre avoir souffert une catastrophe semblable. La façade occidentale de San-Perteo n’a d’autre ornement qu’un linteau grossièrement sculpté, appuyé sur deux petits chapiteaux écrasés, qui n’ont pas même de piédroits pour les recevoir. Au sud, dans la nef, s’ouvre une seconde porte dont le linteau, couvert d’un mauvais bas-relief, représente deux lions séparés par un arbre, ou quelque chose de semblable. J’ai hâte d’arriver à l’apside, la seule partie de l’édifice vraiment intéressante. Des colonnes de granit poli l’entourent à l’extérieur, surmontées de chapiteaux corinthiens en marbre blanc, qui supportent des arcades figurées, en marbre blanc également, assez richement sculptées dans le style du Bas-Empire.
Si l’on compare la sculpture de ces chapiteaux et de ces archivoltes avec l’ornementation du reste de l’église, ou avec celle de la Canonica, on observera une telle supériorité d’exécution, qu’il est impossible de les croire contemporaines. A mon sentiment, l’ornementation de cette apside aurait été composée avec des fragments antiques provenant, sans doute, de la ville de Mariana.
Les colonnes sont fortement engagées dans le mur de l’apside que recouvre un crépi épais, tandis que le reste de la basilique offre un appareil identique à celui de la Canonica. Cette différence dans l’appareil pourrait faire supposer une différence de date dans les deux portions de la bâtisse; cependant j’aimerais mieux l’attribuer à une restauration ancienne, ou, ce qui est plus probable, à la maladresse des ouvriers qui trouvaient quelque difficulté à tailler les dalles pour un mur semi-circulaire.
J’ai remarqué que ces colonnes n’étaient polies qu’à l’extérieur; ainsi, dès le principe, elles avaient été destinées à être engagées dans un mur.
San-Perteo et la Canonica appartiennent au département; mais, comme elles sont isolées, éloignées de deux lieues de tout village, on ne peut songer à les rendre au culte, et il est fort difficile de leur assigner une destination. Pendant l’été, les bergers seuls, habitants de la plaine de Mariana, y parquent leurs troupeaux, et il en résulte quelques dégradations. On y mettrait un terme en y plaçant des portes; dans la suite, on pourrait songer à les couvrir; quant à présent, les gros murs, très-solidement construits, ne donnent aucune inquiétude.
ÉGLISE DE SAINT JEAN-BAPTISTE ET DE SAN-QUILICO.
CARBINI.
Saint-Jean-Baptiste, paroisse du village de Carbini, appartient au même type, et je le crois, sinon contemporain, du moins de peu d’années postérieur aux églises précédentes.
Vers la fin du XIVᵉ siècle, au rapport de Filippini, Carbini fut le chef-lieu d’une secte religieuse qui comptait de nombreux prosélytes dans toute la Corse. On les nommait les Giovannali, peut-être à cause de cette église où ils se rassemblaient; plus probablement, parce qu’à l’exemple de quelques autres hérétiques, ils ne reconnaissaient que l’évangile de Saint-Jean, ou qu’ils l’interprétaient à leur manière. Si l’on en croit le bon chroniqueur, les Giovannali mettaient tout en commun, la terre, l’argent, les femmes même. La nuit, ils se réunissaient dans leurs églises, et, après l’office, les lumières s’éteignaient, et ils se livraient à des orgies monstrueuses. C’est au reste une accusation banale contre toutes les sectes secrètes, et les premiers chrétiens eurent longtemps à s’en défendre. Quoi qu’il en soit, le pape envoya d’Avignon un commissaire pour excommunier les Giovannali, et des soldats avec lui qui les exterminèrent jusqu’au dernier. Carbini, devenu désert, fut repeuplé par des familles envoyées de Sartène[59].
L’église de Saint-Jean n’a qu’une seule nef de 20ᵐ sur 8, éclairée par des meurtrières, couverte d’un toit moderne en charpente; il n’y a point de chapelles latérales à l’apside. L’appareil, très-régulier à l’extérieur, se compose d’assises d’égale hauteur[60]; au dedans, on ne voit qu’un opus incertum très-grossier.
Une arcature en plein cintre règne au-dessous de la corniche et se prolonge sur les rampants des frontons. J’y remarque un motif d’ornementation nouveau. De deux en deux arcades, les tympans présentent une cavité hémisphérique trop profonde et trop soigneusement taillée pour avoir été destinée à recevoir des incrustations. Près de l’apside, et seulement du côté du nord, on voit quelques bas-reliefs grossiers alternant avec cet ornement singulier, et représentant des animaux, parmi lesquels j’ai cru reconnaître plusieurs signes du zodiaque; mais il n’y en a que cinq ou six, et il ne paraît pas que les tympans lisses du reste de l’arcature aient été restaurés.
La façade très-simple et toute nue, ne donne lieu à aucune observation; je remarquerai seulement la porte carrée, surmontée d’une archivolte en plein cintre extrêmement surélevée.
A une distance de 1ᵐ,25 seulement de Saint-Jean, on voit les ruines d’une autre église, dédiée à san Quilico (sanctus Quilicus), exactement de même forme, de même appareil, seulement un peu plus petite. Ses murs sont abattus à un mètre du sol. On trouve en France beaucoup d’exemples d’églises aussi rapprochées l’une de l’autre; quelques-unes, comme la Trinité et l’église du Ronceray, à Angers, ont un mur mitoyen. C’est le seul cas de cette nature que j’aie observé en Corse.
Quelques pas plus loin, au N.-E. de San-Quilico, s’élève un campanile carré, ruiné par la foudre, mais très-haut encore. Il avait trois étages, un seul a subsisté. L’identité de l’appareil, et la forme de sa porte cintrée très-surhaussée, indiquent qu’il a dû être construit à la même époque que Saint-Jean, et probablement il servit aux deux églises. Le clocher, très-svelte[61] et très-élégant, produit un admirable effet dans le paysage, lorsque, éclairé par le soleil couchant, il se détache sur les sombres montagnes du Coscione. A l’intérieur on ne voit aucune trace d’escaliers; on ne sait même s’il y avait des planchers aux différents étages. La seule fenêtre qui subsiste est en plein cintre, géminée, refendue par une colonne portant un chapiteau oblong, d’une forme bizarre, dont on trouve des exemples en Toscane et sur les bords du Rhin[62]. Quelques colonnettes gisant à terre dans l’église de Saint-Jean proviennent, m’a-t-on dit, de l’église de San-Quilico. Je crois bien plutôt qu’elles appartiennent aux fenêtres détruites du campanile.
Le clocher de Carbini mériterait d’être restauré. C’est, je pense, le plus ancien, le seul ancien qui subsiste en Corse. Je prendrai la liberté, Monsieur le Ministre, de vous demander une allocation pour cette bonne œuvre, et de vous prier en même temps d’inviter M. le Ministre des cultes à vouloir bien s’y associer. La paroisse de Carbini est très-pauvre. Son unique cloche, suspendue à une perche à la porte du curé, fait vraiment peine à voir.
ÉGLISE DE SAINT-JEAN.
COMMUNE DE PAOMIA.
Si l’on diminue considérablement les proportions de la Canonica, si l’on en supprime toute l’ornementation, si à l’appareil régulier on en substitue un grossier de schiste ou de granit mal taillé, on pourra se représenter la plupart des petites églises ou chapelles bâties avant l’établissement définitif de la domination génoise. On en rencontre sur presque tous les points de l’île; quelques-unes ne remontent qu’au XVᵉ siècle.
Je n’en citerai que deux. La première, San-Pancrazio entre Bastia et Cervione, se fait remarquer par ses trois apsides, circonstance assez rare en Corse pour être notée.
L’autre, Saint-Jean, entre Cargese et Paomia, ne mérite d’être mentionnée que pour une singularité dont je n’ai pu trouver l’explication. A l’intérieur de l’église, en ruines aujourd’hui, on voit au milieu de l’appareil du mur nord de la nef, un bras humain sculpté sur le granit, légèrement fléchi, et les doigts ouverts dirigés à 45º. Ce bras, d’ailleurs très-grossièrement travaillé, n’a pu appartenir à un bas-relief plus considérable dont un fragment aurait été employé comme un simple moellon, car il occupe le milieu d’une dalle et est parfaitement isolé. Aucune autre sculpture ne se voit ni à l’intérieur ni à l’extérieur de l’église. Autrefois l’apside a été peinte à fresque, mais les peintures sont devenues absolument méconnaissables.
J’éprouve un embarras semblable à m’expliquer un autre bas-relief (si l’on peut donner ce nom à des pierres façonnées à coups de hachette), que l’on voit sur le linteau d’une maison de Paomia. On me l’avait signalé comme une sculpture phénicienne; mais, malgré la meilleure volonté du monde, il me fut impossible de méconnaître la disposition ordinaire au moyen-âge, dans l’arrangement du linteau et des pierres également sculptées qui lui servent d’impostes. Au milieu du linteau on distingue une figure de femme, je crois, à son costume, aussi grossièrement exécutée que les bonshommes charbonnés sur les murailles par les écoliers oisifs. A gauche, une espèce de chevron ou de zigzag; à droite, un X, ou bien une croix de Saint-André très-ouverte. On voit sur les impostes des traits bizarres; d’un côté on pourrait reconnaître l’ornement bien connu qu’on nomme feuille de fougère ou arête de hareng. Il serait impossible de décrire les autres, tant ils sont bizarres et irréguliers. De loin on pourrait les prendre pour des lettres.
Isolée, chacune de ces pierres embarrasserait peut-être beaucoup un archéologue; mais leur réunion, qui forme un des amortissements de porte les plus communs dans le pays, arrête court toutes les hypothèses qu’on serait tenté de faire sur leur origine. Si l’on arguait de la forme irrégulière des impostes, qu’elles ont été appropriées à leur destination actuelle longtemps après avoir été façonnées pour un autre usage, je répondrais qu’aux sculptures près, elles ressemblent exactement à toutes les impostes des maisons anciennes, et que l’échancrure qui marque le haut de la porte les caractérise suffisamment.
ANCIENNE CATHÉDRALE DE NEBBIO[63].
Voici encore le type de la Canonica reproduit avec de très-légères modifications dans l’ancienne cathédrale de Nebbio, près de Saint-Florent. Même plan et presque mêmes dimensions, même absence de voûtes et de contreforts, même arcature sur les faces latérales, même motif d’ornementation pour l’apside[64]. Il faut noter la forme des fenêtres un peu moins étroites que celles des églises précédentes. Des colonnes légèrement fuselées, alternant avec des piliers carrés, séparent les trois nefs de la basilique. Les chapiteaux des colonnes sont historiés, d’une médiocre exécution, mais les reliefs ont une saillie inusitée; les piliers n’ont que des tailloirs sans ornements; un seul se fait remarquer par des moulures bizarres qui se recourbent aux angles, de façon à figurer une espèce de crochet.
La façade, mieux conservée que celle de la Canonica, mérite seule quelque attention. Elle offre, en quelque sorte, l’image d’une coupe transversale de l’édifice. Un fronton un peu moins surbaissé que les frontons antiques surmonte les murs de la nef centrale, qui s’élèvent au-dessus des collatéraux et s’y relient par une corniche rampante. Ainsi, l’on peut distinguer dans cette façade deux étages. L’inférieur présente cinq arcades figurées en plein cintre; celle du milieu, plus élevée que les autres, percée d’une porte carrée, séparée d’une fenêtre ou d’une espèce de tympan à jour par un épais linteau de pierre. Tous ces pilastres ont des chapiteaux, la plupart historiés, représentant des animaux fantastiques, un lion, des serpents entrelacés, etc. Dans le tympan des deux arcades qui répondent aux bas-côtés de la nef, on remarque quelques ornements, des étoiles, des cercles incrustés dont la couleur verte se détache du blanc éclatant de l’appareil[65]. C’est un rapport de plus avec la Canonica. A l’étage supérieur il n’y a que trois arcades figurées, celle du milieu contenant une grande fenêtre en plein cintre. Au-dessus, une meurtrière en croix occupe le centre du fronton.
Les sculptures qui ont quelque saillie, l’emploi de colonnes, l’élargissement des fenêtres, sont autant d’indices qui me font regarder cette église comme plus moderne que la Canonica. Je ne la crois pas antérieure à la fin du XIIᵉ siècle.
Trompé par des renseignements inexacts, je m’attendais à trouver, à Saint-Florent, des reliquaires anciens; mais je n’y vis qu’une châsse toute moderne, envoyée de Rome, et contenant un squelette revêtu d’un habit de guerrier romain (vrai style d’Opéra), tout couvert de mauvais oripeau et de verroteries. Ce sont les reliques de saint Florus qui, en compagnie de sainte Flore, a le patronage de la ville de Saint-Florent. Tous les deux sont fort vénérés dans le pays, et quelques stylets rouillés, quelques pistolets hors d’état de faire feu attestent les conversions qu’ils ont opérées.
Au nord de l’église, et près d’une porte latérale, on me fit remarquer trois trous qui traversent le mur irrégulièrement. Il me semblait que c’était le résultat d’une distraction des ouvriers qui avaient bâti le mur. Toutefois ces trous sont en grande réputation. Tous les ans, le jour de la fête de sainte Flore, ils exhalent une odeur de violette. Le fait rapporté par Ughelli (Italia christiana, tome IV) me fut attesté par le maire et le curé de Saint-Florent
Sᵗ. Michel de Murato. Page 141.
qui m’engagèrent à bien flairer les trous susdits, m’avertissant que je ne sentirais rien du tout, ce qui se trouva parfaitement vrai.
SAINT-MICHEL.
COMMUNE DE MURATO.
C’est la plus élégante, la plus jolie église que j’aie vue en Corse. Elle est située à un quart de lieue du bourg de Murato, sur un petit plateau et complètement isolée; cependant elle sert au culte, mais, je crois, seulement dans quelques occasions solennelles. La nature des roches qu’on trouve dans le voisinage a permis aux architectes d’imiter, plus exactement qu’à l’ordinaire, le style des Pisans, surtout pour l’ornementation. Nous verrons comment il s’est modifié en passant des plaines de la Toscane dans les sauvages montagnes de la Corse.
Le plan de Saint-Michel figure un parallélogramme rectangle, terminé à l’orient par une apside semi-circulaire, et précédé à l’ouest par un porche surmonté d’une tour carrée que soutiennent deux grosses colonnes trapues, à chapiteaux écrasés. Quelques rudiments de feuilles ornent ces chapiteaux; les volutes sont peu saillantes; une astragale figurant une tresse relie les corbeilles aux fûts. Base élevée, circulaire, ornée d’une grosse torsade.
Sur la façade, trois arcades dont deux latérales aveugles. Point de bas-relief aux tympans; mais des consoles historiées, d’une saillie notable, reçoivent les retombées des archivoltes. Le linteau de la porte principale est couvert d’incrustations. Point de voûtes, si ce n’est au-dessus de l’apside. Fenêtres étroites à l’ordinaire, cintrées; la partie inférieure et supérieure
Fenêtre de l’Eglise de Sᵗ. Michel Page 127.
de leurs chambranles est souvent ornée d’entrelacs et de sculptures en très-bas-relief. La corniche est soutenue par une arcature régnant le long des murs latéraux, se prolongeant sur les festons, et entourant l’apside. Plusieurs tympans de ces arcades offrent des sculptures dans le genre de celles que nous avons remarquées à Carbini.
On le voit, à l’exception de son porche, construction tout à fait inusitée dans ce pays et qui, par sa disposition, rappelle en petit l’église de Maurmoutiers, près de Saverne, on retrouve à Saint-Michel tous les caractères que j’ai plusieurs fois signalés. Ce n’est que par son appareil singulier que cette église se distingue véritablement de toutes celles que j’ai déjà décrites. Du plus loin qu’on l’aperçoit, l’œil est attiré et surpris par les couleurs tranchées de son parement, composé de pierres d’un vert foncé et d’un blanc éclatant. Toutes les parois de l’édifice en sont revêtues, aussi bien en dedans qu’en dehors. D’abord on ne peut distinguer aucune combinaison régulière, et l’œil n’est frappé que d’un papillotage bizarre. En s’approchant, on remarque comme une intention d’arrangement dans le but de produire un certain effet par l’opposition des couleurs; effet du reste plus étrange qu’il n’est harmonieux. Il semble que l’on ait prétendu imiter les alternances de couleurs régulièrement opposées du dôme de Pise et d’autres monuments du même pays; mais l’on n’a persisté dans ce projet qu’autant que les matériaux convenables se présentaient sous la main, et l’on y a renoncé dès que l’exécution entraînait trop de soins. Par exemple, les assises ne sont point égales en hauteur, et les pierres qui les composent sont d’échantillons très-différents. Dans la partie supérieure des murs, le blanc et le vert se succèdent par bandes horizontales; au-dessous, ces deux couleurs se mêlent comme sur un damier; mais cet arrangement n’existe que par places; bientôt on ne voit que des plaques plus ou moins grandes, jetées pêle-mêle et comme au hasard. A la vérité, les claveaux des arcades aveugles de la façade et les tambours des colonnes du porche alternent de couleur dans un ordre constant; mais les claveaux des arcades figurées sous la corniche n’offrent qu’un mélange incertain et confus. J’ai cru remarquer que l’architecte avait eu meilleure opinion de la résistance de la pierre verte (chlorite schisteuse très-compacte), que de celle de la pierre blanche (calcaire de Saint-Florent), car il emploie la première de préférence dans toutes les parties qui exigent le plus de solidité.—Çà et là des dalles de marbre rougeâtre, encastrées dans les murs, viennent ajouter à la bizarrerie de l’ensemble. Enfin, on trouve encore quelques incrustations en briques, toujours fort irrégulières, principalement aux retombées des arcatures latérales.
Le chef-d’œuvre de ce beau système se trouve sur le linteau de la porte occidentale, qui représente, en très bas-relief taillé sur le fond blanc de la pierre, un buste de face entre deux paons qui lui béquettent les oreilles. Sur les queues de ces oiseaux brillent quantité de petites pierres, rouges, vertes, blanches, entremêlées de morceaux de verre bleu. C’est une véritable mosaïque, mais bien grossièrement exécutée. Quelques chambranles de fenêtres, quelques tympans des arcades aveugles, offrent des incrustations semblables, en général vertes ou rouges, sur fond blanc, toutes très-péniblement et très-rudement élaborées.
Je dois dire quelques mots du travail des sculptures, plus soignées à Saint-Michel qu’en aucune autre église de Corse, et toutefois encore bien barbares.
Remarquons d’abord l’obscénité de quelques figures, fait qui n’est pas rare sur le continent, mais qui me surprend en Corse, pays grave, s’il en fut, où l’on ne rit guère, et, quelle qu’en soit la cause, assurément très-chaste. Par exemple, un modillon de l’arcature du côté nord représente un homme tenant un oliphant de la main gauche, et de la droite une espèce de coutelas. Istius membrum femine longius evadit. Plus loin, un homme, sur une des consoles de la façade, au-dessous de l’archivolte de droite, clunibus insidens, ingentem ιθυφάλλον prætendit. Cherche là-dedans qui voudra une allusion mystique. Parmi les autres bas-reliefs, je n’en ai trouvé qu’un seul dont le sujet fût bien intelligible. On voit un serpent embrassant un arbre de ses replis, et tenant une pomme dans sa gueule. Près de lui une femme nue étend la main vers le fruit. C’est assurément la Tentation qu’on a voulu rendre. Inutile de parler du manque de proportion et de la grossièreté du travail. Les sculptures d’ornement, beaucoup mieux exécutées, présentent quelquefois des détails assez gracieux. Des entrelacs et des rinceaux élégants et capricieux, sculptés sur les chambranles de plusieurs fenêtres, m’ont rappelé les arabesques si fines placées de la même manière dans quelques fenêtres moresques de l’Alhambra et de l’Alcazar de Séville. Cette ornementation précieuse pourrait s’appeler une gravure, et elle est toujours exécutée en creux.
Quelques fresques existaient à l’intérieur de l’apside; elles sont aujourd’hui presque entièrement effacées.
Si l’on en excepte la tour, dont l’amortissement est détruit (si toutefois elle a été terminée), l’église de Saint-Michel se trouve dans un état de conservation très-satisfaisant.
SAINT-NICOLAS PRÈS DE MURATO.
L’église de Saint-Nicolas, à une lieue S.-O. de Murato, ressemble fort à la précédente; seulement elle n’a ni porche ni clocher, elle est entièrement revêtue, à l’intérieur comme à l’extérieur, d’un parement de pierres vertes. Abandonnée depuis la révolution, dépourvue de toit, elle tombe en ruines. Son ornementation, évidemment très-soignée, la rend intéressante, et je la décrirai avec quelque détail; car elle nous offre, je crois, l’exemple de la plus grande recherche à laquelle se soient élevés les architectes corses.
De même qu’à Saint-Michel, la façade présente trois arcades, dont deux latérales figurées, celle du centre plus haute et plus large que les autres. Elles reposent sur des pilastres d’une saillie légère, couronnés de chapiteaux assez bien refouillés. Des entrelacs sculptés en creux, des tores en saillie, quelquefois en pierre blanche, dessinent les archivoltes. Dans les tympans des arcades latérales, on voit quelques incrustations, des croix étoilées qui se détachent en blanc sur le fond sombre du parement. Un damier vert et blanc occupe le centre du tympan de l’arcade principale. Les chapiteaux des piédroits, le bandeau d’imposte, sont couverts d’ornements gravés en creux avec une finesse dont jusqu’alors je n’avais rencontré nul exemple. Enfin, dans les pendentifs, entre les arcades, d’autres incrustations complètent la décoration de la façade, et remplissent, en partie, le nu qui existe entre les archivoltes et le fronton.
Les corniches et leurs arcatures ressemblent à celles de Saint-Michel, sauf les alternances de couleur, dont on ne trouve d’autre exemple à Saint-Nicolas que dans les incrustations dont je viens de parler. Je remarquerai cependant la variété et l’élégance des motifs dans les modillons et la corniche; le dessin de cette dernière change à chacune des pierres qui la composent.
Par sa disposition générale et par ses détails, la décoration de Saint-Nicolas appartient tout entière au style bysantin; c’est pourquoi l’on observera avec surprise que ses fenêtres, étroites d’ailleurs, suivant l’usage invariable, ont pour amortissement une lancette aiguë. Cette ogive étant taillée dans une seule pierre qui forme le haut du chambranle, il est évident qu’elle n’a point été adoptée ici pour ses qualités de résistance et la facilité de sa construction, mais bien parce qu’on a voulu se conformer à une mode établie. Il faut en conclure que Saint-Nicolas a été bâti à une époque ou le style gothique était déjà complètement en faveur sur le continent; c’est-à-dire vers la fin du XIIIᵉ siècle, ou le commencement du XIVᵉ[66].
SAINT-CÉSAIRE.
Cette date est probablement celle d’une autre petite église du voisinage, également ruinée, située entre la Pieve et Murato. On la nomme Saint-Césaire. Elle a le même plan que Saint-Nicolas, mais presque aucune ornementation; je ne la cite que pour son parement bizarre, composé de pierres vertes, et de dalles d’un marbre assez grossier veiné de rouge et de gris, commun dans les montagnes de Bevinco. Il est impossible de reconnaître même l’intention d’un arrangement quelconque dans la disposition des pierres de ce parement, tant elles se mêlent confusément, et souvent de la façon la plus désagréable à l’œil.
De ces trois églises, Saint-Michel est la plus ancienne, et c’est une copie évidente des basiliques pisanes. Saint-Césaire est une imitation très-maladroite de Saint-Michel; enfin Saint-Nicolas offre encore le même type, mais perfectionné et embelli par le bon goût de son ornementation. Rien de plus fréquent dans l’histoire de l’architecture que cette influence qu’exerce un certain édifice, généralement admiré, sur les constructions du voisinage.
MONASTÈRE DE SAINT-MARTIN.
J’ai observé, dans une localité fort éloignée de Murato, le même système d’opposition de couleurs, toujours plutôt indiqué qu’exécuté à la lettre; c’est parmi les ruines du monastère de Saint-Martin, situé dans une petite vallée entre Cargèse et Paomia. Son apside est entourée d’une arcature dont les tympans sont alternativement en granit gris et en grès rouge. Au-dessous règne un bandeau, large de 0ᵐ40, qui tranche sur le granit dont se compose le reste du parement. Sous les tympans de l’arcature on voit quelques bas-reliefs frustes et très-grossiers, où l’on distingue des animaux et des ornements bizarres dans le goût de ceux de Carbini. Je crois d’ailleurs les deux églises à peu près contemporaines.
ÉGLISES DE BONIFACIO.
SAINTE-MARIE.
Ce n’est qu’à Bonifacio que j’ai vu des églises gothiques, mais de ce gothique bâtard tel qu’il s’introduisit, avec peine et tardivement, dans le midi de l’Europe. Bien que ces édifices aient conservé beaucoup de souvenirs romans, je ne les crois pas d’une date antérieure au XIVᵉ siècle; du moins c’est ce qu’on est fondé à supposer en examinant la persistance de l’architecture pisane dans le reste de l’île. L’église de Saint-Césaire et celle de Saint-Nicolas nous en offraient tout à l’heure des exemples remarquables.
Sainte-Marie, construite dans la partie la plus élevée de la ville, se fait remarquer d’abord par ses arcs-boutants, inconnus partout ailleurs, et ici presque inutiles en raison du peu d’élévation des murs latéraux. C’est donc une mode plutôt qu’une nécessité qui les aura fait établir. Le plan de Sainte-Marie est celui d’une basilique courte et large, divisée en trois nefs et terminée par trois apsides semi-circulaires. A l’intérieur elle a subi de nombreuses réparations. Ainsi les piliers, évidemment retaillés, ont maintenant des chapiteaux ioniques. Les voûtes ogivales, renforcées d’arcs doubleaux et de nervures plates, m’ont paru également retouchées; enfin, tout récemment, l’intérieur de l’église a été badigeonné en couleur de marbre, si bien qu’on n’en peut plus distinguer l’appareil. La façade, presque complètement nue, n’offre aucun intérêt. On doit seulement signaler une moulure en violettes bien travaillée, et un grand œil-de-bœuf, ou plutôt une rose sans rayons, à claveaux noirs et blancs alternant avec régularité. Devant la porte, toute moderne, s’élève une espèce de porche ou de halle couverte qui sert de lieu de réunion aux oisifs de la ville.
Le clocher de Sainte-Marie est carré, assez svelte, et, bien que fort mutilé, il conserve quelques vestiges de son ancienne élégance. Je ne parlerai pas de l’étage supérieur, refait probablement au XVIIᵉ siècle; des trois autres, le seul qui soit demeuré intact, c’est le plus élevé, percé de deux fenêtres en ogive, séparées par une mince colonnette. L’étage immédiatement inférieur a une fenêtre trilobée en plein cintre, bouchée aujourd’hui. A l’étage au-dessous on ne distingue plus la forme des ouvertures; peut-être même n’en existait-il pas. Toutes ces fenêtres, en ogive ou en plein cintre, sont surmontées d’une espèce de chambranle décoré avec une certaine recherche; carré au-dessus des ogives, façonné en fronton pour les autres fenêtres, ce chambranle, car je ne puis trouver un autre nom à cette sorte d’encadrement appliqué, est rempli d’ornements sculptés, violettes, rosaces, entrelacs. Voilà, mais perfectionné, le motif qui s’était déjà présenté à Saint-Michel de Murato. Ici son apparence moresque est encore plus frappante, et s’expliquera peut-être par le voisinage de la Sardaigne, soumise à l’Espagne, car on sait combien le gothique espagnol a emprunté à l’ornementation arabe. Des cordons de têtes de clous ou de violettes marquent la séparation de chaque étage, et, vers le milieu de la tour, deux bas-reliefs, sculptés au-dessous d’une de ces moulures, représentent l’un le Bœuf de saint Luc; l’autre, le Lion de saint Marc. Probablement les autres faces de la tour, défigurées aujourd’hui, portaient les autres attributs symboliques des évangélistes.
ÉGLISE DES DOMINICAINS.
(BONIFACIO.)
L’église de Saint-Dominique, beaucoup mieux conservée, est, je crois, un peu plus moderne que Sainte-Marie. Bien que l’ogive y soit employée dans tous les arcs, l’apparence extérieure n’est point gothique, et la façade surtout offre une grande analogie avec celle de la Canonica. Les contreforts, ou, pour mieux dire, les pilastres, disposés de la même manière, présentent absolument le même appareil composé d’assises alternativement minces et épaisses. Quant aux murs, bâtis de moellons non taillés, ils sont recouverts d’une couche épaisse de ciment. Le plan est, à l’ordinaire, celui d’une basilique.
La porte occidentale, de forme carrée, est encadrée dans une ogive bordée par trois tores qui correspondent à autant de colonnettes à chapiteaux grêles, écrasés, d’un travail pitoyable. Cette ogive s’encadre elle-même dans un fronton également appliqué et d’une faible saillie. Au sommet on voit sculptés un agneau avec une croix. Un œil-de-bœuf occupe le haut du gâble, dont les rampants sont bordés par un cordon de violettes d’une bonne exécution. Voilà toute la décoration de la façade, et elle en déguise mal la nudité. Une porte latérale, au nord, n’est guère mieux ornée. Elle est carrée, surmontée d’un tympan ogival qu’entoure une large archivolte bordée à l’intérieur d’une moulure de violettes.
L’intérieur de l’église se divise en trois nefs séparées par des piliers carrés auxquels s’appliquent, dans la nef centrale, deux colonnettes engagées dans les angles du pilier, et s’élevant jusqu’aux retombées des voûtes dont elles reçoivent les nervures. Voûtes ogivales, obtuses, d’arêtes, renforcées d’arcs doubleaux et de nervures arrondies qui se réunissent sous une clef sculptée. Les voûtes des bas-côtés, un peu surbaissées, garnies de nervures également rondes, qui retombent sur des consoles, ne m’ont point paru contemporaines des premières. Je les crois modifiées par une réparation relativement moderne.
Les arcades en tiers-point n’ont leur naissance marquée que par un tailloir peu saillant sortant du pilier, tandis que les deux colonnettes engagées sur ses angles, qui montent jusqu’à la voûte, où elles ont un tailloir commun, semblent prolonger jusqu’à cette hauteur le pilier qu’elles encadrent. Il en résulte un effet désagréable; l’arcade tombant sur le milieu de ce pilier a l’air de ne s’appuyer sur rien. On observe la même faute en France dans nombre d’églises du XVᵉ siècle, bâties à l’époque où dominait le goût des pénétrations, lorsqu’on s’efforçait d’imiter en pierre l’apparence des constructions en bois. J’ai peu de chose à dire des chapiteaux de ces colonnettes. Leur sculpture est des plus médiocres. Une volute s’arrondit à leurs angles; plus bas, au-dessus de l’astragale, on voit comme un rudiment de feuilles qui se développe bien timidement. Pour l’aspect et le galbe seulement, ces chapiteaux offrent quelques ressemblances avec quelques chapiteaux moresques de l’Alhambra.
Les fenêtres des collatéraux en plein cintre ne diffèrent nullement de ces meurtrières dont nous avons parlé si souvent. On observera, en outre, qu’elles sont placées la plupart hors de l’axe des arcades de la nef. Si cette bizarrerie ne se reproduisait pas souvent dans d’autres églises corses (à la Canonica, on en a vu un exemple), on pourrait conclure que les collatéraux sont plus anciens que la nef; mais il est plus probable de l’attribuer à cette indifférence pour la symétrie dont les constructions de l’île nous ont offert déjà tant de preuves. Les fenêtres de la nef, dont l’amortissement se termine en mitre, m’ont paru altérées par une restauration moderne.
Le clocher des Dominicains, placé au midi près du chœur, est carré à sa base, mais devient octogone en s’élevant au-dessus du toit. Des moulures saillantes en accusent les différents étages, éclairés chacun par une fenêtre en plein cintre, bilobée, percée sur chaque face. Du couronnement s’élèvent, aux angles, des créneaux, échancrés à la manière moresque, d’un effet très-agréable.
Je présume que Saint-Dominique avait primitivement trois apsides ainsi que Sainte-Marie; mais, dans le XVIIIᵉ siècle, la partie orientale du chœur a été refaite et allongée. Elle forme un nouveau chœur carré, en arrière de l’autel, et deux salles latérales dont l’une, qui fait retour sur les murs de l’église, sert de sacristie. Un jubé très-riche, plaqué de marbre et d’albâtre dans le goût moderne italien, marque la séparation des parties de l’église ancienne et moderne. Il porte la date de 1749.
Je ne parlerai point des autres églises de Bonifacio, dont l’une est devenue un magasin militaire: bâties à peu près sur le modèle de Saint-Dominique, ruinées ou fort mal réparées, elles n’offrent plus aujourd’hui le moindre intérêt.
En Corse le gothique s’est encore moins développé que le style bysantin. On lui doit cependant l’introduction des voûtes, à peu près inusitées jusqu’alors. Il y a lieu de s’étonner que la sculpture et l’ornementation n’aient pas fait des progrès à Bonifacio, car son territoire fournit, par exception, un beau calcaire blanc, facile à tailler et se conservant bien à l’air.
CHAPELLE DE SAINTE-CATHERINE.
COMMUNE DE SISCO.
Je ne connais qu’une seule crypte en Corse, c’est celle de Sainte-Catherine, ancien monastère, dépendant aujourd’hui de la commune de Sisco. Elle est située sur le haut d’un rocher au bord de la mer et près du cap Sagro. Autrefois tout le cap Corse portait le nom de Promontoire Sacré, nom singulier dans un pays où, suivant un poëte romain de mauvaise humeur, «on niait les dieux.» Peut-être existait-il dans le cap Corse quelque temple renommé des navigateurs; et comme l’on voit d’ordinaire les lieux saints conserver leur réputation, bien que les objets du culte y soient changés, je ne serais pas éloigné de croire que l’emplacement de la chapelle de Sainte-Catherine ne fût celui du temple qui donna le nom de sacré à l’ancien cap Corse. Ma supposition est d’ailleurs toute gratuite, car, à l’exception de l’inscription d’Erbalonga que j’ai citée, je ne connais pas un seul indice du séjour des Romains dans cette partie de l’île.
Quoi qu’il en soit, vers le XIIIᵉ siècle, une église existait dans le voisinage du cap Sagro, et possédait une chapelle souterraine qui portait dès lors, et qui a conservé jusqu’à présent, le nom de li tomboli. En 1355, suivant un manuscrit qui m’a été communiqué, vers le milieu du XIIIᵉ siècle, d’après Filippini, tome IV, p. 322, un vaisseau revenait du Levant avec une bonne provision de reliques renfermées dans une caisse (les reliques étaient alors l’objet d’un commerce lucratif): à la hauteur du cap Corse il fut assailli d’une si furieuse tempête, que le capitaine fit vœu, s’il échappait au naufrage, de donner ses reliques à la première église qu’il rencontrerait. Par provision, cependant, se jetant, dans sa chaloupe avec son équipage et sa précieuse caisse, il prit terre au pied du rocher de Sainte-Catherine. Aussitôt la tempête s’apaisa. Soit que notre capitaine n’eût point vu la chapelle, soit qu’il eût déjà oublié son vœu, suivant l’usance des marins, il regagna son navire et voulut continuer sa route avec son trésor. Mais voici la tempête qui recommence et qui redouble de fureur, jusqu’à ce que repentant, le capitaine débarque de nouveau et dépose les reliques dans l’oratoire de Sainte-Catherine. La caisse contenait, au rapport de Filippini, «un morceau de la baguette de Moïse, un peu de manne tombée dans le désert, un peu du limon ayant servi à former le premier homme; les bourses de la sainte Vierge, de sainte Marie-Madeleine et de sainte Catherine; quelques brins de fil filé par la Vierge, quelques gouttes de son lait, etc., etc.» Le catalogue tient une page et demie, et l’on conçoit facilement que tant de trésors attirèrent la foule dans la chapelle, si bien, qu’elle devint insuffisante pour l’affluence des pèlerins. Il fallut bientôt construire auprès une habitation pour des moines de Saint-Augustin, qui se vouèrent à la garde de ces reliques; puis une autre pour des hommes d’armes que les habitants de Sisco durent entretenir pour protéger la chapelle contre les incursions des Maures; puis on bâtit encore un hôpital pour les malades qui venaient demander à la sainte la guérison de leurs maux. Finalement, on agrandit ou l’on reconstruisit l’église, qui fut consacrée en 1469.
Le bâtiment qu’on voit aujourd’hui porte les traces des restaurations dont il a été l’objet. Sur sa façade, quelques archivoltes, byzantines d’apparence, subsistent encore, et l’apside entourée d’une arcature en plein cintre reproduit le type si commun de la Canonica. Tout le reste de l’édifice n’offre aucun intérêt. La crypte même paraît avoir été retouchée, du moins recrépie fort récemment. Elle est de forme semi-circulaire, et reçoit un peu de jour par un petit soupirail. On y accède par deux couloirs étroits débouchant dans la nef de l’église. Autant qu’on en peut juger par ce qui reste de visible dans l’appareil, la partie la plus ancienne de cette crypte, son soubassement a tous les caractères du moyen âge, et je ne la crois pas antérieure au XIIᵉ siècle.
Le rocher sur lequel est bâtie la chapelle est fort escarpé, élevé d’environ 250 mètres. Si l’on descend jusqu’au bord de la mer, à peu près au-dessous de l’église, on observe une vaste grotte creusée par la nature dans l’intérieur du rocher. L’entrée en est presque entièrement cachée du côté de la mer par d’énormes quartiers de rochers, entre lesquels il faut se glisser, avec quelque précaution, car les vagues, surtout par les vents de S.-E., viennent battre avec violence l’ouverture de la caverne. Elle est très-profonde et contient plusieurs grandes salles, quelques-unes remplies de stalactites bizarres. La description de ce lieu n’entre point dans le plan de ce rapport, et je ne parlerai que du seul fait intéressant pour l’archéologie. A l’entrée de la grotte, on voit une grande arcade en plein cintre, dont les claveaux en schiste vert, sont assez grossièrement assemblés au moyen de beaucoup de ciment. D’un côté, où le rocher n’offrait point d’appui, l’arcade repose sur un piédroit de même construction. Entre le haut de l’arcade, qui porte un petit mur terminé horizontalement, comme un pont, et la voûte naturelle de la grotte, on observe un large vide qui ne paraît pas avoir jamais été rempli. On dirait que l’arcade devait recevoir une porte, et que le vide laissé à dessein tenait lieu de fenêtre. Mais à quelle époque et dans quel but a-t-on ajouté ce misérable ouvrage d’art à cette œuvre immense de la nature?—L’apparence n’est nullement antique, et la forme de l’arc ne conclut rien, surtout dans le pays: voilà tout ce que je puis dire. Suivant la tradition, cette caverne aurait servi de refuge aux chrétiens lorsque les Arabes dominaient dans la Corse. Mais s’ils ont bâti cette arcade, ils avaient imaginé un fort mauvais moyen de cacher leur retraite, en plaçant dès l’entrée quelque chose qui annonçait la présence des hommes. Je croirais plutôt que les moines de Sainte-Catherine avaient dans ce lieu un autel, ou des tombeaux, et qu’ils y avaient construit une porte qui ne s’ouvrait que de leur consentement. Voilà la supposition la plus probable; celle-ci est la plus poétique: la caverne servait à célébrer des mystères cabiriques ou autres, et c’est elle qui a fait appeler le cap Corse le promontoire Sacré[67].
CHAPELLE DE SANTA-CRISTINA.
CERVIONE.
En allant de Bastia aux ruines d’Aléria, je m’arrêtai à Cervione pour examiner la chapelle de Santa-Cristina, située à 200 mètres environ au-dessous de la ville, fort près du village de