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Oeuvres de Arthur Rimbaud: Vers et proses: Revues sur les manuscrits originaux et les premières éditions mises en ordre et annotées par Paterne Berrichon; poèmes retrouvés

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—J'ai eu raison de mépriser ces bonshommes qui ne perdraient pas l'occasion d'une caresse, parasites de la propreté et de la santé de nos femmes, aujourd'hui qu'elles sont si peu d'accord avec nous.

J'ai eu raison dans tous mes dédains: puisque je m'évade!

Je m'évade?

Je m'explique.

Hier encore, je soupirais: «Ciel! sommes-nous assez de damnés ici-bas! Moi, j'ai tant de temps déjà dans leur troupe! Je les connais tous. Nous nous reconnaissons toujours; nous nous dégoûtons. La charité nous est inconnue. Mais nous sommes polis; nos relations avec le monde sont très convenables.» Est-ce étonnant? Le monde! les marchands, les naïfs!—Nous ne sommes pas déshonorés.—Mais les élus, comment nous recevraient-ils? Or il y a des gens hargneux et joyeux, de faux élus, puisqu'il nous faut de l'audace ou de l'humilité pour les aborder. Ce sont les seuls élus. Ce ne sont pas des bénisseurs!

M'étant retrouvé deux sous de raison,—ça passe vite!—je vois que mes malaises viennent de ne m'être pas figuré assez tôt que nous sommes à l'Occident. Les marais occidentaux! Non que je croie la lumière altérée, la forme exténuée, le mouvement égaré... Bon! voici que mon esprit veut absolument se charger de tous les développements cruels qu'a subis l'esprit depuis la fin de l'Orient... Il en veut, mon esprit!

...Mes deux sous de raison sont finis!—L'esprit est autorité, il veut que je sois en Occident. Il faudrait le faire taire pour conclure comme je voulais.

J'envoyais au diable les palmes des martyrs, les rayons de l'art, l'orgueil des inventeurs, l'ardeur des pillards; je retournais à l'Orient et à la sagesse première et éternelle.—Il paraît que c'est un rêve de paresse grossière!

Pourtant, je ne songeais guère au plaisir d'échapper aux souffrances modernes. Je n'avais pas en vue la sagesse bâtarde du Coran.—Mais n'y a-t-il pas un supplice réel en ce que, depuis cette déclaration de la science, le christianisme, l'homme se joue, se prouve les évidences, se gonfle du plaisir de répéter ces preuves, et ne vit que comme cela? Torture subtile, niaise; source de mes divagations spirituelles. La nature pourrait s'ennuyer, peut-être! M. Prudhomme est né avec le Christ.

N'est-ce pas parce que nous cultivons la brume? Nous mangeons la fièvre avec nos légumes aqueux. Et l'ivrognerie! et le tabac! et l'ignorance! et les dévouements!—Tout cela est-il assez loin de la pensée de la sagesse de l'Orient, la patrie primitive? Pourquoi un monde moderne, si de pareils poisons s'inventent!

Les gens d'Église diront: C'est compris. Mais vous voulez parler de l'Éden. Rien pour vous dans l'histoire des peuples orientaux.—C'est vrai; c'est à l'Éden que je songeais! Qu'est-ce que c'est pour mon rêve, cette pureté des races antiques!

Les philosophes: Le monde n'a pas d'âge. L'humanité se déplace, simplement. Vous êtes en Occident, mais libre d'habiter dans votre Orient, quelque ancien qu'il vous le faille,—et d'y habiter bien. Ne soyez pas un vaincu. Philosophes, vous êtes de votre Occident.

Mon esprit, prends garde. Pas de partis de salut violents. Exerce-toi!—Ah! la science ne va pas assez vite pour nous!

—Mais je m'aperçois que mon esprit dort.

S'il était bien éveillé toujours à partir de ce moment, nous serions bientôt à la vérité, qui peut-être nous entoure avec ses anges pleurant!...—S'il avait été éveillé jusqu'à ce moment-ci, c'est que je n'aurais pas cédé aux instincts délétères, à une époque immémoriale!...—S'il avait toujours été bien éveillé, je voguerais en pleine sagesse!...

Ô pureté! pureté!

C'est cette minute d'éveil qui m'a donné la vision de la pureté!—Par l'esprit on va à Dieu! Déchirante infortune!


L'ÉCLAIR

Le travail humain! c'est l'explosion qui éclaire mon abîme de temps en temps.

«Rien n'est vanité; à la science, et en avant!» crie l'Ecclésiaste moderne, c'est-à-dire Tout le monde. Et pourtant les cadavres des méchants et des fainéants tombent sur le cœur des autres... Ah! vite, vite un peu; là-bas, par delà la nuit, ces récompenses futures, éternelles... les échapperons-nous?...

—Qu'y puis-je? Je connais le travail; et la science est trop lente. Que la prière galope et que la lumière gronde... je le vois bien. C'est trop simple, et il fait trop chaud; on se passera de moi. J'ai mon devoir; j'en serai fier à la façon de plusieurs, en le mettant de côté.

Ma vie est usée. Allons! feignons, fainéantons, ô pitié! Et nous existerons en nous amusant, en rêvant amours monstres et univers fantastiques, en nous plaignant et en querellant les apparences du monde, saltimbanque, mendiant, artiste, bandit,—prêtre! Sur mon lit d'hôpital, l'odeur de l'encens m'est revenue si puissante: gardien des aromates sacrés, confesseur, martyr...

Je reconnais là ma sale éducation d'enfance. Puis quoi!... Aller mes vingt ans, si les autres vont vingt ans...

Non! non! à présent je me révolte contre la mort! Le travail paraît trop léger à mon orgueil: ma trahison au monde serait un supplice trop court. Au dernier moment, j'attaquerais à droite, à gauche...

Alors,—oh!—chère pauvre âme, l'éternité serait-elle pas perdue pour nous!


MATIN

N'eus-je pas une fois une jeunesse aimable, héroïque, fabuleuse, à écrire sur des feuilles d'or, trop de chance! Par quel crime, par quelle erreur, ai-je mérité ma faiblesse actuelle? Vous qui prétendez que des bêtes poussent des sanglots de chagrin, que des malades désespèrent, que des morts rêvent mal, tâchez de raconter ma chute et mon sommeil. Moi, je ne puis pas plus m'expliquer que le mendiant avec ses continuels Pater et Ave Maria. Je ne sais plus parler!

Pourtant, aujourd'hui, je crois avoir fini la relation de mon enfer. C'était bien l'enfer; l'ancien, celui dont le fils de l'homme ouvrit les portes.

Du même désert, à la même nuit, toujours mes yeux las se réveillent à l'étoile d'argent, toujours, sans que s'émeuvent les Rois de la vie, les trois mages, le cœur, l'âme, l'esprit. Quand irons-nous, par delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer—les premiers!—Noël sur la terre?

Le chant des cieux, la marche des peuples! Esclaves, ne maudissons pas la vie.


ADIEU

L'automne déjà!—Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine,—loin des gens qui meurent sur les saisons.

L'automne. Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère, la cité énorme au ciel taché de feu et de boue. Ah! les haillons pourris, le pain trempé de pluie, l'ivresse, les mille amours qui m'ont crucifié! Elle ne finira donc point cette goule reine de millions d'âmes et de corps morts et qui seront jugés! Je me revois la peau rongée par la boue et la peste, des vers plein les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le cœur, étendu parmi les inconnus sans âge, sans sentiment... J'aurais pu y mourir... L'affreuse évocation! J'exècre la misère.

Et je redoute l'hiver parce que c'est la saison du confort!

—Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d'or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin. J'ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J'ai essayé d'inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J'ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs! Une belle gloire d'artiste et de conteur emportée!

Moi! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre! Paysan!

Suis-je trompé? la charité serait-elle sœur de la mort pour moi?

Enfin, je demanderai pardon pour m'être nourri de mensonge. Et allons.

Mais pas une main amie! et où puiser le secours?

* * *

Oui, l'heure nouvelle est au moins très sévère.

Car je puis dire que la victoire m'est acquise: les grincements de dents, les sifflements de feu, les soupirs empestés se modèrent. Tous les souvenirs immondes s'effacent. Mes derniers regrets détalent,—des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes.—Damnés, si je me vengeais!

Il faut être absolument moderne.

Point de cantiques: tenir le pas gagné. Dure nuit! le sang séché fume sur ma face, et je n'ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau!... Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d'hommes; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul.

Cependant c'est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et, à l'aurore, armé d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.

Que parlais-je de main amie! Un bel avantage, c'est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs,—j'ai vu l'enfer des femmes là-bas;—et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme; et un corps.

Avril-Août 1873.

FIN


NOTES ET RÉFÉRENCES

Rimbaud est né le 20 octobre 1854. Le cycle de sa production littéraire—dont il manque une partie jusqu'ici non retrouvée: la Chasse spirituelle et beaucoup de fragments—s'est accompli de 1870 à 1873. Le poète avait donc à peine dix-neuf ans lorsqu'il signifia aux hommes, non seulement son vœu de Silence, mais encore son repentir d'avoir parlé. Et cet acte, orgueil ou sacrifice, mépris ou pudeur, ne dépasse-t-il pas encore en beauté la splendeur despotique de l'œuvre où s'écartèle un cœur immense et qui nous saisit aux entrailles pour nous projeter dans un monde éblouissant? Mais la volonté supérieure qui, selon Paul Claudel, avait suscité cette voix n'a pas voulu que l'écho s'en éteignît. Le devoir restait de veiller à ce que, du moins, les répercussions ne dénaturassent point la miraculeuse parole. Nous fera-t-on grief de nous y être voué?

Quelques précisions bibliographiques, des justifications, ne seront peut-être pas pour déplaire aux curieux de Rimbaud:

PREMIERS VERS

Sensation. Daté de mars 1870, dans l'édition Vanier des «Poésies complètes».

Tête de Faune. Texte du manuscrit de la collection Louis Barthou. Ce manuscrit est de 1872 et, par conséquent, postérieur à la version initiale de 1870 publiée dans les éditions antérieures.

Sonnet. Daté du 3 septembre 1870, dans l'édition Vanier. Il est plutôt de fin août.

Les Effarés. C'est le texte du manuscrit de la collection Barthou. Il présente de légères variantes avec celui inséré dans les Poètes Maudits et d'assez importantes par rapport à la version qui se trouve dans l'édition courante des Œuvres de Jean-Arthur Rimbaud. Daté du 20 septembre 1870, dans l'édition Vanier.

Le Dormeur du Val. Daté d'octobre 1870 dans l'édition Vanier.

Le Buffet. Daté d'octobre 1870, édition Vanier.

Ma Bohême. Octobre 1870, édition Vanier.

Les Douaniers. Inédit. Texte de la collection Barthou. La première version devait être d'octobre 1870.

Accroupissements. Texte du manuscrit de la collection H. Saffrey, inséré dans une lettre de Rimbaud du 15 mai 1871, parue au numéro de la Nouvelle Revue française du 1er octobre 1912. La date d'inspiration doit être de quelques semaines antérieure.

Les Assis. Texte de la collection Barthou. Il présente de très légères variantes avec le texte publié jusqu'ici, partout. Rimbaud a écrit ces vers en avril ou au commencement de mai 1871.

Oraison du Soir. Texte de la collection Barthou. Il offre quelques variantes avec les textes donnés jusqu'ici. Même date que les Assis.

Chant de guerre parisien. Texte de la collection Saffrey, inséré dans la lettre précitée du 15 mai 1871.

Paris se repeuple. Intitulé aussi l'Orgie parisienne. Daté de mai 1871, édition Vanier. Dans la lettre du 15 mai 1871, Rimbaud révèle qu'il a fait deux autres poèmes sur Paris: l'un de cent hexamètres, intitulé les Amants de Paris; l'autre de deux cents hexamètres, intitulé la Mort de Paris. Ces vers, jusqu'à ce jour, n'ont pu être retrouvés.

Les Pauvres à l'église. Texte de la collection Saffrey. Daté: 1871, dans une lettre de Rimbaud du 10 juin 1871, parue au numéro de la Nouvelle Revue française du 1er octobre 1912. Ces vers sont de mai.

Les Poètes de sept ans. Texte de la collection Saffrey. Daté du 26 mai 1871, dans la lettre du 10 juin.

Le Cœur volé. Texte de la collection Barthou. Daté: mai 1871. Il offre quelques variantes avec le texte de la collection Saffrey, qui est celui des éditions antérieures, qui porte pour titre le Cœur du Pitre et qui est daté: juin 1871.

Les Sœurs de charité. Inédit. Texte de la collection Barthou. Date: juin 1871.

Les Premières Communions. Texte de la collection Barthou. Relativement aux publications antérieures, ce poème présente ici, au dispositif et dans les vers, de très importantes variantes. Daté: juillet 1871.

Bateau ivre. C'est le texte des Poètes maudits.

Les Chercheuses de poux. Texte des Poètes maudits.

Voyelles. Texte des Poètes maudits. Nous en avons publié une variante, provenant de la collection Barthou, aux pages 165 et 166 de Jean-Arthur Rimbaud le Poète.

Quatrain. Inédit. Collection Barthou.

Les Corbeaux. Texte de l'édition courante des Œuvres. A paru pour la première fois dans la Renaissance, en mai ou juin 1872. C'est la seule pièce de vers réguliers qui ait été publiée avec l'assentiment du poète. À l'époque, Rimbaud ne faisait plus de ces vers.

Il avait créé le vers libre. On doit penser que les Corbeaux ont été ainsi faits pour complaire à la rédaction d'une publication parnassienne dont le directeur, si nos renseignements sont exacts, était M. Emile Blémont.

LES DÉSERTS DE L'AMOUR

Inédit. Manuscrit de la collection Barthou. Trois feuillets paraissant avoir fait partie d'un recueil colligé par Rimbaud, probablement en la fin de 1871. Chaque page est de plume et d'encre différentes. Pas de pagination.

1er Feuillet.—Au recto, en page blanche: Les Déserts de l'Amour; au verso: Avertissement,signé J.-A. Rimbaud (c'est la signature reproduite en fac-similé sous l'héliogravure du portrait qui est en tête de notre ouvrage: Jean-Arthur Rimbaud le Poète).

2e et 3e Feuillets.—Recto, en haut: répétition du titre, puis le texte.

LES ILLUMINATIONS

Il n'est peut-être pas inutile de rappeler que la première impression, en 1886, des Illuminations a été faite à l'insu du poète, d'après un manuscrit en désordre et sans pagination. Ce manuscrit avait été remis par Charles de Sivry, beau-frère de Verlaine, à Louis Le Cardonnel, qui, par l'intermédiaire de M. Louis Fière, le fit tenir à Gustave Kahn, alors directeur de la Vogue. Toutes les éditions subséquentes sont la reproduction de celle de la Vogue. À défaut du manuscrit en question, qui, par son graphisme et sa configuration, nous eût sans doute aidé au classement, nous avons, prenant pour guides des indications autobiographiques, essayé, dans la présente édition, de placer les morceaux par ordre de dates, après avoir divisé le tout en deux parties: Vers nouveaux et chansons, Poèmes en prose. Et ce qui nous a décidé à opérer cette séparation d'ailleurs logique, c'est l'étude approfondie du chapitre d'Une Saison en Enfer intitulé «Alchimie du Verbe», et aussi la distinction bien espacée faite par Verlaine dans les Poètes maudits entre ces vers et ces proses.

Les vers qui, dans l'édition courante des Œuvres de Jean-Arthur Rimbaud, figurent aux «Poésies», de la page 102 à la page 113, prennent dans notre classement leur place légitime. De même, les proses réunies dans le même volume, pages 201 à 209, sous le titre «Autres illuminations».

1. VERS NOUVEAUX ET CHANSONS

Vertige. La ligne de prose terminant ce poème justifie le titre qu'il prend ici, titre du reste indiqué par ce passage de «l'Alchimie du Verbe»: «J'écrivais des silences, des nuits, je notais l'inexprimable; je fixais des vertiges».

Silence. Le titre nous est dicté par le même passage de «l'Alchimie du Verbe».

Larme. Texte, titre compris, du manuscrit de la collection Barthou. Daté: mai 1872. Dans l'édition courante des Œuvres de J.-A. Rimbaud se trouve une version différente, page 188.

La Rivière de Cassis. Collection Barthou. Daté: mai 1872. C'est une «nuit». Une version un peu différente figure dans les éditions antérieures.

Bonne Pensée du matin. Texte du manuscrit appartenant à M. Messein. Une version un peu antérieure, mai 1872, possédée par M. Barthou a été reproduite en simili-gravure dans J.-A. Rimbaud le Poète. La version donnée par Rimbaud dans Une Saison en Enfer diffère sensiblement des deux autres.

Michel et Christine. Texte publié par la Vogue, en 1886.

Comédie de la Soif. Collection Barthou. Date: mai 1872. Présente quelques variantes, quant au texte et au dispositif, avec la version des éditions antérieures. M. Messein possède de ce poème un manuscrit incomplet, offrant de très légères variantes au texte et ayant pour titre: Enfer de la Soif.

Honte. Texte de la Vogue.

Mémoire. Texte revu sur le manuscrit appartenant à M. Messein.

Jeune Ménage. Manuscrit Messein. Daté: 27 juin 1872. Au dos se trouve cette fin de correspondance:

Réponds-moi au plus vite au sujet de cette lettre et dis-moi si tu t'amuses là-bas. Moi je compte avoir mon atelier à la fin de la semaine prochaine. Adieu! Ecris vite. Ton ami, J.-L. Forain.

Patience. Manuscrit Messein. Au dos et en haut, de l'écriture de Rimbaud, on lit ceci:

Prends-y garde, ô ma vie absente!

Eternité. Texte de la Vogue.

Chanson de la plus haute Tour. Même observation.

Bruxelles. Même observation.

Est-elle aimée. Date, sur l'édition Vanier: juillet 1872.

Bonheur. Texte de la Vogue. Le titre nous est fourni par un brouillon d'Une Saison en Enfer.

Âge d'Or. Texte de la Vogue.

Fêtes de la Faim. Manuscrit de la collection P. Dauze. Daté: août 1872. Texte très différent de celui d'Une Saison en Enfer, page 290. Il est probable que courent par le monde d'autres versions de la partie commençant ainsi:

Le loup criait sous les feuilles...

Marine. Texte de la Vogue. Il nous a semblé que l'alinéa terminant ce poème dans les éditions précédentes, ne lui appartenait pas. Nous l'avons reporté à la fin de Phrases, pages 187 à 190.

Mouvement. Texte de la Vogue.

II. POÈMES EN PROSE

La plupart de ces poèmes, ceux qui furent publiés dans la première édition des Illuminations, ont été revus sur les fascicules de la Vogue.

Génie, Fairy, Jeunesse, le IV de Veillées et Solde, qui n'étaient pas entrés dans la première édition et qui figurent dans l'édition courante des Œuvres de Jean-Arthur Rimbaud sous le titre «Autres illuminations», ont été collationnés sur les manuscrits appartenant à M. Messein.

Il nous a paru que la dernière partie de la pièce Ouvriers ne pouvait faire corps avec ce poème et qu'elle devait en être séparée. On la trouvera immédiatement après, en bonne page.

Enfin, l'étude des manuscrits Messein nous a amené à juger que le IV de Jeunesse devait être reporté à Veillées, et que Guerre devait former le IV de Jeunesse.

UNE SAISON EN ENFER

Nous avons cru devoir faire précéder le texte publié par Rimbaud lui-même, chez Poot et Cie à Bruxelles, d'un morceau trouvé parmi des brouillons de cet ouvrage, le seul, comme on sait, que le poète ait daigné faire imprimer. Ce morceau paraît avoir été un projet de prologue. Entre la date d'inspiration de ce projet, «février, mars ou avril», et celle de l'achèvement d'Une Saison en Enfer, août 1873, le drame de Bruxelles intervint (voy. Jean-Arthur Rimbaud, le Poète) qui aurait fait modifier le premier plan et écarter ce prologue, remplaçé alors par l'avertissement dédicatoire commençant par ces mots: «Jadis, si je me souviens bien».

Paterne Berrichon.


APPENDICE

PIÈCES DOCUMENTAIRES

NOTICE

Les premières de ces pièces ont été écrites à coups de lectures—nous dirions: prématurées, si le cas de Rimbaud n'était si prodigieux de précocité—sur les bancs du collège de Charleville; et, malgré çà et là de beaux vers d'une saveur très particulière, elles marquent vraiment trop d'influences étrangères. Les autres, faites au cours de premières fugues et laissées en province, chez différentes personnes, furent répudiées par l'auteur en une lettre datée du 10 juin 1871, où, textuellement, il mande à son correspondant: «Brûlez, je le veux, et je crois que vous respecterez ma volonté comme celle d'un mort, tous les vers que je fus assez sot pour vous donner lors de mes séjours à Douai.» Ce n'est donc pas tout à fait arbitrairement qu'elles sont rejetées en appendice.

La prose CHARLES D'ORLÉANS À LOUIS XI, «discours français donné en classe», a paru pour la première fois en novembre 1891, quelques jours après la mort de Rimbaud, dans une revue scientifique intitulée l'Evolution. Collationnée sur le manuscrit qu'en possède M. H. Saffrey, il nous a semblé que cette prose devait figurer en tête de ce recueil.

On sait que LES ÉTRENNES DES ORPHELINS, premiers vers français connus du poète—il venait d'avoir quinze ans lorsqu'il les composa,—furent adressés par lui à la Revue pour tous, qui les publia en janvier 1870. Toutes les autres poésies qu'on va lire ont été, sauf la dernière, imprimées en premier lieu dans le fâcheux volume du Reliquaire.

L'HOMME JUSTE, manuscrit incomplet de la collection Barthou, est ici publié pour la première fois. D'après une indication numérique écrite de la main de Rimbaud, il y manquerait les trente premiers vers; et c'est pour cela que nous avons cru ne pas devoir lui faire prendre place à côté des Premières Communions, dont il est contemporain. Peut-être, à la réflexion, ce poème n'est-il autre que les Veilleurs, tant admirés par Verlaine dans les Poètes maudits: Rimbaud changeait volontiers le titre de ses poésies.

P. B.


I

CHARLES D'ORLÉANS À LOUIS XI

Sire, le temps a laissé son manteau de pluie; les fourriers d'été sont venus: donnons l'huis au visage à Mérencolie! Vivent les lais et ballades, moralités et joyeusetés! Que les clercs de la Basoche nous montrent les folles soties; allons ouïr la moralité du Bien-Avisé et du Mal-Avisé, et la conversion du clerc Théophilus, et comme allèrent à Rome Saint Pierre et Saint Paul et comment y furent martyrés! Vivent les dames à rebrassés collets, portant atours et broderies! N'est-ce pas, Sire, qu'il fait bon dire sous les arbres, quand les cieux sont vêtus de bleu, quand le soleil clair luit, les doux rondeaux, les ballades haut et clair chantées? J'ai un arbre de la plante d'amour, ou une fois me dites oui, madame ou Riche amoureux a toujours l'avantage... Mais me voilà bien esbaudi, Sire, et vous allez l'être comme moi: maître François Villon, le bon folâtre, le gentil raillard qui rima tout cela, engrillonné, nourri d'une miche et d'eau, pleure et se lamente maintenant au fond du Châtelet. Pendu serez! lui a-t-on dit devant notaire; et le pauvre follet tout transi a fait son épitaphe pour lui et ses compagnons, et les gracieux gallants dont vous aimez tant les rimes s'attendent danser à Montfaucon, plus becquetés d'oiseaux que dès à coudre, dans la bruine et le soleil!

Oh! Sire, ce n'est par folle plaisance qu'est là Villon. Pauvres housseurs ont assez de peine! Clergeons attendant leur nomination de l'université, musards, montreurs de singes, joueurs de rebec qui payent leur écot en chansons, chevaucheurs d'écuries, sires de deux écus, reîtres cachant leur nez en pots d'étain mieux qu'en casques de guerre[1], tous ces pauvres enfants secs et noirs comme écouvillons, qui ne voient de pain qu'aux fenêtres, que l'hiver emmitoufle d'onglée, ont choisi maître François pour mère nourricière! Or, nécessité fait gens méprendre et faim saillir le loup du bois: peut-être l'écolier, un jour de famine, a-t-il pris des tripes au baquet des bouchers pour les fricasser à l'abreuvoir Popin ou à la taverne du Pestel? Peut-être a-t-il pippé une douzaine de pains au boulanger, ou changé à la Pomme-de-Pin un broc d'eau claire pour un broc de vin de Bagneux? Peut-être, un soir de grand galle, au Plat-d'Étain, a-t-il rossé le guet à son arrivée; ou les a-t-on surpris, autour de Montfaucon, dans un souper, conquis par noise, avec une dizaine de ribaudes?—Ce sont méfaits de maître François. Puis, parce qu'il nous montre un gras chanoine mignonnant avec sa dame en chambre bien nattée, parce qu'il dit que le chapelain n'a cure de confesser, sinon chambrières et dames, et qu'il conseille aux dévotes, par bonne mocque, parler de contemplation sous les courtines, l'écolier fol, si bien riant, si bien chantant, gent comme émerillon, tremble sous les griffes des grands juges, ces terribles oiseaux noirs que suivent corbeaux et pies! Lui et ses compagnons, pauvres piteux, accrocheront un nouveau chapelet de pendus aux bras de la forêt; le vent leur fera chandeaux dans le doux feuillage sonore. Et vous, Sire, comme tous ceux qui aiment le poète, ne pourrez rire qu'en pleurs en lisant ses joyeuses ballades et songerez qu'on a laissé mourir le gentil clerc qui chantait si follement, et ne pourrez chasser Mérencolie!

[1] Olivier Basselin, Vaux-de-Vire.

Pippeur, larron, maître François est pourtant le meilleur fils du monde. Il rit des grasses soupes jacobines, mais il honore ce qu'a honoré l'église de Dieu et Madame la Vierge et la Très Sainte Trinité! Il honore la Cour de Parlement, mère des bons et sœur des benoîts anges! Aux médisants du royaume de France, il veut presque autant de mal qu'aux taverniers qui brouillent le vin! Et dea! Il sait bien qu'il a trop gallé au temps de sa jeunesse folle. L'hiver, les soirs de famine, auprès de la fontaine Maubuay ou dans quelque piscine ruinée, assis à croppetons devant un petit feu de chenevottes, qui flambe par instants pour rougir sa face maigre, il songe qu'il aurait maison et couche molle, s'il eût étudié!... Souvent, noir et flou comme chevaucheur d'escovettes, il regarde dans les logis par des mortaises: «Ô ces morceaux savoureux et friands, ces tartes, ces flans, ces grasses gelines dorées!—Je suis plus affamé que Tantalus!—Du rôt! du rôt!—Oh! cela sent plus doux qu'ambre et civettes!—Du vin de Beaune dans de grandes aiguières d'argent!—Haro, la gorge m'ard!... Ô, si j'eusse étudié!...—Et mes chausses qui tirent la langue, et ma hucque qui ouvre toutes ses fenêtres, et mon feutre en dents de scie!—Si je rencontrais un pitoyable Alexander pour que je puisse, bien recueilli, bien débouté, chanter à mon aise comme Orpheus, le doux ménétrier!—Si je pouvais vivre en honneur une fois avant que de mourir!...» Mais, voilà: souper derondels, d'effets de lune sur les vieux toits, d'effets de lanternes sur le sol, c'est très maigre, très maigre; puis passent, en justes cottes, les mignottes villotières qui font chosettes mignardes pour attirer les passants; puis le regret des tavernes flamboyantes, pleines du cri des buveurs heurtant les pots d'étain et souvent les flamberges, du ricanement des ribaudes et du chant âpre des rebecs mendiants: le regret des vieilles ruelles noires où saillent follement, pour s'embrasser, des étages de maisons et des poutres énormes, où, dans la nuit épaisse, passent, avec des sons de rapières traînées, des rires et des braieries abominables... Et l'oiseau rentre au vieux nid: tout aux tavernes et aux filles!...

Oh! Sire, ne pouvoir mettre plumail au vent par ce temps de joie! La corde est bien triste en mai, quand tout chante, quand tout rit, quand le soleil rayonne sur les murs les plus lépreux! Pendus seront, pour une franche repue! Villon est aux mains de la Cour de Parlement: le corbel n'écoutera pas le petit oiseau! Sire, ce serait vraiment méfait de pendre ces gentils clercs: ces poètes-là, voyez-vous, ne sont pas d'ici-bas; laissez-les vivre leur vie étrange, laissez-les avoir froid et faim, laissez-les courir, aimer et chanter: ils sont aussi riches que Jacques Cœur, tous ces fols enfants, car ils ont des rimes plein l'âme, des rimes qui rient et qui pleurent, qui nous font rire et pleurer: laissez-les vivre! Dieu bénit tous les miséricordieux, et le monde bénit les poètes.

[Milieu de 1870].


LES ÉTRENNES DES ORPHELINS

I


La chambre est pleine d'ombre. On entend vaguement
De deux enfants le triste et doux chuchotement.
Leur front se penche, encore alourdi par le rêve,
Sous le long rideau blanc qui tremble et se soulève.
Au dehors, les oiseaux se rapprochent, frileux;
Leur aile s'engourdit sous le ton gris des cieux.
Et la nouvelle année, à la suite brumeuse,
Laissant traîner les plis de sa robe neigeuse,
Sourit avec des pleurs et chante en grelottant.


II


Or les petits enfants, sous le rideau flottant,
Parlent bas, comme on fait dans une nuit obscure.
Ils écoutent, pensifs, comme un lointain murmure.
Ils tressaillent souvent à la claire voix d'or
Du timbre matinal, qui frappe et frappe encor
Son refrain métallique en son globe de verre.
Et la chambre est glacée. On voit traîner à terre,
Épars autour des lits, des vêtements de deuil.
L'âpre bise d'hiver, qui se lamente au seuil,
Souffle dans le logis son haleine morose.
On sent, dans tout cela, qu'il manque quelque chose...
Il n'est donc point de mère à ces petits enfants,
De mère au frais sourire, aux regards triomphants?
Elle a donc oublié, le soir, seule et penchée,
D'exciter une flamme à la cendre arrachée,
D'amonceler sur eux la laine et l'édredon?
Avant de les quitter, en leur criant: pardon!
Elle n'a point prévu la froideur matinale,
Ni bien fermé le seuil à la bise hivernale?...
—Le rêve maternel, c'est le tiède tapis,
C'est le nid cotonneux où les enfants, tapis
Comme de beaux oiseaux que balancent les branches,
Dorment leur doux sommeil plein de visions blanches!
Et là, c'est comme un nid sans plumes, sans chaleur,
Où les petits ont froid, ne dorment pas, ont peur;
Un nid que doit avoir glacé la bise amère...


III


Votre cœur l'a compris: ces enfants sont sans mère.
Plus de mère au logis!—et le père est bien loin!...
Une vieille servante, alors, en a pris soin.
Les petits sont tout seuls en la maison glacée...
Orphelins de quatre ans, voilà qu'en leur pensée
S'éveille, par degrés, un souvenir riant.
C'est comme un chapelet qu'on égrène en priant:
Ah, quel beau matin que le matin des étrennes!
Chacun, pendant la nuit, avait rêvé des siennes,
Dans quelque songe étrange où l'on voyait joujoux,
Bonbons habillés d'or, étincelants bijoux
Tourbillonner, danser une danse sonore,
Puis fuir sous les rideaux, puis reparaître encore.
On s'éveillait matin, on se levait joyeux,
La lèvre affriandée, en se frottant les yeux;
On allait, les cheveux emmêlés sur la tête,
Les yeux tout rayonnants comme aux grands jours de fête
Et les petits pieds nus effleurant le plancher,
Aux portes des parents tout doucement toucher;
On entrait; puis, alors, les souhaits... en chemise,
Les baisers répétés, et la gaieté permise!


IV


Ah! c'était si charmant, ces mots dits tant de fois...
—Mais comme il est changé, le logis d'autrefois!
Un grand feu pétillait, clair dans la cheminée.
Toute la vieille chambre était illuminée;
Et les reflets vermeils, sortis du grand foyer,
Sur les meubles vernis aimaient à tournoyer.
L'armoire était sans clefs, sans clefs la grande armoire!
On regardait souvent sa porte brune et noire:
Sans clefs, c'était étrange! On rêvait bien des fois
Aux mystères dormant entre ses flancs de bois;
Et l'on croyait ouïr, au fond de la serrure
Béante, un bruit lointain, vague et joyeux murmure...
—La chambre des parents est bien vide aujourd'hui!
Aucun reflet vermeil sous la porte n'a lui.
Il n'est point de parents, de foyer, de clefs prises;
Partant, point de baisers, point de douces surprises.
Oh! que le jour de l'an sera triste pour eux!
Et, tout pensifs, tandis que de leurs grands yeux bleus
Silencieusement tombe une larme amère,
Ils murmurent: «Quand donc reviendra notre mère?»


V


Maintenant, les petits sommeillent, tristement.
Vous diriez, à les voir, qu'ils pleurent en dormant,
Tant leurs yeux sont gonflés et leur souffle pénible:
Les tout petits enfants ont le cœur si sensible!...
Mais l'ange des berceaux vient essuyer leurs yeux,
Et dans ce lourd sommeil met un rêve joyeux,
Un rêve si joyeux que leur lèvre mi-close,
Souriante, paraît murmurer quelque chose.
Ils rêvent que, penchés sur leur petit bras rond,
Doux geste du réveil, ils avancent le front.
Et leur vague regard tout autour d'eux repose.
Ils se croient endormis dans un paradis rose...
Au foyer plein d'éclairs chante gaiement le feu;
Par la fenêtre, on voit là-bas un beau ciel bleu;
La nature s'éveille et de rayons s'enivre;
La terre, demi-nue, heureuse de revivre,
A de frissons de joie aux baisers du soleil,
Et, dans le vieux logis, tout est tiède et vermeil,
Les sombres vêtements ne jonchent plus la terre,
La bise sous le seuil a fini par se taire:
On dirait qu'une fée a passé dans cela!...
—Les enfants, tout joyeux, on jeté deux cris... Là,
Près du lit maternel, sous un beau rayon rose,
Là, sur le grand tapis, resplendit quelque chose.
Ce sont des médaillons argentés, noirs et blancs,
De la nacre et du jais aux reflets scintillants,
Des petits cadres noirs, des couronnes de verre,
Ayant trois mots gravés en or: «a notre mère!»

[Fin 1869.]



LE FORGERON


I


Le bras sur un marteau gigantesque, effrayant
D'ivresse et de grandeur, le front vaste, riant,
Comme un clairon d'airain, avec toute sa bouche,
Et prenant ce gros-là dans son regard farouche,
Le Forgeron parlait à Louis Seize, un jour
Que le peuple était là, se tordant tout autour
Et sur les lambris d'or traînant sa veste sale.


Or le bon roi, debout sur son ventre, était pâle,
Pâle comme un vaincu qu'on prend pour le gibet,
Et, soumis comme un chien, jamais ne regimbait
Car ce maraud de forge aux énormes épaules
Lui disait de vieux mots et des choses si drôles,
Que cela l'empoignait au front, comme cela!


«Or, tu sais bien, Monsieur, nous chantions tra la la
Et nous piquions les bœufs vers les sillons des autres.
Le Chanoine, au soleil, filait des patenôtres
Sur des chapelets clairs grenés de pièces d'or;
Le Seigneur, à cheval, passait, sonnant du cor;
Et l'un, avec la hart, l'autre, avec la cravache,
Nous fouaillaient. Hébétés comme des yeux de vache,
Nos yeux ne pleuraient plus. Nous allions, nous allions;
Et quand nous avions mis le pays en sillons,
Quand nous avions laissé dans cette terre noire
Un peu de notre chair... nous avions un pourboire:
On nous faisait flamber nos taudis dans la nuit,
Nos petits y faisaient un gâteau fort bien cuit.


«Oh! je ne me plains pas. Je te dis mes bêtises.
C'est entre nous. J'admets que tu me contredises.
Or, n'est-ce pas joyeux de voir, au mois de juin,
Dans les granges entrer des voitures de foin
Énormes; de sentir l'odeur de ce qui pousse,
Des vergers quand il pleut un peu, de l'herbe rousse;
De voir des blés, des blés, des épis pleins de grain,
De penser que cela prépare bien du pain?...
Oh! plus fort on irait, au fourneau qui s'allume,
Chanter joyeusement en martelant l'enclume,
Si l'on était certain de pouvoir prendre un peu,
Étant homme à la fin, de ce que donne Dieu!
Mais, voilà, c'est toujours la même vieille histoire...


«Mais je sais, maintenant! Moi, je ne peux plus croire,
Quand j'ai deux bonnes mains, mon front et mon marteau,
Qu'un homme vienne là, dague sous le manteau,
Et me dise: «Mon gars, ensemence ma terre»;
Que l'on arrive encor, quand ce serait la guerre,
Me prendre mon garçon, comme cela, chez moi!
Moi, je serais un homme, et toi, tu serais roi?
Tu me dirais: «Je veux»? Tu vois bien, c'est stupide.
Tu crois que j'aime voir ta baraque splendide,
Tes officiers dorés, tes mille chenapans,
Tes palsembleus bâtards tournant comme des paons?
Ils ont rempli ton nid de l'odeur de nos filles
Et de petits billets pour nous mettre aux Bastilles,
Et nous dirions: «C'est bien; les pauvres, à genoux!»;
Nous dorerions ton Louvre en donnant nos gros sous,
Et tu te soûlerais, tu ferais belle fête,
Et ces Messieurs riraient, les reins sur notre tête?


«Non. Ces saletés-là datent de nos papas.
Oh! le Peuple n'est plus une putain. Trois pas,
Et, tous, nous avons mis ta Bastille en poussière.
Cette bête suait du sang par chaque pierre;
Et c'était dégoûtant, la Bastille debout
Avec ses murs lépreux qui nous racontaient tout
Et, toujours, nous tenaient enfermés dans leur ombre!
Citoyen, citoyen, c'était le passé sombre
Qui croulait, qui râlait, quand nous prîmes la tour!
Nous avions quelque chose, au cœur, comme l'amour;
Nous avions embrassé nos fils sur nos poitrines,
Et, comme des chevaux, en soufflant des narines,
Nous allions fiers et forts, et ça nous battait là!
Nous marchions au soleil, front haut, comme cela,
Dans Paris; on venait devant nos vestes sales;
Enfin, nous nous sentions hommes! Nous étions pâles
Sire; nous étions soûls de terribles espoirs.
Et quand nous fûmes là, devant les donjons noirs,
Agitant nos clairons et nos feuilles de chêne,
Les piques à la main, nous n'eûmes pas de haine.
Nous nous sentions si forts: nous voulions être doux!


«Et, depuis ce jour-là, nous sommes comme fous!
Le tas des ouvriers a monté dans la rue,
Et ces maudits s'en vont, foule toujours accrue
De sombres revenants, aux portes des richards.
Moi, je cours avec eux assommer les mouchards;
Et je vais dans Paris, noir, marteau sur l'épaule,
Farouche, à chaque coin balayant quelque drôle;
Et, si tu me riais au nez, je te tuerais!


«Puis, tu peux y compter, tu te feras des frais
Avec tes hommes noirs, qui prennent nos requêtes
Pour se les renvoyer comme sur des raquettes,
(Et tout bas les malins se disent: «Qu'ils sont sots!»),
Pour mitonner des lois, coller des petits pots
Pleins de jolis décrets roses et de droguailles,
S'amuser à couper proprement quelques tailles,
Puis se boucher le nez quand nous marchons près d'eux,
(Nos doux représentants qui nous trouvent crasseux!),
Pour ne rien redouter, rien, que les baïonnettes...
C'est très bien. Foin de leur tabatière à sornettes!
Nous en avons assez, là, de ces cerveaux plats
Et de ces ventres-dieux. Ah! ce sont là les plats
Que tu nous sers, bourgeois, quand nous sommes féroces,
Quand nous brisons déjà les sceptres et les crosses?...»



II


Il le prend par le bras, arrache le velours
Des rideaux et lui montre, en bas, les larges cours
Où fourmille, où fourmille, où se lève la foule,
La foule épouvantable avec des bruits de houle,
Hurlant comme une chienne, hurlant comme une mer,
Avec ses bâtons forts et ses piques de fer,
Ses tambours, ses grands cris de halles et de bouges:
Tas sombre de haillons saignant de bonnets rouges.
L'Homme, par la fenêtre ouverte, montre tout
Au roi pâle et suant qui chancelle debout,
Malade à regarder cela.


«C'est la crapule,
Sire. Ça bave aux murs, ça monte, ça pullule.
Puisqu'ils ne mangent pas, Sire, ce sont des gueux!
Je suis un forgeron; ma femme est avec eux,
Folle: elle croit trouver du pain aux Tuileries.
On ne veut pas de nous dans les boulangeries.
J'ai trois petits. Je suis crapule.—Je connais
Des vieilles qui s'en vont pleurant sous leurs bonnets,
Parce qu'on leur a pris leur garçon ou leur fille.
C'est la crapule.—Un homme était à la Bastille,
Un autre était forçat, et, tous deux, citoyens
Honnêtes; libérés, ils sont comme des chiens:
On les insulte; alors, ils ont là quelque chose
Qui leur fait mal, allez! C'est terrible et c'est cause
Que, se sentant brisés, que, se sentant damnés,
Ils sont là, maintenant, hurlant sous votre nez.
Crapule.—Là-dedans sont des filles, infâmes
Parce que vous saviez que c'est faible les femmes,
Messeigneurs de la cour, que ça veut toujours bien;
Vous leur avez craché sur Pâme, comme rien;
Vos belles, aujourd'hui, sont là. C'est la crapule.


«Oh, tous les malheureux, tous ceux dont le dos brûle
Sous le soleil féroce, et qui vont, et qui vont,
Qui, dans ce travail-là, sentent crever leur front:
Chapeau bas, mes bourgeois, oh! ceux-là sont les Hommes
Nous sommes Ouvriers, Sire! Ouvriers! Nous sommes
Pour les grands temps nouveaux où l'on voudra savoir,
Où l'Homme forgera du matin jusqu'au soir,
Chasseur des grands effets, chasseur des grandes causes;
Où, lentement vainqueur, il domptera les choses
Et montera sur Tout, comme sur un cheval.
Ô splendides lueurs des forges! Plus de mal,
Plus!.... Ce qu'on ne sait pas, c'est peut-être terrible!
Nous saurons! Nos marteaux en main, passons au crible
Tout ce que nous savons; puis, Frères, en avant!
Nous faisons quelquefois ce grand rêve émouvant
De vivre simplement, ardemment, sans rien dire
De mauvais; travaillant sous l'auguste sourire
D'une femme qu'on aime avec un noble amour.
Et l'on travaillerait fièrement tout le jour,
Écoutant le devoir comme un clairon qui sonne;
Et l'on se sentirait très heureux, et personne,
Oh! personne surtout, ne vous ferait ployer!
On aurait un fusil au-dessus du foyer...


«Oh! mais l'air est tout plein d'une odeur de bataille!
Que te disais-je donc? Je suis de la canaille.
Il reste des mouchards et des accapareurs.
Nous sommes libres, nous! Nous avons des Terreurs
Où nous nous sentons grands, oh! si grands! Tout à l'heure,
Je parlais de devoir calme, d'une demeure...
Regarde donc le ciel!—C'est trop petit pour nous;
Nous crèverions de chaud, nous serions à genoux...
Regarde donc le ciel!—Je rentre dans la foule,
Dans la grande canaille effroyable qui roule,
Sire, tes vieux canons sur les sales pavés.
Oh! quand nous serons morts, nous les aurons lavés!
Et si, devant nos cris, devant notre vengeance,
Les pattes des vieux rois mordorés, sur la France,
Poussaient leurs régiments en habits de gala,
Eh bien, n'est-ce pas, vous tous: Merde à ces chiens-là!»


III


Il reprit son marteau sur l'épaule.


La foule
Près de cet homme-là se sentait l'âme soûle.
Et, dans la grande cour, dans les appartements
Où Paris haletait avec des hurlements,
Un frisson secoua l'immense populace...
—Alors, de sa main large et superbe de crasse,
Bien que le roi ventru suât, le Forgeron,
Terrible, lui jeta le bonnet rouge au front.

[Avril 1870.]



SOLEIL ET CHAIR



I


Le Soleil, le foyer de tendresse et de vie,
Verse l'amour brûlant à la terre ravie.
Et, quand on est couché sur la vallée, on sent
Que la terre est nubile et déborde de sang,
Que son immense sein soulevé par une âme
Est d'amour comme Dieu, de chair comme la femme,
Et qu'il renferme, gros de sève et de rayons,
Le grand fourmillement de tous les embryons.


Et tout croît, et tout monte!


Ô Vénus, ô déesse!
Je regrette les temps de l'antique jeunesse,
Des satyres lascifs, des faunes animaux,
Dieux qui mordaient d'amour l'écorce des rameaux
Et dans les nénuphars baisaient la nymphe blonde.
Je regrette les temps où la sève du monde,
L'eau du fleuve, le sang rose des arbres verts
Dans les veines de Pan mettaient un univers;
Où le sol palpitait, vert, sous ses pieds de chèvre;
Où, baisant mollement le clair syrinx, sa lèvre
Modulait sous le ciel le grand hymne d'amour;
Où, debout sur la plaine, il entendait autour
Répondre à son appel la Nature vivante;
Où les arbres muets, berçant l'oiseau qui chante,
La terre, berçant l'homme, et tout l'Océan bleu
Et tous les animaux, aimaient, aimaient en Dieu.
Je regrette les temps de la grande Cybèle,
Qu'on disait parcourir, gigantesquement belle
Sur un grand char d'airain, les splendides cités:
Son double sein versait dans les immensités
Le pur ruissellement de la vie infinie.
L'Homme suçait, heureux, sa mamelle bénie,
Comme un petit enfant, jouant sur ses genoux.
Parce qu'il était fort, l'Homme était chaste et doux.


Misère! maintenant il dit: Je sais les choses,
Et va, les yeux fermés et les oreilles closes.
Et pourtant, plus de dieux! plus de dieux! l'Homme est roi,
L'Homme est dieu! Mais l'Amour, voilà la grande Foi!
Oh! si l'homme puisait encore à ta mamelle,
Grande mère des dieux et des hommes, Cybèle!
S'il n'avait pas laissé l'immortelle Astarté
Qui jadis, émergeant dans l'immense clarté
Des flots bleus, fleur de chair que la vague parfume,
Montra son nombril rose, où vint neiger l'écume,
Et fit chanter, déesse aux grands yeux noirs vainqueurs,
Le rossignol aux bois et l'amour dans les cœurs!


II


Je crois en toi, je crois en toi, divine mère,
Aphroditè marine!—Oh! la route est amère,
Depuis que l'autre dieu nous attelle à sa croix.
Chair, marbre, fleur, Vénus, c'est en toi que je crois!
Oui, l'Homme est triste et laid, triste sous le ciel vaste;
Il a des vêtements, parce qu'il n'est plus charte,
Parce qu'il a sali son fier buste de dieu
Et qu'il a rabougri, comme une idole au feu,
Son corps olympien aux servitudes sales!
Oui, même après la mort, dans les squelettes pâles
Il veut vivre, insultant la première beauté!
Et l'idole où tu mis tant do virginité,
Où tu divinisas notre argile, la Femme,
Afin que l'homme pût éclairer sa pauvre âme
Et monter lentement, dans un immense amour,
De la prison terrestre à la beauté du jour,
La Femme ne sait plus même être courtisane!
—C'est une bonne farce! Et le monde ricane
Au nom doux et sacré de la grande Vénus.


III


Si les temps revenaient, les temps qui sont venus!...
Car l'Homme a fini, l'Homme a joué tous les rôles.
Au grand jour, fatigué de briser des idoles,
Il ressuscitera, libre de tous ses dieux,
Et, comme il est du ciel, il scrutera les cieux.
L'idéal, la pensée invincible, éternelle,
Tout le dieu qui vit sous son argile charnelle
Montera, montera, brûlera sous son front.
Et quand tu le verras sonder tout l'horizon,
Contempteur des vieux jougs, libre de toute crainte,
Tu viendras lui donner la rédemption sainte.
Splendide, radieuse, au sein des grandes mers
Tu surgiras, jetant sur le vaste Univers
L'Amour infini dans un infini sourire;
Le Monde vibrera comme une immense lyre
Dans le frémissement d'un immense baiser...

—Le Monde a soif d'amour: tu viendras l'apaiser,
Ô splendeur de la chair! ô splendeur idéale!
Ô renouveau d'amour, aurore triomphale
Où, courbant à leurs pieds les dieux et les héros,
Callypige la blanche et le petit Éros
Effleureront, couverts de la neige des roses,
Les femmes et les fleurs sous leurs beaux pieds écloses!



IV


Ô grande Ariadnè, qui jettes tes sanglots
Sur la rive, en voyant fuir là-bas, sur les flots,
Blanche sous le soleil, la voile de Thésée,
Ô douce vierge, enfant qu'une nuit a brisée,
Tais-toi! Sur son char d'or bordé de noirs raisins,
Lysios, promené dans les champs phrygiens
Par les tigres lascifs et les panthères rousses,
Le long des fleuves bleus rougit les sombres mousses.
Zeus, taureau, sur son cou berce comme une enfant
Le corps nu d'Europè, qui jette son bras blanc
Au cou nerveux du dieu frissonnant dans la vague;
Il tourne lentement vers elle son œil vague;
Elle laisse traîner sa pâle joue en fleur
Au front de Zeus; ses yeux sont fermés; elle meurt
Dans un divin baiser, et le flot qui murmure
De son écume d'or fleurit sa chevelure.
Entre le laurier rose et le lotus jaseur,
Glisse amoureusement le grand Cygne rêveur,
Embrassant la Léda des blancheurs de son aile;
Et, tandis que Cypris passe, étrangement belle,
Et, cambrant les rondeurs splendides de ses reins,
Étale fièrement For de ses larges seins
Et son ventre neigeux brodé de mousse noire,
Héradès le Dompteur, qui comme d'une gloire,
Fort, ceint son vaste corps de la peau du lion,
S'avance, front terrible et doux, à l'horizon!...
Par la lune d'été vaguement éclairée,
Debout, nue et rêvant dans sa pâleur dorée
Que tache le flot lourd de ses longs cheveux bleus,
La Dryade regarde au ciel silencieux...
Dans la clairière sombre, où la mousse s'étoile,
La blanche Séléné laisse flotter son voile,
Craintive, sur les pieds du bel Endymion,
Et lui jette un baiser dans un pâle rayon...
La Source pleure au loin dans une longue extase...
C'est la Nymphe qui rêve, un coude sur son vase,
Au beau jeune homme blanc que son onde a pressé...
Une brise d'amour dans la nuit a passé...

Et, dans les bois sacrés, dans l'horreur des grands arbres,
Majestueusement debout, les sombres marbres,
Les dieux, au front desquels le bouvreuil fait son nid,
Les dieux écoutent l'Homme et le Monde infini.

[Mai 1870.]



OPHÉLIE


Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles,
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles.
On entend dans les bois lointains des hallalis.

Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir;
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soir.

Le vent baise ses seins et déploie en corolle
Ses grands voiles bercés mollement par les eaux.
Les saules frissonnants pleurent sur son épaule.
Sur son grand front rêveur s'inclinent les roseaux.

Les nénuphars froissés soupirent autour d'elle.
Elle éveille parfois, dans un aulne qui dort,
Quelque nid d'où s'échappe un petit frisson d'aile.
Un chant mystérieux tombe des astres d'or.



II


Ô pâle Ophélia, belle comme la neige,
Oui, tu mourus, enfant, par un fleuve emporté!
C'est que les vents tombant des grands monts de Norwège
T'avaient parlé tout bas de l'âpre liberté.

C'est qu'un souffle inconnu, fouettant ta chevelure,
À ton esprit rêveur portait d'étranges bruits;
Que ton cœur entendait la voix de la Nature
Dans les plaintes de l'arbre et les soupirs des nuits.

C'est que la voix des mers, comme un immense râle,
Brisait ton sein d'enfant trop humain et trop doux;
C'est qu'un matin d'avril un beau cavalier pâle,
Un pauvre fou, s'assit muet à tes genoux.

Ciel, Amour, Liberté: quel rêve, ô pauvre Folle!
Tu te fondais à lui comme une neige au feu.
Tes grandes visions étranglaient ta parole.
—Et l'Infini terrible effara ton œil bleu.



III


Et le Poète dit qu'aux rayons des étoiles
Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis,
Et qu'il a vu sur l'eau, couchée en ses longs voiles,
La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys!

[Juin 1870.]



BAL DES PENDUS


Au gibet noir, manchot aimable,
Dansent, dansent les paladins,
Les maigres paladins du diable,
Les squelettes de Saladins.

Messire Belzébuth tire par la cravate
Ses petits pantins noirs grimaçant sur le ciel,
Et, leur claquant au front un revers de savate,
Les fait danser, danser aux sons d'un vieux Noël!

Et les pantins, choqués, enlacent leurs bras grêles.
Comme des orgues noirs, des poitrines à jour,
Que serraient autrefois les gentes damoiselles,
Se heurtent longuement dans un hideux amour.

Hurrah, les gais danseurs qui n'avez plus de panse!
On peut cabrioler, les tréteaux sont si longs!
Hop, qu'on ne sache plus si c'est bataille ou danse!
Belzébuth, enragé, râcle ses violons!

Ô durs talons, jamais on n'use sa sandale!...
Presque tous ont quitté la chemise de peau.
Le reste est peu gênant et se voit sans scandale.
Sur les crânes la neige applique un blanc chapeau.

Le corbeau fait panache à ces têtes fêlées.
Un morceau de chair tremble à leur maigre menton.
On dirait, tournoyant dans les sombres mêlées,
Des preux raides heurtant armures de carton.

Hurrah, la bise siffle au grand bal des squelettes!
Le gibet noir mugit comme un orgue de fer!
Les loups vont répondant, des forêts violettes.
À l'horizon, le ciel est d'un rouge d'enfer...

Holà, secouez-moi ces capitans funèbres
Qui défilent, sournois, de leurs gros doigts cassés
Un chapelet d'amour sur leur pâles vertèbres!
Ce n'est pas un moustier ici, les trépassés!

Mais, voilà qu'au milieu de la danse macabre
Bondit, par le ciel rouge, un grand squelette fou.
Emporté par l'élan, tel un cheval se cabre,
Et se sentant encor la corde raide au cou,

Il crispe ses dix doigts sur son fémur qui craque
Avec des cris pareils à des ricanements,
Puis, comme un baladin rentre dans la baraque,
Rebondit dans le bal au chant des ossements.

Au gibet noir, manchot aimable,
Dansent, dansent les paladins,
Les maigres paladins du diable,
Les squelettes de Saladins.

[Juin 1870.]




LE CHATIMENT DE TARTUFE


Tisonnant, tisonnant son cœur amoureux sous
Sa chaste robe noire, heureux, la main gantée,
Un jour qu'il s'en allait effroyablement doux,
Jaune, bavant la foi de sa bouche édentée,

Un jour qu'il s'en allait—«Orémus»—un méchant
Le prit rudement par son oreille benoîte
Et lui jeta des mots affreux, en arrachant
Sa chaste robe noire autour de sa peau moite.

Châtiment!... Ses habits étaient déboutonnés,
Et, le long chapelet des péchés pardonnés
S'égrenant dans son cœur, saint Tartufe était pâle.

Donc, il se confessait, priait, avec un râle.
L'homme se contenta d'emporter ses rabats.
—Peuh! Tartufe était nu du haut jusques en bas.

[Juillet 1870.]




VÉNUS ANADYOMÈNE


Comme d'un cercueil vert en fer-blanc, une tête
De femme à cheveux bruns, fortement pommadés,
D'une vieille baignoire émerge, lente et bête,
Montrant des déficits assez mal ravaudés,

Puis le col gras et gris, les larges omoplates
Qui saillent, le dos court qui rentre et qui ressort.
La graisse sous la peau paraît en feuilles plates,
Et les rondeurs des reins semblent prendre l'essor.

L'échine est un peu rouge; et le tout sent un goût
Horrible étrangement. On remarque surtout
Des singularités, qu'il faut voir à la loupe.

Les reins portent deux mots gravés: Clara Venus.
—Et tout ce corps remue et tend sa large croupe,
Belle, hideusement, d'un ulcère à l'anus.

27 Juillet 1870.


II


CE QUI RETIENT NINA



LUI:

Ta poitrine sur ma poitrine,
Hein! nous irions,
Ayant de l'air plein la narine,
Aux frais rayons

Du bon matin bleu qui vous baigne
Du vin de jour?...
Quand tout le bois frissonnant saigne,
Muet d'amour,

De chaque branche, gouttes vertes,
Des bourgeons clairs,
On sent dans les choses ouvertes
Frémir des chairs.

Tu plongerais dans la luzerne
Ton long peignoir,
Divine avec ce bleu qui cerne
Ton grand œil noir,

Amoureuse de la campagne,
Semant partout
Comme une mousse de champagne
Ton rire fou,

Riant à moi, brutal d'ivresse,
Qui te prendrais
Comme cela,—la belle tresse,
Oh!—qui boirais

Ton goût de framboise et de fraise,
Ô chair de fleur
Riant au vent vif qui te baise
Comme un voleur,

Au rose églantier qui t'embête
Aimablement,
Riant surtout, ô folle tête,
À ton amant!...

Dix-sept ans! Tu seras heureuse.
Oh! les grands prés,
La grande campagne amoureuse!
—Dis, viens plus près...

Ta poitrine sur ma poitrine,
Mêlant nos voix,
Lents nous gagnerions la ravine
Et les grands bois;

Puis comme une petite morte,
Le cœur pâmé,
Tu me dirais que je te porte,
L'œil mi-fermé.

Je te porterais palpitante
Dans le sentier;
L'oiseau filerait son andante
Au noisetier.

Je te parlerais dans ta bouche;
J'irais pressant
Ton corps comme un enfant qu'on couche,
Ivre du sang

Qui coule bleu sous ta peau blanche
Aux tons rosés,
Et te parlant la langue franche
—Tiens!—que tu sais.

Nos grands bois sentiraient la sève,
Et le soleil
Sablerait d'or fin leur grand rêve
Sombre et vermeil.

Le soir?... Nous reprendrons la route
Blanche qui court,
Flânant comme un troupeau qui broute
Tout alentour.

Les bons vergers à l'herbe bleue,
Aux pommiers tors,
Comme on les sent toute une lieue,
Leurs parfums forts!

Nous regagnerions le village
Au ciel mi-noir,
Et ça sentirait le laitage
Dans l'air du soir;

Ça sentirait l'étable pleine
De fumiers chauds,
Pleine d'un rhythme lent d'haleine
Et de grands dos

Blanchissant sous quelque lumière,
Et tout là-bas
Une vache fienterait fière,
À chaque pas.

Les lunettes de la grand'mère
Et son nez long
Dans son missel, le pot de bière
Cerclé de plomb

Moussant entre les larges pipes
Que crânement
Fument des effroyables lippes
Qui, tout fumant,

Happent le jambon aux fourchettes
Tant, tant et plus,
Le feu qui claire les couchettes
Et les bahuts,

Les fesses luisantes et grasses
D'un gros enfant
Qui fourre, à genoux, dans les tasses
Son museau blanc

Frôlé par un mufle qui gronde
D'un ton gentil
Et pourlèche la face ronde
Du cher petit,

Noire et rogue au bord de sa chaise
—Affreux profil—
Une vieille devant la braise.
Qui fait du fil:

Que de choses nous verrions, chère,
Dans ces taudis,
Quand la flamme illumine claire
Les carreaux gris!

Et puis, fraîche et toute nichée
Dans les lilas,
La maison, la vitre cachée
Qui rit là-bas...

Tu viendras, tu viendras, je t'aime.
Ce sera beau!
Tu viendras, n'est-ce pas? et même...



ELLE:

Mais le bureau?

15 Août 1870.




À LA MUSIQUE


Place de la Gare, Charleville.

Sur la place taillée en mesquines pelouses,
Square où tout est correct, les arbres et les fleurs,
Tous les bourgeois poussifs qu'étranglent les chaleurs
Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses.

L'orchestre militaire, au milieu du jardin,
Balance ses shakos dans la valse des fifres:
Autour, aux premiers rangs, parade le gandin,
Le notaire pense à ses breloques à chiffres.

Des rentiers à lorgnons soulignent tous les couacs,
Les gros bureaux bouffis traînent leurs grosses dames,
Auprès desquelles vont, officieux cornacs,
Celles dont les volants ont des airs de réclames.

Sur les bancs verts, des clubs d'épiciers retraités,
Qui tisonnent le sable avec leur canne à pomme,
Fort sérieusement discutent les traités,
Puis prisent en argent et reprennent: «En somme...»

Étalant sur son banc les rondeurs de ses reins,
Un bourgeois à boutons clairs, bedaine flamande,
Savoure son onnaing d'où le tabac par brins
Déborde,—vous savez, c'est de la contrebande!

Le long des gazons verts ricanent les voyous,
Et, rendus amoureux par le chant des trombones,
Très naïfs et fumant des roses, les pioupious
Caressent les bébés pour enjôler les bonnes.

—Moi, je suis, débraillé comme un étudiant,
Sous les marronniers verts les alertes fillettes.
Elles le savent bien et tournent en riant
Vers moi leurs yeux tout pleins de choses indiscrètes.

Je ne dis pas un mot; je regarde toujours
La chair de leur cou blanc brodé de mèches folles;
Je suis, sous leur corsage et les frêles atours,
Le dos divin après la courbe des épaules.

Je cherche la bottine et je vais jusqu'aux bas;
Je reconstruis le corps, brûlé de belles fièvres.
Elles me trouvent drôle et se parlent tout bas.
Et je sens des baisers qui me viennent aux lèvres.

[Août 1870.]




COMÉDIE EN TROIS BAISERS


Elle était fort déshabillée,
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée
Malinement, tout près, tout près.

Assise sur ma grande chaise,
Mi-nue, elle joignait les mains.
Sur le plancher frissonnaient d'aise
Ses petits pieds si fins, si fins.

Je regardai, couleur de cire.
Un petit rayon buissonnier
Papillonner dans son sourire
Et sur son sein: mouche au rosier!

Je baisai ses fines chevilles.
Elle eut un long rire très mal,
Qui s'égrenait en claires trilles,
Une risure de cristal.

Les petits pieds sous la chemise
Se sauvèrent: «Veux-tu finir!»
La première audace permise,
Le rire feignait de punir.

Pauvrets palpitant sous ma lèvre,
Je baisai doucement ses yeux.
Elle jeta sa tête mièvre
En arrière: «Oh! c'est encor mieux!

Monsieur, j'ai deux mots à te dire...»
Je lui jetai le reste au sein,
Dans un baiser qui la fit rire
D'un bon rire qui voulait bien...

Elle était fort déshabillée,
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres penchaient leur feuillée
Malinement, tout près, tout près.

[Septembre 1870.]




ROMAN


I

On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans.
Un beau soir,—foin des bocks et de la limonade,
Des cafés tapageurs aux lustres éclatants!—
On va sous les tilleuls verts de la promenade.

Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin.
L'air est parfois si doux qu'on ferme la paupière.
Le vent chargé de bruits—la ville n'est pas loin—
A des parfums de vigne et des parfums de bière.


II


Voilà qu'on aperçoit un tout petit chiffon
D'azur sombre encadré d'une petite branche,
Piqué d'une mauvaise étoile qui se fond
Avec de doux frissons, petite et toute blanche.

Nuit de juin! Dix-sept ans!... On se laisse griser.
La sève est du champagne et vous monte à la tête.
On divague; on se sent aux lèvres un baiser
Qui palpite, là, comme une petite bête.



III


Le cœur fou robinsonne à travers les romans,
Lorsque, dans la clarté pâle d'un reverbère,
Passe une demoiselle aux petits airs charmants
Sous l'ombre du faux-col effrayant de son père.

Et comme elle vous trouve immensément naïf,
Tout en faisant trotter ses petites bottines,
Elle se tourne alerte et d'un mouvement vif.
Sur vos lèvres, alors, meurent les cavatines.



IV


Vous êtes amoureux, loué jusqu'au mois d'août!
Vous êtes amoureux: vos sonnets la font rire.
Tous vos amis s'en vont, vous êtes mauvais goût.
—Puis l'adorée, un soir, a daigné vous écrire.

Ce soir-là, vous rentrez aux cafés éclatants,
Vous demandez des bocks ou de la limonade...
On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans
Et qu'on a des tilleuls verts sur la promenade.

23 Septembre 1870.




RÊVÉ POUR L'HIVER


À Elle.

L'hiver, nous irons dans un petit wagon rose
Avec des coussins bleus.
Nous serons bien. Un nid de baisers fous repose
Dans chaque coin moelleux.

Tu fermeras l'œil pour ne point voir par la glace
Grimacer les ombres des soirs,
Ces monstruosités hargneuses, populace
De démons noirs et de loups noirs.

Puis tu te sentiras la joue égratignée.
Un petit baiser, comme une folle araignée,
Te courra par le cou,

Et tu me diras: «Cherche!» en inclinant la tête,
Et nous prendrons du temps à trouver cette bête
—Qui voyage beaucoup.

En wagon, 7 octobre 1870.




LE MAL


Tandis que les crachats rouges de la mitraille
Sifflent tout le jour par l'infini du ciel bleu,
Qu'écarlates ou verts, près du Roi qui les raille,
Croulent les bataillons en masse dans le feu;

Tandis qu'une folie épouvantable broie
Et fait de cent milliers d'hommes un tas fumant,
—Pauvres morts dans l'été, dans l'herbe, dans ta joie,
Nature, ô toi qui fis ces hommes saintement!—

Il est un Dieu qui rit aux nappes damassées
Des autels, à l'encens, aux grands calices d'or,
Qui dans le bercement des hosannas s'endort

Et se réveille quand des mères, ramassées
Dans l'angoisse et pleurant sous leur vieux bonnet noir,
Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir.

[Octobre 1870.]



RAGES DE CÉSAR


L'Homme pâle, le long des pelouses fleuries,
Chemine en habit noir et le cigare aux dents.
L'Homme pâle repense aux fleurs des Tuileries,
Et parfois son œil terne a des regards ardents.

Car l'Empereur est soûl de ses vingt ans d'orgie.
Il s'était dit: Je vais souffler la Liberté,
Bien délicatement, ainsi qu'une bougie.
La Liberté revit: il se sent éreinté.

Il est pris. Oh! quel nom sur ses lèvres muettes
Tressaille? quel regret implacable le mord?
On ne le saura pas: l'Empereur a l'œil mort.

Il repense peut-être au Compère en lunettes,
—Et regarde filer de son cigare en feu,
Comme aux soirs de Saint-Cloud, un fin nuage bleu.

[Octobre 1870.]




AU CABARET-VERT


Cinq heures du soir.

Depuis huit jours, j'avais déchiré mes bottines
Aux cailloux des chemins; j'entrais à Charleroi.
Au Cabaret-Vert, je demandai des tartines
De beurre et du jambon qui fût à moitié froid.

Bien heureux, j'allongeai les jambes sous la table
Verte; je contemplai les sujets très naïfs
De la tapisserie. Et ce fut adorable
Quand la fille aux tétons énormes, aux yeux vifs,

—Celle-là, ce n'est pas un baiser qui l'épeure!—
Rieuse, m'apporta des tartines de beurre,
Du jambon tiède dans un plat colorié,

Du jambon rose et blanc parfumé d'une gousse
D'ail, et m'emplit la chope immense avec sa mousse
Que dorait un rayon de soleil arriéré.

[Octobre 1870.]




L'ÉCLATANTE VICTOIRE DE SARREBRUCK


REMPORTÉE AUX CRIS DE VIVE L'EMPEREUR!

(Gravure belge brillamment coloriée, se vend à Chaleroi: 35 centimes).


Au milieu, l'Empereur, dans une apothéose
Bleue et jaune, s'en va, raide sur son dada
Flamboyant; très heureux,—car il voit tout en rose,—
Féroce comme Zeus et doux comme un papa.

En bas, les bons pioupious, qui faisaient la sieste
Près des tambours dorés et des rouges canons,
Se lèvent gentiment. Pitou remet sa veste
Et, tourné vers le Chef, s'étourdit de grands noms.

À droite, Durnanet, appuyé sur la crosse
De son chassepot, sent frémir sa nuque en brosse,
Et: «Vive l'Empereur!». Son voisin reste coi.

Un schako surgit, comme un soleil noir!—Au centre,
Boquillon, rouge et bleu, très naïf, sur son ventre
Se dresse, et, présentant ses derrières: «De quoi?...»

[Octobre 1870.]




LA MALINE


Dans la salle à manger brune, que parfumait
Une odeur de vernis et de fruits, à mon aise
Je ramassais un plat de je ne sais quel mets
Belge, et je m'épatais dans mon immense chaise.

En mangeant j'écoutais l'horloge, heureux et coi.
La cuisine s'ouvrit avec une bouffée,
Et la servante vint, je ne sais pas pourquoi,
Fichu moitié défait, malinement coiffée.

Et, tout en promenant son petit doigt tremblant
Sur sa joue, un velours de pêche rose et blanc,
En faisant, de sa lèvre enfantine, une moue,

Elle arrangeait les plats près de moi, pour m'aiser.
Puis, comme ça,—bien sûr pour avoir un baiser!
Tout bas: «Sens donc, j'ai pris une froid sur la joue.

Charleroi, octobre 1870.




III


MES PETITES AMOUREUSES


Un hydrolat lacrimal lave
Les cieux vert-choux:
Sous l'arbre tendronnier qui bave
Vos caoutchoucs,

Blancs de lunes particulières
Aux pialats ronds,
Entrechoquez vos genouillères,
Mes laiderons!

Nous nous aimions à cette époque,
Bleu laideron:
On mangeait des œufs à la coque
Et du mouron!

Un soir, tu me sacras poète,
Blond laideron:
Descends ici que je te fouette
En mon giron!

J'ai dégueulé ta bandoline,
Noir laideron;
Tu couperais ma mandoline
Au fil du front.

Pouah! nos salives desséchées,
Roux laideron,
Infectent encor les tranchées
De ton sein rond!

Ô mes petites amoureuses,
Que je vous hais!
Plaquez de foufïes douloureuses
Vos tétons laids!

Piétinez mes vieilles terrines
De sentiment;
Hop donc,—soyez-moi ballerines
Pour un moment!...

Vos omoplates se déboîtent,
Ô mes amours!
Une étoile à vos reins qui boitent,
Tournez vos tours!

Est-ce pourtant pour ces éclanches
Que j'ai rimé?
Je voudrais vous casser les hanches,
D'avoir aimé!

Fade amas d'étoiles ratées,
Comblez les coins!
—Vous crèverez en Dieu, bâtées
D'ignobles soins!

Sous les lunes particulières
Aux pialats ronds
Entrechoquez vos genouillères,
Mes laiderons!

Mai 1871.




L'HOMME JUSTE

(fragment)

..............................................

Le Juste restait droit sur ses hanches solides:
Un rayon lui dorait l'épaule; des sueurs
Me prirent: «Tu veux voir rutiler les bolides?
Et, debout, écouter bourdonner les flueurs
D'astres lactés, et les essaims d'astéroïdes?

«Par des farces de nuit ton front est épié,
Ô Juste! Il faut gagner un toit. Dis ta prière,
La bouche dans ton drap doucement expié;
Et si quelque égaré choque ton ostiaire,
Dis: Frère, va plus loin, je suis estropié!»

Et le Juste restait debout, dans l'épouvante
Bleuâtre des gazons après le soleil mort:
«Alors, mettrais-tu tes genouillères en vente,
Ô Vieillard? Pèlerin sacré! barde d'Armor!
Pleureur des Oliviers! main que la pitié gante!

«Barbe de la famille et poing de la cité,
Croyant très doux: ô cœur tombé dans les calices,
Majestés et vertus, amour et cécité,
Juste! plus bête et plus dégoûtant que les lices!
Je suis celui qui souffre et qui s'est révolté!

«Et ça me fait pleurer sur mon ventre, ô stupide,
Et bien rire, l'espoir fameux de ton pardon!
Je suis maudit, tu sais! je suis soûl, fou, livide,
Ce que tu veux! Mais vas te coucher, voyons donc,
Juste! Je ne veux rien à ton cerveau torpide.

«C'est toi le Juste, enfin, le Juste! C'est assez!
C'est vrai que ta tendresse et ta raison sereines
Reniflent dans la nuit comme des cétacés,
Que tu te fais proscrire et dégoises des thrènes
Sur d'effroyables becs-de-cane fracassés!

«Et c'est toi l'œil de Dieu! le lâche! Quand les plantes
Froides des pieds divins passeraient sur mon cou,
Tu es lâche! Ô ton front qui fourmille de lentes!
Socrates et Jésus, saints et justes, dégoût!
Respectez le Maudit suprême aux nuits sanglantes.»

J'avais crié cela sur la terre, et la nuit
Calme et blanche occupait les cieux pendant ma fièvre.
Je relevai mon front: le fantôme avait fui,
Emportant l'ironie atroce de ma lèvre...
—Vents nocturnes, venez au maudit! Parlez-lui,

Cependant que silencieux sous les pilastres
D'azur, allongeant les comètes et les nœuds
D'univers, remuement énorme sans désastres,
L'Ordre, éternel veilleur, rame aux cieux lumineux
Et de sa drague en feu laisse filer les astres!

Juillet 1871.


TABLE DES MATIÈRES

Préface, par Paul Claudel


PREMIERS VERS

Sensation
25
Tête de Faune 27
Sonnet 29
Les Effarés 31
Le Dormeur du val 34
Le Buffet 36
Ma Bohême 38
Les Douaniers 40
Accroupissements 42
Les Assis 45
Oraison du soir 49
Chant de guerre parisien 51
Paris se repeuple 54
Les Pauvres à l'église 60
Les Poètes de sept ans 63
Le Cœur volé 67
Les Sœurs de charité 69
Les Premières Communions 73
—Bateau ivre 84
Les Chercheuses de poux 91
Voyelles 93
Quatrain 95
Les Corbeaux 96


LES DÉSERTS DE L'AMOUR

Avertissement 101

1. Cette fois c'est la Femme 103
2. C'est certes la même campagne 105


LES ILLUMINATIONS

I. Vers nouveaux et Chansons

Vertige 111
Silence 114
Larme 116
La Rivière de Cassis 118
Bonne Pensée du matin 120
Michel et Christine 122
Comédie de la Soif 125
Honte 132
Mémoire 134
Jeune ménage 138
Patience 140
Eternité 142
Chanson de la plus haute Tour 144
Bruxelles 147
Est-elle aimée 150
Bonheur 151
Âge d'Or 153
Fêtes de la Faim 156
Marine 159
Mouvement 160

II. Poèmes en prose

Après le Déluge 162
Scènes 165
Barbare 167
Génie 169
Mystique 172
Ornières 174
Fleurs 176
Antique 177
H 178
À une Raison 179
Angoisse 181
Matinée d'ivresse 183
Aube 185
Phrases 187
Nocturne vulgaire 191
Veillées 193
Enfance 197
Villes I 204
Fairy 207
Being beauteous 209
Villes II 211
Métropolitain 214
Promontoire 216
Soir historique 218
Parade 220
Conte 222
Royauté 224
Ouvriers 225
Des ciels gris de cristal 227
Ville 229
Départ 231
Jeunesse 232
Vies 236
Démocratie 239
Vagabonds 240
Bottom 242
Dévotion 244
Solde 246


UNE SAISON EN ENFER

Cette saison, la piscine 251
***** 254
Mauvais sang 257
Nuit de l'Enfer 270
Délires I. Vierge folle. L'époux infernal 275
Délires II. Alchimie du Verbe 284
L'Impossible 297
L'Eclair 302
Matin 304
Adieu 306

Notes et références, par Paterne Berrichon 313

APPENDICE

Pièces documentaires

Notice 323

I

Charles d'Orléans à Louis XI 325
Les Étrennes des orphelins 331
Le Forgeron 336
Soleil et Chair 345
Ophélie 352
Bal des pendus 355
Le châtiment de Tartufe 358
Vénus anadyomène 359

II

Ce qui retient Nina 361
À la musique 369
Comédie en trois baisers 371
Roman 374
Rêvé pour l'hiver 377
Le Mal 378
Rages de César 379
Au Cabaret vert 381
L'Éclatante victoire 382
La Maline 383

III

Mes petites amoureuses 385
L'Homme juste 388

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