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Nouvelles histoires extraordinaires

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...rassasier vos yeux
Des souvenirs et des objets fameux
Qui font la grande gloire de cette cité.

Je vous demande pardon; j'avais oublié que Shakespeare ne fleurira pas avant dix-sept cent cinquante ans. Mais l'aspect d'Épidaphné ne justifie-t-il pas cette épithète de fantastique que je lui ai donnée?

—Elle est bien fortifiée; à cet égard elle doit autant à la nature qu'à l'art.

—Très-juste.

—Il y a une quantité prodigieuse d'imposants palais.

—En effet.

—Et les temples nombreux, somptueux, magnifiques, peuvent soutenir la comparaison avec les plus célèbres de l'antiquité.

—Je dois reconnaître tout cela. Cependant il y a une infinité de huttes de bousillage et d'abominables baraques. Il nous faut bien constater une merveilleuse abondance d'ordures dans tous les ruisseaux; et, n'était la toute-puissante fumée de l'encens idolâtre, à coup sûr nous trouverions une intolérable puanteur. Vîtes-vous jamais des rues si insupportablement étroites, ou des maisons si miraculeusement hautes? Quelle noirceur leurs ombres jettent sur le sol! Il est heureux que les lampes suspendues dans ces interminables colonnades restent allumées toute la journée; autrement nous aurions ici les ténèbres de l'Égypte au temps de sa désolation.

—C'est certainement un étrange lieu! Que signifie ce singulier bâtiment, là-bas? Regardez! il domine tous les autres et s'étend au loin à l'est de celui que je crois être le palais du roi!

—C'est le nouveau Temple du Soleil, qui est adoré en Syrie sous le nom d'Elah Gabalah. Plus tard, un très-fameux empereur romain instituera ce culte dans Rome et en tirera son surnom, Heliogabalus. J'ose vous affirmer que la vue de la divinité de ce temple vous plairait fort. Vous n'avez pas besoin de regarder au ciel; sa majesté le Soleil n'est pas là,—du moins le Soleil adoré par les Syriens. Cette déité se trouve dans l'intérieur du bâtiment situé là-bas. Elle est adorée sous la forme d'un large pilier de pierre, dont le sommet se termine en un cône ou pyramide, par quoi est signifié le pyr, le Feu.

—Écoutez!—regardez!—Quels peuvent être ces ridicules êtres, à moitié nus, à faces peintes, qui s'adressent à la canaille avec force gestes et vociférations?

—Quelques-uns, en petit nombre, sont des saltimbanques; d'autres appartiennent plus particulièrement à la race des philosophes. La plupart, toutefois,—spécialement ceux qui travaillent la populace à coups de bâton,—sont les principaux courtisans du palais, qui exécutent, comme c'est leur devoir, quelque excellente drôlerie de l'invention du Roi.

—Mais voilà du nouveau! Ciel! la ville fourmille de bêtes féroces! Quel terrible spectacle!—quelle dangereuse singularité!

—Terrible, si vous voulez, mais pas le moins du monde dangereuse. Chaque animal, si vous voulez vous donner la peine d'observer, marche tranquillement derrière son maître. Quelques-uns, sans doute, sont menés avec une corde autour du cou, mais ce sont principalement les espèces plus petites ou plus timides. Le lion, le tigre et le léopard sont entièrement libres. Ils ont été formés à leur présente profession sans aucune difficulté, et suivent leurs propriétaires respectifs en manière de valets de chambre. Il est vrai qu'il y a des cas où la Nature revendique son empire usurpé;—mais un héraut d'armes dévoré, un taureau sacré étranglé, sont des circonstances beaucoup trop vulgaires pour faire sensation dans Épidaphné.

—Mais quel extraordinaire tumulte entends-je? À coup sûr, voilà un grand bruit, même pour Antioche! Cela dénote quelque incident d'un intérêt inusité.

—Oui, indubitablement. Le Roi a ordonné quelque nouveau spectacle,—quelque exhibition de gladiateurs à l'Hippodrome,—ou peut-être le massacre des prisonniers Scythes,—ou l'incendie de son nouveau palais,—ou la démolition de quelque temple superbe,—ou bien, ma foi, un beau feu de joie de quelques Juifs. Le vacarme augmente. Des éclats d'hilarité montent vers le ciel. L'air est déchiré par les instruments à vent et par la clameur d'un million de gosiers. Descendons, pour l'amour de la joie, et voyons ce qui se passe. Par ici,—prenez garde! Nous sommes ici dans la rue principale, qu'on appelle la rue de Timarchus. Cette mer de populace arrive de ce côté, et il nous sera difficile de remonter le courant. Elle se répand à travers l'avenue d'Héraclides, qui part directement du palais;—ainsi le Roi fait très-probablement partie de la bande. Oui,—j'entends les cris du héraut qui proclame sa venue dans la pompeuse phraséologie de l'Orient. Nous aurons le coup d'œil de sa personne quand il passera devant le temple d'Ashimah. Mettons-nous à l'abri dans le vestibule du sanctuaire; il sera ici tout à l'heure. Pendant ce temps-là considérons cette figure. Qu'est-ce? Oh! c'est le dieu Ashimah en personne. Vous voyez bien que ce n'est ni un agneau, ni un bouc, ni un satyre; il n'a guère plus de ressemblance avec le Pan des Arcadiens. Et cependant tous ces caractères ont été,—pardon!—seront attribués par les érudits des siècles futurs à l'Ashimah des Syriens. Mettez vos lunettes, et dites-moi ce que c'est. Qu'est-ce?

—Dieu me pardonne! c'est un singe!

—Oui, vraiment!—un babouin,—mais pas le moins du monde une déité. Son nom est une dérivation du grec Simia;—quels terribles sots que les antiquaires! Mais voyez!—voyez là-bas courir ce petit polisson en guenilles. Où va-t-il? que braille-t-il? que dit-il? Oh! il dit que le Roi arrive en triomphe; qu'il est dans son costume des grands jours; qu'il vient, à l'instant même, de mettre à mort, de sa propre main, mille prisonniers israélites enchaînés! Pour cet exploit, le petit misérable le porte aux nues! Attention! voici venir une troupe de gens tous semblablement attifés. Ils ont fait un hymne latin sur la vaillance du roi, et le chantent en marchant:

Mille, mille, mille,
Mille, mille, mille
Decollavimus, unus homo!
Mille, mille, mille, mille decollavimus!
Mille, mille, mille!
Vivat qui mille, mille occidit!
Tantum vini habet nemo
Quantum sanguinis effudit[9].

Ce qui peut être ainsi paraphrasé:

Mille, mille, mille,
Mille, mille, mille,
Avec un seul guerrier, nous en avons égorgé mille!
Mille, mille, mille, mille,
Chantons mille à jamais!
Hurrah!—Chantons
Longue vie à notre Roi,
Qui a abattu mille hommes si joliment!
Hurrah!—Crions à tue-tête
Qu'il nous a donné une plus copieuse
Vendange de sang
Que tout le vin que peut fournir la Syrie!

—Entendez-vous cette fanfare de trompettes?

—Oui,—le Roi arrive! Voyez! le peuple est pantelant d'admiration et lève les yeux au ciel dans son respectueux attendrissement! Il arrive!—il arrive!—le voilà!

—Qui?—où?—le Roi!—Je ne le vois pas;—je vous jure que je ne l'aperçois pas.

—Il faut que vous soyez aveugle.

—C'est bien possible. Toujours est-il que je ne vois qu'une foule tumultueuse d'idiots et de fous qui s'empressent de se prosterner devant un gigantesque caméléopard, et qui s'évertuent à déposer un baiser sur le sabot de l'animal. Voyez! la bête vient justement de cogner rudement quelqu'un de la populace,—ah! encore un autre,—et un autre,—et un autre. En vérité, je ne puis m'empêcher d'admirer l'animal pour l'excellent usage qu'il fait de ses pieds.

—Populace, en vérité!—mais ce sont les nobles et libres citoyens d'Épidaphné! La bête, avez-vous dit? prenez bien garde! si quelqu'un vous entendait. Ne voyez-vous pas que l'animal a une face d'homme? Mais, mon cher monsieur, ce caméléopard n'est autre qu'Antiochus Épiphanes,—Antiochus l'Illustre, Roi de Syrie, et le plus puissant de tous les autocrates de l'Orient! Il est vrai qu'on le décore quelquefois du nom d'Antiochus Épimanes,—Antiochus le Fou,—mais c'est à cause que tout le monde n'est pas capable d'apprécier ses mérites. Il est bien certain que, pour le moment, il est enfermé dans la peau d'une bête, et qu'il fait de son mieux pour jouer le rôle d'un caméléopard; mais c'est à dessein de mieux soutenir sa dignité comme Roi. D'ailleurs le monarque est d'une stature gigantesque, et l'habit, conséquemment, ne lui va pas mal et n'est pas trop grand. Nous pouvons toutefois supposer que, n'était une circonstance solennelle, il ne s'en serait pas revêtu. Ainsi, voici un cas,—convenez-en,—le massacre d'un millier de Juifs! Avec quelle prodigieuse dignité le monarque se promène sur ses quatre pattes! Sa queue, comme vous voyez, est tenue en l'air par ses deux principales concubines, Elliné et Argélaïs; et tout son extérieur serait excessivement prévenant, n'étaient la protubérance de ses yeux, qui lui sortiront certainement de la tête, et la couleur étrange de sa face, qui est devenue quelque chose d'innommable par suite de la quantité de vin qu'il a engloutie. Suivons-le à l'Hippodrome, où il se dirige, et écoutons le chant de triomphe qu'il commence à entonner lui-même:

Qui est roi, si ce n'est Épiphanes?
Dites,—le savez-vous?
Qui est roi, si ce n'est Épiphanes?
Bravo!—bravo!
Il n'y a pas d'autre roi qu'Épiphanes,
Non,—pas d'autre!
Ainsi jetez à bas les temples
Et éteignez le soleil!

Bien et bravement chanté! La populace le salue Prince des Poëtes et Gloire de l'Orient, puis Délices de l'Univers, enfin le plus Étonnant des Caméléopards. Ils lui font bisser son chef-d'œuvre, et—entendez-vous?—il le recommence. Quand il arrivera à l'Hippodrome, il recevra la couronne poétique, comme avant-goût de sa victoire aux prochains Jeux Olympiques.

—Mais, bon Jupiter! que se passe-t-il dans la foule derrière nous?

—Derrière nous, avez-vous dit?—Oh! oh!—je comprends. Mon ami, il est heureux que vous ayez parlé à temps. Mettons-nous en lieu sûr, et le plus vite possible. Ici!—réfugions-nous sous l'arche de cet aqueduc, et je vous expliquerai l'origine de cette agitation. Cela a mal tourné, comme je l'avais pressenti. Le singulier aspect de ce caméléopard avec sa tête d'homme, a, il faut croire, choqué les idées de logique et d'harmonie acceptées par les animaux sauvages domestiques dans la ville. Il en est résulté une émeute; et, comme il arrive toujours en pareil cas, tous les efforts humains pour réprimer le mouvement seront impuissants. Quelques Syriens ont déjà été dévorés; mais les patriotes à quatre pattes semblent être d'un accord unanime pour manger le caméléopard. Le Prince des Poëtes s'est donc dressé sur ses pattes de derrière, car il s'agit de sa vie. Ses courtisans l'ont laissé en plan, et ses concubines ont suivi un si excellent exemple. Délices de l'Univers, tu es dans une triste passe! Gloire de l'Orient, tu es en danger d'être croqué! Ainsi, ne regarde pas si piteusement ta queue; elle traînera indubitablement dans la crotte; à cela il n'y a pas de remède. Ne regarde donc pas derrière toi, et ne t'occupe pas de son inévitable déshonneur; mais prends courage, joue vigoureusement des jambes, et file vers l'Hippodrome! Souviens-toi que tu es Antiochus Épiphanes, Antiochus l'Illustre! et aussi le Prince des Poëtes, la Gloire de l'Orient, les Délices de l'Univers et le plus Étonnant des Caméléopards! Juste ciel! quelle puissance de vélocité tu déploies! La caution des jambes, la meilleure, tu la possèdes, celle-là! Cours, Prince!—Bravo! Épiphanes!—Tu vas bien, Caméléopard!—Glorieux Antiochus! Il court!—il bondit!—il vole! Comme un trait détaché par une catapulte il se rapproche de l'Hippodrome! Il bondit!—il crie!—il y est!—C'est heureux; car, ô Gloire de l'Orient, si tu avais mis une demi-seconde de plus à atteindre les portes de l'Amphithéâtre, il n'y aurait pas eu dans Épidaphné un seul petit ours qui n'eût grignoté sur ta carcasse.—Allons-nous-en,—partons,—car nos oreilles modernes sont trop délicates pour supporter l'immense vacarme qui va commencer en l'honneur de la délivrance du Roi!—Écoutez! il a déjà commencé—Voyez!—toute la ville est sens dessus dessous.

—Voilà certainement la plus pompeuse cité de l'Orient! Quel fourmillement de peuple! quel pêle-mêle de tous les rangs et de tous les âges! quelle multiplicité de sectes et de nations! quelle variété de costumes! quelle Babel de langues! quels cris de bêtes! quel tintamarre d'instruments! quel tas de philosophes!

—Venez, sauvons-nous!

—Encore un moment; je vois un vaste remue-ménage dans l'Hippodrome; dites-moi, je vous en supplie, ce que cela signifie!

—Cela?—oh! rien. Les nobles et libres citoyens d'Épidaphné étant, comme ils le déclarent, parfaitement satisfaits de la loyauté, de la bravoure, de la sagesse et de la divinité de leur Roi, et, de plus, ayant été témoins de sa récente agilité surhumaine, pensent qu'ils ne font que leur devoir en déposant sur son front (en surcroît du laurier poétique) une nouvelle couronne, prix de la course à pied,—couronne qu'il faudra bien qu'il obtienne aux fêtes de la prochaine Olympiade, et que naturellement ils lui décernent aujourd'hui par avance.


PETITE DISCUSSION AVEC UNE MOMIE

Le symposium de la soirée précédente avait un peu fatigué mes nerfs. J'avais une déplorable migraine et je tombais de sommeil. Au lieu de passer la soirée dehors, comme j'en avais le dessein, il me vint donc à l'esprit que je n'avais rien de plus sage à faire que de souper d'une bouchée, et de me mettre immédiatement au lit.

Un léger souper, naturellement. J'adore les rôties au fromage. En manger plus d'une livre à la fois, cela peut n'être pas toujours raisonnable. Toutefois, il ne peut pas y avoir d'objection matérielle au chiffre deux. Et, en réalité, entre deux et trois, il n'y a que la différence d'une simple unité. Je m'aventurai peut-être jusqu'à quatre. Ma femme tient pour cinq;—mais évidemment elle a confondu deux choses bien distinctes. Le nombre abstrait cinq, je suis disposé à l'admettre; mais, au point de vue concret, il se rapporte aux bouteilles de Brown Stout, sans l'assaisonnement duquel la rôtie au fromage est une chose à éviter.

Ayant ainsi achevé un frugal repas, et mis mon bonnet de nuit avec la sereine espérance d'en jouir jusqu'au lendemain midi au moins, je plaçai ma tête sur l'oreiller, et grâce à une excellente conscience, je tombai immédiatement dans un profond sommeil.

Mais quand les espérances de l'homme furent-elles remplies? Je n'avais peut-être pas achevé mon troisième ronflement, quand une furieuse sonnerie retentit à la porte de la rue, et puis d'impatients coups de marteau me réveillèrent en sursaut. Une minute après, et comme je me frottais encore les yeux, ma femme me fourra sous le nez un billet de mon vieil ami le docteur Ponnonner. Il me disait:

«Venez me trouver et laissez tout, mon cher ami, aussitôt que vous aurez reçu ceci. Venez partager notre joie. À la fin, grâce à une opiniâtre diplomatie, j'ai arraché l'assentiment des directeurs du City Museum pour l'examen de ma momie,—vous savez de laquelle je veux parler. J'ai la permission de la démailloter, et même de l'ouvrir, si je le juge à propos. Quelques amis seulement, seront présents;—vous en êtes, cela va sans dire. La momie est présentement chez moi, et nous commencerons à la dérouler à onze heures de la nuit.

Tout à vous,

«Ponnonner.»

Avant d'arriver à la signature, je m'aperçus que j'étais aussi éveillé qu'un homme peut désirer de l'être. Je sautai de mon lit dans un état de délire, bousculant tout ce qui me tombait sous la main; je m'habillai avec une prestesse vraiment miraculeuse, et je me dirigeai de toute ma vitesse vers la maison du docteur.

Là, je trouvai réunie une société très-animée. On m'avait attendu avec beaucoup d'impatience; la momie était étendue sur la table à manger, et, au moment où j'entrai, l'examen était commencé.

Cette momie était une des deux qui furent rapportées, il y a quelques années, par le capitaine Arthur Sabretash, un cousin de Ponnonner. Il les avait prises dans une tombe près d'Éleithias, dans les montagnes de la Libye, à une distance considérable au-dessus de Thèbes sur le Nil. Sur ce point, les caveaux, quoique moins magnifiques que les sépultures de Thèbes, sont d'un plus haut intérêt, en ce qu'ils offrent de plus nombreuses illustrations de la vie privée des Égyptiens. La salle d'où avait été tiré notre échantillon passait pour très-riche en documents de cette nature;—les murs étaient complètement recouverts de peintures à fresque et de bas-reliefs; des statues, des vases et une mosaïque d'un dessin très-riche témoignaient de la puissante fortune des défunts.

Cette rareté avait été déposée au Museum exactement dans le même état où le capitaine Sabretash l'avait trouvée, c'est-à-dire qu'on avait laissé la bière intacte. Pendant huit ans, elle était restée ainsi exposée à la curiosité publique, quant à l'extérieur seulement. Nous avions donc la momie complète à notre disposition, et ceux qui savent combien il est rare de voir des antiquités arriver dans nos contrées sans être saccagées jugeront que nous avions de fortes raisons de nous féliciter de notre bonne fortune.

En approchant de la table, je vis une grande boîte, ou caisse, longue d'environ sept pieds, large de trois pieds peut-être, et d'une profondeur de deux pieds et demi. Elle était oblongue,—mais pas en forme de bière. Nous supposâmes d'abord que la matière était du bois de sycomore; mais en l'entamant nous reconnûmes que c'était du carton, ou plus proprement, une pâte dure faite de papyrus. Elle était grossièrement décorée de peintures représentant des scènes funèbres et divers sujets lugubres, parmi lesquels serpentait un semis de caractères hiéroglyphiques, disposés en tous sens, qui signifiaient évidemment le nom du défunt. Par bonheur, M. Gliddon était de la partie, et il nous traduisit sans peine les signes, qui étaient simplement phonétiques et composaient le mot Allamistakeo.

Nous eûmes quelque peine à ouvrir cette boîte sans l'endommager; mais, quand enfin nous y eûmes réussi, nous en trouvâmes une seconde, celle-ci en forme de bière, et d'une dimension beaucoup moins considérable que la caisse extérieure, mais lui ressemblant exactement sous tout autre rapport. L'intervalle entre les deux était comblé de résine, qui avait jusqu'à un certain point détérioré les couleurs de la boîte intérieure.

Après avoir ouvert celle-ci,—ce que nous fîmes très-aisément,—nous arrivâmes à une troisième, également en forme de bière, et ne différant en rien de la seconde, si ce n'est par la matière, qui était du cèdre et exhalait l'odeur fortement aromatique qui caractérise ce bois. Entre la seconde et la troisième caisse, il n'y avait pas d'intervalle,—celle-ci s'adaptant exactement à celle-là.

En défaisant la troisième caisse, nous découvrîmes enfin le corps, et nous l'enlevâmes. Nous nous attendions à le trouver enveloppé comme d'habitude de nombreux rubans, ou bandelettes de lin; mais, au lieu de cela, nous trouvâmes une espèce de gaine, faite de papyrus, et revêtue d'une couche de plâtre grossièrement peinte et dorée. Les peintures représentaient des sujets ayant trait aux divers devoirs supposés de l'âme et à sa présentation à différentes divinités, puis de nombreuses figures humaines identiques,—sans doute des portraits des personnes embaumées. De la tête aux pieds s'étendait une inscription columnaire, ou verticale, en hiéroglyphes phonétiques, donnant de nouveau le nom et les titres du défunt et les noms et les titres de ses parents.

Autour du cou, que nous débarrassâmes du fourreau, était un collier de grains de verre cylindriques, de couleurs différentes, et disposés de manière à figurer des images de divinités, l'image du Scarabée, et d'autres, avec le globe ailé. La taille, dans sa partie la plus mince, était cerclée d'un collier ou ceinture semblable.

Ayant enlevé le papyrus, nous trouvâmes les chairs parfaitement conservées, et sans aucune odeur sensible. La couleur était rougeâtre; la peau, ferme, lisse et brillante. Les dents et les cheveux paraissaient en bon état. Les yeux, à ce qu'il semblait, avaient été enlevés, et on leur avait substitué des yeux de verre, fort beaux et simulant merveilleusement la vie, sauf leur fixité un peu trop prononcée. Les doigts et les ongles étaient brillamment dorés.

De la couleur rougeâtre de l'épiderme, M. Gliddon inféra que l'embaumement avait été pratiqué uniquement par l'asphalte; mais, ayant gratté la surface avec un instrument d'acier et jeté dans le feu les grains de poudre ainsi obtenus, nous sentîmes se dégager un parfum de camphre et d'autres gommes aromatiques.

Nous visitâmes soigneusement le corps pour trouver les incisions habituelles par où on extrait les entrailles; mais, à notre grande surprise, nous n'en pûmes découvrir la trace. Aucune personne de la société ne savait alors qu'il n'est pas rare de trouver des momies entières et non incisées. Ordinairement, la cervelle se vidait par le nez; les intestins, par une incision dans le flanc; le corps était alors rasé, lavé et salé; on le laissait ainsi reposer quelques semaines, puis commençait, à proprement parler, l'opération de l'embaumement.

Comme on ne pouvait trouver aucune trace d'ouverture, le docteur Ponnonner préparait ses instruments de dissection, quand je fis remarquer qu'il était déjà deux heures passées. Là-dessus, on s'accorda à renvoyer l'examen interne à la nuit suivante; et nous étions au moment de nous séparer, quand quelqu'un lança l'idée d'une ou deux expériences avec la pile de Volta.

L'application de l'électricité à une momie vieille au moins de trois ou quatre mille ans était une idée, sinon très-sensée, du moins suffisamment originale, et nous la saisîmes au vol. Pour ce beau projet, dans lequel il entrait un dixième de sérieux et neuf bons dixièmes de plaisanterie, nous disposâmes une batterie dans le cabinet du docteur, et nous y transportâmes l'Égyptien.

Ce ne fut pas sans beaucoup de peine que nous réussîmes à mettre à nu une partie du muscle temporal, qui semblait être d'une rigidité moins marmoréenne que le reste du corps, mais qui naturellement, comme nous nous y attendions bien, ne donna aucun indice de susceptibilité galvanique quand on le mit en contact avec le fil. Ce premier essai nous parut décisif; et, tout en riant de bon cœur de notre propre absurdité, nous nous souhaitions réciproquement une bonne nuit, quand mes yeux, tombant par hasard sur ceux de la momie, y restèrent immédiatement cloués d'étonnement. De fait, le premier coup d'œil m'avait suffi pour m'assurer que les globes, que nous avions tous supposé être de verre, et qui primitivement se distinguaient par une certaine fixité singulière, étaient maintenant si bien recouverts par les paupières, qu'une petite portion de la tunica albuginea restait seule visible.

Je poussai un cri, et j'attirai l'attention sur ce fait, qui devint immédiatement évident pour tout le monde.

Je ne dirai pas que j'étais alarmé par le phénomène, parce que le mot alarmé, dans mon cas, ne serait pas précisément le mot propre. Il aurait pu se faire toutefois que, sans ma provision de Brown Stout, je me sentisse légèrement ému. Quant aux autres personnes de la société, elle ne firent vraiment aucun effort pour cacher leur naïve terreur. Le docteur Ponnonner était un homme à faire pitié. M. Gliddon, par je ne sais quel procédé particulier, s'était rendu invisible. Je présume que M. Silk Buckingham n'aura pas l'audace de nier qu'il ne se soit fourré à quatre pattes sous la table.

Après le premier choc de l'étonnement, nous résolûmes, cela va sans dire, de tenter tout de suite une nouvelle expérience. Nos opérations furent alors dirigées contre le gros orteil du pied droit. Nous fîmes une incision au-dessus de la région de l'os sesamoideum pollicis pedis, et nous arrivâmes ainsi à la naissance du muscle abductor. Rajustant la batterie, nous appliquâmes de nouveau le fluide aux nerfs mis à nu,—quand, avec un mouvement plus vif que la vie elle-même, la momie retira son genou droit comme pour le rapprocher le plus possible de l'abdomen, puis, redressant le membre avec une force inconcevable, allongea au docteur Ponnonner une ruade qui eut pour effet de décocher ce gentleman, comme le projectile d'une catapulte, et de l'envoyer dans la rue à travers une fenêtre.

Nous nous précipitâmes en masse pour rapporter les débris mutilés de l'infortuné; mais nous eûmes le bonheur de le rencontrer sur l'escalier, remontant avec une inconcevable diligence, bouillant de la plus vive ardeur philosophique, et plus que jamais frappé de la nécessité de poursuivre nos expériences avec rigueur et avec zèle.

Ce fut donc d'après son conseil que nous fîmes sur-le-champ une incision profonde dans le bout du nez du sujet; et le docteur, y jetant des mains impétueuses, le fourra violemment en contact avec le fil métallique.

Moralement et physiquement,—métaphoriquement et littéralement,—l'effet fut électrique. D'abord le cadavre ouvrit les yeux et les cligna très-rapidement pendant quelques minutes, comme M. Barnes dans la pantomime; puis il éternua; en troisième lieu, il se dressa sur son séant; en quatrième lieu, il mit son poing sous le nez du docteur Ponnonner; enfin, se tournant vers MM. Gliddon et Buckingham, il leur adressa dans l'égyptien le plus pur, le discours suivant:

—Je dois vous dire, gentlemen, que je suis aussi surpris que mortifié de votre conduite. Du docteur Ponnonner, je n'avais rien de mieux à attendre; c'est un pauvre petit gros sot qui ne sait rien de rien. J'ai pitié de lui et je lui pardonne. Mais vous, monsieur Gliddon,—et vous Silk, qui avez voyagé et résidé en Égypte, à ce point qu'on pourrait croire que vous êtes né sur nos terres,—vous, dis-je, qui avez tant vécu parmi nous, que vous parlez l'égyptien aussi bien, je crois, que vous écrivez votre langue maternelle,—vous que je m'étais accoutumé à regarder comme le plus ferme ami des momies,—j'attendais de vous une conduite plus courtoise. Que dois-je penser de votre impassible neutralité quand je suis traité aussi brutalement? Que dois-je supposer, quand vous permettez à Pierre et à Paul de me dépouiller de mes bières et de mes vêtements sous cet affreux climat de glace? À quel point de vue, pour en finir, dois-je considérer votre fait d'aider et d'encourager ce misérable petit drôle, ce docteur Ponnonner, à me tirer par le nez?

On croira généralement, sans aucun doute, qu'en entendant un pareil discours, dans de telles circonstances, nous avons tous filé vers la porte, ou que nous sommes tombés dans de violentes attaques de nerfs, ou dans un évanouissement unanime. L'une de ces trois choses, dis-je, était probable. En vérité, chacune de ces trois lignes de conduite et toutes les trois étaient des plus légitimes. Et, sur ma parole, je ne puis comprendre comment il se fit que nous n'en suivîmes aucune. Mais, peut-être, la vraie raison doit-elle être cherchée dans l'esprit de ce siècle, qui procède entièrement par la loi des contraires, considérée aujourd'hui comme solution de toutes les antinomies et fusion de toutes les contradictions. Ou peut-être, après tout, était-ce seulement l'air excessivement naturel et familier de la momie qui enlevait à ses paroles toute puissance terrifique. Quoi qu'il en soit, les faits sont positifs, et pas un membre de la société ne trahit d'effroi bien caractérisé et ne parut croire qu'il ne se fût passé quelque chose de particulièrement irrégulier.

Pour ma part, j'étais convaincu que tout cela était fort naturel, et je me rangeai simplement de côté, hors de la portée du poing de l'Égyptien. Le docteur Ponnonner fourra ses mains dans les poches de sa culotte, regarda la momie d'un air bourru, et devint excessivement rouge. M. Gliddon caressait ses favoris et redressait le col de sa chemise. M. Buckingham baissa la tête et mit son pouce droit dans le coin gauche de sa bouche.

L'Égyptien le regarda avec une physionomie sévère pendant quelques minutes, et à la longue lui dit avec un ricanement:

—Pourquoi ne parlez-vous pas, monsieur Buckingham? Avez-vous entendu, oui ou non, ce que je vous ai demandé? Voulez-vous bien ôter votre pouce de votre bouche!

Là-dessus, M. Buckingham fit un léger soubresaut, ôta son pouce droit du coin gauche de sa bouche, et, en manière de compensation, inséra son pouce gauche dans le coin droit de l'ouverture susdite.

Ne pouvant pas tirer une réponse de M. Buckingham, la momie se tourna avec humeur vers M. Gliddon, et lui demanda d'un ton péremptoire d'expliquer en gros ce que nous voulions tous.

M. Gliddon répliqua tout au long, en phonétique et, n'était l'absence de caractères hiéroglyphiques dans les imprimeries américaines, c'eût été pour moi un grand plaisir de transcrire intégralement et en langue originale son excellent speech.

Je saisirai cette occasion pour faire remarquer que toute la conversation subséquente à laquelle prit part la momie eut lieu en égyptien primitif,—MM. Gliddon et Buckingham servant d'interprètes pour moi et les autres personnes de la société qui n'avaient pas voyagé. Ces messieurs parlaient la langue maternelle de la momie avec une grâce et une abondance inimitables; mais je ne pouvais pas m'empêcher de remarquer que les deux voyageurs,—sans doute à cause de l'introduction d'images entièrement modernes, et naturellement, tout à fait nouvelles pour l'étranger,—étaient quelquefois réduits à employer des formes sensibles pour traduire à cet esprit d'un autre âge un sens particulier. Il y eut un moment, par exemple, où M. Gliddon, ne pouvant pas faire comprendre à l'Égyptien le mot: la Politique, s'avisa heureusement de dessiner sur le mur, avec un morceau de charbon, un petit monsieur au nez bourgeonné, aux coudes troués, grimpé sur un piédestal, la jambe gauche tendue en arrière, le bras droit projeté en avant, le poing fermé, les yeux convulsés vers le ciel, et la bouche ouverte sous un angle de 90 degrés.

De même, M. Buckingham n'aurait jamais réussi à lui traduire l'idée absolument moderne de Whig (perruque), si, à une suggestion du docteur Ponnonner, il n'était devenu très-pâle et n'avait consenti à ôter la sienne.

Il était tout naturel que le discours de M. Gliddon roulât principalement sur les immenses bénéfices que la science pouvait tirer du démaillotement et du déboyautement des momies; moyen subtil de nous justifier de tous les dérangements que nous avions pu lui causer, à elle en particulier, momie nommée Allamistakeo; il conclut en insinuant—car ce ne fut qu'une insinuation—que, puisque toutes ces petites questions étaient maintenant éclaircies, on pouvait aussi bien procéder à l'examen projeté. Ici, le docteur Ponnonner apprêta ses instruments.

Relativement aux dernières suggestions de l'orateur, il paraît qu'Allamistakeo avait certains scrupules de conscience, sur la nature desquels je n'ai pas été clairement renseigné; mais il se montra satisfait de notre justification et, descendant de la table, donna à toute la compagnie des poignées de main à la ronde.

Quand cette cérémonie fut terminée, nous nous occupâmes immédiatement de réparer les dommages que le scalpel avait fait éprouver au sujet. Nous recousîmes la blessure de sa tempe, nous bandâmes son pied, et nous lui appliquâmes un pouce carré de taffetas noir sur le bout du nez.

On remarqua alors que le comte—tel était, à ce qu'il paraît, le titre d'Allamistakeo—éprouvait quelques légers frissons,—à cause du climat, sans aucun doute. Le docteur alla immédiatement à sa garde-robe, et revint bientôt avec un habit noir, de la meilleure coupe de Jennings, un pantalon de tartan bleu de ciel à sous-pieds, une chemise rose de guingamp, un gilet de brocart à revers, un paletot-sac blanc, une canne à bec de corbin, un chapeau sans bords, des bottes en cuir breveté, des gants de chevreau couleur paille, un lorgnon, une paire de favoris et une cravate cascade. La différence de taille entre le comte et le docteur,—la proportion était comme deux à un,—fut cause que nous eûmes quelque peu de mal à ajuster ces habillements à la personne de l'Égyptien; mais, quand tout fut arrangé, au moins pouvait-il dire qu'il était bien mis. M. Gliddon lui donna donc le bras et le conduisit vers un bon fauteuil, en face du feu; pendant ce temps-là, le docteur sonnait et demandait le vin et les cigares.

La conversation s'anima bientôt. On exprima, cela va sans dire, une grande curiosité relativement au fait quelque peu singulier d'Allamistakeo resté vivant.

—J'aurais pensé,—dit M. Buckingham,—qu'il y avait déjà beau temps que vous étiez mort.

—Comment!—répliqua le comte très-étonné,—je n'ai guère plus de sept cents ans! Mon père en a vécu mille, et il ne radotait pas le moins du monde quand il est mort.

Il s'ensuivit une série étourdissante de questions et de calculs par lesquels on découvrit que l'antiquité de la momie avait été très-grossièrement estimée. Il y avait cinq mille cinquante ans et quelques mois qu'elle avait été déposée dans les catacombes d'Éleithias.

—Mais ma remarque,—reprit M. Buckingham,—n'avait pas trait à votre âge à l'époque de votre ensevelissement (je ne demande pas mieux que d'accorder que vous êtes encore un jeune homme), et j'entendais parler de l'immensité de temps pendant lequel, d'après votre propre explication, vous êtes resté confit dans l'asphalte.

—Dans quoi?—dit le comte.

—Dans l'asphalte,—persista M. Buckingham.

—Ah! oui; j'ai comme une idée vague de ce que vous voulez dire;—en effet, cela pourrait réussir,—mais, de mon temps, nous n'employions guère autre chose que le bichlorure de mercure.

—Mais ce qu'il nous est particulièrement impossible de comprendre,—dit le docteur Ponnonner—, c'est comment il se fait qu'étant mort et ayant été enseveli en Égypte, il y a cinq mille ans, vous soyez aujourd'hui parfaitement vivant, et avec un air de santé admirable.

—Si à cette époque j'étais mort, comme vous dites—répliqua le comte,—il est plus que probable que mort je serais resté; car je m'aperçois que vous en êtes encore à l'enfance du galvanisme, et que vous ne pouvez pas accomplir par cet agent ce qui, dans le vieux temps, était chez nous chose vulgaire. Mais le fait est que j'étais tombé en catalepsie, et que mes meilleurs amis jugèrent que j'étais mort, ou que je devais être mort; c'est pourquoi ils m'embaumèrent tout de suite.—Je présume que vous connaissez le principe capital de l'embaumement?

—Mais pas le moins du monde.

—Ah! je conçois;—déplorable condition de l'ignorance! Je ne puis donc pour le moment entrer dans aucun détail à ce sujet; mais il est indispensable que je vous explique qu'en Égypte embaumer, à proprement parler, était suspendre indéfiniment toutes les fonctions animales soumises au procédé. Je me sers du terme animal dans son sens le plus large, comme impliquant l'être moral et vital aussi bien que l'être physique. Je répète que le premier principe de l'embaumement consistait, chez nous, à arrêter immédiatement et à tenir perpétuellement en suspens toutes les fonctions animales soumises au procédé. Enfin, pour être bref, dans quelque état que se trouvât l'individu à l'époque de l'embaumement, il restait dans cet état. Maintenant, comme j'ai le bonheur d'être du sang du Scarabée, je fus embaumé vivant, tel que vous me voyez présentement.

—Le sang du Scarabée!—s'écria le docteur Ponnonner.

—Oui. Le Scarabée était l'emblème, les armes d'une famille patricienne très-distinguée et peu nombreuse. Être du sang du Scarabée, c'est simplement être de la famille dont le Scarabée est l'emblème. Je parle figurativement.

—Mais qu'a cela de commun avec le fait de votre existence actuelle?

—Eh bien, c'était la coutume générale en Égypte, avant d'embaumer un cadavre, de lui enlever les intestins et la cervelle; la race des Scarabées seule n'était pas sujette à cette coutume. Si donc je n'avais pas été un Scarabée, j'eusse été privé de mes boyaux et de ma cervelle, et sans ces deux viscères, vivre n'est pas chose commode.

—Je comprends cela,—dit M. Buckingham, et je présume que toutes les momies qui nous parviennent entières sont de la race des Scarabées.

—Sans aucun doute.

—Je croyais,—dit M. Gliddon très-timidement, que le Scarabée était un des Dieux Égyptiens.

—Un des quoi Égyptiens?—s'écria la momie, sautant sur ses pieds.

—Un des Dieux,—répéta le voyageur.

—Monsieur Gliddon, je suis réellement étonné de vous entendre parler de la sorte,—dit le comte en se rasseyant.—Aucune nation sur la face de la terre n'a jamais reconnu plus d'un Dieu. Le Scarabée, l'Ibis, etc., étaient pour nous (ce que d'autres créatures ont été pour d'autres nations) les symboles, les intermédiaires par lesquels nous offrions le culte au Créateur, trop auguste pour être approché directement.

Ici, il se fit une pause. À la longue, l'entretien fut repris par le docteur Ponnonner.

—Il n'est donc pas improbable, d'après vos explications,—dit-il,—qu'il puisse exister, dans les catacombes qui sont près du Nil, d'autres momies de la race du Scarabée dans de semblables conditions de vitalité?

—Cela ne peut pas faire l'objet d'une question,—répliqua le comte;—tous les Scarabées qui par accident ont été embaumés vivants sont vivants. Quelques-uns même de ceux qui ont été ainsi embaumés à dessein peuvent avoir été oubliés par leurs exécuteurs testamentaires et sont encore dans leurs tombes.

—Seriez-vous assez bon,—dis-je,—pour expliquer ce que vous entendez par embaumés ainsi à dessein?

—Avec le plus grand plaisir,—répliqua la momie, après m'avoir considéré à loisir à travers son lorgnon; car c'était la première fois que je me hasardais à lui adresser directement une question.

—Avec le plus grand plaisir,—dit-elle.—La durée ordinaire de la vie humaine, de mon temps, était de huit cents ans environ. Peu d'hommes mouraient, sauf par suite d'accidents très-extraordinaires, avant l'âge de six cents; très-peu vivaient plus de dix siècles; mais huit siècles étaient considérés comme le terme naturel. Après la découverte du principe de l'embaumement, tel que je vous l'ai expliqué, il vint à l'esprit de nos philosophes qu'on pourrait satisfaire une louable curiosité, et en même temps servir considérablement les intérêts de la science, en morcelant la durée moyenne et en vivant cette vie naturelle par acomptes. Relativement à la science historique, l'expérience a démontré qu'il y avait quelque chose à faire dans ce sens, quelque chose d'indispensable. Un historien, par exemple, ayant atteint l'âge de cinq cents ans, écrivait un livre avec le plus grand soin; puis il se faisait soigneusement embaumer, laissant commission à ses exécuteurs testamentaires pro tempore de le ressusciter après un certain laps de temps,—mettons cinq ou six cents ans. Rentrant dans la vie à l'expiration de cette époque, il trouvait invariablement son grand ouvrage converti en une espèce de cahier de notes accumulées au hasard,—c'est-à-dire en une sorte d'arène littéraire ouverte aux conjectures contradictoires, aux énigmes et aux chamailleries personnelles de toutes les bandes de commentateurs exaspérés. Ces conjectures, ces énigmes qui passaient sous le nom d'annotations ou corrections, avaient si complètement enveloppé, torturé, écrasé le texte, que l'auteur était réduit à fureter partout dans ce fouillis avec une lanterne pour découvrir son propre livre. Mais, une fois retrouvé, ce pauvre livre ne valait jamais les peines que l'auteur avait prises pour le ravoir. Après l'avoir récrit d'un bout à l'autre, il restait encore une besogne pour l'historien, un devoir impérieux: c'était de corriger, d'après sa science et son expérience personnelles, les traditions du jour concernant l'époque dans laquelle il avait primitivement vécu. Or, ce procédé de recomposition et de rectification personnelle, poursuivi de temps à autre par différents sages, avait pour résultat d'empêcher notre histoire de dégénérer en une pure fable.

—Je vous demande pardon,—dit alors le docteur Ponnonner,—posant doucement sa main sur le bras de l'Égyptien, je vous demande pardon, monsieur, mais puis-je me permettre de vous interrompre pour un moment?

—Parfaitement, monsieur,—répliqua le comte en s'écartant un peu.

—Je désirais simplement vous faire une question,—dit le docteur.—Vous avez parlé de corrections personnelles de l'auteur relativement aux traditions qui concernaient son époque. En moyenne, monsieur, je vous prie, dans quelle proportion la vérité se trouvait-elle généralement mêlée à ce grimoire?

—On trouva généralement que ce grimoire,—pour me servir de votre excellente définition, monsieur,—était exactement au pair avec les faits rapportés dans l'histoire elle-même non récrite,—c'est-à-dire qu'on ne vit jamais dans aucune circonstance un simple iota de l'un ou de l'autre qui ne fût absolument et radicalement faux.

—Mais, puisqu'il est parfaitement clair,—reprit le docteur,—que cinq mille ans au moins se sont écoulés depuis votre enterrement, je tiens pour sûr que vos annales à cette époque, sinon vos traditions, étaient suffisamment explicites sur un sujet d'un intérêt universel, la Création, qui eut lieu, comme vous le savez sans doute, seulement dix siècles auparavant, ou peu s'en faut.

—Monsieur!—fit le comte Allamistakeo.

Le docteur répéta son observation, mais ce ne fut qu'après mainte explication additionnelle qu'il parvint à se faire comprendre de l'étranger. À la fin, celui-ci dit, non sans hésitation:

—Les idées que vous soulevez sont, je le confesse, entièrement nouvelles pour moi. De mon temps, je n'ai jamais connu personne qui eût été frappé d'une si singulière idée, que l'univers (ou ce monde, si vous l'aimez mieux) pouvait avoir eu un commencement. Je me rappelle qu'une fois, mais rien qu'une fois, un homme de grande science me parla d'une tradition vague concernant la race humaine; et cet homme se servait comme vous du mot Adam, ou terre rouge. Mais il l'employait dans un sens générique, comme ayant trait à la germination spontanée par le limon,—juste comme un millier d'animalcules,—à la germination spontanée, dis-je, de cinq vastes hordes d'hommes, poussant simultanément dans cinq parties distinctes du globe presque égales entre elles.

Ici, la société haussa généralement les épaules, et une ou deux personnes se touchèrent le front avec un air très-significatif. M. Silk Buckingham, jetant un léger coup d'œil d'abord sur l'occiput, puis sur le sinciput d'Allamistakeo, prit ainsi la parole:

—La longévité humaine dans votre temps, unie à cette pratique fréquente que vous nous avez expliquée, consistant à vivre sa vie par acomptes, aurait dû, en vérité, contribuer puissamment au développement général et à l'accumulation des connaissances. Je présume donc que nous devons attribuer l'infériorité marquée des anciens Égyptiens dans toutes les parties de la science, quand on les compare avec les modernes et plus spécialement avec les Yankees, uniquement à l'épaisseur plus considérable du crâne égyptien.

—Je confesse de nouveau,—répliqua le comte avec une parfaite urbanité,—que je suis quelque peu en peine de vous comprendre; dites-moi je vous prie, de quelles parties de la science voulez-vous parler?

Ici toute la compagnie, d'une voix unanime, cita les affirmations de la phrénologie et les merveilles du magnétisme animal.

Nous ayant écoutés jusqu'au bout, le comte se mit à raconter quelques anecdotes qui nous prouvèrent clairement que les prototypes de Gall et de Spurzheim avaient fleuri et dépéri en Égypte, mais dans une époque si ancienne, qu'on en avait presque perdu le souvenir,—et que les procédés de Mesmer étaient des tours misérables en comparaison des miracles positifs opérés par les savants de Thèbes, qui créaient des poux et une foule d'autres êtres semblables.

Je demandai alors au comte si ses compatriotes étaient capables de calculer les éclipses. Il sourit avec une nuance de dédain et m'affirma que oui.

Ceci me troubla un peu; cependant, je commençais à lui faire d'autres questions relativement à leurs connaissances astronomiques, quand quelqu'un de la société, qui n'avait pas encore ouvert la bouche, me souffla à l'oreille que, si j'avais besoin de renseignements sur ce chapitre, je ferais mieux de consulter un certain monsieur Ptolémée aussi bien qu'un nommé Plutarque, à l'article De facie lunae.

Je questionnai alors la momie sur les verres ardents et lenticulaires, et généralement sur la fabrication du verre; mais je n'avais pas encore fini mes questions que le camarade silencieux me poussait doucement par le coude, et me priait, pour l'amour de Dieu, de jeter un coup d'œil sur Diodore de Sicile. Quant au comte, il me demanda simplement, en manière de réplique, si, nous autres modernes, nous possédions des microscopes qui nous permissent de graver des onyx avec la perfection des Égyptiens. Pendant que je cherchais la réponse à faire à cette question, le petit docteur Ponnonner s'aventura dans une voie très-extraordinaire.

—Voyez notre architecture!—s'écria-t-il,—à la grande indignation des deux voyageurs qui le pinçaient jusqu'au bleu, mais sans réussir à le faire taire.

—Allez voir,—criait-il avec enthousiasme,—la fontaine du Jeu de boule à New York! ou, si c'est une trop écrasante contemplation, regardez un instant le Capitole à Washington, D. C.!

Et le bon petit homme médical alla jusqu'à détailler minutieusement les proportions du bâtiment en question. Il expliqua que le portique seul n'était pas orné de moins de vingt-quatre colonnes, de cinq pieds de diamètre, et situées à dix pieds de distance l'une de l'autre.

Le comte dit qu'il regrettait de ne pouvoir se rappeler pour le moment la dimension précise d'aucune des principales constructions de la cité d'Aznac, dont les fondations plongeaient dans la nuit du temps, mais dont les ruines étaient encore debout, à l'époque de son enterrement, dans une vaste plaine de sable à l'ouest de Thèbes. Il se souvenait néanmoins, à propos de portiques, qu'il y en avait un, appliqué à un palais secondaire, dans une espèce de faubourg appelé Carnac, et formé de cent quarante-quatre colonnes de trente-sept pieds de circonférence chacune, et distantes de vingt-cinq pieds l'une de l'autre. On arrivait du Nil à ce portique par une avenue de deux milles de long, formée par des sphinx, des statues, des obélisques de vingt, de soixante et de cent pieds de haut. Le palais lui-même, autant qu'il pouvait se rappeler, avait, dans un sens seulement, deux milles de long, et pouvait bien avoir en tout sept milles de circuit. Ses murs étaient richement décorés en dedans et en dehors de peintures hiéroglyphiques. Il ne prétendait pas affirmer qu'on aurait pu bâtir entre ses murs cinquante ou soixante des Capitoles du docteur; mais il ne lui était pas démontré que deux ou trois cents n'eussent pas pu y être empilés sans trop d'embarras. Ce palais de Carnac était une insignifiante petite bâtisse, après tout. Le comte, néanmoins, ne pouvait pas, en stricte conscience, se refuser à reconnaître le style ingénieux, la magnificence et la supériorité de la fontaine du Jeu de boule, telle que le docteur l'avait décrite. Rien de semblable, il était forcé de l'avouer, n'avait jamais été vu en Égypte ni ailleurs.

Je demandai alors au comte ce qu'il pensait de nos chemins de fer.

—Rien de particulier,—dit-il.—Ils sont un peu faibles, assez mal conçus et grossièrement assemblés. Ils ne peuvent donc pas être comparés aux vastes chaussées à rainures de fer, horizontales et directes, sur lesquelles les Égyptiens transportaient des temples entiers et des obélisques massifs de cent cinquante pieds de haut.

Je lui parlai de nos gigantesques forces mécaniques. Il convint que nous savions faire quelque chose dans ce genre, mais il me demanda comment nous nous y serions pris pour dresser les impostes sur les linteaux du plus petit palais de Carnac.

Je jugeai à propos de ne pas entendre cette question, et je lui demandai s'il avait quelque idée des puits artésiens; mais il releva simplement les sourcils, pendant que M. Gliddon me faisait un clignement d'yeux très-prononcé, et me disait à voix basse que les ingénieurs chargés de forer le terrain pour trouver de l'eau dans la Grande Oasis en avaient découvert un tout récemment.

Alors, je citai nos aciers; mais l'étranger leva le nez, et me demanda si notre acier aurait jamais pu exécuter les sculptures si vives et si nettes qui décorent les obélisques, et qui avaient été entièrement exécutées avec des outils de cuivre.

Cela nous déconcerta si fort, que nous jugeâmes à propos de faire une diversion sur la métaphysique. Nous envoyâmes chercher un exemplaire d'un ouvrage qui s'appelle le Dial, et nous en lûmes un chapitre ou deux sur un sujet qui n'est pas très-clair mais que les gens de Boston définissent: le Grand Mouvement ou Progrès.

Le comte dit simplement que, de son temps, les grands mouvements étaient choses terriblement communes, et que, quant au progrès, il fut à une certaine époque une vraie calamité, mais ne progressa jamais.

Nous parlâmes alors de la grande beauté et de l'importance de la Démocratie, et nous eûmes beaucoup de peine à bien faire comprendre au comte la nature positive des avantages dont nous jouissions en vivant dans un pays où le suffrage était ad libitum, et où il n'y avait pas de roi.

Il nous écouta avec un intérêt marqué, et, en somme, il parut réellement s'amuser. Quand nous eûmes fini, il nous dit qu'il s'était passé là-bas, il y avait déjà bien longtemps, quelque chose de tout à fait semblable. Treize provinces égyptiennes résolurent tout d'un coup d'être libres, et de donner ainsi un magnifique exemple au reste de l'humanité. Elles rassemblèrent leurs sages, et brassèrent la plus ingénieuse constitution qu'il est possible d'imaginer. Pendant quelque temps, tout alla le mieux du monde; seulement, il y avait là des habitudes de blague qui étaient quelque chose de prodigieux. La chose néanmoins finit ainsi: les treize États, avec quelque chose comme quinze ou vingt autres, se consolidèrent dans le plus odieux et le plus insupportable despotisme dont on ait jamais ouï parler sur la face du globe.

Je demandai quel était le nom du tyran usurpateur.

Autant que le comte pouvait se le rappeler, ce tyran se nommait: La Canaille.

Ne sachant que dire à cela, j'élevai la voix, et je déplorai l'ignorance des Égyptiens relativement à la vapeur.

Le comte me regarda avec beaucoup d'étonnement, mais ne répondit rien. Le gentleman silencieux me donna toutefois un violent coup de coude dans les côtes,—me dit que je m'étais suffisamment compromis pour une fois,—et me demanda si j'étais réellement assez innocent pour ignorer que la machine à vapeur moderne descendait de l'invention de Héro en passant par Salomon de Caus.

Nous étions pour lors en grand danger d'être battus; mais notre bonne étoile fit que le docteur Ponnonner, s'étant rallié, accourut à notre secours, et demanda si la nation égyptienne prétendait sérieusement rivaliser avec les modernes dans l'article de la toilette, si important et si compliqué.

À ce mot, le comte jeta un regard sur les sous-pieds de son pantalon; puis, prenant par le bout une des basques de son habit, il l'examina curieusement pendant quelques minutes. À la fin, il la laissa retomber, et sa bouche s'étendit graduellement d'une oreille à l'autre; mais je ne me rappelle pas qu'il ait dit quoi que ce soit en manière de réplique.

Là-dessus, nous recouvrâmes nos esprits, et le docteur, s'approchant de la momie d'un air plein de dignité, la pria de dire avec candeur, sur son honneur de gentleman, si les Égyptiens avaient compris, à une époque quelconque, la fabrication soit des pastilles de Ponnonner, soit des pilules de Brandreth.

Nous attendions la réponse dans une profonde anxiété,—mais bien inutilement. Cette réponse n'arrivait pas. L'Égyptien rougit et baissa la tête. Jamais triomphe ne fut plus complet; jamais défaite ne fut supportée de plus mauvaise grâce. Je ne pouvais vraiment pas endurer le spectacle de l'humiliation de la pauvre momie. Je pris mon chapeau, je la saluai avec un certain embarras, et je pris congé.

En rentrant chez moi, je m'aperçus qu'il était quatre heures passées, et je me mis immédiatement au lit. Il est maintenant dix heures du matin. Je suis levé depuis sept, et j'écris ces notes pour l'instruction de ma famille et de l'humanité. Quant à la première, je ne la verrai plus. Ma femme est une mégère. La vérité est que cette vie et généralement tout le dix-neuvième siècle me donnent des nausées. Je suis convaincu que tout va de travers. En outre, je suis anxieux de savoir qui sera élu Président en 2045. C'est pourquoi, une fois rasé et mon café avalé, je vais tomber chez Ponnonner, et je me fais embaumer pour une couple de siècles.


PUISSANCE DE LA PAROLE

Oinos.—Pardonne, Agathos, à la faiblesse d'un esprit fraîchement revêtu d'immortalité.

Agathos.—Tu n'as rien dit, mon cher Oinos, dont tu aies à demander pardon. La connaissance n'est pas une chose d'intuition, pas même ici. Quant à la sagesse, demande avec confiance aux anges qu'elle te soit accordée!

Oinos.—Mais, pendant cette dernière existence, j'avais rêvé que j'arriverais d'un seul coup à la connaissance de toutes choses, et du même coup au bonheur absolu.

Agathos.—Ah! ce n'est pas dans la science qu'est le bonheur, mais dans l'acquisition de la science! Savoir pour toujours, c'est l'éternelle béatitude; mais tout savoir, ce serait une damnation de démon.

Oinos.—Mais le Très-Haut ne connaît-il pas toutes choses?

Agathos.—Et c'est la chose unique (puisqu'il est le Très-Heureux) qui doit lui rester inconnue à lui-même.

Oinos.—Mais, puisque chaque minute augmente notre connaissance, n'est-il pas inévitable que toutes choses nous soient connues à la fin?

Agathos.—Plonge ton regard dans les lointains de l'abîme! Que ton œil s'efforce de pénétrer ces innombrables perspectives d'étoiles, pendant que nous glissons lentement à travers,—encore,—et encore,—et toujours! La vision spirituelle elle-même n'est-elle pas absolument arrêtée par les murs d'or circulaires de l'univers,—ces murs faits de myriades de corps brillants qui se fondent en une incommensurable unité?

Oinos.—Je perçois clairement que l'infini de la matière n'est pas un rêve.

Agathos.—Il n'y a pas de rêves dans le Ciel;—mais il nous est révélé ici que l'unique destination de cet infini de matière est de fournir des sources infinies, où l'âme puisse soulager cette soif de connaître qui est en elle,—inextinguible à jamais, puisque l'éteindre serait pour l'âme l'anéantissement de soi-même. Questionne-moi donc, mon Oinos, librement et sans crainte. Viens! nous laisserons à gauche l'éclatante harmonie des Pléiades, et nous irons nous abattre loin de la foule dans les prairies étoilées, au delà d'Orion, où, au lieu de pensées, de violettes et de pensées sauvages, nous trouverons des couches de soleils triples et de soleils tricolores.

Oinos.—Et maintenant, Agathos, tout en planant à travers l'espace, instruis-moi!—Parle-moi dans le ton familier de la terre! Je n'ai pas compris ce que tu me donnais tout à l'heure à entendre, sur les modes et les procédés de Création,—de ce que nous nommions Création, dans le temps que nous étions mortels. Veux-tu dire que le Créateur n'est pas Dieu?

Agathos.—Je veux dire que la Divinité ne crée pas.

Oinos.—Explique-toi!

Agathos.—Au commencement seulement, elle a créé. Les créatures,—ce qui apparaît comme créé,—qui maintenant, d'un bout de l'univers à l'autre, émergent infatigablement à l'existence, ne peuvent être considérées que comme des résultats médiats ou indirects, et non comme directs ou immédiats, de la Divine Puissance Créatrice.

Oinos.—Parmi les hommes, mon Agathos, cette idée eût été considérée comme hérétique au suprême degré.

Agathos.—Parmi les anges, mon Oinos, elle est simplement admise comme une vérité.

Oinos.—Je puis te comprendre, en tant que tu veuilles dire que certaines opérations de l'être que nous appelons Nature, ou lois naturelles, donneront, dans de certaines conditions, naissance à ce qui porte l'apparence complète de création. Peu de temps avant la finale destruction de la terre, il se fit, je m'en souviens, un grand nombre d'expériences réussies que quelques philosophes, avec une emphase puérile, désignèrent sous le nom de créations d'animalcules.

Agathos.—Les cas dont tu parles n'étaient, en réalité, que des exemples de création secondaire,—de la seule espèce de création qui ait jamais eu lieu depuis que la parole première a proféré la première loi.

Oinos.—Les moindres étoiles qui jaillissent du fond de l'abîme du non-être et font à chaque minute explosion dans les cieux,—ces astres, Agathos, ne sont-ils pas l'œuvre immédiate de la main du Maître?

Agathos.—Je veux essayer, mon Oinos, de t'amener pas à pas en face de la conception que j'ai en vue. Tu sais parfaitement que, comme aucune pensée ne peut se perdre, de même il n'est pas une seule action qui n'ait un résultat infime. En agitant nos mains, quand nous étions habitants de cette terre, nous causions une vibration dans l'atmosphère ambiante. Cette vibration s'étendait indéfiniment, jusqu'à tant qu'elle se fût communiquée à chaque molécule de l'atmosphère terrestre, qui, à partir de ce moment et pour toujours, était mise en mouvement par cette seule action de la main. Les mathématiciens de notre planète ont bien connu ce fait. Les effets particuliers créés dans le fluide par des impulsions particulières furent de leur part l'objet d'un calcul exact,—en sorte qu'il devint facile de déterminer dans quelle période précise une impulsion d'une portée donnée pourrait faire le tour du globe et influencer,—pour toujours,—chaque atome de l'atmosphère ambiante. Par un calcul rétrograde, ils déterminèrent sans peine,—étant donné un effet dans des conditions connues,—la valeur de l'impulsion originale. Alors, des mathématiciens,—qui virent que les résultats d'une impulsion donnée étaient absolument sans fin,—qui virent qu'une partie de ces résultats pouvait être rigoureusement suivie dans l'espace et dans le temps au moyen de l'analyse algébrique,—qui comprirent aussi la facilité du calcul rétrograde,—ces hommes, dis-je, comprirent du même coup que cette espèce d'analyse contenait, elle aussi, une puissance de progrès indéfini,—qu'il n'existait pas de bornes concevables à sa marche progressive et à son applicabilité, excepté celles de l'esprit même qui l'avait poussée ou appliquée. Mais, arrivés à ce point, nos mathématiciens s'arrêtèrent.

Oinos.—Et pourquoi, Agathos, auraient-ils été plus loin?

Agathos.—Parce qu'il y avait au delà quelques considérations d'un profond intérêt. De ce qu'ils savaient ils pouvaient inférer qu'un être d'une intelligence infinie,—un être à qui l'absolu de l'analyse algébrique serait dévoilé,—n'éprouverait aucune difficulté à suivre tout mouvement imprimé à l'air,—et transmis par l'air à l'éther,—jusque dans ses répercussions les plus lointaines, et même dans une époque infiniment reculée. Il est, en effet, démontrable que chaque mouvement de cette nature imprimé à l'air doit à la fin agir sur chaque être individuel compris dans les limites de l'univers;—et l'être doué d'une intelligence infinie,—l'être que nous avons imaginé,—pourrait suivre les ondulations lointaines du mouvement,—les suivre, au delà et toujours au delà, dans leurs influences sur toutes les particules de la matière,—au delà et toujours au delà, dans les modifications qu'elles imposent aux vieilles formes,—ou, en d'autres termes, dans les créations neuves qu'elles enfantent—jusqu'à ce qu'il les vît se brisant enfin, et désormais inefficaces, contre le trône de la Divinité. Et non-seulement un tel être pourrait faire cela, mais si, à une époque quelconque, un résultat donné lui était présenté,—si une de ces innombrables comètes, par exemple, était soumise à son examen,—il pourrait, sans aucune peine, déterminer par l'analyse rétrograde à quelle impulsion primitive elle doit son existence. Cette puissance d'analyse rétrograde, dans sa plénitude et son absolue perfection—cette faculté de rapporter dans toutes les époques tous les effets à toutes les causes—est évidemment la prérogative de la Divinité seule;—mais cette puissance est exercée, à tous les degrés de l'échelle au-dessous de l'absolue perfection, par la population entière des intelligences angéliques.

Oinos.—Mais tu parles simplement des mouvements imprimés à l'air.

Agathos.—En parlant de l'air, ma pensée n'embrassait que le monde terrestre; mais la proposition généralisée comprend les impulsions créées dans l'éther,—qui, pénétrant, et seul pénétrant tout l'espace se trouve être ainsi le grand médium de création.

Oinos.—Donc, tout mouvement, de quelque nature qu'il soit, est créateur?

Agathos.—Cela ne peut pas ne pas être; mais une vraie philosophie nous a dès longtemps appris que la source de tout mouvement est la pensée,—et que la source de toute pensée est...

Oinos.—Dieu.

Agathos.—Je l'ai parlé, Oinos—comme je devais parler à un enfant de cette belle Terre qui a péri récemment—des mouvements produits dans l'atmosphère de la Terre...

Oinos.—Oui, cher Agathos.

Agathos.—Et pendant que je te parlais ainsi, n'as-tu pas sentit ton esprit traversé par quelque pensée relative à la puissance matérielle des paroles? Chaque parole n'est-elle pas un mouvement créé dans l'air?

Oinos.—Mais pourquoi pleures-tu, Agathos?—et pourquoi, oh! pourquoi tes ailes faiblissent-elles pendant que nous planons au-dessus de cette belle étoile,—la plus verdoyante et cependant la plus terrible de toutes celles que nous avons rencontrées dans notre vol? Ses brillantes fleurs semblent un rêve féerique,—mais ses volcans farouches rappellent les passions d'un cœur tumultueux.

Agathos.—Ils ne semblent pas, ils sont! ils sont rêves et passions! Cette étrange étoile,—il y a de cela trois siècles,—c'est moi qui, les mains crispées et les yeux ruisselants,—aux pieds de ma bien-aimée,—l'ai proférée à la vie avec quelques phrases passionnées. Ses brillantes fleurs sont les plus chers de tous les rêves non réalisés, et ses volcans forcenés sont les passions du plus tumultueux et du plus insulté des cœurs!


COLLOQUE ENTRE MONOS ET UNA

Choses futures.
Sophocle—Antigone.

Una.—Ressuscité?

Monos.—Oui, très-belle et très-adorée Una, ressuscité. Tel était le mot sur le sens mystique duquel j'avais si longtemps médité, repoussant les explications de la prêtraille jusqu'à tant que la mort elle-même vînt résoudre l'énigme pour moi.

Una.—La Mort!

Monos.—Comme tu fais étrangement écho à mes paroles, douce Una! J'observe aussi une vacillation dans ta démarche,—une joyeuse inquiétude dans tes yeux. Tu es troublée, oppressée par la majestueuse nouveauté de la Vie Éternelle. Oui, c'était de la Mort que je parlais. Et comme ce mot résonne singulièrement ici, ce mot qui jadis portait l'angoisse dans tous les cœurs,—jetait une tache sur tous les plaisirs!

Una.—Ah! la Mort, le spectre qui s'asseyait à tous les festins! Que de fois, Monos, nous nous sommes perdus en méditations sur sa nature! Comme il se dressait, mystérieux contrôleur, devant le bonheur humain, lui disant: «Jusque-là, et pas plus loin!» Cet ardent amour mutuel, mon Monos, qui brûlait dans nos poitrines, comme vainement nous nous étions flattés, nous sentant si heureux sitôt qu'il prit naissance, de voir notre bonheur grandir de sa force! Hélas! il grandit, cet amour, et avec lui grandissait dans nos cœurs la terreur de l'heure fatale qui accourait pour nous séparer à jamais! Ainsi, avec le temps, aimer devint une douleur. Pour lors, la haine nous eût été une miséricorde.

Monos.—Ne parle pas ici de ces peines, chère Una,—mienne maintenant, mienne pour toujours!

Una.—Mais n'est-ce pas le souvenir du chagrin passé qui fait la joie du présent? Je voudrais parler longtemps, longtemps encore, des choses qui ne sont plus. Par-dessus tout, je brûle de connaître les incidents de ton voyage à travers l'Ombre et la noire Vallée.

Monos.—Quand donc la radieuse Una demanda-t-elle en vain quelque chose à son Monos? Je raconterai tout minutieusement;—mais à quel point doit commencer le récit mystérieux?

Una.—À quel point?

Monos.—Oui, à quel point?

Una.—Je te comprends, Monos. La Mort nous a révélé à tous deux le penchant de l'homme à définir l'indéfinissable. Je ne dirai donc pas: Commence au point où cesse la vie,—mais: Commence à ce triste, triste moment où, la fièvre t'ayant quitté, tu tombas dans une torpeur sans souffle et sans mouvement, et où je fermai tes paupières pâlies avec les doigts passionnés de l'amour.

Monos.—Un mot d'abord, mon Una, relativement à la condition générale de l'homme à cette époque. Tu te rappelles qu'un ou deux sages parmi nos ancêtres,—sages en fait, quoique non pas dans l'estime du monde,—avaient osé douter de la propriété du mot Progrès, appliqué à la marche de notre civilisation. Chacun des cinq ou six siècles qui précédèrent notre mort vit, à un certain moment, s'élever quelque vigoureuse intelligence luttant bravement pour ces principes dont l'évidence illumine maintenant notre raison, insolente affranchie remise à son rang,—principes qui auraient dû apprendre à notre race à se laisser guider par les lois naturelles plutôt qu'à les vouloir contrôler. À de longs intervalles apparaissaient quelques esprits souverains, pour qui tout progrès dans les sciences pratiques n'était qu'un recul dans l'ordre de la véritable utilité. Parfois l'esprit poétique,—cette faculté, la plus sublime de toutes, nous savons cela maintenant,—puisque des vérités de la plus haute importance ne pouvaient nous être révélées que par cette Analogie, dont l'éloquence, irrécusable pour l'imagination, ne dit rien à la raison infirme et solitaire,—parfois, dis-je, cet esprit poétique prit les devants sur une philosophie tâtonnière et entendit dans la parabole mystique de l'arbre de la science et de son fruit défendu, qui engendre la mort, un avertissement clair, à savoir que la science n'était pas bonne pour l'homme pendant la minorité de son âme. Et ces hommes,—les poëtes,—vivant et mourant parmi le mépris des utilitaires, rudes pédants qui usurpaient un titre dont les méprisés seuls étaient dignes, les poëtes reportèrent leurs rêveries et leurs sages regrets vers ces anciens jours où nos besoins étaient aussi simples que pénétrantes nos jouissances,—où le mot gaieté était inconnu, tant l'accent du bonheur était solennel et profond!—jours saints, augustes et bénis, où les rivières azurées coulaient à pleins bords entre des collines intactes et s'enfonçaient au loin dans les solitudes des forêts primitives, odorantes, inviolées.

Cependant ces nobles exceptions à l'absurdité générale ne servirent qu'à la fortifier par l'opposition. Hélas! nous étions descendus dans les pires jours de tous nos mauvais jours. Le grand mouvement,—tel était l'argot du temps,—marchait; perturbation morbide, morale et physique. L'art,—les arts, veux-je dire, furent élevés au rang suprême, et, une fois installés sur le trône, ils jetèrent des chaînes sur l'intelligence qui les avait élevés au pouvoir. L'homme, qui ne pouvait pas ne pas reconnaître la majesté de la Nature, chanta niaisement victoire à l'occasion de ses conquêtes toujours croissantes sur les éléments de cette même Nature. Aussi bien, pendant qu'il se pavanait et faisait le Dieu, une imbécillité enfantine s'abattait sur lui. Comme on pouvait le prévoir depuis l'origine de la maladie, il fut bientôt infecté de systèmes et d'abstractions; il s'empêtra dans des généralités. Entre autres idées bizarres, celle de l'égalité universelle avait gagné du terrain; et à la face de l'Analogie et de Dieu,—en dépit de la voix haute et salutaire des lois de gradation qui pénètrent si vivement toutes choses sur la Terre et dans le Ciel,—des efforts insensés furent faits pour établir une Démocratie universelle. Ce mal surgit nécessairement du mal premier: la Science. L'homme ne pouvait pas en même temps devenir savant et se soumettre. Cependant d'innombrables cités s'élevèrent, énormes et fumeuses. Les vertes feuilles se recroquevillèrent devant la chaude haleine des fourneaux. Le beau visage de la Nature fut déformé comme par les ravages de quelque dégoûtante maladie. Et il me semble, ma douce Una, que le sentiment, même assoupi, du forcé et du cherché trop loin aurait dû nous arrêter à ce point. Mais il paraît qu'en pervertissant notre goût, ou plutôt en négligeant de le cultiver dans les écoles, nous avions follement parachevé notre propre destruction. Car, en vérité, c'était dans cette crise que le goût seul,—cette faculté qui, marquant le milieu entre l'intelligence pure et le sens moral, n'a jamais pu être méprisée impunément,—c'était alors que le goût seul pouvait nous ramener doucement vers la Beauté, la Nature et la Vie. Mais, hélas! pur esprit contemplatif et majestueuse intuition de Platon! Hélas! compréhensive Mousikê, qu'il regardait à juste titre comme une éducation suffisante pour l'âme! Hélas! où étiez-vous? C'était quand vous aviez tous les deux disparu dans l'oubli et le mépris universels qu'on avait le plus désespérément besoin de vous!

Pascal, un philosophe que nous aimons tous deux, chère Una, a dit,—avec quelle vérité!—que tout raisonnement se réduit à céder au sentiment; et il n'eût pas été impossible, si l'époque l'avait permis, que le sentiment du naturel eût repris son vieil ascendant sur la brutale raison mathématique des écoles. Mais cela ne devait pas être. Prématurément amenée par des orgies de science, la décrépitude du monde approchait. C'est ce que ne voyait pas la masse de l'humanité, ou ce que, vivant goulûment, quoique sans bonheur, elle affectait de ne pas voir. Mais, pour moi, les annales de la Terre m'avaient appris à attendre la ruine la plus complète comme prix de la plus haute civilisation. J'avais puisé dans la comparaison de la Chine, simple et robuste, avec l'Assyrie architecte, avec l'Égypte astrologue, avec la Nubie plus subtile encore, mère turbulente de tous les arts, la prescience de notre Destinée. Dans l'histoire de ces contrées j'avais trouvé un rayon de l'Avenir. Les spécialités industrielles de ces trois dernières étaient des maladies locales de la Terre, et la ruine de chacune a été l'application du remède local; mais, pour le monde infecté en grand, je ne voyais de régénération possible que dans la mort. Or, l'homme ne pouvant pas, en tant que race, être anéanti, je vis qu'il lui fallait renaître.

Et c'était alors, ma très-belle et ma très-chère, que nous plongions journellement notre esprit dans les rêves. C'était alors que nous discourions, à l'heure du crépuscule, sur les jours à venir,—quand l'épiderme de la Terre cicatrisé par l'Industrie, ayant subi cette purification qui seule pouvait effacer ses abominations rectangulaires, serait habillé à neuf avec les verdures, les collines et les eaux souriantes du Paradis, et redeviendrait une habitation convenable pour l'homme,—pour l'homme, purgé par la Mort,—pour l'homme dont l'intelligence ennoblie ne trouverait plus un poison dans la science,—pour l'homme racheté, régénéré, béatifié, désormais immortel, et cependant encore revêtu de matière.

Una.—Oui, je me rappelle bien ces conversations, cher Monos; mais l'époque du feu destructeur n'était pas aussi proche que nous nous l'imaginions, et que la corruption dont tu parles nous permettait certainement de le croire. Les hommes vécurent, et ils moururent individuellement. Toi-même, vaincu par la maladie, tu as passé par la tombe, et ta constante Una t'y a promptement suivi; et, bien que nos sens assoupis n'aient pas été torturés par l'impatience et n'aient pas souffert de la longueur du siècle qui s'est écoulé depuis et dont la révolution finale nous a rendus l'un à l'autre, cependant, cher Monos, cela a fait encore un siècle.

Monos.—Dis plutôt un point dans le vague infini. Incontestablement, ce fut pendant la décrépitude de la Terre que je mourus. Le cœur fatigué d'angoisses qui tiraient leur origine du désordre et de la décadence générale, je succombai à la cruelle fièvre. Après un petit nombre de jours de souffrance, après maints jours pleins de délire, de rêves et d'extases dont tu prenais l'expression pour celle de la douleur, pendant que je ne souffrais que de mon impuissance à te détromper,—après quelques jours je fus, comme tu l'as dis, pris par une léthargie sans souffle et sans mouvement, et ceux qui m'entouraient dirent que c'était la Mort.

Les mots sont choses vagues. Mon état ne me privait pas de sentiment; il ne me paraissait pas très-différent de l'extrême quiétude de quelqu'un qui, ayant dormi longtemps et profondément, immobile, prostré dans l'accablement de l'ardent solstice, commence à rentrer lentement dans la conscience de lui-même; il y glisse, pour ainsi dire, par le seul fait de l'insuffisance de son sommeil, et sans être éveillé par le mouvement extérieur.

Je ne respirais plus. Le pouls était immobile. Le cœur avait cessé de battre. La volition n'avait point disparu, mais elle était sans efficacité. Mes sens jouissaient d'une activité insolite, quoique l'exerçant d'une manière irrégulière et usurpant réciproquement leurs fonctions au hasard. Le goût et l'odorat se mêlaient dans une confusion inextricable et ne formaient plus qu'un seul sens anormal et intense. L'eau de rose, dont ta tendresse avait humecté mes lèvres au moment suprême, me donnait de douces idées de fleurs,—fleurs fantastiques infiniment plus belles qu'aucune de celles de la vieille Terre, et dont nous voyons aujourd'hui fleurir les modèles autour de nous. Les paupières, transparentes et exsangues, ne faisaient pas absolument obstacle à la vision. Comme la volition était suspendue, les globes ne pouvaient pas rouler dans leurs orbites,—mais tous les objets situés dans la portée de l'hémisphère visuel étaient perçus plus ou moins distinctement; les rayons qui tombaient sur la rétine externe, ou dans le coin de l'œil, produisant un effet plus vif que ceux qui frappaient la surface interne ou l'attaquaient de face. Toutefois, dans le premier cas, cet effet était si anormal que je l'appréciais seulement comme un son,—un son doux ou discordant, suivant que les objets qui se présentaient à mon côté étaient lumineux ou revêtus d'ombre,—arrondis ou d'une forme anguleuse. En même temps l'ouïe, quoique surexcitée, n'avait rien d'irrégulier dans son action, et elle appréciait les sons réels avec une précision non moins hyperbolique que sa sensibilité. Le toucher avait subi une modification plus singulière. Il ne recevait ses impressions que lentement, mais les retenait opiniâtrement, et il en résultait toujours un plaisir physique des plus prononcés. Ainsi la pression de tes doigts, si doux sur mes paupières, ne fut d'abord perçue que par l'organe de la vision; mais, à la longue, et longtemps après qu'ils se furent retirés, ils remplirent tout mon être d'un délice sensuel inappréciable. Je dis: d'un délice sensuel. Toutes mes perceptions étaient purement sensuelles. Quant aux matériaux fournis par les sens au cerveau passif, l'intelligence morte, inhabile à les mettre en œuvre, ne leur donnait aucune forme. Il entrait dans tout cela un peu de douleur et beaucoup de volupté; mais de peine ou de plaisir moraux, pas l'ombre. Ainsi, tes sanglots impétueux flottaient dans mon oreille avec toutes leurs plaintives cadences, et ils étaient appréciés par elle dans toutes leurs variations de ton mélancolique; mais c'étaient de suaves notes musicales et rien de plus: ils n'apportaient à la raison éteinte aucune notion des douleurs qui leur donnaient naissance; pendant que la large et incessante pluie de larmes qui tombait sur ma face, et qui pour tous les assistants témoignait d'un cœur brisé, pénétrait simplement d'extase chaque fibre de mon être. Et en vérité, c'était bien là la Mort, dont les témoins parlaient à voix basse et révérencieusement,—et toi, ma douce Una, d'une voix convulsive, pleine de sanglots et de cris.

On m'habilla pour la bière,—trois ou quatre figures sombres qui voletaient çà et là d'une manière affairée. Quand elles traversaient la ligne directe de ma vision, elles m'affectaient comme formes: mais quand elles passaient à mon côté, leurs images se traduisaient dans mon cerveau en cris, gémissements, et autres expressions lugubres de terreur, d'horreur ou de souffrance. Toi seule, avec ta robe blanche, ondoyante, dans quelque direction que ce fût, tu t'agitais toujours musicalement autour de moi.

Le jour baissait; et, comme la lumière allait s'évanouissant, je fus pris d'un vague malaise,—d'une anxiété semblable à celle d'un homme qui dort quand des sons réels et tristes tombent incessamment dans son oreille,—des sons de cloche lointains, solennels, à des intervalles longs mais égaux, et se mariant à des rêves mélancoliques. La nuit vint, et avec ses ombres une lourde désolation. Elle oppressait mes organes comme un poids énorme, et elle était palpable. Il y avait aussi un son lugubre, assez semblable à l'écho lointain du ressac de la mer, mais plus soutenu, qui, commençant dès le crépuscule, s'était accru avec les ténèbres. Soudainement des lumières furent apportées dans la chambre et aussitôt cet écho prolongé s'interrompit, se transforma en explosions fréquentes, inégales, du même son, mais moins lugubre et moins distinct. L'écrasante oppression était en grande partie allégée; et je sentis, jaillissant de la flamme de chaque lampe,—car il y en avait plusieurs,—un chant d'une monotonie mélodieuse couler incessamment dans mes oreilles. Et quand, approchant alors, chère Una, du lit sur lequel j'étais étendu, tu t'assis gracieusement à mon côté, soufflant le parfum de tes lèvres exquises, et les appuyant sur mon front,—quelque chose s'éleva dans mon sein, quelque chose de tremblant, de confondu avec les sensations purement physiques engendrées par les circonstances, quelque chose d'analogue à la sensibilité elle-même,—un sentiment qui appréciait à moitié ton ardent amour et ta douleur, et leur répondait à moitié; mais cela ne prenait pas racine dans le cœur paralysé; cela semblait plutôt une ombre qu'une réalité; cela s'évanouit promptement, d'abord dans une extrême quiétude, puis dans un plaisir purement sensuel comme auparavant.

Et alors, du naufrage et du chaos des sens naturels parut s'élever en moi un sixième sens, absolument parfait. Je trouvais dans son action un étrange délice,—un délice toujours physique toutefois, l'intelligence n'y prenant aucune part. Le mouvement dans l'être animal avait absolument cessé. Aucune fibre ne tremblait, aucun nerf ne vibrait, aucune artère ne palpitait. Mais il me semblait que dans mon cerveau était né ce quelque chose dont aucuns mots ne peuvent traduire à une intelligence purement humaine une conception même confuse. Permets-moi de définir cela: vibration du pendule mental. C'était la personnification morale de l'idée humaine abstraite du Temps. C'est par l'absolue égalisation de ce mouvement,—ou de quelque autre analogue,—que les cycles des globes célestes ont été réglés. C'est ainsi que je mesurai les irrégularités de la pendule de la cheminée et des montres des personnes présentes. Leurs tic-tac remplissaient mes oreilles de leurs sonorités. Les plus légères déviations de la mesure juste—et ces déviations étaient obsédantes,—m'affectaient exactement comme parmi les vivants les violations de la vérité abstraite affectaient mon sens moral. Quoiqu'il n'y eût pas dans la chambre deux mouvements qui marquassent ensemble exactement leurs secondes, je n'éprouvais aucune difficulté à retenir imperturbablement dans mon esprit le timbre de chacun et leurs différences relatives. Et ce sentiment de la durée, vif, parfait, existant par lui-même, indépendamment d'une série quelconque de faits (mode d'existence inintelligible peut-être pour l'homme),—cette idée,—ce sixième sens, surgissant de mes ruines, était le premier pas sensible, décisif, de l'âme intemporelle sur le seuil de l'Éternité.

Il était minuit; et tu étais toujours assise à mon côté. Tous les autres avaient quitté la chambre de Mort. Ils m'avaient déposé dans la bière. Les lampes brûlaient en vacillant; cela se traduisait en moi par le tremblement des chants monotones. Mais tout à coup ces chants diminuèrent de netteté et de volume. Finalement, ils cessèrent. Le parfum mourut dans mes narines. Aucunes formes n'affectèrent plus ma vision. Ma poitrine fut dégagée de l'oppression des Ténèbres. Une sourde commotion, comme celle de l'électricité, pénétra mon corps et fut suivie d'une disparition totale de l'idée du toucher. Tout ce qui restait de ce que l'homme appelle sens se fondit dans la seule conscience de l'entité et dans l'unique et immuable sentiment de la durée. Le corps périssable avait été enfin frappé par la main de l'irrémédiable Destruction.

Et pourtant toute sensibilité n'avait pas absolument disparu; car la conscience et le sentiment subsistants suppléaient quelques-unes de ses fonctions par une intuition léthargique. J'appréciais l'affreux changement qui commençait à s'opérer dans la chair; et, comme l'homme qui rêve a quelquefois conscience de la présence corporelle d'une personne qui se penche vers lui, ainsi ma douce Una, je sentais toujours sourdement que tu étais assise près de moi. De même aussi, quand vint la douzième heure du second jour, je n'étais pas tout à fait inconscient des mouvements qui suivirent; tu t'éloignas de moi; on m'enferma dans la bière; on me déposa dans le corbillard; on me porta au tombeau; on m'y descendit; on amoncela pesamment la terre sur moi, et on me laissa, dans le noir et la pourriture, à mes tristes et solennels sommeils en compagnie du ver.

Et là, dans cette prison qui a peu de secrets à révéler, se déroulèrent les jours, et les semaines, et les mois; et l'âme guettait scrupuleusement chaque seconde qui s'envolait, et sans effort enregistrait sa fuite,—sans effort et sans objet.

Une année s'écoula. La conscience de l'être était devenue graduellement plus confuse, et celle de localité avait en grande partie usurpé sa place. L'idée d'entité s'était noyée dans l'idée de lieu. L'étroit espace qui confinait ce qui avait été le corps devenait maintenant le corps lui-même. À la longue, comme il arrive souvent à l'homme qui dort (le sommeil et le monde du sommeil sont les seules figurations de la Mort), à la longue, comme il arrivait sur la terre à l'homme profondément endormi, quand un éclair de lumière le faisait tressaillir dans un demi-réveil, le laissant à moitié roulé dans ses rêves,—de même pour moi, dans l'étroit embrassement de l'Ombre, vint cette lumière qui seule peut-être avait pouvoir de me faire tressaillir,—la lumière de l'Amour immortel! Des hommes vinrent travailler au tombeau qui m'enfermait dans sa nuit. Ils enlevèrent la terre humide. Sur mes os poudroyants descendit la bière d'Una.

Et puis, une fois encore, tout fut néant. Cette lueur nébuleuse s'était éteinte. Cet imperceptible frémissement s'était évanoui dans l'immobilité. Bien des lustres se sont écoulés. La poussière est retournée à la poussière. Le ver n'avait plus rien à manger. Le sentiment de l'être avait à la longue entièrement disparu, et à sa place,—à la place de toutes choses,—régnaient suprêmes et éternels autocrates, le Lieu et le Temps. Pour ce qui n'était pas,—pour ce qui n'avait pas de forme,—pour ce qui n'avait pas de pensée,—pour ce qui n'avait pas de sentiment,—pour ce qui était sans âme et ne possédait plus un atome de matière,—pour tout ce néant et toute cette immortalité, le tombeau était encore un habitacle,—les heures corrosives, une société.


CONVERSATION D'EIROS AVEC CHARMION

Je t'apporterai le feu.
Euripide.—Andromaque.

Eiros.—Pourquoi m'appelles-tu Eiros?

Charmion.—Ainsi t'appelleras-tu désormais. Tu dois oublier aussi mon nom terrestre et me nommer Charmion.

Eiros.—Ce n'est vraiment pas un rêve!

Charmion.—De rêves, il n'y en a plus pour nous;—mais renvoyons à tantôt ces mystères. Je me réjouis de voir que tu as l'air de posséder toute ta vie et ta raison. La taie de l'ombre a déjà disparu de tes yeux. Prends courage, et ne crains rien. Les jours à donner à la stupeur sont passés pour toi; et demain je veux moi-même t'introduire dans les joies parfaites et les merveilles de ta nouvelle existence.

Eiros.—Vraiment,—je n'éprouve aucune stupeur,—aucune. L'étrange vertige et la terrible nuit m'ont quittée, et je n'entends plus ce bruit insensé, précipité, horrible, pareil à la voix des grandes eaux. Cependant mes sens sont effarés, Charmion, par la pénétrante perception du nouveau.

Charmion.—Peu de jours suffiront à chasser tout cela;—mais je te comprends parfaitement, et je sens pour toi. Il y a maintenant dix années terrestres que j'ai éprouvé ce que tu éprouves,—et pourtant ce souvenir ne m'a pas encore quittée. Toutefois, voilà ta dernière épreuve subie, la seule que tu eusses à souffrir dans le Ciel.

Eiros.—Dans le Ciel?

Charmion.—Dans le ciel.

Eiros.—Oh! Dieu!—aie pitié de moi, Charmion!—Je suis écrasée sous la majesté de toutes choses,—de l'inconnu maintenant révélé,—de l'Avenir, cette conjecture, fondu dans le Présent auguste et certain.

Charmion.—Ne t'attaque pas pour le moment à de pareilles pensées. Demain nous parlerons de cela. Ton esprit qui vacille trouvera un allégement à son agitation dans l'exercice du simple souvenir. Ne regarde ni autour de toi ni devant toi,—regarde en arrière. Je brûle d'impatience d'entendre les détails de ce prodigieux événement qui t'a jetée parmi nous. Parle-moi de cela. Causons de choses familières, dans le vieux langage familier de ce monde qui a si épouvantablement péri.

Eiros.—Épouvantablement! épouvantablement! Et cela, en vérité, n'est point un rêve.

Charmion.—Il n'y a plus de rêves.—Fus-je bien pleurée, mon Eiros?

Eiros.—Pleurée, Charmion?—Oh! profondément. Jusqu'à la dernière de nos heures, un nuage d'intense mélancolie et de dévotieuse tristesse a pesé sur ta famille.

Charmion.—Et cette heure dernière,—parle m'en. Rappelle-toi qu'en dehors du simple fait de la catastrophe je ne sais rien. Quand, sortant des rangs de l'humanité, j'entrai par la Tombe dans le domaine de la Nuit,—à cette époque, si j'ai bonne mémoire, nul ne pressentait la catastrophe qui vous a engloutis. Mais j'étais, il est vrai, peu au courant de la philosophie spéculative du temps.

Eiros.—Notre catastrophe était, comme tu le dis, absolument inattendue; mais des accidents analogues avaient été depuis longtemps un sujet de discussion parmi les astronomes. Ai-je besoin de te dire, mon amie, que, même quand tu nous quittas, les hommes s'accordaient à interpréter, comme ayant trait seulement au globe de la terre, les passages des Très-Saintes Écritures qui parlent de la destruction finale de toutes choses par le feu? Mais, relativement à l'agent immédiat de la ruine, la pensée humaine était en défaut depuis l'époque où la science astronomique avait dépouillé les comètes de leur effrayant caractère incendiaire. La très-médiocre densité de ces corps avait été bien démontrée. On les avait observés dans leur passage à travers les satellites de Jupiter, et ils n'avaient causé aucune altération sensible dans les masses ni dans les orbites de ces planètes secondaires. Nous regardions depuis longtemps ces voyageurs comme de vaporeuses créations d'une inconcevable ténuité, incapables d'endommager notre globe massif, même dans le cas d'un contact. D'ailleurs ce contact n'était redouté en aucune façon; car les éléments de toutes les comètes étaient exactement connus. Que nous dussions chercher parmi elles l'agent igné de la destruction prophétisée, cela était depuis de longues années considéré comme une idée inadmissible. Mais le merveilleux, les imaginations bizarres, avaient dans ces derniers jours, singulièrement régné parmi l'humanité; et, quoiqu'une crainte véritable ne pût avoir de prise que sur quelques ignorants, quand les astronomes annoncèrent une nouvelle comète, cette annonce fut généralement reçue avec je ne sais quelle agitation et quelle méfiance.

»Les éléments de l'astre étranger furent immédiatement calculés, et tous les observateurs reconnurent d'un même accord que sa route, à son périhélie, devait l'amener à une proximité presque immédiate de la terre. Il se trouva deux ou trois astronomes, d'une réputation secondaire, qui soutinrent résolument qu'un contact était inévitable. Il m'est difficile de te bien peindre l'effet de cette communication sur le monde. Pendant quelques jours, on se refusa à croire à une assertion que l'intelligence humaine, depuis longtemps appliquée à des considérations mondaines, ne pouvait saisir d'aucune manière. Mais la vérité d'un fait d'une importance vitale fait bientôt son chemin dans les esprits même les plus épais. Finalement, tous les hommes virent que la science astronomique ne mentait pas, et ils attendirent la comète. D'abord, son approche ne fut pas sensiblement rapide; son aspect n'eut pas un caractère bien inusité. Elle était d'un rouge sombre et avait une queue peu appréciable. Pendant sept ou huit jours nous ne vîmes pas d'accroissement sensible dans son diamètre apparent; seulement sa couleur varia légèrement. Cependant les affaires ordinaires furent négligées, et tous les intérêts, absorbés par une discussion immense qui s'ouvrit entre les savants relativement à la nature des comètes. Les hommes le plus grossièrement ignorants élevèrent leurs indolentes facultés vers ces hautes considérations. Les savants employèrent alors toute leur intelligence,—toute leur âme,—non point à alléger la crainte, non plus à soutenir quelque théorie favorite. Oh! ils cherchèrent la vérité, rien que la vérité,—ils s'épuisèrent à la chercher! Ils appelèrent à grands cris la science parfaite! La vérité se leva dans la pureté de sa force et de son excessive majesté, et les sages s'inclinèrent et adorèrent.

»Qu'un dommage matériel pour notre globe ou pour ses habitants pût résulter du contact redouté, c'était une opinion qui perdait journellement du terrain parmi les sages; et les sages avaient cette fois plein pouvoir pour gouverner la raison et l'imagination de la foule. Il fut démontré que la densité du noyau de la comète était beaucoup moindre que celle de notre gaz le plus rare; et le passage inoffensif d'une semblable visiteuse à travers les satellites de Jupiter fut un point sur lequel on insista fortement, et qui ne servit pas peu à diminuer la terreur. Les théologiens, avec un zèle enflammé par la peur, insistèrent sur les prophéties bibliques, et les expliquèrent au peuple avec une droiture et une simplicité dont ils n'avaient pas encore donné l'exemple. La destruction finale de la terre devait s'opérer par le feu,—c'est ce qu'ils avancèrent avec une verve qui imposait partout la conviction; mais les comètes n'étaient pas d'une nature ignée,—et c'était là une vérité que tous les hommes possédaient maintenant, et qui les délivrait, jusqu'à un certain point, de l'appréhension de la grande catastrophe prédite. Il est à remarquer que les préjugés populaires et les vulgaires erreurs relatives aux pestes et aux guerres,—erreurs qui reprenaient leur empire à chaque nouvelle comète,—furent cette fois choses inconnues. Comme par un soudain effort convulsif, la raison avait d'un seul coup culbuté la superstition de son trône. La plus faible intelligence avait puisé de l'énergie dans l'excès de l'intérêt actuel.

»Quels désastres d'une moindre gravité pouvaient résulter du contact, ce fut là le sujet d'une laborieuse discussion. Les savants parlaient de légères perturbations géologiques, d'altérations probables dans les climats et conséquemment dans la végétation, de la possibilité d'influences magnétiques et électriques. Beaucoup d'entre eux soutenaient qu'aucun effet visible ou sensible ne se produirait,—d'aucune façon. Pendant que ces discussions allaient leur train, l'objet lui-même s'avançait progressivement, élargissant visiblement son diamètre et augmentant son éclat. À son approche, l'Humanité pâlit. Toutes les opérations humaines furent suspendues.

»Il y eut une phase remarquable dans le cours du sentiment général; ce fut quand la comète eut enfin atteint une grosseur qui surpassait celle d'aucune apparition dont on eût gardé le souvenir. Le monde alors, privé de cette espérance traînante, que les astronomes pouvaient se tromper, sentit toute la certitude du malheur. La terreur avait perdu son caractère chimérique. Les cœurs des plus braves parmi notre race battaient violemment dans les poitrines. Peu de jours suffirent toutefois pour fondre ces premières épreuves dans des sensations plus intolérables encore. Nous ne pouvions désormais appliquer au météore étranger aucunes notions ordinaires. Ses attributs historiques avaient disparu. Il nous oppressait par la terrible nouveauté de l'émotion. Nous le voyions, non pas comme un phénomène astronomique dans les cieux, mais comme un cauchemar sur nos cœurs et une ombre sur nos cerveaux. Il avait pris, avec une inconcevable rapidité, l'aspect d'un gigantesque manteau de flamme claire, toujours étendu à tous les horizons.

»Encore un jour,—et les hommes respirèrent avec une plus grande liberté. Il était évident que nous étions déjà sous l'influence de la comète; et nous vivions cependant. Nous jouissions même d'une élasticité de membres et d'une vivacité d'esprit insolites. L'excessive ténuité de l'objet de notre terreur était apparente; car tous les corps célestes se laissaient voir distinctement à travers. En même temps, notre végétation était sensiblement altérée, et cette circonstance prédite augmenta notre foi dans la prévoyance des sages. Un luxe extraordinaire de feuillage, entièrement inconnu jusqu'alors, fit explosion sur tous les végétaux.

» Un jour encore se passa,—et le fléau n'était pas absolument sur nous. Il était maintenant évident que son noyau devait nous atteindre le premier. Une étrange altération s'était emparée de tous les hommes; et la première sensation de douleur fut le terrible signal de la lamentation et de l'horreur générales. Cette première sensation de douleur consistait dans une constriction rigoureuse de la poitrine et des poumons et dans une insupportable sécheresse de la peau. Il était impossible de nier que notre atmosphère ne fût radicalement affectée; la composition de cette atmosphère et les modifications auxquelles elle pouvait être soumise furent dès lors les points de la discussion. Le résultat de l'examen lança un frisson électrique de terreur, de la plus intense terreur, à travers le cœur universel de l'homme.

» On savait depuis longtemps que l'air qui nous enveloppait était ainsi composé: sur cent parties, vingt et une d'oxygène et soixante-dix-neuf d'azote. L'oxygène, principe de la combustion et véhicule de la chaleur, était absolument nécessaire à l'entretien de la vie animale, et représentait l'agent le plus puissant et le plus énergique de la nature. L'azote, au contraire, était impropre à entretenir la vie, ou combustion animale. D'un excès anormal d'oxygène devait résulter, cela avait été vérifié, une élévation des esprits vitaux semblable à celle que nous avions déjà subie. C'était l'idée continuée, poussée à l'extrême; qui avait créé la terreur. Quel devait être le résultat d'une totale extraction de l'azote? Une combustion irrésistible, dévorante, toute-puissante, immédiate;—l'entier accomplissement, dans tous leurs moindres et terribles détails, des flamboyantes et terrifiantes prophéties du Saint Livre.

» Ai-je besoin de te peindre, Charmion, la frénésie alors déchaînée de l'humanité? Cette ténuité de matière dans la comète, qui nous avait d'abord inspiré l'espérance, faisait maintenant toute l'amertume de notre désespoir. Dans sa nature impalpable et gazeuse, nous percevions clairement la consommation de la Destinée. Cependant, un jour encore s'écoula,—emportant avec lui la dernière ombre de l'Espérance. Nous haletions dans la rapide modification de l'air. Le sang rouge bondissait tumultueusement dans ses étroits canaux. Un furieux délire s'empara de tous les hommes; et, les bras roidis vers les cieux menaçants, ils tremblaient et jetaient de grands cris. Mais le noyau de l'exterminateur était maintenant sur nous;—même ici, dans le Ciel, je n'en parle qu'en frissonnant. Je serai brève,—brève comme la catastrophe. Pendant un moment, ce fut seulement une lumière étrange, lugubre, qui visitait et pénétrait toutes choses. Puis,—prosternons-nous, Charmion, devant l'excessive majesté du Dieu grand!—puis ce fut un son, éclatant, pénétrant, comme si c'était LUI qui l'eût crié par sa bouche; et toute la masse d'éther environnante, au sein de laquelle nous vivions, éclata d'un seul coup en une espèce de flamme intense, dont la merveilleuse clarté et la chaleur dévorante n'ont pas de nom, même parmi les Anges dans le haut Ciel de la science pure. Ainsi finirent toutes choses.»


OMBRE

En vérité, quoique je marche à travers de la vallée de l'Ombre...
Psaumesde DAVID (XXIII)

Vous qui me lisez, vous êtes encore parmi les vivants; mais moi qui écris, je serai depuis longtemps parti pour la région des ombres. Car, en vérité, d'étranges choses arriveront, bien des choses secrètes seront révélées, et bien des siècles passeront avant que ces notes soient vues par les hommes. Et quand ils les auront vues, les uns ne croiront pas, les autres douteront, et bien peu d'entre eux trouveront matière à méditation dans les caractères que je grave sur ces tablettes avec un stylus de fer.

L'année avait été une année de terreur, pleine de sentiments plus intenses que la terreur, pour lesquels il n'y a pas de nom sur la terre. Car beaucoup de prodiges et de signes avaient eu lieu, et de tous côtés, sur la terre et sur la mer, les ailes noires de la Peste s'étaient largement déployées. Ceux-là néanmoins qui étaient savants dans les étoiles n'ignoraient pas que les cieux avaient un aspect de malheur; et pour moi, entre autres, le Grec Oinos, il était évident que nous touchions au retour de cette sept cent quatre-vingt-quatorzième année, où, à l'entrée du Bélier, la planète Jupiter fait sa conjonction avec le rouge anneau du terrible Saturne. L'esprit particulier des cieux, si je ne me trompe grandement, manifestait sa puissance non-seulement sur le globe physique de la terre, mais aussi sur les âmes, les pensées et les méditations de l'humanité.

Une nuit, nous étions sept, au fond d'un noble palais, dans une sombre cité appelée Ptolémaïs, assis autour de quelques flacons d'un vin pourpre de Chios. Et notre chambre n'avait pas d'autre entrée qu'une haute porte d'airain; et la porte avait été façonnée par l'artisan Corinnos, et elle était d'une rare main d'œuvre, et fermait en dedans. Pareillement, de noires draperies, protégeant cette chambre mélancolique, nous épargnaient l'aspect de la lune, des étoiles lugubres et des rues dépeuplées;—mais le pressentiment et le souvenir du Fléau n'avaient pas pu être exclus aussi facilement. Il y avait autour de nous, auprès de nous, des choses dont je ne puis rendre distinctement compte,—des choses matérielles et spirituelles,—une pesanteur dans l'atmosphère,—une sensation d'étouffement, une angoisse,—et, par-dessus tout, ce terrible mode de l'existence que subissent les gens nerveux, quand les sens sont cruellement vivants et éveillés, et les facultés de l'esprit assoupies et mornes. Un poids mortel nous écrasait. Il s'étendait sur nos membres,—sur l'ameublement de la salle,—sur les verres dans lesquels nous buvions; et toutes choses semblaient opprimées et prostrées dans cet accablement,—tout, excepté les flammes des sept lampes de fer qui éclairaient notre orgie. S'allongeant en minces filets de lumière, elles restaient toutes ainsi, et brûlaient pâles et immobiles; et, dans la table ronde d'ébène autour de laquelle nous étions assis, et que leur éclat transformait en miroir, chacun des convives contemplait la pâleur de sa propre figure et l'éclair inquiet des yeux mornes de ses camarades. Cependant, nous poussions nos rires, et nous étions gais à notre façon,—une façon hystérique; et nous chantions les chansons d'Anacréon,—qui ne sont que folie; et nous buvions largement,—quoique la pourpre du vin nous rappelât la pourpre du sang. Car il y avait dans la chambre un huitième personnage,—le jeune Zoïlus. Mort, étendu tout de son long et enseveli, il était le génie et le démon de la scène. Hélas! il n'avait point sa part de notre divertissement, sauf que sa figure, convulsée par le mal, et ses yeux, dans lesquels la Mort n'avait éteint qu'à moitié le feu de la peste, semblaient prendre à notre joie autant d'intérêt que les morts sont capables d'en prendre à la joie de ceux qui doivent mourir. Mais, bien que moi, Oinos, je sentisse les yeux du défunt fixés sur moi, cependant je m'efforçais de ne pas comprendre l'amertume de leur expression, et, regardant opiniâtrement dans les profondeurs du miroir d'ébène, je chantais d'une voix haute et sonore les chansons du poëte de Téos. Mais graduellement mon chant cessa, et les échos, roulant au loin parmi les noires draperies de la chambre, devinrent faibles, indistincts, et s'évanouirent. Et voilà que du fond de ces draperies noires où allait mourir le bruit de la chanson s'éleva une ombre, sombre, indéfinie,—une ombre semblable à celle que la lune, quand elle est basse dans le ciel, peut dessiner d'après le corps d'un homme; mais ce n'était l'ombre ni d'un homme, ni d'un Dieu, ni d'aucun être connu. Et frissonnant un instant parmi les draperies, elle resta enfin, visible et droite, sur la surface de la porte d'airain. Mais l'ombre était vague, sans forme, indéfinie; ce n'était l'ombre ni d'un homme, ni d'un Dieu,—ni d'un Dieu de Grèce, mi d'un Dieu de Chaldée, ni d'aucun Dieu égyptien. Et l'ombre reposait sur la grande porte de bronze et sous la corniche cintrée, et elle ne bougeait pas, et elle ne prononçait pas une parole, mais elle se fixait de plus en plus, et elle resta immobile. Et la porte sur laquelle l'ombre reposait était, si je m'en souviens bien, tout contre les pieds du jeune Zoïlus enseveli. Mais nous, les sept compagnons, ayant vu l'ombre, comme elle sortait des draperies, nous n'osions pas la contempler fixement; mais nous baissions les yeux, et nous regardions toujours dans les profondeurs du miroir d'ébène. Et, à la longue, moi, Oinos, je me hasardai à prononcer quelques mots à voix basse, et je demandai à l'ombre sa demeure et son nom. Et l'ombre répondit:

—Je suis OMBRE, et ma demeure est à côté des Catacombes de Ptolémaïs, et tout près de ces sombres plaines infernales qui enserrent l'impur canal de Charon!

Et alors, tous les sept, nous nous dressâmes d'horreur sur nos sièges, et nous nous tenions tremblants, frissonnants, effarés; car le timbre de la voix de l'ombre n'était pas le timbre d'un seul individu, mais d'une multitude d'êtres; et cette voix, variant ses inflexions de syllabe en syllabe, tombait confusément dans nos oreilles en imitant les accents connus et familiers de mille et mille amis disparus!


SILENCE

La crête des montagnes sommeille; la vallée, le rocher et la caverne sont muets.
ALCMAN.

Écoute-moi,—dit le Démon, en plaçant sa main sur ma tête.—La contrée dont je parle est une contrée lugubre en Libye, sur les bords de la rivière Zaïre. Et là, il n'y a ni repos ni silence.

Les eaux de la rivière sont d'une couleur safranée et malsaine; et elles ne coulent pas vers la mer, mais palpitent éternellement, sous l'œil rouge du soleil, avec un mouvement tumultueux et convulsif. De chaque côté de cette rivière au lit vaseux s'étend, à une distance de plusieurs milles, un pâle désert de gigantesques nénuphars. Ils soupirent l'un vers l'autre dans cette solitude, et tendent vers le ciel leurs longs cous de spectres, et hochent de côté et d'autre leurs têtes sempiternelles. Et il sort d'eux un murmure confus qui ressemble à celui d'un torrent souterrain. Et ils soupirent l'un vers l'autre.

Mais il y a une frontière à leur empire, et cette frontière est une haute forêt, sombre, horrible. Là, comme les vagues autour des Hébrides, les petits arbres sont dans une perpétuelle agitation. Et cependant il n'y a pas de vent dans le ciel. Et les vastes arbres primitifs vacillent éternellement de côté et d'autre avec un fracas puissant. Et de leurs hauts sommets filtre, goutte à goutte, une éternelle rosée. Et à leurs pieds d'étranges fleurs vénéneuses se tordent dans un sommeil agité. Et sur leurs têtes, avec un frou-frou retentissant, les nuages gris se précipitent, toujours vers l'ouest, jusqu'à ce qu'ils roulent en cataracte derrière la muraille enflammée de l'horizon. Cependant il n'y a pas de vent dans le ciel. Et sur les bords de la rivière Zaïre, il n'y a ni calme ni silence.

C'était la nuit, et la pluie tombait; et quand elle tombait, c'était de la pluie, mais quand elle était tombée, c'était du sang. Et je me tenais dans le marécage parmi les grands nénuphars, et la pluie tombait sur ma tête,—et les nénuphars soupiraient l'un vers l'autre dans la solennité de leur désolation.

Et tout d'un coup, la lune se leva à travers la trame légère du brouillard funèbre, et elle était d'une couleur cramoisie. Et mes yeux tombèrent sur un énorme rocher grisâtre qui se dressait au bord de la rivière, et qu'éclairait la lueur de la lune. Et le rocher était grisâtre, sinistre et très-haut,—et le rocher était grisâtre. Sur son front de pierre étaient gravés des caractères; et je m'avançai à travers le marécage de nénuphars, jusqu'à ce que je fusse tout près du rivage, afin de lire les caractères gravés dans la pierre. Mais je ne pus pas les déchiffrer. Et j'allais retourner vers le marécage, quand la lune brilla d'un rouge plus vif; et je me retournai et je regardai de nouveau vers le rocher et les caractères;—et ces caractères étaient: DÉSOLATION.

Et je regardai en haut, et sur le faîte du rocher se tenait un homme; et je me cachai parmi les nénuphars afin d'épier les actions de l'homme. Et l'homme était d'une forme grande et majestueuse, et, des épaules jusqu'aux pieds, enveloppé dans la toge de l'ancienne Rome. Et le contour de sa personne était indistinct,—mais ses traits étaient les traits d'une divinité; car, malgré le manteau de la nuit, et du brouillard, et de la lune, et de la rosée, rayonnaient les traits de sa face. Et son front était haut et pensif, et son œil était effaré par le souci; et dans les sillons de sa joue je lus les légendes du chagrin, de la fatigue, du dégoût de l'humanité, et une grande aspiration vers la solitude.

Et l'homme s'assit sur le rocher, et appuya sa tête sur sa main, et promena son regard sur la désolation. Il regarda les arbrisseaux toujours inquiets et les grands arbres primitifs; il regarda, plus haut, le ciel plein de frôlements, et la lune cramoisie. Et j'étais blotti à l'abri des nénuphars, et j'observais les actions de l'homme. Et l'homme tremblait dans la solitude;—cependant, la nuit avançait, et il restait assis sur le rocher.

Et l'homme détourna son regard du ciel, et le dirigea sur la lugubre rivière Zaïre, et sur les eaux jaunes et lugubres, et sur les pâles légions de nénuphars. Et l'homme écoutait les soupirs des nénuphars et le murmure qui sortait d'eux. Et j'étais blotti dans ma cachette, et j'épiais les actions de l'homme. Et l'homme tremblait dans la solitude;—cependant, la nuit avançait, et il restait assis sur le rocher.

Alors je m'enfonçai dans les profondeurs lointaines du marécage, et je marchai sur la forêt pliante de nénuphars, et j'appelai les hippopotames qui habitaient les profondeurs du marécage. Et les hippopotames entendirent mon appel et vinrent avec les béhémoths jusqu'au pied du rocher, et rugirent hautement et effroyablement sous la lune. J'étais toujours blotti dans ma cachette, et je surveillais les actions de l'homme. Et l'homme tremblait dans la solitude.—cependant, la nuit avançait, et il restait assis sur le rocher.

Alors je maudis les éléments de la malédiction du tumulte; et une effrayante tempête s'amassa dans le ciel, où naguère il n'y avait pas un souffle. Et le ciel devint livide de la violence de la tempête,—et la pluie battait la tête de l'homme,—et les flots de la rivière débordaient,—et la rivière torturée jaillissait en écume,—et les nénuphars criaient dans leurs lits, et la forêt s'émiettait au vent,—et le tonnerre roulait,—et l'éclair tombait,—et le roc vacillait sur ses fondements. Et j'étais toujours blotti dans ma cachette pour épier les actions de l'homme. Et l'homme tremblait dans la solitude;—cependant, la nuit avançait, et il restait assis sur le rocher.

Alors je fus irrité, et je maudis de la malédiction du silence la rivière et les nénuphars, et le vent, et la forêt, et le ciel, et le tonnerre, et les soupirs des nénuphars. Et ils furent frappés de la malédiction, et ils devinrent muets. Et la lune cessa de faire péniblement sa route dans le ciel,—et le tonnerre expira,—et l'éclair ne jaillit plus,—et les nuages pendirent immobiles,—et les eaux redescendirent dans leur fit et y restèrent,—et les arbres cessèrent de se balancer,—les nénuphars ne soupirèrent plus,—et il ne s'éleva plus de leur foule le moindre murmure, ni l'ombre d'un son dans tout le vaste désert sans limites. Et je regardai les caractères du rocher et ils étaient changés;—et maintenant ils formaient le mot: SILENCE.

Et mes yeux tombèrent sur la figure de l'homme, et sa figure était pâle de terreur. Et précipitamment il leva sa tête de sa main, il se dressa sur le rocher, et tendit l'oreille. Mais il n'y avait pas de voix dans tout le vaste désert sans limites, et les caractères gravés sur le rocher étaient: SILENCE. Et l'homme frissonna, et il fit volte-face, et il s'enfuit loin, loin, précipitamment, si bien que je ne le vis pas.

—Or, il y a de biens beaux contes dans les livres des Mages,—dans les mélancoliques livres des Mages, qui sont reliés en fer. Il y a là, dis-je, de splendides histoires du Ciel, et de la Terre, et de la puissante Mer,—et des Génies qui ont régné sur la mer, sur la terre et sur le ciel sublime. Il y avait aussi beaucoup de science dans les paroles qui ont été dites par les Sybilles; et de saintes, saintes choses ont été entendues jadis par les sombres feuilles qui tremblaient autour de Dodone;—mais comme il est vrai qu'Allah est vivant, je tiens cette fable que m'a contée le Démon, quand il s'assit à côté de moi dans l'ombre de la tombe, pour la plus étonnante de toutes! Et quand le Démon eut fini son histoire, il se renversa dans la profondeur de la tombe, et se mit à rire. Et je ne pus pas rire avec le Démon, et il me maudit parce que je ne pouvais pas rire. Et le lynx, qui demeure dans la tombe pour l'éternité, en sortit, et il se coucha aux pieds du Démon, et il le regarda fixement dans les yeux.


L'ÎLE DE LA FÉE

Nullus enim locus sine genio est.
SERVIUS.

La musique,—dit Marmontel, dans ces Contes Moraux que nos traducteurs persistent à appeler Moral Tales, comme en dérision de leur esprit,—la musique est le seul des talents qui jouisse de lui-même; tous les autres veulent des témoins. Il confond ici le plaisir d'entendre des sons agréables avec la puissance de les créer. Pas plus qu'aucun autre talent, la musique n'est capable de donner une complète jouissance, s'il n'y a pas une seconde personne pour en apprécier l'exécution. Et cette puissance de produire des effets dont on jouisse pleinement dans la solitude ne lui est pas particulière; elle est commune à tous les autres talents. L'idée que le conteur n'a pas pu concevoir clairement, ou qu'il a sacrifiée dans son expression à l'amour national du trait, est sans doute l'idée très-soutenable que la musique du style le plus élevé est la plus complètement sentie quand nous sommes absolument seuls. La proposition, sous cette forme, sera admise du premier coup par ceux qui aiment la lyre pour l'amour de la lyre et pour ses avantages spirituels. Mais il est un plaisir toujours à la portée de l'humanité déchue,—et c'est peut-être l'unique,—qui doit même plus que la musique à la sensation accessoire de l'isolement. Je veux parler du bonheur éprouvé dans la contemplation d'une scène de la nature. En vérité l'homme qui veut contempler en face la gloire de Dieu sur la terre doit contempler cette gloire dans la solitude. Pour moi du moins, la présence, non pas de la vie humaine seulement, mais de la vie sous toute autre forme que celle des êtres verdoyants qui croissent sur le sol et qui sont sans voix, est un opprobre pour le paysage; elle est en guerre avec le génie de la scène. Oui vraiment, j'aime à contempler les sombres vallées, et les roches grisâtres, et les eaux qui sourient silencieusement, et les forêts qui soupirent dans des sommeils anxieux, et les orgueilleuses et vigilantes montagnes qui regardent tout d'en haut.—J'aime à contempler ces choses pour ce qu'elles sont: les membres gigantesques d'un vaste tout, animé et sensitif,—un tout dont la forme (celle de la sphère) est la plus parfaite et la plus compréhensive de toutes les formes; dont la route se fait de compagnie avec d'autres planètes; dont la très-douce servante est la lune; dont le seigneur médiatisé est le soleil; dont la vie est l'éternité; dont la pensée est celle d'un Dieu; dont la jouissance est connaissance; dont les destinées se perdent dans l'immensité; pour qui nous sommes une notion correspondante à la notion que nous avons des animalcules qui infestent le cerveau,—un être que nous regardons conséquemment comme inanimé et purement matériel,—appréciation très-semblable à celle que ces animalcules doivent faire de nous.

Nos télescopes et nos recherches mathématiques nous confirment de tout point,—nonobstant la cafarderie de la plus ignorante prêtraille,—que l'espace, et conséquemment le volume, est une importante considération aux yeux du Tout-Puissant. Les cercles dans lesquels se meuvent les étoiles sont le mieux appropriés à l'évolution, sans conflit, du plus grand nombre de corps possible. Les formes de ces corps sont exactement choisies pour contenir sous une surface donnée la plus grande quantité possible de matière;—et les surfaces elles-mêmes sont disposées de façon à recevoir une population plus nombreuse que ne l'auraient pu les mêmes surfaces disposées autrement. Et, de ce que l'espace est infini, on ne peut tirer aucun argument contre cette idée: que le volume a une valeur aux yeux de Dieu; car, pour remplir cet espace, il peut y avoir un infini de matière. Et puisque nous voyons clairement que douer la matière de vitalité est un principe,—et même, autant que nous en pouvons juger, le principe capital dans les opérations de la Divinité,—est-il logique de le supposer confiné dans l'ordre de la petitesse, où il se révèle journellement à nous, et de l'exclure des régions du grandiose? Comme nous découvrons des cercles dans des cercles et toujours sans fin,—évoluant tous cependant autour d'un centre unique infiniment distant, qui est la Divinité,—ne pouvons-nous pas supposer, analogiquement et de la même manière, la vie dans la vie, la moindre dans la plus grande, et toutes dans l'Esprit divin? Bref, nous errons follement par fatuité, en nous figurant que l'homme, dans ses destinées temporelles ou futures, est d'une plus grande importance dans l'univers que ce vaste limon de la vallée qu'il cultive et qu'il méprise, et à laquelle il refuse une âme par la raison peu profonde qu'il ne la voit pas fonctionner[10].

Ces idées, et d'autres analogues, ont toujours donné à mes méditations parmi les montagnes et les forêts, près des rivières et de l'océan, une teinte de ce que les gens vulgaires ne manqueront pas d'appeler fantastique. Mes promenades vagabondes au milieu de tableaux de ce genre ont été nombreuses, singulièrement curieuses, souvent solitaires; et l'intérêt avec lequel j'ai erré à travers plus d'une vallée profonde et sombre, ou contemplé le ciel de maint lac limpide, a été un intérêt grandement accru par la pensée que j'errais seul, que je contemplais seul. Quel est le Français bavard qui, faisant allusion à l'ouvrage bien connu de Zimmerman, a dit: La solitude est une belle chose, mais il faut quelqu'un pour vous dire que la solitude est une belle chose? Comme épigramme, c'est parfait; mais, il faut! Cette nécessité est une chose qui n'existe pas.

Ce fut dans un de mes voyages solitaires, dans une région fort lointaine,—montagnes compliquées par des montagnes, méandres de rivières mélancoliques, lacs sombres et dormants,—que je tombai sur certain petit ruisseau avec une île. J'y arrivai soudainement dans un mois de juin, le mois du feuillage, et je me jetai sur le sol, sous les branches d'un arbuste odorant qui m'était inconnu, de manière à m'assoupir en contemplant le tableau. Je sentis que je ne pourrais le bien voir que de cette façon,—tant il portait le caractère d'une vision.

De tous côtés,—excepté à l'ouest, où le soleil allait bientôt plonger,—s'élevaient les murailles verdoyantes de la forêt. La petite rivière qui faisait un brusque coude, et ainsi se dérobait soudainement à la vue, semblait ne pouvoir pas s'échapper de sa prison; mais on eût dit qu'elle était absorbée vers l'est par la verdure profonde des arbres;—et du côté opposé (cela m'apparaissait ainsi, couché comme je l'étais, et les yeux au ciel), tombait dans la vallée, sans intermédiaire et sans bruit, une splendide cascade, or et pourpre, vomie par les fontaines occidentales du ciel.

À peu près au centre de l'étroite perspective qu'embrassait mon regard visionnaire, une petite île circulaire, magnifiquement verdoyante, reposait sur le sein du ruisseau.

La rive et son image étaient si bien fondues
Que le tout semblait suspendu dans l'air.

L'eau transparente jouait si bien le miroir qu'il était presque impossible de deviner à quel endroit du talus d'émeraude commençait son domaine de cristal.

Ma position me permettait d'embrasser d'un seul coup d'œil les deux extrémités, est et ouest, de l'îlot; et j'observai dans leurs aspects une différence singulièrement marquée. L'ouest était tout un radieux harem de beautés de jardin. Il s'embrasait et rougissait sous l'œil oblique du soleil, et souriait extatiquement par toutes ses fleurs. Le gazon était court, élastique, odorant, et parsemé d'asphodèles. Les arbres étaient souples, gais, droits,—brillants, sveltes et gracieux,—orientaux par la forme et le feuillage, avec une écorce polie, luisante et versicolore. On eût dit qu'un sentiment profond de vie et de joie circulait partout; et, quoique les Cieux ne soufflassent aucune brise, tout cependant semblait agité par d'innombrables papillons qu'on aurait pu prendre, dans leurs fuites gracieuses et leurs zigzags, pour des tulipes ailées.

L'autre côté, le côté est de l'île, était submergé dans l'ombre la plus noire. Là, une mélancolie sombre, mais pleine de calme et de beauté, enveloppait toutes choses. Les arbres étaient d'une couleur noirâtre, lugubres de forme et d'attitude,—se tordant en spectres moroses et solennels, traduisant des idées de chagrin mortel et de mort prématurée. Le gazon y revêtait la teinte profonde du cyprès, et ses brins baissaient languissamment leurs pointes. Là s'élevaient éparpillés plusieurs petits monticules maussades, bas, étroits, pas très-longs, qui avaient des airs de tombeaux, mais qui n'en étaient pas; quoique au-dessus et tout autour grimpassent la rue et le romarin. L'ombre des arbres tombait pesamment sur l'eau et semblait s'y ensevelir, imprégnant de ténèbres les profondeurs de l'élément. Je m'imaginais que chaque ombre, à mesure que le soleil descendait plus bas, toujours plus bas, se séparait à regret du tronc qui lui avait donné naissance et était absorbée par le ruisseau, pendant que d'autres ombres naissaient à chaque instant des arbres, prenant la place de leurs aînées défuntes.

Cette idée, une fois qu'elle se fut emparée de mon imagination, l'excita fortement, et je me perdis immédiatement en rêveries.—Si jamais île fut enchantée,—me disais-je,—celle-ci l'est, bien sûr. C'est le rendez-vous des quelques gracieuses Fées qui ont survécu à la destruction de leur race. Ces vertes tombes sont-elles les leurs! Rendent-elles leurs douces vies de la même façon que l'humanité? Ou plutôt leur mort n'est-elle pas une espèce de dépérissement mélancolique? Rendent-elles à Dieu leur existence petit à petit, épuisant lentement leur substance jusqu'à la mort, comme ces arbres rendent leurs ombres l'une après l'autre? Ce que l'arbre qui s'épuise est à l'eau qui en boit l'ombre et devient plus noire de la proie qu'elle avale, la vie de la Fée ne pourrait-elle pas bien être la même chose à la Mort qui l'engloutit?

Comme je rêvais ainsi, les yeux à moitié clos, tandis que le soleil descendait rapidement vers son lit, et que des tourbillons couraient tout autour de l'île, portant sur leur sein de grandes, lumineuses et blanches écailles, détachées des troncs des sycomores,—écailles qu'une imagination vive aurait pu, grâce à leurs positions variées sur l'eau, convertir en tels objets qu'il lui aurait plu,—pendant que je rêvais ainsi, il me sembla que la figure d'une de ces mêmes Fées dont j'avais rêvé, se détachant de la partie lumineuse et occidentale de l'île, s'avançait lentement vers les ténèbres.—Elle se tenait droite sur un canot singulièrement fragile, et le mouvait avec un fantôme d'aviron. Tant qu'elle fut sous l'influence des beaux rayons attardés, son attitude parut traduire la joie;—mais le chagrin altéra sa physionomie quand elle passa dans la région de l'ombre. Lentement elle glissa tout le long, fit peu à peu le tour de l'île, et rentra dans la région de la lumière.

—La révolution qui vient d'être accomplie par la Fée,—continuai-je, toujours rêvant,—est le cycle d'une brève année de sa vie. Elle a traversé son hiver et son été. Elle s'est rapprochée de la Mort d'une année; car j'ai bien vu que, quand elle entrait dans l'obscurité, son ombre se détachait d'elle et était engloutie par l'eau sombre, rendant sa noirceur encore plus noire.

Et de nouveau le petit bateau apparut, avec la Fée; mais dans son attitude il y avait plus de souci et d'indécision, et moins d'élastique allégresse. Elle navigua de nouveau de la lumière vers l'obscurité,—qui s'approfondissait à chaque minute,—et de nouveau son ombre se détachant tomba dans l'ébène liquide et fut absorbée par les ténèbres.—Et plusieurs fois encore elle fit le circuit de l'île,—pendant que le soleil se précipitait vers son lit,—et à chaque fois qu'elle émergeait dans la lumière, il y avait plus de chagrin dans sa personne, et elle devenait plus faible, et plus abattue, et plus indistincte; et à chaque fois qu'elle passait dans l'obscurité, il se détachait d'elle un spectre plus obscur qui était submergé par une ombre plus noire. Mais à la fin, quand le soleil eut totalement disparu, la Fée, maintenant pur fantôme d'elle-même, entra avec son bateau, pauvre inconsolable! dans la région du fleuve d'ébène,—et si elle en sortit jamais, je ne puis le dire,—car les ténèbres tombèrent sur toutes choses, et je ne vis plus son enchanteresse figure.


LE PORTRAIT OVALE

Le château dans lequel mon domestique s'était avisé de pénétrer de force, plutôt que de me permettre, déplorablement blessé comme je l'étais, de passer une nuit en plein air, était un de ces bâtiments, mélange de grandeur et de mélancolie, qui ont si longtemps dressé leurs fronts sourcilleux au milieu des Apennins, aussi bien dans la réalité que dans l'imagination de mistress Radcliffe. Selon toute apparence, il avait été temporairement et tout récemment abandonné. Nous nous installâmes dans une des chambres les plus petites et les moins somptueusement meublées. Elle était située dans une tour écartée du bâtiment. Sa décoration était riche, mais antique et délabrée. Les murs étaient tendus de tapisseries et décorés de nombreux trophées héraldiques de toute forme, ainsi que d'une quantité vraiment prodigieuse de peintures modernes, pleines de style, dans de riches cadres d'or d'un goût arabesque. Je pris un profond intérêt,—ce fut peut-être mon délire qui commençait qui en fut cause,—je pris un profond intérêt à ces peintures qui étaient suspendues non-seulement sur les faces principales des murs, mais aussi dans une foule de recoins que la bizarre architecture du château rendait inévitables; si bien que j'ordonnai à Pedro de fermer les lourds volets de la chambre,—puisqu'il faisait déjà nuit,—d'allumer un grand candélabre à plusieurs branches placé près de mon chevet, et d'ouvrir tout grands les rideaux de velours noir garnis de crépines qui entouraient le lit. Je désirais que cela fût ainsi, pour que je pusse au moins, si je ne pouvais pas dormir, me consoler alternativement par la contemplation de ces peintures et par la lecture d'un petit volume que j'avais trouvé sur l'oreiller et qui en contenait l'appréciation et l'analyse.

Je lus longtemps,—longtemps;—je contemplai religieusement, dévotement; les heures s'envolèrent, rapides et glorieuses, et le profond minuit arriva. La position du candélabre me déplaisait, et, étendant la main avec difficulté pour ne pas déranger mon valet assoupi, je plaçai l'objet de manière à jeter les rayons en plein sur le livre.

Mais l'action produisit un effet absolument inattendu. Les rayons des nombreuses bougies (car il y en avait beaucoup) tombèrent alors sur une niche de la chambre que l'une des colonnes du lit avait jusque-là couverte d'une ombre profonde. J'aperçus dans une vive lumière une peinture qui m'avait d'abord échappé. C'était le portrait d'une jeune fille déjà mûrissante et presque femme. Je jetai sur la peinture un coup d'œil rapide, et je fermai les yeux. Pourquoi,—je ne le compris pas bien moi-même tout d'abord. Mais pendant que mes paupières restaient closes, j'analysai rapidement la raison qui me les faisait fermer ainsi. C'était un mouvement involontaire pour gagner du temps et pour penser,—pour m'assurer que ma vue ne m'avait pas trompé,—pour calmer et préparer mon esprit à une contemplation plus froide et plus sûre. Au bout de quelques instants, je regardai de nouveau la peinture fixement.

Je ne pouvais pas douter, quand même je l'aurais voulu, que je n'y visse alors très-nettement; car le premier éclair du flambeau sur cette toile avait dissipé la stupeur rêveuse dont mes sens étaient possédés, et m'avait rappelé tout d'un coup à la vie réelle.

Le portrait, je l'ai déjà dit, était celui d'une jeune fille. C'était une simple tête, avec des épaules, le tout dans ce style, qu'on appelle en langage technique, style de vignette, beaucoup de la manière de Sully dans ses têtes de prédilection. Les bras, le sein, et même les bouts des cheveux rayonnants, se fondaient insaisissablement dans l'ombre vague mais profonde qui servait de fond à l'ensemble. Le cadre était ovale, magnifiquement doré et guilloché dans le goût moresque. Comme œuvre d'art, on ne pouvait rien trouver de plus admirable que la peinture elle-même. Mais il se peut bien que ce ne fût ni l'exécution de l'œuvre, ni l'immortelle beauté de la physionomie, qui m'impressionna si soudainement et si fortement. Encore moins devais-je croire que mon imagination, sortant d'un demi-sommeil, eût pris la tête pour celle d'une personne vivante.—Je vis tout d'abord que les détails du dessin, le style de vignette, et l'aspect du cadre auraient immédiatement dissipé un pareil charme, et m'auraient préservé de toute illusion même momentanée. Tout en faisant ces réflexions, et très-vivement, je restai, à demi étendu, à demi assis, une heure entière peut-être, les yeux rivés à ce portrait. À la longue, ayant découvert le vrai secret de son effet, je me laissai retomber sur le lit. J'avais deviné que le charme de la peinture était une expression vitale absolument adéquate à la vie elle-même, qui d'abord m'avait fait tressaillir, et finalement m'avait confondu, subjugué, épouvanté. Avec une terreur profonde et respectueuse, je replaçai le candélabre dans sa position première. Ayant ainsi dérobé à ma vue la cause de ma profonde agitation, je cherchai vivement le volume qui contenait l'analyse des tableaux et leur histoire. Allant droit au numéro qui désignait le portrait ovale, j'y lus le vague et singulier récit qui suit:

—«C'était une jeune fille d'une très-rare beauté, et qui n'était pas moins aimable que pleine de gaieté. Et maudite fut l'heure où elle vit, et aima, et épousa le peintre. Lui, passionné, studieux, austère, et ayant déjà trouvé une épouse dans son Art; elle, une jeune fille d'une très-rare beauté, et non moins aimable que pleine de gaieté: rien que lumières et sourires, et la folâtrerie d'un jeune faon; aimant et chérissant toutes choses; ne haïssant que l'art qui était son rival; ne redoutant que la palette et les brosses, et les autres instruments fâcheux qui la privaient de la figure de son adoré. Ce fut une terrible chose pour cette dame que d'entendre le peintre parler du désir de peindre même sa jeune épouse. Mais elle était humble et obéissante, et elle s'assit avec douceur pendant de longues semaines dans la sombre et haute chambre de la tour, où la lumière filtrait sur la pâle toile seulement par le plafond. Mais lui, le peintre, mettait sa gloire dans son œuvre, qui avançait d'heure en heure et de jour en jour.—Et c'était un homme passionné, et étrange, et pensif, qui se perdait en rêveries; si bien qu'il ne voulait pas voir que la lumière qui tombait si lugubrement dans cette tour isolée desséchait la santé et les esprits de sa femme, qui languissait visiblement pour tout le monde, excepté pour lui. Cependant, elle souriait toujours, et toujours sans se plaindre, parce qu'elle voyait que le peintre (qui avait un grand renom) prenait un plaisir vif et brûlant dans sa tâche, et travaillait nuit et jour pour peindre celle qui l'aimait si fort, mais qui devenait de jour en jour plus languissante et plus faible. Et, en vérité, ceux qui contemplaient le portrait parlaient à voix basse de sa ressemblance, comme d'une puissante merveille et comme d'une preuve non moins grande de la puissance du peintre que de son profond amour pour celle qu'il peignait si miraculeusement bien.—Mais, à la longue, comme la besogne approchait de sa fin, personne ne fut plus admis dans la tour; car le peintre était devenu fou par l'ardeur de son travail, et il détournait rarement ses yeux de la toile, même pour regarder la figure de sa femme. Et il ne voulait pas voir que les couleurs qu'il étalait sur la toile étaient tirées des joues de celle qui était assise près de lui. Et quand bien des semaines furent passées et qu'il ne restait plus que peu de chose à faire, rien qu'une touche sur la bouche et un glacis sur l'œil, l'esprit de la dame palpita encore comme la flamme dans le bec d'une lampe. Et alors la touche fut donnée, et alors le glacis fut placé; et pendant un moment le peintre se tint en extase devant le travail qu'il avait travaillé; mais une minute après, comme il contemplait encore, il trembla et il devint très-pâle, et il fut frappé d'effroi; et criant d'une voix éclatante:—En vérité, c'est la Vie elle-même!—il se retourna brusquement pour regarder sa bien-aimée;—elle était morte!»

NOTES:

[1] Formule anglaise:—mort subite.—C. B.

[2] Hortulus animae, cum oratiunculis aliquibus superadditis, de Grünninger.—E. A. P.

[3] Watson, Percival, Spallanzani, et particulièrement l'évêque de Landaff.—Voir les Chemical Essays, vol. V.—E. A. P.

[4] Ce marché—marché Saint-Honoré,—n'a jamais eu ni portes ni inscriptions. L'inscription a-t-elle existé en projet?—C. B.

[5] Hop, sautiller,—frog, grenouille.—C. B.

[6] Pas de crédit.—C. B.

[7] La même expression signifie être à l'heure et aller en mesure. Il n'y a donc qu'un mot, et ce mot explique l'indignation de Vondervotteimittiss,—pays où l'on est toujours à l'heure.—C. B.

[8] Nose, nez.—Naseaulogie, nosologie.—C. B.

[9] Flavius Vopiscus dit que l'hymne intercalé ici fut chanté par la populace, lors de la guerre des Sarmates, en l'honneur d'Aurélien, qui avait tué de sa propre main neuf cent cinquante hommes à l'ennemi.—E. A. P.

[10] En parlant des marées, Pomponius Mela dit, dans son traité De Situ Orbis: Ou le monde est un vaste animal, ou, etc.—E. A. P.

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