Oeuvres complètes, tome 5
Si la nature, en tissant sa toile d'amitié, a entrelacé dans toute la pièce quelques fils d'amour et de désir, faut-il déchirer toute la toile pour les en arracher? Oh! châtie de pareils stoïciens, grand maître de la nature! m'écriai-je en moi-même. En quelqu'endroit que tu me places pour éprouver ma vertu, quel que soit le péril où je me trouve exposé, quelle que soit ma situation, laisse-moi sentir les mouvemens des passions qui appartiennent à l'humanité!… Et si je les gouverne comme je le dois, j'ai toute confiance en ta justice; car c'est toi qui nous a formés… nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes.
Je n'eus pas sitôt adressé cette courte prière au ciel, que je relevai la jeune fille. Je la pris par la main et la conduisis hors de la chambre… Elle se tint près de moi jusqu'à ce que j'eusse fermé la porte, et que j'en eusse mis la clef dans ma poche… Alors la victoire étoit décidée… et seulement alors je lui donnai un baiser sur la joue… Je la pris par la main, et je la conduisis en toute sûreté jusqu'à la porte de la rue.
LE MYSTÈRE.
Paris.
Un homme qui jugera le cœur humain, jugera aisément qu'il m'étoit impossible de retourner sitôt dans ma chambre; c'eût été passer d'un morceau musical dont le feu avoit animé toutes mes affections, à une clef froide… Je restai donc quelque temps sur la porte de l'hôtel, et je m'occupai à examiner les passans, et à former sur eux les conjectures que leurs différentes allures me suggéroient; mais un seul objet fixa bientôt toute mon attention, et confondit toute espèce de raisonnement que je pouvois faire sur lui.
C'étoit un grand homme sec, d'un sérieux philosophique, et d'une mine hâlée, qui passoit et repassoit gravement dans la rue, et n'alloit jamais au-delà de soixante pas de chaque côté de la porte. Il paroissoit avoir à-peu-près cinquante-deux ans; il avoit une petite canne sous le bras… Son habit, sa veste et sa culotte étoient de drap noir, un peu usé, mais encore propre. A sa manière d'ôter son chapeau, et d'accoster un grand nombre de passans, je jugeai qu'il demandoit l'aumône, et je préparai quelque monnoie pour la lui donner, quand il s'adresseroit à moi en passant… Mais il passa sans me rien demander, et cependant ne fit pas six pas sans s'arrêter vis-à-vis d'une petite femme qui venoit devant lui… J'avois plus l'air de lui donner qu'elle. A peine eut-il fini, qu'il ôta son chapeau à une autre qui venoit par le même chemin. Un monsieur d'un certain âge avançoit lentement, il étoit suivi d'un jeune homme fort bien mis… Il les laissa passer tous deux sans leur rien demander… Je restai à l'observer une bonne demi-heure, et il fit pendant ce temps une douzaine de tours en avant et en arrière, en suivant constamment la même conduite.
Il y avoit dans cela deux choses bien singulières, et qui me faisoient faire inutilement beaucoup de réflexions; c'étoit de savoir d'abord pourquoi il ne contoit son histoire qu'aux femmes; et ensuite quelle espèce d'éloquence il employoit pour toucher leurs cœurs, en jugeant apparemment qu'elle étoit inutile pour émouvoir ceux des hommes.
Deux autres circonstances me rendoient encore ce mystère plus impénétrable; l'une, qu'il disoit tout bas à chaque femme ce qu'il avoit à lui dire, et d'une façon qui avoit plutôt l'air d'un secret confié, que d'une demande; l'autre étoit qu'il réussissoit toujours. Il n'arrêtoit pas une seule femme, qui ne tirât sa bourse pour lui donner quelque chose.
J'eus beau réfléchir, je ne pus me former de système pour expliquer ce phénomène.
C'étoit une énigme à m'occuper tout le reste de la soirée, et je me retirai dans ma chambre.
LE CAS DE CONSCIENCE.
Paris.
Mon hôte me suivit, et à peine fut-il entré, qu'il me dit de chercher un autre logement. Pourquoi cela, lui dis-je, mon ami?… Pourquoi?… N'avez-vous donc pas eu pendant deux heures une jeune fille enfermée avec vous? Cela est contre les règles de ma maison… Fort bien! lui dis-je, et nous nous quitterons tous bons amis; car la jeune fille n'a point eu de mal… ni moi non plus, et je vous laisserai comme je vous ai trouvé… C'en est assez, reprit-il, pour perdre mon hôtel de réputation… Cela n'est pas équivoque… Voyez, ajouta-t-il, en me montrant le le pied du lit où nous avions été assis… J'avoue que cela avoit quelqu'apparence d'un témoignage; mais mon orgueil ne souffroit pas que j'entrasse en explication avec lui: je lui dis donc de se tranquilliser, de dormir aussi bien que je le ferois cette nuit, et que je le paierois demain matin.
Je ne me serois pas soucié, Monsieur, de vous voir une vingtaine de filles… Et je n'ai jamais songé, moi, à en avoir une seule, lui dis-je en l'interrompant… Pourvu, ajouta-t-il, que c'eût été le matin… Est-ce que la différence des momens du jour met, à Paris, de la différence dans le mal? Cela en fait beaucoup, Monsieur, par rapport à la décence… Je goûte une bonne distinction, et je ne pouvois pas me fâcher bien vivement contre cet homme… J'avoue, poursuivit-il, qu'il est nécessaire à un étranger d'avoir la commodité d'acheter des dentelles, de la broderie, des bas de soie… et ce n'est rien, quand une femme qui vend de tout cela vient avec une boîte de carton… cela passe… Oh? en ce cas votre conscience et la mienne sont à l'abri; car, sur ma foi, et elle en avoit une, mais je n'y ai pas regardé… Monsieur n'a donc rien acheté? dit-il. Rien du tout, dis-je. C'est que je vous recommanderois, Monsieur, une jeune fille qui vous vendra en conscience. A la bonne heure, mais il faut que je la voie ce soir… Il me fit une profonde révérence, et se retira sans répliquer.
Je vais triompher de cet homme, me dis-je; mais quel profit en tirerai-je? Je lui ferai voir que ce n'est qu'une ame vile. Et ensuite? ensuite!… J'étois trop près de moi, pour dire que c'étoit pour l'amour des autres… Je n'avois point de bonne réponse à me faire à cette question… Il y avoit plus de mauvaise humeur que de principe dans mon projet… et il me déplaisoit même avant de l'exécuter.
Une jeune grisette entra quelques minutes après, avec une boîte de dentelles… Elle vient bien inutilement, me dis-je, je n'acheterai certainement rien.
Elle vouloit me faire tout voir… Mais il étoit difficile de me montrer quelque chose qui me plût. Cependant elle ne faisoit pas semblant de s'apercevoir de mon indifférence. Son petit magasin étoit ouvert, et elle en étala toutes les dentelles à mes yeux, les déplia et les replia l'une après l'autre avec beaucoup de patience et de douceur… Il ne tenoit qu'à moi d'acheter ou de ne point acheter; elle me laissoit le tout pour le prix que je voudrois lui en donner. La pauvre créature sembloit avoir grande envie de gagner quelques sous, et fit tout ce qu'elle put pour vaincre mon obstination… Le jeu de ses grâces étoit cependant plus animé par un air naïf et caressant, que par l'art.
S'il n'y a pas dans l'homme un fond de complaisance et de bonté qui le rende dupe, tant pis. Mon cœur s'amollit, et ma dernière résolution se changea aussi facilement que la première… Pourquoi punir quelqu'un de la faute des autres? Si tu es tributaire de ce tyran d'hôte, me disois-je en fixant la jeune marchande, je plains ton sort.
Je n'aurois eu que quelques louis dans ma bourse, que je ne l'aurois pas renvoyée sans en dépenser trois… Je lui pris une paire de manchettes.
L'hôte va partager son profit avec elle… Qu'importe? je n'ai fait que payer, comme tant d'autres ont fait avant moi, pour une action qu'ils n'ont pu commettre, ou même en avoir l'idée.
L'ÉNIGME.
Paris.
La Fleur, en me servant au soupé, me dit que l'hôte étoit bien fâché de l'affront qu'il m'avoit fait en me disant de chercher un autre logement.
Un homme qui veut passer une nuit tranquille, ne se couche point avec de l'inimitié contre quelqu'un, quand il peut se réconcilier. Je dis donc à La Fleur de dire à l'hôte que j'étois fâché moi-même de lui avoir donné occasion de me faire ce mauvais compliment; vous pouvez même lui ajouter, si la jeune fille revenoit encore, que je ne veux plus la revoir.
Ce n'étoit pas à lui que je faisois ce sacrifice, c'étoit à moi-même… après l'avoir échappé aussi belle, je m'étois résolu de ne plus courir de risques, et de tâcher de quitter Paris, s'il étoit possible, avec le même fonds de vertu que j'y avois apporté.
Mais, Monsieur, La Fleur dit en me saluant jusqu'à terre, ce n'est pas suivre le ton… Monsieur changera sans doute de sentiment. Si par hasard il vouloit s'amuser… Je ne trouve point en cela d'amusement, lui dis-je en l'interrompant.
Mon Dieu! dit La Fleur en ôtant le couvert.
Il alla souper, et revint une heure après pour me coucher. Personne n'étoit plus attentif que lui, mais il étoit encore plus officieux qu'à l'ordinaire. Je voyois qu'il vouloit me dire ou me demander quelque chose, et qu'il n'osoit le faire. Je ne concevois pas ce que ce pouvoit être, et je ne me mis pas beaucoup en peine de le savoir. J'avois une autre énigme plus intéressante à deviner, c'étoit le manége de l'homme que j'avois vu demandant la charité. J'en aurois bien voulu connoître tous les ressorts, et ce n'est point la curiosité qui m'excitoit: c'est en général un principe de recherche si bas que je ne donnerois pas une obole pour la satisfaire… Mais un secret qui amollissoit si promptement et avec autant d'efficacité le cœur du beau sexe, étoit, à mon avis, un secret qui valoit la pierre philosophale. Si les deux Indes m'eussent appartenu, j'en aurois donné une pour le savoir.
Je le tournai et retournai inutilement toute la nuit dans ma tête. Mon esprit, le lendemain en m'éveillant, étoit aussi épuisé par mes rêves, que celui du roi de Babylone l'avoit été par ses songes. Je n'hésiterai pas d'affirmer que l'interprétation de cette énigme auroit embarrassé tous les savans de Paris, aussi bien que ceux de la Chaldée.
LE DIMANCHE.
Paris.
Cette nuit amena le dimanche. La Fleur, en m'apportant du café, du pain et du beurre, pour mon déjeûné, étoit si paré, que j'eus de la peine à le reconnoître.
En le prenant à Montreuil, je lui avois promis un chapeau neuf avec une ganse et un bouton d'argent, et quatre louis pour s'habiller à Paris; le bon garçon avoit, on ne peut mieux, employé son argent.
Il avoit acheté un fort bel habit d'écarlate, et la culotte de même… Cela n'avoit été porté que peu de temps… Je lui sus mauvais gré de me dire qu'il avoit fait cette emplette à la friperie… L'habillement étoit si frais, que, quoique je susse bien qu'il ne pouvoit pas être neuf, j'aurois souhaité pouvoir m'imaginer que je l'avois fait faire exprès pour lui, plutôt que d'être sorti de la friperie.
Mais c'est une délicatesse à laquelle on ne fait pas beaucoup d'attention à Paris.
La veste qu'il avoit achetée étoit de satin bleu, assez bien brodée en or, un peu usée, mais encore fort apparente; le bleu n'étoit pas trop foncé, et cela s'assortissoit très-bien avec l'habit et la culotte. Outre cela il avoit su tirer encore de cette somme une bourse à cheveux neuve et un solitaire; et il avoit tant insisté auprès du fripier, qu'il en avoit obtenu des jarretières d'or aux genouillères de sa culotte. Il avoit acheté de sa propre monnoie des manchettes brodées qui coûtoient quatre francs, et une paire de bas de soie blancs cinq francs. Mais par-dessus tout, la nature lui avoit donné une belle figure qui ne lui coûtoit pas un sou.
C'est ainsi qu'il entra dans ma chambre, ses cheveux frisés dans le dernier goût, et avec un gros bouquet à la boutonnière de son habit. Il y avoit dans tout son maintien un air de gaieté et de propreté, qui me rappela que c'étoit Dimanche. Je conjecturai aussitôt, en combinant ces deux choses, que ce qu'il avoit à me dire le soir, étoit de me demander la permission de passer ce jour-là comme on le passe à Paris. J'y avois à peine pensé, que d'un air timide, mêlé cependant d'une sorte de confiance que je ne le refuserois pas, il me pria de lui accorder la journée, en ajoutant ingénument que c'étoit pour faire le galant vis-à-vis de sa maîtresse.
Moi, j'avois précisément à le faire vis-à-vis de madame de R… J'avois retenu exprès mon carrosse de remise, et ma vanité n'auroit pas été peu flattée d'avoir un domestique aussi élégant derrière ma voiture… J'avois de la peine à me résoudre à me passer de lui dans cette occasion.
Mais il ne faut pas raisonner dans ces petits embarras, il faut sentir. Les domestiques sacrifient leur liberté dans le contrat qu'ils font avec nous; mais ils ne sacrifient pas la nature. Ils sont de chair et de sang, et ils ont leur vanité, leurs souhaits, aussi bien que leurs maîtres… Ils ont mis à prix leur abnégation d'eux-mêmes, si je peux me servir de cette expression; cependant leurs attentes sont quelquefois si déraisonnables, que si leur état ne me donnoit pas le moyen de les mortifier, je voudrois souvent les en frustrer… Mais quand je réfléchis qu'ils peuvent me dire:
Je le sais bien… je sais que je suis votre domestique… Je sens alors que je suis désarmé de tout le pouvoir d'un maître.
La Fleur, tu peux exaler, lui dis-je…
Mais quelle espèce de maîtresse as-tu faite depuis si peu de temps que tu es à Paris?… Et La Fleur, en mettant la main sur sa poitrine, me dit que c'étoit une demoiselle qu'il avoit vue chez M. le comte de B… La Fleur avoit un cœur fait pour la société, à dire vrai, il en laissoit échapper, de manière ou d'autre, aussi peu d'occasion que son maître… Mais comment celle-ci vint-elle? Dieu le sait. Tout ce qu'il m'en dit, c'est que pendant que j'étois chez le comte, il avoit fait connoissance avec la demoiselle au bas de l'escalier. Le comte m'avoit accordé sa protection, et La Fleur avoit su se mettre dans les bonnes grâces de la demoiselle. Elle devoit venir ce jour-là à Paris avec deux ou trois autres personnes de la maison de M. le comte, et il avoit fait la partie de passer la journée avec eux sur les boulevards.
Gens heureux! qui une fois la semaine au moins, mettez de côté vos embarras et vos soucis, et qui, en chantant et dansant, éloignez gaiement de vous un fardeau de peines et de chagrins qui accable les autres nations!
LE FRAGMENT.
Paris.
La Fleur, sans y songer plus que moi, m'avoit laissé de quoi m'amuser tout le jour.
Il m'avoit apporté le beurre sur une feuille de figuier. Il faisoit chaud, et il avoit demandé une mauvaise feuille de papier pour mettre entre sa main et la feuille de figuier. Cela tenoit lieu d'une assiette, et je lui dis de mettre le tout sur la table comme c'étoit. Le congé que je lui avois donné, m'avoit déterminé à ne point sortir. Je lui dis d'avertir le traiteur que je dînerois à l'hôtel, et de me laisser déjeûner.
Lorsque j'eus fini, je jetai la feuille de figuier par la fenêtre. J'en allois faire autant de la feuille de papier; mais elle étoit imprimée. J'y jetai les yeux. J'en lus une ligne, puis une autre, puis une troisième; cela excita ma curiosité. Je fermai la fenêtre, j'en approchai un fauteuil, et me mis à lire.
C'étoit du vieux françois, qui paroissoit être du temps de Rabelais; c'étoit peut-être lui qui en étoit l'auteur. Le caractère en étoit gothique, et si effacé par l'humidité et par l'injure du temps, que j'eus bien de la peine à le déchiffrer… J'en abandonnai même la lecture, et j'écrivis une lettre à mon ami Eugène… Mais je repris le chiffon. Impatienté de nouveau, je t'écrivis aussi, ma chère Eliza, pour me calmer; mais irrité par la difficulté de débrouiller le maudit papier, je le repris encore, et cette difficulté que j'éprouvois à le comprendre n'en faisoit qu'augmenter le désir.
Le dîner vint. Je réveillai mes esprits par une bouteille de vin de Bourgogne, et je repris ma tâche. Enfin, après deux ou trois heures d'une application presqu'aussi profonde que jamais Gruter ou Spon en mirent pour pénétrer le sens d'une inscription absurde, je crus m'apercevoir que je comprenois ce que je lisois… Mais pour m'en assurer davantage, je m'imaginai qu'il n'y avoit pas de meilleur moyen que de le traduire en anglois, pour voir la figure que cela feroit… Je m'en occupai à loisir comme un homme qui écrit des maximes; tantôt en faisant quelques tours dans ma chambre, tantôt en me mettant à la fenêtre; puis je reprenois ma plume. A neuf heures du soir, j'eus enfin achevé mon travail. Alors je me mis à lire ce qui suit.
LE FRAGMENT.
Paris.
Or, comme la femme du notaire disputoit sur ce point un peu trop vivement avec le notaire, je voudrois, dit le notaire en mettant bas son parchemin, qu'il y eût ici un autre notaire pour prendre acte de tout ceci.
Que feriez-vous alors? dit-elle en se levant précipitamment… La femme du notaire étoit une petite femme vaine et colérique… Et le notaire, pour éviter un ouragan, jugea à propos de répondre avec douceur… J'irais, dit-il, au lit… Vous pouvez aller au diable, dit la femme du notaire.
Or, il n'y avoit qu'un lit dans tout l'appartement, parce que ce n'est pas la mode à Paris d'avoir plusieurs chambres qui en soient garnies; et le notaire, qui ne se soucioit pas de coucher avec une femme qui venoit de l'envoyer au diable, prit son chapeau, sa canne, son manteau, et sortit de la maison. La nuit étoit pluvieuse, et venteuse, et il marchoit mal à son aise vers le Pont-Neuf.
De tous les ponts qui ont jamais été faits, ceux qui ont passé sur le Pont-Neuf doivent avouer que c'est le pont le plus beau, le plus noble, le plus magnifique, le mieux éclairé, le plus long, le plus large qui ait jamais joint deux côtés de rivière sur la surface du globe.
A ce trait, on diroit que l'auteur du fragment n'étoit pas françois.
Le seul reproche que les théologiens, les docteurs de Sorbonne et tous les casuistes fassent à ce pont, c'est que, s'il fait du vent à Paris, il n'y a point d'endroit où l'on blasphême plus souvent la nature à l'occasion de ce météore… et cela est vrai, mes bons amis: il y souffle si vigoureusement, il vous y houspille avec des bouffées si subites et si fortes, que de cinquante personnes qui le passent, il n'y en a pas une qui ne coure le risque de se voir enlever ou de montrer quelque chose.
Le pauvre notaire, qui avoit à garantir son chapeau d'accident, appuya dessus le bout de sa canne: mais comme il passoit en ce moment auprès de la sentinelle, le bout de sa canne, en la levant, attrapa la corne du chapeau de la sentinelle, et le vent, qui n'avoit presque plus rien à faire, emporta le chapeau dans la rivière.
C'est un coup de vent, dit en l'attrapant, un bachoteur qui se trouvoit là.
La sentinelle étoit un gascon. Il devint furieux, releva sa moustache, et mit son arquebuse en joue.
Dans ce temps-là on ne faisoit partir les arquebuses que par le secours d'une mèche. Le vent, qui fait des choses bien plus étranges, avoit éteint la lanterne de papier d'une vieille femme, et la vieille femme avoit emprunté la mèche de la sentinelle pour la rallumer… Cela donna le temps au sang du gascon de se refroidir, et de faire tourner l'aventure plus avantageusement pour lui… Il courut après le notaire, et se saisit de son castor. C'est un coup de vent, dit-il, pour rendre sa capture aussi légitime que celle du bachoteur.
Le pauvre notaire passa le pont sans rien dire; mais arrivé dans la rue Dauphine, il se mit à déplorer son sort.
Que je suis malheureux! disoit-il. Serai-je donc toute ma vie le jouet des orages, des tempêtes et du vent? Etois-je né pour entendre toutes les injures, les imprécations qu'on vomit sans cesse contre mes confrères et contre moi? Ma destinée étoit-elle donc de me voir forcé par les foudres de l'église à contracter un mariage avec une femme qui est pire qu'une furie? d'être chassé de chez moi par des vents domestiques, et dépouillé de mon castor par ceux du pont? Me voilà tête nue, et à la merci des bourrasques d'une nuit pluvieuse et orageuse, et du flux et reflux des accidens qui l'accompagnent. Où aller? où passer la nuit? quel vent, au moins, dans les trente-deux points du compas, poussera chez moi les pratiques de mes confrères?
Le notaire se plaignoit ainsi, lorsqu'il entendit, du fond d'une allée obscure, une voix qui crioit à quelqu'un d'aller chercher le notaire le plus proche… Or, le notaire qui étoit là se crut le notaire désigné… Il entra dans l'allée, et s'y enfonça jusqu'à ce qu'il trouva une petite porte ouverte. Là, il entra dans une grande salle, et une vieille servante l'introduisit dans une chambre encore plus grande, où il y avoit pour tous meubles une longue pertuisane, une cuirasse, une vieille épée rouillée et une bandoulière, qui étoient suspendues à des clous à quatre endroits différens le long du mur.
Un vieux personnage, autrefois gentilhomme, et qui l'étoit encore, en supposant que l'adversité et la misère ne flétrissent pas la noblesse, étoit couché dans un lit à moitié entouré de rideaux, la tête appuyée sur sa main en guise de chevet… Il y avoit une petite table tout auprès du lit, et sur la petite table, une chandelle qui éclairoit tout l'appartement. On avoit placé la seule chaise qu'il y eût près de la table, et le notaire s'y assit. Il tira de sa poche une écritoire et une feuille ou deux de papier qu'il mit sur la table… Il exprima du coton de son cornet un peu d'encre avec sa plume, et, la tête baissée au-dessus de son papier, il attendoit, d'une oreille attentive, que le gentilhomme lui dictât son testament.
Hélas! M. le notaire, dit le gentilhomme, je n'ai rien à donner qui puisse seulement payer les frais de mon testament, si ce n'est mon histoire… Et je vous avoue que je ne mourrois pas tranquillement, si je ne l'avois léguée au public… Je vous lègue à vous, qui allez l'écrire, les profits qui pourront vous en revenir… C'est une histoire si extraordinaire, que tout le genre humain la lira avec avidité. Elle fera la fortune de votre maison… Le notaire, dont l'encre étoit séchée, en puisa encore comme il put. Puissant directeur de tous les événemens de ma vie! s'écria le vieux gentilhomme en levant les yeux et les mains vers le ciel; ô toi dont la main m'a conduit, à travers ce labyrinthe d'aventures étranges, jusqu'à cette scène de désolation, aide la mémoire fautive d'un homme infirme et affligé… dirige ma langue par l'esprit de la vérité éternelle, et que cet étranger n'écrive rien qui ne soit déjà écrit dans ce LIVRE invisible qui doit me condamner ou m'absoudre! Le notaire éleva sa plume entre ses yeux et la chandelle pour voir si rien ne s'opposeroit à la netteté de son écriture.
Cette histoire, M. le notaire, ajouta le moribond, réveillera toutes les sensations de la nature… Elle affligera les cœurs humains. Les ames les plus dures, les plus cruelles, en seront émues de compassion.
Le notaire brûloit d'impatience de la commencer; il reprit de l'encre pour la troisième fois, et le moribond, en se tournant de son côté, lui dit: Ecrivez, monsieur le notaire, et le notaire écrivit ce qui suit.
Où est le reste, dis-je à La Fleur qui entra dans ce moment dans ma chambre?
LE FRAGMENT
ET LE BOUQUET.
Paris.
Le reste! Monsieur, dit-il, quand je lui eus dit ce qui me manquoit. Il n'y en avoit que deux feuilles, celle-ci, et une autre dont j'ai enveloppé les tiges du bouquet que j'avois, et que j'ai donné à la demoiselle que j'ai été trouver sur le boulevard… Je t'en prie, La Fleur, retourne la voir, et demande-lui l'autre feuille, si par hasard elle l'a conservée. Elle l'aura sans doute, dit-il; et il part en volant.
Il ne fut que quelques instans à revenir. Il étoit essoufflé, et plus triste que s'il eût perdu la chose la plus précieuse… Juste ciel! me dit-il, Monsieur, il n'y a qu'un quart-d'heure que je lui ai fait le plus tendre adieu; et la volage, en ce peu de temps, a donné le gage de ma tendresse à un valet-de-pied du comte… J'ai été le lui demander; il l'avoit donné lui-même à une jeune lingère du coin; et celle-ci en a fait présent à un joueur de violon, qui l'a emporté je ne sais où… et la feuille de papier avec? Oui, Monsieur… nos malheurs étoient enveloppés dans la même aventure… Je soupirai; et La Fleur soupira, mais un peu plus haut.
Quelle perfidie! s'écrioit La Fleur. Cela est malheureux, disoit son maître.
Cela ne m'auroit pas fait de peine, disoit La Fleur, si elle l'avoit perdu. Ni à moi, La Fleur, si je l'avois trouvé.
L'on verra par la suite si j'ai retrouvé cette feuille… ou point.
L'ACTE DE CHARITÉ.
Paris.
Un homme qui craint d'entrer dans un passage obscur, peut être un très-galant homme, et propre à faire mille choses; mais il lui est impossible de faire un bon voyageur sentimental. Je fais peu de cas de ce qui se passe au grand jour et dans les grandes rues. La nature est retenue et n'aime pas à agir devant les spectateurs. Mais on voit quelquefois, dans un coin retiré, de courtes scènes qui valent mieux que tous les sentimens d'une douzaine de tragédies du théâtre françois réunies… Elles sont cependant bien bonnes… Elles sont aussi utiles aux prédicateurs qu'aux rois, aux héros, aux guerriers; et quand je veux faire quelque sermon plus brillant qu'à l'ordinaire, je les lis, et j'y trouve un fonds inépuisable de matériaux. La Cappadoce, le Pont, l'Asie, la Phrygie, la Pamphilie, le Mexique, me fournissent des textes aussi bons qu'aucun de la bible.
Il y a un passage fort long et fort obscur qui va de l'opéra-comique à une rue fort étroite. Il est fréquenté par ceux qui attendent humblement l'arrivée d'un fiacre, ou qui veulent se retirer tranquillement à pied quand le spectacle est fini. Le bout de ce passage, vers la salle, est éclairé par un lampion, dont la lumière foible se perd avant qu'on arrive à l'autre bout. Ce lumignon est peu utile, mais il sert d'ornement. Il est de loin comme une étoile fixe de la moindre grandeur… Elle brûle, et ne fait aucun bien à l'univers.
En m'en retournant le long de ce passage, j'aperçus, à cinq ou six pas de la porte, deux dames qui se tenoient par le bras, et qui avoient l'air d'attendre une voiture: comme elles étoient le plus près de la porte, je pensai qu'elles avoient un droit de priorité. Je me tapis donc le long du mur, presque à côté d'elles, et m'y tins tranquillement… J'étois en noir, et à peine pouvoit-on distinguer qu'il y eût là quelqu'un.
La dame dont j'étois le plus proche, étoit grande, maigre, et d'environ trente-six ans; l'autre, aussi grande, aussi maigre, avoit environ quarante ans. Elles n'avoient rien qui dénotât qu'elles fussent femmes ou veuves. Elles sembloient être deux sœurs, vraies vestales, aussi peu accoutumées au doux langage des amans qu'à leurs tendres caresses… J'aurois bien souhaité de les rendre heureuses… Mais le bonheur, ce soir, étoit destiné à leur venir d'une autre main.
Une voix basse avec une bonne tournure d'expression, terminée par une douce cadence, se fit entendre, et leur demanda, pour l'amour de Dieu, une pièce de douze sous entr'elles deux… Il me parut singulier d'entendre un mendiant fixer le contingent d'une aumône, et surtout de le fixer à douze fois plus haut qu'on ne donne ordinairement dans l'obscurité… Les dames en parurent tout aussi surprises que moi. Douze sous! dit l'une; une pièce de douze sous! dit l'autre; et point de réponse.
Je ne sais, Mesdames, dit le pauvre, comment demander moins à des personnes de votre rang, et il leur fit une profonde révérence.
Passez, passez, dirent-elles, nous n'avons point d'argent.
Il garda le silence pendant une minute ou deux, et renouvela sa prière.
Ne fermez pas vos oreilles, mes belles dames, dit-il, à mes accens. Mais, mon bon homme, dit la plus jeune, nous n'avons point de monnoie… Que Dieu vous bénisse donc, dit-il, et multiplie envers vous ses faveurs!… L'aînée mit la main dans sa poche… Voyons donc, dit-elle, si je trouverai un sou marqué… Un sou marqué! Ah! donnez la pièce de douze sous, dit l'homme; la nature a été libérale à votre égard, soyez-le envers un malheureux qu'elle semble avoir abandonné.
Volontiers, dit la plus jeune, si j'en avois.
Beauté compatissante, dit-il en s'adressant à la plus âgée, il n'y a que votre bonté, votre bienfaisance, qui donnent à vos yeux un éclat si doux, si brillant… et c'est ce qui faisoit dire tout à l'heure au marquis de Santerre et à son frère, en passant, des choses si agréables de vous deux.
Les deux dames parurent très-affectées; et toutes deux à-la-fois, comme par impulsion, mirent la main dans leur poche, et en tirèrent chacune une pièce de douze sous.
La contestation entr'elles et le suppliant finit; il n'y en eut plus qu'entr'elles, pour savoir qui donneroit la pièce de douze sous; pour finir la dispute, chacune d'elles la donna; et l'homme se retira.
L'ÉNIGME EXPLIQUÉE.
Paris.
Je courus vîte après lui, et je fus tout étonné de voir le même homme que j'avois vu devant l'hôtel de Modène, et qui m'avoit jeté l'esprit dans un si grand embarras… Je découvris tout d'un coup son secret, ou au moins ce qui en faisoit la base: c'étoit la flatterie.
Parfum délicieux! quel rafraîchissement ne donnes-tu pas à la nature! Comme tu remues toutes ses puissances et toutes ses foiblesses! Avec quelle douceur tu pénètres dans le sang, et tu l'aides à franchir les passages les plus difficiles qu'il rencontre dans sa route pour aller au cœur!
L'homme, en ce moment, n'étoit pas gêné par le temps, et il prodigua à ces dames ce qu'il étoit forcé d'épargner dans d'autres circonstances. Il est sûr qu'il savoit se réduire à moins de paroles dans les cas pressés, tels que ceux qui arrivoient dans la rue; mais comment faisoit-il?… L'inquiétude de le savoir ne me tourmente pas. C'est assez pour moi de savoir qu'il gagna deux pièces de douze sous… Que ceux qui ont fait une fortune plus considérable par la flatterie expliquent le reste; ils y réussiront mieux que moi.
PARIS.
Nous nous avançons moins dans le monde en rendant des services qu'en en recevant. Nous prenons le rejeton fané d'un œillet, nous le plantons, et nous l'arrosons parce que nous l'avons planté.
M. le comte de B… qui m'avoit été si utile pour mon passe-port, me le fut encore… Il étoit venu à Paris, et devoit y rester quelques jours… Il s'empressa de me présenter à quelques personnes de qualité qui devoient me présenter à d'autres, et ainsi de suite.
Je venois de découvrir, assez à temps, le secret que je voulois approfondir pour tirer parti de ces honneurs et les mettre à profit. Sans cela, je n'aurois dîné ou soupé qu'une seule fois à la ronde chez toutes ces personnes, comme cela se pratique ordinairement; et en traduisant, selon ma coutume, les figures et les attitudes françoises en anglois, j'aurois vu à chaque fois que j'avois pris le couvert de quelqu'un qui auroit été plus agréable à la compagnie que moi. L'effet tout naturel de ma conduite eût été de résigner toutes mes places l'une après l'autre, uniquement parce que je n'aurois pas su les conserver… Mon secret opéra si bien, que les choses n'allèrent pas mal.
Je fus introduit chez le vieux marquis de … Il s'étoit signalé autrefois par une foule de faits de chevalerie dans la cour de Cythère, et il conservoit encore l'idée de ses jeux et de ses tournois… Mais il auroit voulu faire croire que les choses étoient encore ailleurs que dans sa tête. Je veux, disoit-il, faire un tour en Angleterre; et il s'informoit beaucoup des dames angloises… Croyez-moi, lui dis-je, M. le marquis, restez où vous êtes. Les seigneurs anglois ont beaucoup de peine à obtenir de nos dames un seul coup-d'œil favorable; et le vieux marquis m'invita à souper.
M. P…, fermier-général, me fit une foule de questions sur nos taxes… J'entends dire, me dit-il, qu'elles sont considérables. Oui, lui dis-je en lui faisant une profonde révérence; mais vous devriez nous donner le secret de les recueillir.
Il me pria à souper dans sa petite maison.
On avoit dit à madame de Q… que j'étois un homme d'esprit… Madame de Q… étoit elle-même une femme d'esprit; elle brûloit d'impatience de me voir et de m'entendre parler… Je ne fus pas plutôt assis, que je m'aperçus que la moindre de ses inquiétudes étoit de savoir que j'eusse de l'esprit ou non… Il me sembla qu'on ne m'avoit laissé entrer que pour que je susse qu'elle en avoit… Je prends le ciel à témoin que je ne desserrai pas une fois les lèvres.
Madame de Q… assuroit à tout le monde qu'elle n'avoit jamais eu avec qui que ce soit une conversation plus instructive que celle qu'elle avoit eue avec moi.
Il y a trois époques dans l'empire d'une dame d'un certain ton en France… Elle est coquette, puis déiste… et enfin dévote. L'empire subsiste toujours, elle ne fait que changer de sujets. Les esclaves de l'amour se sont-ils envolés à l'apparition de sa trente-cinquième année, ceux de l'incrédulité leur succèdent, viennent ensuite ceux de l'église.
Madame de V… chanceloit entre les deux époques; ses roses commençoient à se faner, et il y avoit cinq ans au moins, quand je lui rendis ma première visite, qu'elle devoit pencher vers le déisme.
Elle me fit placer sur le sofa où elle étoit, afin de parler plus commodément et de plus près sur la religion; nous n'avions pas causé quatre minutes, qu'elle me dit: pour moi je ne crois à rien du tout.
Il se peut, Madame, que ce soit votre principe; mais je suis sûr qu'il n'est pas de votre intérêt de détruire des ouvrages extérieurs aussi puissans. Une citadelle ne résiste guères quand elle en est privée… Rien n'est si dangereux pour une beauté, que d'être déiste… et je dois cette dette à mon credo, de ne pas vous le cacher. Hé! bon Dieu, Madame, quels ne sont pas vos périls! il n'y a que quatre ou cinq minutes que je suis auprès de vous… et j'ai déjà formé des desseins: qui sait si je n'aurois pas tenté de les suivre, si je n'avois été persuadé que les sentimens de votre religion seroient un obstacle à leur succès?
Nous ne sommes pas des diamans, lui dis-je en lui prenant la main; il nous faut des contraintes jusqu'à ce que l'âge s'appesantisse sur nous et nous le donne… Mais, ma belle dame, ajoutai-je en lui baisant la main que je tenois… il est encore trop tôt. Le temps n'est pas encore venu.
Je peux le dire… Je passai dans tout Paris pour avoir converti madame de V… Elle rencontra D… et l'abbé M… et leur assura que je lui en avois plus dit en quatre minutes en faveur de la religion révélée, qu'ils n'en avoient écrit contre elle dans toute leur Encyclopédie… Je fus enregistré sur-le-champ dans la coterie de madame de V… qui différa de deux ans l'époque déjà commencée de son déisme.
Je me souviens que j'étois chez elle un jour; je tâchois de démontrer au cercle qui s'y étoit formé, la nécessité d'une première cause… J'étois dans le fort de mes preuves, et tout le monde y étoit attentif, lorsque le jeune comte de F… me prit mystérieusement par la main… Il m'attira dans le coin le plus reculé du sallon, et me dit tout bas: vous n'y avez pas pris garde… votre solitaire est attaché trop serré… il faut qu'il badine… voyez le mien… Je ne vous en dis pas davantage: un mot, M. Yorick, suffit au sage.
Et un mot qui vient du sage suffit, M. le comte, répliquai-je en le saluant.
M. le comte m'embrassa avec plus d'ardeur que je ne l'avois jamais été.
Je fus ainsi de l'opinion de tout le monde pendant trois semaines. Parbleu! disoit-on, ce M. Yorick a, ma foi, autant d'esprit que nous… Il raisonne à merveille, disoit un autre. On ne peut être de meilleure compagnie, ajoutoit un troisième. J'aurois pu, à ce prix, manger dans toutes les maisons de Paris, et passer ainsi ma vie au milieu du beau monde… Mais quel métier! j'en rougissois. C'étoit jouer le rôle de l'esclave le plus vil; tout sentiment d'honneur se révoltoit contre ce genre de vie… Plus les sociétés dans lesquelles je me trouvois étoient élevées, et plus je me trouvois forcé de faire usage du secret que j'avois appris dans le cul-de-sac de l'opéra comique… Plus la coterie avoit de réputation, et plus elle étoit fréquentée par les enfans de l'art… et je languissois après les enfans de la nature. Une nuit que je m'étois vilement prostitué à une demi-douzaine de personnes du plus haut parage, je me trouvai incommodé… J'allai me coucher. Je dis le lendemain de grand matin à La Fleur d'aller chercher des chevaux de poste, et je partis pour l'Italie.
MOULINS.
Marie.
Jamais, jusqu'à présent, je n'ai senti l'embarras des richesses.—Voyager à travers le Bourbonnois, le pays le plus riant de la France, dans les beaux jours de la vendange, dans ce moment où la nature reconnoissante verse ses trésors avec profusion, et où tous les yeux sont rayonnans de joie.—Ne pas faire un pas sans entendre la musique appeler à l'ouvrage les heureux enfans du travail, qui portent en folatrant leurs grappes au pressoir.—Rencontrer à chaque instant des groupes qui présentent mille variétés aimables.—Se sentir l'ame dilatée par les émotions les plus délicieuses.—Juste ciel! voilà de quoi faire vingt volumes!
Mais hélas! il ne me reste plus que quelques pages à remplir, et je dois en consacrer la moitié à la pauvre Marie, que mon ami M. Shandy rencontra près de Moulins.
J'avois lu avec attendrissement l'histoire qu'il nous a donnée de cette fille infortunée à qui le malheur avoit fait perdre la raison. Me trouvant dans les environs du pays qu'elle habitoit, elle me revint tellement à l'esprit, que je ne pus résister à la tentation de me détourner d'une demi-lieue, pour aller au village où demeuroient ses parens demander de ses nouvelles.
C'étoit aller, je l'avoue, comme le chevalier de la Triste-Figure, à la recherche des aventures fâcheuses.—Mais, je ne sais comment cela se fait, je ne suis jamais plus convaincu qu'il existe dans moi une ame que quand j'en rencontre.
La vieille mère vint à la porte. Ses yeux m'avoient conté toute l'histoire avant qu'elle eût ouvert la bouche.—Elle avoit perdu son mari, enterré depuis un mois. Le malheur arrivé à sa fille avoit coûté la vie à ce bon père, et j'avois craint d'abord, ajouta la bonne femme, que ce coup n'achevât de déranger la tête de ma pauvre Marie; mais, au contraire, elle lui est un peu revenue depuis. Cependant il lui est impossible de rester en repos; et, dans ce moment, elle est à errer quelque part dans les environs de la route.
Pourquoi mon pouls bat-il si foiblement, que je le sens à peine, pendant que je trace ces lignes? Pourquoi La Fleur, garçon qui ne respire que la joie, passa-t-il deux fois la main sur ses yeux pour les essuyer? Pendant que la vieille nous faisoit ce récit, j'ordonnai au postillon de reprendre la grande route.
Arrivé à une demi-lieue de Moulins, et à l'entrée d'un petit sentier qui conduisoit à un petit bois, j'aperçus la pauvre Marie assise sous un peuplier; elle avoit le coude appuyé sur ses genoux et la tête penchée sur sa main: un petit ruisseau couloit au pied de l'arbre.
Je dis au postillon de s'en aller avec la chaise à Moulins, et à La Fleur de faire préparer le souper;—que j'allois le suivre.
Elle étoit habillée de blanc, et à-peu-près comme mon ami me l'avoit dépeinte, excepté que ses cheveux, qui étoient retenus par un réseau de soie, quand il la vit, étoient alors épars et flottans. Elle avoit aussi ajouté à son corset un ruban d'un verd pâle, qui passoit par-dessus son épaule et descendoit jusqu'à sa ceinture, et son chalumeau y étoit suspendu.—Sa chèvre lui avoit été infidelle comme son amant; elle l'avoit remplacée par un petit chien qu'elle tenoit en laisse avec une petite corde attachée à son bras. Je regardai son chien; elle le tira vers elle, en disant: «toi, Sylvie, tu ne me quitteras pas». Je fixai les yeux de Marie, et je vis qu'elle pensoit à son père, plus qu'à son amant, ou à sa petite chèvre; car en proférant ces paroles, des larmes couloient le long de ses joues.
Je m'assis à côté d'elle, et Marie me laissa essuyer ses pleurs avec mon mouchoir;—j'essuyois ensuite les miens;—puis encore les siens; puis encore les miens, et j'éprouvois des émotions qu'il me seroit impossible de décrire, et qui, j'en suis bien sûr, ne provenoient d'aucune combinaison de la matière et du mouvement.
Oh! je suis certain que j'ai une ame. Les matérialistes et tous les livres dont ils ont infecté le monde, ne me convaincront jamais du contraire.
MARIE.
Quand Marie fut un peu revenue à elle, je lui demandai si elle se souvenoit d'un homme pâle et maigre qui s'étoit assis entre elle et sa chèvre, il y avoit deux ans. Elle me répondit que dans ce temps-là elle avoit l'esprit dérangé; mais qu'elle s'en rappeloit très-bien, à cause de deux circonstances qui l'avoient frappée; l'une, que quoiqu'elle fût très-mal, elle s'étoit bien aperçue que ce Monsieur avoit pitié de son état; l'autre, parce que sa chèvre lui avoit pris son mouchoir, et qu'elle l'avoit battue pour cela.—Elle l'avoit lavé dans le ruisseau, et depuis elle le gardoit dans sa poche pour le lui rendre, si jamais elle le revoyoit.—Il me l'avoit à moitié promis, ajouta-t-elle. En parlant ainsi, elle tira le mouchoir de sa poche pour me le montrer; il étoit enveloppé proprement dans deux feuilles de vigne et lié avec des brins d'osier; elle le déploya, et je vis qu'il étoit marqué d'une S à l'un des coins.
Elle me raconta qu'elle avoit été depuis ce temps-là à Rome, qu'elle avoit fait une fois le tour de l'église de Saint Pierre… qu'elle avoit trouvé son chemin toute seule à travers de l'Apennin; qu'elle avoit traversé toute la Lombardie sans argent… et les chemins pierreux de la Savoie sans souliers. Elle ne se souvenoit point de la manière dont elle avoit été nourrie, ni comment elle avoit pu supporter tant de fatigue; mais Dieu, dit-elle, tempère le vent en faveur de l'agneau nouvellement tondu.
Et tondu au vif! lui dis-je… Ah! si tu étois dans mon pays, où j'ai un petit hameau, je t'y mènerois, je te mettrois à l'abri des accidens… Tu mangerois de mon pain, tu boirois dans ma coupe, j'aurois soin de Silvio… Quand, tes accès te reprenant, tu te remettrois à errer, je te chercherois et te ramenerois… Je dirois mes prières quand le soleil se coucheroit… et, mes prières faites, tu jouerois ton chant du soir sur ton chalumeau… L'encens de mon sacrifice seroit plus agréable au ciel, quand il seroit accompagné de celui d'un cœur brisé par la douleur.
Je sentois la nature fondre en moi, en disant tout cela; et Marie, voyant que je prenois mon mouchoir, déjà trop mouillé pour m'en servir, voulut le laver dans le ruisseau… mais où le ferois-tu sécher, ma chère enfant? Dans mon sein, dit-elle, cela me fera du bien.
Est-ce que ton cœur ressent encore des feux, ma chère Marie?
Je touchois là une corde sur laquelle étoient tendus tous ses maux. Elle me fixa quelques momens avec des yeux en désordre, puis, sans rien dire, elle prit son chalumeau, et joua une hymne à la Vierge… La vibration de la corde que j'avois touchée, cessa… Marie revint à elle, laissa tomber son chalumeau, et se leva.
Où vas-tu, ma chère Marie? lui dis-je. Elle me dit qu'elle alloit à Moulins. Hé bien! allons ensemble. Elle me prit le bras, et allongea la corde pour laisser à son chien la facilité de nous suivre avec plus de liberté. Nous arrivâmes ainsi à Moulins.
MARIE.
Moulins.
Quoique je n'aime point les salutations en public, cependant, lorsque nous fûmes au milieu de la place, je m'arrêtai pour faire mon dernier adieu à Marie.
Marie n'étoit pas grande, mais elle étoit bien faite. L'affliction avoit donné à sa physionomie quelque chose de céleste. Elle avoit les traits délicats, et tout ce que le cœur peut désirer dans une femme… Ah! si elle pouvoit recouvrer son bon sens, et si les traits d'Eliza pouvoient s'effacer de mon esprit, non-seulement Marie mangeroit de mon pain et boiroit dans ma coupe… Je ferois plus, elle seroit reçue dans mon sein, elle seroit ma fille.
Adieu, fille infortunée; imbibe l'huile et le vin que la compassion d'un étranger verse en passant sur tes blessures… L'être qui deux fois a brisé ton cœur, peut seul le guérir pour toujours.
LE BOURBONNAIS.
Ces émotions si douces, ces rians tableaux que je m'étois promis en traversant cette belle partie de la France, pendant le temps des vendanges, s'étoient entièrement évanouis. Il ne m'en restoit plus rien… Mon cœur s'étoit fermé au sentiment du bonheur, depuis que j'avois posé le pied sur une terre d'affliction. Au milieu de toutes ces scènes d'une joie bruyante que je rencontrois à chaque instant, je voyois toujours Marie, dans le fond du tableau, assise et rêveuse sous son peuplier; j'étois déjà aux portes de Lyon, je la voyois encore.
Charmante sensibilité! source inépuisable de tout ce qu'il y a de précieux dans nos plaisirs et de doux dans nos afflictions! tu enchaînes ton martyr sur son lit de paille, ou tu l'élèves jusqu'au ciel. Source éternelle de nos sensations! c'est ta divinité qui me donne ces émotions… Non que, dans certains momens funestes et maladifs, mon ame s'abatte et s'effraie de la destruction… Ce ne sont que des paroles pompeuses… Mais parce que je sens en moi que cette destruction doit être suivie des plaisirs et des soins les plus doux. Tout vient de toi, grand Emanateur de ce monde! C'est toi qui amollis nos cœurs et nous rends compatissans aux maux d'autrui. C'est par toi que mon ami Eugène tire les rideaux de mon lit quand je suis languissant, qu'il écoute mes plaintes, et cherche à me consoler. Tu fais passer quelquefois cette douce compassion dans l'ame du pâtre grossier qui habite les montagnes les plus âpres: il s'attendrit quand il trouve égorgé un agneau du troupeau de son voisin… Je le vois dans ce moment, sa tête appuyée contre sa houlette, le contempler avec pitié… Ah! si j'étois arrivé un moment plus tôt, s'écrie-t-il… Le pauvre agneau perd tout son sang, il meurt, et le tendre cœur du berger en saigne.
Que la paix soit avec toi, généreux berger! Tu t'en vas tout affligé… mais le plaisir balancera ta douleur, car le bonheur entoure ton hameau… heureuse est celle qui le partage avec toi! heureux sont les agneaux qui bondissent autour de toi!
LE SOUPER.
Un fer se détacha d'un pied de devant du cheval de brancard, en commençant la montée du mont Tarare; le postillon descendit et le mit dans sa poche. Comme la montée pouvoit avoir cinq ou six milles de longueur, et que ce cheval étoit notre unique ressource, j'insistai pour que nous rattachassions le fer aussi bien qu'il nous seroit possible; mais le postillon avoit jeté les clous, et sans eux, le marteau qui étoit dans la chaise ne pouvant pas nous servir, je consentis à continuer notre route.
A peine avions-nous fait cinq cens pas que, dans un chemin pierreux, cette pauvre bête perdit le fer de l'autre pied aussi de devant. Je descendis alors tout de bon de la chaise, et apercevant une maison à quelques portées de fusil, à gauche du chemin, j'obtins du postillon qu'il m'y suivroit. L'air de la maison et de tout ce qui l'entouroit ne me fit point regretter mon désastre. C'étoit une jolie ferme entourée d'un beau clos de vigne et de quelques arpens de bled. Il y avoit d'un côté un potager rempli de tout ce qui pouvoit entretenir l'abondance dans la maison d'un paysan, et de l'autre un petit bois qui pouvoit servir d'ornement et fournir le chauffage… Il étoit à-peu-près huit heures du soir lorsque j'y arrivai… Je laissai au postillon le soin de s'arranger, et j'entrai tout droit dans la maison.
La famille étoit composée d'un vieillard à cheveux blancs, de sa femme, de leurs fils, de leurs gendres, de leurs femmes et de leurs enfans.
Ils alloient se mettre à table pour manger leur soupe aux lentilles. Un gros pain de froment occupoit le milieu de la table, et une bouteille de vin à chaque bout, promettoit de la joie pendant le repas: c'étoit un festin d'amour et d'amitié.
Le vieillard se lève aussitôt pour venir à ma rencontre, et m'invite, avec une cordialité respectueuse, à me mettre à table. Mon cœur s'y étoit mis dès le moment que j'étois entré. Je m'assis tout de suite comme un des enfans de la famille; et pour en prendre plus tôt le caractère, j'empruntai, à l'instant même, le couteau du vieillard, et je coupai un gros morceau de pain. Tous les yeux, en me voyant faire, sembloient me dire que j'étois le bien venu, et qu'on me remercioit de ce que je n'avois pas paru en douter.
Etoit-ce cela, ou, dis-le moi, Nature, étoit-ce autre chose qui me faisoit paroître ce morceau si friand? A quelle magie étois-je redevable des délices que je goûtois en buvant un verre de vin de cette bouteille, et qui semble encore m'affecter le palais?
Le souper étoit de mon goût; les actions de grâces qui le suivirent en furent encore plus.
ACTIONS DE GRACES.
Le souper fini, le vieillard donne un coup sur la table avec le manche de son couteau. C'étoit le signal de se lever de table et de se préparer à danser. Dans l'instant, les femmes et les filles courent dans une chambre à côté pour arranger leurs cheveux, et les hommes et les garçons vont à la porte pour se laver le visage, et quitter leurs sabots pour prendre des souliers. En trois minutes, toute la troupe est prête à commencer le bal sur une petite esplanade de gazon qui étoit devant la cour. Le vieillard et sa femme sortent les derniers. Je les accompagne, et me place entr'eux sur un petit sofa de verdure près de la porte.
Le vieillard, dans sa jeunesse, avoit su jouer assez bien de la vielle, et il en jouoit encore passablement. La femme l'accompagnoit de la voix; et les enfans et les petits enfans dansoient… Je dansois moi-même, quoique assis…
Au milieu de la seconde danse, à quelques pauses dans les mouvemens où ils sembloient tous lever les yeux, je crus entrevoir que cette élévation étoit l'effet d'une autre cause que celle de la simple joie… Il me sembla, en un mot, que la religion étoit mêlée pour quelque chose dans la danse… Mais comme je ne l'avois jamais vue s'engager dans ce plaisir, je commençois à croire que c'étoit l'illusion d'une imagination qui me trompe continuellement, si, la danse finie, le vieillard ne m'eût dit: Monsieur, c'est-là ma coutume; dans toute ma vie, j'ai toujours eu pour règle, après souper, de faire sortir ma famille pour danser et se réjouir; bien sûr que le contentement et la gaîté de l'esprit sont les meilleures actions de graces qu'un homme comme moi, qui n'est point instruit, peut rendre au ciel.
Ce seroient peut-être même aussi les meilleures des plus savans prélats, lui dis-je.
LE CAS DE DÉLICATESSE.
Quand on est arrivé au sommet de la montagne de Tarare, on est bientôt à Lyon. Adieu alors à tous les mouvemens rapides! Il faut voyager avec précaution; mais il convient mieux aux sentimens de ne pas aller si vîte. Je fis marché avec un voiturier pour me conduire dans ma chaise aussi lentement qu'il voudroit à Turin par la Savoie.
Les Savoyards sont pauvres, mais patiens, tranquilles, et doués d'une grande probité. Chers villageois, ne craignez rien! le monde ne vous enviera pas votre pauvreté, trésor de vos simples vertus. Nature! parmi tous tes désordres, tu agis encore avec bonté lorsque tu agis avec parcimonie. Au milieu des grands ouvrages qui t'environnent, tu n'as laissé que peu ici pour la faulx et la faucille! mais ce peu est en sûreté; il est protégé par toi. Heureuses les demeures qui sont ainsi mises à l'abri de la cupidité et de l'envie!
Laissez d'ailleurs le voyageur fatigué se plaindre des détours et des dangers de vos routes, de vos rochers, de vos précipices, des difficultés de les gravir, des horreurs que l'on éprouve à les descendre, des montagnes impraticables et des cataractes qui roulent avec elles de grandes pierres qu'elles ont détachées de leur sommet, et qui barrent le chemin. Les habitans d'un village voisin avoient travaillé à mettre de côté un fragment de ce genre entre Saint-Michel et Madane; et avant que mon conducteur pût arriver à ce dernier endroit, il falloit plus de deux heures d'ouvrage pour en ouvrir le passage… Il n'y avoit point d'autre remède que d'attendre avec patience. La nuit étoit pluvieuse et orageuse. Cette raison et le délai causé par les mauvais chemins, obligèrent le voiturier d'arrêter à cinq mille de ses relais, dans une petite auberge près de la route.
Je pris aussitôt possession de ma chambre à coucher… L'air étoit devenu très-froid: je fis faire bon feu, et je donnai des ordres pour le souper… Je remerciois le ciel de ce que les choses n'étoient pas pires, lorsqu'une voiture, dans laquelle étoit une dame avec sa femme-de-chambre, arriva dans l'auberge.
Il n'y avoit pas d'autre chambre à coucher dans la maison que la mienne; l'hôtesse les y amena sans façon, en leur disant qu'il n'y avoit personne qu'un gentilhomme anglois… qu'il y avoit deux bons lits, et un cabinet à côté qui en contenoit un troisième… La manière dont elle parloit de ce troisième lit, n'en fit pas beaucoup l'éloge. Toutefois, dit-elle, il y a trois lits, et il n'y a que trois personnes; et elle osoit avancer que le monsieur feroit de son mieux pour arranger les choses. Je ne voulus pas laisser la dame un moment en suspens; je lui déclarai d'abord que je ferois toute chose en mon pouvoir.
Mais cela ne vouloit pas dire que je la rendrois la maîtresse absolue de ma chambre. Je m'en crus tellement le propriétaire, que je pris le droit d'en faire les honneurs. Je priai donc la dame de s'asseoir; je la plaçai dans le coin le plus chaud, je demandai du bois; je dis à l'hôtesse d'augmenter le souper, et de ne point oublier que je lui avois recommandé de donner le meilleur vin.
La dame ne fut pas cinq minutes auprès du feu, qu'elle jeta les yeux sur les lits. Plus elles les regardoit, et plus son inquiétude sembloit augmenter. J'en étois mortifié, et pour elle et pour moi; ses regards et le cas en lui-même m'embarrassèrent autant qu'il étoit possible que la dame le fût elle-même.
C'en étoit assez pour causer cet embarras, que les lits fussent dans la même chambre. Mais ce qui nous troubloit le plus, c'étoit leur position. Ils étoient parallèles et si proches l'un de l'autre, qu'il n'y avoit de place entre les deux que pour mettre une chaise… Ils n'étoient guères éloignés du feu. Le manteau de la cheminée d'un côté, qui avançoit fort avant dans la chambre, et une grosse poutre de l'autre, formoient une espèce d'alcove qui n'étoit point du tout favorable à la délicatesse de nos sensations… Si quelque chose pouvoit ajouter à notre perplexité, c'étoit que les deux lits étoient si étroits, qu'il n'y avoit pas moyen de songer à faire coucher la femme-de-chambre avec sa maîtresse. Si cela avoit été faisable, l'idée qu'il falloit que je couchasse auprès d'elle, auroit glissé plus aisément sur l'imagination.
Le cabinet nous offrit peu ou point de consolation: il étoit humide, froid; la fenêtre en étoit à moitié brisée; il n'y avoit point de vitres… le vent souffloit, et il étoit si violent, qu'il me fit tousser quand j'y entrai avec la dame pour le visiter. L'alternative où nous nous trouvâmes réduits, étoit donc fort embarrassante. La dame sacrifieroit-elle sa santé à sa délicatesse, en occupant le cabinet et en abandonnant le lit à sa femme-de-chambre, ou cette fille prendroit-elle le cabinet, etc. etc.?
La dame étoit une jeune piémontoise d'environ trente ans, dont le teint l'auroit disputé à l'éclat des roses. La femme-de-chambre étoit lyonnoise, vive, leste, et n'avoit pas plus de vingt ans. De toute manière il y avoit des difficultés… L'obstacle de la grosse pierre de roche qui barroit notre chemin, et qui fut cause de notre détresse, quelque grand qu'il parût, n'étoit qu'une bagatelle, en comparaison de ce qui nous embarrassoit en ce moment; ajoutez à cela que le poids qui accabloit nos esprits, n'étoit pas allégé par la délicatesse que nous avions de ne pas communiquer l'un à l'autre ce que nous sentions dans cette occasion.
Le souper vint, et nous nous mîmes à table. Je crois que si nous n'eussions pas eu de meilleur vin que celui qu'on nous donna, nos langues auroient été liées jusqu'à ce que la nécessité nous eût forcés de leur donner de la liberté… Mais la dame avoit heureusement quelques bouteilles de bon vin de Bourgogne dans sa voiture, et elle envoya sa femme-de-chambre en chercher deux. Le souper fini, et restés seuls, nous nous sentîmes inspirés d'une force d'esprit suffisante pour parler au moins sans réserve de notre situation; nous la retournâmes dans tous les sens; nous l'examinâmes sous tous les points de vue. Enfin, après deux heures de négociations et de débats, nous convînmes de nos articles, que nous stipulâmes en forme d'un traité de paix; et il y eut, je crois, des deux côtés, autant de religion et de bonne foi que dans aucun traité qui jamais eût l'honneur de passer à la postérité.
En voici les articles:
Art. Ier. Comme le droit de la chambre à coucher appartient à Monsieur, et qu'il croit que le lit qui est plus proche du feu est le plus chaud, il le cède à Madame.
Accordé de la part de Madame, pourvu que les rideaux des deux lits, qui sont d'une toile de coton presque transparente, et trop étroits pour bien fermer, soient attachés à l'ouverture avec des épingles, ou même entièrement cousus avec une éguille et du fil, afin qu'ils soient censés former une barrière suffisante du côté de Monsieur.
II. Il est demandé de la part de Madame, que Monsieur soit enveloppé toute la nuit dans sa robe de chambre.
Refusé, parce que Monsieur n'a pas de robe de chambre, et qu'il n'a, dans son porte-manteau, que six chemises et une culotte de soie noire.
La mention de la culotte de soie noire fit un changement total dans cet article… On regarda la culotte comme un équivalent de la robe de chambre. Il fut donc convenu que j'aurois toute la nuit ma culotte de soie noire.
III. Il est stipulé et on insiste de la part de Madame, que dès que Monsieur sera au lit, et que le feu et la chandelle seront éteints, Monsieur ne dira pas un seul mot pendant toute la nuit.
Accordé, à condition que les prières que Monsieur fera, ne seront pas regardées comme une infraction au traité.
Il n'y eut qu'un point d'oublié. C'étoit la manière dont la dame et moi nous nous déshabillerions, et nous nous mettrions au lit. Il n'y avoit qu'une manière de le faire, et le lecteur peut la deviner… Je proteste que, si elle ne lui paroît pas la plus délicate et la plus décente qu'il y ait dans la nature, c'est la faute de son imagination… Ce ne seroit pas la première plainte que j'aurois à faire à cet égard.
Enfin, nous nous couchâmes. Je ne sais si c'est la nouveauté de la situation ou quelqu'autre chose qui m'empêcha de dormir, mais je ne pus fermer les yeux… Je me tournois tantôt d'un côté, tantôt de l'autre… Et cela dura jusqu'à deux heures du matin, qu'impatienté de tant de mouvemens inutiles, il m'échappa de m'écrier: Oh mon Dieu!
Vous avez rompu le traité, Monsieur, dit avec précipitation la dame, qui n'avoit pas plus dormi que moi… Je lui fis mille excuses; mais je soutenois que ce n'étoit qu'une exclamation… Elle voulut que ce fût une infraction entière du traité… Et moi je prétendois qu'on avoit prévu le cas par le troisième article.
La dame ne voulut pas céder, et la dispute affoiblit un peu sa barrière. J'entendis tomber par terre deux ou trois épingles des rideaux.
Sur mon honneur, Madame, ce n'est pas moi qui les ai détachées, lui dis-je en étendant mon bras hors du lit, comme pour affirmer ce que je disois…
J'allois ajouter que pour tout l'or du monde, je n'aurois pas voulu violer l'idée de décence que je…
Mais la femme de chambre qui nous avoit entendus, et qui craignoit les hostilités, étoit sortie doucement de son cabinet, et, à la faveur de l'obscurité, s'étoit glissée dans le passage qui étoit entre le lit de sa maîtresse et le mien.
De manière qu'en étendant le bras, je saisis la femme de chambre…