Oeuvres complètes, tome 5
SUITE ET CONCLUSION
DU
VOYAGE SENTIMENTAL.
PRÉFACE.
La suite du Voyage Sentimental n'est pas présentée comme une production de la plume de Sterne.
La manière brusque dont se termine ce Voyage sembloit exiger une suite; et il est certain que si l'auteur eût vécu plus long-temps, il eût terminé cet ouvrage. Les matériaux étoient prêts. L'intimité qui subsistoit entre Sterne et l'éditeur, l'a mis à portée d'entendre souvent son ami raconter les incidens les plus remarquables de la dernière partie de son dernier Voyage: et ses récits ont fait tant d'impression sur son esprit, qu'il croit avoir retenu ces particularités assez bien pour pouvoir les publier. Il s'est attaché à imiter le style et la manière de son ami. Mais y est-il parvenu? c'est au lecteur à en juger. Quoiqu'il en soit, l'ouvrage peut, aujourd'hui, passer pour complet: et ceux qui ont lu le Voyage Sentimental d'Yorick, et dont la curiosité étoit restée en suspens, n'ont plus rien à désirer pour ce qui concerne les faits, les événemens, et les observations.
SUITE DU CAS DE DÉLICATESSE.
Je pris à la femme-de-chambre… quoi? la main. Non, non: subterfuge grossier, M. Yorick. Trop grossier, en vérité. Voilà ce que diront un critique, un casuiste et un prêtre. Eh bien, je parie ma culotte de soie noire (c'étoit la première fois que je la mettois) contre une douzaine de bouteilles de vin de Bourgogne, pareil à celui que nous bûmes hier au soir, (car je voulois parier avec la dame) que ces messieurs ont tort. Cela n'est guère possible, répondent mes clair-voyans censeurs; la conséquence est trop visible pour qu'on s'y méprenne.
La femme-de-chambre étoit, j'en conviens, aussi vive que peut être une françoise, et une françoise de vingt ans. Cependant, si l'on examine la circonstance, si l'on fait attention que cette fille avoit le visage tourné du côté de sa maîtresse, afin de couvrir la brêche occasionnée par la chûte des épingles, je crois que les géomètres les plus habiles auroient bien de la peine à démontrer la ligne que mon bras a dû décrire pour prendre à la femme-de-chambre…
Vous le voulez pourtant, je vous l'accorde; mais étoit-ce ma faute? Savois-je dans quel état se trouvoit cette fille? Où vais-je m'imaginer qu'elle viendroit sans être habillée? Hélas! une chemise pour tout vêtement, c'est une armure bien légère pour une affaire qui pouvoit être aussi chaude.
Il est vrai que si elle eût été d'un caractère aussi taciturne que la femme-de-chambre parisienne, que je rencontrai avec ses égaremens du cœur, tout alloit pour le mieux, mais cette lyonnoise bavarde n'eut pas plutôt senti ma main, qu'elle se mit à crier, comme si l'on eût voulu la tuer. En effet, quand elle m'auroit vu armé d'un poignard, quand c'eût été à sa vie, et non à sa vertu que j'en aurois voulu, elle n'auroit pas poussé des cris plus perçans. Ah! milord! ah! madame! monsieur l'anglois il y est! il y est!
L'hôtesse et les deux voituriers accoururent. Pouvoient-ils, en conscience, rester tranquilles dans leurs lits, pendant qu'on s'égorgeoit? car ils le croyoient ainsi.—La pauvre hôtesse étoit toute tremblante; elle invoquoit Saint-Ignace, et les signes de croix se succédoient avec une rapidité incroyable. Les voiturins, dans cette bagarre, avoient oublié leurs culottes, et n'étoient pas dans un état plus décent que moi; car j'avois sauté à bas de mon lit, et j'étois debout auprès de la dame, lorsqu'ils entrèrent dans notre chambre.
Quand on fut revenu de la première surprise, on demanda à la jeune fille ce qui l'avoit fait crier; si des voleurs avoient enfoncé sa porte? Point de réponse. Mais elle eut la présence d'esprit de s'enfuir précipitamment dans son cabinet.
Comme il n'y avoit qu'elle qui pût donner des éclaircissemens, et qu'elle s'y refusoit, j'allois échapper aux soupçons; mais malheureusement en me tournant et retournant dans mon lit, sans pouvoir me rendormir, j'avois fait sauter un bouton très-essentiel de ma culotte de soie noire, et l'autre s'étoit échappé de la boutonnière. Ainsi, il étoit clair que j'avois violé l'article de notre capitulation relatif à la culotte.
Je vis les yeux de la dame piémontaise se porter sur l'objet; et comme les miens suivoient leur direction, je reconnus que, quoique j'eusse ma culotte, l'état dans lequel je me trouvois devoit faire rougir la pudeur, plus que ne pouvoient le faire la nudité des deux voiturins, ou la chemise déchirée de notre hôtesse, ou même les charmes en désordre de la dame. J'étois, Eugène, debout tout près d'elle, quand elle m'aperçut… Cette découverte lui fit faire un retour sur elle-même. Elle se renfonça bien vîte dans son lit, s'enveloppa dans ses couvertures, et ordonna qu'on apportât promptement le déjeûner.
A ce signal, tous les curieux se retirèrent, et nous pûmes dès-lors entrer en conférence réglée, et discuter librement les articles de notre traité.
LA NÉGOCIATION.
Comme les épingles, avec lesquelles on se croyoit bien en sûreté, n'avoient pas produit l'effet qu'on s'en étoit promis, la dame piémontoise, en négociateur habile, se tint armée sur tous les points, avant de renouer les conférences. Elle comptoit autant sur les artifices de sa coqueterie que sur la souplesse de son génie. Les femmes ont une réthorique surnaturelle à laquelle il est impossible de résister. Mais voici le café au lait; à peine ai-je le temps de faire mes dispositions.
La dame. «Je ne suis pas surprise, monsieur, que la mésintelligence règne si souvent entre la France et l'Angleterre. Votre nation compte pour rien l'infraction des traités même sans provocation.»
Yorick. «Pardon, Madame: mais daignez réfléchir un instant. Il avoit été stipulé par le troisième article que Monsieur pourroit faire ses prières; et jusqu'à ce moment je n'avois fait qu'une oraison jaculatoire, cependant, votre femme de chambre par ses cris extraordinaires, et même incompréhensibles, m'avoit jeté dans des convulsions si violentes, que je puis vous assurer que je n'étois point du tout à mon aise.»
La dame. «Pardon, vous-même, Monsieur; mais vous avez enfreint tous les articles, excepté le premier; et encore la barrière dont on étoit convenu, a-t-elle été renversée.»
Yorick. «Madame voudra bien observer que c'est elle-même qui l'a renversée, dans le feu de la discussion sur le troisième article.»
La dame. «Mais, Monsieur, la culotte?»
Yorick. «C'est me toucher au vif: je l'avoue, Madame, j'ai dû vous paroître coupable; mais soyez sûre que la volonté n'y étoit pour rien. L'infraction que vous me reprochez a été le résultat d'un pur accident.»
La dame. «Mais est-ce aussi par accident que vous avez porté deux mains criminelles sur ma femme de chambre?»
Yorick. «Deux mains criminelles, Madame! je ne l'ai touchée que d'une main: et un jury de vierges ne verroit pas autre chose dans cette affaire qu'une sensation fortuite.»
Cette conférence se termina par un nouveau traité dans lequel tous les cas furent prévus, hôtelleries, lits, épingles aux rideaux; femmes de chambre nues, culottes malheureuses; boutons, etc. etc. etc. Il se fût agi d'une nouvelle convention pour la démolition du port de Dunkerque, ou de celui de Mardik, qu'on n'auroit pas déployé une politique plus circonspecte. Rien ne fut laissé à la mauvaise foi, ou au hasard.
VŒUX EN FAVEUR DES PAUVRES.
Nature! sous quelque forme que tu te montres; sur les montagnes de la nouvelle Zemble, ou sur le sol brûlant des tropiques, tu es toujours aimable! toujours tu guideras mes pas! Avec ton secours, la vie confiée à cette foible et frêle machine sera toujours conforme à la raison et à la justice. Ces douces émotions que tu inspires par une sympathie organisée dans toutes les parties m'apprennent à sentir, à prendre part au malheur des autres, à compatir à leur misère; elles sont pour moi la source d'une satisfaction, d'une félicité ineffable. Comment donc les infortunes passagères du moment peuvent-elles obscurcir ton front; ce front, où la sérénité devoit fixer son empire?—Loin d'ici méchant Spléen aux yeux jaunes! empare-toi de l'hypocrite au cœur double, au regard louche; saisis ce misérable qui soupire, même en contemplant ses trésors, et tremblant en pensant à la fragilité des portes et des verroux;—mais songe donc, insensé, que la vie elle-même est plus fragile encore; calcule les jours que tu as encore à vivre,—dix années peut-être; et peut-être moins. Ne garde que ce qu'il te faut pour ce trajet si court, et donne le reste au véritable indigent.
Puisse ma prière être exaucée, et la misère disparoîtra de dessus la terre; chaque mois sera pour le pauvre un mois de vendange.
AMITIÉ.
Quelque prêtre rigide s'imaginera peut-être que c'étoit avant le déjeûner que je faisois cette prière, et pour que ma négociation avec la belle piémontoise eût un heureux succès,—cela peut être.
Ma vie a été un tissu d'accidens, ourdi par les mains de la fortune, sur un patron bisarre, mais sans être rebutant. Le fond en est léger et riant; les fleurs en sont si variées que le plus habile des ouvriers de l'imagination auroit bien de la peine à l'imiter.
Une lettre de Paris, de Londres, de vous Eugène! oh! mon ami! je serai avec toi, à l'hôtel de Saxe, avant deux fois vingt-quatre heures.
LE COMBAT.
Ainsi, bel ange, je te rencontrerai à Bruxelles: mais ce ne sera qu'à mon retour d'Italie. Je traverserai l'Allemagne pour me rendre en Hollande, par la route de Flandres. Quel combat entre l'amour et l'amitié! ah! madame de L—! la porte de la remise a été fatale à la paix de mon cœur.—La boîte de corne du bon moine vous replace à chaque instant sous mes yeux.
Si j'ai jamais désiré avoir un cœur de roche, insensible au plaisir comme à la peine, c'est aujourd'hui. Insensé! qu'ai-je dit? j'ai blasphêmé contre la religion du sentiment. J'expierai mon crime. Comment? en faisant à l'amitié le sacrifice de mes affections les plus douces; dussé-je en mourir!
LA FAUSSE DÉLICATESSE.
Ma résolution une fois prise, je me mis à préparer les excuses que la politesse vouloit que je fisse à la belle piémontoise, pour un départ aussi brusque; c'étoit une infraction au traité que nous avions fait ensemble, et qui me lioit jusqu'à Turin. Il me falloit donc un manifeste apologétique. Si notre première convention avoit essuyé quelques atteintes, les incidens et accidens qui avoient occasionné cette apparence de violation, pouvoient tenir lieu de justification. Mais ici c'étoit violer ouvertement un second traité, après une ratification solemnelle et religieuse. Comment donc ose-t-on faire aux potentats de la terre un crime d'une reprise d'hostilités, après un traité définitif, quand on voit cette foule d'événemens inattendus, et imprévus qui peuvent r'ouvrir le temple de Janus. Pendant que je faisais ce beau soliloque, la dame entra dans ma chambre et me dit que les voituriers étoient prêts, ainsi que leurs mulets.—Eugène, si la rougeur peut être un signe de modestie naturelle, ou de honte, et non la marque du crime, je t'avouerai que mon visage devint cramoisi, et que ma langue me refusa le service.—«Madame… une lettre,» je ne pus en dire davantage. Elle vit ma confusion, mais elle ne fit pas semblant de s'en appercevoir.
«Nous resterons, monsieur, jusqu'à ce que vous ayez fini votre lettre.»—Mon trouble redoubla; et ce ne fut qu'après une pause de quelques minutes, qu'appelant à mon aide toutes les puissances de la résolution et de l'amitié, je pus lui dire: «Il faut que j'en sois moi-même le porteur.»
T'est-il jamais arrivé, dans un besoin pressant, de t'adresser à un ami équivoque pour lui demander de l'argent? Que se passoit-il alors dans ton ame, pendant que tu examinois l'agitation de ses muscles, que tu voyois la terreur ou la compassion se peindre dans ses yeux; et que ton homme faisant taire les tendres émotions du cœur et se tournant vers toi, avec un sourire malin, te demandoit: «où sont mes sûretés?» As-tu jamais brûlé pour une beauté impérieuse, dans laquelle tu avois concentré tes vœux, tes espérances, et ton bonheur? C'en est fait: la résolution en est prise. Tu lui découvres le secret de ton cœur: tu tiens, dans ce moment terrible, les yeux fixés sur les siens. Malheureux, que vas-tu devenir? Son indignation éclate; chacun de ses regards est un trait qui te tue.
—Voilà précisément, Eugène, ce qui m'arrive. Figure-toi la belle piémontoise recueillant tout son orgueil et toute sa vanité dans un même foyer, le tout renforcé par le ressentiment dont est animée une femme qui se croit outragée.
«C'est sans doute, là, Monsieur, de la politesse angloise; mais elle ne convient pas à d'honnêtes-gens.»
«Eh! Madame! au nom du destin, du hasard, ou de la fatalité, ou de tout ce qu'il vous plaira, pourquoi les incidens, les bisarreries de ma vie, attirent-ils à une nation entière un pareil reproche?»
Ce n'est pas bien, belle piémontoise! mais, pars! que le bonheur te suive et t'accompagne par tout.
OPINIATRETÉ.
Mais cette difficulté n'étoit pas la seule que j'eusse à surmonter, en changeant le plan de mes opérations. Le voiturier avec lequel j'étois convenu qu'il me conduiroit à Turin, ne vouloit pas retourner à Saint-Michel, avant d'avoir achevé son voyage, parce qu'il s'attendoit à trouver un voyageur qui lui payeroit son retour. Je lui représentai inutilement ce qu'il gagneroit pour une course aussi courte, et qu'il trouveroit probablement à Saint-Michel quelque personne qui voudroit aller à Turin. Non;—il étoit obstiné comme ses mules, on eût dit qu'il y avoit entr'eux une sympathie de caractère qu'il faut peut-être attribuer à ce qu'ils vivoient et conversoient constamment ensemble. Toute ma rhétorique, tous mes raisonnemens ne firent pas plus d'impression sur cet homme, que les excommunications et les anathêmes lancés religieusement par le clergé de France contre les rats et les chenilles, n'en font sur ces animaux.
Voyant que je n'avois pas d'autre parti à prendre que de payer le retour, comme si nous avions été jusqu'à Turin, je finis par y consentir; et avec ma philantropie ordinaire je commençai à imputer cette soif du gain, si universellement dominante, à quelque cause cachée dans notre structure, ou à quelques particules invisibles d'air que nous humons avec notre première aspiration en poussant, quand nous faisons notre entrée dans ce monde, un cri de mécontentement pour le voyage qu'on nous force à faire.
LE HASARD DE L'EXISTENCE.
«Le cri de mécontentement pour le voyage qu'on nous force à faire,» cette idée me plaît; je la crois neuve et très-bien adaptée à ma situation présente; je remontai dans ma chaise, en adressant un sourire gracieux aux mules qui sembloient avoir fait passer toutes leurs mauvaises qualités à leur conducteur, et je roulai dans mon esprit quelques conclusions étranges et sans liaison que je tirois de cette pensée que je trouvois si heureuse.
Si donc, me disois-je, nous sommes forcés à ce voyage de la vie; si nous sommes engagés dans cette route sans le savoir, et sans y avoir consenti; si, sans un certain concours fortuit d'atômes, nous eussions pu être une pipe à fumer, ou une oie, ou un singe; pourquoi sommes-nous responsables de nos passions, de nos folies, et de nos caprices? Si vous, ou moi, Eugène, nous étions forcés par quelque tyran à devenir des courtisans, avant d'avoir appris à danser, serions-nous punissables pour avoir fait gauchement la révérence? ou, si ayant appris à danser, mais ignorant tout-à-fait l'étiquette de la cour, on me faisoit malgré moi maître des cérémonies, faudroit-il m'empaler à cause de mon ignorance? Que d'Alexandres, ou de Césars ont été perdus pour le monde par une mal-adresse dans l'acte important de la conception! Fais attention à cela, Eugène, et ris de la prétendue importance des plus grands monarques de la terre.
MARIE.
A mon arrivée à Moulins je demandai des nouvelles de cette infortunée, et j'appris qu'elle avoit rendu le dernier soupir, dix jours après celui où je l'avois vue. Je m'informai de la place où elle avoit été enterrée, et je m'y transportai: mais pas une pierre qui dise où elle repose. Néanmoins voyant un espace de terre qui avoit été fraîchement remuée je n'eus pas de peine à trouver sa tombe. J'y payai le tribut dû à sa vertu, et je lui accordai une larme.
Hélas! ame si douce, tu es partie! mais c'est pour aller te ranger parmi ces anges dont tu étois une image sur la terre.—Ta coupe d'infortunes étoit pleine, trop pleine, et elle s'est répandue dans l'éternité.—La tourmente de la vie s'est convertie pour toi en un calme plein de douceurs.
LE POINT D'HONNEUR.
Après avoir rendu ces honneurs aux mânes de Marie, je remontai dans ma chaise, et me laissai aller au fil de mes pensées sur le bonheur et le malheur de l'espèce humaine: je fus tiré de ma rêverie par un cliquetis d'épées. J'ordonnai au postillon de s'arrêter, et mettant pied à terre, j'allai vers l'endroit d'où le bruit partoit. C'étoit un petit bois qui touchoit à la route. J'eus de la peine à y arriver parce que le chemin qui y conduisoit, étoit tortueux et malaisé.
Le premier objet qui se présenta à ma vue fut un beau jeune homme, qui me parut expirant d'une blessure qu'il venoit de recevoir d'un autre homme qui n'étoit guères plus âgé, et qui pleuroit sur lui, tenant dans sa main une épée encore fumante. Je restai quelques instans immobile de frayeur. Revenu de ma surprise, je demandai quelle avoit été la cause de ce combat sanglant; on ne me répondit que par un nouveau torrent de larmes.
A la fin essuyant les pleurs dont ses joues étoient baignées, le malheureux me dit en soupirant: «Mon honneur, monsieur, m'a forcé à une action que ma conscience condamnoit: mais je n'ai pas écouté la voix de ma conscience: en déchirant le sein de mon ami, j'ai percé mon propre cœur; et la blessure est profonde: je n'en guérirai jamais!» ses transports de douleurs recommencèrent.
Quel est donc ce phantôme, honneur! qui plonge un fer homicide dans ce sein où l'on voudroit verser du baume. Traître! perfide! tu marches tête levée sous l'habit de la coutume, ou plutôt de la mode ridicule, qui, formée par le caprice, est devenue une loi, un code de lois, inconnu à nos ancêtres, inconnu aux peuples barbares. Ce code sanguinaire étoit donc réservé pour ce siècle de luxe, de lumières et de rafinement; pour le séjour des muses; pour la résidence des grâces.
LA RECONNOISSANCE.
Fragment.
La reconnoissance est un fruit qui ne peut venir que sur l'arbre de la bienfaisance: avec une origine aussi noble, une origine céleste, la reconnoissance est nécessairement une vertu parfaite.
Pour moi, dit Multifarius Secundus, je n'hésiterai pas à la placer à la tête de toutes les autres vertus; d'autant plus que le Tout-Puissant lui-même n'en exige pas d'autre de nous: elle est la source de toutes celles qui sont nécessaires pour le salut.
Les payens eux-mêmes faisoient un si grand cas de cette vertu, qu'ils avoient imaginé en son honneur trois divinités, sous le nom de grâces, qu'ils nommoient Thalie, Aglaë et Euphrosyne. Ces trois déesses présidoient à la reconnoissance; on avoit jugé qu'une seule ne suffisoit pas pour honorer une vertu si rare. Il faut observer que les poëtes les ont représentées nues, pour faire comprendre que lorsqu'il s'agit de bienfaisance et de reconnoissance, nous devons agir avec la plus grande sincérité, et sans le moindre déguisement. Elles étoient peintes en vestales, et dans la fleur de la jeunesse, pour faire sentir que les bons offices doivent toujours être récens dans notre mémoire, et que notre reconnoissance ne doit jamais s'affoiblir, ou plier sous le poids du temps, et que nous devons chercher toutes les occasions de témoigner combien nous sommes sensibles aux bienfaits que nous avons reçus. On leur donnoit une figure douce et riante pour signifier la joie que nous éprouvons quand nous exprimons les obligations que nous avons. Leur nombre étoit fixé à trois, pour montrer que la reconnoissance doit être trois fois plus grande que le bienfait; elles se tenoient toutes trois par la main, pour faire voir que les services et la gratitude doivent être inséparables.
Voilà ce que nous ont appris ces payens que nous damnons. Chrétiens! souvenez-vous que vous leur êtes supérieurs; mais prouvez votre supériorité par vos vertus.
LE COMPAGNON DE VOYAGE.
Le malheureux inconnu, tout en déplorant la mort de son ami, oublioit sa propre sûreté;—comme j'aperçus quelques hommes à cheval, à une certaine distance, je conjecturai qu'ayant eu peut-être connoissance du duel qui devoit avoir lieu, ils venoient à la recherche des combattans: je le conjurai de monter dans ma chaise, afin de gagner Paris, avec toute la promptitude possible. Il pouvoit s'y tenir caché jusqu'à ce que son affaire eût été arrangée, ou, si elle prenoit une mauvaise tournure, il s'échapperoit et passeroit en pays étrangers.
Mes remontrances eurent leur effet, et avec quelques instances de plus, j'obtins de lui que nous ferions route ensemble.
Quand nous eûmes fait environ une lieue, je remarquai que ses pleurs étoient moins abondans, sa poitrine moins agitée, tout son extérieur plus tranquille. Nous n'avions pas encore ouvert la bouche depuis que nous étions entrés dans la voiture: voyant qu'il n'étoit pas éloigné de me raconter la cause de son malheur, je l'en priai poliment, et sans importunité: il y consentit.
L'HISTOIRE.
Je suis, dit-il, fils d'un membre du parlement de Languedoc. Ayant fini mes études je vins passer quelques mois à Paris où je me liai avec un gentilhomme un peu plus jeune que moi. Il étoit d'une famille distinguée, et devoit hériter d'une fortune considérable. Ses parens l'avoient envoyé à Paris, autant pour perfectionner son éducation, que pour l'éloigner d'une jeune demoiselle d'un rang inférieur au sien, dont il paroissoit très-épris.
Il me révéla sa passion pour cette jeune personne, qui avoit, disoit-il, fait tant d'impression sur son cœur, que le temps, ni l'absence ne pourroient en effacer son image chérie. Il entretenoit avec elle une correspondance très-suivie. Les lettres de la demoiselle sembloient respirer le retour le plus tendre. Il me consulta sur ce qu'il devoit faire, et je lui donnai les conseils que je jugeai les meilleurs: je ne prétendis pas le guérir de son amour; sa maîtresse, à l'entendre, étoit belle comme Vénus, et, si l'on peut se prendre de passion d'après un portrait peint par un admirateur aussi brûlant, celui qu'il m'en faisoit étoit bien propre à exciter toutes les émotions de la tendresse. J'applaudis donc à son choix, et comme nous pensions absolument l'un comme l'autre, que la fortune et la grandeur ne pouvoient rien, quand elles se trouvent en opposition avec le bonheur, nous regardions comme le plus grand de tous les maux la tyrannie des parens qui forcent leurs enfans à se marier contre leur inclination.
Sur ces entrefaites je reçus une lettre de mon père qui me rappeloit dans mon pays. Comme son ordre étoit très-positif, et n'étoit accompagné d'aucune raison, je craignois que quelques-unes de mes petites galanteries, (car c'est un mal auquel il est impossible d'échapper dans un pays comme Paris) ne fussent parvenues à sa connoissance, je me disposai donc à partir, et fis tristement mes préparatifs. Mon chagrin n'étoit que trop bien fondé. Les derniers fonds qu'on m'avoit fait passer devoient me durer trois mois: le premier à peine fini, je n'avois plus rien. Il m'étoit impossible de voyager sans argent; mais mon généreux ami me prévint dans cette occasion. Il m'offrit une petite boîte qu'il me pria de garder pour l'amour de lui. L'ayant ouverte, j'y trouvai une lettre-de-change à vue sur un banquier, la somme étoit plus que suffisante pour mes frais de route.
Comme il ne laissoit jamais échapper l'occasion d'écrire à sa chère Angélique, je lui demandai une lettre pour elle: car elle demeuroit dans le voisinage de mon père. Je me chargeai aussi de lui porter le portrait de son amant, peint par un artiste des plus célèbres de Paris, et garni d'un riche entourage de brillans: elle devoit le porter en bracelet.
RETOUR DE L'ENFANT PRODIGUE.
Je quittai Paris et tous ses plaisirs avec la plus grande répugnance. Mais ce qui m'affligeoit le plus c'étoit la perte de mon camarade, de mon ami; nous vivions ensemble comme deux frères. On nous nommoit quelquefois Pylade et Oreste. A mesure que j'approchois, je pensois davantage aux reproches que j'allois essuyer de mon père, pour mes folies et mes extravagances; je me disposois à recevoir la correction paternelle avec humilité, avec le respect qu'un fils, et un fils prodigue doit à son père.
Mais quelle fut ma surprise quand j'entendis ce bon père, qui s'étoit précipité vers moi au moment où j'entrois, avec un visage tout rayonnant de joie, s'écrier: mon fils, l'empressement que vous avez témoigné à m'obéir, vous rend encore plus cher à mon cœur, et plus digne de la fortune qui vous attend. Je le remerciai de ses bontés pour moi; mais je lui montrai ma surprise relativement à cette bonne fortune dont il me parloit. «Entrez, me dit-il, et ce mystère vous sera revélé.» En parlant ainsi il me présenta à un vieux gentilhomme et à une jeune dame; et me dit: «Monsieur, voici votre femme.» Il y avoit dans cette saillie brusque, mais amicale de mon père, quelque chose de franc et d'honnête qui me parut infiniment préférable au ton mielleux des sycophantes de cour, espèce d'êtres que je n'ai jamais goûtés.
La jeune demoiselle rougit, et moi je restai immobile. Ma langue ne pouvoit plus articuler, ni mes bras agir. Mes jambes fléchissoient: surpris à la vue de tant de beauté et d'innocence, je n'eus pas le temps de réfléchir: un millier de cupidons s'emparèrent de mon cœur au même instant, et le subjuguèrent.
Revenu du trouble où cet événement inattendu m'avoit jeté, je présentai du mieux que je le pus, mes respects à la compagnie, et l'on me complimenta sur mon heureuse alliance, comme si mon mariage étoit déjà fait; il est vrai qu'il étoit impossible de voir un objet aussi divin, sans en venir éperdument amoureux. C'étoit pour moi le comble du bonheur, que l'approbation de mon père eût précédé la mienne.
L'ENTREVUE.
Le dîner étoit servi, et la joie éclattoit sur tous les visages, excepté sur celui de ma prétendue; je l'attribuai à sa modestie, et au trouble qu'avoit dû lui causer mon apparition soudaine. Je saisis la première occasion favorable, où je me trouvai seul avec elle, pour lui déclarer mes sentimens; et l'instruire de l'impression profonde qu'elle avoit faite sur mon cœur.
Cette occasion se présenta bientôt après le dîner. En nous promenant dans le jardin, nous nous trouvâmes séparés du reste de la compagnie, dans un petit bois que la nature, dans un de ses momens de gaieté, sembloit avoir réservé pour servir de retraite aux amans. «Madame, lui dis-je, après la déclaration que nous avons entendue, et la démarche concertée entre votre père et le mien, je me flatte que ce n'est pas vous offenser que de vous dire, que rien ne manqueroit à ma félicité, que je serois le plus heureux des hommes si j'apprenois de votre bouche que l'alliance qui se prépare a votre agrément, comme il paroît avoir celui de toutes les personnes qui nous entourent. Oh, dites-le moi, mon ange! dites-moi que ce n'est pas malgré vous que vous deviendrez mon épouse.—Faites-moi du moins espérer que j'aurai une petite part à votre affection.—Vous servir avec empressement, m'étudier constamment à vous plaire, fera l'occupation de toute ma vie.»
«Monsieur, me répondit-elle, votre extérieur annonce une noble franchise: vous détestez, j'en suis sûre, le mensonge et la tromperie. Si je vous disois que je pourrai vous aimer un jour, je vous tromperois: c'est impossible.»
«Ciel! qu'ai-je entendu! impossible de m'aimer! Ai-je donc une forme si hideuse? Suis-je donc un monstre? La nature m'a-t-elle jeté dans un moule si grossier, que je sois un objet de dégoût, d'horreur pour la plus belle, la plus aimable des créatures? s'il en est ainsi…»
«Non, monsieur; vous êtes injuste envers la nature: injuste envers vous-même. Vous avez une figure aimable, une taille élégante, un extérieur agréable, embelli encore de tous les charmes de l'art, mais telle est ma cruelle destinée.»—Ici un torrent de larmes lui coupa la parole.
«Oh! madame, lui dis-je, en tombant à ses genoux, je vous en conjure, écoutez la prière du plus ardent de vos adorateurs.—Ce n'est pas parce que les ordres d'un père semblent me donner un titre à votre main.—Je ne veux la devoir qu'à vous-même.—Mais, je vous en conjure, permettez-moi de m'efforcer à la mériter; permettez-moi de vous convaincre de la réalité de ma passion, aussi ardente qu'elle est insurmontable.»
Dieu! Quel fut mon étonnement lorsqu'en proférant ces dernières paroles, j'apperçus mon ami, l'ami que j'honorois, se précipiter de derrière le bosquet, et tirant son épée. «Lâche, s'écria-t-il, tu paieras ta trahison.»
La dame s'étant évanouie, il remit son épée dans le fourreau pour voler à son secours, on la remporta dans la maison, et il m'ordonna de le suivre. Je le suivis, ne sachant pas comment j'avois pu l'offenser, ni par quel enchantement il se trouvoit dans la maison de mon père, tandis que je le croyois à Paris: pendant que nous nous rendions à la forêt, il s'expliqua en ces termes:
«Monsieur, j'ai été instruit de votre perfidie, peu d'heures après que vous fûtes parti de Paris, et quoique vous eussiez pris soin de me cacher le sujet de votre voyage, le soir même il n'étoit question que de votre mariage dans toute la ville. J'envoyai aussitôt chercher des chevaux de poste; et comme vous voyez, je suis arrivé encore à temps pour rompre votre union avec Angélique.»
«Angélique! m'écriai-je;—Dieu sait si votre accusation, vos reproches sont injustes: j'ignorois que cette demoiselle fût Angélique.»
«Subterfuge puérile, répondit-il, et bon tout au plus pour en imposer à un fol, ou à un sot.—Il me faut une autre satisfaction.—Avez-vous remis ma lettre et mon portrait?»
«Non; cela m'a été impossible.»
«Lâche, lâche!—Non: tu trouvois qu'il étoit plus sage de travailler pour toi-même.—J'ai entendu tout ce que tu as dit; il est donc inutile que tu ajoutes le mensonge à la perfidie.»
Ce fut en vain que je demandai à lui prouver mon innocence;—que je promis de renoncer à toutes mes prétentions sur Angélique, et de voyager dans les contrées les plus éloignées, afin de l'oublier: il fut inexorable. Je ne pus jamais parvenir à lui persuader que je ne l'avois pas trompé à Paris; que j'avois ignoré qu'Angélique fût la personne à laquelle j'adressois mes vœux; en un mot, nous arrivâmes à l'endroit où vous nous avez trouvés; et là, malgré toute ma répugnance, je fus obligé de me défendre, après m'être vu traité à plusieurs reprises de lâche, d'infâme, de poltron: vous savez le reste.—Ainsi parla mon compagnon de voyage, et ses larmes recommencèrent à couler.
L'AUBERGE.
Cette histoire touchante avoit fait sur moi une impression si pénible, que je fus très-aise d'appercevoir une petite auberge sur le bord de la route: j'avois grand besoin d'un peu de repos. Nous y entrâmes.
L'hôtesse nous souhaita le bonjour; c'étoit une femme de bonne mine, assez en embonpoint, ni jeune, ni vieille, ou comme on dit en France, d'un certain âge; ce qui ne dit pas grand'chose. Je lui donnerai donc environ trente-huit ans. Un cordelier la quittoit au moment où nous entrions, elle regardoit ce bon père d'un œil si tendre et si pieux, qu'il étoit aisé de voir qu'elle sortoit de confesse. Son mouchoir étoit un peu chiffonné: il y manquoit quelques épingles; son bonnet n'étoit pas tout-à-fait droit sur sa tête; mais on pouvoit attribuer ce léger désordre à la ferveur de sa dévotion et à l'empressement avec lequel elle étoit accourue au devant de ses nouveaux hôtes.
Nous demandâmes une bouteille de Champagne.—Messieurs, j'en ai d'excellent. Il n'a pas son pareil en France. Je vois bien que Monsieur est anglois. Mais quoique nos deux nations soient en guerre, je rendrai toujours justice aux individus: il faut avouer que les milords anglois sont les seigneurs les plus généreux de l'Europe: je commettrois donc une grande injustice, si je présentois à un anglois un verre de vin qui ne fût pas bon pour la bouche du grand monarque.
Il n'y avoit pas à se quereller avec une femme, sur un point aussi délicat; et quoique nous vissions bien, mon compagnon et moi, que c'étoit la plus mauvaise bouteille de Champagne dont nous eussions jamais tâté, je louai généreusement, je payai de même, et je fis de grands complimens à la maîtresse, sur sa politesse.
A notre arrivée à Paris je remis mon compagnon de voyage à son ancien logis, rue Guénégaud: il se proposoit de se déguiser en abbé, espèce de gens qui font très-peu de sensation dans cette ville. Il faut pourtant en excepter ceux qui font profession de bel esprit, ou qui sont de déterminés critiques. Il me promit de venir me trouver au café anglois, vis-à-vis le Pont-Neuf, à neuf heures du soir, afin que nous pussions souper ensemble, et délibérer sur ce qu'il auroit à faire pour se mettre en sûreté. Il étoit alors cinq heures; ainsi j'en avois quatre devant moi pour muser et chercher un gîte.—Pouvois-je faire un meilleur emploi de mon temps, que d'aller causer quelques instans avec mon aimable marchande de gants.
D'abord il n'y avoit pas dans toute la ville une femme mieux au fait des logemens à louer. Sa boutique étoit une espèce de bureau d'adresse pour les hôtels vides. Il est vrai que je ne le savois pas quand j'y entrai. Mais cette circonstance seroit-elle moins en ma faveur parce que je ne l'avois pas prévue? En second lieu, jamais femelle ne fut plus habile à savoir la nouvelle du jour, et il falloit que je découvrisse si l'affaire de mon ami étoit déjà connue à Paris; mais cette recherche demandoit de la précaution et de l'adresse: il fallut donc passer dans l'arrière-boutique.
LES ARMOIRIES.
Paris et Londres.
Paris, ton emblême est un vaisseau: la Seine cependant n'est pas navigable. Que ne prends-tu pour armes la croix de Londres avec une Notre-Dame? car ton vaisseau remonte la Tamise avec le flux, et jette l'ancre dans le port marchand.
Dans laquelle des neuf cents rues (je ne parle que des petites) de cette capitale du monde, (car le moyen de contester aux Parisiens une dénomination qui, à la vérité n'a jamais dépassé de leur ville) dans laquelle, dis-je, de ses neuf cents rues prendrai-je un logement? mais doucement:—c'est ici que demeure ma belle marchande de gants.—Elle est sur sa porte. Les filets de l'amour, fiction des poëtes, sont une réalité chez elle.—«Madame, ma bonne fortune m'a jeté encore une fois dans votre quartier, sans que j'y pensasse. Comment se porte Madame?—à merveille, monsieur: enchantée de vous voir.»
Quelle urbanité! quelle politesse de langage; et c'est la femme d'un gantier qui parle ainsi!
L'ARRIÈRE BOUTIQUE.
Il n'y avoit pas dix minutes que nous étions dans l'arrière-boutique, et ma belle marchande avoit déjà coulé à fond toutes les nouvelles du jour. Je fus bientôt au fait des nouvelles liaisons entre les danseurs de l'opéra, les filles d'honneur; les filles de joie, et les milords anglois; les barons allemands et les marquis italiens. La rapidité avec laquelle elle défiloit son chapelet ne peut se comparer qu'à celle du Rhône, ou à la chûte du Niagara. Dans l'espace de dix minutes, j'avois recueilli assez d'anecdotes scandaleuses pour en composer deux gros volumes. «Mais, à propos, dit-elle, avez-vous quelques échantillons de nos nouvelles manufactures de gants?»—«Où en trouve-t-on?»—Elle descend un carton, et me fait voir une charmante collection. «Voilà les gants d'amour; M. le duc D*** en est l'inventeur.—C'est une histoire singulière; il faut que je vous la raconte. Madame la duchesse a pour Sigisbée un officier écossois, qui a des éruptions d'un genre particulier. Vous savez, Monsieur, que cette nation est sujette à une maladie qui lui est propre; c'est tout comme chez nous;—tous les pays ont leurs maux.—Le valet-de-chambre de Madame dit en confidence à Monsieur qu'il craignoit que le capitaine n'eût communiqué à sa seigneurie quelque chose qu'il n'osoit pas nommer. «Qu'est-ce que c'est, dit le duc? ce n'est pas la gale?» Le valet-de-chambre leva les épaules, et la duchesse entra.—La politesse ne permettoit pas au duc de demander un éclaircissement à son épouse; il travailla donc à imaginer un moyen d'éviter la contagion. Il avoit entendu parler d'un colonel anglois, qui avoit eu une très-bonne idée, dans une circonstance à-peu-près semblable. Mais son nom, qu'il avoit donné à sa découverte, étoit si barbare, qu'il étoit impossible de le prononcer, sans blesser la décence. Le duc appela donc la sienne, les gants d'amour: et maintenant ces gants sont en grande faveur à Paris. Mais il est bon que vous sachiez que la duchesse n'avoit pas été inoculée, et qu'elle mourut de la petite-vérole quelques mois après. On dit que ses médecins s'étoient trompés sur la nature de sa maladie: ils n'avoient jamais été dans votre pays, et avoient oublié que la gale, ou toute autre maladie, cutanée, ou non, peut se transplanter ici;—mais j'espère, ajouta-t-elle, en me lançant à travers ses longs cils un regard amoureux qui pénétra dans mon cœur plus avant que je n'aurois cru un coup-d'œil capable de le faire; vous êtes amateur de la mode, j'espère que vous porterez de ces gants: j'en suis même bien sure; tout le monde en porte.»
A ces mots elle en tira plusieurs paires de différentes grandeurs. Je les rejettai presque tous comme étant trop grands pour ma main. A la fin elle m'en montra une paire que je crus me convenir à-peu-près. «Je vais vous les essayer, Monsieur: mais il faut que votre main soit bien petite pour qu'ils vous aillent; au contraire, madame, comme elle est très-chaude dans ce moment, je crois que vous pouvez m'en essayer qui soient plus grands.»—Elle se mit à côté de moi, et y mettant les deux mains, elle avoit presque achevé la besogne, lorsque son mari vint à passer par la salle. Il secoua la tête en disant:—faites,—faites,—ne bougez pas.
L'EFFET.
Je ne sais comment vous expliquer cela: mais j'ai toujours éprouvé dans mon corps une espèce de tremblement quand un mari m'a trouvé en tête à tête avec sa femme, quoique dans une attitude très-honnête.—Certes, on ne niera pas que celle dans laquelle nous étions la jolie marchande et moi ne fût extrêmement décente.—D'ailleurs, c'étoit pour affaire. Peut-on blâmer une marchande de gants de ce qu'elle les fait essayer dans son arrière-boutique.
Quoi qu'il en soit, l'apparition subite du bon homme avoit rendu les gants presqu'inutiles; ma main, je ne sais par quelle espèce de sympathie trembloit tellement qu'elle ne put plus faire son office. Elle glissa à travers le gant, et s'échappa de celle de ma belle. «Mon Dieu, dit-elle, qu'avez-vous?» Je répondis très-à-propos,—ma foi, madame, je n'ai rien.—Vous vous trouvez mal, monsieur: prenez une goutte de liqueur.» Elle en avoit dans un cabinet à côté, et elle m'en présenta. Ce cordial produisit quelqu'effet: mais pas assez pour dissiper le trouble de mes esprits, occasionné par l'apparition seule du mari: ensorte que je n'eus pas le courage d'essayer de sa jolie main une seconde paire de gants. Mais je la priai de m'en mettre de côté une couple de paires des plus petits. «De quelle couleur, monsieur les veut-il?—noirs.—Comment, avec des rubans noirs, sans être en deuil?» Je la tirai d'inquiétude, en lui disant que j'étois ecclésiastique, et que quoique je ne fusse pas en deuil, je ne pouvois pas décemment porter des gants, même des gants d'amour, qui seroient d'une couleur plus éclatante.
Les gants que j'avois essayé, et la frayeur que m'avoit causée le mari, m'avoit fait oublier le sujet qui m'avoit amené dans cette boutique.—Mais la vérité est qu'avant de passer dans l'arrière-boutique j'avois déjà pris mes mesures; c'est-à-dire, que je m'étois assuré d'un logement. Quant à ce qui regardoit mon malheureux compagnon de voyage, cela ne devoit pas aller jusqu'à elle. Je me devois à moi-même, aussi-bien qu'à mon nouvel ami, d'être très discret sur cet article.
LA MÉDISANCE.
Comme je connois le bon naturel et la loyauté de mes bons amis les critiques, je ne doute pas que ce dernier chapitre ne soit condamné, sans juri, aux assises du mois des auteurs, et que ce tribunal, car c'en est un, ne me déclare coupable de haute trahison contre le souverain, la décence, pour l'avoir écrit, quoi qu'il n'y ait pas un trait, une étoile, ou un astérisque dans mon ouvrage qui ait pu allarmer leur vertu; mais comme je me trouve ici parmi mes pairs, je proteste ainsi qu'il suit:
«Je n'adhère pas à ladite résolution parce que je suis entièrement convaincu qu'ils ne comprennent pas ledit chapitre; et parce que sans entrer dans une explication complette sur ce sujet, je suis d'avis qu'il est au-dessus de leur intelligence.»
YORICK.
LA FILLE D'OPÉRA.
J'ai toujours eu pour maxime que les biens de ce monde n'ont de valeur que par l'usage qu'on en fait. J'avois dans ma poche deux paires de gants d'amour que j'avois à peine essayés.—Voyant que vous n'étiez pas encore arrivé, mon cher Eugène, je me rendis à l'Opéra, et j'y vis mademoiselle Lacour danser à ravir. J'étois au parterre, et de ma place je découvris les plus jolies jambes du monde: je doute qu'il en soit sorti d'aussi parfaites de dessous le ciseau de Protogènes ou de Praxitèle. Ce fut un sujet de conversation entre l'abbé de M… et moi. L'abbé me promit de me présenter à cette aimable danseuse, et me tint parole. Au sortir du spectacle je conduisis mademoiselle Lacour à son carosse, et j'eus l'honneur de lui donner la main pour y monter. Sachant que j'étois anglois, elle serra la mienne d'une manière si affectueuse, que je sentis l'émanation passer du bout de mes doigts à mon cœur avec une rapidité qu'il est plus aisé d'imaginer que de décrire.
Elle nous donna un petit souper très-élégant, et l'abbé se retira promptement après avoir bu un verre de vin seulement. La conversation avoit déjà pris une tournure galante et tendre, je m'étendois sur la félicité sentimentale, et sur les charmes de l'amour platonique; la belle m'interrompit par un éclat de rire, en me disant: «Je vous avoue que je ne suis pas du tout pour votre système, et que je préfère la pratique à toute cette belle théorie.»
Dans toute autre circonstance une doctrine aussi grossière dans la bouche d'une femme, m'auroit dégoûté: mais je me sentois disposé dans ce moment à la gaieté, et je lui versai une rasade en disant: vive la bagatelle! Je lui fis voir ma nouvelle emplette, et lui demandai si elle me trouvoit bien à la mode. Elle me répondit que la forme en étoit mesquine, quoique les gants fussent à la grecque: et elle me recommanda d'en avoir toujours à la mousquetaire.
Comme nous finissions cet intéressant sujet, on annonça Sir Thomas G…; le domestique essaya d'ouvrir la porte, mais éprouvant quelque résistance, car le verrou, je ne sais par quel hasard se trouvoit en dedans, le pauvre garçon en fut plus confus que nous-mêmes. Comme il s'imaginoit que le chevalier étoit sur ses talons, il n'osa pas se retourner pour l'instruire de ce qui se passoit: il glissa par le trou de la serrure cet avis: «Madame, le chevalier est là:» les gants d'amour cependant étoient en jeu, et ils couloient avec plus d'aisance sous ses doigts que sous ceux de la marchande elle-même. C'étoit dans l'instant même où je l'avois amenée à convenir que mes gants alloient bien, que ce maudit avis vint déconcerter l'expérience que nous allions faire de la noble invention du duc. «Cachez-vous sous le lit,» me dit mademoiselle Lacour.
Jamais homme d'église se trouva-t-il dans une situation plus pitoyable: Sir Thomas G… n'auroit pas été très-satisfait peut-être d'y trouver ce pauvre Yorick: mais le chevalier étoit sans inquiétude: mademoiselle Lacour lui avoit persuadé qu'elle ne voyoit pas d'autre homme que lui; et pour prouver à la belle qu'il la croyoit, tous les dimanches matin, il lui glissoit dans la main cent louis d'or.
J'aurois moins souffert cependant, si ma retraite précipitée dans la chambre à coucher n'avoit pas rendu ma position presqu'insupportable. Mon rival, sans s'en douter, triomphoit au-dessus de ma tête, et j'étois réduit forcément à jouer le rôle de Mercure, avec tous ses désagrémens, en dépit de mes dents.
LA RETRAITE.
On disoit, avec raison du duc de Marlborough, que de tout ce que doit savoir un général, la seule partie qui lui manquât étoit la science des retraites. L'amour se compare souvent à la guerre, et la comparaison en est très-juste. A l'instant, où armé de gants d'amour, je croyois avoir emporté Lacour par un coup de main, le commandant en chef fait un attaque et me force à la capitulation la plus déshonorante. «Combien je ressemble peu au duc de Marlborough! me dis-je,—ôserai-je jamais faire entrer une pareil aventure dans mon voyage sentimental?—mais je n'ai pas encore abandonné la place.» Comme je me livrois à ces réflexions Lacour me tendit sa main dessous le lit, et j'eus la consolation de la baiser sans être vu.
Sir Thomas G… évacua enfin le poste,—et, pour ne plus parler avec métaphore, il me fut permis, vers les quatre heures du matin, de faire ma retraite avec décence et sans danger.
RIEN.
Vers les quatre heures du matin… dit le lecteur malin. Qu'avez-vous donc fait jusqu'à ce moment-là, avec une danseuse de l'Opéra, avec une fille de joie.—Rien; absolument rien;—non! M. Yorick, l'imposture est trop grossière pour qu'on vous la passe, fussiez-vous même en chaire. Et vos gants d'amour, qu'en avez-vous faits? Mademoiselle Lacour ne s'est-elle pas remise à l'ouvrage, pour les bien coller?—si cela est, que s'en est-il suivi?—encore une fois, rien.
Qu'il est pénible, mon cher Eugène de se voir pressé pour révéler une vérité imaginaire; ou plutôt une fausseté! On m'interrogeroit dans dix ans, que je répondrois encore—mais rien! rien! rien!
«Pauvre mademoiselle Lacour! vous aviez raison de vouloir que M. Yorick eût des gants à la mousquetaire.» Mais monsieur le critique, cela ne fait rien; rien du tout à l'affaire.
Il en est de même de ce chapitre; dit un bourru de mauvaise humeur. Il faut donc le finir.
LA RENCONTRE INATTENDUE.
Comme je tournois le coin de la rue de la Harpe, en me retirant de chez mademoiselle Lacour, le jour commençant à poindre, j'entendis partir d'un fiacre un hist, hist, hist. Ce sifflement eût fait du mal aux oreilles d'un acteur, ou d'un écrivain dramatique: car pour peu qu'on fût enclin à la superstition, on pouvoit le prendre pour le présage d'une chute prochaine. Mais comme je n'ai jamais monté sur les planches, ni composé de comédie, tragédie, ou farce, ce bruit ne me choqua pas, comme il auroit pu le faire si je m'étois trouvé dans un des cas dont je viens de parler.
Je me retournai, et j'aperçus mon abbé d'un jour qui tendoit sa tête hors de la portière du fiacre, et me faisoit des signes. «Ciel! qu'est-ce que cela veut dire! il aura été pris par la maréchaussée, ou par les gens du guêt; et on le mène au Châtelet ou à Bicêtre.—Heureusement, il n'en étoit rien. Mais ayant appris de l'homme honnête chez lequel il logeoit, que ces messieurs étoient à sa poursuite, et que pour prévenir des conséquences qui pourroient être fâcheuses, il n'avoit pas d'autre parti à prendre que de battre en retraite, aussitôt qu'il feroit jour, M. l'abbé partoit pour la Flandre.
J'éprouvai dans cette occasion un sentiment confus de peine et de satisfaction.—Je souffrois en pensant que ce malheureux jeune homme étoit ainsi persécuté pour un événement qu'il s'étoit efforcé de prévenir;—mais d'un autre côté, j'étois bien aise de savoir qu'au bout de quelques heures, il auroit depassé les frontières de France, et seroit à l'abri des poursuites de la justice.
En prenant congé de lui, après une scène des plus attendrissantes, je ne pus m'empêcher de lui faire entendre qu'un départ aussi précipité, et une route aussi longue pourroient épuiser ses finances plutôt qu'il ne l'auroit prévu.
Il me répondit qu'il avoit autant d'argent qu'il lui en falloit pour gagner Niewport, et que de là il écriroit à ses amis.
Oh! Eugène, tu connois ma façon de penser sur ce sujet. Je n'osai pas insister, de crainte d'offenser une délicatesse dont je me sentois moi-même très-susceptible.—Je me retirai en versant un torrent de larmes aussi involontaires qu'elles étoient sincères.
CONCLUSION.
Mes idées étoient trop agitées et trop excentriques, pour que je pusse dormir,—je pris un fiacre, et fis tout le tour de Paris. C'est une chose étrange que les passions qui sont les bourrasques de la vie, et à quelques restrictions près le seul mobile de nos actions, causent en même-temps notre misère et toutes nos infortunes. Je réfléchissois encore sur les misères de la vie humaine, lorsque mon cocher me ramena chez moi…
Fin du Tome cinquième.