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Oeuvres complètes, tome 1

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L'ESPRIT ÉPIGRAMMATIQUE.

C'est ainsi que j'ai passé ma vie à travers les chagrins et les maladies, souffrant toujours, soit de mes dissipations, soit de mon mépris des formalités. On a souvent censuré la légereté de mes manières, quoiqu'elles dérivent réellement du poids de ma philosophie. Qu'est-ce qui est digne, dans la vie, d'une pensée sérieuse? Pour avoir eu de la Providence une plus haute idée que celle de la croire orthodoxe, l'on m'a cru souvent athée.

D'après le calcul théologique du moment, il y a dix ames de damnées pour une de sauvée. A ce compte, l'enfer peut lever ses légions, tandis que le ciel ne peut ramasser que quelques cohortes. Le sauveur a pu triompher de la mort par sa résurrection; mais sûrement il n'a pas triomphé du péché par la rédemption.

Voilà la plus damnable arithmétique. Non… non;… je crois que si nous donnons au diable tous les tyrans, les usuriers, les meurtriers du corps et de la réputation, les hypocrites, les parjures et les premiers ministres, à l'exception de Sully, Walsingham et Strafford, qui signa son ordre de mort pour sauver son roi et sa patrie; c'est tout ce que nous pouvons faire en conscience pour lui, c'est tout ce que vos révérences peuvent en justice exiger en son nom.

Je dînois un jour chez un de mes amis; le vin manqua: il m'envoya à son cellier, qu'il avoit creusé dans le roc. A mon retour dans le salon, je jetai à travers la table cet impromptu, barbouillé sur une carte:

Un roc, frappé d'une sainte baguette,
Aux Juifs, presqu'enragés, donna jadis de l'eau:
Le vin jaillit de ta roche secrette,
Par un miracle bien plus beau.
Vive la loi nouvelle et la nouvelle Eglise!
Le Christ, par son exemple, a consacré le tien;
A Cana son doigt fit du vin:
C'est une leçon à Moyse.

Quelques années après cette misérable saillie, ces lignes furent tournées contre moi par un certain évêque. Il en conclut que je ne croyois pas un mot du vieux et du nouveau Testament, et m'empêcha d'avoir un bénéfice que j'allois obtenir. J'en souris alors, et j'en ris aujourd'hui.

Puisque j'en suis là, je veux vous raconter un autre fait à excommunication. Etoit-ce avant ou après? peu importe.

On réparoit l'église de la cité de… et la municipalité avoit arrangé, en attendant, en manière de chapelle de secours, la maison de ville. On y avoit fait depuis peu l'élection des députés du parlement. En cette rencontre mercantile, les vénérables maire et aldermans avoient, selon l'usage, notoirement… Vous savez comment se font ces élections, et quelle admirable sécurité elles donnent aux citoyens sur leur vie, leurs propriétés et leurs libertés.

Je prêchois un dimanche en cette boutique, et l'évangile du jour se trouva, par hasard, être les Vendeurs chassés du Temple. Un mouvement impétueux d'une honnête indignation me saisit: je sortis mon crayon, et j'écrivis à la hâte, sur un des panneaux de ma chaire ces quelques vers:

Saint Luc apprend à son lecteur
Que certain jour, la maison du Seigneur
Des larrons devint le repaire.
Par la permission de notre précieux Maire,
Une caverne de voleur
Se change en maison de prière.

On m'observa, et comme j'avois été admis dans cette corporation, quelques temps avant mon sarcasme, le vénérable maire l'ayant découvert, effaça tout de suite et d'office mon nom des registres publics, sans observer ni loi ni forme.

Je ne pouvois pas m'en plaindre; car j'avois été coupable d'impiété, en violant les droits de la fraternité. Ils le ressentirent comme citoyens: chrétiens, devoient-ils s'en rappeler?

Parmi eux il se trouva de pieux ascétiques, qui jugèrent que j'aurois dû être excommunié depuis long-temps. Je suis pourtant certain que j'étois digne d'être prêtre, du moins dans les temples des Perses, s'il est vrai que leurs initiés fussent obligés de passer par un noviciat pénible, pour prouver qu'ils étoient exempts de passion, de ressentiment et d'impatience.

Je ressemble à Caton, non pas dans la sévérité de ses principes, mais au moins en ce que j'ai été, comme lui, accusé quatre-vingt fois. Mais il eut sur moi l'avantage le plus complet, car il fut quatre-vingt fois absous.

Dieu leur pardonne, et qu'il oublie qu'il les a destinés à prier, bien dire et bien faire.

VOYAGES.

L'amour de la variété et la curiosité de voir des objets nouveaux, sont deux qualités que la main de la nature a tissues dans notre contexture; nous leur donnons quelquefois le nom d'inquiétude, ou nous en faisons un titre de légéreté contre les hommes, tandis qu'elles sont inhérentes en nous pour des desseins plus nobles, et qu'elles excitent notre ame à s'ouvrir de nouveaux sentiers de recherches et de savoir. Arrachez-les de notre cœur, l'indolence va tout de suite usurper cette place vide, et nous resterons environnés des objets que nous avons toujours vus dans la paroisse où nous naquîmes.

C'est à cette impatience naturelle que nous devons le désir de voyager, et cette passion, comme toutes les autres, n'est condamnable que par ses excès. Ordonnez-la comme il faut, et vous en recueillerez bien des avantages. Les voici: apprendre les langues, les lois et les coutumes; comparer les gouvernemens et peser les intérêts des nations; acquérir de l'urbanité et la facilité de discourir et de converser; éloigner un jeune homme des préjugés que lui trame sa grand'mère, et des contes de sa gouvernante; réformer son jugement en voyant des choses nouvelles, ou en contemplant des choses anciennes, dans un jour nouveau; apprendre ce qui est bon, en considérant les variétés des mœurs et des idées; juger ce qui est nécessaire ou non, en épiant l'adresse et l'art des hommes qui nous parlent, et former en nous-mêmes un plan de conduite d'après l'aspect des manières, des erreurs, des vertus des nations que nous aurons observées. Voilà une partie de la cargaison que nous devons importer chez nous.

La folie de nos jeunes gens ne leur est pas aussi profitable, et le tableau des voyages de l'enfant prodigue est plus à présent une copie qu'un original. C'est bien assez qu'un pareil aventurier, s'évadant sans compas, sans carte, sans boussole, sans instructions, ne se soit pas égaré pour toujours, et qu'il revienne frapper à la maison paternelle couvert de haillons.

Que racontera-t-il aux parens, que le bruit de son retour aura attroupés dans la maison de son père?

Les fêtes et les banquets qu'il aura donnés aux jolies femmes et aux petits-maîtres asiatiques; le prix des mets, et la manière ingénieuse et coûteuse dont les cuisiniers les apprêtent; le luxe de ses concerts; les flûtes, les harpes, les sacbutes qu'il payoit; la magnificence de la cour des rois de Perse; le nombre de leurs esclaves, de leurs chars, de leurs chevaux et de leurs palais; la beauté de leurs maîtresses.

Il ne dira pas comment il fut trompé à Damas, par un des plus honnêtes gens du pays; comment un ami chaud et sincère lui emprunta de l'argent, et l'emporta vers le Gange; comment une prostituée de Babylone engloutit sa perle la plus précieuse, et oignit toute la ville de son baume de Gilehad; combien un graveur lui demanda de sicles, pour quelques estampes des jardins de Sémiramis, et comment ces raretés, n'ayant pu être transportées dans le désert, se brûlèrent à Suze; comment les perroquets qu'il avoit fait venir de Tarsis, moururent sur ses doigts; comment, enfin, les momies qu'on lui avoit faites en Egypte, furent enlevées à trois lieues de la manufacture, par ceux qui les avoient vendues.

Mais je donnerai un pilote à mon fils… son précepteur… Si la sagesse ne peut parler qu'en grec ou en latin, c'est fort bien fait. Si les mathématiques peuvent en faire un homme aimable, et si, par les efforts de la philosophie naturelle, ce précepteur peut lui apprendre à faire un salut, je sais qu'il l'introduira dans quelques bonnes compagnies. S'il n'est qu'un érudit, le malheureux écolier aura son tuteur à traîner, au lieu d'en être accompagné.

Mais je le ferai escorter par un homme qui connoît le monde, non-seulement sur les livres, mais encore d'après son expérience; un homme accoutumé à de pareils exercices, qui a fait, avec succès, trois fois le tour de l'europe.

C'est-à-dire, qu'il ne s'est jamais cassé le cou, et qu'il a eu la prudence de ne pas le laisser casser à son pupille. Ce sera quelque entrepreneur général de voyages qui prendra celui de votre fils, à forfait; quelque valet de chambre suisse, qui saura, à demi-sou près, le prix des relais de Calais à Rome, qui le ménera dans les meilleures auberges, l'instruira à fond sur la meilleure qualité des vins, et le fera souper à une guinée plus cher que si le pupille avoit lui-même fait son marché. Quel gouverneur! examinez-le, et voyez s'il ne grandit pas d'un pouce à mesure qu'il vous parle de ces avantages précieux. Sa fierté, sa science et son utilité cessent après cette énumération.

Mais, quand mon fils voyagera, il sera enlevé des mains de son gouverneur, par des gens de qualité et des gens de lettres, avec lesquels il passera la plus grande partie de son temps.

D'abord, la véritable bonne compagnie est aussi rare que réservée.

Mais cette difficulté est surmontée, et il part chargé de lettres de recommandation pour tout ce qu'il y a de mieux dans chaque ville.

Oui, il obtiendra de ces recommandations tout ce que la politesse la plus stricte leur prescrira, et voilà tout.

Quant aux gens de lettres, rien ne nous trompe tant que les attentes que nous nous promettons de leurs liaisons, surtout lorsque nous en faisons l'expérience avant d'avoir mûri notre esprit par l'étude et les années.

La conversation est un trafic, et si on l'entreprend sans fond, la balance penche et le commerce tombe. Qu'on publie tant qu'on voudra le contraire. Les voyageurs communiquent peu avec les étrangers qu'ils visitent, et cela vient sûrement de ce que ceux-ci soupçonnent, et sont même convaincus qu'il n'y a rien dans la conversation de ces pélerins qui compense le trouble que donnent la difficulté de les comprendre, et les visites qu'il en faut essuyer.

Le jeune homme cherche alors une société plus aisée. La mauvaise compagnie est toujours prête; elle se présente sur ses pas, et sa carrière est aussitôt finie.

LA MÉDISANCE.

Les véhicules avec lesquels on prépare le poison mortel de la médisance sont innombrables. Il est délayé par des mains si adroites, il est versé d'une manière si aimable et si naturelle, qu'on ne peut le découvrir que par ses effets.

Combien de fois a-t-on disposé de l'intégrité et de la probité d'un homme par un souris ou un mouvement des épaules? combien de bonnes et de généreuses actions n'ont-elles pas été ensevelies dans l'oubli par un regard artificieusement distrait? ou flétries d'un motif intéressé et vil, par un chuchotement mystérieux?

Entrez dans ces sociétés, dont le titre pompeux de bonne compagnie, devroit faire proscrire tout ce qui est mauvais; vous ne serez pas plus satisfait d'elles. Là, vous verrez arracher sans cesse, quoique de loin, et sans malice, à la chasteté quelques-uns de ses attributs: un signe de tête en renversera quelqu'autre; et bientôt un clin d'œil, dirigé par l'envie de quelques personnes, qui ne se seront jamais refusées à la tentation, finira l'œuvre de la suspicion. Là, vous verrez la réputation d'une malheureuse créature, ensanglantée par un rapport que le médisant sera bien fâché de faire, mais dont il corrigera l'âpreté nécessaire, en désirant qu'il soit faux, ou en plaignant sincèrement celui qui en est l'objet. Il osera même espérer que la charité voudra bien l'oublier, comme il l'oublie lui-même.

Tels sont les expédiens avec lesquels ce vice rassasie, et déguise sa cruauté. Mais si son poignard ainsi caché, frappe et égorge si doucement, que dirons-nous de ces propos scandaleux et sans pudeur qui ne sont soumis à aucune caution, et qui vaguent sans bornes? les premiers, comme une flèche lancée dans les ténèbres, atteignent et blessent en silence: tandis que les autres, comme la peste, déployent leur rage en plein jour, balayent tout devant eux, et rasent, au niveau du sol et sans distinction, le bon et le mauvais. Mille tombent à la gauche du calomniateur; dix mille tombent à sa droite: ils tombent, ils sont déchirés, et foulés si inhumainement, que jamais, peut-être, ils ne se remettront de leurs blessures, et que celle de leur cœur sera mortelle.

Mais, comme il n'y a point d'actions si criminelles, qu'on ne puisse alléguer quelques raisons pour les défendre, on me demandera si les inconvéniens que les hommes souffrent des abus licencieux de la médisance, ne sont pas suffisamment contrebalancés par son influence utile sur la conduite et les mœurs publiques? on me dira que, si elle se taisoit, mille personnes encouragées au mal par le silence, se plongeroient, tête baissée, dans la mêlée des vices et des ridicules, comme un cheval dans celle des batailles, pourvu qu'elles fussent sûres d'échapper à la langue des hommes.

On me dira que, si nous voulons jeter un coup-d'œil sur l'ensemble de la société, nous trouverons que la vertu, ou du moins son apparence, ne dérive d'aucun autre principe fixe que de la terreur que nous inspire la censure; et que si nous descendons de là aux particularités, on prend plus de peine pour usurper une bonne réputation, qu'il n'en faudroit pour la mériter.

Que plusieurs personnes des deux sexes supportent aisément la vie sans honneur et sans chasteté! elles qui, sans réputation, et sans l'opinion qu'elles s'efforcent de donner aux autres, baisseroient leur tête dans la honte, et languiroient dans le désespoir du bonheur!

La langue est une arme, sans doute, qui châtie les dépravations sur lesquelles les lois se taisent: elle retient dans leur devoir ceux que leur conscience n'y renfermeroit jamais; et lorsque le vice est public, il semble que la médisance ne peut pas rester au nombre des prohibitions. C'est un hommage à rendre à la vertu, et un acte de justice indispensable, que d'exposer à la vue des hommes le vice peint de ses propres couleurs, ainsi que d'exalter les louanges que mérite l'honnêteté. Si, par hasard, la punition infligée à l'homme vicieux est sévère ou même intéressée, ce cas arrive si rarement, qu'on ne peut en faire une exception.

Eh bien! malgré les objections que me feront les vrais patrons de la cause de la vertu, je leur recommanderai sans cesse de lui donner d'autres preuves de leur zèle. Quand leur devoir semble leur prescrire d'établir une distinction entre le bien et le mal, que leurs actions parlent, et non leurs langues, ou que du moins elles parlent unanimement le même langage. Nous déclamons si haut contre les vicieux, nos cris se réunissent tellement contr'eux, qu'un homme sans expérience, qui s'en rapporteroit seulement à ses oreilles, s'imagineroit que le genre humain a formé une association pour chasser le vice hors des limites du monde. Changeons la scène, et qu'il voie la réception que la société fait au vice, il connoîtra que sa conduite est en opposition avec ses paroles; ce qu'il a entendu sera tellement contrarié par ce qu'il voit, qu'il ne saura auquel de ses sens il pourra désormais se fier.

Ah! s'il en étoit autrement, c'est-à-dire si les personnes qui méritent la louange, obtenoient seules un bon accueil; s'il étoit d'une conséquence irréfragable qu'un homme qui a perdu ses vertus, perdît, en même-temps, ses amis, les avantages de la naissance et de la fortune, et qu'il fût ravalé au rang le plus bas parmi ses frères; si la qualité n'étoit pas un port derrière lequel les femmes abritent leur honneur presque naufragé; et si celle qui a perdu sa réputation perdoit aussi tous ses droits au respect et même à la civilité publique; si, en un mot, l'on inséroit dans notre cérémonial une loi qui notât d'infamie ceux que l'opinion a déjà notés, une loi qui défendît de les visiter, d'en être visités, une loi qui fermât à leur rencontre toutes les portes qui conduisent aux fonctions de la société, jusqu'à ce qu'ils l'eussent satisfaite par de meilleurs exemples: une telle maxime, mise fidèlement en pratique, opéreroit sans doute une réforme utile. Mais, en l'état des choses, qu'ils échappent à nos langues, puisqu'ils ont le bonheur d'échapper à toute punition.

Si l'on insiste encore en faveur de la médisance, je finirai par répondre, que sans nous il y en aura toujours assez qui se chargeront du châtiment des coupables, et qu'on ne doit pas craindre la cessation de ces exécutions tant que les hommes voudront bien être les bourreaux de leurs semblables. Abandonnons-leur cette tâche cruelle, et cultivons, loin des passions, des vertus plus paisibles. Aimons-nous et pardonnons-nous.

L'ORGUEIL.

L'homme vain est toujours malade: touchez-le, vous le blessez. Il agit comme si personne autour de lui n'avoit ni sensibilité ni délicatesse; et il en a tant, que les plus petites négligences, qui seroient à peine ressenties par les autres, le piquent continuellement, et le percent sans cesse jusqu'au cœur.

Je ne voudrois pas être vain, quand ce ne seroit que parce que personne ne pourroit me reprendre: mes autres infirmités m'incommodent bien moins. Ce n'est pas même la faute du public si j'en souffre; mais ici, si je m'exalte, je suis perdu. Quelque chemin que je prenne, quelque pas que je fasse sous la direction de l'orgueil, je mets nécessairement le pied sur quelqu'un. Je l'offense; et je dois me préparer à en être repoussé et à rétrograder avec la douleur de l'humiliation.

Et puis, l'homme peut-il être vain quand il jette un coup-d'œil sur ses imperfections naturelles et morales? il est impossible d'y réfléchir un seul instant sans sentir son cœur plein de la plus humble conviction, sans entendre du fond de ce sanctuaire une voix qui répète: ô Dieu! qu'est-ce que l'homme? rien et toujours rien: c'est un malheureux, un infirme, un être de quelques jours, qui passe comme une ombre.

Il tombe tout-à-coup du théâtre avec ses titres, ses distinctions scéniques, dépouillé de ses habits dramatiques et du masque que l'orgueil a soutenu un instant sur son visage; et il reste nu comme son esclave. Arrêtez votre imagination sur la dernière scène que l'homme puissant et orgueilleux donne au monde qu'il a tenu dans la crainte et le respect; voyez cette vaine vapeur disparoître: la flèche de la mort pénètre lentement dans son sein; elle glace son sang, et dissipe ses esprits.

Ne le craignez plus: approchez-vous de son lit de mort; ouvrez les rideaux: contemplez-le un instant en silence. Il ne reste donc à celui que son orgueil et quelques flatteries ont mis au rang de Dieux, que ces mains flétries et ces lèvres décolorées.

O mon ame! quels songes t'ont charmée! combien tu as été cruellement trompée par les objets brillans qui t'éblouissoient, et que tu enviois!

Si l'aspect de notre imperfection naturelle à laquelle l'homme n'est pas maître de remédier, combat tellement sa vanité, que sera-ce des foiblesses et des vices enfantés, chaque jour, dans son cœur?

Hommes! regardez-vous un instant, dans ce jour où je vais vous placer. Voyez le plus désobéissant, le plus ingrat, le plus désordonné des êtres, trébuchant chaque jour dans la carrière de la vie, agissant, chaque heure du jour, contre sa propre conviction, ses intérêts et l'intention du créateur, qui ne s'est proposé que son bonheur. Qu'est-ce qui peut lui donner de l'orgueil? qu'est-ce qui ne peut pas, au contraire, lui donner de la modestie? Ah! que j'aime cette sentence prononcée depuis long-temps sur lui: La vanité n'est point faite pour l'homme! cette passion peut exister pour quelqu'autre créature et pour quelqu'autre dessein, mais non pas pour lui: il n'est point d'être à qui elle convienne si peu.

Donnerai-je à tout cela, me direz-vous, un froid consentement? cette vérité est-elle incontestable? oh! peut-être avez-vous quelque raison d'être vain! Ecoutons-là.

Vous avez les avantages d'une haute naissance et des titres pompeux, ou ceux de la faveur dans la cour des rois, ou ceux d'une grande fortune, de grands talens, d'un grand savoir; ou bien la nature a épuisé ses dons et ses grâces en vous formant. Parlez… Sur laquelle de ces qualités avez-vous fondé et élevé le temple où vous vous exposez à l'adoration? examinons-les.

Vous êtes bien né… Eh! croyez-moi, l'humilité ne peut pas polluer le sang qui vous anime; elle ne vous fera pas tomber du haut de votre rang; elle ne dépouille pas les princes de leurs titres. Comme le clair-obscur en peinture, elle fait saillir le héros du fond du tableau, et détache sa figure du groupe où elle seroit confondue sans elle.

Vous êtes riche… Etendez, éparpillez vos richesses; rachetez-en la haine, par la douceur de vos mœurs. Descendez vers vos inférieurs, soulagez le malheur, étayez la foiblesse, vengez l'opprimé: soyez grand. Considérez cet argent comme des talens entassés dans un vaisseau d'argile: vous n'en êtes que le dépositaire. Être obligé d'en rendre compte et être vain, c'est allier la pauvreté et l'orgueil. Oh! bien absurde assemblage!

Vous êtes puissant et en crédit; une foule servile de clients se traîne sur vos pas… De quoi seriez-vous orgueilleux? de ce qu'ils ont faim? chassez, chassez ces sycophantes, ils en ont abusé mille autres.

Mais le rang a été donné à ma dextérité et à mes lumières: soit… Et vous êtes vain d'une place où vous devenez la butte titrée, contre laquelle se dirigent la vengeance de l'un, la malice de l'autre et l'envie de tous, dans laquelle les hommes les plus honnêtes ne peuvent pas même échapper au soupçon, et dont les fripons cherchent sans cesse à vous détrôner. Quoi! seriez-vous vain d'une faveur incertaine? Aman l'étoit ainsi, parce qu'il étoit admis aux banquets d'Esther.

Passons aux prétentions que le savoir peut vous donner. Si vous savez peu, je comprends comment vous pouvez être vain. Si vous savez beaucoup, êtes-vous orgueilleux de ce que vous ignorez encore et de ce que vous ignorerez toujours? dans tous les cas, ne vous écrierez-vous pas, avec le pauvre homme à la coignée, des chapitres 6 et 7 des Rois: Hélas! hélas! mon maître, je l'avois empruntée!

Dirai-je la même chose de la beauté? quels que soient les embellissemens et les parures dont l'orgueil la décore, ils frappent les yeux seuls de la multitude; et la fausse beauté, dans l'impuissance et le désespoir de réussir par des moyens naturels, se targue de captiver les regards et l'attention par une pompe étrangère.

Mais la vraie beauté est si attrayante, qu'on ne sait comment déclamer contr'elle; et lorsqu'il arrive qu'une figure céleste, et qu'une taille enchanteresse sont la demeure d'une ame vertueuse, quand la régularité et la douceur des traits caractérisent celle de l'ame, et que ces avantages élèvent les pensées jusques vers l'auteur de la nature, dont la sagesse créa l'harmonie, ah! qu'il y a de choses à dire, et sur la beauté et sur l'art de la faire ressortir! quand l'apologie est néanmoins achevée, il reste enfin que la beauté, comme la vérité, n'est jamais si glorieuse que lorsqu'elle est simple.

Oui, la simplicité est l'amie de la nature; et si je pouvois être vain de quelque chose dans ce monde vil, ce seroit de cette noble alliance.

L'ÉLOQUENCE DES LIVRES SACRÉS.

Il y a deux sortes d'éloquence: l'une en mérite à peine le nom; elle consiste en un nombre fixe de périodes arrangées et compassées, et de figures artificielles, brillantées de mots à prétention: cette éloquence éblouit, mais éclaire peu l'entendement. Admirée et affectée par des demi-savans, dont le jugement est aussi faux, que le goût vicié, elle est entièrement étrangère aux écrivains sacrés. Si elle fut toujours estimée être au-dessous des grands hommes de tous les siècles, combien, à plus forte raison, a-t-elle dû paroître indigne de ces écrivains, que l'esprit d'éternelle sagesse animoit dans leurs veilles, et qui devoient atteindre à cette force, cette majesté, cette simplicité, à laquelle l'homme seul n'atteignit jamais?

L'autre sorte d'éloquence est entièrement opposée à celle que je viens de censurer; et elle caractérise véritablement les saintes écritures. Son excellence ne dérive pas d'une élocution travaillée et amenée de loin, mais d'un mélange étonnant de simplicité et de majesté, double caractère si difficilement réuni, qu'on le trouve bien rarement dans les compositions purement humaines.

Les pages saintes ne sont pas chargées d'ornemens superflus et affectés. L'Être infini, ayant bien voulu condescendre à parler notre langage, pour nous apporter la lumière de la révélation, s'est plu, sans doute, à le douer de ces tournures naturelles et gracieuses, qui devoient pénétrer nos ames.

Observez que les plus grands écrivains de l'antiquité, soit grecs, soit latins, perdent infiniment des grâces de leur style, quand ils sont traduits littéralement dans nos langues modernes.

La fameuse apparition de Jupiter, dans le premier livre d'Homère, sa pompeuse description d'une tempête, son Neptune ébranlant la terre et l'entrouvrant jusqu'à son centre, la beauté des cheveux de sa Pallas, tous ces passages, en un mot, admirés de siècles en siècles, se flétrissent, et disparoissent, presque entièrement, dans les versions latines.

Qu'on lise les traductions de Sophocle, de Théocrite, de Pindare même, y trouvera-t-on autre chose que quelques vestiges légers des grâces qui nous ont charmés dans les originaux? concluons-en que la pompe de l'expression, la suavité des nombres et la phrase musicale constituent la plus grande partie des beautés de nos auteurs classiques, tandis que celle de nos écritures consiste plutôt dans la grandeur des choses mêmes, que dans celle des mots. Les idées y sont si élevées de leur nature, qu'elles doivent paroître nécessairement sublimes dans leur modeste ajustement; elles brillent à travers les plus foibles et les plus littérales versions de la bible.

La glorieuse description de la création du ciel et de la terre, dont Longin, le meilleur de nos anciens critiques, étoit enthousiasmé, n'a rien perdu de son mérite intrinsèque; et quoiqu'elle ait subi diverses traductions, elle triomphe encore, et étonne par sa force et sa véhémence, comme dans l'original. Mille passages suivans de l'écriture jouissent des mêmes droits: la description tant célébrée d'une tempête au pseaume 107; les touchantes réflexions du saint homme Job, sur la briéveté de la vie, et l'instabilité des choses humaines; la peinture vivante d'un cheval de bataille, du livre de Job, dans laquelle il n'y a pas un seul mot dont la beauté n'exige un commentaire particulier. Je pourrois y ajouter ces reproches tendres et pathétiques aux enfans d'Israël, qui éclatent dans les prophètes, et dont le lecteur le plus froid et le plus prévenu a tant de peine de n'être pas affecté:

«O habitans de Jérusalem, et vous hommes de Juda! décidez, je vous prie, entre ma vigne et moi. Que pouvois-je faire de plus pour ma vigne, que ce que j'ai fait? eh bien! lorsque j'attendois qu'elle me donnât des raisins, elle me jette quelques grappes sauvages. Mais, direz-vous, la voie du Seigneur est inégale: écoutez à présent, maison d'Israël, c'est la vôtre qui l'est, et non pas la mienne. Ai-je quelque plaisir à voir l'homme s'égarer et mourir? n'en aurois-je pas davantage à le voir revenir et vivre? j'ai nourri, j'ai élevé des enfans, et ils se sont révoltés contre moi. Le bœuf connoît son maître, l'âne connoît la crêche du sien; mais Israël ne me connoît pas: mon peuple ne veut pas me connoître!»

Non, il n'est rien dans les livres des payens, qui soit comparable à l'éloquence, à la vivacité, à la tendresse de ces reproches. Il y règne quelque chose de si affectueux, de si noble et de si sublime qu'on peut défier les plus grands orateurs de l'antiquité, de rien produire de semblable.

Ces observations sur la supériorité des écrivains inspirés, comme écrivains, sont encore vraies si on les considère comme historiens. D'abord, les histoires profanes ne nous apprennent que des événemens temporels, si remplis d'incertitudes et de contradictions que l'on est bien embarrassé d'y trouver la vérité.

Tandis que l'histoire sacrée est celle de Dieu même, de sa toute-puissance, de sa sagesse infinie, de sa providence universelle, de sa justice, de sa bonté, et de tous ses autres attributs. Ils y sont déployés sous mille formes, et dans une série d'événemens variés, miraculeux, et tels qu'aucune nation n'en eut de semblables. N'insistons plus sur la supériorité de l'écriture en ce sens.

Elle est encore douée d'un avantage, auquel les historiens profanes n'arrivent pas, et qui distingue seul les siens; c'est la manière simple et sans affectation avec laquelle les faits y sont racontés: en voici quelques exemples. Lorsque Joseph se fait connoître, et qu'il pleure sur la tête de son frère Benjamin, à cet instant dramatique y a-t-il un de ses frères qui profère un seul mot, soit pour exprimer sa joie, soit pour pallier l'injure qu'ils lui firent? Non, de tous côtés s'ensuit un silence profond et solennel, un silence infiniment plus éloquent et plus expressif que tout ce qu'on auroit pu substituer à sa place.

Que Thucidide, Hérodote, Tite-Live, ou tel autre historien classique, eussent été chargés d'écrire cette histoire, quand ils en auroient été là, ils eussent sûrement épuisé toute leur éloquence à fournir les frères de Joseph de harangues étudiées, et cependant quelque belles qu'on puisse les supposer, elles auroient été peu naturelles, et nullement propres à la circonstance. Lorsqu'une telle variété de passions dut fondre tout-à-coup dans le cœur de ces frères, quelle langue auroit été capable d'exprimer le tumulte de leurs idées? Quand le remords, la surprise, la honte, la joie, la reconnoissance envahirent soudainement leurs ames, ah! que l'éloquence de leurs lèvres eût été insuffisante! combien leurs langues eussent été infidelles en transmettant le langage de leur cœur! oui, le silence seul, participoit de la sublimité oratoire; et des pleurs achevoient de rendre ce qu'une harangue ne pouvoit jamais faire.

LE FANATIQUE.

Voyez-le, fastueusement enveloppé de l'habit de l'humilité et de la sainteté, pour attirer les regards du vulgaire. Il évite, aussi studieusement que le crime, une contenance gaie, résultat d'une conscience tranquille et contente. Le découragement est peint sur son maintien sombre, comme si la religion, dont le but est de nous rendre heureux dans cette vie et dans l'autre, pouvoit produire le chagrin et le mécontentement. Ecoutez-le pousser des soupirs dans les rues; écoutez-le se targuer de ses fréquentes communications avec le Dieu; de tout savoir, et en même temps offenser les règles de sa langue même par ses barbarismes religieux. Ecoutez-le remercier Dieu arrogamment, de ce qu'il ne l'a point créé semblable aux autres hommes; et, en prônant sa charité, adjuger libéralement aux princes des ténèbres, ceux que sa partialité juge moins parfaits que lui, ceux qui marchent sobrement et avec vigilance dans les voies du devoir, ceux qui vont aspirans à la perfection par des épreuves successives.

Lorsqu'une malheureuse créature se fane ainsi dans les larmes, et se refuse, tout effrayée, la moindre joie et la moindre consolation; lorsqu'elle prie sans cesse jusqu'à ce que son imagination s'échauffe, qu'elle jeûne, se mortifie et s'attriste jusqu'à ce que son corps soit aussi malade que son esprit, il n'est pas étonnant que les conflits et les disparates qui s'engendrent dans un estomac vide, et sont reçus et interprétés par une tête plus vide encore, produisent, par cette combinaison, des effets et des ouvrages fâcheux. Un homme dans cette situation est plus fait pour un médecin, que pour être apôtre.

SUR L'HUMILITÉ.

Les injures et les offenses sont la règle la plus sûre pour juger entre les inconvéniens de l'orgueil et les avantages de l'humilité. Les déplaisirs de l'homme vain sont toujours en raison de sa vanité: l'injure s'élève à la hauteur de son opinion; et sa fierté est la mesure de son ressentiment. C'est ainsi qu'il aiguise lui-même le fer qui le frappe, et qu'il excite dans sa plaie cette fermentation interne, qui la rend incurable.

Combien l'homme humble diffère de lui! Il échappe à la moitié de ces chagrins, et l'autre moitié tombe légèrement sur lui. Il ne provoque pas les hommes par le mépris; et en se pénétrant de l'idée qu'il ne peut exciter l'envie de personne, il arrête, dans sa source, le torrent qui a abymé l'homme vain. Si les passions des autres l'enveloppent jamais dans leur cours débordé, semblable à l'humble arbrisseau de la vallée, il leur donne passage, et ressent à peine l'injure de ces vents orageux qui rompent le cèdre orgueilleux, et le renversent sur ses racines.

Ce que nous attendons des autres, est toujours en raison de ce que nous nous estimons nous mêmes; et les refus, sans nous détromper, irritent notre orgueil. Je vois des hommes si cruellement tourmentés par les chagrins que leur vanité a créés pour eux, que, quoiqu'ils aient dans leurs mains tout ce qui entre dans la composition du bonheur, ils ne peuvent en faire aucun usage. Comment le feroient-ils? ils se piquent de leur propre aiguillon, et courent ainsi d'une attente à l'autre, sans jamais goûter de repos. L'humilité précautionne l'homme contre ces maux, les plus sensibles qui soient inscrits dans le catalogue de ceux de la vie. Celui qui est peu de chose à ses yeux, est modéré dans ses désirs, et par conséquent dans leur poursuite. Il peut être trompé dans son attente, et manquer le but auquel il vise; il peut perdre ses pas; mais voilà tout: il ne se perd pas lui-même; il ne perd pas cette heureuse paix de l'ame. Les chagrins de l'homme humble sont doux et paisibles. Heureux caractère! quand il est affligé, qui n'a pas pitié de lui? quand il tombe, qui ne s'empresse pas de lui tendre la main? il semble, à le voir nu et sans défense, qu'il ne pourra pas résister à cet insolent antagoniste qui va le terrasser en passant à ses côtés, et le fouler dans la poussière. Non, il est gardé par l'amour, l'affection et les vœux du genre humain, tandis que l'autre reste seul exposé à sa haine et à sa vengeance.

S'il se présente une occasion où il faille déployer un vrai courage et la force de l'ame, je jetterois plutôt les yeux sur lui, que sur son adversaire. L'orgueil peut rendre un homme violent: l'humilité le rend ferme; et lequel des deux approche le plus près de l'honneur? celui qui agit d'après les impulsions variables d'un sang embrâsé, et qui se meut d'après celles de la fureur, ou bien celui qui se concentre froidement en lui-même, et qui gouverne son ressentiment, au lieu d'en être gouverné.

L'homme humble a ramassé, dans son ame, un trésor de plaisirs et de contentemens. Il ne blâme pas le soleil, de ce qu'il ne mûrit pas sa vigne, et ne querelle pas les vents de ce qu'ils ne lui apportent aucun nuage. Si sa fontaine ne s'élève pas aussi haut qu'il le désire, il étudie les lois de la nature, et s'y soumet, sans se plaindre.

S'il n'est pas riche, il sait que Dieu ne lui doit rien; et que s'il a moins reçu que les autres, comme il se croit moins qu'eux, il a encore des remerciemens à lui faire.

Une ame résignée se laisse ainsi porter doucement et tranquillement sur le courant de la providence; aucune tentation dans son pélerinage, n'excite en elle des désirs immodérés. Les dangers ne l'alarment pas: elle respecte la justice de tout ce qui arrive; et, se courbant humblement sous la tempête, si elle en est atteinte, elle ne l'est pas aussi dangereusement que les autres.

MA RELIGION.

Yorick, quels sont vos notions religieuses?

Me le demandez-vous? je vais vous le dire, car je suis sur mon lit de mort.

J'ai assez de foi pour être méthodiste, et assez de chaleur pour être enthousiaste; mais, Dieu merci, je n'ai jamais été assez méchant pour être ni l'un ni l'autre.

Il faut nécessairement que les passions soient combattues par les passions. Voilà pourquoi les plus grands pécheurs deviennent les plus zélés dévots. C'est une conséquence naturelle à une infinité de gens, qui credunt multùm et peccant fortiter.

Pour moi, j'ai la confiance intime que la douce mousson de notre orthodoxie anglicane est assez forte pour envoyer mon ame au ciel. Mon frêle esquif n'est pas lesté de péchés assez pesans pour qu'il ne marche que par un vent orageux; et je crois qu'après la cessation des oracles, on peut être assez inspiré par la grâce, pour n'avoir pas besoin de convulsions.

Je suis certain qu'il y a un Dieu en haut, comme je suis certain que je suis ici bas: ma certitude est la même. Comment serois-je autrement sur la terre? dites-moi, comment j'y suis venu, comment j'y suis? ce n'est pas de moi-même.

Dieu existe: il doit aimer la vertu, et détester le vice. Il doit, en conséquence, récompenser et punir. Si nous ne lui devons aucun compte, nous sommes les plus singuliers animaux qui soient sur la surface de la terre.

Lorsque l'ame a pris son vol, et qu'elle a laissé le corps se résoudre en la poussière du tombeau, la vaine philosophie du siècle combattra-t-elle la résurrection de l'homme? Consulte, raisonneur, une chenille; et le papillon résoudra ta question. Vois-la d'abord, inerte, paresseuse, rampant lentement sur la terre, et se nourrissant de l'herbe des champs. Après sa métamorphose, et sa résurrection, c'est un Séraphin aîlé: il est glorieux, léger comme l'air, actif comme le vent; il aspire la rosée de l'aurore; il extrait des fleurs aromatiques, le nectar et l'ambroisie.

La fable de l'hydre est depuis long-temps vérifiée: elle est, dis-je, surpassée au-delà même des bornes que l'imagination la plus extravagante lui auroit données par la réalité du polype, qui engendre de ses sections. Les analogies de la nature démontrent par-tout les voies de la providence.

Trouverons-nous sans cesse impossible ce à quoi notre insuffisance ne peut atteindre? n'y a-t il pas dans la nature des mystères sans nombre que les événemens révèlent, ou que la philosophie expérimentale démontre chaque jour? présumerons-nous, après cela, de limiter les pouvoirs de l'auteur même de la nature?

Qui a créé la matière? qui lui a donné le mouvement? qui a ajouté les sensations à la matière, et au mouvement? qui a surajouté à toutes ces qualités la pensée, l'intelligence et la réflexion? qui a fait tout cela? Incrédules, qui l'a fait? vous ne parlez pas? restez donc muets.

1o. Leuwenhoeck, avec le secours de son microscope, montre, dans le corps humain, de certaines fibres si menues qu'il en faudroit rassembler six cents pour faire la grosseur d'un cheveu.

2o. Il démontre encore, avec le même instrument, qu'un grain de sable est assez volumineux pour couvrir cent vingt mille pores, par lesquels nous transpirons.

3o. On peut faire de la glace dans l'été, pourvu que l'eau qu'on emploie, soit auprès du feu.

4o. Une lentille de glace brûle comme une lentille de verre.

5o. Une ligne d'un pouce peut être divisée en autant de parties qu'une ligne de mille toises.

6o. Il y a deux lignes, les asymptotes de l'hyperbole, qui, par la certitude mathématique, se rapprochent toujours, sans qu'il soit possible qu'elles soient jamais en contact.

7o. Le soleil est de plusieurs millions de lieues plus près de nous en hiver qu'en été.

8o. Quand un homme fait le tour de la terre, sa tête fait quelques cent milles de plus que ses talons.

Y a-t-il, incrédules, dans le symbole chrétien, un article de foi qui paroisse plus contraire à la raison que quelques-unes de ces propositions? et cependant elles sont toutes prouvées, soit en physique, soit en mathématique.

Celui qui est capable de faire de pareilles réflexions, peut-il être accusé de ne croire ni à la religion naturelle, ni à la religion révélée? ah! mes charitables confrères, qui studet, orat. Cette expression est bien juste.

LA CONVERSION.

J'avois fait la plus intime connoissance avec un homme vertueux et de bon sens, mais affligé, en même-temps, d'une certaine indolence d'esprit, qui le faisoit acquiescer aux opinions des autres, sans prendre la peine de les discuter. Il avoit plus d'esprit que de sagesse; et un sarcasme étoit un argument pour lui aussi fort, que pour Shaftsbury, qui prétendoit que le ridicule est l'épreuve de la foi.

Je l'aimois et le plaignois. Avoir assez de vertu pour bien faire, et trop peu de jugement pour s'y décider! nous avions là-dessus de fréquentes conversations. Il me disoit souvent qu'il donneroit tout au monde pour penser comme moi; et il réclamoit mon assistance.

J'en fis un déiste, avec la seule aide de ma pauvre petite philosophie. Après cela, je lui mis entre les mains les pensées de Forbès sur la religion. Il les lut attentivement, me renvoya le livre, avec cette réflexion, écrite au bas de la dernière page: Tu m'as presque persuadé de devenir chrétien.

Je crus qu'il falloit faire avancer Pascal; et je lui prêtai ses pensées. Il me les rendit, après les avoir endossées avec ces mots: Je suis presque de ton avis, mais pas tout-à-fait, surtout quand tu veux me faire croire certains mystères aussi absurdes que peu philosophiques.

Faites d'un incrédule un moraliste; et si vous n'en faites pas bientôt après un chrétien, son indolence ou son ignorance en seront plutôt la cause, que l'impiété à laquelle tout le monde crie. J'ai eu depuis la satisfaction de voir mon catéchumène vertueux, ajouter foi aux bonnes œuvres, vivre exemplairement, et pratiquer aussi bien que croire.

SUR LA GAIETÉ RELIGIEUSE.

C'est le véritable esprit religieux qui, dans le cours de ma vie, m'a donné cette bonne gaieté, dont mes sévères confrères ont été tant scandalisés: pourquoi donc un prêtre seroit-il toujours grave? le ministère est-il un lugubre devoir?

Ressemblez à ces enfans, dit le Christ, c'est-à-dire, soyez aussi gais et aussi innocens qu'eux. Les trente-neuf articles sont incomplets, si l'on n'y ajoute pas le quarantième précepte qui ordonne la gaieté. En tout cas, n'ajoutez rien, laissez subsister le même nombre, pourvu qu'à la place du treizième précepte, que vous rayerez, vous mettiez cette maxime céleste.

L'archevêque de Cassel en fut-il moins un profond théologien, parce qu'il ajouta un couplet fort gai à l'ancienne ballade irlandoise? Le poëme de l'évêque de Rochester, dans lequel il prouva légèrement que le cœur des hommes relevoit de l'éventail d'une femme, troubla-t-il jamais son orthodoxie?

L'évêque Héliodore fut privé de son bénéfice, pour avoir composé Théagènes et Chariclée. Le Pape fut doublement absurde; et sa sainteté outrepassa les bornes de son infaillibilité. D'abord, il n'y avoit rien d'hétérodoxe dans ce roman. En second lieu, l'épisode d'un enfant blanc, engendré par des parens noirs, au moyen de l'impression que fit sur eux le portrait d'un européen placé aux pieds du lit nuptial, cet événement, dis-je, n'est qu'une addition de preuves, si elle en a besoin, à la philosophie de l'écriture sur les chèvres bigarrées. Il est certain que les papes, après tout, sont comme les autres hommes.

Platon et Sénèque, personnages assez graves et assez sages pour avoir été ordonnés et consacrés, pensoient qu'on devoit accoutumer les enfans à la joie et à la gaieté, dès l'âge le plus tendre, non-seulement pour leur santé, mais encore pour leurs vertus. Je traduis leurs propres paroles.

La joie et la gaieté, qui en est l'expression, s'accordent avec toutes les pratiques religieuses: elles sont incompatibles seulement avec le vice et l'impiété. Les voies du ciel sont aimables.

Nous adorons, nous louons, nous remercions le Tout-Puissant avec des hymnes, des chants et des antiennes. La musique nous prête ses harmonieux accords. Abandonnons-nous à la joie: voilà le premier de tous nos pseaumes. Laissons les tristes Indiens implorer et évoquer le diable, avec des pleurs et des cris douloureux.

Quand les Athéniens adoptèrent la chouette, comme étant l'oiseau de la sagesse, ils n'entendirent pas que ce fût l'effraie: et moi je pense, sous leur bon plaisir, que le moineau eût été l'emblême le plus vrai de la sagesse, car il est le plus amoureux et le plus gai des habitans de l'air.

Je connois quelques révérences qui m'excommunieront à table, pour avoir écrit cette allusion.

SUR LA TOLÉRANCE.

J'en parlois un jour avec Voltaire; et il me félicitoit sur le bonheur et l'avantage que j'avois de vivre dans une contrée, où quelques expressions libres, quelques allusions piquantes, interprétées par la malice et l'ignorance, et devenues aussitôt des blasphêmes contre l'église et l'état, échappoient néanmoins à l'inquisition et à la bastille.

Il me mit aussitôt entre les mains son traité sur la tolérance qu'il venoit de publier. Il est écrit, comme tous ses ouvrages, avec beaucoup d'esprit et de savoir. Il prouve, à ceux qui ont besoin de preuves, que la persécution pour l'amour de dieu, est le système le plus absurde et le plus contraire à l'écriture.

J'ai, en effet, trouvé toujours fort extraordinaire, que depuis que les hommes sont assez dépravés pour se persécuter au sujet de leur croyance, il n'y ait pas eu cependant chez les payens des auto-da-fé, des inquisitions, et des croisades.

Dans les siècles d'ignorance et de barbarie, où le diable, selon les théologiens, gouvernoit l'Eglise, rendoit des oracles équivoques, ordonnoit des impuretés, et exigeoit des victimes humaines, des frères ne combattirent point contre des frères, des nations ne s'armèrent point contre les nations, pour des opinions religieuses.

Et aussitôt que, par sa miraculeuse interposition, Dieu eut bien voulu prendre l'église dans ses propres mains, le siècle de l'impiété et de la cruauté commença: un peuple chrétien et pacifique tira l'épée; et des préceptes de concorde et d'amour produisirent la haine et la dissention.

Un prêtre chrétien (ai-je dit chrétien?) m'apprend que la raison de cette différence remarquable est, que les payens n'avoient pas un seul article de foi pour lequel il valût la peine de se battre; qu'ils supposoient tous que l'ame périssoit avec le corps; que la formule post mortem nihil est, étoit leur symbole; et que ceux de leurs philosophes, qui admettoient une existence postérieure au trépas, nioient les peines de l'enfer. Non est unus, dit Cicéron, tam excors, qui credat.

Ainsi donc, suivant ce bon prêtre catholique, pendant que les ténèbres de la mortalité de l'ame et du matérialisme couvroient la surface de la terre, la paix, l'amitié et la bienveillance régnoient sous ce voile obscur: la guerre, les persécutions, et la haine vinrent à la lumière du christianisme.

Lorsque l'immortalité de l'ame est confiée au soin du vicaire du Christ sur la terre, comment des prêtres, qui jettent au feu le corps d'un hérétique, et damnent son ame, peuvent-ils s'appeler des prêtres de l'agneau?

Oui, je diffère en tout de l'orthodoxie d'un pareil article, et je pencherois plutôt vers la doctrine de Cicéron, que je viens de citer, quoiqu'il soit lui-même dans les ténèbres du paganisme. Croire à la post-existence de l'ame, et la damner, ce n'est pas éclairer; c'est brûler.

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