← Retour

Oeuvres de Marcel Schwob. Volume 2 of 2, La lampe de Psyché; Il libro della mia memoria

16px
100%

L'ÉTOILE DE BOIS

(1897)

I

Alain était le petit-fils d'une vieille charbonnière de la forêt.

Dans cette ancienne forêt il y avait moins de routes que de clairières; des prés ronds gardés par de hauts chênes; des lacs de fougères immobiles sur qui planaient des rameaux frêles et frais comme des doigts de femme; des sociétés d'arbres graves comme des pilastres et assemblés pour murmurer pendant les siècles leurs délibérations de feuilles; d'étroites fenêtres de branches qui s'ouvraient sur un océan de vert où tremblaient de longues ombres parfumées et les cercles d'or blanc du soleil; des îles enchantées de bruyères roses et des rivières d'ajoncs; des treillis de lueurs et de ténèbres; des grands espaces naturels d'où surgissaient, tout frissonnants, les jeunes pins et les chênes puérils; des lits d'aiguilles rousses où les fourches moussues des vieux arbres semblaient plonger à mi-jambes; des berceaux d'écureuils et des nids de vipères; mille tressaillements d'insectes et flûtements d'oiseaux. Dans la chaleur, elle bruissait comme une puissante fourmilière; et elle retenait, après la pluie, une pluie à elle, lente, morne, entêtée, qui tombait de ses cimes et noyait ses feuilles mortes. Elle avait sa respiration et son sommeil; parfois, elle ronflait; parfois, elle se taisait, toute muette, toute coite, toute épieuse, sans un frôlis de serpent, sans un trille de fauvette. Qu'attendait-elle? Nul ne savait. Elle avait sa volonté et ses goûts: car elle lançait tout droit des lignes de bouleaux, qui filaient comme des traits; puis elle avait peur, et s'arrêtait dans un coin pour frémir sous un bouquet de trembles; elle avançait aussi un pied sur la lisière, jusque dans la plaine, mais n'y restait guère, et s'enfuyait de nouveau parmi l'horreur froide de ses plus hautes et profondes futaies, jusque dans son centre nocturne. Elle tolérait la vie des bêtes, et ne semblait pas s'en apercevoir; mais ses troncs inflexibles, résistants, épanouis comme des foudres solidifiées jaillies de la terre, étaient hostiles aux hommes.

Cependant elle ne haïssait point Alain: elle lui dérobait le ciel. Longtemps l'enfant ne connut d'autre lumière qu'une trouble et laiteuse verdeur de l'air; et, venant le soir, il voyait la meule de charbon se piquer de points rouges. La miséricordieuse vieille forêt ne lui avait pas permis de regarder tout ce que le ciel de la nuit laisse traîner d'argent et d'or. Il vivait ainsi auprès d'une bonne femme dont le visage, sillonné comme une écorce, s'était établi dans les immuables lignes du repos de la vie. Il lui aidait à couper les branches, à les tasser dans les meules, à couvrir les tertres de terre et de tourbe, à veiller sur le feu, qu'il soit doux et lent, à trier les morceaux pour faire les tas noirs, à emplir les sacs des porteurs dont on voyait peu la figure parmi les ténèbres des feuilles. Pour cela il avait la joie d'écouter à midi le babil des rameaux et des bêtes, de dormir sous les fougères parmi la chaleur, de rêver que sa grand'mère était un chêne tordu, ou que le vieux hêtre qui regardait toujours la porte de la hutte allait s'accroupir et venir manger la soupe; de considérer sur la terre la fuite constante de l'insaisissable monnaie du soleil; de réfléchir que les hommes, sa grand'mère et lui n'étaient pas verts et noirs comme la forêt et le charbon, de regarder bouillir la marmite et de guetter l'instant de sa meilleure odeur; de faire gargouiller son cruchon de grès dans l'eau de la mare qui s'était blottie entre trois rochers ronds; de voir jaillir un lézard au pied d'un orme comme une pousse lumineuse, onduleuse et fluide, et, au creux de l'épaule du même orme, se boursoufler le feu charnu d'un champignon.

Telles furent les années d'Alain dans la forêt, parmi le sommeil rêveur des jours, et les rêves ensommeillés des nuits; et il en comptait déjà dix.

Une journée d'automne il y eut grande tempête. Toutes les futaies grondaient et ahannaient; des javelines ruisselantes de pluie plongeaient et replongeaient dans l'enchevêtrement des branches; les rafales hurlaient et tourbillonnaient tout autour des têtes chenues des chênes; le jeune aubier gémissait, le vieux se lamentait; on entendait geindre l'ancien cœur des arbres et il y en eut qui furent frappés de mort et tombèrent roides, entraînant des morceaux de leur faîte. La chair verte de la forêt gisait tailladée près de ses blessures béantes, et par ces douloureuses meurtrières pénétrait dans ses entrailles d'ombre effarée la lumière horrible du ciel.

Ce soir-là l'enfant vit une chose surprenante. La tempête avait fui plus loin et tout était redevenu muet. On éprouvait une sorte de gloire paisible après un long combat. Comme Alain venait puiser de l'eau dans son écuelle à la mare du rocher, il y aperçut des étincellements qui scintillaient, frissonnaient, semblaient rire dans le miroir rustique d'un rire glacé. D'abord il pensa que c'étaient des points de feu comme ceux qui brillaient au charbon des meules: mais ceux-ci ne lui brûlaient pas les doigts, fuyaient sous sa main quand il tâchait de les prendre, se balançaient çà et là, puis revenaient obstinément scintiller à la même place. C'étaient des feux froids et moqueurs. Et Alain voyait flotter au milieu d'eux l'image de sa figure et l'image de ses mains. Alors il tourna ses yeux vers en haut.

A travers une grande plaie sombre du feuillage, il aperçut le vide radieux du ciel. La forêt ne le protégeait plus et il ressentit comme une honte de nudité. Car, du fond de cette vaste clairière bleuâtre si lointaine, beaucoup de petits yeux implacables luisaient, des points d'yeux très perçants, des clignements d'étincelles, tout un picotement de rayons. Ainsi Alain connut les étoiles, et les désira sitôt qu'il les eut connues.

Il courut à sa grand'mère, qui tisonnait pensivement la meule. Et quand il lui eut demandé pourquoi la mare du rocher mirait tant de points brillants qui tressaillaient parmi les arbres, sa grand'mère lui dit:

—Alain, ce sont les belles étoiles du ciel. Le ciel est au-dessus de la forêt et ceux qui vivent dans la plaine le voient toujours. Et chaque nuit Dieu y allume ses étoiles.

—Dieu y allume ses étoiles… répéta l'enfant. Et moi, mère grand, pourrais-je allumer des étoiles?

La vieille femme lui posa sur la tête sa main dure et craquelée. C'était comme si un des chênes eût eu pitié d'Alain et l'eût caressé de sa grosse écorce.

—Tu es trop petit. Nous sommes trop petits, dit-elle. Dieu seul sait allumer ses étoiles dans la nuit.

Et l'enfant répéta:

—Dieu seul sait allumer ses étoiles dans la nuit…

Chargement de la publicité...