Oeuvres de Marcel Schwob. Volume 2 of 2, La lampe de Psyché; Il libro della mia memoria
V
ROBINSON, BARBE-BLEUE ET ALADDIN
Le plus haut plaisir du lecteur, comme de l'écrivain, est un plaisir d'hypocrite. Quand j'étais enfant, je m'enfermais au grenier pour lire un voyage au Pôle Nord, en mangeant un morceau de pain sec trempé dans un verre d'eau. Probablement j'avais bien déjeuné. Mais je me figurais mieux prendre part à la misère de mes héros.
Le vrai lecteur construit presque autant que l'auteur: seulement il bâtit entre les lignes. Celui qui ne sait pas lire dans le blanc des pages ne sera jamais bon gourmet de livres. La vue des mots comme le son des notes dans une symphonie amène une procession d'images qui vous conduit avec elles.
Je vois la grosse table mal équarrie où mange Robinson. Mange-t-il du chevreau ou du riz? Attendez… nous allons voir. Tiens, il s'est fait un plat tout rond, en terre rouge. Voilà le perroquet qui crie: on lui donnera tout à l'heure un peu de blé nouveau. Nous irons en voler dans le tas de réserve, sous l'appentis. Le rhum que Robinson buvait, quand il était malade, était dans une grosse bouteille noire, avec des côtes. Le mot «fowling piece» (pièce à volailles), que je ne comprenais pas trop me donnait les imaginations les plus extraordinaires sur le fusil de Robinson. (Longtemps je me suis figuré que les «icoglans stupides» des Orientales étaient une espèce de caméléons. Encore aujourd'hui je fais violence à ma fantaisie pour lui persuader que ce ne sont que des gendarmes).
Comment était faite la lampe d'Aladdin? A mon idée, un peu comme les lampes à huile de notre salle d'études. Aussi étais-je anxieux de la manière dont s'y prendrait Aladdin pour la vider. L'endroit où il fallait la frotter avec du sable fin—les mots ne sont nulle part dans le texte, mais je ne puis les en dissocier, et c'est encore avec du sable fin que la femme de Barbe-Bleue essaye d'effacer la tache de sang sur la clef—se trouvait quelque part sur le renflement du ventre en métal. Je sais maintenant que la lampe d'Aladdin était une lampe de cuivre, à bec, toute ronde et ouverte, comme les lampes grecques et arabes; mais je ne la «vois» plus.
Revenons à la clef de Barbe-Bleue. Ce qui m'y plaisait c'est qu'elle était «fée», chose qui m'intriguait prodigieusement. Je n'y comprenais rien. Mais j'y pensais bien souvent. Hélas! c'est une faute d'impression devenue traditionnelle. Dans l'ancienne édition (elle est bien rare) vous lirez que la clef était «fée»—fata,—enchantée, qu'on y avait fait œuvre de fée. C'est très clair: seulement je ne peux plus y rêver.
La pantoufle de verre de Cendrillon,—comme ce verre me paraissait précieux, translucide, délicatement filé, à la manière des petits bougeoirs de Venise avec lesquels nous avions joué,—la pantoufle est en étoffe, en vair. Je ne la «vois» plus du tout.
Je me figurais avec une grande précision les olives vertes et luisantes, saupoudrées avec de la poudre d'or dans les vases de Camaralzaman; le mur un peu délabré, veiné de lierre, gris de mousse, empli de soleil, au pied duquel le prince travaillait chez le jardinier; la boutique de Brededdin Hassan, devenu pâtissier; l'arête fixée dans la gorge du petit bossu; le gros livre empoisonné avec ses pages collées l'une contre l'autre et la tête de Durban soudée à la couverture de cuir brun du livre par le sang figé, comme un bout de bougie sur du suif glacé… Chères, chères images dont j'aime tant à revoir les couleurs quand je les trouve sous leur rubrique nel libro della mia memoria.