Oeuvres complètes, tome 1
CHAPITRE XXXVI.
Ragotin n'est pas pire.
Il n'est pas aisé de se faire une idée du docteur Slop. Le Père Labute qu'on a tant chanté, qui boit pendant que personne ne le voit, et qui a bu sans que personne ne l'ait vu; le P. Labute est bien connu, même de qui ne l'a pas vu, et je me représente aisément sa figure… Mon imagination supplée à sa présence. Mais le docteur Slop! le docteur Slop est bien un autre homme, et qui ne l'a pas vu y perd beaucoup. Figurez-vous cependant une figure haute de quatre pieds et demi perpendiculaires, grosse, trapue, rabougrie, avec un dos de deux pieds et demi de large, et qui porte un ventre au moins sesquilatéral, qui feroit honneur à Silène.—Telles sont à-peu-près les lignes qui forment le contour de l'individu du docteur Slop.—Mille coups de pinceau de plus seroient en pure perte, je ne le ferois pas mieux connoître.—Ceux-ci, à l'aide de l'Analyse de la beauté de M. Hogarth, suffisent pour donner une assez juste idée de celle du personnage.—
Cet homme ainsi fait, alloit doucement, pas à pas, et en tortillant à travers la boue, sur les vertèbres d'un assez joli petit bidet, mais qui à peine avoit la force de mettre les jambes l'une devant l'autre sous un tel fardeau.—Encore si le chemin avoit été praticable pour aller à l'amble! Mais il ne l'étoit pas. Cependant Obadiah, juché sur le gros cheval de carrosse, et piquant de l'éperon, bravoit les fondrières, et couroit à toute bride au grand galop…
Un moment, je vous prie, ceci mérite une description réfléchie.
Le docteur Slop, en apercevant de très-loin Obadiah qui couroit de toute force dans le même sentier, en faisant jaillir de tous côtés la boue en forme de tourbillon, n'auroit peut-être pas eu plus de peur de la plus maligne comète de M. Whiston, que de le rencontrer.—Pour ne rien dire du choc du cheval et du cavalier, les seules flaques de boue liquide auroient pu emporter, sinon le docteur lui-même, au moins le bidet du docteur.—C'est ainsi qu'il auroit jugé du phénomène qui lui auroit frappé la vue.—Mais quelle ne dut point être la terreur et l'hydrophobie du docteur Slop, quand, tout-à-coup, lorsque n'étant pas à cinquante toises de Shandy, et presqu'à l'encoignure d'un angle qui étoit formé par le mur du jardin, Obadiah et son gros cheval de carrosse tournèrent le coin subitement, et courant avec toute la vîtesse imaginable, survinrent inopinément sur le pauvre docteur et sur son bidet?—Il n'étoit pas possible de trouver une rencontre plus funeste.—Le bidet du docteur et le docteur lui-même n'y étoient pas plus préparés l'un que l'autre; il étoit difficile de soutenir un choc aussi rude.—
Hélas! que pouvoit faire le docteur Slop? Il étoit prêtre, et se signa. Le nigaud! Il auroit mieux fait de saisir le pommeau de la selle.—Cela est vrai. Il auroit encore mieux fait de s'arrêter tout court, et de ne rien faire du tout.—En se signant, il laisse échapper son fouet… Il veut le rattraper entre son genou et le bord de la selle, et il perd l'étrier. Il perd aussi son équilibre, et dans la multitude de ces pertes, le docteur infortuné perd la présence d'esprit; et sans attendre le choc d'Obadiah, il abandonne son bidet à son destin, roule diagonalement du faîte de son cheval, et tombe comme un sac de laine, sans se blesser, et s'enfonce d'un pied dans la boue.
Obadiah ôta deux fois son bonnet pour saluer le docteur Slop; une fois comme il tomboit, l'autre quand il le vit enseveli dans la boue.—
L'impertinent! c'étoit bien là le moment de faire des politesses! Un drôle comme cela mériteroit qu'on le châtiât, pour n'avoir pas arrêté son cheval, n'en être pas aussitôt descendu, et n'avoir pas aidé au docteur.—Monsieur, point d'humeur. Obadiah fit tout ce qu'il put dans cette occasion.—Mais le mouvement du gros cheval de carrosse étoit si violent, qu'il ne pouvoit pas tout faire à-la-fois.—Il tourna d'abord trois fois autour du docteur Slop; et ce ne fut qu'au point où son cheval, toujours piétinant, alloit recommencer un quatrième cercle, qu'il parvint à l'arrêter, et ce fut avec une telle explosion de boue, qu'il auroit infiniment mieux valu qu'Obadiah n'eût point songé à soulager le pauvre docteur.—Il en fut si horriblement couvert, que jamais Docteur n'a été si crotté de la tête aux pieds, depuis qu'il y a de la boue et des docteurs au monde.
CHAPITRE XXXVII.
Combien de choses à développer.
L'accident du Docteur étoit arrivé si près de la maison, qu'Obadiah ne jugea pas à propos d'aider le docteur Slop à remonter sur son petit bidet. Il le conduisit, tel qu'il étoit, à la salle où mon père, en ce moment, faisoit sa dissertation à mon oncle Tobie, sur la nature des femmes.—Sans fouet, sans s'être essuyé, et tout couvert de boue, le docteur Slop, comme le fantôme d'Hamlet, restoit à la porte de la salle, immobile, et sans ouvrir la bouche.—Il y fut plus d'une minute et demie. A la fin, mené par Obadiah, qui le tenoit par la main, il fit quelques pas, et il est difficile de décider ce qui causa le plus de surprise à mon père et à mon oncle Tobie, de la présence ou de la figure du docteur Slop.
Le pauvre Docteur étoit si couvert de fange, qu'il n'y avoit pas un seul grain de l'explosion qui n'eût fait son effet; et c'étoit ici une belle occasion pour mon oncle Tobie de triompher à son tour de mon père. Quel homme, en voyant le docteur Slop dans cet état, n'eût pas été de son opinion? n'eût pas décidé que ma mère ne devoit pas infiniment se soucier de permettre qu'il l'approchât de trop près?—C'eût été un argument ad hominem. Mais mon oncle Tobie ne jugea pas à-propos d'en faire usage. Il n'étoit pas dans son caractère d'insulter personne.—
La présence du docteur Slop, comme je viens de le dire, n'étoit pas moins problématique, en ce moment, que l'état dans lequel il paroissoit. Cependant, pour le peu que mon père y eût réfléchi, il lui auroit été facile de résoudre ce problême. Il avoit effectivement averti le docteur Slop, huit jours auparavant, que ma mère étoit prête d'accoucher. Il n'avoit rien fait dire au Docteur depuis ce temps-là; le Docteur n'avoit rien appris; il étoit tout naturel qu'il vînt faire un tour à Shandy, pour voir ce qui se passoit: il y avoit même de la politique à faire ce voyage.
Mais malheureusement l'esprit de mon père prit à gauche dans cette recherche.—Il ne s'attacha qu'à l'action de tirer le cordon de la sonnette, et qu'au grand coup frappé à la porte.—C'étoit agir à la manière des critiques, qui prennent tout à la lettre. En agissant donc comme eux, mon père mesura aussitôt l'intervalle qui se trouvoit entre ces deux événemens, et s'obstina si fort à en calculer le résultat, qu'il ne vit rien autre chose.—Malheureuse infirmité! tu es commune aux plus grands mathématiciens! Ils épuisent leurs forces sur la démonstration, et il ne leur en reste plus pour tirer le corollaire, qui pourroit cependant être utile.
L'action de tirer le cordon, et le grand coup à la porte, firent aussi de fortes impressions sur l'esprit de mon oncle; mais ce fut pour y exciter des idées bien différentes.—Quelque inconciliables qu'elles fussent, elles lui rappelèrent le souvenir d'un fameux ingénieur, du célèbre Stévinus.—Quel rapport Stévinus pouvoit-il avoir avec le bruit de la sonnette et du coup de marteau à la porte?… C'est là un autre problême. J'en aurai bien d'autres par la suite à résoudre, et je devrois me hâter de donner la solution de celui-ci. Mais voyons auparavant ce que je dirai dans le chapitre suivant. Je sais bien que je n'en sais pas encore un mot.
CHAPITRE XXXVIII.
Il ne peut rien faire.
Ecrire ne diffère de la conversation que par le nom, surtout quand on ménage cet art comme je le fais. Un homme de bon sens ne dit jamais ce qu'il pense en causant, et un auteur, qui connoît les limites de la décence et de la politesse, sait aussi où il doit s'arrêter. Il doit respecter la pénétration et le jugement du lecteur, et lui laisser toujours le plaisir d'imaginer et de deviner quelque chose. Je déteste un livre qui me dit tout, et l'on voit bien que j'écris le mien d'après ma manière de penser. J'ai toujours soin de laisser à l'imagination de ceux qui me lisent, un aliment propre à la soutenir dans une activité qui égale la mienne.
C'est à présent leur tour.—La chute du docteur Slop, les circonstances qui la précèdent et la suivent, sa triste apparition dans la salle; en voilà assez pour aiguillonner l'imagination du lecteur.—
Il peut, par exemple, s'imaginer que le docteur Slop a conté son histoire, qu'il l'a contée avec toute l'emphase, toute l'exagération que son esprit lui a suggérées.—Il peut aussi supposer qu'Obadiah n'a pas oublié la sienne, et qu'il en a fait le récit avec un chagrin affecté, quoiqu'il eût la plus grande envie de rire.—Il peut mettre ces deux figures en pendant l'une vis-à-vis de l'autre.—D'un autre côté, il peut s'imaginer que mon père est allé voir ma mère. Enfin, pour conclure ce travail de l'imagination, il peut se figurer qu'il voit le docteur Slop lavé, frotté, vergeté, plaint, et chaussé d'une paire d'escarpins d'Obadiah, et marchant déjà vers la porte, tout prêt à opérer.
Mais trève! trève! arrêtez, docteur Slop! N'allez pas plus loin! Suspendez l'impatience de votre main avide!—Remettez-là, sans façon, sous votre veste pour la tenir chaudement. Vous ignorez les obstacles, vous ne savez point les causes secrètes qui retardent l'opération que vous êtes empressé de lui faire faire. Vous a-t-on, docteur Slop, vous a-t-on dit une clause sacrée du traité solennel qui vous amène ici? Savez-vous qu'on vous préfère, en ce moment, une des filles de Lucine? Cela n'est que trop vrai; et d'ailleurs, que pouvez-vous faire? Voyez, regardez, tâtez, fouillez-vous. Vous avez oublié tous vos outils. Votre tire-tête, votre forceps de nouvelle invention, votre petite seringue, que sais-je? Vous n'avez rien apporté. Tout cela est dans le sac verd qui est suspendu au chevet de votre lit, entre vos deux pistolets…
Ciel! terre! mer! s'écria mon père, et que venez-vous donc faire? Frère! vîte le cordon, sonnez Obadiah, et qu'il aille les chercher au grand galop, sur le cheval de carrosse.—
L'emportement de mon père se calma un peu. Dépêche-toi, Obadiah, dit mon père, dès qu'il le vit. Je te donnerai une couronne à ton retour. Je t'en donnerai une autre, dit mon oncle Tobie, va vîte. Oui, dit le docteur Slop, la chose presse.
CHAPITRE XXXIX.
Comme il court!
Mon père, mon oncle Tobie et le docteur Slop s'assirent tous trois auprès du feu. Il y avoit déjà quelques instans qu'ils y étoient sans rien dire, lorsque mon oncle Tobie adressa la parole au docteur Slop. Docteur, lui dit-il, votre arrivée subite et imprévue m'a, sur-le-champ, rappelé à la mémoire un de mes meilleurs amis; c'est le grand Stévinus, un de mes auteurs favoris. En ce cas, dit mon père, en se servant de l'argument ad crumenam, je parie vingt guinées contre la couronne que l'on donnera à Obadiah lorsqu'il sera de retour, que ce Stévinus étoit ingénieur, ou, pour le moins, qu'il a écrit quelque chose directement ou indirectement sur la science des fortifications.
Cela est vrai, répondit mon oncle. Je l'aurois juré, dit mon père. Je ne vois pas pourtant, continua-t-il, quelle liaison, quel rapport il peut y avoir entre l'arrivée subite du docteur Slop, et un discours sur l'architecture militaire.—Mais il n'importe de ce qu'on parle; que le sujet de la conversation y ait trait ou non, vous êtes sûr, vous, mon frère, de parler de vos fortifications. En vérité, frère Tobie, je ne voudrois pas, pour je ne sais combien, avoir la tête aussi farcie que vous l'avez, de courtines, d'ouvrages à cornes…
Je le crois, dit le docteur Slop, en interrompant mon père, et en riant immodérément de l'équivoque que ces mots présentent à l'esprit.—
Denis le critique lui-même n'avoit pas plus d'horreur que mon père pour les équivoques et les jeux de mots. Une pointe, en quelque temps que ce fût, le mettoit de mauvaise humeur.—Il a dit vingt fois qu'il aimeroit autant qu'on lui donnât une chiquenaude sur le nez, que de l'interrompre par un quolibet.
Monsieur, dit mon oncle Tobie, en portant la parole au docteur Slop, les courtines dont parle ici mon frère Shandy, n'ont aucun rapport à celles qu'il vous plaît de sous-entendre.—Je sais, cependant, que Ducange dit quelque part, que ce sont les courtines des fortifications qui ont donné le nom à celles-ci.—Les autres ouvrages que cite aussi mon frère, n'ont rien de commun non plus avec ce qui vous est venu à l'esprit.—Mon cher oncle Tobie faisoit cette explication avec toute la bonne foi possible.—Il faut, monsieur, que vous sachiez, ajouta-t-il, que le mot de courtine, dont nous faisons usage, exprime cette partie du rempart qui est entre deux bastions, et qui les unit.—Les assiégeans attaquent rarement les courtines, parce qu'on sait, en général, qu'elles sont bien flanquées.—Cependant, continua mon oncle Tobie, on les assure encore, en plaçant au-devant des ravelins, qu'on a soin d'étendre au-delà du fossé.—Il y a un grand malheur pour ceux qui ne sont pas bien au fait de cette matière; ils confondent souvent le ravelin avec la demi-lune, qui est bien différente.—Ce n'est pas, pourtant, qu'elle le soit, ni dans sa forme, ni dans sa figure; elle est construite comme le ravelin. Ces deux ouvrages consistent en deux faces qui font un angle saillant avec les gorges, en forme de croissant.—Et en quoi donc se trouve la différence, dit mon père un peu animé? Dans la situation, reprit aussitôt mon oncle Tobie. Tenez, frère, quand un ravelin est devant la courtine, c'est un ravelin; mais quand un ravelin est devant un bastion, le ravelin, alors, n'est plus ravelin, c'est une demi-lune.—De même une demi-lune est une demi-lune, et rien de plus, quand elle est devant un bastion; mais si elle change de place, si elle est formée devant la courtine, alors ce n'est plus une demi-lune. La demi-lune, en ce cas, n'est pas une demi-lune, c'est un ravelin.
Voilà une très-belle explication, dit mon père; mais il me semble que votre brillante architecture militaire a ses côtés foibles comme toutes les autres sciences.—
Pour ce qui est des ouvrages à cornes, reprit mon oncle Tobie, et mon père soupira… ces sortes d'ouvrages font une partie considérable d'un ouvrage extérieur.—Les ingénieurs françois les appellent ouvrages à cornes.—On ne les construit communément que pour couvrir des endroits foibles.—Ils sont formés de deux épaulemens ou demi-bastions; je les aime beaucoup, ils me plaisent, et si vous voulez faire un tour de promenade, je pourrai vous en faire voir un très-beau. Le docteur Slop avoit encore besoin de la chaleur du feu pour se sécher, et mon oncle Tobie, qui ne perdoit pas un moment, avoua que quand on les couronnoit, ils en étoient beaucoup plus forts: mais alors, dit-il, ils coûtent prodigieusement, et prennent beaucoup de terrain. A mon avis, ils sont plus utiles pour couvrir ou pour défendre la tête d'un camp, que pour toute autre chose; autrement la double tenaille…
Par la mère qui nous a portés! s'écria mon père, qui ne pouvoit plus se contenir, vous feriez périr un saint d'ennui. Nous replongerez-vous donc toujours dans cette eau si souvent battue? Vous avez la tête si remplie de vos diables d'ouvrages, que quoique ma femme soit en mal d'enfant, et que vous l'entendiez d'ici jeter les hauts cris, vous voulez emmener le chirurgien… L'accoucheur, s'il vous plaît, dit le docteur Slop.—A la bonne heure, dit mon père. Il m'est indifférent de vous donner le titre que vous voudrez; mais je voudrois que l'art des fortifications fût au diable, lui et ses inventeurs. Il a causé la mort à des milliers d'hommes, et il sera cause de la mienne à la fin. On me donneroit Namur avec ses remparts, ses mines, ses contre-mines, ses chemins couverts, ses contr'escarpes, ses palissades, ses ravelins, ses demi-lunes, ses bastions, que je n'en voudrois point, s'il falloit me charger la mémoire de tant de choses.
Mon oncle Tobie souffroit les injures avec patience.—Ce n'étoit cependant pas faute de courage.—J'ai déjà dit qu'il en avoit, et j'ajoute ici que dans les occasions raisonnables, s'il y en a de telles quand il est question de se battre, il n'y avoit point d'homme en qui j'eusse eu plus de confiance.—Sa patience ne venoit ni d'insensibilité, ni de pesanteur dans son intellect.—Il sentoit vivement ici l'insulte que lui faisoit mon père.—Mais il étoit d'un caractère doux, paisible, tranquille; les élémens dont il étoit formé étoient ensemble d'un accord parfait. C'étoit un mélange amical que la nature avoit exactement bien proportionné. Jamais la vengeance n'entra dans son esprit.
Un jour, pendant qu'il étoit à dîner, un gros cousin sembloit prendre plaisir à l'importuner par ses bourdonnemens.—Il cherchoit à l'attraper; mais il le manqua plusieurs fois.—A la fin il l'attrape.—Il se lève aussitôt de table et va ouvrir la fenêtre. Va, va-t-en, pauvre diable, dit-il, je ne te ferai point de mal; va, le monde est assez grand pour te contenir, toi et moi.—
Je n'avois que dix ans quand cette aventure arriva.—Soit que l'action de mon oncle Tobie fût à l'unisson de la sensibilité de mes nerfs, dans cet âge de compassion, et qu'elle fît vibrer sur moi la plus agréable sensation, soit que la manière dont cela se fit me plût, soit… enfin j'ignore par quel charme, par quelle secrète magie, si ce fut le ton de voix, si ce fut l'harmonie de mouvement, d'accord avec la pitié, qui trouva ainsi le chemin de mon cœur.—Je sais seulement que cette leçon de bienfaisance universelle que me donna mon oncle Tobie, ne s'est jamais effacée de mon esprit.—A Dieu ne plaise, pourtant, que je veuille affoiblir l'effet qu'a eu sur moi l'étude des belles-lettres, soit à l'université, soit dans les autres endroits où j'ai puisé les principes de mon éducation! J'en sens tout le prix; mais avec tout cela, il me semble que c'est à cette impression accidentelle que je dois presque toute ma sensibilité.
Vous, parens! vous, gouverneurs, instituteurs, précepteurs de la jeunesse, servez-vous de l'exemple que je viens de citer! Il vaut tous les traités de philantropie qu'on ait jamais écrits.
On connoissoit les caprices, la marotte, le tic favori de mon oncle Tobie. C'étoit à cela, jusqu'à présent, que j'avois borné l'esquisse de son portrait.—Je n'ai pas voulu laisser échapper ce trait marqué de son caractère moral.—Il s'en falloit beaucoup que mon père, ainsi qu'on a déjà pu l'observer, fût doué de cette humeur patiente et tranquille.—Sa sensibilité étoit plus prompte, plus vive, et elle n'alloit jamais sans un peu d'aigreur; mais cette légère âcreté ne dégénéroit jamais en malice.—Elle s'évaporoit plutôt en saillies, en plaisanteries. Avec cela, mon père étoit d'un naturel franc, généreux, et toujours prêt à se rendre à la conviction; et dans ses petites ébullitions d'humeur aiguë contre les autres, et surtout contre mon oncle Tobie, qu'il aimoit beaucoup, il sentoit mille fois plus de peine qu'il n'en faisoit ressentir.—Il n'y avoit que l'affaire de ma tante Dinach, et le succès de ses hypothèses, qui le faisoient sortir de son caractère. Oh! pour cela, rien ne pouvoit le faire fléchir; il restoit ferme comme un roc.
Son caractère et celui de mon oncle Tobie ne se développèrent jamais mieux que dans cette contestation qui survint entr'eux, au sujet de Stévinus.
Il n'est pas, mon cher lecteur, que vous n'ayez a parte quelque manie particulière, que vous ne montiez de temps-en-temps sur quelque califourchon qui vous fasse courir bien loin. Vous savez par conséquent, tout aussi bien que moi, le déplaisir que l'on ressent quand on touche désagréablement cette corde.—Jugez de l'impression que durent faire les imprécations de mon père sur l'esprit de mon oncle Tobie! Il les sentit jusqu'au vif.
Mais qu'est-ce qu'il fit? Comment se comporta-t-il?—Ah! monsieur, de la manière la plus généreuse et la plus noble. Mon père n'eut pas sitôt mis fin à sa fougueuse insulte, que mon oncle Tobie se détourna du docteur Slop, à qui il adressoit en ce moment la parole, et, sans la moindre émotion, fixa mon père avec des yeux si doux, si paisibles, si tendres, avec un front si serein, si tranquille, avec un air qui annonçoit tant de bonté, tant d'affection.—Mon père en fut pénétré jusqu'au fond du cœur.—Il se lève de sa chaise, se saisit des deux mains de mon oncle Tobie qu'il serre entre les siennes.—Frère Tobie! s'écria-t-il, cher frère! Je te demande mille pardons. Pardonne-moi, je te prie, ces accès d'humeur! Ils ne viennent pas de moi, je les tiens de ma mère.
Ce n'est rien, mon cher frère, dit mon oncle Tobie, n'en parlons pas, ce n'est rien: tu peux m'en dire dix fois plus, je ne m'en fâcherai point.
J'aurois cette indignité, moi, mon cher Tobie? Il y a de la bassesse à offenser la moindre personne, et j'offenserois un frère qui est si bon, si doux!… qui a si peu de ressentiment? Fi! cela est lâche. Ne te contrains point, mon cher frère, dit mon oncle Tobie; dis-moi tout ce que tu voudras.—
Et qu'ai-je à trouver à redire, s'écria mon père, à tes amusemens et à tes plaisirs? Le seul reproche, et c'est à moi que je devrois le faire, seroit de ne pas les varier, et les augmenter.
Frère Shandy, répondit mon oncle Tobie, en le fixant agréablement, tu te trompes beaucoup à cet égard. C'est augmenter mes plaisirs, que de donner à ton âge de nouveaux soutiens à la famille Shandy.
Parbleu! dit le docteur Slop, monsieur Shandy se fait par-là du plaisir à lui-même.
Point du tout, dit mon père d'un air renfrogné.
CHAPITRE XL.
La Dissertation.
C'est par principe, dit mon oncle Tobie, que mon frère en agit ainsi.—Oui, oui, dit le docteur Slop, il agit en cela comme les gens mariés.—Mais à quoi bon tout ceci, dit mon père? cela vaut-il la peine d'en parler?
CHAPITRE XLI.
Autre Anicroche.
Mon oncle Tobie et mon père, à la clôture de la scène, étoient tous deux debout, se raccommodant ensemble comme Brutus et Cassius.
Mon père, en prononçant les trois derniers mots, s'assit. Mon oncle Tobie suivit exactement son exemple, si ce n'est pourtant qu'avant de se remettre sur sa chaise, il tira le cordon pour faire venir Trim qui étoit dans l'antichambre.—La maison de mon oncle Tobie étoit vis-à-vis celle de mon père: il dit à Trim d'aller lui chercher Stévinus.
D'autres n'auroient peut-être jamais parlé de Stévinus; mais le cœur de mon oncle Tobie n'avoit point de fiel. Il continua de discourir sur le même sujet, pour faire voir à mon père qu'il n'avoit aucun ressentiment.
Votre apparition subite, docteur Slop, dit mon oncle Tobie, en reprenant le discours, m'a sur-le-champ fait souvenir de Stévinus; et l'on pense bien que mon père ne s'avisa plus de vouloir gager que Stévinus étoit un ingénieur.—
Et je m'en suis souvenu, continua mon oncle Tobie, parce que c'est lui, Stévinus, ce fameux ingénieur, qui a inventé ce chariot à voiles qu'avoit le prince Maurice de Nassau, et qui alloit si vîte, que cinq ou six personnes, en quelques minutes, pouvoient se trouver à trente milles d'Allemagne du lieu où elles étoient parties.
Parbleu! dit le docteur Slop, votre domestique est boiteux. Vous auriez bien pu lui épargner la peine d'aller chercher la description de cette voiture dans Stévinus.—Je la connois. A mon retour de Leyde, en passant par la Haye, je fis deux grands milles à pied, exprès pour l'aller voir à Scheuling.
Deux milles! voilà grand'chose, répliqua mon oncle Tobie, en comparaison de ce que fit le savant Peyreskius pour satisfaire sa curiosité!—Il alla, lui, exprès et à pied, de Paris à Scheuling pour voir cette merveille, et y compris son retour, il fit près de cinq cent milles.
Il y a des gens qui ne peuvent souffrir qu'on renchérisse sur eux.
Votre Peyreskius étoit bien fou, dit le docteur Slop.—Mais remarquez, je vous prie, que le docteur Slop ne disoit point cela par mépris pour Peyreskius; il ne le disoit que parce que ce long voyage qu'il avoit entrepris à pied, par amour des sciences, réduisoit à rien l'exploit du docteur Slop.
Oui, c'étoit un grand fou, reprit-il encore une fois.—Mais pourquoi cela, dit mon père, en prenant le parti de mon oncle Tobie, d'abord parce qu'il étoit encore fâché de l'insulte qu'il lui avoit faite, et ensuite parce que la chose commençoit à l'intéresser?—Pourquoi cela? dit-il: pourquoi Peyreskius ou tout autre seroit-il blâmable de chercher à acquérir de la science? Je ne connois point le chariot à voiles de Stévinus. J'ignore sur quels principes il a construit cette machine; mais il a fallu que ce fût sur des principes bien solides, pour qu'elle pût produire l'effet prodigieux dont parle mon frère.—La tête de Stévinus elle-même devoit être une machine bien organisée.
Il est certain, répliqua mon oncle Tobie avec un air de satisfaction, que Stévinus étoit un grand homme, et que sa machine faisoit l'effet que je viens d'en dire. Peyreskius, qui n'est pas suspect, en dit même bien plus, lorsqu'il parle de son mouvement: Tam citus erat, quàm erat ventus; ce sont ses termes, et si je n'ai pas oublié mon latin, cela veut dire qu'il étoit aussi léger que le vent… Pour moi.—
Pardon, mon cher frère, dit mon père à mon oncle Tobie, si je vous interromps.—Mais dites-nous, docteur Slop, vous qui l'avez vue, sur quels principes on a fait mouvoir si rapidement cette singulière voiture? Oh! sur des principes… des principes… en vérité ce sont de… jolis principes… et je me suis souvent étonné, continua-t-il, en éludant la question, que quelques-uns de nos seigneurs qui habitent des pays plats, tels que le nôtre, et qui ont de jeunes femmes, n'aient pas fait faire quelque voiture semblable.—Elle est expéditive, et dans les cas pressés où se trouvent les jeunes femmes de temps en temps, on seroit sur-le-champ à leur secours, pourvu qu'il y eût du vent. D'ailleurs, il y auroit de l'économie à se servir du vent qui ne coûte rien, qui ne mange rien, au lieu que les chevaux coûtent et mangent beaucoup.—
Eh bien! dit mon père, c'est précisément parce que le vent ne coûte rien, qu'il seroit dangereux de s'en servir, et que le projet est mauvais.—C'est dans la consommation des productions de notre sol et de nos manufactures que l'on trouve le moyen de faire subsister ceux qui ont faim.—C'est cela qui donne de l'aliment au commerce, qui fait circuler l'argent, qui nous apporte de nouvelles richesses, qui soutient le prix de nos terres.—J'avoue pourtant que si j'étois prince, je récompenserois magnifiquement les inventeurs de machines aussi industrieuses.—Il faut encourager le génie: mais j'en supprimerois absolument l'usage.
Mon père étoit là dans son élément.—Il alloit continuer sa dissertation sur le commerce, ainsi qu'avoit fait mon oncle Tobie sur les fortifications.—Mais à la perte sans doute de beaucoup de connoissances très-importantes qu'il auroit développées, il étoit écrit dans les livres du destin que mon père ne pourroit continuer aucune dissertation ce jour-là.—Car comme il ouvroit la bouche pour dire une autre phrase…
CHAPITRE XLII.
Prélude.
Voilà le caporal Trim qui entre, chargé de Stévinus. Il étoit trop tard. La matière s'étoit épuisée sans lui; il y avoit un autre sujet sur le tapis.—Trim, dit mon oncle Tobie, en remuant la tête, tu peux remporter le livre.—
Pourquoi? dit mon père. Trim, continua-t-il en badinant, regarde auparavant si tu n'apercevrois pas quelque chose qui eût l'air d'un chariot à voiles.
Trim avoit appris à obéir au service, et sans faire la moindre observation, il pose le livre sur une table, et se met à le feuilleter.—Je n'y trouve rien, dit le caporal; cependant je veux m'en assurer. Le voilà aussitôt qui prend les deux ais de la couverture du livre, les joint l'un contre l'autre, et laisse les feuilles suspendues.—Il donne une secousse.—Oh! oh! s'écria-t-il, voilà quelque chose qui en est sorti; mais cela ne ressemble pas à un chariot.
C'est un papier, dit mon père, en souriant; vois un peu ce que c'est. Trim se baisse, ramasse le papier, il jette un coup d'œil, et dit qu'il croit que c'est un sermon. Un sermon? ma foi! oui. Du moins c'en a-t-il bien l'air. Ça commence tout juste comme un sermon.
Je ne conçois pas, dit mon oncle, comment il est possible qu'un sermon ait pu se fourrer dans mon Stévinus.
Je ne sais pas non plus, dit Trim; mais ce n'en est pas moins un sermon; et pour preuve, si monsieur le veut, j'en lirai quelque chose.—Il faut noter que Trim aimoit autant à s'entendre lire, qu'à s'entendre parler.
Moi, je le veux bien, Trim, dit mon oncle.
Et moi, dit mon père, j'ai toujours une forte inclination pour vouloir approfondir les choses qui me traversent par des fatalités aussi extraordinaires que celle-ci.—Obadiah n'est point encore de retour, et nous n'avons rien à faire.—Parbleu! frère, pourvu que le docteur y consente, dites à Trim de nous en lire quelques pages.—Il paroît avoir bonne volonté, et s'il est aussi capable.
Aussi capable!… dit Trim, j'ai servi de clerc pendant deux campagnes à l'aumônier de notre régiment.
Je peux vous certifier, ajouta mon oncle Tobie, qu'il le lira aussi bien que moi.—Trim étoit le soldat le plus savant qu'il y eût dans ma compagnie, et il auroit eu la première hallebarde, s'il n'avoit malheureusement pas été blessé.
Trim, flatté de ce que disoit son maître, mit la main sur sa poitrine, et lui fit une profonde inclination.—Puis mettant son chapeau sur le parquet, et prenant le sermon de la main gauche, pour avoir la droite, il avance avec assurance au milieu de la chambre, afin de mieux voir ses auditeurs, et d'en être mieux vu.
CHAPITRE XLIII.
Il est toujours tout prêt.
On ne pouvoit guère être mieux préparé que ne l'étoit le caporal. Il alloit commencer; mais mon père voulut savoir du docteur Slop, s'il n'avoit point de difficulté à proposer contre cette lecture. Moi? dit le docteur Slop, aucune; car on ne voit point de quel côté peut pencher celui qui a fait cet ouvrage. Il se peut qu'il soit d'un théologien de notre église, aussi bien que de la vôtre, et dans ce doute nous courons le même hasard.—Oh! pour ça, dit Trim, ce n'est ni d'un côté, ni de l'autre. Il ne s'agit ici que de la conscience.
La raison de Trim égaya ses auditeurs, excepté pourtant le docteur Slop, qui tourna la tête vers lui, et lui jeta un coup d'œil peu favorable.
Ainsi, Trim, tu peux commencer, dit mon père; mais lis distinctement. J'aurai ce soin-là, monsieur, répondit le caporal, qui fit en même-temps un petit mouvement de la main droite pour demander de l'attention et du silence.—
CHAPITRE XLIV.
Avis.
Ce que Trim va lire mérite assurément qu'on ait égard à ce qu'il réclame. Mais je ne puis, malgré cela, m'empêcher de parler un peu, et c'est pour donner une idée de son attitude. Peut-être vous imaginerez-vous qu'elle étoit gênée, roide, pesante, perpendiculaire; qu'il divisoit exactement le poids de son corps sur ses deux jambes; que ses yeux étoient fixés comme s'il eût été sous les armes; que son regard étoit fier, déterminé; qu'il tenoit son sermon serré dans sa main gauche, comme il auroit tenu son fusil.—Enfin, vous pourriez peut-être vous figurer que Trim étoit là comme s'il eût été dans son peloton prêt à livrer combat.—Point du tout.—L'attitude de Trim étoit tout différente.
Il étoit en face de son monde, le corps incliné en avant, de manière qu'il faisoit juste un angle de quatre-vingt-cinq degrés et demi sur le plan de l'horizon.—C'est le véritable angle persuasif d'incidence, et les bons prédicateurs le savent bien. Aussi n'est-ce pas pour eux que je fais cette remarque, c'est pour les mauvais.—On peut parler et prêcher dans tout autre angle; cela est certain, et cela se fait même tous les jours; mais avec quel effet?… Je laisse aux connoisseurs à en juger.
Mais voici une chose dont je juge moi-même. C'est que la nécessité de cet angle précis de quatre-vingt-cinq degrés et demi d'une exactitude mathématique, est une démonstration évidente que les arts et les sciences se prêtent des secours mutuels.
Comment, et c'est ce qui reste à savoir, comment le caporal Trim put-il saisir cette attitude avec tant de précision, lui, qui ne savoit pas distinguer un angle aigu d'avec un angle obtus? Est-ce le hasard, le bon sens, l'imitation ou la nature qui lui donna cette attitude? C'est ce que je n'entreprends point de décider en ce moment. Mais ce livre-ci est une espèce d'encyclopédie des arts et des sciences, et j'examinerai cette question, lorsque je traiterai de l'éloquence du sénat, de la chaire, du barreau, des cafés, des ruelles, et de la salle de compagnie.
Il se tint donc, et je le répéte, afin que l'on se représente bien sa posture, il se tint le corps incliné en avant, sa jambe droite étoit ferme sous lui, et portoit les sept huitièmes de tout son poids.—Son pied gauche, dont le défaut n'étoit pas désavantageux, avançoit un peu.—Ce n'étoit ni de côté, ni en avant, mais dans un medium agréable. Son genou étoit plié, mais peu, et seulement pour tomber dans les limites de cette ligne presque imperceptible de la beauté; et j'ajoute aussi de la ligne de science, de dignité, etc.—Considérez en effet, monsieur, que son genou avoit à soutenir la huitième partie de son corps.—C'est un cas où la position de la jambe est déterminée.—Le pied ne doit pas être, dans ce cas, plus avancé, le genou plus plié qu'il ne faut pour recevoir mécaniquement le poids qu'on lui destine et le porter.—
Je recommande ceci aux peintres.—Dois-je ajouter aux orateurs? Je ne le crois pas. S'ils parlent debout et qu'ils ne suivent pas cette règle, ils doivent tomber sur le nez; c'est un assez bon avis.
Mais en voilà bien assez aussi sur les pieds, le corps et les jambes du caporal Trim.—Il tenoit son sermon avec légéreté, sans négligence. C'est un soin qu'il avoit confié à sa main gauche, tandis que son bras droit tomboit négligemment le long de son côté, selon les lois de la nature et de la gravité; et il faut remarquer que cette main étoit ouverte, tournée vers ses auditeurs, et prête, au besoin, à aider le sentiment.
Les yeux et les muscles de tout le visage du caporal étoient dans une parfaite harmonie avec tout le reste de son individu, l'air libre, sans gêne, sans contrainte, le regard assuré, mais sans effronterie.—
Que les critiques ne me demandent point comment le caporal Trim vint à bout de se tenir ainsi; j'ai déjà prévenu que je l'expliquerois. C'est assez de savoir, maintenant, qu'il se tint de cette façon devant mon père, devant mon oncle Tobie, et devant le docteur Slop.—Il avoit l'air d'un orateur rompu dans son métier.—C'eût été un excellent modèle pour un statuaire.—Je doute que le plus ancien professeur d'un collége, que le professeur d'hébreu lui-même se fût mieux posté.—
Enfin, Trim fit une révérence, toussa, et lut ce qui suit.—
CHAPITRE XLV.
Le Sermon.
Epître de saint Paul aux Hébreux, chap. 13, vers. 18.
—Car nous sommes persuadés d'avoir une bonne conscience.
»Nous sommes persuadés d'avoir une bonne conscience?…»
Un moment, Trim, dit mon père en l'interrogeant.—Tu ne donnes pas le ton qu'il faut à cette sentence.—Il semble que tu affectes de parler du nez, et de prendre un accent railleur, comme si le prédicateur alloit se plaindre de l'apôtre.
C'est aussi ce qu'il va faire, dit Trim. Point du tout, répliqua mon père en souriant.
Et moi, monsieur, dit le docteur Slop, je crois au contraire que Trim a raison. La manière rude dont il relève les paroles de l'apôtre annonce qu'il va blâmer sa doctrine.—C'est sûrement là un écrivain protestant. Et à quoi, s'il vous plaît, en jugez-vous? Il n'a encore rien dit ni pour, ni contre aucun des deux dogmes.—Cela est vrai: mais c'est que chez nous les prédicateurs répètent avec plus de respect ce que les apôtres ont dit; et si cet homme-là étoit dans certains pays, je vous jure qu'à son seul début on le logeroit pour sa vie à l'inquisition. L'inquisition? dit mon oncle Tobie: est-ce un édifice ancien ou moderne? Il n'est pas question ici d'architecture, répondit le docteur Slop.—L'inquisition!… Ah! monsieur, reprit le caporal, c'est la plus horrible chose… L'ami, s'écria mon père, gardes-en la description pour toi, j'en déteste jusqu'au nom.—Une inquisition modérée telle qu'à Rome et dans toute l'Italie, répliqua le docteur Slop, doit être considérée sous un autre point de vue. Elle peut être très-utile dans bien des cas.—Mais il s'en faut beaucoup que j'approuve la rigueur excessive qu'elle exerce dans d'autres pays.—Que le ciel ait pitié de ceux qui tombent entre ses mains! dit mon oncle Tobie. Amen, s'écria Trim: Dieu sait que mon pauvre frère est dans leurs griffes depuis quatorze ans.—Ton frère? Mais tu ne m'as jamais parlé de cela, reprit avec précipitation mon oncle Tobie. Trim, comment cela est-il arrivé? Ah! Monsieur, cette histoire vous feroit saigner le cœur.—C'est l'affliction de ma vie. Mais elle est trop longue pour vous la raconter à présent; je vous la dirai quelque jour que nous travaillerons au boulingrin.—Je puis pourtant vous la dire en abrégé.—C'est à Lisbonne, Monsieur. Mon frère Thomas y étoit passé. Il servoit un négociant. Il devint amoureux de la veuve d'un Juif et l'épousa. Chacun fait ce qu'il peut dans ce monde; ils se mirent à vendre du boudin et des saucisses. Hélas! une nuit qu'ils dormoient tranquillement à côté l'un de l'autre, on vint les enlever, et on les traîna dans les prisons de l'inquisition avec deux petits enfans.—Que le bon Dieu ait pitié de lui! s'écria Trim en soupirant.—Ils y sont encore. C'étoit le meilleur garçon, continua Trim en tirant son mouchoir de sa poche, qui ait jamais existé.
Les larmes gagnèrent si fort Trim, qu'il mouilla dans un instant son mouchoir en les essuyant.—Un silence morne régna quelques minutes dans la salle: le sentiment de la compassion y avoit pénétré.
Allons, Trim, dit mon père, dès qu'il vit que sa douleur étoit moins vive, un peu de courage. Oublie cette triste histoire, et continue de lire. Je suis fâché de t'avoir interrompu.
Le caporal Trim s'essuya le visage, remit son mouchoir dans sa poche, fit une inclination, et recommença sa lecture.
CHAPITRE XLVI.
Enfin le Sermon commence.
Epître de saint Paul aux Hébreux, chap. 13, vers. 18.
—Car je suis persuadé d'avoir une bonne conscience…
«Je suis persuadé?… je suis persuadé d'avoir une bonne conscience?… S'il y a, en effet, quelque chose dans cette vie sur laquelle un homme doive compter; s'il y a quelque chose à la connoissance de laquelle il doive parvenir sur une évidence incontestable, c'est de savoir si sa conscience est bonne ou non. Il ne lui faut qu'un peu de réflexion pour connoître le véritable état de ce registre.—Ses pensées, ses désirs doivent se retracer facilement à la mémoire; il doit se souvenir aisément de tout ce qu'il a fait.—Les vrais motifs de toutes les actions de sa vie ne peuvent échapper à la moindre de ses recherches.
»On peut se laisser tromper par les apparences sur d'autres sujets.—A peine, selon la plainte du sage, pouvons-nous deviner les choses qui sont sur la terre, et celles qui frappent le plus nos yeux. Mais ici, quelle différence! L'esprit a tous les faits, toute l'évidence en lui-même.—La toile qu'il a ourdie est sous sa perception; il en connoît la texture, la finesse; il sait pour combien chaque passion est entrée dans ce tissu, en opérant sur les plans divers que le vice ou la vertu lui a présentés».
Le style en est bon, dit mon père, et Trim lit à merveille.
«Mais si la conscience n'est autre chose que cette faculté qu'a l'esprit de pouvoir applaudir ou blâmer, et de porter ensuite son approbation ou sa censure sur les actions successives de notre vie… Je conçois ce que vous allez m'opposer; vous allez dire qu'il est évident, par les termes mêmes de la proposition, que si ce témoignage intérieur est contraire à l'homme, qui ne doit pas naturellement s'accuser lui-même, il s'ensuit nécessairement que l'homme est coupable,—ou, au contraire, que si ce rapport intérieur lui est favorable, et que son cœur ne le condamne point, ce n'est plus alors une matière de confiance, comme l'apôtre semble l'insinuer, mais que c'est une matière de certitude et de fait, que la conscience est bonne, et que l'homme, par conséquent, doit être également bon.»
—Eh bien! je le disois. Nous y voilà, dit le docteur Slop; le prédicateur a raison, c'est l'apôtre qui a tort.—
Un moment de patience, reprit mon père, et vous verrez bientôt que Saint-Paul et le prédicateur sont d'accord.—
A-peu-près comme le loup et l'agneau, répliqua le docteur Slop. Mais je m'y attendois; voilà ce que produit la licence de la presse!—
Au pis-aller, dit à son tour mon oncle Tobie, c'est la licence de la chaire.—Le sermon est manuscrit, et ne paroît pas avoir jamais été imprimé.
CHAPITRE XLVII.
Trim reprend sa lecture.
Imprimé? dit mon père, non. Mais Trim, ajouta-t-il, continue, et Trim continua.
«Le cas, reprit-il gravement, peut paroître tel. La connoissance du bien et du mal est vivement imprimée sur l'esprit de l'homme. Si sa conscience, comme le dit l'écriture, ne s'endurcissoit pas peu-à-peu par une longue habitude du péché, comme certaines parties du corps s'endurcissent par l'exercice d'un travail assidu; si elle ne perdoit pas, par là, ce sentiment vif, cette perception fine et délicate qu'elle tient et de Dieu et de la nature… si cela n'arrivoit jamais,… ou s'il étoit certain que l'amour-propre et l'orgueil ne fissent jamais chanceler notre jugement; si le vil intérêt qui répand si souvent des nuages obscurs et ténébreux sur notre esprit, n'en enveloppoit point les facultés; si la faveur, l'amour, l'amitié, la prévention ne dictoient pas nos décisions; si les présens ne nous corrompoient pas; si l'esprit ne devenoit jamais l'apologiste d'une jouissance injuste; si l'intérêt gardoit toujours un profond silence lorsqu'on plaide une cause; si la passion fuyoit des tribunaux, et ne prononçoit pas la sentence, au lieu de la laisser porter à la raison qui seule devroit servir de guide…—Si tout cela étoit, je l'avoue, l'état religieux et moral de l'homme seroit ce qu'il estimeroit lui-même; il apprécieroit ses crimes ou son innocence; son approbation ou sa censure personnelle seroient ses juges.
»Je conviens que l'homme est coupable quand sa conscience l'accuse… Il est bien rare qu'elle se trompe à cet égard.—On peut prononcer alors avec sûreté qu'il y a des motifs suffisans pour justifier l'accusation dans tous les cas; excepté, cependant, les cas mélancoliques-hypocondriaques.
»Mais prétendre que la conscience accuse, lorsqu'il y a crime, c'est une fausse proposition.
»Prétendre que l'homme est innocent, si la conscience ne l'accuse pas, c'est une fausse conséquence.
»Qu'un chrétien rende grâce à Dieu de ce que son esprit ne l'accuse pas; qu'il s'imagine que sa conscience est bonne, parce qu'elle est tranquille: rien n'est si fréquent. Mille personnes se font tous les jours à elles-mêmes cette consolation: mais combien de fois elle est trompeuse! La règle paroît d'abord infaillible, je l'avoue; mais elle cesse de l'être, dès qu'on l'examine de près, et qu'on en éprouve la vérité par des faits. Combien on en découvre alors de fausses applications! combien d'erreurs! Hélas! elle perd toute sa force; une foule d'exemples, qui ne sont que trop communs dans la vie humaine, en détruisent presque le principe.
»Un homme est vicieux, ses mœurs sont entièrement corrompues; sa conduite est détestable aux yeux de tous ceux qui le connoissent; toutes les actions de sa vie sont scandaleuses; il vit ouvertement dans le crime… il abuse, il ruine, il abyme l'infortunée que sa perversité a associée à sa débauche; il lui a dérobé sa dot la plus précieuse, en la couvrant de honte et d'infamie; et contre tout sentiment d'humanité, il plonge dans la douleur sa famille vertueuse et désolée… Vous croyez peut-être que la conscience de cet homme l'inquiète bien vivement; qu'il est dans une continuelle agitation; qu'il ne peut dormir ni jour, ni nuit; que son ame est bouleversée, déchirée par des remords?…
»Hélas! la conscience n'agissoit sur lui, que comme Baal agissoit sur ses adorateurs. Il a d'autres affaires apparemment que de vous écouter, disoit le saint prophète Elisée. Peut-être cause-t-il avec quelqu'un; peut-être est-il occupé de quelque négociation.—Il est peut-être en voyage; peut-être dort-il, et qu'on ne peut l'éveiller.
»Peut-être aussi que cet homme-ci est sorti, accompagné de l'honneur, pour aller se battre en duel… Qui sait s'il n'est point allé payer une dette du jeu, ou quelqu'autre dette que ses débauches lui ont fait contracter! Voilà des actions honnêtes, et vous voyez bien que pendant tout ce temps, la conscience ne le trouble guère. Elle ne peut, tout au plus, que déclamer, à l'écart, contre ses filouteries, que blâmer les crimes légers dont sa fortune et son rang auroient dû le garantir. C'est un bruit si sourd, qu'il ne l'entend pas; et cet homme vicieux vit avec autant de gaieté, il dort aussi paisiblement dans son lit, il meurt avec aussi peu, et, peut-être, avec moins d'inquiétude que l'homme le plus vertueux.
»Voyez cet autre; il est d'une bassesse, d'une avarice sordide… Sans pitié, sans compassion, son cœur serré est fermé à tout sentiment de bienfaisance; c'est un misérable qui n'a jamais senti d'amitié particulière, qui n'a jamais conçu qu'on pût s'intéresser au bonheur public. Il passe dans une apathie insensible auprès de la veuve et de l'orphelin qui cherchent des secours, et voit, sans pousser un soupir, toutes les misères qui sont attachées à la vie humaine.»
Je détestois l'autre, dit Trim; mais celui-ci est mon exécration.
«La conscience va sans doute s'élever; elle va foudroyer ce cœur de fer… Grâces à Dieu, s'écrie-t-il, ma conscience ne me fait aucun reproche; je paie exactement ce que je dois; personne ne peut me demander un sou;—je ne viole point la foi de mes promesses; je n'en fais aucune que je ne remplisse;—je ne me livre point au libertinage; la femme de mon voisin est en sûreté; elle est à l'abri de mes séductions.—Le ciel me préserve de ces crimes si fréquens parmi les hommes, de l'adultère, de l'inceste. Je ne suis pas comme ce libertin qui est devant moi, et à qui rien ne coûte.—
»Considérez cet autre; il est fin, subtil, rusé, insinuant… Observez toute sa vie. Ce n'est qu'un tissu délié d'artifices obscurs, d'astuces presque imperceptibles, de faux-fuyans captieux et injustes, pour se jouer indignement de ce que les lois ont de plus sacré.—Il trahit la bonne foi; nos propriétés sont troublées, et souvent envahies par sa coupable adresse. Vous le voyez occupé à former des projets, qu'il ne fonde que sur l'ignorance des autres, sur les embarras où ils se trouvent, sur leur pauvreté, sur leur indigence: sa fortune s'élève sur l'inexpérience de la jeunesse, ou sur l'humeur franche et ouverte d'un ami qui a confiance en lui, et qui lui auroit donné jusqu'à sa vie.—
»La vieillesse arrive.—Un repentir tardif vient l'exciter à jeter les yeux sur ce compte abominable.—La conscience lui parle: c'est elle qu'il charge de feuilleter les lois et les statuts qu'il a transgressés.—Il observe, et il ne voit aucune loi expresse ou formelle qu'il ait ouvertement violée. Il aperçoit qu'il n'a encouru expressément aucune peine afflictive, ni confiscation de biens.—Aucun fléau n'est prêt à tomber sur sa tête; il ne voit point de cachots ouverts pour le recevoir.—Qu'a-t-il donc fait qui puisse effrayer sa conscience?… Rien. La conscience se trouve retranchée derrière la lettre de la loi. Elle est là assise, invulnérable, et si bien fortifiée de tous côtés par des cas, des rapports, des analogies, qu'elle est inattaquable. L'honneur, la probité, la prédication, tonnent… Cela est inutile; elle est inébranlable dans son fort.»
CHAPITRE XLVIII.
Un petit coup d'éperon au dada de mon
oncle Tobie.
Son fort! dit mon oncle Tobie. Trim et lui se regardèrent à ce mot.—Ce sont là de bien misérables fortifications, Trim, dit mon oncle Tobie, en remuant la tête.—Je vous en réponds, Monsieur, répliqua Trim, et sans les comparer aux nôtres…
—Mais Trim, dit mon père, si tu jases, Obadiah sera de retour avant que tu aies fini.—
Le sermon est fort court, répondit Trim.
—Tant pis, dit mon oncle, je voudrois qu'il fût plus long; il me plaît beaucoup: mais puisque mon frère le veut, Trim, continue. Trim reprit sa lecture.
«Un quatrième, continua-t-il, ne cherche pas même cet indigne refuge.—Il abandonne cet enchaînement insidieux de bassesses, de perfidies.—Tous ces complots secrets, toutes ces précautions pénibles que tant d'autres prennent pour parvenir à leur but, sont indignes de lui; elles ne sont faites que pour de petits esprits, pour des génies légers et superficiels.—Mais, lui?… l'effronté! l'impudent! voyez comme il trompe, ment, se parjure, vole, assassine! Il ne va que d'atrocités en atrocités.—
»Je ne citerai point d'autres exemples.—Ceux-là suffisent. Ils sont pris dans la vie humaine, et trop notoires pour qu'on exige que j'en donne des preuves.—Si quelqu'un cependant doutoit de leur réalité, si quelqu'un soupçonnoit qu'il est impossible qu'un homme cherche ainsi à se tromper soi-même, j'en serois au désespoir: mais je le renverrois, pour me justifier, à ses propres réflexions; j'en appellerois à son propre cœur.
»Oui, c'est à lui que j'en appellerois. Je ne lui demanderois qu'une chose; c'est qu'il considérât tous les côtés par lesquels son cœur déteste les mauvaises actions qu'il peut avoir commises, quoiqu'elles soient, de leur nature, aussi infâmes, aussi laides les unes que les autres, et qu'il n'y ait point de choix.—Mais il trouvera que celles dont il s'est rendu coupable par habitude, par inclination, sont ordinairement parées de toutes les fausses beautés dont un pinceau flatteur peut les orner. Il croira voir les fleurs les plus agréables.—Mais les autres lui paroîtront dans toute leur nudité.—Il les verra difformes, horribles; elles ne se peindront à ses yeux qu'avec toutes les couleurs de la honte, de l'extravagance, du déshonneur, de l'humiliation et de l'infamie.
»Rappelez-vous ce trait de l'histoire de David, lorsqu'il surprit Saül endormi dans une caverne, et qu'il lui coupa un pan de sa robe; combien de reproches sensibles son cœur ne se fit-il pas d'avoir commis cette action? Mais voyez-le ensuite dans l'aventure d'Urie. Voyez comme il sacrifie, sans pitié, un brave et fidelle serviteur à sa passion déréglée. Sa conscience au moins va le poignarder.—Non. Son cœur calme ne se fait aucun reproche. Une année entière se passe sans que son crime trouble sa sécurité. Il faut que le prophète Nathan vienne lui en peindre toutes les horreurs.—Jusqu'à ce moment il n'en avoit pas fait voir le moindre repentir.
»Telle est donc la conscience. Ce moniteur, autrefois si fidelle, si surveillant, et que l'Être suprême a placé en nous comme un juge aussi terrible qu'équitable; hélas! il ne prend si souvent qu'une connoissance imparfaite de ce qui s'y passe, il essuie tant de contradictions et d'obstacles, il s'acquitte des devoirs qui lui sont prescrits, avec tant de négligence, et quelquefois avec tant d'infidélité, qu'il n'est pas possible de se fier à lui seul.—Il faut de nécessité, et de nécessité absolue, lui associer un autre principe qui puisse le secourir dans ses décisions.
»Et voici ce qui est de la dernière importance pour vous.—Le malheur le plus terrible qui puisse vous arriver, est de vous égarer, de vous jeter dans l'erreur à cet égard… Philosophes impies! frémissez… songez qu'il n'est qu'un seul moyen de se former un jugement sûr du mérite réel qu'on peut avoir en qualité d'honnête homme, de citoyen utile, de sujet fidelle à son roi, et de serviteur zélé de la Divinité.—C'est d'appeler la religion et la morale au secours de la conscience; c'est de voir ce qui est écrit dans la loi de Dieu; c'est de consulter la raison et les obligations invariables de la vérité et de la justice.
»La conscience se guide-t-elle sur ces rapports?… Si votre cœur alors ne vous condamne point, vous serez dans le cas que l'apôtre suppose.—Vous aurez raison de croire que la règle est infaillible…» (Le sommeil qui avoit déjà jeté du sable dans les yeux du docteur Slop, le gagna ici tout-à-fait, et il s'endormit profondément). «Oui, vous aurez alors confiance en Dieu; vous croirez que le jugement que vous venez de porter sur vous-même, est celui de Dieu, et que ce n'est qu'une anticipation de cette juste sentence que l'Être suprême, à qui vous devez compte de toutes vos actions, portera lui-même un jour sur votre conduite.
»C'est alors qu'on peut s'écrier avec l'auteur du livre de l'Ecclésiaste: Heureux l'homme à qui sa conscience ne reproche point une multitude de péchés!… Heureux l'homme dont le cœur ne le condamne point! Pauvre ou riche, il sera toujours gai, son visage riant annoncera la joie de son ame, et son esprit lui dira plus de choses que sept sentinelles qui seroient au haut d'une tour…»
(Une tour, dit mon oncle Tobie, est bien peu de chose, si elle n'est pas flanquée).
«Il résoudra ses doutes, le conduira dans les sentiers obscurs infiniment mieux que les plus habiles casuistes.—Les cas, les restrictions des jurisconsultes lui paroîtront des choses simples et unies. Les lois humaines, en effet, ne sont pas des lois originaires et primitives; elles n'ont été introduites que par la nécessité, et pour nous défendre des entreprises nuisibles de ces consciences perverses, qui ne se font pas de loi par elles-mêmes.—Elles ne prescrivent de règles, que dans les cas où les principes et les remords de la conscience ne sont pas assez forts pour nous rendre équitables… Elles apprennent aux scélérats qu'ils doivent être justes par la terreur des supplices.»
CHAPITRE XLIX.
Il va courir le galop.
Oh! je vois, dit mon père, à quelle intention ce sermon a été composé. On l'a sûrement destiné pour quelque prison.—J'en aime la tournure, et je suis fâché que le docteur Slop se soit endormi avant d'être convaincu que le prédicateur n'a point insulté saint Paul, et que l'apôtre et lui sont parfaitement d'accord.—Frère Tobie, il n'y a véritablement point de différence entre eux.—Mais quand il y en auroit, répondit mon oncle Tobie, qu'importe? Les meilleurs amis du monde ont quelquefois une façon de penser toute différente.—Tu as raison, frère Tobie, reprit mon père, en lui donnant la main. Mais, frère, remplis ta pipe, et moi la mienne, et Trim continuera ensuite sa lecture.
Eh bien! Trim, dit mon père, en remplissant sa pipe, que penses-tu du sermon?
Moi? ma foi, je pense, dit le caporal, que ces sept hommes qui sont au haut de la tour, et qu'on a mis là en sentinelle, sont en bien plus grand nombre qu'il ne faut.—Si on continuoit d'en mettre autant au même endroit, ce seroit harasser, à propos de rien, un régiment tout entier, et un officier qui aime sa troupe ne la fatigue pas. Deux sentinelles font tout aussi bien que vingt.—J'ai cent fois commandé moi-même dans le corps-de-garde, ajouta Trim, en prenant un pouce de plus de hauteur, et je n'ai jamais laissé plus de deux sentinelles à tous les postes que j'ai relevés.—C'étoit fort bien, Trim, dit mon oncle Tobie; mais tu ne sais pas que les tours, du temps de Salomon, n'étoient pas comme nos bastions, qui sont flanqués et défendus par d'autres ouvrages.—Les bastions, Trim, n'ont été inventés que depuis la mort de Salomon.—Il n'y avoit pas non plus d'ouvrages à cornes, ou de ravelins devant la courtine.—On ne faisoit point de grands fossés, tels que nous les faisons aujourd'hui avec une cuvette ou un petit fossé au milieu,—ni de chemins couverts, ni de palissades au long pour se garantir d'un coup de main.—Ainsi, les sept hommes au haut de la tour étoient sûrement un petit détachement du corps-de-garde qu'on avoit probablement posté en bas, et ils étoient là, tout à-la-fois, pour voir et pour défendre au besoin ce poste important…—Mon père sourioit en lui-même, et n'osoit pas le faire d'une manière ostensible.—Après ce qui étoit arrivé, cela n'auroit pas convenu.—Il alluma sa pipe, et dit au caporal de continuer. Trim reporta le sermon à la hauteur de ses yeux, et lut.
CHAPITRE L.
Le Sermon continue.
«Avec la crainte de Dieu devant nous, avec de la droiture et de la probité dans tout ce que nous faisons ensemble, on accomplit à-la-fois les devoirs de la religion et de la morale. C'est qu'ils sont inséparables, et qu'on ne peut les diviser sans les détruire réciproquement.—J'avoue cependant qu'on essaie souvent de les séparer dans la pratique.
»Hélas! cela n'est que trop vrai. Rien n'est si ordinaire que de voir des hommes qui n'ont aucun sentiment de religion, et l'avouer sans rougir, s'offenser vivement qu'on doute de leur caractère moral, ou qu'on ne soit pas persuadé qu'ils sont scrupuleusement justes dans tout ce qu'ils font.
»Quoiqu'il y ait quelque apparence que la chose est ainsi, quoique je ne soupçonne qu'à regret une vertu aussi aimable que celle de la droiture morale; cependant, dès que j'approfondis et que j'examine les raisons de cette vertu apparente, j'en trouve bien peu pour envier à un tel homme l'honneur de son motif.
»Qu'il déclame sur ce sujet avec autant d'emphase qu'il voudra; qu'il s'enflamme de tout le feu de nos philosophes, ce phosphore brillant ne me séduit pas. Il n'a toujours qu'une vertu apparente, sans solidité, ou qui n'a du moins pour fondement que son intérêt, son orgueil, sa vanité, son aisance, ou quelque autre passion passagère, dont la mobilité ne doit certainement pas nous inspirer de la confiance en lui, dans les choses importantes.—
»Je connois le banquier qui fait mes affaires.—Je tombe malade, et j'envoie chercher le médecin…» Le médecin? le médecin? s'écria le docteur Slop, en se réveillant en sursaut. Point de médecin, s'il vous plaît; on n'en a pas besoin. Au diable les médecins pour accoucher une femme!…
«Je sais qu'ils n'ont guère de religion, ni l'un ni l'autre.—Il n'y a point de jour que je ne les entende en faire l'objet de leurs railleries, que je ne les en voie traiter tous les dogmes avec la dernière indignité.—On ne peut douter que ce ne soit des monstres d'impiété.—Eh bien! cependant je confie ma fortune à l'un, et je livre ma vie à l'autre.
»Quelle est donc la raison de cette confiance? Elle est bien foible, sans doute: elle ne consiste que dans l'idée que l'un ou l'autre ne voudra pas s'en prévaloir pour me faire du tort. Je considère que la probité leur est nécessaire pour assurer leur état et leurs succès dans ce monde;—en un mot, je me persuade qu'ils ne peuvent pas me nuire, sans se nuire encore plus à eux-mêmes.—
»Mais je suppose que leur intérêt fût de me faire tort; que l'un, sans altérer sa réputation, pût s'emparer de mon bien; que l'autre, sans avilir son état, me précipitât dans le tombeau, pour jouir plus promptement de quelque avantage que je lui aurois fait… Quels motifs ai-je alors de me fier à eux? la religion?… c'est le plus fort: mais il n'en ont point! L'intérêt, qui est le motif le plus fort après la religion?… mais il est contre moi!… Qu'ai-je donc à mettre dans le bassin opposé, pour contrebalancer cette tentation?… Hélas! rien, rien qui ne soit plus léger que ces globules d'air qui se forment sur l'eau, quand celle du ciel tombe.—Il faut nécessairement que je reste à la merci de l'honneur, ou de quelqu'autre principe qu'enfante le caprice. Quelle sûreté pour des choses aussi précieuses que ma vie et ma propriété!
»On ne peut donc pas compter sur les vertus morales, sans religion. Ce sont des êtres fantastiques qui se dissipent d'un moment à l'autre, ou qui changent si souvent de forme, qu'on ne les reconnoît plus.
»Mais on ne peut pas compter non plus sur la religion, sans vertus morales. J'ai dit qu'elles étoient inséparables, qu'elles s'appuyoient mutuellement. Est-il rare, cependant, de voir un homme, qui n'a presque point de vertus morales, inspirer la plus haute opinion de son caractère religieux?
»Le scélérat! il est avare, colère, vindicatif, inexorable, implacable… Il manque de droiture dans toutes ses actions; mais il parle tout haut contre l'incrédulité du siècle; il affecte le zèle le plus ardent pour certains points de religion: on le voit deux fois par jour prier avec ferveur au pied des autels; il fréquente les sacremens;—il s'amuse avec certaines parties instrumentales de la religion, et se croit un homme religieux, qui s'est acquitté avec exactitude de tous ses devoirs envers Dieu. Il ne lui manque plus qu'un vice: il l'a. Séduit par la force de cette illusion, il méprise avec un orgueil spirituel tous ceux qui n'affectent point la même piété, et qui ont pourtant plus d'honneur et plus de droiture que lui.
»C'est encore là un des maux funestes qu'éclaire le soleil.
»Que de crimes ce zèle mal entendu de religion sans morale a causés dans le monde! Que de scènes de cruauté, de meurtre, de rapine, d'effusion de sang il a produites!
»Dans combien de pays!…» Trim balançoit ici sa main droite avec de grands mouvemens, en avant et en arrière, et continua jusqu'à la fin du passage…
«Dans combien de pays ce zèle furieux n'a-t-il pas porté le feu, le sang et la désolation, sans respecter ni l'âge, ni le mérite, ni le sexe, ni les rangs? Il semble que ce faux zèle donnât à ceux qui s'en prétendoient inspirés, l'horrible privilége de se livrer à toutes sortes d'injustices, d'infamies et d'atrocités.—La compassion étoit bannie de leurs cœurs.—Plus durs que les rochers, ils étoient sourds aux cris des malheureux qui tomboient sous leurs coups; ils ne faisoient pas une action que ce ne fût pour avilir ou déshonorer l'humanité.»
Ouf!… dit Trim, qui avoit lu de suite sans respirer: je me suis trouvé dans bien des combats; mais je n'en ai point vu comme celui-ci.—Je n'aurois pas lâché la détente de mon fusil dans une pareille rencontre, pour le grade même d'officier-général.—
Parbleu! dit le docteur Slop, voilà, voilà une belle réflexion! Savez-vous seulement ce que vous venez de lire?
Je sais, répondit vivement Trim, que je n'ai jamais refusé quartier à ceux qui me l'ont demandé, et que j'aurois plutôt perdu la vie, que de mettre mon fusil en joue sur des femmes ou sur des enfans.
Tiens, Trim, dit mon oncle Tobie, voilà une couronne pour toi, afin que tu boives ce soir avec Obadiah, à qui j'en donnerai une autre.—Monsieur, je vous rends grâce, dit Trim: mais j'aimerois mieux que ces pauvres femmes les eussent.—Tu es un brave et bon garçon, Trim, reprit mon oncle.—Et mon père remua la tête en signe d'approbation, comme s'il eût voulu dire, cela est vrai.
—Mais, Trim, dit-il, continue ta lecture; il me semble que tu as bientôt achevé.
CHAPITRE LI.
Trim lit toujours.
«Si le témoignage, hélas! des siècles passés ne suffit pas, voyez combien même de nos jours ces faux zélés prétendent honorer Dieu par des actions qui les déshonorent eux-mêmes, et qui font le scandale de l'univers entier.
»Descendez un instant avec moi dans ces prisons affreuses de l'inquisition;—voyez-y la religion assise sur un tribunal d'ébène, soutenue par des gênes et des tortures, et foulant à ses pieds la justice et la compassion, enchaînées et immobiles… Ecoutez les longs gémissemens de ce malheureux qu'on arrache de son cachot de ténèbres, pour lui faire son procès, et le livrer ensuite à tous les tourmens les plus cruels, qu'un système délibéré de cruauté ait pu inventer.» Trim enflammé de colère eut bien de la peine ici à la renfermer en lui-même. «Voyez, continua-t-il, le corps de ce misérable épuisé par la faim et la douleur. C'est une victime qu'on va livrer aux bourreaux.»—
Ah! s'écria Trim, du ton le plus plaintif: c'est mon frère; c'est mon malheureux frère Thomas!—Et laissant tomber involontairement le sermon pour joindre ses mains: Ah! messieurs, je crains que ce ne soit mon pauvre frère!…—Mon père, mon oncle Tobie, et même le docteur Slop qui ne s'attendrissoit pas facilement, furent vivement émus de la douleur de Trim.—Trim, dit mon père, ce n'est pas ici une relation historique que tu lis, c'est un sermon. Reprends, mon enfant, reprends-en la dernière phrase.
«Voyez le corps de ce misérable épuisé par la faim et la douleur. C'est une victime qu'on va livrer aux bourreaux.—
»Observez le mouvement de ce terrible instrument;—voyez comment on l'étend. Quels tourmens! Ses nerfs et ses muscles se tordent; les convulsions de la mort la plus douloureuse sillonnent son visage de mille manières: c'est tout ce que la nature peut souffrir… Son ame arrachée de ses plus profondes retraites, est déjà sur ses lèvres prête à partir.»—Par le ciel! s'écria Trim, je n'en lirois pas davantage pour l'empire du monde! Ces horreurs s'épuisent, peut-être en ce moment, sur mon pauvre frère à Lisbonne.—Eh! non, mon cher Trim, dit mon père, ce n'est pas là une histoire, ce n'est qu'une simple description…—Oui, mon garçon, ce n'est pas autre chose, reprit le docteur Slop; ainsi tranquillise-toi.—
Cependant, dit mon père, puisque cela lui cause tant de peine, ce seroit une cruauté de le forcer à continuer.—Trim, donne-moi le sermon, j'acheverai de le lire, et tu peux t'en aller si tu veux.—Je n'en voudrois pas lire davantage, répond Trim, pour la couronne des trois royaumes; mais si monsieur veut me le permettre, je resterai pour l'entendre jusqu'à la fin.—
Le pauvre Trim! s'écria mon oncle.
CHAPITRE LII.
Mon père lit.
«Enfin, voilà qu'on le ramène dans son cachot. Juste ciel! on ne tardera pas à l'en tirer, pour le livrer aux insultes de la populace, et le précipiter ensuite dans ce bûcher qu'un zèle fantastique lui a préparé.—Et c'est là comme en agissent des fidèles!… Malheureux enthousiastes! ignorez-vous que cette conduite atroce est absolument opposée à l'esprit du christianisme? Ah! rappelez-vous cette règle décisive et sûre que Jésus-Christ nous a laissée: à fructibus eorum cognoscetis eos: vous reconnoîtrez ces faux zélés à leurs œuvres.»
Grâces à Dieu, il est donc mort! s'écria Trim; ses peines sont finies, et on ne peut pas lui faire plus de mal… Ah! messieurs.
Ah! tais-toi, dit mon père, un peu impatienté; nous ne finirions jamais, si ces interruptions se renouvelloient si souvent.
«Je n'ajouterai à tout ce que je viens de dire, que deux ou trois règles fort courtes, qui en sont les conséquences.
»Toutes les fois qu'un homme déclame contre la religion, soyez sûr que la violence de ses passions l'a emporté sur sa croyance.—Une vie déréglée et une bonne croyance sont incompatibles; et lorsqu'elles se séparent l'une de l'autre, c'est que l'on veut tâcher d'obtenir quelque tranquillité dans l'esprit.
»Lorsqu'un homme de cette espèce vous dira que telle ou telle chose choque sa conscience, c'est comme s'il vous disoit qu'elle lui cause du dégoût. Il faut le comparer à ces hommes blasés, qui ne peuvent supporter certains alimens.
»En un mot, ne vous confiez point à un homme, de tel rang qu'il soit, s'il n'est consciencieux dans toutes ses actions.
»Et pour ce qui vous regarde, souvenez-vous de cette distinction simple et sans équivoque. C'est que votre conscience n'est pas une loi. Non. C'est Dieu qui a fait la loi, et qui a placé la conscience en nous pour décider selon cette loi.—Mais n'allez pas croire que ce doit être comme un cadi asiatique, qui juge selon le flux ou le reflux de ses passions. La conscience ne doit juger que comme un juge britannique, qui, dans cet heureux pays de liberté, de raison et de bon sens, ne se fait point de nouvelles lois, mais juge suivant les lois qu'il trouve écrites.»
CHAPITRE LIII.
Dialogue.
Mon Père.
En vérité, Trim, je suis fort content de toi.
Le Docteur Slop.
Et moi aussi.
Mon Père.
Il a très-bien lu le sermon.
Le Docteur Slop.
Fort bien!
Mon Oncle Tobie.
A merveille!
Le Docteur Slop.
Il n'y a que ses commentaires qu'il auroit pu épargner.
Trim.
Ma foi! je n'ai pu y tenir…
Mon Oncle Tobie.
Le pauvre garçon!…
Trim.
Je sais bien que j'aurois mieux lu, si j'avois été moins affecté.
Le Docteur Slop.
Cela est vrai.
Mon Père.
Point du tout. C'est précisément ce qui te l'a bien fait lire. Morbleu! il seroit à souhaiter que nos prédicateurs débitassent les leurs avec la même force; ils feroient plus de sensation sur leurs auditeurs.
Mon Oncle Tobie.
Ah çà! mais que va-t-il devenir? je serois fâché qu'il fût perdu…
Mon Père.
Perdu? et moi aussi. Il m'a trop fait de plaisir… Il est dramatique. Cette manière d'écrire, maniée adroitement, saisit l'attention.
Le Docteur Slop.
Ah! oui. Je m'en suis bien aperçu.
Mon Oncle Tobie.
Mais comment diable s'est-il trouvé dans mon Stévinus?
Mon Père.
Ma foi! c'est ce que j'ignore; il faudroit être aussi habile que Stévinus, pour résoudre cette question.—
CHAPITRE LIV.
Le Sermon court la pretentaine.
Mon oncle Tobie fit un sourire agréable de plaisir à l'éloge de Stévinus. Cela ne rompit point la conversation sur le sermon, et mon père fit part de ses conjectures sur l'auteur.—Je crois le connoître, dit-il; je gagerois quasi qu'il est du ministre de notre paroisse.
Ce qui faisoit croire à mon père qu'il étoit d'Yorick, c'en étoit le style. Il étoit aussi dans sa méthode.—Ses conjectures se réalisèrent deux jours après. Yorick envoya un domestique le demander à mon oncle Tobie.
Mais comment s'étoit-il trouvé dans son Stévinus? Mon oncle Tobie s'éclaircit de cette circonstance par la même occasion. Yorick, à qui toutes espèces de connoissances étoient précieuses, lui avoit emprunté son Stévinus. Il fit son sermon pendant qu'il avoit Stévinus; il le mit par mégarde dans le livre, et en renvoyant le livre à mon oncle, il ne songea point au sermon.
Le destin de ce sermon est assez singulier.—Le bon Yorick n'avoit pas toujours des habits qui ne faisoient que de sortir des mains du tailleur. Son sermon se perdit une seconde fois en glissant à travers la poche et la doublure déchirée de sa veste. C'étoit un jour qu'il montoit sur son bidet de quatre-vingt sous, le sermon tomba dans la boue, et le bidet l'y enfonça en piétinant. Il y resta quelque temps. Un mendiant qui passa l'aperçut, et l'en tira. Il le vendit au bedeau d'une paroisse voisine pour un pot de bierre, et le bedeau en fit présent à son curé, et depuis oncques il ne revint dans les mains de son propriétaire. Il mourut sans le revoir.
Le curé sans doute en avoit fait usage. Cependant je ne l'assure pas. Un curé peut être assez instruit pour se passer des ouvrages des autres.—Celui-ci tomba, je ne sais comment, dans les mains d'un chanoine de la cathédrale d'Yorck, et quelle trouvaille pour un chanoine! M. le prébendaire d'Yorck l'apprit bientôt par cœur, et le débita dans son église. Il fut applaudi, et le fit imprimer quelque temps après, avec son nom en gros caractères au frontispice. Yorick avoit essuyé plusieurs de ces revers pendant sa vie; mais il étoit cruel de le dépouiller après sa mort, et d'enlever à sa mémoire l'honneur de ses propres ouvrages.—Le ciel ne l'a pas voulu. Ce larcin fut découvert quelque temps après. Je le publie pour trois raisons.
La première, c'est que cela n'empêchera point l'homme au canonicat d'arriver aux dignités ecclésiastiques. Il n'y auroit peut-être pas quatre personnages en Angleterre qui atteignissent à l'épiscopat, s'ils n'y alloient que par leurs sermons; et si cela est en Angleterre, cela peut bien être ailleurs, comme on sait.
L'autre raison, c'est que j'aime à rendre justice à qui elle appartient.
Enfin, c'est que je procurerai peut-être par-là du repos à l'ame d'Yorick.—Les bonnes gens de la campagne, sans compter les personnes qui passent pour avoir l'esprit fort, viennent me dire qu'elle se laisse voir souvent. Yorick est devenu un esprit… Je calmerai par-là ses agitations; et c'est un pas que je ne serai sûrement pas obligé de prodiguer pour beaucoup d'autres. Je ne crois pas que ceux qui prêchent ses sermons, ou qui en prêchent d'autres que les leurs, et même fort souvent les leurs, subissent jamais une pareille métamorphose.—
Fin du Tome premier.