Nouvelles histoires extraordinaires
Par les bons anges habitée,
Autrefois un beau et majestueux palais,
—Un rayonnant palais—dressait son front.
C'était dans le domaine du monarque Pensée,
C'était là qu'il s'élevait!
Jamais Séraphin ne déploya son aile
Sur un édifice à moitié aussi beau.
À son dôme flottaient et ondulaient;
(C'était,—tout cela, c'était dans le vieux,
Dans le très-vieux temps,)
Et, à chaque douce brise qui se jouait
Dans ces suaves journées,
Le long des remparts chevelus et pâles,
S'échappait un parfum ailé.
À travers deux fenêtres lumineuses, voyaient
Des esprits qui se mouvaient harmonieusement
Au commandement d'un luth bien accordé,
Tout autour d'un trône, où, siégeant
—Un vrai Porphyrogénète, celui-là!—
Dans un apparat digne de sa gloire,
Apparaissait le maître du royaume.
Était la porte du beau palais,
Par laquelle coulait à flots, à flots, à flots,
Et pétillait incessamment
Une troupe d'Échos dont l'agréable fonction
Était simplement de chanter,
Avec des accents d'une exquise beauté,
L'esprit et la sagesse de leur roi.
Ont assailli la haute autorité du monarque.
—Ah! pleurons! car jamais l'aube d'un lendemain
Ne brillera sur lui, le désolé!—
Et, tout autour de sa demeure, la gloire
Qui s'empourprait et florissait
N'est plus qu'une histoire, souvenir ténébreux
Des vieux âges défunts.
À travers les fenêtres rougeâtres, voient
De vastes formes qui se meuvent fantastiquement
Aux sons d'une musique discordante;
Pendant que, comme une rivière rapide et lugubre,
À travers la porte pâle,
Une hideuse multitude se rue éternellement,
Qui va éclatant de rire,—ne pouvant plus sourire.
Je me rappelle fort bien que les inspirations naissant de cette ballade nous jetèrent dans un courant d'idées, au milieu duquel se manifesta une opinion d'Usher que je cite, non pas tant en raison de sa nouveauté,—car d'autres hommes[3] ont pensé de même,—qu'à cause de l'opiniâtreté avec laquelle il la soutenait. Cette opinion, dans sa forme générale, n'était autre que la croyance à la sensitivité de tous les êtres végétaux. Mais, dans son imagination déréglée, l'idée avait pris un caractère encore plus audacieux, et empiétait, dans de certaines conditions, jusque sur le règne inorganique. Les mots me manquent pour exprimer toute l'étendue, tout le sérieux, tout l'abandon de sa foi. Cette croyance toutefois se rattachait—comme je l'ai déjà donné à entendre—aux pierres grises du manoir de ses ancêtres. Ici, les conditions de sensitivité étaient remplies, à ce qu'il imaginait, par la méthode qui avait présidé à la construction,—par la disposition respective des pierres, aussi bien que de toutes les fongosités dont elles étaient revêtues, et des arbres ruinés qui s'élevaient à l'entour,—mais surtout par l'immutabilité de cet arrangement et par sa répercussion dans les eaux dormantes de l'étang. La preuve,—la preuve de cette sensitivité se faisait voir—disait-il, et je l'écoutais alors avec inquiétude,—dans la condensation graduelle, mais positive, au-dessus des eaux, autour des murs, d'une atmosphère qui leur était propre. Le résultat,—ajoutait-il,—se déclarait dans cette influence muette, mais importune et terrible, qui depuis des siècles avait pour ainsi dire moulé les destinées de sa famille, et qui le faisait, lui, tel que je le voyais maintenant,—tel qu'il était. De pareilles opinions n'ont pas besoin de commentaires, et je n'en ferai pas.
Nos livres,—les livres qui depuis des années constituaient une grande partie de l'existence spirituelle du malade,—étaient, comme on le suppose bien, en accord parfait avec ce caractère de visionnaire. Nous analysions ensemble des ouvrages tels que le Vert-Vert et la Chartreuse, de Gresset; le Belphégor, de Machiavel; les Merveilles du Ciel et de l'enfer, de Swedenborg; le Voyage souterrain de Nicholas Klimm, par Holberg; la Chiromancie, de Robert Flud, de Jean d'Indaginé et de De La Chambre; le Voyage dans le Bleu, de Tieck, et la Cité du Soleil, de Campanella. Un de ses volumes favoris était une petite édition in-octavo du Directorium inquisitorium, par le dominicain Eymeric De Gironne; et il y avait des passages dans Pomponius Méla, à propos des anciens Satyres africains et des Ægipans, sur lesquels Usher rêvassait pendant des heures. Il faisait néanmoins ses principales délices de la lecture d'un in-quarto gothique excessivement rare et curieux,—le manuel d'une église oubliée,—les Vigiliae Mortuorum secundum Chorum Ecclesiae Maguntinae.
Je songeais malgré moi à l'étrange rituel contenu dans ce livre et à son influence probable sur l'hypocondriaque, quand, un soir, m'ayant informé brusquement que lady Madeline n'existait plus, il annonça l'intention de conserver le corps pendant une quinzaine—en attendant l'enterrement définitif—dans un des nombreux caveaux situés sous les gros murs du château. La raison humaine qu'il donnait de cette singulière manière d'agir était une de ces raisons que je ne me sentais pas le droit de contredire. Comme frère—me disait-il,—il avait pris cette résolution en considération du caractère insolite de la maladie de la défunte, d'une certaine curiosité importune et indiscrète de la part des hommes de science, et de la situation éloignée et fort exposée du caveau de famille. J'avouerai que, quand je me rappelai la physionomie sinistre de l'individu que j'avais rencontré sur l'escalier, le soir de mon arrivée au château, je n'eus pas envie de m'opposer à ce que je regardais comme une précaution bien innocente, sans doute, mais certainement fort naturelle.
À la prière d'Usher, je l'aidai personnellement dans les préparatifs de cette sépulture temporaire. Nous mîmes le corps dans la bière, et, à nous deux, nous le portâmes à son lieu de repos. Le caveau dans lequel nous le déposâmes,—et qui était resté fermé depuis si longtemps, que nos torches, à moitié étouffées dans cette atmosphère suffocante, ne nous permettaient guère d'examiner les lieux,—était petit, humide, et n'offrait aucune voie à la lumière du jour; il était situé, à une grande profondeur, juste au-dessous de cette partie du bâtiment où se trouvait ma chambre à coucher. Il avait rempli probablement, dans les vieux temps féodaux, l'horrible office d'oubliettes, et, dans les temps postérieurs, de cave à serrer la poudre ou toute autre matière facilement inflammable; car une partie du sol et toutes les parois d'un long vestibule que nous traversâmes pour y arriver étaient soigneusement revêtues de cuivre. La porte, de fer massif, avait été l'objet des mêmes précautions. Quand ce poids immense roulait sur ses gonds, il rendait un son singulièrement aigu et discordant.
Nous déposâmes donc notre fardeau funèbre sur des tréteaux dans cette région d'horreur; nous tournâmes un peu de côté le couvercle de la bière qui n'était pas encore vissé, et nous regardâmes la face du cadavre. Une ressemblance frappante entre le frère et la sœur fixa tout d'abord mon attention; et Usher, devinant peut-être mes pensées, murmura quelques paroles qui m'apprirent que la défunte et lui étaient jumeaux, et que des sympathies d'une nature presque inexplicable avaient toujours existé entre eux. Nos regards, néanmoins, ne restèrent pas longtemps fixés sur la morte,—car nous ne pouvions pas la contempler sans effroi. Le mal qui avait mis au tombeau lady Madeline dans la plénitude de sa jeunesse avait laissé, comme cela arrive ordinairement dans toutes les maladies d'un caractère strictement cataleptique, l'ironie d'une faible coloration sur le sein et sur la face, et sur la lèvre ce sourire équivoque et languissant qui est si terrible dans la mort. Nous replaçâmes et nous vissâmes le couvercle, et, après avoir assujetti la porte de fer, nous reprîmes avec lassitude notre chemin vers les appartements supérieurs, qui n'étaient guère moins mélancoliques.
Et alors, après un laps de quelques jours pleins du chagrin le plus amer, il s'opéra un changement visible dans les symptômes de la maladie morale de mon ami. Ses manières ordinaires avaient disparu. Ses occupations habituelles étaient négligées, oubliées. Il errait de chambre en chambre d'un pas précipité, inégal et sans but. La pâleur de sa physionomie avait revêtu une couleur peut-être encore plus spectrale;—mais la propriété lumineuse de son œil avait entièrement disparu. Je n'entendais plus ce ton de voix âpre qu'il prenait autrefois à l'occasion; et un tremblement qu'on eût dit causé par une extrême terreur caractérisait habituellement sa prononciation. Il m'arrivait quelquefois, en vérité, de me figurer que son esprit, incessamment agité, était travaillé par quelque suffocant secret et qu'il ne pouvait trouver le courage nécessaire pour le révéler. D'autres fois, j'étais obligé de conclure simplement aux bizarreries inexplicables de la folie; car je le voyais regardant dans le vide pendant de longues heures, dans l'attitude de la plus profonde attention, comme s'il écoutait un bruit imaginaire. Il ne faut pas s'étonner que son état m'effrayât,—qu'il m'infectât même. Je sentais se glisser en moi, par une gradation lente mais sûre, l'étrange influence de ses superstitions fantastiques et contagieuses.
Ce fut particulièrement une nuit,—la septième ou la huitième depuis que nous avions déposé lady Madeline dans le caveau,—fort tard, avant de me mettre au lit, que j'éprouvai toute la puissance de ces sensations. Le sommeil ne voulait pas approcher de ma couche;—les heures, une à une, tombaient, tombaient toujours. Je m'efforçai de raisonner l'agitation nerveuse qui me dominait. J'essayai de me persuader que je devais ce que j'éprouvais, en partie, sinon absolument, à l'influence prestigieuse du mélancolique ameublement de la chambre,—des sombres draperies déchirées, qui, tourmentées par le souffle d'un orage naissant, vacillaient çà et là sur les murs, comme par accès, et bruissaient douloureusement autour des ornements du lit.
Mais mes efforts furent vains. Une insurmontable terreur pénétra graduellement tout mon être; et à la longue une angoisse sans motif, un vrai cauchemar, vint s'asseoir sur mon cœur. Je respirai violemment, je fis un effort, je parvins à le secouer; et, me soulevant sur les oreillers et plongeant ardemment mon regard dans l'épaisse obscurité de la chambre, je prêtai l'oreille—je ne saurais dire pourquoi, si ce n'est que j'y fus poussé par une force instinctive,—à certains sons bas et vagues qui partaient je ne sais d'où, et qui m'arrivaient à de longs intervalles, à travers les accalmies de la tempête. Dominé par une sensation intense d'horreur, inexplicable et intolérable, je mis mes habits à la hâte,—car je sentais que je ne pourrais pas dormir de la nuit,—et je m'efforçai, en marchant çà et là à grands pas dans la chambre, de sortir de l'état déplorable dans lequel j'étais tombé.
J'avais à peine fait ainsi quelques tours, quand un pas léger sur un escalier voisin arrêta mon attention. Je reconnus bientôt que c'était le pas d'Usher. Une seconde après, il frappa doucement à ma porte, et entra, une lampe à la main. Sa physionomie était, comme d'habitude, d'une pâleur cadavéreuse,—mais il y avait en outre dans ses yeux je ne sais quelle hilarité insensée,—et dans toutes ses manières une espèce d'hystérie évidemment contenue. Son air m'épouvanta:—mais tout était préférable à la solitude que j'avais endurée si longtemps, et j'accueillis sa présence comme un soulagement.
—Et vous n'avez pas vu cela?—dit-il brusquement, après quelques minutes de silence et après avoir promené autour de lui un regard fixe,—vous n'avez donc pas vu cela?—Mais attendez! vous le verrez!—Tout en parlant ainsi, et ayant soigneusement abrité sa lampe, il se précipita vers une des fenêtres, et l'ouvrit toute grande à la tempête.
L'impétueuse furie de la rafale nous enleva presque du sol. C'était vraiment une nuit d'orage affreusement belle, une nuit unique et étrange dans son horreur et sa beauté. Un tourbillon s'était probablement concentré dans notre voisinage; car il y avait des changements fréquents et violents dans la direction du vent, et l'excessive densité des nuages, maintenant descendus si bas qu'ils pesaient presque sur les tourelles du château, ne nous empêchait pas d'apprécier la vélocité vivante avec laquelle ils accouraient l'un contre l'autre de tous les points de l'horizon, au lieu de se perdre dans l'espace. Leur excessive densité ne nous empêchait pas de voir ce phénomène; pourtant nous n'apercevions pas un brin de lune ni d'étoiles, et aucun éclair ne projetait sa lueur. Mais les surfaces inférieures de ces vastes masses de vapeurs cahotées, aussi bien que tous les objets terrestres situés dans notre étroit horizon, réfléchissaient la clarté surnaturelle d'une exhalaison gazeuse qui pesait sur la maison et l'enveloppait dans un linceul presque lumineux et distinctement visible.
—Vous ne devez pas voir cela!—Vous ne contemplerez pas cela!—dis-je en frissonnant à Usher; et je le ramenai avec une douce violence de la fenêtre vers un fauteuil.—Ces spectacles qui vous mettent hors de vous sont des phénomènes purement électriques et fort ordinaires,—ou peut-être tirent-ils leur funeste origine des miasmes fétides de l'étang. Fermons cette fenêtre;—l'air est glacé et dangereux pour votre constitution. Voici un de vos romans favoris. Je lirai, et vous écouterez;—et nous passerons ainsi cette terrible nuit ensemble.
L'antique bouquin sur lequel j'avais mis la main était le Mad Trist, de sir Launcelot Canning; mais je l'avais décoré du titre de livre favori d'Usher par plaisanterie;—triste plaisanterie, car, en vérité, dans sa niaise et baroque prolixité, il n'y avait pas grande pâture pour la haute spiritualité de mon ami. Mais c'était le seul livre que j'eusse immédiatement sous la main; et je me berçais du vague espoir que l'agitation qui tourmentait l'hypocondriaque trouverait du soulagement (car l'histoire des maladies mentales est pleine d'anomalies de ce genre) dans l'exagération même des folies que j'allais lui lire. À en juger par l'air d'intérêt étrangement tendu avec lequel il écoutait ou feignait d'écouter les phrases du récit, j'aurais pu me féliciter du succès de ma ruse.
J'étais arrivé à cette partie si connue de l'histoire où Ethelred, le héros du livre, ayant en vain cherché à entrer à l'amiable dans la demeure d'un ermite, se met en devoir de s'introduire par la force. Ici, on s'en souvient, le narrateur s'exprime ainsi:
«Et Ethelred, qui était par nature un cœur vaillant, et qui maintenant était aussi très-fort, en raison de l'efficacité du vin qu'il avait bu, n'attendit pas plus longtemps pour parlementer avec l'ermite, qui avait, en vérité, l'esprit tourné à l'obstination et à la malice, mais sentant la pluie sur ses épaules et craignant l'explosion de la tempête, il leva bel et bien sa massue, et avec quelques coups fraya bien vite un chemin, à travers les planches de la porte, à sa main gantée de fer; et, tirant avec sa main vigoureusement à lui, il fit craquer et se fendre, et sauter le tout en morceaux, si bien que le bruit du bois sec et sonnant le creux porta l'alarme et fut répercuté d'un bout à l'autre de la forêt.»
À la fin de cette phrase, je tressaillis et je fis une pause; car il m'avait semblé,—mais je conclus bien vite à une illusion de mon imagination,—il m'avait semblé que d'une partie très-reculée du manoir était venu confusément à mon oreille un bruit qu'on eût dit, à cause de son exacte analogie, l'écho étouffé, amorti, de ce bruit de craquement et d'arrachement si précieusement décrit par sir Launcelot. Évidemment, c'était la coïncidence seule qui avait arrêté mon attention; car, parmi le claquement des châssis des fenêtres et tous les bruits confus de la tempête toujours croissante, le son en lui-même n'avait rien vraiment qui pût m'intriguer ou me troubler. Je continuai le récit:
«Mais Ethelred, le solide champion, passant alors la porte, fut grandement furieux et émerveillé de n'apercevoir aucune trace du malicieux ermite, mais en son lieu et place un dragon d'une apparence monstrueuse et écailleuse, avec une langue de feu, qui se tenait en sentinelle devant un palais d'or, dont le plancher était d'argent; et sur le mur était suspendu un bouclier d'airain brillant, avec cette légende gravée dessus:
Celui-là qui tue le dragon, il aura gagné le bouclier.
«Et Ethelred leva sa massue et frappa sur la tête du dragon, qui tomba devant lui et rendit son souffle empesté avec un rugissement si épouvantable, si âpre et si perçant à la fois, qu'Ethelred fut obligé de se boucher les oreilles avec ses mains, pour se garantir de ce bruit terrible, tel qu'il n'en avait jamais entendu de semblable.»
Ici je fis brusquement une nouvelle pause, et cette fois avec un sentiment de violent étonnement,—car il n'y avait pas lieu de douter que je n'eusse réellement entendu (dans quelle direction, il m'était impossible de le deviner) un son affaibli et comme lointain, mais âpre, prolongé, singulièrement perçant et grinçant,—l'exacte contrepartie du cri surnaturel du dragon décrit par le romancier, et tel que mon imagination se l'était déjà figuré.
Oppressé, comme je l'étais évidemment lors de cette seconde et très-extraordinaire coïncidence, par mille sensations contradictoires, parmi lesquelles dominaient un étonnement et une frayeur extrêmes, je gardai néanmoins assez de présence d'esprit pour éviter d'exciter par une observation quelconque la sensibilité nerveuse de mon camarade. Je n'étais pas du tout sûr qu'il eût remarqué les bruits en question, quoique bien certainement une étrange altération se fût depuis ces dernières minutes manifestée dans son maintien. De sa position primitive, juste vis-à-vis de moi, il avait peu à peu tourné son fauteuil de manière à se trouver assis la face tournée vers la porte de la chambre; en sorte que je ne pouvais pas voir ses traits d'ensemble, quoique je m'aperçusse bien que ses lèvres tremblaient comme si elles murmuraient quelque chose d'insaisissable. Sa tête était tombée sur sa poitrine;—cependant, je savais qu'il n'était pas endormi;—l'œil que j'entrevoyais de profil était béant et fixe. D'ailleurs, le mouvement de son corps contredisait aussi cette idée,—car il se balançait d'un côté à l'autre avec un mouvement très-doux, mais constant et uniforme. Je remarquai rapidement tout cela, et repris le récit de sir Launcelot, qui continuait ainsi:
«Et maintenant, le brave champion, ayant échappé à la terrible furie du dragon, se souvenant du bouclier d'airain, et que l'enchantement qui était dessus était rompu, écarta le cadavre de devant son chemin et s'avança courageusement, sur le pavé d'argent du château, vers l'endroit du mur où pendait le bouclier, lequel, en vérité, n'attendit pas qu'il fût arrivé tout auprès, mais tomba à ses pieds sur le pavé d'argent avec un puissant et terrible retentissement.»
À peine ces dernières syllabes avaient-elles fui mes lèvres, que,—comme si un bouclier d'airain était pesamment tombé, en ce moment même, sur un plancher d'argent,—j'en entendis l'écho distinct, profond, métallique, retentissant, mais comme assourdi. J'étais complètement énervé; je sautai sur mes pieds; mais Usher n'avait pas interrompu son balancement régulier. Je me précipitai vers le fauteuil où il était toujours assis. Ses yeux étaient braqués droit devant lui, et toute sa physionomie était tendue par une rigidité de pierre. Mais, quand je posai la main sur son épaule, un violent frisson parcourut tout son être, un sourire malsain trembla sur ses lèvres, et je vis qu'il parlait bas, très-bas,—un murmure précipité et inarticulé,—comme s'il n'avait pas conscience de ma présence. Je me penchai tout à fait contre lui, et enfin je dévorai l'horrible signification de ses paroles:
—Vous n'entendez pas?—Moi, j'entends, et j'ai entendu pendant longtemps,—longtemps, bien longtemps, bien des minutes, bien des heures, bien des jours, j'ai entendu,—mais je n'osais pas—oh! pitié pour moi, misérable infortuné que je suis! je n'osais pas,—je n'osais pas parler! Nous l'avons mise vivante dans la tombe! Ne vous ai-je pas dit que mes sens étaient très-fins? Je vous dis maintenant que j'ai entendu ses premiers faibles mouvements dans le fond de la bière. Je les ai entendus,—il y a déjà bien des jours, bien des jours,—mais je n'osais pas,—je n'osais pas parler! Et maintenant,—cette nuit,—Ethelred,—ha! ha!—la porte de l'ermite enfoncée, et le râle du dragon et le retentissement du bouclier!—Dites plutôt le bris de sa bière, et le grincement des gonds de fer de sa prison, et son affreuse lutte dans le vestibule de cuivre! Oh! où fuir? Ne sera-t-elle pas ici tout à l'heure? N'arrive-t-elle pas pour me reprocher ma précipitation? N'ai-je pas entendu son pas sur l'escalier? Est-ce que je ne distingue pas l'horrible et lourd battement de son cœur! Insensé! Ici, il se dressa furieusement sur ses pieds, et hurla ces syllabes, comme si dans cet effort suprême il rendait son âme:—Insensé! je vous dis qu'elle est maintenant derrière la porte!
À l'instant même, comme si l'énergie surhumaine de sa parole eût acquis la toute puissance d'un charme, les vastes et antiques panneaux que désignait Usher entrouvrirent lentement leurs lourdes mâchoires d'ébène. C'était l'œuvre d'un furieux coup de vent;—mais derrière cette porte se tenait alors la haute figure de lady Madeline Usher, enveloppée de son suaire. Il y avait du sang sur ses vêtements blancs, et toute sa personne amaigrie portait les traces évidentes de quelque horrible lutte. Pendant un moment, elle resta tremblante et vacillante sur le seuil;—puis, avec un cri plaintif et profond, elle tomba lourdement en avant sur son frère, et, dans sa violente et définitive agonie, elle l'entraîna à terre,—cadavre maintenant et victime de ses terreurs anticipées.
Je m'enfuis de cette chambre et de ce manoir, frappé d'horreur. La tempête était encore dans toute sa rage quand je franchissais la vieille avenue. Tout d'un coup, une lumière étrange se projeta sur la route, et je me retournai pour voir d'où pouvait jaillir une lueur si singulière, car je n'avais derrière moi que le vaste château avec toutes ses ombres. Le rayonnement provenait de la pleine lune qui se couchait, rouge de sang, et maintenant brillait vivement à travers cette fissure à peine visible naguère, qui, comme je l'ai dit, parcourait en zigzag le bâtiment depuis le toit jusqu'à la base. Pendant que je regardais, cette fissure s'élargit rapidement;—il survint une reprise de vent, un tourbillon furieux;—le disque entier de la planète éclata tout à coup à ma vue. La tête me tourna quand je vis les puissantes murailles s'écrouler en deux.—Il se fit un bruit prolongé, un fracas tumultueux comme la voix de mille cataractes,—et l'étang profond et croupi placé à mes pieds se referma tristement et silencieusement sur les ruines de la Maison Usher.
LE PUITS ET LE PENDULE
Impia tortorum longos hic turba furores,
Sanguinis innocui non satiata, aluit.
Sospite nunc patria, fracto nunc funeris antro,
Mors ubi dira fuit vita salusque patent.
Quatrain composé pour les portes d'un marché qui devait s'élever sur l'emplacement du club des Jacobins, à Paris[4].
J'étais brisé,—brisé jusqu'à la mort par cette longue agonie; et, quand enfin ils me délièrent et qu'il me fut permis de m'asseoir, je sentis que mes sens m'abandonnaient. La sentence,—la terrible sentence de mort,—fut la dernière phrase distinctement accentuée qui frappa mes oreilles. Après quoi, le son des voix des inquisiteurs me parut se noyer dans le bourdonnement indéfini d'un rêve. Ce bruit apportait dans mon âme l'idée d'une rotation,—peut-être parce que dans mon imagination je l'associais avec une roue de moulin. Mais cela ne dura que fort peu de temps; car tout d'un coup je n'entendis plus rien. Toutefois, pendant quelque temps encore, je vis mais avec quelle terrible exagération! Je voyais les lèvres des juges en robe noire. Elles m'apparaissaient blanches,—plus blanches que la feuille sur laquelle je trace ces mots,—et minces jusqu'au grotesque; amincies par l'intensité de leur expression de dureté,—d'immuable résolution,—de rigoureux mépris de la douleur humaine. Je voyais que les décrets de ce qui pour moi représentait le Destin coulaient encore de ces lèvres. Je les vis se tordre en une phrase de mort. Je les vis figurer les syllabes de mon nom; et je frissonnai, sentant que le son ne suivait pas le mouvement. Je vis aussi, pendant quelques moments d'horreur délirante, la molle et presque imperceptible ondulation des draperies noires qui revêtaient les murs de la salle. Et alors ma vue tomba sur les sept grands flambeaux qui étaient posés sur la table. D'abord, ils revêtirent l'aspect de la Charité, et m'apparurent comme des anges blancs et sveltes qui devaient me sauver; mais alors, et tout d'un coup, une nausée mortelle envahit mon âme, et je sentis chaque fibre de mon être frémir comme si j'avais touché le fil d'une pile voltaïque; et les formes angéliques devenaient des spectres insignifiants, avec des têtes de flamme, et je voyais bien qu'il n'y avait aucun secours à espérer d'eux. Et alors se glissa dans mon imagination comme une riche note musicale, l'idée du repos délicieux qui nous attend dans la tombe. L'idée vint doucement et furtivement, et il me semble qu'il me fallut un long temps pour en avoir une appréciation complète; mais, au moment même où mon esprit commençait enfin à bien sentir et à choyer cette idée, les figures des juges s'évanouirent comme par magie; les grands flambeaux se réduisirent à néant; leurs flammes s'éteignirent entièrement; le noir des ténèbres survint: toutes sensations parurent s'engloutir comme dans un plongeon fou et précipité de l'âme dans l'Hadès. Et l'univers ne fut plus que nuit, silence, immobilité.
J'étais évanoui; mais cependant je ne dirai pas que j'eusse perdu toute conscience. Ce qu'il m'en restait, je n'essaierai pas de le définir, ni même de le décrire; mais enfin tout n'était pas perdu. Dans le plus profond sommeil,—non! Dans le délire,—non! Dans l'évanouissement,—non! Dans la mort,—non! Même dans le tombeau tout n'est pas perdu. Autrement, il n'y aurait pas d'immortalité pour l'homme. En nous éveillant du plus profond sommeil, nous déchirons la toile aranéeuse de quelque rêve. Cependant, une seconde après,—tant était frêle peut-être ce tissu,—nous ne nous souvenons pas d'avoir rêvé. Dans le retour de l'évanouissement à la vie, il y a deux degrés: le premier, c'est le sentiment de l'existence morale ou spirituelle; le second, le sentiment de l'existence physique. Il semble probable que, si, en arrivant au second degré, nous pouvions évoquer les impressions du premier, nous y retrouverions tous les éloquents souvenirs du gouffre transmondain. Et ce gouffre, quel est-il? Comment du moins distinguerons-nous ses ombres de celles de la tombe? Mais, si les impressions de ce que j'ai appelé le premier degré ne reviennent pas à l'appel de la volonté, toutefois, après un long intervalle, n'apparaissent-elles pas sans y être invitées, cependant que nous nous émerveillons d'où elles peuvent sortir? Celui-là qui ne s'est jamais évanoui n'est pas celui qui découvre d'étranges palais et des visages bizarrement familiers dans les braises ardentes; ce n'est pas lui qui contemple, flottantes au milieu de l'air, les mélancoliques visions que le vulgaire ne peut apercevoir; ce n'est pas lui qui médite sur le parfum de quelque fleur inconnue,—ce n'est pas lui dont le cerveau s'égare dans le mystère de quelque mélodie qui jusqu'alors n'avait jamais arrêté son attention.
Au milieu de mes efforts répétés et intenses, de mon énergique application à ramasser quelque vestige de cet état de néant apparent dans lequel avait glissé mon âme, il y a eu des moments où je rêvais que je réussissais; il y a eu de courts instants, de très-courts instants où j'ai conjuré des souvenirs que ma raison lucide, dans une époque postérieure, m'a affirmé ne pouvoir se rapporter qu'à cet état où la conscience paraît annihilée. Ces ombres de souvenirs me présentent, très-indistinctement, de grandes figures qui m'enlevaient, et silencieusement me transportaient en bas,—et encore en bas,—toujours plus bas,—jusqu'au moment où un vertige horrible m'oppressa à la simple idée de l'infini dans la descente. Elles me rappellent aussi je ne sais quelle vague horreur que j'éprouvais au cœur, en raison même du calme surnaturel de ce cœur. Puis vient le sentiment d'une immobilité soudaine dans tous les êtres environnants; comme si ceux qui me portaient,—un cortège de spectres!—avaient dépassé dans leur descente les limites de l'illimité, et s'étaient arrêtés, vaincus par l'infini ennui de leur besogne. Ensuite mon âme retrouve une sensation de fadeur et d'humidité; et puis tout n'est plus que folie,—la folie d'une mémoire qui s'agite dans l'abominable.
Très-soudainement revinrent dans mon âme son et mouvement,—le mouvement tumultueux du cœur, et dans mes oreilles le bruit de ses battements. Puis une pause dans laquelle tout disparaît. Puis, de nouveau, le son, le mouvement et le toucher,—comme une sensation vibrante pénétrant mon être. Puis, la simple conscience de mon existence, sans pensée,—situation qui dura longtemps. Puis, très-soudainement, la pensée, et une terreur frissonnante, et un ardent effort de comprendre au vrai mon état. Puis un vif désir de retomber dans l'insensibilité. Puis brusque renaissance de l'âme et tentative réussie de mouvement. Et alors le souvenir complet du procès, des draperies noires, de la sentence, de ma faiblesse, de mon évanouissement. Quant à tout ce qui suivit, l'oubli le plus complet; ce n'est que plus tard et par l'application la plus énergique que je suis parvenu à me le rappeler vaguement.
Jusque-là, je n'avais pas ouvert les yeux, je sentais que j'étais couché sur le dos et sans liens. J'étendis ma main, et elle tomba lourdement sur quelque chose d'humide et dur. Je la laissai reposer ainsi pendant quelques minutes, m'évertuant à deviner où je pouvais être et ce que j'étais devenu. J'étais impatient de me servir de mes yeux, mais je n'osais pas. Je redoutais le premier coup d'œil sur les objets environnants. Ce n'était pas que je craignisse de regarder des choses horribles, mais j'étais épouvanté de l'idée de ne rien voir. À la longue, avec une folle angoisse de cœur, j'ouvris vivement les yeux. Mon affreuse pensée se trouvait donc confirmée. La noirceur de l'éternelle nuit m'enveloppait. Je fis un effort pour respirer. Il me semblait que l'intensité des ténèbres m'oppressait et me suffoquait. L'atmosphère était intolérablement lourde. Je restai paisiblement couché, et je fis un effort pour exercer ma raison. Je me rappelai les procédés de l'Inquisition, et, partant de là, je m'appliquai à en déduire ma position réelle. La sentence avait été prononcée, et il me semblait que, depuis lors, il s'était écoulé un long intervalle de temps. Cependant, je n'imaginai pas un seul instant que je fusse réellement mort. Une telle idée, en dépit de toutes les fictions littéraires, est tout à fait incompatible avec l'existence réelle;—mais où étais-je, et dans quel état? Les condamnés à mort, je le savais, mouraient ordinairement dans les auto-da-fé. Une solennité de ce genre avait été célébrée le soir même du jour de mon jugement. Avais-je été réintégré dans mon cachot pour y attendre le prochain sacrifice qui ne devait avoir lieu que dans quelques mois? Je vis tout d'abord que cela ne pouvait pas être. Le contingent des victimes avait été mis immédiatement en réquisition; de plus, mon premier cachot, comme toutes les cellules des condamnés à Tolède, était pavé de pierres, et la lumière n'en était pas tout à fait exclue.
Tout à coup une idée terrible chassa le sang par torrents vers mon cœur, et pendant quelques instants, je retombai de nouveau dans mon insensibilité. En revenant à moi, je me dressai d'un seul coup sur mes pieds, tremblant convulsivement dans chaque fibre. J'étendis follement mes bras au-dessus et autour de moi, dans tous les sens. Je ne sentais rien; cependant, je tremblais de faire un pas, j'avais peur de me heurter contre les murs de ma tombe. La sueur jaillissait de tous mes pores et s'arrêtait en grosses gouttes froides sur mon front. L'agonie de l'incertitude devint à la longue intolérable, et je m'avançai avec précaution, étendant les bras et dardant mes yeux hors de leurs orbites, dans l'espérance de surprendre quelque faible rayon de lumière. Je fis plusieurs pas, mais tout était noir et vide. Je respirai plus librement. Enfin il me parut évident que la plus affreuse des destinées n'était pas celle qu'on m'avait réservée.
Et alors, comme je continuais à m'avancer avec précaution, mille vagues rumeurs qui couraient sur ces horreurs de Tolède vinrent se presser pêle-mêle dans ma mémoire. Il se racontait sur ces cachots d'étranges choses,—je les avais toujours considérées comme des fables,—mais cependant si étranges et si effrayantes, qu'on ne les pouvait répéter qu'à voix basse. Devais-je mourir de faim dans ce monde souterrain de ténèbres,—ou quelle destinée, plus terrible encore peut-être, m'attendait? Que le résultat fût la mort, et une mort d'une amertume choisie, je connaissais trop bien le caractère de mes juges pour en douter; le mode et l'heure étaient tout ce qui m'occupait et me tourmentait.
Mes mains étendues rencontrèrent à la longue un obstacle solide. C'était un mur, qui semblait construit en pierres,—très-lisse, humide et froid. Je le suivis de près, marchant avec la soigneuse méfiance que m'avaient inspirée certaines anciennes histoires. Cette opération néanmoins ne me donnait aucun moyen de vérifier la dimension de mon cachot; car je pouvais en faire le tour et revenir au point d'où j'étais parti sans m'en apercevoir, tant le mur semblait parfaitement uniforme. C'est pourquoi je cherchai le couteau que j'avais dans ma poche quand on m'avait conduit au tribunal; mais il avait disparu, mes vêtements ayant été changés contre une robe de serge grossière. J'avais eu l'idée d'enfoncer la lame dans quelque menue crevasse de la maçonnerie, afin de bien constater mon point de départ. La difficulté cependant était bien vulgaire; mais d'abord, dans le désordre de ma pensée, elle me sembla insurmontable. Je déchirai une partie de l'ourlet de ma robe, et je plaçai le morceau par terre, dans toute sa longueur et à angle droit contre le mur. En suivant mon chemin à tâtons autour de mon cachot, je ne pouvais pas manquer de rencontrer ce chiffon en achevant le circuit. Du moins, je le croyais; mais je n'avais pas tenu compte de l'étendue de mon cachot ou de ma faiblesse. Le terrain était humide et glissant. J'allai en chancelant pendant quelque temps, puis je trébuchai, je tombai. Mon extrême fatigue me décida à rester couché, et le sommeil me surprit bientôt dans cet état.
En m'éveillant et en étendant un bras, je trouvai à côté de moi un pain et une cruche d'eau. J'étais trop épuisé pour réfléchir sur cette circonstance, mais je bus et mangeai avec avidité. Peu de temps après, je repris mon voyage autour de ma prison, et avec beaucoup de peine j'arrivai au lambeau de serge. Au moment où je tombai, j'avais déjà compté cinquante-deux pas, et, en reprenant ma promenade, j'en comptai encore quarante-huit,—quand je rencontrai mon chiffon. Donc, en tout, cela faisait cent pas; et, en supposant que deux pas fissent un yard, je présumai que le cachot avait cinquante yards de circuit. J'avais toutefois rencontré beaucoup d'angles dans le mur, et ainsi il n'y avait guère moyen de conjecturer la forme du caveau; car je ne pouvais m'empêcher de supposer que c'était un caveau.
Je ne mettais pas un bien grand intérêt dans ces recherches,—à coup sûr, pas d'espoir; mais une vague curiosité me poussa à les continuer. Quittant le mur, je résolus de traverser la superficie circonscrite. D'abord, j'avançai avec une extrême précaution; car le sol, quoique paraissant fait d'une matière dure, était traître et gluant. À la longue cependant, je pris courage, et je me mis à marcher avec assurance, m'appliquant à traverser en ligne aussi droite que possible. Je m'étais ainsi avancé de dix ou douze pas environ, quand le reste de l'ourlet déchiré de ma robe s'entortilla dans mes jambes. Je marchai dessus et tombai violemment sur le visage.
Dans le désordre de ma chute, je ne remarquai pas tout de suite une circonstance passablement surprenante, qui cependant, quelques secondes après, et comme j'étais encore étendu, fixa mon attention. Voici: mon menton posait sur le sol de la prison, mais mes lèvres et la partie supérieure de ma tête, quoique paraissant situées à une moindre élévation que le menton, ne touchaient à rien. En même temps, il me sembla que mon front était baigné d'une vapeur visqueuse et qu'une odeur particulière de vieux champignons montait vers mes narines. J'étendis le bras, et je frissonnai en découvrant que j'étais tombé sur le bord même d'un puits circulaire, dont je n'avais, pour le moment, aucun moyen de mesurer l'étendue. En tâtant la maçonnerie juste au-dessous de la margelle, je réussis à déloger un petit fragment, et je le laissai tomber dans l'abîme. Pendant quelques secondes, je prêtai l'oreille à ses ricochets; il battait dans sa chute les parois du gouffre; à la fin, il fit dans l'eau un lugubre plongeon, suivi de bruyants échos. Au même instant, un bruit se fit au-dessus de ma tête, comme d'une porte presque aussitôt fermée qu'ouverte, pendant qu'un faible rayon de lumière traversait soudainement l'obscurité et s'éteignait presque en même temps.
Je vis clairement la destinée qui m'avait été préparée, et je me félicitai de l'accident opportun qui m'avait sauvé. Un pas de plus, et le monde ne m'aurait plus revu. Et cette mort évitée à temps portait ce même caractère que j'avais regardé comme fabuleux et absurde dans les contes qui se faisaient sur l'Inquisition. Les victimes de sa tyrannie n'avaient pas d'autre alternative que la mort avec ses plus cruelles agonies physiques, ou la mort avec ses plus abominables tortures morales. J'avais été réservé pour cette dernière. Mes nerfs étaient détendus par une longue souffrance, au point que je tremblais au son de ma propre voix, et j'étais devenu à tous égards un excellent sujet pour l'espèce de torture qui m'attendait.
Tremblant de tous mes membres, je rebroussai chemin à tâtons vers le mur,—résolu à m'y laisser mourir plutôt que d'affronter l'horreur des puits, que mon imagination multipliait maintenant dans les ténèbres de mon cachot. Dans une autre situation d'esprit, j'aurais eu le courage d'en finir avec mes misères, d'un seul coup, par un plongeon dans l'un de ces abîmes; mais maintenant j'étais le plus parfait des lâches. Et puis il m'était impossible d'oublier ce que j'avais lu au sujet de ces puits,—que l'extinction soudaine de la vie était une possibilité soigneusement exclue par l'infernal génie qui en avait conçu le plan.
L'agitation de mon esprit me tint éveillé pendant de longues heures; mais à la fin je m'assoupis de nouveau. En m'éveillant, je trouvai à côté de moi, comme la première fois, un pain et une cruche d'eau. Une soif brûlante me consumait, et je vidai la cruche tout d'un trait. Il faut que cette eau ait été droguée,—car à peine l'eus-je bue que je m'assoupis irrésistiblement. Un profond sommeil tomba sur moi,—un sommeil semblable à celui de la mort. Combien de temps dura-t-il, je n'en puis rien savoir; mais, quand je rouvris les yeux, les objets autour de moi étaient visibles. Grâce à une lueur singulière, sulfureuse, dont je ne pus pas d'abord découvrir l'origine, je pouvais voir l'étendue et l'aspect de la prison.
Je m'étais grandement mépris sur sa dimension. Les murs ne pouvaient pas avoir plus de vingt-cinq yards de circuit. Pendant quelques minutes cette découverte fut pour moi un immense trouble; trouble bien puéril, en vérité,—car, au milieu des circonstances terribles qui m'entouraient, que pouvait-il y avoir de moins important que les dimensions de ma prison? Mais mon âme mettait un intérêt bizarre dans des niaiseries, et je m'appliquai fortement à me rendre compte de l'erreur que j'avais commise dans mes mesures. À la fin, la vérité m'apparut comme un éclair. Dans ma première tentative d'exploration, j'avais compté cinquante-deux pas, jusqu'au moment où je tombai; je devais être alors à un pas ou deux du morceau de serge; dans le fait, j'avais presque accompli le circuit du caveau. Je m'endormis alors,—et, en m'éveillant, il faut que je sois retourné sur mes pas,—créant ainsi un circuit presque double du circuit réel. La confusion de mon cerveau m'avait empêché de remarquer que j'avais commencé mon tour avec le mur à ma gauche, et que je finissais avec le mur à ma droite.
Je m'étais aussi trompé relativement à la forme de l'enceinte. En tâtant ma route, j'avais trouvé beaucoup d'angles, et j'en avais déduit l'idée d'une grande irrégularité; tant est puissant l'effet d'une totale obscurité sur quelqu'un qui sort d'une léthargie ou d'un sommeil! Ces angles étaient simplement produits par quelques légères dépressions ou retraits à des intervalles inégaux. La forme générale de la prison était un carré. Ce que j'avais pris pour de la maçonnerie semblait maintenant du fer, ou tout autre métal, en plaques énormes, dont les sutures et les joints occasionnaient les dépressions. La surface entière de cette construction métallique était grossièrement barbouillée de tous les emblèmes hideux et répulsifs auxquels la superstition sépulcrale des moines a donné naissance. Des figures de démons, avec des airs de menace, avec des formes de squelettes, et d'autres images d'une horreur plus réelle souillaient les murs dans toute leur étendue. J'observai que les contours de ces monstruosités étaient suffisamment distincts, mais que les couleurs étaient flétries et altérées, comme par l'effet d'une atmosphère humide. Je remarquai alors le sol, qui était en pierre. Au centre bâillait le puits circulaire, à la gueule duquel j'avais échappé; mais il n'y en avait qu'un seul dans le cachot.
Je vis tout cela indistinctement et non sans effort,—car ma situation physique avait singulièrement changé pendant mon sommeil. J'étais maintenant couché sur le dos, tout de mon long, sur une espèce de charpente de bois très-basse. J'y étais solidement attaché avec une longue bande qui ressemblait à une sangle. Elle s'enroulait plusieurs fois autour de mes membres et de mon corps, ne laissant de liberté qu'à ma tête et à mon bras gauche; mais encore me fallait-il faire un effort des plus pénibles pour me procurer la nourriture contenue dans un plat de terre posé à côté de moi sur le sol. Je m'aperçus avec terreur que la cruche avait été enlevée. Je dis: avec terreur, car j'étais dévoré d'une intolérable soif. Il me sembla qu'il entrait dans le plan de mes bourreaux d'exaspérer cette soif,—car la nourriture contenue dans le plat était une viande cruellement assaisonnée.
Je levai les yeux, et j'examinai le plafond de la prison. Il était à une hauteur de trente ou quarante pieds, et, par sa construction, il ressemblait beaucoup aux murs latéraux. Dans un de ses panneaux, une figure des plus singulières fixa toute mon attention. C'était la figure peinte du Temps, comme il est représenté d'ordinaire, sauf qu'au lieu d'une faux il tenait un objet qu'au premier coup d'œil je pris pour l'image peinte d'un énorme pendule, comme on en voit dans les horloges antiques. Il y avait néanmoins dans l'aspect de cette machine quelque chose qui me fit la regarder avec plus d'attention. Comme je l'observais directement, les yeux en l'air,—car elle était placée juste au-dessus de moi,—je crus la voir remuer. Un instant après, mon idée fut confirmée. Son balancement était court, et naturellement très-lent. Je l'épiai pendant quelques minutes, non sans une certaine défiance, mais surtout avec étonnement. Fatigué à la longue de surveiller son mouvement fastidieux, je tournai mes yeux vers les autres objets de la cellule.
Un léger bruit attira mon attention, et, regardant le sol, je vis quelques rats énormes qui le traversaient. Ils étaient sortis par le puits, que je pouvais apercevoir à ma droite. Au même instant, comme je les regardais, ils montèrent par troupes, en toute hâte, avec des yeux voraces, affriandés par le fumet de la viande. Il me fallait beaucoup d'efforts et d'attention pour les en écarter.
Il pouvait bien s'être écoulé une demi-heure, peut-être même une heure,—car je ne pouvais mesurer le temps que très-imparfaitement,—quand je levai de nouveau les yeux au-dessus de moi. Ce que je vis alors me confondit et me stupéfia. Le parcours du pendule s'était accru presque d'un yard; sa vélocité, conséquence naturelle, était aussi beaucoup plus grande. Mais ce qui me troubla principalement fut l'idée qu'il était visiblement descendu. J'observai alors,—avec quel effroi, il est inutile de le dire,—que son extrémité inférieure était formée d'un croissant d'acier étincelant, ayant environ un pied de long d'une corne à l'autre; les cornes dirigées en haut, et le tranchant inférieur évidemment affilé comme celui d'un rasoir. Comme un rasoir aussi, il paraissait lourd et massif, s'épanouissant, à partir du fil, en une forme large et solide. Il était ajusté à une lourde verge de cuivre, et le tout sifflait en se balançant à travers l'espace.
Je ne pouvais pas douter plus longtemps au sort qui m'avait été préparé par l'atroce ingéniosité monacale. Ma découverte du puits était devinée par les agents de l'Inquisition,—le puits, dont les horreurs avaient été réservées à un hérétique aussi téméraire que moi,—le puits, figure de l'enfer, et considéré par l'opinion comme l'Ultima Thule de tous leurs châtiments! J'avais évité le plongeon par le plus fortuit des accidents, et je savais que l'art de faire du supplice un piège et une surprise formait une branche importante de tout ce fantastique système d'exécutions secrètes. Or, ayant manqué ma chute dans l'abîme, il n'entrait pas dans le plan démoniaque de m'y précipiter; j'étais donc voué—et cette fois sans alternative possible,—à une destruction différente et plus douce.—Plus douce! J'ai presque souri dans mon agonie en pensant à la singulière application que je faisais d'un pareil mot.
Que sert-il de raconter les longues, longues heures d'horreur plus que mortelles durant lesquelles je comptai les oscillations vibrantes de l'acier? Pouce par pouce,—ligne par ligne,—il opérait une descente graduée et seulement appréciable à des intervalles qui me paraissaient des siècles,—et toujours il descendait,—toujours plus bas,—toujours plus bas! Il s'écoula des jours, il se peut que plusieurs jours se soient écoulés, avant qu'il vînt se balancer assez près de moi pour m'éventer avec son souffle âcre. L'odeur de l'acier aiguisé s'introduisait dans mes narines. Je priai le ciel,—je le fatiguai de ma prière,—de faire descendre l'acier plus rapidement. Je devins fou, frénétique, et je m'efforçai de me soulever, d'aller à la rencontre de ce terrible cimeterre mouvant. Et puis, soudainement je tombai dans un grand calme,—et je restai étendu, souriant à cette mort étincelante, comme un enfant à quelque précieux joujou.
Il se fit un nouvel intervalle de parfaite insensibilité; intervalle très-court, car, en revenant à la vie, je ne trouvai pas que le pendule fût descendu d'une quantité appréciable. Cependant, il se pourrait bien que ce temps eût été long,—car je savais qu'il y avait des démons qui avaient pris note de mon évanouissement, et qui pouvaient arrêter la vibration à leur gré. En revenant à moi, j'éprouvai un malaise et une faiblesse—oh! inexprimables,—comme par suite d'une longue inanition. Même au milieu des angoisses présentes, la nature humaine implorait sa nourriture. Avec un effort pénible, j'étendis mon bras gauche aussi loin que mes liens me le permettaient, et je m'emparai d'un petit reste que les rats avaient bien voulu me laisser. Comme j'en portais une partie à mes lèvres, une pensée informe de joie,—d'espérance,—traversa mon esprit. Cependant, qu'y avait-il de commun entre moi et l'espérance? C'était, dis-je, une pensée informe;—l'homme en a souvent de semblables qui ne sont jamais complétées. Je sentis que c'était une pensée de joie,—d'espérance; mais je sentis aussi qu'elle était morte en naissant. Vainement je m'efforçai de la parfaire,—de la rattraper. Ma longue souffrance avait presque annihilé les facultés ordinaires de mon esprit. J'étais un imbécile,—un idiot.
La vibration du pendule avait lieu dans un plan faisant angle droit avec ma longueur. Je vis que le croissant avait été disposé pour traverser la région du cœur. Il éraillerait la serge de ma robe,—puis il reviendrait et répéterait son opération,—encore,—et encore. Malgré l'effroyable dimension de la courbe parcourue (quelque chose comme trente pieds, peut-être plus), et la sifflante énergie de sa descente, qui aurait suffi pour couper même ces murailles de fer, en somme tout ce qu'il pouvait faire, pour quelques minutes, c'était d'érailler ma robe. Et sur cette pensée je fis une pause. Je n'osais pas aller plus loin que cette réflexion. Je m'appesantis là-dessus avec une attention opiniâtre, comme si, par cette insistance, je pouvais arrêter là la descente de l'acier. Je m'appliquai à méditer sur le son que produirait le croissant en passant à travers mon vêtement,—sur la sensation particulière et pénétrante que le frottement de la toile produit sur les nerfs. Je méditai sur toutes ces futilités, jusqu'à ce que mes dents fussent agacées.
Plus bas,—plus bas encore,—il glissait toujours plus bas. Je prenais un plaisir frénétique à comparer sa vitesse de haut en bas avec sa vitesse latérale. À droite,—à gauche,—et puis il fuyait loin, loin, et puis il revenait,—avec le glapissement d'un esprit damné!—jusqu'à mon cœur, avec l'allure furtive du tigre! Je riais et je hurlais alternativement, selon que l'une ou l'autre idée prenait le dessus.
Plus bas,—invariablement, impitoyablement plus bas! Il vibrait à trois pouces de ma poitrine! Je m'efforçai violemment—furieusement,—de délivrer mon bras gauche. Il était libre seulement depuis le coude jusqu'à la main. Je pouvais faire jouer ma main depuis le plat situé à côté de moi jusqu'à ma bouche, avec un grand effort,—et rien de plus. Si j'avais pu briser les ligatures au-dessus du coude, j'aurais saisi le pendule, et j'aurais essayé de l'arrêter. J'aurais aussi bien essayé d'arrêter une avalanche!
Toujours plus bas!—incessamment,—inévitablement plus bas! Je respirais douloureusement, et je m'agitais à chaque vibration. Je me rapetissais convulsivement à chaque balancement. Mes yeux le suivaient dans sa volée ascendante et descendante, avec l'ardeur du désespoir le plus insensé; ils se refermaient spasmodiquement au moment de la descente, quoique la mort eût été un soulagement,—oh! quel indicible soulagement! Et cependant je tremblais dans tous mes nerfs, quand je pensais qu'il suffirait que la machine descendît d'un cran pour précipiter sur ma poitrine, cette hache aiguisée, étincelante. C'était l'espérance qui faisait ainsi trembler mes nerfs, et tout mon être se replier. C'était l'espérance,—l'espérance qui triomphe même sur le chevalet,—qui chuchote à l'oreille des condamnés à mort, même dans les cachots de l'Inquisition.
Je vis que dix ou douze vibrations environ mettraient l'acier en contact immédiat avec mon vêtement,—et avec cette observation entra dans mon esprit le calme aigu et condensé du désespoir. Pour la première fois depuis bien des heures,—depuis bien des jours peut-être, je pensai. Il me vint à l'esprit que le bandage, ou sangle, qui m'enveloppait était d'un seul morceau. J'étais attaché par un lien continu. La première morsure du rasoir, du croissant, dans une partie quelconque de la sangle, devait la détacher suffisamment pour permettre à ma main gauche de la dérouler tout autour de moi. Mais combien devenait terrible dans ce cas la proximité de l'acier. Et le résultat de la plus légère secousse, mortel! Était-il vraisemblable, d'ailleurs, que les mignons du bourreau n'eussent pas prévu et paré cette possibilité? Était-il probable que le bandage traversât ma poitrine dans le parcours du pendule? Tremblant de me voir frustré de ma faible espérance, vraisemblablement ma dernière, je haussai suffisamment ma tête pour voir distinctement ma poitrine. La sangle enveloppait étroitement mes membres et mon corps dans tous les sens,—excepté dans le chemin du croissant homicide.
À peine avais-je laissé retomber ma tête dans sa position première, que je sentis briller dans mon esprit quelque chose que je ne saurais mieux définir que la moitié non formée de cette idée de délivrance dont j'ai déjà parlé, et dont une moitié seule avait flotté vaguement dans ma cervelle, lorsque je portai la nourriture à mes lèvres brûlantes. L'idée tout entière était maintenant présente;—faible, à peine viable, à peine définie,—mais enfin complète. Je me mis immédiatement, avec l'énergie du désespoir, à en tenter l'exécution.
Depuis plusieurs heures, le voisinage immédiat du châssis sur lequel j'étais couché fourmillait littéralement de rats. Ils étaient tumultueux, hardis, voraces,—leurs yeux rouges dardés sur moi, comme s'ils n'attendaient que mon immobilité pour faire de moi leur proie.—À quelle nourriture,—pensai-je,—ont ils été accoutumés dans ce puits?
Excepté un petit reste, ils avaient dévoré, en dépit de tous mes efforts pour les en empêcher, le contenu du plat. Ma main avait contracté une habitude de va-et-vient, de balancement vers le plat; et, à la longue, l'uniformité machinale du mouvement lui avait enlevé toute son efficacité. Dans sa voracité cette vermine fixait souvent ses dents aiguës dans mes doigts. Avec les miettes de la viande huileuse et épicée qui restait encore, je frottai fortement le bandage partout où je pus l'atteindre; puis, retirant ma main du sol, je restai immobile et sans respirer.
D'abord les voraces animaux furent saisis et effrayés du changement,—de la cessation du mouvement. Ils prirent l'alarme et tournèrent le dos; plusieurs regagnèrent le puits; mais cela ne dura qu'un moment. Je n'avais pas compté en vain sur leur gloutonnerie. Observant que je restais sans mouvement, un ou deux des plus hardis grimpèrent sur le châssis et flairèrent la sangle. Cela me parut le signal d'une invasion générale. Des troupes fraîches se précipitèrent hors du puits. Ils s'accrochèrent au bois,—ils l'escaladèrent et sautèrent par centaines sur mon corps. Le mouvement régulier du pendule ne les troublait pas le moins du monde. Ils évitaient son passage et travaillaient activement sur le bandage huilé. Ils se pressaient,—ils fourmillaient et s'amoncelaient incessamment sur moi; ils se tortillaient sur ma gorge; leurs lèvres froides cherchaient les miennes; j'étais à moitié suffoqué par leur poids multiplié; un dégoût, qui n'a pas de nom dans le monde, soulevait ma poitrine et glaçait mon cœur comme un pesant vomissement. Encore une minute, et je sentais que l'horrible opération serait finie. Je sentais positivement le relâchement du bandage; je savais qu'il devait être déjà coupé en plus d'un endroit. Avec une résolution surhumaine, je restai immobile. Je ne m'étais pas trompé dans mes calculs,—je n'avais pas souffert en vain. À la longue, je sentis que j'étais libre. La sangle pendait en lambeaux autour de mon corps; mais le mouvement du pendule attaquait déjà ma poitrine; il avait fendu la serge de ma robe; il avait coupé la chemise de dessous; il fit encore deux oscillations,—et une sensation de douleur aiguë traversa tous mes nerfs. Mais l'instant du salut était arrivé. À un geste de ma main, mes libérateurs s'enfuirent tumultueusement. Avec un mouvement tranquille et résolu,—prudent et oblique,—lentement et en m'aplatissant,—je me glissai hors de l'étreinte du bandage et des atteintes du cimeterre. Pour le moment du moins, j'étais libre.
Libre!—et dans la griffe de l'Inquisition! J'étais à peine sorti de mon grabat d'horreur, j'avais à peine fait quelques pas sur le pavé de la prison, que le mouvement de l'infernale machine cessa, et que je la vis attirée par une force invisible à travers le plafond. Ce fut une leçon qui me mit le désespoir dans le cœur. Tous mes mouvements étaient indubitablement épiés. Libre!—je n'avais échappé à la mort sous une espèce d'agonie que pour être livré à quelque chose de pire que la mort sous quelque autre espèce. À cette pensée, je roulai mes yeux convulsivement sur les parois de fer qui m'enveloppaient. Quelque chose de singulier—un changement que d'abord je ne pus apprécier distinctement—se produisit dans la chambre,—c'était évident. Durant quelques minutes d'une distraction pleine de rêves et de frissons, je me perdis dans de vaines et incohérentes conjectures. Pendant ce temps, je m'aperçus pour la première fois de l'origine de la lumière sulfureuse qui éclairait la cellule. Elle provenait d'une fissure large à peu près d'un demi-pouce, qui s'étendait tout autour de la prison à la base des murs, qui paraissaient ainsi et étaient en effet complètement séparés du sol. Je tâchai, mais bien en vain, comme on le pense, de regarder par cette ouverture.
Comme je me relevais découragé, le mystère de l'altération de la chambre se dévoila tout d'un coup à mon intelligence. J'avais observé que, bien que les contours des figures murales fussent suffisamment distincts, les couleurs semblaient altérées et indécises. Ces couleurs venaient de prendre et prenaient à chaque instant un éclat saisissant et très-intense, qui donnait à ces images fantastiques et diaboliques un aspect dont auraient frémi des nerfs plus solides que les miens. Des yeux de démons, d'une vivacité féroce et sinistre, étaient dardés sur moi de mille endroits, où primitivement je n'en soupçonnais aucun, et brillaient de l'éclat lugubre d'un feu que je voulais absolument, mais en vain, regarder comme imaginaire.
Imaginaire!—Il me suffisait de respirer pour attirer dans mes narines la vapeur du fer chauffé! Une odeur suffocante se répandit dans la prison! Une ardeur plus profonde se fixait à chaque instant dans les yeux dardés sur mon agonie! Une teinte plus riche de rouge s'étalait sur ces horribles peintures de sang! J'étais haletant! Je respirais avec effort! Il n'y avait pas à douter du dessein de mes bourreaux,—oh! les plus impitoyables, oh! les plus démoniaques des hommes! Je reculai loin du métal ardent vers le centre du cachot. En face de cette destruction par le feu, l'idée de la fraîcheur du puits surprit mon âme comme un baume. Je me précipitai vers ses bords mortels. Je tendis mes regards vers le fond. L'éclat de la voûte enflammée illuminait ses plus secrètes cavités. Toutefois, pendant un instant d'égarement, mon esprit se refusa à comprendre la signification de ce que je voyais. À la fin, cela entra dans mon âme,—de force, victorieusement; cela s'imprima en feu sur ma raison frissonnante. Oh une voix, une voix pour parler!—Oh! horreur—Oh! toutes les horreurs, excepté celle-là!—Avec un cri, je me rejetai loin de la margelle, et, cachant mon visage dans mes mains, je pleurai amèrement.
La chaleur augmentait rapidement, et une fois encore je levai les yeux, frissonnant comme dans un accès de fièvre. Un second changement avait eu lieu dans la cellule,—et maintenant ce changement était évidemment dans la forme. Comme la première fois, ce fut d'abord en vain que je cherchai à apprécier ou à comprendre ce qui se passait. Mais on ne me laissa pas longtemps dans le doute. La vengeance de l'Inquisition marchait grand train, déroutée deux fois par mon bonheur, et il n'y avait pas à jouer plus longtemps avec le Roi des Épouvantements. La chambre avait été carrée. Je m'apercevais que deux de ses angles de fer étaient maintenant aigus,—deux conséquemment obtus. Le terrible contraste augmentait rapidement, avec un grondement, un gémissement sourd. En un instant, la chambre avait changé sa forme en celle d'un losange. Mais la transformation ne s'arrêta pas là. Je ne désirais pas, je n'espérais pas qu'elle s'arrêtât. J'aurais appliqué les murs rouges contre ma poitrine, comme un vêtement d'éternelle paix.—La mort,—me dis-je,—n'importe quelle mort, excepté celle du puits!—Insensé! comment n'avais-je pas compris qu'il fallait le puits, que ce puits seul était la raison du fer brûlant qui m'assiégeait? Pouvais-je résister à son ardeur? Et, même en le supposant, pouvais-je me roidir contre sa pression? Et maintenant, le losange s'aplatissait, s'aplatissait avec une rapidité qui ne me laissait pas le temps de la réflexion. Son centre, placé sur la ligne de sa plus grande largeur, coïncidait juste avec le gouffre béant. J'essayai de reculer,—mais les murs, en se resserrant, me pressaient irrésistiblement. Enfin, il vint un moment où mon corps brûlé et contorsionné trouvait à peine sa place, où il y avait à peine place pour mon pied sur le sol de la prison. Je ne luttais plus, mais l'agonie de mon âme s'exhala dans un grand et long cri suprême de désespoir. Je sentis que je chancelais sur le bord,—je détournai les yeux...
Mais voilà comme un bruit discordant de voix humaines! Une explosion, un ouragan de trompettes! Un puissant rugissement comme celui d'un millier de tonnerres! Les murs de feu reculèrent précipitamment! Un bras étendu saisit le mien comme je tombais, défaillant, dans l'abîme. C'était le bras du général Lasalle. L'armée française était entrée à Tolède. L'Inquisition était dans les mains de ses ennemis...
HOP-FROG
Je n'ai jamais connu personne qui eût plus d'entrain et qui fût plus porté à la facétie que ce brave roi. Il ne vivait que pour les farces. Raconter une bonne histoire dans le genre bouffon, et la bien raconter, c'était le plus sûr chemin pour arriver à sa faveur. C'est pourquoi ses sept ministres étaient tous gens distingués par leurs talents de farceurs. Ils étaient tous taillés d'après le patron royal,—vaste corpulence, adiposité, inimitable aptitude pour la bouffonnerie. Que les gens engraissent par la farce ou qu'il y ait dans la graisse quelque chose qui prédispose à la farce, c'est une question que je n'ai jamais pu décider; mais il est certain qu'un farceur maigre peut s'appeler rara avis in terris.
Quant aux raffinements, ou ombres de l'esprit, comme il les appelait lui-même, le roi s'en souciait médiocrement. Il avait une admiration spéciale pour la largeur dans la facétie, et il la digérait même en longueur, pour l'amour d'elle. Les délicatesses l'ennuyaient. Il aurait préféré le Gargantua de Rabelais au Zadig de Voltaire, et par-dessus tout les bouffonneries en action accommodaient son goût, bien mieux encore que les plaisanteries en paroles.
À l'époque où se passe cette histoire, les bouffons de profession n'étaient pas tout à fait passés de mode à la cour. Quelques-unes des grandes puissances continentales gardaient encore leurs fous; c'étaient des malheureux, bariolés, ornés de bonnets à sonnettes, et qui devaient être toujours prêts à livrer, à la minute, des bons mots subtils, en échange des miettes qui tombaient de la table royale.
Notre roi, naturellement, avait son fou. Le fait est qu'il sentait le besoin de quelque chose dans le sens de la folie,—ne fût-ce que pour contrebalancer la pesante sagesse des sept hommes sages qui lui servaient de ministres,—pour ne pas parler de lui.
Néanmoins, son fou, son bouffon de profession, n'était pas seulement un fou. Sa valeur était triplée aux yeux du roi par le fait qu'il était en même temps nain et boiteux. Dans ce temps-là, les nains étaient à la cour aussi communs que les fous; et plusieurs monarques auraient trouvé difficile de passer leur temps,—le temps est plus long à la cour que partout ailleurs,—sans un bouffon pour les faire rire, et un nain pour en rire. Mais, comme je l'ai déjà remarqué, tous ces bouffons, dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, sont gras, ronds et massifs,—de sorte que c'était pour notre roi une ample source d'orgueil de posséder dans Hop-Frog—c'était le nom du fou,—un triple trésor en une seule personne.
Je crois que le nom de Hop-Frog n'était pas celui dont l'avaient baptisé ses parrains, mais qu'il lui avait été conféré par l'assentiment unanime des sept ministres, en raison de son impuissance à marcher comme les autres hommes[5]. Dans le fait, Hop-Frog ne pouvait se mouvoir qu'avec une sorte d'allure interjectionnelle,—quelque chose entre le saut et le tortillement,—une espèce de mouvement qui était pour le roi une récréation perpétuelle et, naturellement, une jouissance; car, nonobstant la proéminence de sa panse et une bouffissure constitutionnelle de la tête, le roi passait aux yeux de toute sa cour pour un fort bel homme.
Mais, bien que Hop-Frog, grâce à la distorsion de ses jambes, ne pût se mouvoir que très-laborieusement dans un chemin ou sur un parquet, la prodigieuse puissance musculaire dont la nature avait doué ses bras, comme pour compenser l'imperfection de ses membres inférieurs, le rendait apte à accomplir maints traits d'une étonnante dextérité, quand il s'agissait d'arbres, de cordes, ou de quoi que ce soit où l'on pût grimper. Dans ces exercices-là, il avait plutôt l'air d'un écureuil ou d'un petit singe que d'une grenouille.
Je ne saurais dire précisément de quel pays Hop-Frog était originaire. Il venait sans doute de quelque région barbare, dont personne n'avait entendu parler,—à une vaste distance de la cour de notre roi. Hop-Frog et une jeune fille un peu moins naine que lui,—mais admirablement bien proportionnée et excellente danseuse,—avaient été enlevés à leurs foyers respectifs, dans des provinces limitrophes, et envoyés en présent au roi par un de ses généraux chéris de la victoire.
Dans de pareilles circonstances, il n'y avait rien d'étonnant à ce qu'une étroite intimité se fût établie entre les deux petits captifs. En réalité, ils devinrent bien vite deux amis jurés. Hop-Frog, qui, bien qu'il se mît en grands frais de bouffonnerie, n'était nullement populaire, ne pouvait pas rendre à Tripetta de grands services; mais elle, en raison de sa grâce et de son exquise beauté—de naine,—elle était universellement admirée et choyée; elle possédait donc beaucoup d'influence et ne manquait jamais d'en user, en toute occasion, au profit de son cher Hop-Frog.
Dans une grande occasion solennelle,—je ne sais plus laquelle,—le roi résolut de donner un bal masqué; et, chaque fois qu'une mascarade ou toute autre fête de ce genre avait lieu à la cour, les talents de Hop-Frog et de Tripetta étaient à coup sûr mis en réquisition. Hop-Frog, particulièrement, était si inventif en matière de décorations, de types nouveaux, et de travestissements pour les bals masqués, qu'il semblait que rien ne pût se faire sans son assistance.
La nuit marquée par la fête était arrivée. Une salle splendide avait été disposée, sous l'œil de Tripetta, avec toute l'ingéniosité possible pour donner de l'éclat à une mascarade. Toute la cour était dans la fièvre de l'attente. Quant aux costumes et aux rôles, chacun, on le pense bien, avait fait son choix en cette matière. Beaucoup de personnes avaient déterminé les rôles qu'elles adopteraient, une semaine ou même un mois d'avance; et, en somme, il n'y avait incertitude ni indécision nulle part,—excepté chez le roi et ses sept ministres. Pourquoi hésitaient-ils? je ne saurais le dire,—à moins que ce ne fût encore une manière de farce. Plus vraisemblablement, il leur était difficile d'attraper leur idée, à cause qu'ils étaient si gros! Quoi qu'il en soit, le temps fuyait et, comme dernière ressource, ils envoyèrent chercher Tripetta et Hop-Frog.
Quand les deux petits amis obéirent à l'ordre du roi, ils le trouvèrent prenant royalement le vin avec les sept membres de son conseil privé; mais le monarque semblait de fort mauvaise humeur. Il savait que Hop-Frog craignait le vin; car cette boisson excitait le pauvre boiteux jusqu'à la folie; et la folie n'est pas une manière de sentir bien réjouissante. Mais le roi aimait ses propres charges et prenait plaisir à forcer Hop-Frog à boire, et,—suivant l'expression royale,—à être gai.
—Viens ici, Hop-Frog,—dit-il, comme le bouffon et son amie entraient dans la chambre;—avale-moi cette rasade à la santé de vos amis absents (ici Hop-Frog soupira), et sers-nous de ton imaginative. Nous avons besoin de types,—de caractères, mon brave!—de quelque chose de nouveau—d'extraordinaire. Nous sommes fatigués de cette éternelle monotonie. Allons, bois!—le vin allumera ton génie!
Hop-Frog s'efforça, comme d'habitude, de répondre par un bon mot aux avances du roi; mais l'effort fut trop grand. C'était justement le jour de naissance du pauvre nain, et l'ordre de boire à ses amis absents fit jaillir les larmes de ses yeux. Quelques larges gouttes amères tombèrent dans la coupe pendant qu'il la recevait humblement de la main de son tyran.
—Ha! ha! ha!—rugit ce dernier, comme le nain épuisait la coupe avec répugnance,—vois ce que peut faire un verre de bon vin! Eh! tes yeux brillent déjà!
Pauvre garçon! Ses larges yeux étincelaient plutôt qu'ils ne brillaient, car l'effet du vin sur son excitable cervelle était aussi puissant qu'instantané. Il plaça nerveusement le gobelet sur la table, et promena sur l'assistance un regard fixe et presque fou. Ils semblaient tous s'amuser prodigieusement du succès de la farce royale.
—Et maintenant, à l'ouvrage!—dit le premier ministre, un très-gros homme.
—Oui,—dit le roi;—allons! Hop-Frog, prête-nous ton assistance. Des types, mon beau garçon! des caractères! nous avons besoin de caractère!—nous en avons tous besoin!—ha! ha! ha!
Et, comme ceci visait sérieusement au bon mot, ils firent, tous sept, chorus au rire royal. Hop-Frog rit aussi, mais faiblement et d'un rire distrait.
—Allons! allons!—dit le roi impatienté,—est-ce que tu ne trouves rien?
—Je tâche de trouver quelque chose de nouveau,—répéta le nain d'un air perdu; car il était tout à fait égaré par le vin.
—Tu tâches!—cria le tyran, férocement.—Qu'entends-tu par ce mot? Ah! je comprends. Vous boudez, et il vous faut encore du vin. Tiens! avale ça!—et il remplit une nouvelle coupe et la tendit toute pleine au boiteux, qui la regarda et respira comme essoufflé.
—Bois, te dis-je!—cria le monstre,—ou par les démons!...
Le nain hésitait. Le roi devint pourpre de rage. Les courtisans souriaient cruellement. Tripetta, pâle comme un cadavre, s'avança jusqu'au siège du monarque, et, s'agenouillant devant lui, elle le supplia d'épargner son ami.
Le tyran la regarda pendant quelques instants, évidemment stupéfait d'une pareille audace. Il semblait ne savoir que dire ni que faire,—ni comment exprimer son indignation d'une manière suffisante. À la fin, sans prononcer une syllabe, il la repoussa violemment loin de lui, et lui jeta à la face le contenu de la coupe pleine jusqu'aux bords.
La pauvre petite se releva du mieux qu'elle put, et, n'osant pas même soupirer, elle reprit sa place au pied de la table.
Il y eut pendant une demi-minute un silence de mort, pendant lequel on aurait entendu tomber une feuille, une plume. Ce silence fut interrompu par une espèce de grincement sourd, mais rauque et prolongé, qui sembla jaillir tout d'un coup de tous les coins de la chambre.
—Pourquoi,—pourquoi,—pourquoi faites-vous ce bruit?—demanda le roi, se retournant avec fureur vers le nain.
Ce dernier semblait être revenu à peu près de son ivresse, et, regardant fixement, mais avec tranquillité, le tyran en face, il s'écria simplement:
—Moi,—moi? Comment pourrait-ce être moi?
—Le son m'a semblé venir du dehors,—observa l'un des courtisans;—j'imagine que c'est le perroquet, à la fenêtre, qui aiguise son bec aux barreaux de sa cage.
—C'est vrai,—répliqua le monarque, comme très-soulagé par cette idée;—mais, sur mon honneur de chevalier, j'aurais juré que c'était le grincement des dents de ce misérable.
Là-dessus, le nain se mit à rire (le roi était un farceur trop déterminé pour trouver à redire au rire de qui que ce fût), et déploya une large, puissante et épouvantable rangée de dents. Bien mieux, il déclara qu'il était tout disposé à boire autant de vin qu'on voudrait. Le monarque s'apaisa, et Hop-Frog, ayant absorbé une nouvelle rasade sans le moindre inconvénient, entra tout de suite, et avec chaleur, dans le plan de la mascarade.
—Je ne puis expliquer,—observa-t-il fort tranquillement, et comme s'il n'avait jamais goûté de vin de sa vie,—comment s'est faite cette association d'idées; mais juste après que Votre Majesté eut frappé la petite et lui eut jeté le vin à la face,—juste après que Votre Majesté eut fait cela, et pendant que le perroquet faisait ce singulier bruit derrière la fenêtre, il m'est revenu à l'esprit un merveilleux divertissement;—c'est un des jeux de mon pays, et nous l'introduisons souvent dans nos mascarades; mais ici il sera absolument nouveau. Malheureusement ceci demande une société de huit personnes, et...
—Eh! nous sommes huit!—s'écria le roi, riant de sa subtile découverte;—huit, juste!—moi et mes sept ministres. Voyons! quel est ce divertissement?
—Nous appelons cela,—dit le boiteux,—les Huit Orangs-Outangs Enchaînés, et c'est vraiment un jeu charmant, quand il est bien exécuté.
—Nous l'exécuterons,—dit le roi, en se redressant et abaissant les paupières.
—La beauté du jeu,—continua Hop-Frog,—consiste dans l'effroi qu'il cause parmi les femmes.
—Excellent!—rugirent en chœur le monarque et son ministère.
—C'est moi qui vous habillerai en orangs-outangs,—continua le nain;—fiez-vous à moi pour tout cela. La ressemblance sera si frappante que tous les masques vous prendront pour de véritables bêtes,—et, naturellement, ils seront aussi terrifiés qu'étonnés.
—Oh! c'est ravissant!—s'écria le roi.—Hop-Frog! nous ferons de toi un homme!
—Les chaînes ont pour but d'augmenter le désordre par leur tintamarre. Vous êtes censés avoir échappé en masse à vos gardiens. Votre Majesté ne peut se figurer l'effet produit, dans un bal masqué, par huit orangs-outangs enchaînés, que la plupart des assistants prennent pour de véritables bêtes, se précipitant avec des cris sauvages à travers une foule d'hommes et de femmes coquettement et somptueusement vêtus. Le contraste n'a pas son pareil.
—Cela sera!—dit le roi; et le conseil se leva en toute hâte,—car il se faisait tard,—pour mettre à exécution le plan de Hop-Frog.
Sa manière d'arranger tout ce monde en orangs-outangs était très-simple, mais très-suffisante pour son dessein. À l'époque où se passe cette histoire, on voyait rarement des animaux de cette espèce dans les différentes parties du monde civilisé; et, comme les imitations faites par le nain étaient suffisamment bestiales et plus que suffisamment hideuses, on crut pouvoir se fier à la ressemblance.
Le roi et ses ministres furent d'abord insinués dans des chemises et des caleçons de tricot collants. Puis on les enduisit de goudron. À cet endroit de l'opération, quelqu'un de la bande suggéra l'idée de plumes; mais elle fut tout d'abord rejetée par le nain, qui convainquit bien vite les huit personnages, par une démonstration oculaire, que le poil d'un animal tel que l'orang-outang était bien plus fidèlement représenté par du lin. En conséquence, on en étala une couche épaisse par-dessus la couche de goudron. On se procura alors une longue chaîne. D'abord on la passa autour de la taille du roi, et l'on s'y assujettit; puis, autour d'un autre individu de la bande, et on l'y assujettit également; puis, successivement autour de chacun et de la même manière. Quand tout cet arrangement de chaîne fut achevé, en s'écartant l'un de l'autre aussi loin que possible, ils formèrent un cercle; et, pour achever la vraisemblance, Hop-Frog fit passer le reste de la chaîne à travers le cercle, en deux diamètres, à angles droits, d'après la méthode adoptée aujourd'hui par les chasseurs de Bornéo qui prennent des chimpanzés ou d'autres grosses espèces.
La grande salle dans laquelle le bal devait avoir lieu était une pièce circulaire, très-élevée, et recevant la lumière du soleil par une fenêtre unique, au plafond. La nuit (c'était le temps où cette salle trouvait sa destination spéciale), elle était principalement éclairée par un vaste lustre, suspendu par une chaîne au centre du châssis, et qui s'élevait ou s'abaissait au moyen d'un contrepoids ordinaire; mais pour ne pas nuire à l'élégance, ce dernier passait en dehors de la coupole et par-dessus le toit.
La décoration de la salle avait été abandonnée à la surveillance de Tripetta; mais dans quelques détails elle avait probablement été guidée par le calme jugement de son ami le nain. C'était d'après son conseil que pour cette occasion le lustre avait été enlevé. L'écoulement de la cire, qu'il eût été impossible d'empêcher dans une atmosphère aussi chaude, aurait causé un sérieux dommage aux riches toilettes des invités, qui, vu l'encombrement de la salle, n'auraient pas pu tous éviter le centre, c'est-à-dire la région du lustre. De nouveaux candélabres furent ajustés dans différentes parties de la salle, hors de l'espace rempli par la foule; et un flambeau, d'où s'échappait un parfum agréable, fut placé dans la main droite de chacune des cariatides qui s'élevaient contre le mur, au nombre de cinquante ou soixante en tout.
Les huit orangs-outangs, prenant conseil de Hop-Frog, attendirent patiemment, pour faire leur entrée, que la salle fût complètement remplie de masques, c'est-à-dire jusqu'à minuit. Mais l'horloge avait à peine cessé de sonner, qu'ils se précipitèrent ou plutôt qu'ils roulèrent tous en masse,—car, empêchés comme ils étaient dans leurs chaînes, quelques-uns tombèrent et tous trébuchèrent en entrant.
La sensation parmi les masques fut prodigieuse et remplit de joie le cœur du roi. Comme on s'y attendait, le nombre des invités fut grand, qui supposèrent que ces êtres de mine féroce étaient de véritables bêtes d'une certaine espèce, sinon précisément des orangs-outangs. Plusieurs femmes s'évanouirent de frayeur; et, si le roi n'avait pas pris la précaution d'interdire toutes les armes, lui et sa bande auraient pu payer leur plaisanterie de leur sang. Bref, ce fut une déroute générale vers les portes; mais le roi avait donné l'ordre qu'on les fermât aussitôt après son entrée, et, d'après le conseil du nain, les clefs avaient été remises entre ses mains.
Pendant que le tumulte était à son comble, et que chaque masque ne pensait qu'à son propre salut,—car, en somme, dans cette panique et cette cohue, il y avait un danger réel,—on aurait pu voir la chaîne qui servait à suspendre le lustre, et qui avait été également retirée, descendre, descendre jusqu'à ce que son extrémité recourbée en crochet fût arrivée à trois pieds du sol.
Peu d'instants après, le roi et ses sept amis, ayant roulé à travers la salle dans toutes les directions, se trouvèrent enfin au centre et en contact immédiat avec la chaîne. Pendant qu'ils étaient dans cette position, le nain, qui avait toujours marché sur leurs talons, les engageant à prendre garde à la commotion, se saisit de leur chaîne à l'intersection des deux parties diamétrales. Alors, avec la rapidité de la pensée, il y ajusta le crochet qui servait d'ordinaire à suspendre le lustre; et en un instant, retirée comme par un agent invisible, la chaîne remonta assez haut pour mettre le crochet hors de toute portée, et conséquemment enleva les orangs-outangs tous ensemble, les uns contre les autres, et face à face.
Les masques, pendant ce temps, étaient à peu près revenus de leur alarme; et, comme ils commençaient à prendre tout cela pour une plaisanterie adroitement concertée, ils poussèrent un immense éclat de rire, en voyant la position des singes.
—Gardez-les moi!—cria alors Hop-Frog; et sa voix perçante se faisait entendre à travers le tumulte,—gardez-les-moi, je crois que je les connais, moi. Si je peux seulement les bien voir, moi, je vous dirai tout de suite qui ils sont.
Alors, chevauchant des pieds et des mains sur les têtes de la foule, il manœuvra de manière à atteindre le mur; puis, arrachant un flambeau à l'une des cariatides, il retourna, comme il était venu, vers le centre de la salle,—bondit avec l'agilité d'un singe sur la tête du roi,—et grimpa de quelques pieds après la chaîne,—abaissant la torche pour examiner le groupe des orangs-outangs, et criant toujours:—Je découvrirai bien vite qui ils sont!
Et alors, pendant que toute l'assemblée,—y compris les singes,—se tordait de rire, le bouffon poussa soudainement un sifflement aigu; la chaîne remonta vivement de trente pieds environ,—tirant avec elle les orangs-outangs terrifiés qui se débattaient, et les laissant suspendus en l'air entre le châssis et le plancher. Hop-Frog, cramponné à la chaîne, était remonté avec elle et gardait toujours sa position relativement aux huit masques, rabattant toujours sa torche vers eux, comme s'il s'efforçait de découvrir qui ils pouvaient être.
Toute l'assistance fut tellement stupéfiée par cette ascension, qu'il en résulta un silence profond, d'une minute environ. Mais il fut interrompu par un bruit sourd, une espèce de grincement rauque, comme celui qui avait déjà attiré l'attention du roi et de ses conseillers, quand celui-ci avait jeté le vin à la face de Tripetta. Mais, dans le cas présent, il n'y avait pas lieu de chercher d'où partait le bruit. Il jaillissait des dents du nain, qui faisait grincer ces crocs, comme s'il les broyait dans l'écume de sa bouche, et dardait des yeux étincelant d'une rage folle vers le roi et ses sept compagnons, dont les figures étaient tournées vers lui.
—Ah! ah!—dit enfin le nain furibond,—ah! ah! je commence à voir qui sont ces gens-là maintenant!
Alors, sous prétexte d'examiner le roi de plus près, il approcha le flambeau du vêtement de lin dont celui-ci était revêtu, et qui se fondit instantanément en une nappe de flamme éclatante. En moins d'une demi-minute, les huit orangs-outangs flambaient furieusement, au milieu des cris d'une multitude qui les contemplait d'en bas, frappée d'horreur, et impuissante à leur porter le plus léger secours.
À la longue, les flammes, jaillissant soudainement avec plus de violence, contraignirent le bouffon à grimper plus haut sur sa chaîne, hors de leur atteinte, et, pendant qu'il accomplissait cette manœuvre, la foule retomba, pour un instant encore, dans le silence. Le nain saisit l'occasion, et prit de nouveau la parole:
—Maintenant,—dit-il,—je vois distinctement de quelle espèce sont ces masques. Je vois un grand roi et ses sept conseillers privés, un roi qui ne se fait pas scrupule de frapper une fille sans défense, et ses sept conseillers qui l'encouragent dans son atrocité. Quant à moi, je suis simplement Hop-Frog le bouffon,—et ceci est ma dernière bouffonnerie!
Grâce à l'extrême combustibilité du chanvre et du goudron auquel il était collé, le nain avait à peine fini sa courte harangue que l'œuvre de vengeance était accomplie. Les huit cadavres se balançaient sur leurs chaînes.—masse confuse, fétide, fuligineuse, hideuse. Le boiteux lança sa torche sur eux, grimpa tout à loisir vers le plafond, et disparut à travers le châssis.
On suppose que Tripetta, en sentinelle sur le toit de la salle, avait servi de complice à son ami dans cette vengeance incendiaire, et qu'ils s'enfuirent ensemble vers leur pays; car on ne les a jamais revus.
LA BARRIQUE D'AMONTILLADO
J'avais supporté du mieux que j'avais pu les mille injustices de Fortunato; mais, quand il en vint à l'insulte, je jurai de me venger. Vous cependant, qui connaissez bien la nature de mon âme, vous ne supposerez pas que j'aie articulé une seule menace. À la longue, je devais être vengé; c'était un point définitivement arrêté;—mais la perfection même de ma résolution excluait toute idée de péril. Je devais non-seulement punir, mais punir impunément. Une injure n'est pas redressée quand le châtiment atteint le redresseur; elle n'est pas non plus redressée quand le vengeur n'a pas soin de se faire connaître à celui qui a commis l'injure.
Il faut qu'on sache que je n'avais donné à Fortunato aucune raison de douter de ma bienveillance, ni par mes paroles, ni par mes actions. Je continuai, selon mon habitude, à lui sourire en face, et il ne devinait pas que mon sourire désormais ne traduisait que la pensée de son immolation.
Il avait un côté faible,—ce Fortunato,—bien qu'il fût à tous autres égards un homme à respecter, et même à craindre. Il se faisait gloire d'être connaisseur en vins. Peu d'Italiens ont le véritable esprit de connaisseur; leur enthousiasme est la plupart du temps emprunté, accommodé au temps et à l'occasion; c'est un charlatanisme pour agir sur les millionnaires anglais et autrichiens. En fait de peintures et de pierres précieuses, Fortunato, comme ses compatriotes, était un charlatan;—mais en matière de vieux vins il était sincère. À cet égard, je ne différais pas essentiellement de lui; j'étais moi-même très-entendu dans les crus italiens, et j'en achetais considérablement toutes les fois que je le pouvais.
Un soir, à la brune, au fort de la folie du carnaval, je rencontrai mon ami. Il m'accosta avec une très-chaude cordialité, car il avait beaucoup bu. Mon homme était déguisé. Il portait un vêtement collant et mi-parti, et sa tête était surmontée d'un bonnet conique avec des sonnettes. J'étais si heureux de le voir que je crus que je ne finirais jamais de lui pétrir la main. Je lui dis:
—Mon cher Fortunato, je vous rencontre à propos.—Quelle excellente mine vous avez aujourd'hui!—Mais j'ai reçu une pipe d'amontillado, ou du moins d'un vin qu'on me donne pour tel, et j'ai des doutes.
—Comment?—dit-il,—de l'amontillado? Une pipe? Pas possible!—Et au milieu du carnaval!
—J'ai des doutes,—répliquai-je,—et j'ai été assez bête pour payer le prix total de l'amontillado sans vous consulter. On n'a pas pu vous trouver, et je tremblais de manquer une occasion.
—De l'amontillado!
—J'ai des doutes.
—De l'amontillado!
—Et je veux les tirer au clair.
—De l'amontillado!
—Puisque vous êtes invité quelque part, je vais chercher Luchesi. Si quelqu'un a le sens critique, c'est lui. Il me dira...
—Luchesi est incapable de distinguer l'amontillado du xérès.
—Et cependant il y a des imbéciles qui tiennent que son goût est égal au vôtre.
—Venez, allons!
—Où?
—À vos caves.
—Mon ami, non; je ne veux pas abuser de votre bonté. Je vois que vous êtes invité. Luchesi...
—Je ne suis pas invité;—partons!
—Mon ami, non. Ce n'est pas la question de l'invitation, mais c'est le cruel froid dont je m'aperçois que vous souffrez. Les caves sont insupportablement humides; elles sont tapissées de nitre.
—N'importe, allons! Le froid n'est absolument rien. De l'amontillado! On vous en a imposé.—Et quant à Luchesi, il est incapable de distinguer le xérès de l'amontillado.
En parlant ainsi, Fortunato s'empara de mon bras. Je mis un masque de soie noire, et, m'enveloppant soigneusement d'un manteau, je me laissai traîner par lui jusqu'à mon palais.
Il n'y avait pas de domestiques à la maison; ils s'étaient cachés pour faire ripaille en l'honneur de la saison. Je leur avais dit que je ne rentrerais pas avant le matin, et je leur avais donné l'ordre formel de ne pas bouger de la maison. Cet ordre suffisait, je le savais bien, pour qu'ils décampassent en toute hâte, tous, jusqu'au dernier, aussitôt que j'aurais tourné le dos.
Je pris deux flambeaux à la glace, j'en donnai un à Fortunato, et je le dirigeai complaisamment, à travers une enfilade de pièces, jusqu'au vestibule qui conduisait aux caves. Je descendis devant lui un long et tortueux escalier, me retournant et lui recommandant de prendre bien garde. Nous atteignîmes enfin les derniers degrés, et nous nous trouvâmes ensemble sur le sol humide des catacombes des Montrésors.
La démarche de mon ami était chancelante, et les clochettes de son bonnet cliquetaient à chacune de ses enjambées.
—La pipe d'amontillado?—dit-il.
—C'est plus loin,—dis-je;—mais observez cette broderie blanche qui étincelle sur les murs de ce caveau.
Il se retourna vers moi et me regarda dans les yeux avec deux globes vitreux qui distillaient les larmes de l'ivresse.
—Le nitre?—demanda-t-il à la fin.
—Le nitre,—répliquai-je.—Depuis combien de temps avez-vous attrapé cette toux?
—Euh! euh! euh!—euh! euh! euh!—euh! euh! euh!—euh!!!
Il fut impossible à mon pauvre ami de répondre avant quelques minutes.
—Ce n'est rien,—dit-il enfin.
—Venez,—dis-je avec fermeté,—allons-nous-en; votre santé est précieuse. Vous êtes riche, respecté, admiré, aimé; vous êtes heureux, comme je le fus autrefois; vous êtes un homme qui laisserait un vide. Pour moi, ce n'est pas la même chose. Allons-nous-en; vous vous rendrez malade. D'ailleurs, il y a Luchesi...
—Assez,—dit-il;—la toux, ce n'est rien. Cela ne me tuera pas. Je ne mourrai pas d'un rhume.
—C'est vrai,—c'est vrai,—répliquai-je,—et en vérité je n'avais pas l'intention de vous alarmer inutilement;—mais vous devriez prendre des précautions. Un coup de ce médoc vous défendra contre l'humidité.
Ici j'enlevai une bouteille à une longue rangée de ses compagnes qui étaient couchées par terre, et je fis sauter le goulot.
—Buvez,—dis-je, en lui présentant le vin.
Il porta la bouteille à ses lèvres, en me regardant du coin de l'œil. Il fit une pause, me salua familièrement (les grelots sonnèrent), et dit:
—Je bois aux défunts qui reposent autour de nous!
—Et moi, à votre longue vie!
Il reprit mon bras, et nous nous remîmes en route.
—Ces caveaux,—dit-il,—sont très-vastes.
—Les Montrésors,—répliquai-je,—étaient une grande et nombreuse famille.
—J'ai oublié vos armes.
—Un grand pied d'or sur champ d'azur; le pied écrase un serpent rampant dont les dents s'enfoncent dans le talon.
—Et la devise?
—Nemo me impune lacessit.
—Fort beau!—dit-il. Le vin étincelait dans ses yeux, et les sonnettes tintaient. Le médoc m'avait aussi échauffé les idées. Nous étions arrivés à travers des murailles d'ossements empilés, entremêlés de barriques et de pièces de vin, aux dernières profondeurs des catacombes. Je m'arrêtai de nouveau, et cette fois je pris la liberté de saisir Fortunato par un bras, au-dessus du coude.
—Le nitre!—dis-je;—voyez, cela augmente. Il pend comme de la mousse le long des voûtes. Nous sommes sous le lit de la rivière. Les gouttes d'humidité filtrent à travers les ossements. Venez, partons, avant qu'il soit trop tard. Votre toux...
—Ce n'est rien,—dit-il,—continuons. Mais, d'abord, encore un coup de médoc.
Je cassai un flacon de vin de Graves, et je le lui tendis. Il le vida d'un trait. Ses yeux brillèrent d'un feu ardent. Il se mit à rire, et jeta la bouteille en l'air avec un geste que je ne pus pas comprendre.
Je le regardai avec surprise. Il répéta le mouvement,—un mouvement grotesque.
—Vous ne comprenez pas?—dit-il.
—Non,—répliquai-je.
—Alors vous n'êtes pas de la loge.
—Comment?
—Vous n'êtes pas maçon.
—Si! si!—dis-je,—si! si!
—Vous? impossible! vous maçon?
—Oui, maçon,—répondis-je.
—Un signe!—dit-il.
—Voici,—répliquai-je, en tirant une truelle de dessous les plis de mon manteau.
—Vous voulez rire,—s'écria-t-il, en reculant de quelques pas.—Mais allons à l'amontillado.
—Soit,—dis-je, en replaçant l'outil sous ma roquelaure, et lui offrant de nouveau mon bras. Il s'appuya lourdement dessus. Nous continuâmes notre route à la recherche de l'amontillado. Nous passâmes sous une rangée d'arceaux fort bas; nous descendîmes; nous fîmes quelques pas, et, descendant encore, nous arrivâmes à une crypte profonde, où l'impureté de l'air faisait rougir plutôt que briller nos flambeaux.
Tout au fond de cette crypte, on en découvrait une autre moins spacieuse. Ses murs avaient été revêtus avec les débris humains, empilés dans les caves au-dessus de nous, à la manière des grandes catacombes de Paris. Trois côtés de cette seconde crypte étaient encore décorés de cette façon. Du quatrième les os avaient été arrachés et gisaient confusément sur le sol, formant en un point un rempart d'une certaine hauteur. Dans le mur, ainsi mis à nu par le déplacement des os, nous apercevions encore une autre niche, profonde de quatre pieds environ, large de trois, haute de six ou sept. Elle ne semblait pas avoir été construite pour un usage spécial, mais formait simplement l'intervalle entre deux des piliers énormes qui supportaient la voûte des catacombes, et s'appuyait à l'un des murs de granit massif qui délimitaient l'ensemble.
Ce fut en vain que Fortunato, élevant sa torche malade, s'efforça de scruter la profondeur de la niche. La lumière affaiblie ne nous permettait pas d'en apercevoir l'extrémité.
—Avancez,—dis-je,—c'est là qu'est l'amontillado. Quant à Luchesi...
—C'est un être ignare!—interrompit mon ami, prenant les devants et marchant tout de travers, pendant que je suivais sur ses talons. En un instant, il avait atteint l'extrémité de la niche, et, trouvant sa marche arrêtée par le roc, il s'arrêta stupidement ébahi. Un moment après, je l'avais enchaîné au granit. Sur la paroi il y avait deux crampons de fer, à la distance d'environ deux pieds l'un de l'autre, dans le sens horizontal. À l'un des deux était suspendue une courte chaîne, à l'autre un cadenas. Ayant jeté la chaîne autour de sa taille, l'assujettir fut une besogne de quelques secondes. Il était trop étonné pour résister. Je retirai la clef, et reculai de quelques pas hors de la niche.
—Passez votre main sur le mur,—dis-je;—vous ne pouvez pas ne pas sentir le nitre. Vraiment, il est très-humide. Laissez-moi vous supplier une fois encore de vous en aller.—Non?—Alors, il faut positivement que je vous quitte. Mais je vous rendrai d'abord tous les petits soins qui sont en mon pouvoir.
—L'amontillado!—s'écria mon ami, qui n'était pas encore revenu de son étonnement.
—C'est vrai,—répliquai-je,—l'amontillado.
Tout en prononçant ces mots, j'attaquais la pile d'ossements dont j'ai déjà parlé. Je les jetai de côté, et je découvris bientôt une bonne quantité de moellons et de mortier. Avec ces matériaux, et à l'aide de ma truelle, je commençai activement à murer l'entrée de la niche.
J'avais à peine établi la première assise de ma maçonnerie, que je découvris que l'ivresse de Fortunato était en grande partie dissipée. Le premier indice que j'en eus fut un cri sourd, un gémissement, qui sortit du fond de la niche. Ce n'était pas le cri d'un homme ivre! Puis il y eut un long et obstiné silence. Je posai la seconde rangée, puis la troisième, puis la quatrième; et alors j'entendis les furieuses vibrations de la chaîne. Le bruit dura quelques minutes, pendant lesquelles, pour m'en délecter plus à l'aise, j'interrompis ma besogne et m'accroupis sur les ossements. À la fin, quand le tapage s'apaisa, je repris ma truelle, et j'achevai sans interruption la cinquième, la sixième et la septième rangée. Le mur était alors presque à la hauteur de ma poitrine. Je fis une nouvelle pause, et, élevant les flambeaux au-dessus de la maçonnerie, je jetai quelques faibles rayons sur le personnage inclus.
Une suite de grands cris, de cris aigus, fit soudainement explosion du gosier de la figure enchaînée, et me rejeta pour ainsi dire violemment en arrière. Pendant un instant j'hésitai,—je tremblai. Je tirai mon épée, et je commençai à fourrager à travers la niche; mais un instant de réflexion suffit à me tranquilliser. Je posai la main sur la maçonnerie massive du caveau, et je fus tout à fait rassuré. Je me rapprochai du mur. Je répondis aux hurlements de mon homme. Je leur fis écho et accompagnement,—je les surpassai en volume et en force. Voilà comme je fis, et le braillard se tint tranquille.
Il était alors minuit, et ma tâche tirait à sa fin. J'avais complété ma huitième, ma neuvième et ma dixième rangée. J'avais achevé une partie de la onzième et dernière; il ne restait plus qu'une seule pierre à ajuster et à plâtrer. Je la remuai avec effort; je la plaçai à peu près dans la position voulue. Mais alors s'échappa de la niche un rire étouffé qui me fit dresser les cheveux sur la tête. À ce rire succéda une voix triste que je reconnus difficilement pour celle du noble Fortunato.
La voix disait:
—Ha! ha! ha!—Hé! hé!—Une très-bonne plaisanterie, en vérité!—une excellente farce! Nous en rirons de bon cœur au palais,—hé! hé!—de notre bon vin!—hé! hé! hé!
—De l'amontillado!—dis-je.
—Hé! hé!—hé! hé!—oui, de l'amontillado. Mais ne se fait-il pas tard? Ne nous attendront-ils pas au palais, la signora Fortunato et les autres? Allons-nous-en.
—Oui,—dis-je,—allons-nous-en.
—Pour l'amour de Dieu, Montrésor!
—Oui,—dis-je,—pour l'amour de Dieu!
Mais à ces mots point de réponse; je tendis l'oreille en vain. Je m'impatientai. J'appelai très-haut:
—Fortunato!
Pas de réponse. J'appelai de nouveau:
—Fortunato!
Rien.—J'introduisis une torche à travers l'ouverture qui restait et la laissai tomber en dedans. Je ne reçus en manière de réplique qu'un cliquetis de sonnettes. Je me sentis mal au cœur,—sans doute par suite de l'humidité des catacombes. Je me hâtai de mettre fin à ma besogne. Je fis un effort, et j'ajustai la dernière pierre; je la recouvris de mortier. Contre la nouvelle maçonnerie je rétablis l'ancien rempart d'ossements. Depuis un demi-siècle aucun mortel ne les a dérangés. In pace requiescat!
LE MASQUE DE LA MORT ROUGE
La Mort Rouge avait pendant longtemps dépeuplé la contrée. Jamais peste ne fut si fatale, si horrible. Son avatar, c'était le sang,—la rougeur et la hideur du sang. C'étaient des douleurs aiguës, un vertige soudain, et puis un suintement abondant par les pores, et la dissolution de l'être. Des taches pourpres sur le corps, et spécialement sur le visage de la victime, la mettaient au ban de l'humanité, et lui fermaient tout secours et toute sympathie. L'invasion, le progrès, le résultat de la maladie, tout cela était l'affaire d'une demi-heure.
Mais le prince Prospero était heureux, et intrépide, et sagace. Quand ses domaines furent à moitié dépeuplés, il convoqua un millier d'amis vigoureux et allègres de cœur, choisis parmi les chevaliers et les dames de sa cour, et se fit avec eux une retraite profonde dans une de ses abbayes fortifiées. C'était un vaste et magnifique bâtiment, une création du prince, d'un goût excentrique et cependant grandiose. Un mur épais et haut lui faisait une ceinture. Ce mur avait des portes de fer. Les courtisans, une fois entrés, se servirent de fourneaux et de solides marteaux pour souder les verrous. Ils résolurent de se barricader contre les impulsions soudaines du désespoir extérieur et de fermer toute issue aux frénésies du dedans. L'abbaye fut largement approvisionnée. Grâce à ces précautions, les courtisans pouvaient jeter le défi à la contagion. Le monde extérieur s'arrangerait comme il pourrait. En attendant, c'était folie de s'affliger ou de penser. Le prince avait pourvu à tous les moyens de plaisir. Il y avait des bouffons, il y avait des improvisateurs, des danseurs, des musiciens, il y avait le beau sous toutes ses formes, il y avait le vin. En dedans, il y avait toutes ces belles choses et la sécurité. Au-dehors, la Mort Rouge.
Ce fut vers la fin du cinquième ou sixième mois de sa retraite, et pendant que le fléau sévissait au-dehors avec le plus de rage, que le prince Prospero gratifia ses mille amis d'un bal masqué de la plus insolite magnificence.
Tableau voluptueux que cette mascarade! Mais d'abord laissez-moi vous décrire les salles où elle eut lieu. Il y en avait sept,—une enfilade impériale. Dans beaucoup de palais, ces séries de salons forment de longues perspectives en ligne droite, quand les battants des portes sont rabattus sur les murs de chaque côté, de sorte que le regard s'enfonce jusqu'au bout sans obstacle. Ici, le cas était fort différent, comme on pouvait s'y attendre de la part du duc et de son goût très-vif pour le bizarre. Les salles étaient si irrégulièrement disposées, que l'œil n'en pouvait guère embrasser plus d'une à la fois. Au bout d'un espace de vingt à trente yards, il y avait un brusque détour, et à chaque coude un nouvel aspect. À droite et à gauche, au milieu de chaque mur, une haute et étroite fenêtre gothique donnait sur un corridor fermé qui suivait les sinuosités de l'appartement. Chaque fenêtre était faite de verres coloriés en harmonie avec le ton dominant dans les décorations de la salle sur laquelle elle s'ouvrait. Celle qui occupait l'extrémité orientale, par exemple, était tendue de bleu,—et les fenêtres étaient d'un bleu profond. La seconde pièce était ornée et tendue de pourpre, et les carreaux étaient pourpres. La troisième, entièrement verte, et vertes les fenêtres. La quatrième, décorée d'orange, était éclairée par une fenêtre orangée,—la cinquième, blanche,—la sixième, violette.
La septième salle était rigoureusement ensevelie de tentures de velours noir qui revêtaient tout le plafond et les murs, et retombaient en lourdes nappes sur un tapis de même étoffe et de même couleur. Mais, dans cette chambre seulement, la couleur des fenêtres ne correspondait pas à la décoration. Les carreaux étaient écarlates,—d'une couleur intense de sang.
Or, dans aucune des sept salles, à travers les ornements d'or éparpillés à profusion çà et là ou suspendus aux lambris, on ne voyait de lampe ni de candélabre. Ni lampes, ni bougies; aucune lumière de cette sorte dans cette longue suite de pièces. Mais, dans les corridors qui leur servaient de ceinture, juste en face de chaque fenêtre, se dressait un énorme trépied, avec un brasier éclatant, qui projetait ses rayons à travers les carreaux de couleur et illuminait la salle d'une manière éblouissante. Ainsi se produisaient une multitude d'aspects chatoyants et fantastiques. Mais, dans la chambre de l'ouest, la chambre noire, la lumière du brasier qui ruisselait sur les tentures noires à travers les carreaux sanglants était épouvantablement sinistre, et donnait aux physionomies des imprudents qui y entraient un aspect tellement étrange, que bien peu de danseurs se sentaient le courage de mettre les pieds dans son enceinte magique.
C'était aussi dans cette salle que s'élevait, contre le mur de l'ouest, une gigantesque horloge d'ébène. Son pendule se balançait avec un tic-tac sourd, lourd, monotone; et quand l'aiguille des minutes avait fait le circuit du cadran et que l'heure allait sonner, il s'élevait des poumons d'airain de la machine un son clair, éclatant, profond et excessivement musical, mais d'une note si particulière et d'une énergie telle, que d'heure en heure, les musiciens de l'orchestre étaient contraints d'interrompre un instant leurs accords pour écouter la musique de l'heure; les valseurs alors cessaient forcément leurs évolutions; un trouble momentané courrait dans toute la joyeuse compagnie; et, tant que vibrait le carillon, on remarquait que les plus fous devenaient pâles, et que les plus âgés et les plus rassis passaient leurs mains sur leurs fronts, comme dans une méditation ou une rêverie délirante. Mais, quand l'écho s'était tout à fait évanoui, une légère hilarité circulait par toute l'assemblée; les musiciens s'entre-regardaient et souriaient de leurs nerfs et de leur folie, et se juraient tout bas, les uns aux autres, que la prochaine sonnerie ne produirait pas en eux la même émotion; et puis, après la fuite des soixante minutes qui comprennent les trois mille six cents secondes de l'heure disparue, arrivait une nouvelle sonnerie de la fatale horloge, et c'était le même trouble, le même frisson, les mêmes rêveries.
Mais, en dépit de tout cela, c'était une joyeuse et magnifique orgie. Le goût du duc était tout particulier. Il avait un œil sûr à l'endroit des couleurs et des effets. Il méprisait le décorum de la mode. Ses plans étaient téméraires et sauvages, et ses conceptions brillaient d'une splendeur barbare. Il y a des gens qui l'auraient jugé fou. Ses courtisans sentaient bien qu'il ne l'était pas. Mais il fallait l'entendre, le voir, le toucher, pour être sûr qu'il ne l'était pas.
Il avait, à l'occasion de cette grande fête, présidé en grande partie à la décoration mobilière des sept salons, et c'était son goût personnel qui avait commandé le style des travestissements. À coup sûr, c'étaient des conceptions grotesques. C'était éblouissant, étincelant; il y avait du piquant et du fantastique,—beaucoup de ce qu'on a vu dans Hernani. Il y avait des figures vraiment arabesques, absurdement équipées, incongrûment bâties; des fantaisies monstrueuses comme la folie; il y avait du beau, du licencieux, du bizarre en quantité, tant soit peu du terrible, et du dégoûtant à foison. Bref, c'était comme une multitude de rêves qui se pavanaient çà et là dans les sept salons. Et ces rêves se contorsionnaient en tous sens, prenant la couleur des chambres; et l'on eût dit qu'ils exécutaient la musique avec leurs pieds, et que les airs étranges de l'orchestre étaient l'écho de leurs pas.
Et, de temps en temps, on entend sonner l'horloge d'ébène de la salle de velours. Et alors, pour un moment, tout s'arrête, tout se tait, excepté la voix de l'horloge. Les rêves sont glacés, paralysés dans leurs postures. Mais les échos de la sonnerie s'évanouissent,—ils n'ont duré qu'un instant,—et à peine ont-ils fui, qu'une hilarité légère et mal contenue circule partout. Et la musique s'enfle de nouveau, et les rêves revivent, et ils se tordent çà et là plus joyeusement que jamais, reflétant la couleur des fenêtres à travers lesquelles ruisselle le rayonnement des trépieds. Mais, dans la chambre qui est là-bas tout à l'ouest, aucun masque n'ose maintenant s'aventurer; car la nuit avance, et une lumière plus rouge afflue à travers les carreaux couleur de sang, et la noirceur des draperies funèbres est effrayante; et à l'étourdi qui met le pied sur le tapis funèbre l'horloge d'ébène envoie un carillon plus lourd, plus solennellement énergique que celui qui frappe les oreilles des masques tourbillonnant dans l'insouciance lointaine des autres salles.
Quant à ces pièces-là, elles fourmillaient de monde, et le cœur de la vie y battait fiévreusement. Et la fête tourbillonnait toujours lorsque s'éleva enfin le son de minuit de l'horloge. Alors, comme je l'ai dit, la musique s'arrêta; le tournoiement des valseurs fut suspendu; il se fit partout, comme naguère, une anxieuse immobilité. Mais le timbre de l'horloge avait cette fois douze coups à sonner; aussi, il se peut bien que plus de pensée se soit glissée dans les méditations de ceux qui pensaient parmi cette foule festoyante. Et ce fut peut-être aussi pour cela que plusieurs personnes parmi cette foule, avant que les derniers échos du dernier coup fussent noyés dans le silence, avaient eu le temps de s'apercevoir de la présence d'un masque qui jusque-là n'avait aucunement attiré l'attention. Et, la nouvelle de cette intrusion s'étant répandue en un chuchotement à la ronde, il s'éleva de toute l'assemblée un bourdonnement, un murmure significatif d'étonnement et de désapprobation,—puis, finalement, de terreur, d'horreur et de dégoût.
Dans une réunion de fantômes telle que je l'ai décrite, il fallait sans doute une apparition bien extraordinaire pour causer une telle sensation. La licence carnavalesque de cette nuit était, il est vrai, à peu près illimitée; mais le personnage en question avait dépassé l'extravagance d'un Hérode, et franchi les bornes—cependant complaisantes—du décorum imposé par le prince. Il y a dans les cœurs des plus insouciants des cordes qui ne se laissent pas toucher sans émotion. Même chez les dépravés, chez ceux pour qui la vie et la mort sont également un jeu, il y a des choses avec lesquelles on ne peut pas jouer. Toute l'assemblée parut alors sentir profondément le mauvais goût et l'inconvenance de la conduite et du costume de l'étranger. Le personnage était grand et décharné, et enveloppé d'un suaire de la tête aux pieds. Le masque qui cachait le visage représentait si bien la physionomie d'un cadavre raidi, que l'analyse la plus minutieuse aurait difficilement découvert d'artifice. Et cependant, tous ces fous auraient peut-être supporté, sinon approuvé, cette laide plaisanterie. Mais le masque avait été jusqu'à adopter le type de la Mort Rouge. Son vêtement était barbouillé de sang,—et son large front, ainsi que tous les traits de sa face, étaient aspergés de l'épouvantable écarlate.
Quand les yeux du prince Prospero tombèrent sur cette figure de spectre,—qui, d'un mouvement lent, solennel, emphatique, comme pour mieux soutenir son rôle, se promenait çà et là à travers les danseurs,—on le vit d'abord convulsé par un violent frisson de terreur ou de dégoût; mais, une seconde après, son front s'empourpra de rage.
—Qui ose,—demanda-t-il, d'une voix enrouée, aux courtisans debout près de lui,—qui ose nous insulter par cette ironie blasphématoires? Emparez-vous de lui, et démasquez-le,—que nous sachions qui nous aurons à pendre aux créneaux, au lever du soleil!
C'était dans la chambre de l'est ou chambre bleue que se trouvait le prince Prospero, quand il prononça ces paroles. Elles retentirent fortement et clairement à travers les sept salons,—car le prince était un homme impérieux et robuste, et la musique s'était tue à un signe de sa main.
C'était dans la chambre bleue que se tenait le prince, avec un groupe de pâles courtisans à ses côtés. D'abord, pendant qu'il parlait, il y eut parmi le groupe un léger mouvement en avant dans la direction de l'intrus, qui fut un instant presque à leur portée, et qui maintenant, d'un pas délibéré et majestueux, se rapprochait de plus en plus du prince. Mais, par suite d'une certaine terreur indéfinissable que l'audace insensée du masque avait inspirée à toute la société, il ne se trouva personne pour lui mettre la main dessus; si bien que, ne trouvant aucun obstacle, il passa à deux pas de la personne du prince; et pendant que l'immense assemblée, comme obéissant à un seul mouvement, reculait du centre de la salle vers les murs, il continua sa route sans interruption, de ce même pas solennel et mesuré qui l'avait tout d'abord caractérisé, de la chambre bleue à la chambre pourpre,—de la chambre pourpre à la chambre verte,—de la verte à l'orange,—de celle-ci à la blanche,—et de celle-là à la violette, avant qu'on eût fait un mouvement décisif pour l'arrêter.
Ce fut alors, toutefois, que le prince Prospero, exaspéré par la rage et la honte de sa lâcheté d'une minute, s'élança précipitamment à travers les six chambres, où nul ne le suivit; car une terreur mortelle s'était emparée de tout le monde. Il brandissait un poignard nu, et s'était approché impétueusement à une distance de trois ou quatre pieds du fantôme qui battait en retraite, quand ce dernier, arrivé à l'extrémité de la salle de velours, se retourna brusquement et fit face à celui qui le poursuivait. Un cri aigu partit,—et le poignard glissa avec un éclair sur le tapis funèbre où le prince Prospero tombait mort une seconde après.
Alors, invoquant le courage violent du désespoir, une foule de masques se précipita à la fois dans la chambre noire; et, saisissant l'inconnu, qui se tenait, comme une grande statue, droit et immobile dans l'ombre de l'horloge d'ébène, ils se sentirent suffoqués par une terreur sans nom, en voyant que sous le linceul et le masque cadavéreux, qu'ils avaient empoignés avec une si violente énergie, ne logeait aucune forme palpable.
On reconnut alors la présence de la Mort Rouge. Elle était venue comme un voleur de nuit. Et tous les convives tombèrent un à un dans les salles de l'orgie inondées d'une rosée sanglante, et chacun mourut dans la posture désespérée de sa chute.
Et la vie de l'horloge d'ébène disparut avec celle du dernier de ces êtres joyeux. Et les flammes des trépieds expirèrent. Et les Ténèbres, et la Ruine, et la Mort Rouge établirent sur toutes choses leur empire illimité.
LE ROI PESTE
HISTOIRE CONTENANT UNE ALLÉGORIE
Les dieux souffrent et autorisent fort bien chez les rois les choses
qui leur font horreur dans les chemins de la canaille.
BUCKHURST, Ferrex et Porrex.
Vers minuit environ, pendant une nuit du mois d'octobre, sous le règne chevaleresque d'Édouard III, deux matelots appartenant à l'équipage du Free-and-Easy, goélette de commerce faisant le service entre l'Écluse (Belgique) et la Tamise, et qui était alors à l'ancre dans cette rivière, furent très-émerveillés de se trouver assis dans la salle d'une taverne de la paroisse Saint-André, à Londres,—laquelle taverne portait pour enseigne la portraiture du Joyeux Loup de mer.
La salle, quoique mal construite, noircie par la fumée, basse de plafond, et ressemblant d'ailleurs à tous les cabarets de cette époque, était néanmoins, dans l'opinion des groupes grotesques de buveurs disséminés çà et là, suffisamment bien appropriée à sa destination.
De ces groupes, nos deux matelots formaient, je crois, le plus intéressant, sinon le plus remarquable.
Celui qui paraissait être l'aîné, et que son compagnon appelait du nom caractéristique de Legs (jambes), était aussi de beaucoup le plus grand des deux. Il pouvait bien avoir six pieds et demi, et une courbure habituelle des épaules semblait la conséquence nécessaire d'une aussi prodigieuse stature.—Son superflu en hauteur était néanmoins plus que compensé par des déficits à d'autres égards. Il était excessivement maigre, et il aurait pu, comme l'affirmaient ses camarades, remplacer, quand il était ivre, une flamme de tête de mât, et à jeun le bout-dehors du foc. Mais évidemment ces plaisanteries et d'autres analogues n'avaient jamais produit aucun effet sur les muscles cachinnatoires du loup de mer. Avec ses pommettes saillantes, son grand nez de faucon, son menton fuyant, sa mâchoire inférieure déprimée et ses énormes yeux blancs protubérants, l'expression de sa physionomie, quoique empreinte d'une espèce d'indifférence bourrue pour toutes choses, n'en était pas moins solennelle et sérieuse, au delà de toute imitation et de toute description.
Le plus jeune matelot était, dans toute son apparence extérieure, l'inverse et la réciproque de son camarade. Une paire de jambes arquées et trapues supportait sa personne lourde et ramassée, et ses bras singulièrement courts et épais, terminés par des poings plus qu'ordinaires, pendillaient et se balançaient à ses côtés comme les ailerons d'une tortue de mer. De petits yeux, d'une couleur non précise, scintillaient, profondément enfoncés dans sa tête. Son nez restait enfoui dans la masse de chair qui enveloppait sa face ronde, pleine et pourprée, et sa grosse lèvre supérieure se reposait complaisamment sur l'inférieure, encore plus grosse, avec un air de satisfaction personnelle, augmenté par l'habitude qu'avait le propriétaire desdites lèvres de les lécher de temps à autre. Il regardait évidemment son grand camarade de bord avec un sentiment moitié d'ébahissement, moitié de raillerie; et parfois, quand il le contemplait en face, il avait l'air du soleil empourpré, contemplant, avant de se coucher, le haut des rochers de Ben-Nevis.
Cependant les pérégrinations du digne couple dans les différentes tavernes du voisinage pendant les premières heures de la nuit avaient été variées et pleines d'événements. Mais les fonds, même les plus vastes, ne sont pas éternels, et c'était avec des poches vides que nos amis s'étaient aventurés dans le cabaret en question.
Au moment précis où commence proprement cette histoire, Legs et son compagnon Hugh Tarpaulin étaient assis, chacun les deux coudes appuyés sur la vaste table de chêne, au milieu de la salle, et les joues entre les mains. À l'abri d'un vaste flacon de humming-stuff non payé, ils lorgnaient les mots sinistres: Pas de craie[6],—qui non sans étonnement et sans indignation de leur part, étaient écrits sur la porte en caractères de craie,—cette impudente craie qui osait se déclarer absente! Non que la faculté de déchiffrer les caractères écrits,—faculté considérée parmi le peuple de ce temps comme un peu moins cabalistique que l'art de les tracer,—eût pu, en stricte justice, être imputée aux deux disciples de la mer; mais il y avait, pour dire la vérité, un certain tortillement dans la tournure des lettres,—et dans l'ensemble je ne sais quelle indescriptible embardée,—qui présageaient, dans l'opinion des deux marins, une sacrée secousse et un sale temps, et qui les décidèrent tout d'un coup, suivant le langage métaphorique de Legs, à veiller aux pompes, à serrer toute la toile et à fuir devant le vent.
En conséquence, ayant consommé ce qui restait d'ale, et solidement agrafé leurs courts pourpoints, finalement ils prirent leur élan vers la rue. Tarpaulin, il est vrai, entra deux fois dans la cheminée, la prenant pour la porte, mais enfin leur fuite s'effectua heureusement, et, une demi-heure après minuit, nos deux héros avaient paré au grain et filaient rondement à travers une ruelle sombre dans la direction de l'escalier Saint-André, chaudement poursuivis par la tavernière du Joyeux Loup de mer.
Bien des années avant et après l'époque où se passe cette dramatique histoire, toute l'Angleterre, mais plus particulièrement la métropole, retentissait périodiquement du cri sinistre:—la Peste! La Cité était en grande partie dépeuplée,—et, dans ces horribles quartiers avoisinant la Tamise, parmi ces ruelles et ces passages noirs, étroits et immondes, que le démon de la peste avait choisis, supposait-on alors, pour le lieu de sa nativité, on ne pouvait rencontrer, se pavanant à l'aise, que l'effroi, la terreur et la superstition.
Par ordre du roi, ces quartiers étaient condamnés, et il était défendu à toute personne, sous peine de mort, de pénétrer dans leurs affreuses solitudes. Cependant, ni le décret du monarque, ni les énormes barrières élevées à l'entrée des rues, ni la perspective de cette hideuse mort, qui, presque à coup sûr, engloutissait le misérable qu'aucun péril ne pouvait détourner de l'aventure, n'empêchaient pas les habitations démeublées et inhabitées d'être dépouillées, par la main d'une rapine nocturne, du fer, du cuivre, des plombages, enfin de tout article pouvant devenir l'objet d'un lucre quelconque.
Il fut particulièrement constaté, à chaque hiver, à l'ouverture annuelle des barrières, que les serrures, les verrous et les caves secrètes n'avaient protégé que médiocrement ces amples provisions de vins et liqueurs, que, vu les risques et les embarras du déplacement, plusieurs des nombreux marchands ayant boutique dans le voisinage s'étaient résignés, durant la période de l'exil, à confier à une aussi insuffisante garantie.
Mais, parmi le peuple frappé de terreur, bien peu de gens attribuaient ces faits à l'action des mains humaines. Les esprits et les gobelins de la peste, les démons de la fièvre, tels étaient pour le populaire les vrais suppôts de malheur; et il se débitait sans cesse là-dessus des contes à glacer le sang, si bien que toute la masse des bâtiments condamnés fut à la longue enveloppée de terreur comme d'un suaire, et que le voleur lui-même, souvent épouvantés par l'horreur superstitieuse qu'avaient créée ses propres déprédations, laissait le vaste circuit du quartier maudit aux ténèbres, au silence, à la peste et à la mort.
Ce fut par l'une des redoutables barrières dont il a été parlé, et qui indiquait que la région située au delà était condamnée, que Legs et le digne Hugh Tarpaulin, qui dégringolaient à travers une ruelle, trouvèrent leur course soudainement arrêtée. Il ne pouvait pas être question de revenir sur leurs pas, et il n'y avait pas de temps à perdre; car ceux qui leur donnaient la chasse étaient presque sur leurs talons. Pour des matelots pur-sang, grimper sur la charpente grossièrement façonnée n'était qu'un jeu; et, exaspérés par la double excitation de la course et des liqueurs, ils sautèrent résolument de l'autre côté, puis, reprenant leur course ivre avec des cris et des hurlements, s'égarèrent bientôt dans ces profondeurs compliquées et malsaines.
S'ils n'avaient pas été ivres au point d'avoir perdu le sens moral, leurs pas vacillants eussent été paralysés par les horreurs de leur situation. L'air était froid et brumeux. Parmi le gazon haut et vigoureux qui leur montait jusqu'aux chevilles, les pavés déchaussés gisaient dans un affreux désordre. Des maisons tombées bouchaient les rues. Les miasmes les plus fétides et les plus délétères régnaient partout;—et grâce à cette pâle lumière qui, même à minuit, émane toujours d'une atmosphère vaporeuse et pestilentielle, on aurait pu discerner, gisant dans les allées et les ruelles, ou pourrissant dans les habitations sans fenêtres, la charogne de maint voleur nocturne arrêté par la main de la peste dans la perpétration de son exploit.
Mais il n'était pas au pouvoir d'image, de sensations et d'obstacles de cette nature d'arrêter la course de deux hommes, qui, naturellement braves, et, cette nuit-là surtout, pleins jusqu'aux bords de courage et de humming-stuff, auraient intrépidement roulé, aussi droit que l'aurait permis leur état, dans la gueule même de la Mort. En avant,—toujours en avant allait le sinistre Legs, faisant retentir les échos de ce désert solennel de cris semblables au terrible hurlement de guerre des Indiens; et avec lui toujours, roulait le trapu Tarpaulin, accroché au pourpoint de son camarade plus agile, et surpassant encore les plus valeureux efforts de ce dernier dans la musique vocale par des mugissements de basse tirés des profondeurs de ses poumons stentoriens.
Évidemment, ils avaient atteint la place forte de la peste. À chaque pas ou à chaque culbute, leur route devenait plus horrible et plus infecte, les chemins plus étroits et plus embrouillés. De grosses pierres et des poutres tombant de temps en temps des toits délabrés rendaient témoignage, par leurs chutes lourdes et funestes, de la prodigieuse hauteur des maisons environnantes; et, quand il leur fallait faire un effort énergique pour se pratiquer un passage à travers les fréquents monceaux de gravats, il n'était pas rare que leur main tombât sur un squelette, ou s'empêtrât dans les chairs décomposées.
Tout à coup les marins trébuchèrent contre l'entrée d'un vaste bâtiment d'apparence sinistre; un cri plus aigu que de coutume jaillit du gosier de l'exaspéré Legs, et il y fut répondu de l'intérieur par une explosion rapide, successive, de cris sauvages, démoniaques, presque des éclats de rire. Sans s'effrayer de ces sons, qui, par leur nature, dans des poitrines moins irréparablement incendiées, et s'abattirent au milieu des choses avec une volée d'imprécations.
La salle dans laquelle ils tombèrent se trouva être le magasin d'un entrepreneur des pompes funèbres; mais une trappe ouverte, dans un coin du plancher près de la porte, donnait sur une enfilade de caves, dont les profondeurs, comme le proclama un son de bouteilles qui se brisent, étaient bien approvisionnées de leur contenu traditionnel. Dans le milieu de la salle une table était dressée,—au milieu de la table, un gigantesque bol plein de punch, à ce qu'il semblait. Des bouteilles de vins et de liqueurs, concurremment avec des pots, des cruches et des flacons de toute forme et de toute espèce, étaient éparpillées à profusion sur la table. Tout autour, sur des tréteaux funèbres siégeait une société de six personnes. Je vais essayer de vous les décrire une à une.
En face de porte d'entrée, et un peu plus haut que ses compagnons, était assis un personnage qui semblait être le président de la fête. C'était un être décharné, d'une grande taille, et Legs fut stupéfié de se trouver en face d'un plus maigre que lui. Sa figure était aussi jaune que du safran;—mais aucun trait, à l'exception d'un seul, n'était assez marqué pour mériter une description particulière. Ce trait unique consistait dans un front si anormalement et si hideusement haut qu'on eût dit un bonnet ou une couronne de chair ajoutée à sa tête naturelle. Sa bouche grimaçante était plissée par une expression d'affabilité spectrale, et ses yeux, comme les yeux de toutes les personnes attablées, brillaient du singulier vernis que font les fumées de l'ivresse. Ce gentleman était vêtu des pieds à la tête d'un manteau de velours de soie noire, richement brodé, qui flottait négligemment autour de sa taille à la manière d'une cape espagnole. Sa tête était abondamment hérissée de plumes de corbillard, qu'il balançait de-ci de-là avec un air d'afféterie consommée; et dans sa main droite il tenait un grand fémur humain, avec lequel il venait de frapper, à ce qu'il semblait, un des membres de la compagnie pour lui commander une chanson.
En face de lui, et le dos tourné à la porte, était une dame dont la physionomie extraordinaire ne lui cédait en rien. Quoique aussi grande que le personnage que nous venons de décrire, celle-ci n'avait aucun droit de se plaindre d'une maigreur anormale. Elle en était évidemment au dernier période de l'hydropisie, et sa tournure ressemblait beaucoup à celle de l'énorme pièce de bière d'Octobre qui se dressait, défoncée par le haut, juste à côté d'elle, dans un coin de la chambre. Sa figure était singulièrement ronde, rouge et pleine; et la même particularité, ou plutôt l'absence de particularité que j'ai déjà mentionnée dans le cas du président, marquait sa physionomie,—c'est-à-dire qu'un seul trait de sa face méritait une caractérisation spéciale; le fait est que le clairvoyant Tarpaulin vit tout de suite que la même remarque pouvait s'appliquer à toutes les personnes de la société, chacune semblait avoir accaparé pour elle seule un morceau de physionomie. Dans la dame en question, ce morceau, c'était la bouche:—une bouche qui commençait à l'oreille droite, et courait jusqu'à la gauche en dessinant un abîme terrifique,—ses très-courts pendants d'oreilles trempant à chaque instant dans le gouffre. La dame néanmoins faisait tous ses efforts pour garder cette bouche fermée et se donnait un air de dignité; sa toilette consistait en un suaire fraîchement empesé et repassé, qui lui montait jusque sous le menton, avec une collerette plissée en mousseline de batiste.
À sa droite était assise une jeune dame minuscule qu'elle semblait patronner. Cette délicate petite créature laissait voir dans le tremblement de ses doigts émaciés, dont le ton livide de ses lèvres et dans la légère tache hectique plaquée sur son teint d'ailleurs plombé, des symptômes évidents d'une phtisie effrénée. Un air de haute distinction, néanmoins, était répandu sur toute sa personne; elle portait d'une manière gracieuse et tout à fait dégagée un vaste et beau linceul en très-fin linon des Indes; ses cheveux tombaient en boucles sur son cou; un doux sourire se jouait sur sa bouche; mais son nez, extrêmement long, mince, sinueux, flexible et pustuleux, pendait beaucoup plus bas que sa lèvre inférieure; et cette trompe, malgré la façon délicate dont elle la déplaçait de temps à autre et la mouvait à droite et à gauche avec sa langue, donnait à sa physionomie une expression tant soit peu équivoque.
De l'autre côté, à la gauche de la dame hydropique, était assis un vieux petit homme, enflé, asthmatique et goutteux. Ses joues reposaient sur ses épaules comme deux énormes outres de vin d'Oporto. Avec ses bras croisés et l'une de ses jambes entourée de bandages et reposant sur la table, il semblait se regarder comme ayant droit à quelque considération. Il tirait évidemment beaucoup d'orgueil de chaque pouce de son enveloppe personnelle, mais prenait un plaisir plus spécial à attirer les yeux par son surtout de couleur voyante. Il est vrai que ce surtout n'avait pas dû lui coûter peu d'argent, et qu'il était de nature à lui aller parfaitement bien;—il était fait d'une de ces housses de soie curieusement brodées, appartenant à ces glorieux écussons qu'on suspend, en Angleterre et ailleurs, dans un endroit bien visible, au-dessus des maisons des grandes familles absentes.
À côté de lui, à la droite du président, était un gentleman avec des grands bas blancs et un caleçon de coton. Tout son être était secoué d'une manière risible par un tic nerveux que Tarpaulin appelait les affres de l'ivresse. Ses mâchoires, fraîchement rasées, étaient étroitement serrées dans un bandage de mousseline, et ses bras, liés de la même manière par les poignets, ne lui permettaient pas de se servir lui-même trop librement des liqueurs de la table; précaution rendue nécessaire, dans l'opinion de Legs, par le caractère singulièrement abruti de sa face de biberon. Toutefois, une paire d'oreilles prodigieuses, qu'il était sans doute impossible d'enfermer, surgissaient dans l'espace, et étaient de temps en temps comme piquées d'un spasme au son de chaque bouchon qu'on faisait sauter.
Sixième et dernier, et lui faisant face, était placé un personnage qui avait l'air singulièrement raide, et qui, étant affligé de paralysie, devait se sentir, pour parler sérieusement, fort peu à l'aise dans ses très-incommodes vêtements. Il était habillé (habillement peut-être unique dans son genre), d'une belle bière d'acajou toute neuve. Le haut du couvercle portait sur le crâne de l'homme comme un armet, et l'enveloppait comme un capuchon, donnant à toute la face une physionomie d'un intérêt indescriptible. Des emmanchures avaient été pratiquées des deux côtés, autant pour la commodité que pour l'élégance, mais cette toilette toutefois empêchait le malheureux qui en était paré de se tenir droit sur son siège, comme ses camarades; et, comme il était déposé contre son tréteau, et incliné suivant un angle de quarante-cinq degrés, ses deux gros yeux à fleur de tête roulaient et dardaient vers le plafond leurs terribles globes blanchâtres, comme dans un absolu étonnement de leur propre énormité.
Devant chaque convive était placée une moitié de crâne, dont il se servait en guise de coupe. Au-dessus de leurs têtes pendait un squelette humain, au moyen d'une corde nouée autour d'une des jambes et fixée à un anneau du plafond. L'autre jambe, qui n'était pas retenue par un lien semblable, jaillissait du corps à angle droit, faisant danser et pirouetter toute la carcasse éparse et frémissante, chaque fois qu'une bouffée de vent se frayait un passage dans la salle. Le crâne de l'affreuse chose contenait une certaine quantité de charbon enflammé qui jetait sur toute la scène une lueur vacillante mais vive; et les bières et tout le matériel d'un entrepreneur de sépultures, empilés à une grande hauteur autour de la chambre et contre les fenêtres, empêchaient tout rayon de lumière de se glisser dans la rue.
À la vue de cette extraordinaire assemblée et de son attirail encore plus extraordinaire, nos deux marins ne se conduisirent pas avec tout le décorum qu'on aurait eu le droit d'attendre d'eux. Legs, s'appuyant contre le mur auprès duquel il se trouvait, laissa tomber sa mâchoire inférieure encore plus bas que de coutume, et déploya ses vastes yeux dans toute leur étendue; pendant que Hugh Tarpaulin, se baissant au point de mettre son nez de niveau avec la table, et posant ses mains sur ses genoux, éclata en un rire immodéré et intempestif, c'est-à-dire en un long, bruyant, étourdissant rugissement.
Cependant, sans prendre ombrage d'une conduite si prodigieusement grossière, le grand président sourit très-gracieusement à nos intrus,—leur fit, avec sa tête de plumes noires, un signe plein de dignité,—et, se levant, prit chacun par un bras, et le conduisit vers un siège que les autres personnes de la compagnie venaient d'installer à son intention. Legs ne fit pas à tout cela la plus légère résistance, et s'assit où on le conduisit, pendant que le galant Hugh, enlevant son tréteau du haut bout de la table, porta son installation dans le voisinage de la petite dame phtisique au linceul, s'abattit à côté d'elle en grande joie, et, se versant un crâne de vin rouge, l'avala en l'honneur d'une plus intime connaissance. Mais, à cette présomption, le raide gentleman à la bière parut singulièrement exaspéré; et cela aurait pu donner lieu à de sérieuses conséquences, si le président n'avait pas, en frappant sur la table avec son spectre, ramené l'attention de tous les assistants au discours suivant:
—L'heureuse occasion qui se présente nous fait un devoir...
—Tiens bon là!—interrompit Legs, avec un air de grand sérieux,—tiens bon, un bout de temps, que je dis, et dis-nous qui diable vous êtes tous, et quelle besogne vous faites ici, équipés comme de sales démons, et avalant le bon petit tord-boyaux de notre honnête camarade, Will Wimble le croque-mort, et toutes ses provisions arrimées pour l'hiver!
À cet impardonnable échantillon de mauvaise éducation, toute l'étrange société se dressa à moitié sur ses pieds, et proféra rapidement une foule de cris diaboliques, semblables à ceux qui avaient d'abord attiré l'attention des matelots. Le président, néanmoins, fut le premier à recouvrer son sang-froid, et, à la longue, se tournant vers Legs avec une grande dignité, il reprit:
—C'est avec un parfait bon vouloir que nous satisferons toute curiosité raisonnable de la part d'hôtes aussi illustres, bien qu'ils n'aient pas été invités. Sachez donc que je suis le monarque de cet empire, et que je règne ici sans partage, sous ce titre: le Roi Peste Ier.
«Cette salle, que vous supposez très-injurieusement être la boutique de Will Wimble, l'entrepreneur de pompes funèbres,—un homme que nous ne connaissons pas, et, dont l'appellation plébéienne n'avait jamais, avant cette nuit, écorché nos oreilles royales,—cette salle, dis-je, est la Salle du Trône de notre Palais, consacrée aux conseils de notre royaume et à d'autres destinations d'un ordre sacré et supérieur.
«La noble dame assise en face de nous est la Reine Peste, notre Sérénissime Épouse. Les autres personnages illustres que vous contemplez sont tous de notre famille, et portent la marque de l'origine royale dans leurs noms respectifs: Sa Grâce l'Archiduc Pest-Ifère, Sa Grâce le Duc Pest-Ilentiel, Sa Grâce le Duc Tem-Pestueux, et Son Altesse Sérénissime l'Archiduchesse Ana-Peste.
«En ce qui regarde, ajouta-t-il, votre question, relativement aux affaires que nous traitons ici en conseil, il nous serait loisible de répondre qu'elles concernent notre intérêt royal et privé, et, ne concernant que lui, n'ont absolument d'importance que pour nous-mêmes. Mais, en considération de ces égards que vous pourriez revendiquer en votre qualité d'hôtes et d'étrangers, nous daignerons encore vous expliquer que nous sommes ici cette nuit,—préparés par de profondes recherches et de soigneuses investigations,—pour examiner, analyser et déterminer péremptoirement l'esprit indéfinissable, les incompréhensibles qualités de la nature de ces inestimables trésors de la bouche, vins, ales et liqueurs de cette excellente métropole; pour, en agissant ainsi, non-seulement atteindre notre but, mais aussi augmenter la véritable prospérité de ce souverain qui n'est pas de ce monde, qui règne sur nous tous, dont les domaines sont sans limites, et dont le nom est: La Mort!
—Dont le nom est Davy Jones!—s'écria Tarpaulin, servant à la dame à côté de lui un plein crâne de liqueur, et s'en versant un second à lui-même.
—Profane coquin!—dit le président, tournant alors son attention vers le digne Hugh,—profane et exécrable drôle! Nous avons dit qu'en considération de ces droits que nous ne nous sentons nullement enclin à violer, même dans ta sale personne, nous condescendions à répondre à tes grossières et intempestives questions? Néanmoins nous croyons que, vu votre profane intrusion dans nos conseils, il est de notre devoir de vous condamner, toi et ton compagnon, chacun à un gallon de black-strap,—que vous boirez à la prospérité de notre royaume,—d'un seul trait,—et à genoux;—aussitôt après, vous serez libres l'un et l'autre de continuer votre route, ou de rester et de partager les privilèges de notre table, selon votre goût personnel et respectif.
—Ce serait une chose d'une absolue impossibilité, répliqua Legs, à qui les grands airs et la dignité du Roi Peste Ier avaient évidemment inspiré quelques sentiments de respect, et qui s'était levé et appuyé contre la table pendant que celui-ci parlait;—ce serait, s'il plaît à Votre Majesté, une chose d'une absolue impossibilité d'arrimer dans ma cale le quart seulement de cette liqueur dont vient de parler Votre Majesté. Pour ne rien dire de toutes les marchandises que nous avons chargées à notre bord dans la matinée en matière de lest, et sans mentionner les diverses ales et liqueurs que nous avons embarquées ce soir dans différents ports, j'ai, pour le moment, une forte cargaison de humming-stuff, prise et dûment payée à l'enseigne du Joyeux Loup de mer. Votre Majesté voudra donc bien être assez gracieuse pour prendre la bonne volonté pour le fait; car je ne puis ni ne veux en aucune façon avaler une goutte de plus, encore moins une goutte de cette vilaine eau de cale qui répond au salut de black-strap.
—Amarre ça!—interrompit Tarpaulin, non moins étonné de la longueur du speech de son camarade que de la nature de son refus.—Amarre ça, matelot d'eau douce!—Lâcheras-tu bientôt le crachoir, que je dis, Legs! Ma coque est encore légère, bien que toi, je le confesse, tu me paraisses un peu trop chargé par le haut; et quand à ta part de cargaison, eh bien! plutôt que de faire lever un grain, je trouverai pour elle de la place à mon bord, mais...
—Cet arrangement,—interrompit le président,—est en complet désaccord avec les termes de la sentence, ou condamnation, qui de sa nature est médique, incommutable et sans appel. Les conditions que nous avons imposées seront remplies à la lettre, et cela sans une minute d'hésitation,—faute de quoi nous décrétons que vous serez attachés ensemble par le cou et les talons, et dûment noyés comme rebelles dans la pièce de bière d'Octobre que voilà!
—Voilà une sentence! Quelle sentence!—Équitable, judicieuse sentence!—Un glorieux décret!—Une très-digne, très-irréprochable et très-sainte condamnation!—crièrent à la fois tous les membres de la famille Peste. Le roi fit jouer son front en innombrables rides; le vieux petit homme goutteux souffla comme un soufflet; la dame au linceul de linon fit onduler son nez à droite et à gauche; le gentleman au caleçon convulsa ses oreilles; la dame au suaire ouvrit la gueule comme un poisson à l'agonie; et l'homme à la bière d'acajou parut encore plus raide et roula ses yeux vers le plafond.
—Hou! hou!—fit Tarpaulin, s'épanouissant de rire, sans prendre garde à l'agitation générale.—Hou! hou! hou!—Hou! hou! hou!—je disais, quand M. le Roi Peste est venu fourrer son épissoir, que, pour quant à la question de deux ou trois gallons de black-strap de plus ou de moins, c'était une bagatelle pour un bon et solide bateau comme moi, quand il n'était pas trop chargé,—mais quand il s'agit de boire à la santé du Diable (que Dieu puisse absoudre) et de me mettre à genoux devant la vilaine Majesté que voilà, aussi bien que je me connais pour un pêcheur, n'être pas autre que Tim Hurlygurly le paillasse!—oh! pour cela, c'est une tout autre affaire, et qui dépasse absolument mes moyens et mon intelligence.
Il ne lui fut pas accordé de finir tranquillement son discours. Au nom de Tim Hurlygurly, tous les convives bondirent sur leurs sièges.
—Trahison!—hurla Sa Majesté le Roi Peste Ier.
—Trahison!—dit le petit homme à la goutte.
—Trahison!—glapit l'archiduchesse Ana-Peste.
—Trahison!—marmotta le gentleman aux mâchoires attachées.
—Trahison!—grogna l'homme à la bière.
—Trahison! trahison!—cria Sa Majesté, la femme à la gueule; et, saisissant par la partie postérieure de ses culottes l'infortuné Tarpaulin, qui commençait justement à remplir pour lui-même un crâne de liqueur, elle le souleva vivement en l'air et le fit tomber sans cérémonie dans le vaste tonneau défoncé plein de son ale favorite. Ballotté çà et là pendant quelques secondes, comme une pomme dans un bol de toddy il disparut finalement dans le tourbillon d'écume que ses efforts avaient naturellement soulevé dans le liquide déjà fort mousseux par sa nature.
Toutefois le grand matelot ne vit pas avec résignation la déconfiture de son camarade. Précipitant le Roi Peste à travers la trappe ouverte, le vaillant Legs ferma violemment la porte sur lui avec un juron, et courut vers le centre de la salle. Là, arrachant le squelette suspendu au-dessus de la table, il le tira à lui avec tant d'énergie et de bon vouloir qu'il réussit, en même temps que les derniers rayons de lumière s'éteignaient dans la salle, à briser la cervelle du petit homme à la goutte. Se précipitant alors de toute sa force sur le fatal tonneau plein d'ale d'Octobre et de Hugh Tarpaulin, il le culbuta en un instant et le fit rouler sur lui-même. Il en jaillit un déluge de liqueur si furieux, si impétueux,—si envahissant,—que la chambre fut inondée d'un mur à l'autre,—la table renversée avec tout ce qu'elle portait,—les tréteaux jetés sens dessus dessous,—le baquet de punch dans la cheminée,—et les dames dans des attaques de nerfs. Des piles d'articles funèbres se débattaient çà et là. Les pots, les cruches, les grosses bouteilles habillées de jonc se confondaient dans une affreuse mêlée, et les flacons d'osier se heurtaient désespérément contre les gourdes cuirassées de corde. L'homme aux affres fut noyé sur place,—le petit gentleman paralytique naviguait au large dans sa bière,—et le victorieux Legs, saisissant par la taille la grosse dame au suaire, se précipita avec elle dans la rue, et mit le cap tout droit dans la direction du Free-and-Easy, prenant bien le vent, et remorquant le redoutable Tarpaulin, qui, ayant éternué trois ou quatre fois, haletait et soufflait derrière lui en compagnie de l'Archiduchesse Ana-Peste.
LE DIABLE DANS LE BEFFROI
Quelle heure est-il?
Vieille locution.
Chacun sait d'une manière vague que le plus bel endroit du monde est—ou était, hélas!—le bourg hollandais de Vondervotteimittiss. Cependant, comme il est à quelque distance de toutes les grandes routes, dans une situation pour ainsi dire extraordinaire, il n'y a peut-être qu'un petit nombre de mes lecteurs qui lui aient rendu visite. Pour l'agrément de ceux qui n'ont pu le faire, je juge donc à propos d'entrer dans quelques détails à son sujet. Et c'est en vérité d'autant plus nécessaire que, si je me propose de donner un récit des événements calamiteux qui ont fondu tout récemment sur son territoire, c'est avec l'espoir de conquérir à ses habitants la sympathie publique. Aucun de ceux qui me connaissent ne doutera que le devoir que je m'impose ne soit exécuté avec tout ce que j'y peux mettre d'habileté, avec cette impartialité rigoureuse, cette scrupuleuse vérification des faits et cette laborieuse collaboration des autorités qui doivent toujours distinguer celui qui aspire au titre d'historien.
Par le secours réuni des médailles, manuscrits et inscriptions, je suis autorisé à affirmer positivement que le bourg de Vondervotteimittiss a toujours existé dès son origine précisément dans la même condition où on le voit encore aujourd'hui. Mais, quant à la date de cette origine, il m'est pénible de n'en pouvoir parler qu'avec cette précision indéfinie dont les mathématiciens sont quelquefois obligés de s'accommoder dans certaines formules algébriques. La date, il m'est permis de m'exprimer ainsi eu égard à sa prodigieuse antiquité, ne peut pas être moindre qu'une quantité déterminable quelconque.
Relativement à l'étymologie du nom Vondervotteimittiss, je me confesse, non sans peine, également en défaut. Parmi une multitude d'opinions sur ce point délicat,—quelques-unes très-subtiles, quelques-unes très-érudites, quelques-unes suffisamment inverses,—je n'en trouve aucune qui puisse être considérée comme satisfaisante. Peut-être l'idée de Grogswigg—qui coïncide presque avec celle de Kroutaplenttey,—doit-elle être prudemment préférée. Elle est ainsi conçue:—Vondervotteimittiss,—Vonder, lege Donder,—Votteimittiss, quasi und Bleitziz,—Bleitziz obsoletum pro Blitzen. Cette étymologie, pour dire la vérité, se trouve assez bien confirmée par quelques traces de fluide électrique, qui sont encore visibles au sommet du clocher de la Maison de Ville. Toutefois, je ne me soucie pas de me compromettre dans une thèse d'une pareille importance, et je prierai le lecteur, curieux d'informations, d'en référer aux Oratiunculae de Rebus Praeter-Veteris, de Dundergutz. Voyez aussi Blunder-buzzard, De Derivationibus, de la page 27 à la page 5010, in-folio, édition gothique, caractères rouges et noirs, avec réclames et sans signatures;—consultez aussi dans cet ouvrage les notes marginales autographes de Stuffundpuff, avec les sous-commentaires de Gruntundguzzell.
Malgré l'obscurité qui enveloppe ainsi la date de la fondation de Vondervotteimittiss et l'étymologie de son nom, on ne peut douter, comme je l'ai déjà dit, qu'il n'ait toujours existé tel que nous le voyons présentement. L'homme le plus vieux du bourg ne se rappelle pas la plus légère différence dans l'aspect d'une partie quelconque de sa patrie, et en vérité la simple suggestion d'une telle possibilité y serait considérée comme une insulte. Le village est situé dans une vallée parfaitement circulaire, dont la circonférence est d'un quart de mille à peu près, et complètement environnée par de jolies collines dont les habitants ne se sont jamais avisés de franchir les sommets. Ils donnent d'ailleurs une excellente raison de leur conduite, c'est qu'ils ne croient pas qu'il y ait quoi que ce soit de l'autre côté.
Autour de la lisière de la vallée (qui est tout à fait unie et pavée dans toute son étendue de tuiles plates) s'étend un rang continu de soixante petites maisons. Elles sont appuyées par derrière sur les collines, et naturellement elles regardent toutes le centre de la plaine, qui est juste à soixante yards de la porte de face de chaque habitation. Chaque maison a devant elle un petit jardin, avec une allée circulaire, un cadran solaire et vingt-quatre choux. Les constructions elles-mêmes sont si parfaitement semblables, qu'il est impossible de distinguer l'une de l'autre. À cause de son extrême antiquité, le style de l'architecture est quelque peu bizarre; mais, pour cette raison même, il n'est que plus remarquablement pittoresque. Elles sont faites de petites briques bien durcies au feu, rouges, avec des coins noirs, de sorte que les murs ressemblent à un échiquier dans de vastes proportions. Les pignons sont tournés du côté de la façade, et il y a des corniches, aussi grosses que le reste de la maison, aux rebords des toits et aux portes principales. Les fenêtres sont étroites et profondes, avec de tout petits carreaux et force châssis. Le toit est recouvert d'une multitude de tuiles à oreillettes roulées. La charpente est partout d'une couleur sombre, très-ouvragée, mais avec peu de variété dans les dessins; car, de temps immémorial, les sculpteurs en bois de Vondervotteimittiss n'ont jamais su tailler plus de deux objets,—une horloge et un chou. Mais ils les font admirablement bien, et ils les prodiguent avec une singulière ingéniosité, partout où ils trouvent une place pour le ciseau.
Les habitations se ressemblent autant à l'intérieur qu'au dehors, et l'ameublement est façonné d'après un seul modèle. Le sol est pavé de tuiles carrées, les chaises et les tables sont en bois noir, avec des pieds tors, grêles, et amincis par le bas. Les cheminées sont larges et hautes, et n'ont pas seulement des horloges et des choux sculptés sur la face de leurs chambranles, mais elles supportent au milieu de la tablette une véritable horloge qui fait un prodigieux tic-tac, avec deux pots à fleurs contenant chacun un chou, qui se tient ainsi à chaque bout en manière de chasseur ou de piqueur. Entre chaque chou et l'horloge, il y a encore un petit magot chinois à grosse panse avec un grand trou au milieu, à travers lequel apparaît le cadran d'une montre.
Les foyers sont vastes et profonds, avec des chenets farouches et contournés. Il y a constamment un grand feu et une énorme marmite dessus, pleine de choucroute et de porc, que la bonne femme de la maison surveille incessamment. C'est une grosse et vieille petite dame, aux yeux bleus et à la face rouge, qui porte un immense bonnet, semblable à un pain de sucre, agrémenté de rubans de couleur pourpre et jaune. Sa robe est de tiretaine orangée, très-ample par derrière et très-courte de taille—et fort courte en vérité sous d'autres rapports, car elle ne descend pas à mi-jambe. Ces jambes sont quelque peu épaisses, ainsi que les chevilles, mais elles sont revêtues d'une belle paire de bas verts. Ses souliers—de cuir rose,—sont attachés par un nœud de rubans jaunes épanouis et fripés en forme de chou. Dans sa main gauche, elle tient une lourde petite montre hollandaise; de la droite, elle manie une grande cuiller pour la choucroute et le porc. À côté d'elle se tient un gros chat moucheté, qui porte à sa queue une montre-joujou en cuivre doré, à répétition, que les garçons lui ont ainsi attachée en manière de farce.
Quant aux garçons eux-mêmes, ils sont tous trois dans le jardin, et veillent au cochon. Ils ont chacun deux pieds de haut. Ils portent des chapeaux à trois cornes, des gilets pourpres qui leur tombent presque sur les cuisses, des culottes en peau de daim, des bas rouges drapés, de lourds souliers avec de grosses boucles d'argent, et de longues vestes avec de larges boutons de nacre. Chacun porte aussi une pipe à la bouche, et une petite montre ventrue dans la main droite. Une bouffée de fumée, un coup d'œil à la montre—un coup d'œil à la montre, une bouffée de fumée,—ils vont ainsi. Le cochon—qui est corpulent et fainéant—s'occupe tantôt à glaner les feuilles épaves qui sont tombées des choux, tantôt à ruer contre la montre dorée que ces petits polissons ont aussitôt attachée à la queue de ce personnage, dans le but de le faire aussi beau que le chat.
Juste devant la porte d'entrée, dans un fauteuil à grand dossier, à fond de cuir, aux pieds tors et grêles comme ceux des tables, est installé le vieux propriétaire de la maison lui-même. C'est un vieux petit monsieur excessivement bouffi, avec de gros yeux ronds et un vaste menton double. Sa tenue ressemble à celle des petits garçons,—et je n'ai pas besoin d'en dire davantage. Toute la différence est que sa pipe est quelque peu plus grosse que les leurs, et qu'il peut faire plus de fumée. Comme eux, il a une montre, mais il porte sa montre dans sa poche, Pour dire la vérité, il a quelque chose de plus important à faire qu'une montre à surveiller,—et, ce que c'est, je vais l'expliquer. Il est assis, la jambe droite sur le genou gauche, la physionomie grave, et tient toujours au moins un de ses yeux résolument braqué sur un certain objet fort intéressant au centre de la plaine.
Cet objet est situé dans le clocher de la Maison de Ville. Les membres du conseil sont tous hommes très-petits, très-ronds, très-adipeux, très-intelligents, avec des yeux gros comme des saucières et de vastes mentons doubles, et ils ont des habits beaucoup plus longs et des boucles de souliers beaucoup plus grosses que les vulgaires habitants de Vondervotteimittiss. Depuis que j'habite le bourg, ils ont tenu plusieurs séances extraordinaires, et ont adopté ces trois importantes décisions:
I
C'est un crime de changer le bon vieux train des choses.
II
Il n'existe rien de tolérable en dehors de Vondervotteimittiss.
III
Nous jurons fidélité éternelle à nos horloges et à nos choux.
Au-dessus de la chambre des séances est le clocher, et dans le clocher ou beffroi est et a été de temps immémorial l'orgueil et la merveille du village,—la grande horloge du bourg de Vondervotteimittiss. Et c'est là l'objet vers lequel sont tournés les yeux des vieux messieurs qui sont assis dans les fauteuils à fond de cuir.
La grande horloge a sept cadrans—un sur chacun des sept pans du clocher,—de sorte qu'on peut l'apercevoir aisément de tous les quartiers. Les cadrans sont vastes et blancs, les aiguilles lourdes et noires. Au beffroi est attaché un homme dont l'unique fonction est d'en avoir soin; mais cette fonction est la plus parfaite des sinécures,—car, de mémoire d'homme, l'horloge de Vondervotteimittiss n'avait jamais réclamé son secours. Jusqu'à ces derniers jours, la simple supposition d'une pareille chose était considérée comme une hérésie. Depuis l'époque la plus ancienne dont fassent mention les archives, les heures avaient été régulièrement sonnées par la grosse cloche. Et, en vérité, il en était de même pour toutes les autres horloges et montres du bourg. Jamais il n'y eut pareil endroit pour bien marquer l'heure, et en mesure. Quand le gros battant jugeait le moment venu de dire: Midi! tous les obéissants serviteurs ouvraient simultanément leurs gosiers et répondaient comme un même écho. Bref, les bons bourgeois raffolaient de leur choucroute, mais ils étaient fiers de leurs horloges.
Tous les gens qui tiennent des sinécures sont tenus en plus ou moins grande vénération; et, comme l'homme du beffroi de Vondervotteimittiss a la plus parfaite des sinécures, il est le plus parfaitement respecté de tous les mortels. Il est le principal dignitaire du bourg, et les cochons eux-mêmes le considèrent avec un sentiment de révérence. La queue de son habit est beaucoup plus longue,—sa pipe, ses boucles de souliers, ses yeux et son estomac sont beaucoup plus gros que ceux d'aucun autre vieux monsieur du village; et, quant à son menton, il n'est pas seulement double, il est triple.
J'ai peint l'état heureux de Vondervotteimittiss; hélas! quelle grande pitié qu'un si ravissant tableau fût condamné à subir un jour un cruel changement!
C'est depuis bien longtemps un dicton accrédité parmi les plus sages habitants, que rien de bon ne peut venir d'au delà des collines, et vraiment il faut croire que ces mots contenaient en eux quelque chose de prophétique. Il était midi moins cinq,—avant-hier,—quand apparut un objet d'un aspect bizarre au sommet de la crête—du côté de l'est. Un tel événement devait attirer l'attention universelle, et chaque vieux petit monsieur assis dans son fauteuil à fond de cuir tourna l'un de ses yeux, avec l'ébahissement de l'effroi, sur le phénomène, gardant toujours l'autre œil fixé sur l'horloge du clocher.
Il était midi moins trois minutes, quand on s'aperçut que le singulier objet en question était un jeune homme tout petit, et qui avait l'air étranger. Il descendait la colline avec une très-grande rapidité, de sorte que chacun put bientôt le voir tout à son aise. C'était bien le plus précieux petit personnage qui se fût jamais fait voir dans Vondervotteimittiss. Il avait la face d'un noir de tabac, un long nez crochu, des yeux comme des pois, une grande bouche et une magnifique rangée de dents qu'il semblait jaloux de montrer en ricanant d'une oreille à l'autre. Ajoutez à cela des favoris et des moustaches; il n'y avait, je crois, plus rien à voir de sa figure. Il avait la tête nue, et sa chevelure avait été soigneusement arrangée avec des papillotes. Sa toilette se composait d'un habit noir collant terminé en queue d'hirondelle, laissant pendiller par l'une de ses poches un long bout de mouchoir blanc,—de culottes de casimir noir, de bas noirs et d'escarpins qui ressemblaient à des moitiés de souliers, avec d'énormes bouffettes de ruban de satin noir pour cordons. Sous l'un de ses bras, il portait un vaste claque, et sous l'autre, un violon presque cinq fois gros comme lui. Dans sa main gauche était une tabatière en or, où il puisait incessamment du tabac de l'air le plus glorieux du monde, pendant qu'il cabriolait en descendant la colline, et dessinait toutes sortes de pas fantastiques. Bonté divine!—c'était là un spectacle pour les honnêtes bourgeois de Vondervotteimittiss!
Pour parler nettement, le gredin avait, en dépit de son ricanement, un audacieux et sinistre caractère dans la physionomie; et, pendant qu'il galopait tout droit vers le village, l'aspect bizarrement tronqué de ses escarpins suffit pour éveiller maints soupçons; et plus d'un bourgeois qui le contempla ce jour-là aurait donné quelque chose pour jeter un coup d'œil sous le mouchoir de batiste blanche qui pendait d'une façon si irritante de la poche de son habit à queue d'hirondelle. Mais ce qui occasionna principalement une juste indignation fut que ce misérable freluquet, tout en brodant tantôt un fandango, tantôt une pirouette, n'était nullement réglé dans sa danse, et ne possédait pas la plus vague notion de ce qu'on appelle aller en mesure[7].
Cependant, le bon peuple du bourg n'avait pas encore eu le temps d'ouvrir ses yeux tout grands, quand, juste une demi-minute avant midi, le gueux s'élança, comme je vous le dis, droit au milieu de ces braves gens, fit ici un chassé, là un balancé; puis, après une pirouette et un pas de zéphyr, partit comme à pigeon-vole vers le beffroi de la Maison de Ville, où le gardien de l'horloge stupéfait fumait dans une attitude de dignité et d'effroi. Mais le petit garnement l'empoigna tout d'abord par le nez, le lui secoua et le lui tira, lui flanqua son gros claque sur la tête, le lui enfonça par-dessus les yeux et la bouche; puis, levant son gros violon le battit avec, si longtemps et si vigoureusement que,—vu que le gardien était si ballonné, et le violon si vaste et si creux,—vous auriez juré que tout un régiment de grosses caisses battait le rantamplan du diable dans le beffroi de clocher de Vondervotteimittiss.
On ne sait pas à quel acte désespéré de vengeance cette attaque révoltante aurait pu pousser les habitants, n'était ce fait très-important qu'il manquait une demi-seconde pour qu'il fût midi. La cloche allait sonner, et c'était une affaire d'absolue et supérieure nécessité que chacun eût l'œil à sa montre. Il était évident toutefois que, juste en ce moment, le gaillard fourré dans le clocher en avait à la cloche et se mêlait de ce qui ne le regardait pas. Mais, comme elle commençait à sonner, personne n'avait le temps de surveiller les manœuvres du traître, car chacun était tout oreilles pour compter les coups.
—Un!—dit la cloche.
—Hine!—répliqua chaque vieux petit monsieur de Vondervotteimittiss dans chaque fauteuil à fond de cuir.—Hine!—dit sa montre; hine!—dit la montre de sa phâme, et—hine!—dirent les montres des garçons et les petits joujoux dorés pendus aux queues du chat et du cochon.
—Deux!—continua la grosse cloche; et
—Teusse!—répétèrent tous les échos mécaniques.
—Trois! quatre! cinq! six! sept! huit! neuf! dix!—dit la cloche.
—Droisse! gâdre! zingue! zisse! zedde! vitte! neff! tisse!—répondirent les autres.
—Onze!—dit la grosse.
—Honsse!—approuva tout le petit personnel de l'horlogerie inférieure.
—Douze!—dit la cloche.
—Tousse!—répondirent-ils, tous parfaitement édifiés et laissant tomber leurs voix en cadence.
—Et il aître miti, tonc!—dirent tous les vieux petits messieurs, rempochant leurs montres. Mais la grosse cloche n'en avait pas encore fini avec eux.
—TREIZE!—dit-elle.
—Tarteifle!—anhélèrent tous les vieux petits messieurs, devenant pâles et laissant tomber leurs pipes de leurs bouches et leurs jambes droites de dessus leurs genoux gauches.
—Tarteifle!—gémirent-ils,—Draisse! Draisse!!
—Mein Gott, il aître draisse heires!!!
Dois-je essayer de décrire la terrible scène qui s'ensuivit? Tout Vondervotteimittiss éclata d'un seul coup en un lamentable tumulte.
—Qu'arrife-d'-il tonc à mon phandre?—glapirent tous les petits garçons,—ch'ai vaim tébouis hine heire.
—Qu'arrife-d'-il tonc à mes joux?—crièrent toutes les phâmes;—ils toiffent aître en pouillie tébouis hine heire!
—Qu'arrife-d'-il tonc à mon bibe?—jurèrent tous les vieux petits messieurs,—donnerre et églairs! il toit aître édeint tébouis hine heire!
Et ils rebourrèrent leurs pipes en grande rage, et, s'enfonçant dans leurs fauteuils, ils soufflèrent si vite et si férocement que toute la vallée fut immédiatement encombrée d'un impénétrable nuage.
Cependant, les choux tournaient tous au rouge pourpre et il semblait que le vieux Diable lui-même eût pris possession de tout ce qui avait forme d'horloge. Les pendules sculptées sur les meubles se prenaient à danser comme si elles étaient ensorcelées, pendant que celles qui étaient sur les cheminées pouvaient à peine se contenir dans leur fureur, et s'acharnaient dans une si opiniâtre sonnerie de: Draisse!—Draisse!—Draisse!—et dans un tel trémoussement et remuement de leurs balanciers, que c'était réellement épouvantable à voir.—Mais—pire que tout,—les chats et les cochons ne pouvaient plus endurer l'inconduite des petites montres à répétition attachées à leurs queues, et ils le faisaient bien voir en détalant tous vers la place,—égratignant et farfouillant,—criant et hurlant,—affreux sabbat de miaulements et de grognements!—et s'élançant à la figure des gens, et se fourrant sous les cotillons, et créant le plus épouvantable charivari et la plus hideuse confusion qu'il soit possible à une personne raisonnable d'imaginer. Et le misérable petit vaurien installé dans le clocher faisait évidemment tout son possible pour rendre les choses encore plus navrantes. On a pu de temps à autre apercevoir le scélérat à travers la fumée. Il était toujours là, dans le beffroi, assis sur l'homme du beffroi, qui gisait à plat sur le dos. Dans ses dents, l'infâme tenait la corde de la cloche, qu'il secouait incessamment, de droite et de gauche, avec sa tête, faisant un tel vacarme que mes oreilles en tintent encore, rien que d'y penser. Sur ses genoux reposait l'énorme violon qu'il raclait, sans accord ni mesure, avec les deux mains, faisant affreusement semblant—l'infâme paillasse!—de jouer l'air de Judy O'Flannagan et Paddy O'Rafferty!
Les affaires étant dans ce misérable état, de dégoût je quittai la place, et maintenant je fais un appel à tous les amants de l'heure exacte et de la fine choucroute. Marchons en masse sur le bourg, et restaurons l'ancien ordre de choses à Vondervotteimittiss en précipitant ce petit drôle du clocher.
LIONNERIE
Tout le populaire se dressa
Sur ses dix doigts de pied dans un étrange ébahissement.
L'ÉVÊQUE HALL.—Satires.
Je suis,—c'est-à-dire j'étais un grand homme; mais je ne suis ni l'auteur du Junius, ni l'homme au masque de fer; car mon nom est, je crois, Robert Jones, et je suis né quelque part dans la cité de Fum-Fudge.
La première action de ma vie fut d'empoigner mon nez à deux mains. Ma mère vit cela et m'appela un génie;—mon père pleura de joie et me fit cadeau d'un traité de nosologie. Je le possédais à fond avant de porter des culottes.
Je commençai dès lors à pressentir ma voie dans la science, et je compris bientôt que tout homme, pourvu qu'il ait un nez suffisamment marquant, peut, en se laissant conduire par lui, arriver à la dignité de Lion. Mais mon attention ne se confina pas dans les pures théories. Chaque matin, je tirais deux fois ma trompe, et j'avalai une demi-douzaine de petits verres.
Quand je fus arrivé à ma majorité, mon père me demanda un jour si je voulais le suivre dans son cabinet.
—Mon fils,—dit-il quand nous fûmes assis,—quel est le but principal de votre existence?
—Mon père,—répondis-je,—c'est l'étude de la nosologie.
—Et qu'est-ce que la nosologie, Robert?
—Monsieur,—dis-je,—c'est la Science des Nez[8].
—Et pouvez-vous me dire,—demanda-t-il,—quel est le sens du mot nez?
—Un nez, mon père,—répliquai-je en baissant le ton,—a été défini diversement par un millier d'auteurs. (Ici, je tirai ma montre.) Il est maintenant midi, ou peu s'en faut,—nous avons donc le temps, d'ici à minuit, de les passer tous en revue. Je commence donc:—Le nez, suivant Bartholinus, est cette protubérance,—cette bosse,—cette excroissance,—cette...
—Cela va bien, Robert,—interrompit le bon vieux gentleman.—Je suis foudroyé par l'immensité de vos connaissances,—positivement je le suis,—oui, sur mon âme! (Ici, il ferma les yeux et posa la main sur son cœur.) Approchez! (Puis il me prit par le bras.) Votre éducation peut être considérée maintenant comme achevée,—il est grandement temps que vous vous poussiez dans le monde,—et vous n'avez rien de mieux à faire que de suivre simplement votre nez. Ainsi—ainsi... (alors, il me conduisit à coups de pied tout le long des escaliers jusqu'à la porte), ainsi sortez de chez moi, et que Dieu vous assiste!
Comme je sentais en moi l'afflatus divin, je considérai cet accident presque comme un bonheur. Je jugeai que l'avis paternel était bon. Je résolus de suivre mon nez. Je le tirai tout d'abord deux ou trois fois, et j'écrivis incontinent une brochure sur la nosologie.
Tout Fum-Fudge fut sens dessus dessous.
—Étonnant génie!—dit le Quarterly.
—Admirable physiologiste!—dit le Westminster.
—Habile gaillard!—dit le Foreign.
—Bel écrivain!—dit l'Edinburgh.
—Profond penseur!—dit le Dublin.
—Grand homme!—dit Bentley.
—Âme divine!—dit Fraser.
—Un des nôtres!—dit Blackwood.
—Qui peut-il être?—dit mistress Bas-Bleu.
—Que peut-il être?—dit la grosse miss Bas-Bleu.
—Où peut-il être?—dit la petite miss Bas-Bleu.
Mais je n'accordai aucune attention à toute cette populace,—j'allai tout droit à l'atelier d'un artiste.
La duchesse de Dieu-me-Bénisse posait pour son portrait; le marquis de Tel-et-Tel tenait le caniche de la duchesse; le comte de Choses-et-d'Autres jouait avec le flacon de sels de la dame et Son Altesse Royale de Noli-me-Tangere se penchait sur le dos de son fauteuil.
Je m'approchai de l'artiste, et je dressai mon nez.
—Oh! très-beau!—soupira Sa Grâce.
—Oh! au secours!—bégaya le marquis.
—Oh! choquant!—murmura le comte.
—Oh! abominable!—grogna Son Altesse Royale.
—Combien en voulez-vous?—demanda l'artiste.
—De son nez?—s'écria Sa Grâce.
—Mille livres,—dis-je, en m'asseyant.
—Mille livres?—demanda l'artiste, d'un air rêveur.
—Mille livres,—dis-je.
—C'est très-beau!—dit-il, en extase.
—C'est mille livres,—dis-je.
—Le garantissez-vous?—demanda-t-il, en tournant le nez vers le jour.
—Je le garantis,—dis-je en le mouchant vigoureusement.
—Est-ce bien un original?—demanda-t-il, en le touchant avec respect.
—Hein?—dis-je, en le tortillant de côté.
—Il n'en a pas été fait de copie?—demanda-t-il, en l'étudiant au microscope.
—Jamais!—dis-je, en le redressant.
—Admirable!—s'écria-t-il tout étourdi par la beauté de la manœuvre.
—Mille livres,—dis-je.
—Mille livres?—dit-il.
—Précisément,—dis-je.
—Mille livres?—dit-il.
—Juste,—dis-je.
—Vous les aurez,—dit-il;—quel morceau capital!
Il me fit immédiatement un billet, et prit un croquis de mon nez. Je louai un appartement dans Jermyn street, et j'adressai à Sa Majesté la quatre-vingt-dix-neuvième édition de ma Nosologie, avec un portrait de la trompe.
Le prince de Galles, ce mauvais petit libertin, m'invita à dîner.
Nous étions tous Lions et gens du meilleur ton.
Il y avait là un néo-platonicien. Il cita Porphyre, Jamblique, Plotin, Proclus, Hiéroclès, Maxime de Tyr, et Syrianus.
Il y avait un professeur de perfectibilité humaine. Il cita Turgot, Price, Priestley, Condorcet, de Staël, et l'Ambitious Student in Ill Health.
Il y avait sir Positif Paradoxe. Il remarqua que tous les fous étaient philosophes, et que tous les philosophes étaient fous.
Il y avait Æsthéticus Ethix. Il parla de feu, d'unité et d'atomes; d'âme double et préexistante; d'affinité et d'antipathie; d'intelligence primitive et d'homoeomérie.
Il y avait Théologos Théologie. Il bavarda sur Eusèbe et Arius; sur l'hérésie et le Concile de Nicée; sur le Puseyisme et le Consubstantialisme; sur Homoousios et Homoiousios.
Il y avait Fricassée, du Rocher de Cancale. Il parla de langue à l'écarlate, de choux-fleurs à la sauce veloutée, de veau à la Sainte-Ménehould, de marinade à la Saint-Florentin, et de gelées d'orange en mosaïque.
Il y avait Bibulus O'Bumper. Il dit son mot sur le latour et le markbrünnen, sur le champagne mousseux et le chambertin, sur le richebourg et le saint-georges, sur le haut-brion, le léoville et le médoc, sur le barsac et le preignac, sur le graves, sur le sauterne, sur le laffite et sur le saint-péray. Il hocha la tête à l'endroit du clos-vougeot, et se vanta de distinguer, les yeux fermés, le xérès de l'amontillado.
Il y avait il signor Tintotintino de Florence. Il expliqua Cimabuë, Arpino, Carpaccio et Agostino; il parla des ténèbres du Caravage, de la suavité de l'Albane, du coloris du Titien, des vastes commères de Rubens et des polissonneries de Jean Steen.
Il y avait le recteur de l'université de Fum-Fudge. Il émit cette opinion que la lune s'appelait Bendis en Thrace, Bubastis en Égypte, Diane à Rome, et Artémis en Grèce.
Il y avait un Grand Turc de Stamboul. Il ne pouvait s'empêcher de croire que les anges étaient des chevaux, des coqs et des taureaux; qu'il existait dans le sixième ciel quelqu'un qui avait soixante et dix mille têtes, et que la terre était supportée par une vache bleu de ciel ornée d'un nombre incalculable de cornes vertes.
Il y avait Delphinus Polyglotte. Il nous dit ce qu'étaient devenus les quatre-vingt-trois tragédies perdues d'Eschyle, les cinquante-quatre oraisons d'Isæus, les trois cent quatre-vingt-onze discours de Lysias, les cent quatre-vingts traités de Théophraste, le huitième livre des sections coniques d'Apollonius, les hymnes et dithyrambes de Pindare et les quarante-cinq tragédies d'Homère le Jeune.
Il y avait Ferdinand Fitz-Fossillus Feldspar. Il nous renseigna sur les feux souterrains et les couches tertiaires; sur les aériformes, les fluidiformes et les solidiformes; sur le quartz et la marne; sur le schiste et le schorl; sur le gypse et le trapp; sur le talc et le calcaire; sur la blende et la horn-blende; sur le mica-schiste et le poudingue; sur le cyanite et le lépidolithe; sur l'hæmatite et la trémolite; sur l'antimoine et la calcédoine, sur le manganèse et sur tout ce qu'il vous plaira.
Il y avait MOI. Je parlai de moi,—de moi, de moi, et de moi;—de nosologie, de ma brochure et de moi. Je dressai mon nez, et je parlai de moi.
—Heureux homme! homme miraculeux!—dit le Prince.
—Superbe!—dirent les convives; et, le matin qui suivit, Sa Grâce de Dieu-me-Bénisse me fit une visite.
—Viendrez-vous à Almack, mignonne créature?—dit-elle, en me donnant une petite tape sous le menton.
—Oui, sur mon honneur!—dis-je.
—Avec tout votre nez, sans exception?—demanda-t-elle.
—Aussi vrai que je vis,—répliquai-je.
—Voici donc une carte d'invitation, bel ange. Dirai-je que vous viendrez?
—Chère duchesse, de tout mon cœur!
—Qui vous parle de votre cœur!—mais avec votre nez, avec tout votre nez, n'est-ce pas?
—Pas un brin de moins, mon amour,—dis-je.—Je le tortillai donc une ou deux fois, et je me rendis à Almack.
Les salons étaient pleins à étouffer.
—Il arrive!—dit quelqu'un sur l'escalier.
—Il arrive!—dit un autre un peu plus haut.
—Il arrive!—dit un autre encore un peu plus haut.
—Il est arrivé!—s'écria la duchesse;—il est arrivé, le petit amour!—Et, s'emparant fortement de moi avec ses deux mains, elle me baisa trois fois sur le nez.
Une sensation marquée parcourut immédiatement l'assemblée.
—Diavolo!—cria le comte de Capricornutti.
—Dios guarda!—murmura don Stiletto.
—Mille tonnerres!—jura le prince de Grenouille.
—Mille tiaples!—grogna l'électeur de Bluddennuff.
Cela ne pouvait pas passer ainsi. Je me fâchai. Je me tournai brusquement vers Bluddennuff.
—Monsieur!—lui dis-je,—vous êtes un babouin.
—Monsieur!—répliqua-t-il après une pause,—Donnerre et églairs!
Je n'en demandais pas davantage. Nous échangeâmes nos cartes. À Chalk-Farm, le lendemain matin, je lui abattis le nez,—et puis je me présentai chez mes amis.
—Bête!—dit le premier.
—Sot!—dit le second.
—Butor!—dit le troisième.
—Âne!—dit le quatrième.
—Benêt!—dit le cinquième.
—Nigaud!—dit le sixième.
—Sortez!—dit le septième.
Je me sentis très-mortifié de tout cela, et j'allai voir mon père.
—Mon père,—lui demandai-je,—quel est le but principal de mon existence?
—Mon fils,—répliqua-t-il,—c'est toujours l'étude de la nosologie; mais, en frappant l'électeur au nez, vous avez dépassé votre but. Vous avez un fort beau nez, c'est vrai; mais Bluddennuff n'en a plus. Vous êtes sifflé, et il est devenu le héros du jour. Je vous accorde que, dans Fum-Fudge, la grandeur d'un lion est proportionnée à la dimension de sa trompe;—mais, bonté divine! il n'y a pas de rivalité possible avec un lion qui n'en a pas du tout.
QUATRE BÊTES EN UNE
L'HOMME-CAMÉLÉOPARD
Chacun a ses vertus.
Crébillon.—Xerxès.
Antiochus Épiphanes est généralement considéré comme le Gog du prophète Ézéchiel. Cet honneur toutefois revient plus naturellement à Cambyse, le fils de Cyrus. Et d'ailleurs, le caractère du monarque syrien n'a vraiment aucun besoin d'enjolivures supplémentaires. Son avènement au trône, ou plutôt son usurpation de la souveraineté, cent soixante et onze ans avant la venue du Christ; sa tentative pour piller le temple de Diane à Éphèse; son implacable inimitié contre les Juifs; la violation du saint des saints, et sa mort misérable à Taba, après un règne tumultueux de onze ans, sont des circonstances d'une nature saillante, et qui ont dû généralement attirer l'attention des historiens de son temps, plus que les impies, lâches, cruels, absurdes et fantasques exploits qu'il faut ajouter pour faire le total de sa vie privée et de sa réputation.
Supposons, gracieux lecteur, que nous sommes en l'an du monde trois mil huit cent trente, et, pour quelques minutes, transportés dans le plus fantastique des habitacles humains, dans la remarquable cité d'Antioche. Il est certain qu'il y avait en Syrie et dans d'autres contrées seize villes de ce nom, sans compter celle dont nous avons spécialement à nous occuper. Mais la nôtre est celle qu'on appelait Antiochia Épidaphné, à cause qu'elle était tout proche du petit village de Daphné, où s'élevait un temple consacré à cette divinité. Elle fut bâtie (bien que la chose soit controversée) par Séleucus Nicator, le premier roi du pays après Alexandre le Grand, en mémoire de son père Antiochus, et devint immédiatement la capitale de la monarchie syrienne. Dans les temps prospères de l'empire romain, elle était la résidence ordinaire du préfet des provinces orientales; et plusieurs empereurs de la cité-reine (parmi lesquels peuvent être mentionnés spécialement Vérus et Valens), y passèrent la plus grande partie de leur vie. Mais je m'aperçois que nous sommes arrivés à la ville. Montons sur cette plate-forme, et jetons nos yeux sur la ville et le pays circonvoisin.
—Quelle est cette large et rapide rivière qui se fraye un passage accidenté d'innombrables cascades à travers le chaos des montagnes, et enfin à travers le chaos des constructions?
—C'est l'Oronte, et c'est la seule eau qu'on aperçoive, à l'exception de la Méditerranée, qui s'étend comme un vaste miroir jusqu'à douze milles environ vers le sud. Tout le monde a vu la Méditerranée; mais, permettez-moi de vous le dire, très-peu de gens ont joui du coup d'œil d'Antioche;—très-peu de ceux-là, veux-je dire, qui, comme vous et moi, ont eu en même temps le bénéfice d'une éducation moderne. Ainsi laissez là la mer, et portez toute votre attention sur cette masse de maisons qui s'étend à nos pieds. Vous vous rappellerez que nous sommes en l'an du monde trois mil huit cent trente. Si c'était plus tard,—si c'était, par exemple en l'an de Notre-Seigneur mil huit cent quarante-cinq, nous serions privés de cet extraordinaire spectacle. Au dix-neuvième siècle, Antioche est—c'est-à-dire Antioche sera dans un lamentable état de délabrement. D'ici là, Antioche aura été complètement détruite à trois époques différentes par trois tremblements de terre successifs. À vrai dire, le peu qui restera de sa première condition se trouvera dans un tel état de désolation et de ruine, que le patriarche aura transporté alors sa résidence à Damas. C'est bien. Je vois que vous suivez mon conseil et que vous mettez votre temps à profit pour inspecter les lieux, pour