P'tit-bonhomme
P'TIT-BONHOMME
LES PREMIERS PAS
I
AU FOND DU CONNAUGHT.
L'Irlande, dont la surface comprend vingt millions d'acres, soit environ dix millions d'hectares, est gouvernée par un vice-roi ou lord-lieutenant, assisté d'un Conseil privé, en vertu d'une délégation du souverain de la Grande-Bretagne. Elle est divisée en quatre provinces: le Leinster à l'est, le Munster au sud, le Connaught à l'ouest, l'Ulster au nord.
Le Royaume-Uni ne formait autrefois qu'une seule île, disent les historiens. Elles sont deux maintenant, et plus séparées par les désaccords moraux que par les barrières physiques. Les Irlandais, amis des Français, sont ennemis des Anglais, comme au premier jour.
Un beau pays pour les touristes, cette Irlande, mais un triste pays pour ses habitants. Ils ne peuvent la féconder, elle ne peut les nourrir—surtout dans la partie du nord. Ce n'est point cependant une terre bréhaigne, puisque ses enfants se comptent par millions, et si cette mère n'a pas de lait pour ses petits, du moins l'aiment-ils passionnément. Aussi lui ont-ils prodigué les plus doux noms, les plus «sweet»,—mot qui revient familièrement sur leurs lèvres. C'est la «Verte Erin», et elle est verdoyante en effet. C'est la «Belle Émeraude», une émeraude sertie de granit et non d'or. C'est «l'île des Bois», mais plus encore l'île des roches. C'est la «Terre de la Chanson», mais sa chanson ne s'échappe que de bouches maladives. C'est la «première fleur de la terre», la «première fleur des mers», mais ces fleurs se fanent vite au souffle des rafales. Pauvre Irlande! Son nom serait plutôt l' «Ile de la Misère», nom qu'elle devrait porter depuis nombre de siècles: trois millions d'indigents sur une population de huit millions d'habitants.
En cette Irlande, dont l'altitude moyenne est de soixante-cinq toises, deux hautes régions séparent nettement les plaines, lacs et tourbières entre la baie de Dublin et la baie de Galway. L'île se creuse en cuvette,—une cuvette où l'eau ne manque pas, puisque l'ensemble des lacs de la Verte Erin comprend environ deux mille trois cents kilomètres carrés.
Westport, petite ville de la province de Connaught, est située au fond de la baie de Clew, semée de trois cent soixante-cinq îles ou îlots, comme le Morbihan des côtes de Bretagne. Cette baie est l'une des plus charmantes du littoral, avec ses promontoires, ses caps, ses pointes, disposées comme autant de dents de requin, qui mordent les houles du large.
C'est à Westport que nous allons trouver P'tit-Bonhomme au début de son histoire. On verra où, quand et comment elle finit.
La population de cette bourgade,—cinq mille habitants environ,—est en grande partie catholique. Ce jour-là, un dimanche précisément, 17 juin 1875, la plupart des habitants s'étaient rendus à l'église pour les offices du matin. Le Connaught, terre d'origine des Mac-Mahon, produit ces types celtiques par excellence qui se sont conservés dans les familles primitives, refoulées par la persécution. Mais quel misérable pays, et ne justifie-t-il pas ce que l'on dit communément: «Aller au Connaught, c'est aller en enfer!»
On est pauvre au sein des bourgades de la haute Irlande, et cependant s'il y a les guenilles de la semaine, il y a aussi les guenilles des jours fériés, haillons à volants et à plumes. Les gens mettent ce qu'ils ont de moins troué; les hommes portent le manteau rapiécé, frangé par le bas; les femmes, vêtues de jupes étagées les unes sur les autres, qui viennent de l'échoppe du revendeur, se coiffent de ces chapeaux aux fleurs artificielles dont il ne reste plus que la monture en fil de fer.
Tout ce monde est arrivé pieds nus jusqu'au seuil de l'église, afin de ne pas user sa chaussure—des bottines crevées à la semelle, des bottes déchirées à l'empeigne, sans lesquelles nul ne voudrait franchir le porche du temple, par convenance.
En ce moment, il n'y avait personne dans les rues de Westport, si ce n'est un individu qui poussait une charrette traînée par un grand chien maigre, un épagneul noir et feu, aux pattes déchirées par les cailloux, au poil usé par le licol.
«Marionnettes royales... marionnettes!» criait à pleins poumons cet homme.
Il est venu de Castlebar, le chef-lieu du comté de Mayo, ce montreur de cabotins. S'étant dirigé vers l'ouest, il a traversé le col de ces hauteurs qui font face à la mer, comme la plupart des montagnes de l'Irlande: au nord, la chaîne du Nephin avec son dôme de deux mille cinq cents pieds, et au sud, le Croagh-Patrick, où le grand saint irlandais, l'introducteur du christianisme au IVe siècle, passait les quarante jours du carême. Puis il a descendu les dangereux raidillons du plateau de Connemara, les sauvages régions des lacs Mask et Corril qui aboutissent à Clew-Bay. Il n'a pas pris le railway de Midland-Great-Western qui met Westport en communication avec Dublin; il n'a point chargé son bagage sur les malles, les cars ou les «carts» qui roulent à la surface du pays. Il a voyagé en forain, criant partout son spectacle de marionnettes, relevant de temps en temps d'un violent coup de fouet le grand chien qui n'en peut plus. Un féroce aboiement de douleur répond à ce cinglement lancé d'une main vigoureuse, et, parfois une sorte de gémissement prolongé à l'intérieur de la charrette.
Et après que l'homme a dit au robuste animal:
«Marcheras-tu, fils de chienne?...» il semble qu'il s'adresse à un autre, caché dans la caisse de son véhicule, quand il crie:
«Te tairas-tu, fils de chien?»
Le gémissement cesse alors, et la charrette se remet lentement en marche.
Cet homme s'appelle Thornpipe. De quel pays est-il? Peu importe. Il suffit de savoir que c'est un de ces Anglo-Saxons, comme les Iles-Britanniques n'en produisent que trop parmi les basses classes. Ce Thornpipe n'a pas plus de sensibilité qu'une bête fauve, ni de cœur qu'un roc.
Dès que cet homme eut atteint les premières habitations de Westport, il suivit la rue principale, bordée de maisons assez convenables, avec boutiques aux pompeuses enseignes, où l'on ne trouverait que peu d'acquisitions à faire. A cette rue s'amorcent des ruelles sordides, comme autant de ruisseaux fangeux qui se jettent dans une limpide rivière. Sur les galets aigus qui la pavent, la charrette de Thornpipe promenait son bruit de ferraille, sans doute au détriment des marionnettes qu'elle véhiculait pour l'agrément des populations du Connaught.
Le public faisant toujours défaut, Thornpipe continua de dévaller, et il arriva à l'entrée du mail que la rue traverse, entre une double rangée d'ormes. Au delà du mail s'étend un parc dont les allées sablées, soigneusement entretenues, conduisent jusqu'au port ouvert sur la baie de Clew.
Il va sans dire que ville, port, parc, rues, rivière, ponts, églises, maisons, masures, tout cela appartient à l'un de ces opulents landlords qui possèdent presque tout le sol de l'Irlande, au marquis de Sligo, de pure et antique noblesse, lequel n'est point un mauvais maître à l'égard de ses tenanciers.
Tous les vingt pas, à peu près, Thornpipe arrêtait sa charrette, il regardait autour de lui, et d'une voix qui ressemblait à un grincement de mécanique mal graissée, il criait:
«Marionnettes royales... marionnettes!»
Personne ne sortait des boutiques, personne ne mettait la tête aux fenêtres. Çà et là, quelques haillons apparaissaient entre les ruelles adjacentes, et de ces haillons sortaient des faces hâves et faméliques, aux yeux rougis, profonds comme ces soupiraux à travers lesquels on voit le vide. Puis, il y avait des enfants à peu près nus, et cinq ou six de ces gamins se hasardèrent enfin à rejoindre la charrette de Thornpipe, lorsqu'elle eut fait halte sur la grande allée du mail. Et les voici tous criant:
«Copper... copper!»
C'est une monnaie de cuivre, une subdivision du penny, ce qu'il y a de plus infime en valeur. Et à qui s'adressaient-ils, ces enfants? A un homme qui avait plus envie de demander l'aumône que de la faire! Aussi, de quels gestes menaçants du pied et de la main, de quels roulements d'yeux, il accueillit ces petits qui durent prudemment se tenir hors de la portée de son fouet,—et encore plus des crocs du chien, une vraie bête fauve, enragée par les mauvais traitements.
Et d'ailleurs, Thornpipe est furieux. Il crie dans le désert. On ne s'empresse pas à ses marionnettes royales. Paddy,—c'est l'Irlandais, de même que John Bull est l'Anglais,—Paddy ne montre aucune curiosité. Ce n'est point qu'il ait de l'inimitié pour l'auguste famille de la Reine. Non! Ce qu'il n'aime pas, ce qu'il hait même de toute une haine amassée pendant des siècles d'oppression, c'est le landlord, qui le considère comme un être inférieur aux anciens serfs de Russie. Et, s'il a acclamé O'Connell, c'est que ce grand patriote a soutenu les droits de l'Irlande établis par l'acte d'union des trois royaumes en 1806; c'est que, plus tard, l'énergie, la ténacité, l'audace politique de cet homme d'État ont obtenu le bill d'émancipation de l'année 1829; c'est que, grâce à son attitude irréductible, l'Irlande, cette Pologne de l'Angleterre, l'Irlande catholique surtout, allait entrer dans une période de quasi-liberté. Nous avons donc lieu de croire que Thornpipe aurait été mieux avisé en montrant O'Connell à ses concitoyens; mais ce n'était pas une raison pour dédaigner Sa Gracieuse Majesté en effigie. Il est vrai, Paddy eût préféré—et de beaucoup—le portrait de sa souveraine sous forme de pièces monnayées, pounds, couronnes, demi-couronnes, shillings, et c'est précisément ce portrait, sorti de la frappe britannique, qui manque le plus généralement aux poches de l'Irlandais.
Aucun spectateur sérieux ne se rendant aux invitations réitérées du forain, la charrette reprit sa marche, tirée péniblement par le grand chien efflanqué.
Thornpipe continua cette promenade à travers les allées du mail, sous l'ombrage de ses magnifiques ormes. Il s'y trouvait seul. Les enfants avaient fini par l'abandonner. Il atteignit ainsi le parc, sillonné d'avenues sablées, que le marquis de Sligo livre à la circulation publique, afin de donner accès au port qu'un bon mille sépare de la ville.
«Marionnettes royales... marionnettes!»
Personne ne répondait. Les oiseaux jetaient des cris aigus en s'envolant d'un arbre à l'autre. Le parc était non moins abandonné que le mail. Aussi, pourquoi venir un dimanche convier des catholiques à cette exhibition, lorsque c'est l'heure des offices? Il fallait vraiment que ce Thornpipe ne fût pas du pays. Peut-être, après le dîner de midi, entre la messe et les vêpres, sa tentative serait-elle plus heureuse? Dans tous les cas, il n'y avait aucun inconvénient à pousser jusqu'au port, et c'est ce qu'il fit en jurant, à défaut de saint Patrick, par tous les diables d'Irlande.
Il est peu fréquenté, ce port que la rivière baigne au fond de la baie de Clew, bien qu'il soit le plus vaste et le mieux abrité de cette côte. S'il y vient quelques navires, c'est qu'il est nécessaire que la Grande-Bretagne, c'est-à-dire l'Angleterre et l'Écosse, envoie à cette aride région du Connaught ce qu'elle ne peut tirer de son propre sol. L'Irlande est un enfant qui se nourrit à ces deux mamelles; mais les nourrices lui font payer cher leur lait.
Plusieurs matelots se promenaient sur le quai en fumant, et, en ce jour de fête, il va de soi que le déchargement des navires avait été suspendu.
On sait combien l'observation du dimanche est sévère chez la race anglo-saxonne. Les protestants y apportent toute l'intransigeance de leur puritanisme, et, en Irlande, les catholiques luttent de rigorisme avec eux dans la pratique du culte. Et pourtant, ils sont deux millions et demi contre cinq cent mille adeptes des divers rites de la religion anglicane.
Du reste, on ne voyait à Westport aucun navire appartenant aux autres pays. Des bricks-goélettes, des schooners ou des cutters, quelques barques de pêche, de celles qui travaillent à l'ouvert de la baie, se trouvaient à sec, la marée étant basse. Ces navires, venus de la côte occidentale de l'Écosse avec des chargements de céréales,—ce qui manque le plus au Connaught,—repartiraient sur lest, après avoir livré leur cargaison. Pour rencontrer les bâtiments de grande navigation, il faut aller à Dublin, à Londonderry, à Belfast, à Cork, où font escale les paquebots transatlantiques des lignes de Liverpool et de Londres.
Plusieurs matelots se promenaient sur le quai. (Page 7.)
Évidemment, ce ne serait pas au fond du gousset de ces marins inoccupés que Thornpipe pourrait puiser quelques shillings, et son cri devait rester sans écho même sur les quais du port.
Il laissa donc s'arrêter sa charrette. Le chien affamé, rompu de fatigue, s'étendit sur le sable. Thornpipe tira de son bissac un morceau de pain, quelques pommes de terre et un hareng salé; puis, il se mit à manger, en homme qui en est à son premier repas après une longue étape.
Thornpipe fit son petit tour. (Page 18.)
L'épagneul le regardait, faisant claquer ses mâchoires d'où pendait une langue brûlante. Mais, paraît-il, ce n'était pas l'heure de sa réfection, car il finit par allonger sa tête entre ses pattes, en fermant les yeux.
Un léger mouvement, qui se produisit dans la caisse de la charrette, tira Thornpipe de son apathie. Il se leva, observa si personne ne l'apercevait. Et alors, soulevant le tapis qui recouvrait la boîte aux marionnettes, il y introduisit un morceau de pain, en disant d'un ton farouche:
«Si tu ne te tais pas!...»
Un bruit de mastication gloutonne lui répondit, comme si un animal, mourant de faim, eût été blotti à l'intérieur de cette caisse, et il revint à son déjeuner.
Thornpipe eut bientôt achevé le hareng et les pommes de terre, cuites dans la même eau afin de leur donner plus de goût. Il porta alors à ses lèvres une gourde grossière, pleine de ce petit lait aigre, qui est une boisson assez commune dans le pays.
Sur ces entrefaites, la cloche de l'église de Westport retentit à toute volée, sonnant la fin de l'office.
Il était onze heures et demie.
Thornpipe releva le chien d'un coup de fouet, et ramena vivement sa charrette vers le mail, avec l'espoir d'accaparer quelques spectateurs à leur sortie de la messe. Pendant la bonne demi-heure qui précédait le dîner, peut-être l'occasion s'offrirait-elle de faire une recette. Thornpipe recommencerait après vêpres, et ne se remettrait en route que le lendemain, afin d'exhiber ses marionnettes en quelque autre bourgade du comté.
En somme, l'idée n'était pas mauvaise. A défaut de shillings, il saurait se contenter de coppers, et du moins ses marionnettes ne travailleraient pas pour ce fameux roi de Prusse, dont l'avarice fut telle que personne ne vit jamais la couleur de son argent.
Le cri retentit de nouveau:
«Marionnettes royales... marionnettes!»
En deux ou trois minutes, une vingtaine de personnes se rassemblèrent autour de Thornpipe. Dire que ce fût l'élite de la population westportienne, ce serait dépasser la mesure. Il y avait là des enfants en majorité, une dizaine de femmes, quelques hommes, la plupart tenant leurs chaussures à la main, non seulement par désir de ne point les user, mais aussi parce qu'ils étaient plus à l'aise, ayant l'habitude de marcher pieds nus.
Cependant, faisons une exception pour certains notables de Westport, appartenant à ce public bête des dimanches. Tel le boulanger, qui s'est arrêté avec sa femme et ses deux enfants. Il est vrai, son «tweed» date déjà de quelques années, et l'on sait que les années comptent double et même triple sous le climat pluvieux de l'Irlande; mais le digne patron est présentable, en somme. Ne se doit-il pas à sa boutique pompeusement désignée par cette enseigne: «Boulangerie publique centrale»! Et, en effet, elle centralise si bien les produits de sa fabrication qu'il n'y en a pas d'autre à Westport. Là se voit également le droguiste, lequel réclame volontiers le titre de pharmacien, bien que son office soit dépourvu des drogues les plus usuelles, et pourtant, sur la devanture se détachent ces mots: Medical Hall, tracés en lettres superbes, qui devraient vous guérir rien qu'en les regardant.
Il faut noter encore qu'un prêtre a fait halte devant la charrette de Thornpipe. Cet ecclésiastique porte un costume très propre: col en soie, long gilet dont les boutons sont rapprochés comme ceux d'une soutane, vaste lévite en étoffe noire. C'est le chef de la paroisse, où il exerce de multiples fonctions. Il ne se contente pas, en effet, de baptiser, de confesser, de marier, d' «extrémiser» ses fidèles, il les conseille dans leurs affaires, il les soigne dans leurs maladies, il agit avec une complète indépendance, car il ne relève de l'État ni par son traitement ni par ses attributions. Les dîmes en nature ou les honoraires des cérémonies religieuses,—ce qu'on appelle le casuel en d'autres pays,—lui assurent une vie honorable et facile. Il est l'administrateur naturel des écoles et des maisons de charité,—ce qui ne l'empêche pas de présider les concours de sports nautiques ou hippiques, lorsque régates ou steeples-chases mettent la paroisse en fête. Il est intimement mêlé à l'existence familiale de ses ouailles, il est respecté, car il est respectable, même lorsqu'il ne dédaigne pas d'accepter quelque broc de bière sur le comptoir d'un débit. La pureté de ses mœurs n'a jamais subi la moindre atteinte. Et, d'ailleurs, comment son influence ne serait-elle pas dominante en ces contrées si pénétrées de catholicisme, où, ainsi que le dit Mlle Anne de Bovet dans son remarquable voyage intitulé Trois Mois en Irlande, «la menace d'être exclu de la Sainte-Table ferait passer le paysan par le trou d'une aiguille».
Il y avait donc un public autour de la charrette, un public un peu plus productif—si l'on veut nous permettre ce mot—que n'aurait pu l'espérer Thornpipe. Vraisemblablement son exhibition avait quelques chances de succès, Westport n'ayant en aucun temps été honoré d'un spectacle de ce genre.
Aussi le montreur de cabotins fit-il retentir une dernière fois son cri de «great attraction»:
«Marionnettes royales... marionnettes!»
II
MARIONNETTES ROYALES!
La charrette de Thornpipe est établie d'une façon très rudimentaire: un brancard auquel le farouche épagneul est attelé; une caisse quadrangulaire, placée sur deux roues—ce qui rendait le tirage plus facile au long des chemins cahoteux du comté; deux poignées en arrière permettant de la pousser comme les baladeuses des marchands ambulants; au-dessus de la caisse, un tendelet de toile, disposé sur quatre tiges de fer, et qui l'abrite sinon contre le soleil peu ardent d'ordinaire, du moins contre les pluies interminables de la haute Irlande. Cela ressemble à l'un de ces appareils roulants qui portent des orgues de Barbarie à travers les villes et les campagnes, et dont les stridentes flûtes se mêlent à l'éclat des trompettes; mais ce n'est point un orgue que Thornpipe promène d'une bourgade à l'autre, ou plutôt, en cette machine plus compliquée, l'orgue est réduit à l'état de simple serinette, ainsi qu'on en pourra juger tout à l'heure.
Le dessus de la caisse est fermé d'un couvercle qui l'emboîte sur un quart de sa hauteur. Ce couvercle une fois relevé et rabattu latéralement, voici ce que les spectateurs aperçoivent, non sans quelque admiration, à la surface de la tablette.
Toutefois, afin d'éviter des redites, nous conseillons d'écouter Thornpipe, débitant son boniment habituel. A n'en pas douter, le forain en eût remontré, avec son intarissable faconde, au célèbre Brioché, le créateur du premier théâtre des marionnettes sur les champs de foire de la France.
«Ladies et gentlemen...»
C'est le début invariablement destiné à provoquer les sympathies des spectateurs, même quand il s'adresse aux plus piteux déguenillés d'un village.
«Ladies et gentlemen, ceci vous représente la grande salle des fêtes dans le château royal d'Osborne, île de Wight.»
En effet, la tablette figure un salon en miniature, contenu entre quatre planchettes posées de champ, et sur lesquelles sont peintes des portes et des fenêtres drapées; çà et là des meubles en carton du plus haut goût, épinglés sur un tapis colorié, des tables, des fauteuils, des chaises, placés de manière à ne point gêner la circulation des personnages, princes, princesses, ducs, marquis, comtes, baronnets, qui se pavanent avec leurs nobles épouses au milieu de cette réception officielle.
«Au fond, continue Thornpipe, vous remarquerez le trône de la reine Victoria, surmonté de son baldaquin de velours cramoisi à crépines d'or, modèle exact de celui sur lequel Sa Gracieuse Majesté prend place pendant les cérémonies de la cour.»
Le trône en question mesure de trois à quatre pouces en hauteur, et bien que le velours soit en papier pelucheux, et les crépines faites d'une simple virgule couleur jaune, cela ne laisse pas de donner illusion aux braves gens qui n'ont jamais vu ce meuble essentiellement monarchique.
«Sur le trône, reprit Thornpipe, contemplez la Reine,—ressemblance garantie,—revêtue de ses habits de gala, le manteau royal attaché aux épaules, la couronne en tête et le sceptre à la main.»
Nous qui n'avons jamais eu l'honneur d'entrevoir la souveraine du Royaume-Uni, Impératrice des Indes, dans ses salons d'apparat, nous ne saurions dire si la figurine représente Sa Majesté avec une fidélité scrupuleuse. Toutefois, en admettant qu'elle ceigne la couronne pendant ces grandes solennités, il est douteux que sa main brandisse un sceptre qui ressemble au trident de Neptune. Le plus simple, d'ailleurs, est d'en croire Thornpipe sur parole, et c'est ce que fit sagement l'assistance.
«A la droite de la Reine, déclara Thornpipe, j'appelle l'attention des spectateurs sur Leurs Altesses Royales, le prince et la princesse de Galles, tels que vous avez pu les voir, lors de leur dernier voyage en Irlande.»
Il n'y a pas à s'y tromper, voilà le prince de Galles en costume de feld-maréchal de l'armée britannique, et la fille du roi de Danemark, drapée d'une splendide robe de dentelle découpée dans un morceau de ce papier d'argent qui recouvre les boîtes de pralines.
De l'autre côté, c'est le duc d'Edimbourg, c'est le duc de Connaught, c'est le duc de Fife, c'est le prince de Battemberg, ce sont les princesses leurs femmes, enfin la famille royale au complet, arrangée de manière à décrire un demi-cercle devant le trône. Il est certain que ces poupées,—ressemblance garantie toujours,—avec leurs habits de cérémonie, leurs figures enluminées, leurs attitudes prises sur le vif, donnent une idée très exacte de la cour d'Angleterre.
Puis, voici les grands officiers de la couronne, entre autres, le grand amiral sir Georges Hamilton. Thornpipe prend soin de les désigner du bout de sa baguette à l'admiration du public, en ajoutant que chacun d'eux occupe la place due à son rang, suivant l'étiquette cérémoniale.
Là, respectueusement immobile devant le trône, se tient un monsieur de haute taille, d'une distinction très anglo-saxonne, et qui ne peut être qu'un des ministres de la Reine.
C'en est un, en effet, c'est le chef du cabinet de Saint-James, très reconnaissable à son dos qui est légèrement courbé sous le poids des affaires.
Puis, Thornpipe d'ajouter:
«Et près du premier ministre, à droite, le vénérable monsieur Gladstone.»
Et, ma foi, il eût été difficile de ne pas reconnaître l'illustre «old man», ce beau vieillard, toujours droit, lui, toujours prêt à défendre les idées libérales contre les idées autoritaires. Peut-être y a-t-il lieu de s'étonner qu'il regarde le premier ministre d'un air sympathique; mais, entre marionnettes,—même entre marionnettes politiques,—on se passe bien des choses, et ce qui répugnerait à des êtres de chair et d'os, des cabotins en carton et en bois n'en ont point vergogne.
D'ailleurs, voici un autre rapprochement inattendu, engendré par un extraordinaire anachronisme, car Thornpipe s'écrie en gonflant sa voix:
«Je vous présente, ladies et gentlemen, votre célèbre patriote O'Connell, dont le nom trouvera toujours un écho dans le cœur des Irlandais!»
Oui! O'Connell était là, à la cour d'Angleterre, en 1875, bien qu'il fût mort depuis vingt-cinq ans. Et, si on en eût fait l'observation à Thornpipe, le forain aurait répondu à cela que, pour un fils de l'Irlande, le grand agitateur est toujours vivant. A ce compte-là, il aurait tout aussi bien pu exhiber M. Parnell, bien que cet homme politique ne fût guère connu à cette époque.
Puis, par places, sont disséminés d'autres courtisans, dont le nom nous échappe, tous constellés de crachats et enrubannés de cordons, des célébrités politiques et guerrières, entre autres Sa Grâce le duc de Cambridge auprès de feu lord Wellington, et feu lord Palmerston auprès de feu M. Pitt; enfin des membres de la Chambre haute, fraternisant avec des membres de la Chambre basse; derrière eux, une rangée de horse-guards, en tenue de parade, à cheval au milieu de ce salon,—ce qui indique bien qu'il s'agit d'une fête comme il est rare d'en voir au château d'Osborne. Cet ensemble comprend environ une cinquantaine de petits bonshommes, violemment peinturlurés, qui représentent avec aplomb et raideur tout ce qu'il y a de plus aristocratique, de plus distingué, de plus officiel, dans le monde militaire et politique du Royaume-Uni.
On s'aperçoit même que la flotte anglaise n'a point été oubliée, et si le yacht royal Victoria and Albert n'est pas là sous vapeur, du moins des navires sont-ils dessinés sur la vitre des fenêtres, d'où l'on est censé voir la rade de Spithead. Avec de bons yeux, sans doute, on pourrait distinguer le yacht Enchanteress, ayant à bord leurs Seigneuries les lords de l'Amirauté, tenant chacun une lunette d'une main et un porte-voix de l'autre.
Il faut en convenir, Thornpipe n'a point trompé son public, en disant que cette exhibition est unique au monde. Positivement, elle permet d'économiser un voyage à l'île de Wight. Aussi est-ce un ébahissement, non seulement chez les gamins qui regardent cette merveille, mais également parmi les spectateurs d'âge respectable, qui ne sont jamais sortis du comté de Connaught ni des environs de Westport. Peut-être le curé de la paroisse ne laisse-t-il pas de sourire in petto: quant au pharmacien-droguiste, il ne se cache pas de dire que ces personnages sont d'une ressemblance à s'y méprendre, bien qu'il ne les ait vus de sa vie. Pour le boulanger, il l'avouait, cela passait l'imagination, et il se refusait à croire qu'une réception à la cour d'Angleterre pût s'accomplir avec tant de luxe, d'éclat et de distinction.
«Eh bien, ladies et gentlemen, ce n'est rien encore! reprit Thornpipe. Vous supposez sans doute que ces personnes royales et autres ne peuvent faire ni mouvements ni gestes... Erreur! Elles sont vivantes, vivantes, je vous dis, comme vous et moi, et vous l'allez voir. Auparavant, je prendrai la liberté de faire mon petit tour en me recommandant à la générosité d'un chacun.»
Un petiot de trois ans environ. (Page 22.)
C'est là le moment critique pour les montreurs de curiosités et autres, lorsque la sébile commence à circuler entre les rangs de l'assistance. Règle générale, les spectateurs de ces exhibitions foraines se classent en deux catégories: ceux qui s'en vont pour ne point mettre la main à la poche, et ceux qui restent avec l'intention de s'amuser gratuitement,—ces derniers, qu'on ne s'en étonne pas, de beaucoup plus nombreux. Il existe une troisième catégorie, celle des payants, mais elle est si infime qu'il vaut mieux n'en point parler. Et cela ne fut que trop évident, lorsque Thornpipe «fit son petit tour», avec un sourire qu'il essayait de rendre aimable et qui n'était que farouche. En eût-il pu être autrement de cette face de boule-dogue, aux yeux méchants, à la bouche plus prête à mordre les gens qu'à les embrasser?...
Il va de soi que chez toute cette marmaille en guenilles qui ne bougea pas, on n'eût pas même trouvé deux coppers à récolter. Quant à ceux des spectateurs qui, alléchés par le boniment du montreur de marionnettes, voulaient voir sans payer, ils se bornèrent à détourner la tête. Cinq ou six seulement tirèrent quelques piécettes de leur gousset, ce qui produisit une recette d'un shilling et trois pence que Thornpipe accueillit d'une méprisante grimace... Que voulez-vous? Il fallait s'en contenter, en attendant la représentation de l'après-midi, qui serait peut-être meilleure, et se conformer au programme annoncé plutôt que de rendre l'argent.
Et, alors, à l'admiration muette succéda l'admiration démonstrative et criarde. Les mains se mirent à battre, les pieds à trépigner, les bouches à s'emplir, puis à se vider de aohs! qui devaient s'entendre du port.
En effet, Thornpipe vient de donner sous la caisse un coup de baguette, qui a provoqué un gémissement auquel personne n'a pris garde. Soudain toute la scène s'est animée, on peut dire d'une façon miraculeuse.
Les marionnettes, mues par un mécanisme intérieur, semblent être douées d'une vie réelle. Sa Majesté la reine Victoria n'a pas quitté son trône,—ce qui eût été contraire à l'étiquette,—elle ne s'est pas même levée, mais elle meut la tête, agitant son bonnet couronné et abaissant son sceptre à la façon du bâton d'un chef de musique qui bat une mesure à deux temps. Quant aux membres de la famille royale, ils se tournent et se retournent tout d'une pièce, rendant salut pour salut, tandis que ducs, marquis, baronnets, défilent avec grandes démonstrations de respect. De son côté, le premier ministre s'incline devant M. Gladstone, qui s'incline à son tour. Après eux, O'Connell s'avance gravement sur sa rainure invisible, suivi du duc de Cambridge, lequel semble exécuter un pas de caractère. Les autres personnages déambulent ensuite, et les chevaux des horse-guards, comme s'ils étaient non dans un salon mais au milieu de la cour du château d'Osborne, piaffent en secouant leur queue.
Et tout ce manège s'accomplit au son d'une musique aigre et susurrante, grâce à une serinette à laquelle manquaient nombre de dièzes et de bémols. Mais comment Paddy,—si sensible à l'art musical que Henri VIII a mis une harpe dans les armes de la Verte Erin,—n'aurait-il pas été charmé, bien qu'il eût préféré au God save the Queen et au Rule Britannia, hymnes mélancoliques qui sont les dignes chants nationaux du triste Royaume-Uni, quelque refrain de sa chère Irlande?
De vrai, c'était très beau, et pour qui n'avait jamais vu les mises en scène des grands théâtres de l'Europe, il y avait là de quoi provoquer plus que de l'admiration. Et ce fut un indescriptible enthousiasme à la vue de ces marionnettes mouvantes, que l'on appelle en termes du métier des «danso-musicomanes».
Mais, à un certain moment, voici que par suite d'un à-coup du mécanisme, la Reine abaisse si vivement son sceptre qu'elle atteint le dos rond du premier ministre. Alors les hurrahs du public de redoubler.
«Ils sont vivants! dit un des spectateurs.
—Il ne leur manque que la parole! répondit un autre.
—Ne le regrettons pas!» ajouta le pharmacien, qui était démocrate à ses moments perdus.
Et il avait raison. Voyez-vous ces marionnettes faisant des discours officiels!
«Je voudrais savoir ce qui les met en mouvement, dit alors le boulanger.
—C'est le diable! répliqua un vieux matelot.
—Oui! le diable!» s'écrièrent quelques matrones à demi convaincues, qui se signèrent, en tournant la tête vers le curé, lequel regardait d'un air pensif.
«Comment voulez-vous que le diable puisse tenir à l'intérieur de cette caisse? fit observer un jeune commis, connu pour ses naïvetés. Il est de grande taille... le diable...
—S'il n'est pas dedans, il est dehors! riposta une vieille commère. C'est lui qui nous montre le spectacle...
—Non, répondit gravement le droguiste, vous savez bien que le diable ne parle pas l'Irlandais!»
Or, c'est là une de ces vérités que Paddy admet sans conteste, et il fut constant que Thornpipe ne pouvait être le diable, puisqu'il s'exprimait en pure langue du pays.
Décidément, si le sortilège n'entrait pour rien en cette affaire, il fallait admettre qu'un mécanisme interne donnait le mouvement à ce petit monde de cabotins. Cependant personne n'avait vu Thornpipe remonter le ressort. Et même—particularité qui n'avait point échappé au curé—dès que la circulation des personnages commençait à se ralentir, un coup de fouet envoyé sous la caisse que cachait le tapis, suffisait à ranimer leur jeu. A qui s'adressait ce coup de fouet, toujours suivi d'un gémissement?»
Le curé voulut savoir, et il dit à Thornpipe:
«Vous avez donc un chien au fond de cette boîte?
L'homme le regarda en fronçant le sourcil et parut trouver la question indiscrète.
«Il y a ce qu'il y a! répondit-il. C'est mon secret... Je ne suis pas obligé de le faire connaître...
—Vous n'y êtes point obligé, répondit le curé, mais nous avons bien le droit de supposer que c'est un chien qui fait marcher votre mécanique...
—Eh oui!... un chien, répliqua Thornpipe de mauvaise humeur, un chien dans une cage tournante... Ce qu'il m'a fallu de temps et de patience pour le dresser!... Et qu'ai-je reçu en payement de ma peine?... Pas même la moitié de ce qu'on donne pour dire une messe au curé de la paroisse!»
A l'instant où Thornpipe achevait cette phrase, le mécanisme s'arrêta, au vif déplaisir des spectateurs, dont la curiosité était loin d'être satisfaite. Et, comme le montreur de marionnettes se disposait à rabattre le couvercle de la caisse, en disant que la représentation était terminée:
«Est-ce que vous consentiriez à en donner une seconde? lui demanda le pharmacien.
—Non, répondit brusquement Thornpipe, qui se voyait entouré de regards soupçonneux.
—Pas même si l'on vous assurait une belle recette de deux shillings?...
—Ni pour deux ni pour trois!» s'écria Thornpipe.
Il ne songeait qu'à partir, mais le public ne semblait point en humeur de lui livrer passage. Cependant, sur un signe de son maître, l'épagneul tirait déjà entre les brancards, lorsqu'une longue plainte, entrecoupée de sanglots, sembla s'échapper de la caisse.
Et alors Thornpipe, furieux, de s'écrier, ainsi qu'il l'avait déjà fait une première fois:
«Te tairas-tu, fils de chien!
—Ce n'est point un chien qui est là! dit le curé en retenant la charrette.
—Si! riposta Thornpipe.
—Non!... c'est un enfant!...
—Un enfant... un enfant!» répéta l'assistance.
Quel revirement venait de s'opérer dans les sentiments des spectateurs! Ce n'était plus leur curiosité, c'était leur pitié qui se manifestait par une attitude peu sympathique. Un enfant, placé à l'intérieur de cette boîte ouverte latéralement, et cinglé de coups de fouet, lorsqu'il s'arrêtait, n'ayant plus la force de se mouvoir dans sa cage!...
«L'enfant... l'enfant!...» cria-t-on énergiquement.
Thornpipe avait affaire à trop forte partie. Il voulut résister toutefois et pousser sa charrette par derrière... Ce fut en vain. Le boulanger la saisit d'un côté, le droguiste de l'autre, et elle fut secouée de la belle façon. Jamais la cour royale ne s'était trouvée à pareille fête, les princes heurtant les princesses, les ducs renversant les marquis, le premier ministre tombant et provoquant avec lui la chute du ministère,—bref, un cahot tel qu'il se produirait au château d'Osborne, si l'île de Wight était agitée par un tremblement de terre.
On eut vite fait de contenir Thornpipe, bien qu'il se débattît furieusement. Tous s'en mêlèrent. La charrette fut fouillée, le droguiste se glissa entre les roues, et retira un enfant de la caisse...
Oui! un petiot de trois ans environ, pâle, souffreteux, malingre, les jambes zébrées d'écorchures par la mèche du fouet, respirant à peine.
Personne ne connaissait cet enfant à Westport.
Telle fut l'entrée en scène de P'tit-Bonhomme, le héros de cette histoire. Comment il était tombé entre les mains de ce brutal, qui n'était point son père, il eût été malaisé de le savoir. La vérité est que le petit être avait été ramassé, neuf mois avant, par Thornpipe dans la rue d'un hameau du Donegal, et l'on voit à quoi le bourreau l'avait employé.
Une brave femme venait de le prendre entre ses bras, elle essayait de le ranimer. On se pressait autour de lui. Il avait une figure intéressante, intelligente même, ce pauvre écureuil réduit à faire tourner sa cage sous la boîte aux marionnettes pour gagner sa vie. Gagner sa vie... à cet âge!
Enfin il rouvrit les yeux, et se rejeta en arrière, dès qu'il aperçut Thornpipe, qui s'avançait avec l'intention de le reprendre, criant d'une voix irritée:
«Rendez-le moi!...
—Êtes-vous donc son père? demanda le curé.
—Oui... répondit Thornpipe.
—Non!... ce n'est point mon papa! s'écria l'enfant, qui se cramponnait aux bras de la femme.
—Il n'est pas à vous! s'écria le droguiste.
—C'est un enfant volé! ajouta le boulanger.
—Et nous ne vous le rendrons pas!» dit le curé.
Thornpipe voulut résister quand même. La face congestionnée, les yeux allumés de colère, il ne se possédait plus et semblait disposé à «prendre des ris à l'irlandaise», c'est-à-dire à jouer du couteau, lorsque deux vigoureux gaillards s'élancèrent sur lui et le désarmèrent.
«Chassez-le... chassez-le! répétaient les femmes.
—Va-t'en d'ici, gueux! dit le droguiste.
—Et qu'on ne vous revoie pas dans le comté!» s'écria le curé avec un geste de menace.
Thornpipe cingla le chien d'un grand coup de fouet, et la charrette s'en alla en remontant la principale rue de Westport.
«Le misérable! dit le pharmacien. Je ne lui donne pas trois mois avant qu'il ait dansé le menuet de Kilmainham!»
Danser ce menuet, c'est, suivant la locution du pays, danser sa dernière gigue au bout d'une potence.
Puis, lorsque le curé eut demandé à l'enfant comment il s'appelait:
«P'tit-Bonhomme,» répondit celui-ci d'une voix assez ferme.
Et, de fait, il n'avait pas d'autre nom.
III
RAGGED-SCHOOL.
«Et le numéro 13, qu'est-ce qu'il a?...
—La fièvre.
—Et le numéro 9?...
—La coqueluche.
—Et le numéro 17?...
—La coqueluche aussi.
—Et le numéro 23?...
—Je crois que ce sera la scarlatine.»
Et, à mesure que ces réponses lui étaient faites, M. O'Bodkins les inscrivait sur un registre admirablement tenu, au compte ouvert à chacun des numéros 23, 17, 9 et 13. Il y avait une colonne affectée au nom de la maladie, à l'heure de la visite du médecin, à la nature des remèdes ordonnés, aux conditions dans lesquelles ils devaient être administrés, lorsque les malades auraient été transportés à l'hospice. Les noms étaient en écriture gothique, les numéros en chiffres arabes, les médicaments en ronde, les prescriptions en anglaise courante,—le tout entremêlé d'accolades finement tracées à l'encre bleue, et de barres doubles à l'encre rouge. Un modèle de calligraphie doublé d'un chef-d'œuvre de comptabilité.
«Il y a quelques-uns de ces enfants qui sont assez gravement atteints, ajouta le docteur. Recommandez qu'ils ne prennent pas froid pendant le transport...
LES FEMMES S'APITOYAIENT SUR SON SORT. (Page 27.)
—Oui... oui!.. on le recommandera! répondit négligemment M. O'Bodkins. Lorsqu'ils ne sont plus ici, cela ne me regarde en aucune façon, et pourvu que mes livres soient à jour...
—Et puis, si la maladie les emporte, repartit le docteur en prenant sa canne et son chapeau, la perte ne sera pas grande, je suppose...
—D'accord, répliqua O'Bodkins. Je les inscrirai à la colonne des décès, et leur compte sera balancé. Or, quand un compte est balancé, il me semble que personne n'a lieu de se plaindre.»
Et le docteur s'en alla, après avoir serré la main de son interlocuteur.
M. O'Bodkins était le directeur de la «ragged-school» de Galway, petite ville située sur la baie et dans le comté du même nom, au sud-ouest de la province du Connaught. Cette province est la seule où les catholiques puissent posséder des propriétés foncières, et c'est là, comme dans le Munster, que le gouvernement anglais prend à tâche de refouler l'Irlande non protestante.
On connaît le type d'original auquel se rapporte ce M. O'Bodkins, et il ne mérite pas d'être classé parmi les plus bienveillants de la race humaine. Un homme gros et court, un de ces célibataires qui n'ont pas eu de jeunesse et qui n'auront point de vieillesse, ayant toujours été ce qu'ils sont, ornés de cheveux qui ne tombent ni ne blanchissent, venus au monde avec des lunettes d'or et qu'on fera bien de leur laisser dans la tombe, n'ayant eu ni un ennui d'existence ni un souci de famille, possédant juste ce qu'il faut de cœur pour vivre, et qu'un sentiment d'amour, d'amitié, de pitié, de sympathie, n'a jamais su émouvoir. Il est de ces êtres ni bons ni méchants, qui passent sur terre sans faire le bien, mais sans faire le mal, et qui ne sont jamais malheureux—pas même du malheur des autres.
Tel était O'Bodkins, et, nous en conviendrons volontiers, il était précisément né pour être directeur d'une ragged-school.
Ragged-school, c'est l'école des déguenillés, et l'on a vu de quelle admirable exactitude, de quelle entente du doit et avoir témoignent les livres de M. O'Bodkins. Il avait pour aides, d'abord une vieille fumeuse, la mère Kriss, sa pipe toujours à la bouche, puis un ancien pensionnaire de seize ans, nommé Grip. Celui-ci, un pauvre diable, les yeux bons, la physionomie empreinte d'une jovialité naturelle, le nez un peu relevé, ce qui est un signe caractéristique chez l'Irlandais, valait infiniment mieux que les trois quarts des misérables recueillis dans cette espèce de lazaret scolaire.
Ces déguenillés sont des enfants orphelins ou abandonnés de leurs parents que la plupart n'ont jamais connus, nés du ruisseau et de la borne, des polissons ramassés à même les rues et sur les routes, et qui y retourneront, lorsqu'ils auront l'âge de travailler. Quel rebut de la société! Quelle dégradation morale! Quelle agglomération de larves humaines, destinées à faire des monstres! Et, en effet, de ces graines jetées au hasard entre les pavés, que pourrait-il sortir?
On en comptait une trentaine dans l'école de Galway, depuis trois ans jusqu'à douze, vêtus de loques, incessamment affamés, ne se nourrissant que des restes de la charité publique. Plusieurs étaient malades, ainsi que nous venons de le voir, et, de fait, ces enfants fournissent à la mortalité une part importante,—ce qui n'est pas une grande perte, à en croire le docteur.
Et il a raison, si aucun soin, si aucune moralisation n'est capable de les empêcher de devenir des êtres malfaisants. Cependant il y a une âme sous ces tristes enveloppes, et avec une meilleure direction, un dévouement de missionnaire, on arriverait peut-être à la faire s'épanouir vers le bien. Dans tous les cas, il faudrait, pour élever ces malheureux, d'autres éducateurs que l'un de ces mannequins dont M. O'Bodkins nous offre le déplorable type, et qu'il n'est point rare de rencontrer, même ailleurs que dans les comtés besoigneux de l'Irlande.
P'tit-Bonhomme était l'un des moins âgés de cette ragged-school. Il n'avait pas quatre ans et demi. Pauvre enfant! Il aurait pu porter sur son front cette navrante locution française: Pas de chance! Avoir été traité, comme on sait, par ce Thornpipe, s'être vu réduit à l'état de manivelle, puis, arraché à ce bourreau grâce à la pitié de quelques bonnes âmes de Westport, et être maintenant un hôte de la ragged-school de Galway! Et, quand il la quittera, ne sera-ce pas pour trouver pire encore?...
Certes, c'était un bon sentiment qui avait conduit le curé de la paroisse à enlever ce malheureux être au montreur de marionnettes. Après avoir vainement fait des recherches à son sujet, il avait fallu renoncer à découvrir son origine. P'tit-Bonhomme ne se souvenait que de ceci: c'est qu'il avait vécu chez une méchante femme en même temps qu'une autre fillette qui l'embrassait parfois, et aussi une petite qui était morte... Où cela s'était-il passé?... Il ne savait pas. Qu'il fût un enfant abandonné ou qu'il eût été volé à sa famille, personne n'aurait pu le dire.
Depuis qu'il avait été recueilli à Westport, on avait pris soin de lui tantôt dans une maison, tantôt dans une autre. Les femmes s'apitoyaient sur son sort. On lui avait conservé le nom de P'tit-Bonhomme. Des familles le gardèrent huit jours, quinze jours. Ce fut ainsi pendant trois mois. Mais la paroisse n'était pas riche. Bien des malheureux vivaient à sa charge. Si elle eût possédé une maison de charité pour les enfants, notre petit garçon y aurait eu sa place. Or, il n'en existait pas. Aussi avait-il dû être envoyé à la ragged-school de Galway, et voilà neuf mois qu'il végétait au milieu de ce ramassis de mauvais garnements. Quand en sortirait-il, et, lorsqu'il en sortirait, que deviendrait-il? Il est de ces déshérités pour lesquels, dès le bas âge, l'existence, avec ses exigences quotidiennes, est une question de vie ou de mort,—question qui ne reste que trop souvent sans réponse!
Ainsi P'tit-Bonhomme était depuis neuf mois confié aux soins de la vieille Kriss à demi abrutie, de ce pauvre Grip résigné à son sort, et de M. O'Bodkins, cette machine à balancer des recettes et des dépenses. Cependant sa bonne constitution lui avait permis de résister à tant de causes de destruction. Il ne figurait pas encore sur le grand livre du directeur, à la colonne des rougeoles, des scarlatines et autres maladies de l'enfance, sans quoi son compte eût été déjà réglé... au fond de la fosse commune que Galway réserve à ses déguenillés.
Mais, pour ce qui est de la santé, si P'tit-Bonhomme supportait impunément de telles épreuves, que ne pouvait-on craindre au point de vue de son développement intellectuel et moral? Comment résisterait-il au contact de ces «rogues», comme disent les Anglais, au milieu de ces gnomes vicieux de corps et d'esprit, les uns nés on ne sait où ni de qui, les autres, pour la plupart, venus de parents relégués dans les colonies pénitentiaires, à moins qu'ils ne fussent fils de suppliciés!
Et, même il y en avait un dont la mère «faisait son temps» à l'île Norfolk, au centre des mers australiennes, et dont le père, condamné à mort pour assassinat, avait fini à la prison de Newgate par les mains du fameux Berry.
Ce garçon se nommait Carker. A douze ans, il semblait déjà prédestiné à marcher sur les traces de ses parents. On ne s'étonnera pas qu'au milieu de ce monde abominable de la ragged-school, il fût quelqu'un. Il jouissait d'une certaine considération, étant perverti et pervertissant, ayant ses flatteurs et ses complices, chef indiqué des plus méchants, toujours prêts à quelques mauvais coups, en attendant les crimes, lorsque l'école les aurait vomis comme une écume sur les grandes routes.
Hâtons-nous de le dire, P'tit-Bonhomme n'éprouvait que de l'aversion pour ce Carker, bien qu'il ne cessât de le regarder avec de grands yeux, pleins d'étonnement. Jugez donc! le fils d'un homme qui a été pendu!
En général, ces écoles ne ressemblent guère aux établissements modernes d'éducation où le cube d'air est distribué mathématiquement. Le contenant est approprié au contenu. De la paille pour literie, et le lit est vite fait: on ne le retourne même pas. Des réfectoires? A quoi bon, lorsqu'il s'agit de manger les quelques croûtes et pommes de terre, dont il n'y a pas toujours suffisance. Quant à la matière instructive, c'est M. O'Bodkins qui était chargé de la distribuer aux déguenillés de Galway. Il devait apprendre à lire, à écrire, à compter, mais il n'y obligeait personne, et, après deux ou trois ans passés sous sa férule, on n'eût pas trouvé une dizaine de ces enfants qui fussent en état de déchiffrer une affiche. P'tit-Bonhomme, quoiqu'il fût l'un des plus jeunes, contrastait avec ses camarades, montrant un certain goût à s'instruire,—ce qui lui valait mille sarcasmes. Quelle misère, et aussi quelle responsabilité sociale, quand une intelligence, qui ne demanderait qu'à être cultivée, reste sans culture! Sait-on ce que l'avenir perd à la stérilisation d'un jeune cerveau, dans lequel la nature a peut-être déposé de bons germes qui ne produiront pas?
Si le personnel de l'école travaillait à peine de la tête, ce n'est pas parce qu'il travaillait honorablement de ses mains. Ramasser un peu de combustible pour l'hiver, mendier des lambeaux de vêtements chez les personnes charitables, recueillir le crottin des chevaux et des bestiaux pour l'aller vendre dans les fermes au prix de quelques coppers—recette à laquelle M. O'Bodkins ouvrait un compte spécial—fouiller les tas d'ordures accumulées au coin des rues, autant que possible avant les chiens et, s'il le fallait, après s'être battus avec eux, telles étaient les occupations quotidiennes de ces enfants. De jeux, de divertissements, aucuns,—à moins que ce ne soit un plaisir de s'égratigner, de se pincer, de se mordre, de se frapper du pied et du poing, sans parler des mauvais tours que l'on jouait à Grip. Il est vrai, ce brave garçon prenait cela sans trop s'en inquiéter,—ce qui poussait Carker et les autres à s'acharner sur lui avec autant de lâcheté que de cruauté.
La seule chambre à peu près propre de la ragged-school était celle du directeur. Il va de soi qu'il n'y laissait jamais entrer personne. Ses livres eussent été vite mis en pièces, leurs feuilles dispersées à tous les vents. Aussi ne lui déplaisait-il pas que ses «élèves» fussent dehors, errant à l'aventure, vagabondant, polissonnant, et c'était toujours trop tôt, à son gré, qu'il les voyait revenir, lorsque le besoin de manger ou de dormir les ramenait à l'école.
Avec son esprit sérieux, ses bons instincts, P'tit-Bonhomme était le plus ordinairement en butte, non seulement aux sottes plaisanteries de Carker et de cinq ou six autres qui ne valaient pas mieux, mais aussi à leurs brutalités. Il évitait de se plaindre. Ah! que n'avait-il la force? Comme il se serait fait respecter, comme il aurait rendu coup de poing pour coup de poing, coup de pied pour coup de pied, et quelle colère s'amassait en son cœur de se sentir trop faible pour se défendre!
Il était, d'ailleurs, celui qui sortait le moins de l'école, trop heureux d'y goûter un peu de calme, lorsque ces garnements vaguaient aux alentours. C'était sans doute au préjudice de son bien-être, car il aurait pu trouver quelque morceau de rebut à ronger, un gâteau de «vieux cuit» à acheter pour deux ou trois coppers dus à l'aumône. Mais il répugnait à tendre la main, à courir derrière les cars, dans l'espoir d'attraper une menue monnaie, et surtout à dérober quelque babiole aux étalages, et Dieu sait si les autres s'en privaient! Non! il préférait rester avec Grip.
«Tu n' sors pas? lui disait celui-ci.
—Non, Grip.
—Carker t' battra, si tu n'as rien rapporté c' soir!
—J'aime mieux être battu.»
Grip éprouvait pour P'tit-Bonhomme une affection qui était partagée. Ne manquant pas d'intelligence, sachant lire et écrire, il essayait d'apprendre à l'enfant un peu de ce qu'il avait appris. Aussi, depuis qu'il se trouvait à Galway, P'tit-Bonhomme commençait-il à montrer quelque progrès en lecture tout au moins, et promettait de faire honneur à son maître.
Il convient d'ajouter que Grip connaissait un tas d'histoires amusantes, et qu'il les racontait joyeusement.
Avec ses éclats de rire dans ce sombre milieu, il semblait à P'tit-Bonhomme que ce brave garçon jetait un rayon de lumière au milieu de la ténébreuse école.
Ce qui irritait particulièrement notre héros, c'était que les autres s'en prissent à Grip et en fissent l'objet de leur malveillance. Celui-ci, nous le répétons, supportait cela avec une très philosophique résignation.
«Grip!... lui disait parfois P'tit-Bonhomme.
—Qu' veux-tu?
—Il est bien méchant, Carker!
—Certes... bien méchant.
—Pourquoi ne tapes-tu pas dessus?...
—Taper?...
—Et aussi sur les autres?»
Grip haussait les épaules.
«Est-ce que tu n'es pas fort, Grip?...
—J' sais pas.
—Tu as pourtant de grands bras, de grandes jambes...»
Oui, il était grand, Grip, et maigre comme une tige de paratonnerre.
«Eh bien, Grip, pourquoi que tu ne les calottes pas, ces mauvaises bêtes?
—Bah! ça n' vaut pas la peine!
—Ah! si j'avais tes jambes et tes bras...
—Ce qui vaudrait mieux, p'tit, répondait Grip, ce s'rait de s'en servir pour travailler.
—Tu crois?...
—Sûr.
—Eh bien!... nous travaillerons ensemble!... Dis?... nous essaierons... veux-tu?...»
Grip voulait bien.
Quelquefois tous deux sortaient. Grip emmenait l'enfant, lorsqu'il était envoyé en course. Il était misérablement vêtu, P'tit-Bonhomme, des nippes à peine à sa taille, sa culotte trouée, sa veste effilochée, sa casquette sans fond, aux pieds des brogues en cuir de vache, dont la semelle ne tenait que par un bout de corde. Grip, habillé lui-même de haillons, ne valait pas mieux. Les deux faisaient la paire. Cela allait encore, par le beau temps; mais le beau temps, au milieu des comtés du nord de l'Irlande, est aussi rare qu'un bon repas dans la cabane de Paddy. Et alors, sous la pluie, sous la neige, demi-nus, la figure bleuie par le froid, les yeux mordus par la bise, les pieds dévorés par la neige, ces deux misérables faisaient pitié, le grand tenant le petit par la main, et courant pour s'échauffer.
Telles étaient les occupations de ces enfants. (Page 29.)
Ils erraient ainsi le long des rues de cette Galway, qui a l'aspect d'une bourgade espagnole, seuls parmi une foule indifférente. P'tit-Bonhomme aurait bien voulu savoir ce qu'il y avait à l'intérieur des maisons. A travers leurs étroites fenêtres fermées de grillages, leurs jalousies baissées, impossible de rien distinguer. C'était pour lui des coffres-forts, qui devaient être remplis de sacs d'argent. Et les hôtels où les voyageurs arrivaient en voiture, quel plaisir à en visiter les belles chambres, celles du Royal-Hôtel surtout! Mais les domestiques les auraient chassés tous deux comme des chiens, ou, ce qui est pire, comme des mendiants, car les chiens peuvent à la rigueur recevoir quelque caresse...
Le grand tenant le petit par la main. (Page 32.)
Et lorsqu'ils s'arrêtaient devant les magasins, si insuffisamment approvisionnés pourtant, des bourgades de la haute Irlande, les choses leur paraissaient un entassement de richesses incalculables. Quel regard ils jetaient, ici, sur un étalage de vêtements, eux qui n'étaient vêtus que de loques; là, sur une boutique de chaussures, eux qui marchaient pieds nus! Et connaîtraient-ils jamais cette jouissance d'avoir un habit neuf à leur taille, et une paire de bons souliers dont on leur aurait pris mesure? Non, sans doute, pas plus que tant de malheureux condamnés au rebut des autres, restes de défroque et restes de cuisine!
Il y avait aussi des étals de bouchers, avec de grands quartiers de bœuf pendus au croc, qui auraient suffi à nourrir pendant un mois toute la ragged-school. Lorsque Grip et P'tit-Bonhomme les contemplaient, ils ouvraient la bouche démesurément et sentaient leur estomac se contracter de spasmes douloureux.
«Bah! disait Grip d'un ton jovial, fais aller tes mâchoires, p'tit!... Ça s'ra comme si tu mangeais pour de bon!»
Et devant les gros pains dont la chaude odeur s'échappait du fournil, devant les «cakes» et autres pâtisseries qui excitaient la convoitise du passant, ils restaient là, les dents longues, la langue humide, les lèvres convulsées, la figure famélique, et P'tit-Bonhomme murmurait:
«Que ça doit être bon!
—J' t'en réponds! répliquait Grip.
—En as-tu mangé?...
—Un' fois.
—Ah!» soupirait P'tit-Bonhomme.
Il n'en avait jamais mangé, lui, ni chez Thornpipe, ni depuis que la ragged-school lui donnait asile.
Un jour, une dame, prenant pitié de sa mine pâle, lui demanda si un gâteau lui ferait plaisir.
«J'aimerais mieux un pain, madame, répondit-il.
—Et pourquoi, mon enfant?...
—Parce que ce serait plus gros.»
Une fois, cependant, Grip, ayant gagné quelques pence pour prix d'une commission, acheta un gâteau qui devait bien avoir huit jours d'existence.
«Est-ce bon? demanda-t-il à P'tit-Bonhomme.
—Oh!... On dirait que c'est sucré!
—J' te crois qu' c'est sucré, répliqua Grip, et avec du vrai sucre, encore!»
Quelquefois Grip et P'tit-Bonhomme allaient se promener jusqu'au faubourg de Salthill. De là on peut embrasser l'ensemble de la baie, l'une des plus pittoresques de l'Irlande, les trois îles d'Aran, posées à l'entrée comme les trois cônes de la baie de Vigo,—autre ressemblance avec l'Espagne,—et, en arrière, les sauvages montagnes du Burren, de Clare et les abruptes falaises de Moher. Puis ils revenaient vers le port, sur les quais, le long des docks commencés à l'époque où l'on avait songé à faire de Galway le point de départ d'une ligne de transatlantiques, qui eût été la plus courte entre l'Europe et les États-Unis d'Amérique.
Lorsque tous deux apercevaient les quelques navires mouillés sur la baie ou amarrés à l'entrée du port, ils se sentaient comme irrésistiblement attirés, soupçonnant sans doute que la mer doit être moins cruelle que la terre aux pauvres gens, qu'elle leur promet une existence plus assurée, que la vie est meilleure au plein air vif des océans, loin des bouges empestés des villes, que le métier de marin est, par excellence, celui qui peut garantir la santé à l'enfant et le gagne-pain à l'homme.
«Ça doit être bien beau, Grip, d'aller sur ces bateaux... avec leurs grandes voiles! disait P'tit-Bonhomme.
—Si tu savais c' que ça m' tente! répondait Grip, en hochant la tête.
—Alors pourquoi que tu n'es pas marin sur la mer?...
—T'as raison... Pourquoi que je n' suis pas marin?...
—Tu irais loin... loin...
—Ça viendra p't'être!» répondit Grip.
Enfin, il ne l'était pas.
Le port de Galway est formé par l'embouchure d'une rivière qui sort du Lough Corrib et se jette au fond de la baie. Sur l'autre rive, au delà d'un pont, se développe le curieux village du Claddagh, avec ses quatre mille habitants. Rien que des pêcheurs, qui ont longtemps joui de leur autonomie communale, et dont le maire est qualifié de roi dans les vieilles chartes. Grip et l'enfant venaient parfois jusqu'au Claddagh. Que n'aurait-il donné, P'tit-Bonhomme, pour être un de ces garçons robustes, pétulants, hâlés par les brises, pour être le fils d'une de ces mères vigoureuses, au sang gallicien, un peu sauvages d'aspect comme leur homme. Oui! il enviait cette marmaille bien portante, et vraiment plus heureuse qu'en tant d'autres villes d'Irlande. Des garçons, qui criaient, jouaient, barbotaient... Il aurait voulu être des leurs... Il avait envie d'aller les prendre par la main... Il n'osait, haillonné comme il l'était, et, à le voir s'approcher, ils auraient pu croire qu'il venait leur demander l'aumône. Alors il se tenait à l'écart, une grosse larme perlant à ses yeux, se contentant de traîner ses brogues sur la place du marché, s'enhardissant à regarder les maquereaux aux couleurs scintillantes, les harengs grisâtres, les seuls poissons que recherchent les pêcheurs du Claddagh. Quant aux homards, aux gros crabes, qui abondent aussi entre les roches de la baie, il ne pouvait croire que ce fût bon à manger, bien que Grip affirmât—d'après ce qu'il avait ouï dire,—que «c'était du gâteau à la crème que ces bêtes-là avaient dans l' coque!» Peut-être ne serait-il pas impossible qu'un jour ils s'en rendraient compte par eux-mêmes.
Leur promenade hors de la ville terminée, tous deux regagnaient par les rues étroites et sordides le quartier de la ragged-school. Ils passaient au milieu des ruines, qui font de Galway une bourgade qu'un tremblement de terre aurait à moitié détruite. Et encore les ruines ont-elles leur charme, lorsque c'est le temps qui les a faites. Ici, de ces maisons inachevées faute d'argent, de ces édifices à peine ébauchés dont les murs étaient lézardés, enfin de tout ce qui était l'œuvre de l'abandon et non l'œuvre des siècles, il ne se dégageait qu'une impression de morne tristesse.
Pourtant ce qu'il y avait de plus désolé que les quartiers pauvres de Galway, de plus repoussant que les dernières masures de ses faubourgs, c'était l'abominable et nauséabonde demeure, l'abri insuffisant et répugnant, où la misère entassait les compagnons de P'tit-Bonhomme, et ils ne se hâtaient guère, Grip et lui, lorsque l'heure arrivait de rentrer à la ragged-school!
IV
L'ENTERREMENT D'UNE MOUETTE.
Au cours de cette pénible existence, dans ce milieu dégradant des déguenillés, P'tit-Bonhomme ne faisait-il pas parfois un retour en arrière? Qu'un enfant, heureux des soins qui l'entourent, des caresses qu'on lui prodigue, se livre tout entier au bonheur de vivre, sans le souci de ce qu'il a été ni de ce qu'il sera, qu'il s'abandonne à l'épanouissement de son jeune âge, cela se conçoit, cela doit être. Hélas! il n'en va pas ainsi lorsque le passé n'a été que souffrances. L'avenir apparaît sous le plus sombre aspect. On regarde en avant, après avoir regardé en arrière.
Et s'il remontait d'une année ou deux, que revoyait-il, P'tit-Bonhomme? Ce Thornpipe, brute et brutal, ce gueux sans pitié, qu'il craignait parfois de rencontrer au coin d'une rue, ou sur une grande route, ouvrant ses larges mains pour le ressaisir. Puis un souvenir vague et terrifiant lui revenait, celui de cette cruelle femme qui le maltraitait, et aussi l'image consolante de cette fillette qui le berçait sur ses genoux.
«Je crois bien me rappeler qu'elle se nommait Sissy[1], dit-il un jour à son compagnon.
—Què joli nom!» répondit Grip.
Au vrai, Grip était persuadé que cette Sissy ne devait exister que dans l'imagination de l'enfant, car on n'avait jamais pu avoir de renseignements sur elle. Mais, quand il semblait douter de son existence, P'tit-Bonhomme avait envie de se fâcher. Oui! il la revoyait en pensée... Est-ce qu'il ne la retrouverait pas un jour?... Qu'était-elle devenue?... Vivait-elle encore chez cette mégère... loin de lui?... Des milles et des milles les séparaient-ils l'un de l'autre?... Elle l'aimait bien et il l'aimait aussi... C'était la première affection qu'il eût éprouvée avant d'avoir rencontré Grip, et il parlait d'elle comme d'une grande fille... Elle était bonne et douce, elle le caressait, elle essuyait ses larmes, elle lui donnait des baisers, elle partageait ses pommes de terre avec lui...
«J'aurais bien voulu la défendre, lorsque la vilaine femme la battait! disait P'tit-Bonhomme.
—Moi aussi, et j' crois qu' j'aurais cogné dur!» répondait Grip pour faire plaisir à l'enfant.
D'ailleurs, si ce brave garçon ne se défendait guère, quand on l'attaquait, il savait au besoin défendre les autres, et il l'avait déjà prouvé, le cas se présentant de mettre à la raison cette mauvaise engeance acharnée contre son protégé.
Une fois, pendant les premiers mois de son séjour à la ragged-school, attiré par les cloches du dimanche, P'tit-Bonhomme était entré dans la cathédrale de Galway. Nous avouerons que le hasard seul l'y avait conduit, car les touristes eux-mêmes ont quelque peine à la découvrir, perdue qu'elle est au milieu d'un labyrinthe de rues fangeuses et étroites.
L'enfant était là, honteux et craintif. Certainement, si le redoutable bedeau l'eût aperçu, presque nu sous ses haillons, il ne lui aurait pas permis de rester dans l'église. Il fut très étonné et très charmé de ce qu'il entendit, les chants de l'office, l'accompagnement de l'orgue, et de ce qu'il vit, le prêtre à l'autel avec ses ornements d'or, et ces longues chandelles qu'étaient pour lui les cierges allumés en plein jour.
P'tit-Bonhomme n'avait pas oublié que le curé de Westport lui avait quelquefois parlé de Dieu,—Dieu qui est le père à tous. Il se rappelait même que, lorsque le montreur de marionnettes prononçait le nom de Dieu, c'était pour le mêler à ses horribles jurons, et cela troublait sa pensée au milieu des cérémonies religieuses. Et pourtant, sous les voûtes de cette cathédrale, caché derrière un pilier, il éprouvait une sorte de curiosité, regardant les prêtres comme il eût regardé des soldats. Puis, tandis que toute l'assemblée se courbait pendant l'élévation aux tintements de la sonnette, il s'en alla, avant d'avoir été aperçu, glissant sur les dalles sans plus de bruit qu'une souris qui regagne son trou.
Lorsque P'tit-Bonhomme revint de l'église, il n'en dit rien à personne,—pas même à Grip, lequel d'ailleurs n'avait qu'une très vague idée de ce que signifiaient ces pompes de la messe et des vêpres. Toutefois, après une seconde visite, s'étant trouvé seul avec la Kriss, il se hasarda à lui demander ce que c'était que Dieu.
«Dieu?... répondit la vieille femme en roulant des yeux terribles au milieu des bouffées nauséabondes qui s'échappaient de sa pipe de terre noire.
—Oui... Dieu?...
—Dieu, dit-elle, c'est le frère du diable, à qui il envoie ces gueux d'enfants qui ne sont pas sages pour les brûler dans son feu d'enfer!»
A cette réponse, P'tit-Bonhomme devint pâle, et, bien qu'il eût grande envie de savoir où était cet enfer rempli de flammes et d'enfants, il n'osa pas interroger Kriss à ce sujet.
P'tit-Bonhomme s'étant trouvé seul avec Kriss. (Page 39.)
Mais il ne cessa de songer à ce Dieu dont l'unique occupation semblait être de punir des bébés, et de quelle horrible façon, s'il fallait s'en rapporter au dire de Kriss.
Un jour, cependant, très anxieux, il voulut en causer avec son ami Grip.
«Grip, lui demanda-t-il, as-tu entendu quelquefois parler de l'enfer?
Après avoir fait un trou dans le sable. (Page 47.)
—Quèqu'fois, p'tit!
—Où se trouve-t-il, l'enfer?
—J' sais pas.
—Dis donc... si on y brûle les enfants qui sont méchants, on y brûlera Carker?...
—Oui... et à grand feu!
—Moi... Grip... je ne suis pas méchant, dis?
—Toi?... méchant?... Non... j' crois pas!
—Alors, je ne serai pas brûlé?...
—Pas même d'un ch'veu!
—Ni toi, Grip?...
—Ni moi... bien sûr!»
Et Grip crut bon d'ajouter qu'il n'en valait pas la peine, étant si maigre qu'il n'eût fait qu'une flambée.
Voilà tout ce que P'tit-Bonhomme savait de Dieu, tout ce qu'il avait appris du catéchisme. Et pourtant, dans la simplicité, dans la naïveté de son âge, il sentait confusément ce qui était bien et ce qui était mal. Mais, s'il ne devait pas être puni suivant les préceptes de la vieille femme de la ragged-school, il risquait fort de l'être suivant les préceptes de M. O'Bodkins.
En effet, M. O'Bodkins n'était guère content. P'tit-Bonhomme ne figurait pas sur ses livres à la colonne des recettes tout en figurant à la colonne des dépenses. Voilà un gamin qui coûtait... Oh! pas grand'chose, M. O'Bodkins!—et qui ne produisait pas! Au moins les autres, mendiant et rapinant, subvenaient-ils en partie aux frais de logement et de nourriture, tandis que cet enfant ne rapportait rien.
Un jour, M. O'Bodkins lui en fit de très vifs reproches, en dardant sur lui un regard sévère à travers ses lunettes.
P'tit-Bonhomme eut assez de force pour ne point pleurer, en recevant cette admonestation que M. O'Bodkins lui adressait au double titre de comptable et de directeur.
«Tu ne veux rien faire?... lui dit-il.
—Si, monsieur, répliqua l'enfant. Dites-moi... que voulez-vous que je fasse?
—Quelque chose qui paye ce que tu coûtes!
—Je voudrais bien, mais je ne sais pas.
—On suit les gens dans la rue... on leur demande des commissions...
—Je suis trop petit, et on ne veut pas.
—Alors, on cherche dans les tas, au coin des bornes! Il y a toujours quelque chose à trouver...
—Les chiens me mordent, et je ne suis pas assez fort... Je ne peux pas les chasser!
—Vraiment!... As-tu des mains?...
—Oui.
—Et as-tu des jambes?
—Oui.
—Eh bien, cours sur les routes après les voitures, et attrape des coppers, puisque tu ne peux pas faire autre chose!
—Demander des coppers!»
Et P'tit-Bonhomme eut un haut-le-cœur, tant cette proposition révolta sa fierté naturelle. Sa fierté! oui! c'est le mot, et il rougissait à la pensée de tendre la main.
«Je ne pourrais pas, monsieur O'Bodkins! dit-il.
—Ah! tu ne pourrais pas?...
—Non!
—Et pourras-tu vivre sans manger?... Non! n'est-ce pas!... Je te préviens pourtant qu'un jour ou l'autre, je te mettrai à ce régime-là, si tu n'imagines pas un moyen de gagner ta vie!... Et maintenant, file!»
Gagner sa vie... à quatre ans et quelques mois! Il est vrai qu'il la gagnait déjà chez le montreur de marionnettes, et de quelle façon! L'enfant «fila» très accablé. Et qui l'eût vu dans un coin, les bras croisés, la tête basse, aurait été pris de pitié. Quel fardeau était la vie pour ce pauvre petit être!
Ces petiots, quand ils ne sont pas abrutis par la misère dès le bas âge, on ne saurait s'imaginer ce qu'ils souffrent, et on ne s'apitoiera jamais assez sur leur sort!
Et puis, après les admonestations de M. O'Bodkins, venaient les excitations des polissons de l'école.
Cela les enrageait de sentir ce garçon plus honnête qu'eux. Ils avaient plaisir à le pousser au mal, et ne lui épargnaient ni les perfides conseils ni les coups.
Carker, surtout, ne tarissait pas à cet égard, et il y mettait un acharnement qui s'expliquait par sa perversité.
«Tu ne veux pas demander la charité? lui dit-il un jour.
—Non, répondit d'une voix ferme P'tit-Bonhomme.
—Eh bien, sotte bête, on ne demande pas... on prend!
—Prendre?...
—Oui!... Quand on voit un monsieur bien mis, avec un mouchoir qui sort de sa poche, on s'approche, on tire adroitement le mouchoir, et il vient tout seul.
—Laisse-moi, Carker!
—Et quelquefois, il y a un porte-monnaie qui arrive avec le mouchoir...
—C'est voler, cela!
—Et ce n'est pas des coppers qu'on trouve dans ces porte-monnaies de riches, ce sont des shillings, des couronnes, et aussi des pièces d'or, et on les rapporte, on les partage avec les camarades, mauvais propre à rien!
—Oui, dit un autre, et on fait la nique aux policemen en s'ensauvant.
—Ensuite, ajouta Carker, quand on irait en prison, qu'est-ce que ça fait? On y est aussi bien qu'ici—et même mieux. On vous y donne du pain, de la soupe aux pommes de terre, et on mange tout son content.
—Je ne veux pas... je ne veux pas!» répétait l'enfant, en se débattant au milieu de ces vauriens, qui se le renvoyaient de l'un à l'autre comme une balle.
Grip, étant entré dans la salle, se hâta de l'arracher des mains de la bande.
«Allez-vous m' laisser ce p'tit tranquille!» s'écria-t-il en serrant les poings.
Cette fois, il était vraiment en colère, Grip.
«Tu sais, dit-il à Carker, j' tape pas souvent, n'est-ce pas, mais quand je m' mets à taper...»
Après que ces garnements eurent laissé leur victime, quel regard ils lui jetèrent, comme ils se promirent de recommencer, dès que Grip ne serait plus là, et même, à la prochaine occasion, de «leur faire leur affaire» à tous les deux!
«Bien sûr, Carker, tu seras brûlé! dit P'tit-Bonhomme, non sans une certaine commisération.
—Brûlé?...
—Oui... en enfer... si tu continues à être méchant!»
Réponse qui excita les railleries de toute cette bande de mécréants. Que voulez-vous? le rôtissement de Carker, c'était une idée fixe chez P'tit-Bonhomme.
Toutefois, il était à craindre que l'intervention de Grip en sa faveur ne produisît pas d'heureux résultats. Carker et les autres étaient décidés à se venger du surveillant et de son protégé.
Dans les coins, les pires garnements de la ragged-school tenaient des conciliabules qui ne présageaient rien de bon. Aussi Grip ne cessait-il de les surveiller, ne quittant notre garçonnet que le moins possible. La nuit, il le faisait monter jusqu'au galetas qu'il occupait sous les bardeaux de la toiture. Là, dans ce réduit bien froid, bien misérable, P'tit-Bonhomme était du moins à l'abri des mauvais conseils et des mauvais traitements.
Un jour, Grip et lui étaient allés se promener sur la grève de Salthill, où ils prenaient quelquefois plaisir à se baigner. Grip, qui savait nager, donnait des leçons à P'tit-Bonhomme. Ah! que celui-ci était heureux de se plonger dans cette eau limpide sur laquelle naviguaient de beaux navires, loin, bien loin, et dont il voyait les voiles blanches s'effacer à l'horizon.
Tous deux s'ébattaient au milieu des longues lames qui grondaient sur la grève. Grip, tenant l'enfant par les épaules, lui indiquait les premiers mouvements.
Soudain, de véritables hurlements de chacals se firent entendre du côté des rochers, et on vit apparaître les déguenillés de la ragged-school.
Ils étaient une douzaine, des plus vicieux, des plus féroces, Carker à leur tête.
S'ils criaient, s'ils vociféraient de la sorte, c'est qu'ils venaient d'apercevoir une mouette, blessée à l'aile, qui essayait de s'enfuir. Et peut-être y fût-elle parvenue, si Carker ne lui eût lancé une pierre dont il l'atteignit.
P'tit-Bonhomme poussa un cri à faire croire que c'était lui qui avait reçu le coup.
«Pauvre mouette... pauvre mouette!» répétait-il.
Une grosse colère saisit Grip, et probablement allait-il infliger à Carker une correction dont celui-ci se souviendrait, lorsqu'il vit l'enfant s'élancer sur la grève, au milieu de la bande, en demandant grâce pour l'oiseau.
«Carker... je t'en prie... répétait-il, bats-moi... bats-moi... mais pas la mouette!... pas la mouette!»
Quelle bordée de sarcasmes l'accueillirent, lorsqu'on le vit se traîner sur le sable, tout nu, ses membres si grêles, ses côtes qui faisaient saillie sous la peau! Et toujours il criait:
«Grâce... Carker... grâce pour la mouette!»
Personne ne l'écoutait. On se riait de ses supplications. La bande poursuivait l'oiseau, qui essayait en vain à s'élever de terre, sautillant gauchement d'une patte sur l'autre, et tâchant de gagner un abri entre les roches.
Efforts inutiles.
«Lâches... lâches!» criait P'tit-Bonhomme.
Carker avait saisi la mouette par une aile, et, la faisant tournoyer, il la lança en l'air. Elle retomba sur le sable. Un autre la ramassa et l'envoya sur les galets.
«Grip... Grip!... répétait P'tit-Bonhomme, défends-la... défends-la!...»
Grip se précipita sur ces gueux pour leur arracher l'oiseau... il était trop tard. Carker venait d'écraser sous son talon la tête de la mouette.
Et les rires de reprendre de plus belle au milieu d'un concert de hurrahs frénétiques.
P'tit-Bonhomme était outré. La colère le prit alors,—une colère aveuglante,—et n'y tenant plus, il ramassa un galet et le jeta de toutes ses forces contre Carker, lequel le reçut en pleine poitrine.
«Ah! tu vas me l' payer!» s'écria Carker.
Et, avant que Grip eût pu l'en empêcher, il se précipita sur le jeune garçon, il l'entraîna au bord de la grève, l'accablant de coups. Puis, tandis que les autres retenaient Grip par les bras, par les jambes, il enfonça la tête de P'tit-Bonhomme sous les lames au risque de l'asphyxier.
Étant parvenu à se débarrasser à coup de taloches de ces garnements dont la plupart roulèrent sur le sable en hurlant, Grip courut vers Carker, qui s'enfuit avec toute la bande.
En se retirant, les lames auraient entraîné P'tit-Bonhomme, si Grip ne l'eût saisi et ramené à demi évanoui.
Après l'avoir frotté vigoureusement, Grip ne tarda pas à le remettre sur pied. L'ayant rhabillé de ses haillons, et le prenant par la main:
«Viens... viens!» lui dit-il.
P'tit-Bonhomme remonta du côté des roches. Là, apercevant l'oiseau écrasé, il s'agenouilla, des larmes lui mouillèrent les yeux, et, creusant un trou dans le sable, il l'y enterra.
Et, lui-même, qu'était-il, si ce n'est un oiseau abandonné... une pauvre mouette humaine!
V
ENCORE LA RAGGED-SCHOOL.
En rentrant à l'école, Grip crut devoir attirer l'attention de M. O'Bodkins sur la conduite de Carker et des autres. Ce ne fut point pour parler des tours qu'on lui jouait et dont il ne s'apercevait même pas la plupart du temps. Non! il s'agissait de P'tit-Bonhomme et des mauvais traitements auxquels il était en butte. Cette fois, cela avait été poussé si loin que, sans l'intervention de Grip, il y aurait maintenant un cadavre d'enfant que les lames rouleraient sur la grève de Salthill.
Pour toute réponse, Grip n'obtint qu'un hochement de tête de M. O'Bodkins. Il aurait dû le comprendre, c'étaient de ces choses qui ne regardent point la comptabilité. Que diable! le grand-livre ne peut avoir une colonne pour les taloches et une autre pour les coups de pied! Cela ne saurait pas plus s'additionner, en bonne arithmétique, que trois cailloux et cinq chardonnerets. Sans doute M. O'Bodkins avait comme directeur le devoir de s'inquiéter des agissements de ses pensionnaires; mais, comme comptable, il se borna à envoyer promener le surveillant de l'école.
A partir de ce jour, Grip résolut de ne plus perdre de vue son protégé, de ne jamais le laisser seul dans la grande salle, et, quand il sortait, il prenait soin de l'enfermer au fond de son galetas, où du moins l'enfant se trouvait en sûreté.
Les derniers mois de l'été s'écoulèrent. Septembre arriva. C'est déjà l'hiver pour les districts des comtés du nord, et l'hiver de la haute Irlande est fait d'une succession ininterrompue de neiges, de bises, de rafales, de brouillards, venus des plaines glacées de l'Amérique septentrionale, et que les vents de l'Atlantique précipitent sur l'Europe.
Toute l'école se pressait autour du foyer. (Page 50.)
Un temps âpre et rude aux riverains de cette baie de Galway, enserrée dans son écran de montagnes comme entre les parois d'une glacière. Des jours bien courts et des nuits bien longues à passer pour ceux dont le foyer n'a ni houille ni tourbe. Ne vous étonnez pas si la température est basse alors à l'intérieur de la ragged-school, sauf peut-être dans la chambre de M. O'Bodkins. Est-ce que si le directeur-comptable n'était pas au chaud, son encre resterait liquide en son encrier?... Est-ce que ses paraphes ne seraient pas gelés avant qu'il eût pu achever leur fioriture?
C'était ou jamais le moment d'aller ramasser par les rues, sur les routes, tout ce qui est susceptible de se combiner avec l'oxygène pour produire de la chaleur. Médiocre ressource, il faut le reconnaître, lorsqu'on en est réduit aux branches tombées des arbres, aux escarbilles abandonnées à la porte des maisons, aux cassures de charbon que les pauvres se disputent sur les quais de déchargement du port. Les pensionnaires de l'école s'occupaient donc à cette récolte, et combien les glaneurs étaient nombreux!
Notre petit garçon prenait sa part de ce pénible travail. Chaque jour, il rapportait un peu de combustible. Ce n'était pas mendier, cela. Aussi, tant bien que mal, l'âtre brillait-il de vilaines flammes fumeuses dont il fallait se contenter. Toute l'école, gelée sous ses haillons, se pressait autour du foyer,—les plus grands aux bonnes places, cela va de soi, tandis que le souper essayait de cuire dans la marmite. Et quel souper!... Des croûtes de pain, des pommes de terre de rebut, quelques os auxquels adhéraient encore des bribes de chair, une abominable soupe, où les taches de graisse remplaçaient les yeux du bouillon gras.
Il va sans dire que, devant le feu, il n'y avait jamais une place pour P'tit-Bonhomme, et rarement une écuelle de ce liquide que la vieille réservait aux plus grands. Ceux-ci se jetaient dessus comme des chiens affamés, et n'hésitaient pas à montrer les crocs pour défendre leur maigre portion.
Heureusement, Grip s'empressait d'emmener l'enfant dans son trou, et il lui donnait le meilleur de ce qui lui revenait pour sa part de la réfection quotidienne. Sans doute, il n'y avait pas de feu là-haut. Cependant, en se blottissant sous la paille, en se serrant l'un contre l'autre, tous deux parvenaient à se garantir du froid, puis à s'endormir, et le sommeil, peut-être cela réchauffe-t-il?... Il faut l'espérer du moins.
Un jour, Grip eut un vrai coup de fortune. Il était en promenade et filait le long de la principale rue de Galway, lorsqu'un voyageur qui rentrait à Royal-Hôtel, le pria de lui porter une lettre au Post-Office. Grip s'empressa de faire la commission et, pour sa peine, il reçut un beau shilling tout neuf. Certes, ce n'était pas un gros capital qui lui arrivait sous cette forme, et il n'aurait pas à se creuser la tête pour décider s'il le placerait en rentes sur l'État ou en valeurs industrielles. Non! le placement tout indiqué se ferait en nature, beaucoup dans l'estomac de P'tit-Bonhomme, un peu dans le sien. Il acheta donc une portion de charcuterie variée qui dura trois jours, et dont on se régala en cachette de Carker et des autres. On le pense bien, Grip entendait ne rien partager avec ceux qui ne partageaient jamais avec lui.
En outre,—ce qui rendit particulièrement heureuse la rencontre de Grip et du voyageur de Royal-Hôtel,—c'est que ce digne gentleman, le voyant si mal vêtu, se défit en sa faveur d'un tricot de laine qui était en bon état.
Ne croyez pas que Grip eût songé à le garder pour son usage personnel. Non! il ne pensa qu'à P'tit-Bonhomme. Ce serait «fameux» d'avoir ce bon tricot sous ses haillons.
«Il s'ra là-d'dans comme un mouton sous sa laine!» se dit le brave cœur.
Mais le mouton ne voulut point que Grip se dépouillât de sa toison à son profit. Il y eut discussion. Enfin les choses purent s'arranger à la satisfaction commune.
En effet, le gentleman était gros, et son tricot eût fait deux fois le tour du corps de Grip. Le gentleman était grand, et son tricot eût enveloppé P'tit-Bonhomme de la tête aux pieds. Donc, en gagnant sur la hauteur et la largeur, il ne serait pas impossible d'ajuster le tricot à l'avantage des deux amis. Demander à cette vieille ivrognesse de Kriss de découdre et de recoudre, autant lui demander de renoncer à sa pipe. Aussi, s'enfermant dans le galetas, Grip se mit-il à l'œuvre en y concentrant toute son intelligence. Après avoir pris mesure sur l'enfant, il travailla si adroitement qu'il parvint à confectionner une bonne veste de laine. Quant à lui, il se trouva pourvu d'un gilet—sans manches, il est vrai—mais enfin un gilet, c'est déjà quelque chose.
Il va de soi que recommandation fut faite à P'tit-Bonhomme de cacher sa veste sous ses loques, afin que les autres ne pussent la voir. Plutôt que de la lui laisser, ils l'auraient mise en morceaux. C'est ce qu'il fit, et s'il apprécia l'excellente chaleur de ce tricot pendant les grands froids de l'hiver, nous le laissons à penser.
A la suite d'un mois d'octobre excessivement pluvieux, novembre déchaîna sur le comté une bise glaciale qui condensa en neige toute l'humidité de l'atmosphère. La couche blanche dépassa l'épaisseur de deux pieds dans les rues de Galway. La récolte quotidienne de houille et de tourbe s'en ressentit. On gelait rudement dans la ragged-school, et si le foyer manquait de combustible, l'estomac, qui est un foyer, en manquait également, car on n'y faisait pas de feu tous les jours.
Il fallait bien, néanmoins, au milieu de ces tempêtes de neige, à travers les courants glacés, le long des rues, sur les routes, que les déguenillés cherchassent à pourvoir aux besoins de l'école. Maintenant, on ne trouvait plus rien à ramasser entre les pavés. L'unique ressource, c'était d'aller de porte en porte. Certes, la paroisse faisait ce qu'elle pouvait pour ses pauvres; mais, sans parler de la ragged-school, nombre d'établissements de charité se réclamaient d'elle en ce temps de misère.
Les enfants étaient dès lors réduits à quêter d'une maison à l'autre, et quand toute pitié n'y était pas éteinte, on ne leur faisait pas mauvais accueil. Le plus souvent, il est vrai, avec quelle brutalité on les recevait, avec quelles menaces en cas qu'ils s'aviseraient de revenir, et ils rentraient alors les mains vides...
P'tit-Bonhomme n'avait pu se refuser à suivre l'exemple de ses compagnons. Et pourtant, lorsqu'il s'arrêtait devant une porte, après en avoir soulevé le marteau, il lui semblait que ce marteau retombait d'un grand coup sur sa poitrine. Alors, au lieu de tendre la main, il demandait si l'on n'avait pas quelque commission à lui donner. Il s'épargnait du moins la honte de mendier... Une commission à ce gamin de cinq ans, on savait ce que cela voulait dire, et parfois, on lui jetait un morceau de pain... qu'il prenait en pleurant. Que voulez-vous?... la faim.
Avec décembre, le froid devint très rigoureux et très humide. La neige ne cessait de tomber à gros flocons. C'est à peine si l'on pouvait reconnaître son chemin à travers les rues. A trois heures de l'après-midi, il fallait allumer le gaz, et la lumière jaunâtre des becs ne parvenait point à percer l'amas des brumes, comme si elle eût perdu tout pouvoir éclairant. Ni voitures ni charrettes en circulation. De rares passants se hâtant vers leur logis. Et P'tit-Bonhomme, avec les yeux brûlés par le froid, les mains et la figure bleuies sous les morsures de la bise, courait en serrant étroitement ses loques blanches de neige...
Enfin ce pénible hiver s'acheva. Les premiers mois de l'année 1877 furent moins durs. L'été fit une précoce apparition. Il y eut d'assez fortes chaleurs dès le mois de juin.
Le 17 août, P'tit-Bonhomme—il avait alors cinq ans et demi—eut la bonne chance d'une trouvaille, qui allait avoir des conséquences très inattendues.
A sept heures du soir, il suivait une des ruelles aboutissant au pont du Claddagh, et revenait à la ragged-school, certain d'y être fort mal reçu, car sa tournée n'avait point été fructueuse. Si Grip n'avait pas quelque vieille croûte en réserve, tous deux devraient se passer de souper ce soir-là. Ce ne serait pas la première fois, d'ailleurs, et de s'attendre à manger tous les jours, à heure fixe, c'eût été de la présomption. Que les riches aient de ces habitudes, rien de mieux, puisque c'est dans leurs moyens. Mais un pauvre diable, ça mange quand ça peut, et «ça n' mang' pas, quand ça n' peut pas!» disait Grip, très habitué à se nourrir de maximes philosophiques.
Or, voilà qu'à deux cents pas de l'école, P'tit-Bonhomme buta et s'étendit de tout son long sur le pavé. Comme il n'était point tombé de haut, il ne se fit aucun mal. Mais, au moment où il s'étalait, un objet, heurté par son pied, avait roulé devant lui. C'était une grosse bouteille de grès, qui ne s'était pas cassée,—par bonheur, car il aurait pu être blessé grièvement.
Notre petit garçon se releva, et, en cherchant autour de lui, finit par retrouver cette bouteille, dont la contenance pouvait être de deux à trois gallons. Un bouchon de liège fermait son goulot, et il suffisait de l'enlever avec la main pour savoir ce que contenait ladite bouteille.
P'tit-Bonhomme la déboucha donc, et il lui sembla qu'elle était pleine de gin.
Ma foi, il y aurait là de quoi satisfaire tous les déguenillés, et, ce jour-là, P'tit-Bonhomme put être assuré qu'on lui ferait un excellent accueil.
Personne dans la ruelle, aucun passant ne l'avait vu, et deux cents pas le séparaient de la ragged-school.
Mais alors des idées lui vinrent,—des idées qui ne seraient venues ni à Carker ni aux autres. Elle ne lui appartenait pas, cette bouteille. Ce n'était point un don de charité, ce n'était pas un débris jeté aux ordures, c'était un objet perdu. Sans doute, de retrouver son propriétaire, cela ne laisserait pas d'être assez difficile. N'importe, sa conscience lui disait qu'il n'avait pas le droit de disposer de la chose d'autrui. Il savait cela d'instinct, car Thornpipe pas plus que M. O'Bodkins ne lui avaient jamais enseigné ce que c'est que d'être honnête. Heureusement, il y a de ces cœurs d'enfant où c'est écrit tout de même.
P'tit-Bonhomme, assez embarrassé de sa trouvaille, prit la résolution de consulter Grip. Bien sûr, Grip parviendrait à opérer la restitution. L'essentiel, c'était d'introduire la bouteille dans le galetas sans être vu des vauriens, car ils ne s'inquiéteraient guère de la rendre à qui elle appartenait. Deux ou trois gallons de gin!... Quelle aubaine!... La nuit venue, il n'en resterait pas une goutte... Pour ce qui concerne Grip, P'tit-Bonhomme en répondait comme de lui. Il ne toucherait pas à la bouteille, il la cacherait sous la paille, et, le lendemain, il prendrait des informations dans le quartier. S'il le fallait, tous deux iraient de maison en maison, ils frapperaient aux portes: ce ne serait pas pour mendier, cette fois.
P'tit-Bonhomme se dirigea alors vers l'école, en essayant, non sans peine, de cacher la bouteille qui faisait une grosse bosse sous ses haillons.
Par malechance, lorsqu'il fut arrivé devant la porte, voici que Carker sortit brusquement, et il ne put éviter le choc. D'ailleurs, Carker l'ayant reconnu et le voyant seul, trouva l'occasion bonne pour lui payer l'arriéré qu'il lui devait depuis l'intervention de Grip sur la grève de Salthill.
Il se jeta donc sur P'tit-Bonhomme, et, ayant senti la bouteille sous ses loques, il la lui arracha.
«Eh! qu'est-ce que ça? s'écria-t-il.
—Ça!... ce n'est pas à toi!
—Alors... c'est à toi?
—Non... ce n'est pas à moi!»
Et P'tit-Bonhomme voulut repousser Carker, lequel, d'un coup de pied, l'envoya rouler à trois pas.
S'emparer de la bouteille, puis rentrer dans la salle, c'est ce que Carker eut fait en un instant, et P'tit-Bonhomme ne put que le suivre en pleurant de rage.
Il essaya encore de protester; mais Grip n'étant pas là pour lui venir en aide, ce qu'il reçut de taloches, de coups de pieds, de coups de dents même!... Jusqu'à la vieille Kriss qui s'en mêla, dès qu'elle eut aperçu la bouteille.
«Du gin, s'écria-t-elle, du bon gin, et il y en aura pour tout le monde!»
Assurément P'tit-Bonhomme eût mieux fait de laisser cette bouteille dans la rue, où son propriétaire la cherchait peut-être à cette heure, car, enfin, deux ou trois gallons de gin, ça vaut des shillings et même plus d'une demi-couronne. Il aurait dû se dire qu'il lui serait impossible de remonter au galetas de Grip sans être vu. Maintenant, il était trop tard.
Quant à s'adresser à M. O'Bodkins, à lui raconter ce qui venait de se passer, il aurait été bien accueilli. Aller au cabinet du directeur, entr'ouvrir sa porte si peu que ce fût, risquer de le déranger au plus fort de ses calculs... Et puis, qu'en serait-il résulté? M. O'Bodkins aurait fait apporter la bouteille, et ce qui entrait dans son bureau n'en sortait guère.
P'tit-Bonhomme ne pouvait rien, et il se hâta de rejoindre Grip au galetas, afin de tout lui dire.
«Grip, demanda-t-il, ce n'est pas à soi, n'est-ce pas, une bouteille qu'on trouve?...
—Non... j' crois pas, répondit Grip. Est-ce que t'as trouvé une bouteille?...
—Oui... j'avais l'intention de te la donner, et, demain, nous aurions été savoir dans le quartier...
—A qui qu'elle appartient?... dit Grip.
—Oui, et peut-être en cherchant...
—Et ils te l'ont prise, c'te bouteille?...
—C'est Carker!... J'ai essayé de l'empêcher... et alors les autres... Si tu descendais, Grip?...
—Je vais descendre, et nous verrons à qui qu'elle rest'ra, la bouteille!...»
Mais lorsque Grip voulut sortir, il ne le put. La porte était fermée à l'extérieur.
Cette porte, vigoureusement secouée, résista, à la grande joie de la bande, qui criait d'en bas:
«Eh! Grip!...
—Eh! P'tit-Bonhomme!...
M. O'BODKINS PRENAIT ENFIN LE PARTI DE SE
SAUVER. (Page 59.)
—A leur santé!»
Grip, ne pouvant enfoncer la porte, se résigna suivant son habitude, s'efforçant de calmer son compagnon très en colère.
«Bon! dit-il, laissons-les, ces bêtes!
—Oh! n'être pas le plus fort!
—A quoi qu' ça servirait!... Tiens, p'tit, v'là des pommes de terre que je t'ai gardées... Mange...
—Je n'ai pas faim, Grip!
—Mange tout d' même, et puis on s' fourr'ra sous la paille pour dormir.»
C'était ce qu'il y aurait de mieux à faire, après un souper, hélas! si maigre.
Si Carker avait fermé la porte du galetas, c'est qu'il ne tenait pas à être dérangé ce soir-là. Grip sous les verrous, on serait à son aise pour fêter la bouteille de gin, et Kriss ne s'y opposerait pas, pourvu qu'on lui réservât sa part.
Et alors la liqueur circula dans les tasses. Quels cris, quels hurlements! Il ne leur en fallait pas beaucoup, à ces vauriens, pour les griser, sauf Carker peut-être, qui avait déjà l'habitude des boissons alcooliques.
C'est ce qui ne tarda pas d'arriver. La bouteille n'était pas à demi vide, quoique Kriss y eût puisé à même, que l'ignoble bande était plongée dans l'ivresse. Et ce tumulte, ce vacarme, ne suffirent pas à tirer M. O'Bodkins de son indifférence accoutumée. Que lui importait ce qui se passait en bas, lorsqu'il était en haut devant ses cartons et ses livres?... La trompette du jugement dernier n'aurait pu l'en distraire.
Et pourtant, il allait bientôt être brusquement arraché de son bureau,—non sans grand dommage pour sa chère comptabilité.
Après avoir absorbé un gallon et demi de gin, des trois que contenait la bouteille, la plupart des garnements étaient tombés sur leur paille, pour ne pas dire leur fumier. Et là, ils se fussent endormis, s'il ne fût venu à Carker l'idée de faire un brûlot.
Un brûlot, c'est un punch. Au lieu de rhum, on met du gin dans une casserole, on l'allume, il flambe, et on le boit tout brûlant.
C'est ce qu'imagina Carker, pour le plus vif plaisir de la vieille Kriss et de deux ou trois autres qui résistaient encore. Certes, il manquait certains ingrédients à ce brûlot, mais les pensionnaires de la ragged-school n'étaient point exigeants.
Lorsque le gin eut été versé dans la marmite,—l'unique ustensile que la vieille Kriss eût à sa disposition,—Carker prit une allumette, et alluma le brûlot.
Dès que la flamme bleuâtre eut éclairé la salle, ceux de ces déguenillés qui pouvaient se tenir sur leurs jambes, commencèrent une ronde bruyante autour de la marmite. Qui eût passé en ce moment dans la rue, aurait cru qu'une légion de diables avait envahi l'école. Il est vrai, ce quartier est désert aux premières heures de la nuit.
Soudain une vaste lueur apparut à l'intérieur de la maison. Un faux pas ayant renversé le récipient, d'où débordaient les vapeurs enflammées du gin, le liquide se répandit sur la paille, en gagnant jusqu'aux derniers recoins de la salle. En un instant, le feu fut partout, comme s'il eût fusé d'un tas de pièces d'artifices. Ceux qui étaient valides et ceux qui furent tirés de leur ivresse par les crépitements de l'incendie n'eurent que le temps d'ouvrir la porte, d'entraîner la vieille Kriss et de se jeter dans la rue.
En ce moment, Grip et P'tit-Bonhomme, qui venaient de s'éveiller, cherchèrent vainement à s'enfuir hors du galetas, que remplissait une fumée suffocante.
Déjà, d'ailleurs, le reflet des flammes avait été aperçu. Quelques habitants, munis de seaux et d'échelles, accouraient. Très heureusement, la ragged-school était isolée, et le vent, portant à l'opposé, ne menaçait point les maisons d'en face.
Mais, s'il y avait peu d'espoir de sauver cette antique cassine, il fallait songer à ceux qui s'y trouvaient, et auxquels la flamme fermait toute issue.
Alors s'ouvrit une fenêtre de l'étage qui donnait sur la rue.
C'était la fenêtre du cabinet de M. O'Bodkins, que l'incendie allait bientôt atteindre. Le directeur apparut tout effaré, s'arrachant les cheveux.
Ne croyez pas qu'il s'inquiétait de savoir si ses pensionnaires étaient en sûreté... il ne songeait même pas à lui, ni au danger qu'il courait...
«Mes livres... mes livres!» criait-il en agitant désespérément les bras.
Et, après avoir essayé de descendre par l'escalier de son cabinet dont les marches crépitaient sous la lèche des flammes, il se décida à jeter par la fenêtre ses registres, ses cartons, ses ustensiles de bureau. Aussitôt les garnements de se précipiter dessus, de les piétiner, d'éparpiller les feuillets que le vent dispersait, tandis que M. O'Bodkins se décidait enfin à se sauver par une échelle dressée contre la muraille.
Mais ce que le directeur avait pu faire, Grip et l'enfant ne le pouvaient pas. Le galetas ne prenait jour que par une étroite lucarne, et l'escalier qui le desservait s'effondrait marche à marche au milieu de la fournaise. La déflagration des murs de paillis commençait, et les flammèches, retombant en pluie sur le toit de chaume, allaient bientôt faire de la ragged-school un large brasier.
Les cris de Grip dominèrent alors le fracas de l'incendie.
«Il y a donc du monde dans ce grenier?» demanda quelqu'un qui venait d'arriver sur le théâtre de la catastrophe.
C'était une dame en costume de voyage. Après avoir laissé sa voiture au tournant de la rue, elle était accourue de ce côté avec sa femme de chambre.
En réalité, le sinistre s'était propagé si rapidement qu'il n'existait plus aucun moyen de s'en rendre maître. Aussi, depuis que le directeur avait été sauvé, avait-on cessé de combattre le feu, croyant qu'il ne se trouvait plus personne dans la maison.
«Du secours... du secours à ceux qui sont là!» s'écria de nouveau la voyageuse, en faisant de grands gestes dramatiques. Des échelles, mes amis, des échelles... et des sauveteurs!»
Mais comment appliquer des échelles contre ces murs qui menaçaient de s'écrouler? Comment atteindre le galetas sur un toit enveloppé d'une fumée épaisse, et dont le chaume pétillait comme une meule livrée aux flammes?
«Qui donc est dans ce grenier?... demanda-t-on à M. O'Bodkins, occupé à ramasser ses registres.
—Qui?... je ne sais...» répondit le directeur éperdu, n'ayant conscience que de son propre désastre.
Puis, la mémoire lui revenant:
«Ah!... si... deux... Grip et P'tit-Bonhomme...
—Les malheureux! s'écria la dame. Mon or, mes bijoux, tout ce que je possède, à qui les sauvera!»
Il était maintenant impossible de pénétrer à l'intérieur de l'école. Une gerbe écarlate se projetait à travers les murs. Le dedans flambait, crépitait, s'écroulait. Encore quelques instants, et sous le souffle de la rafale, qui tordait les flammes comme l'étamine d'un pavillon, la ragged-school ne serait plus qu'une caverne de feu, un tourbillon de vapeurs incandescentes.
Soudain le toit de chaume creva à la hauteur de la lucarne. Grip était parvenu à le déchirer, à briser les bardeaux, au moment où l'incendie faisait craquer le plancher du galetas. Il se hissa alors sur les traverses du faîtage, et il tira après lui le jeune garçon à demi-suffoqué. Puis, ayant gagné la partie du mur qui formait pignon à droite, il se laissa glisser sur l'arête, tenant toujours P'tit-Bonhomme entre ses bras.
En ce moment, il se produisit une violente poussée de flammes fuligineuses, éructées de la toiture, en faisant jaillir des milliers d'étincelles.
«Sauvez-le... cria Grip, sauvez-le!»
Et il lança l'enfant du côté de la rue, où, par bonheur, un homme le reçut dans ses bras, avant qu'il se fût brisé sur le sol.
Grip, se jetant à son tour, roula presque asphyxié au pied d'un pan de muraille, qui s'abattit d'un bloc.
Alors la voyageuse s'avançant vers l'homme qui tenait P'tit-Bonhomme, lui demanda d'une voix tremblante d'émotion:
«A qui est cette innocente créature?...
—A personne!... Ce n'est qu'un enfant trouvé... lui répondit cet homme.
—Eh bien... il est à moi... à moi!... s'écria-t-elle en le prenant, en le serrant sur sa poitrine.
—Madame... fit observer la femme de chambre.
—Tais-toi... Élisa... tais-toi!... C'est un ange qui m'est tombé du ciel!»
Comme l'ange n'avait ni parents ni famille, autant valait le laisser aux mains de cette belle dame, douée d'un cœur si généreux, et ce furent des hurrahs qui la saluèrent, au moment où s'écroulaient, au milieu d'une gerbe de flammeroles, les derniers restes de la ragged-school.
VI
LIMERICK.
Quelle était cette femme charitable, qui venait d'entrer en scène de cette façon quelque peu mélodramatique? On l'aurait vue se précipitant au milieu des flammes, sacrifiant sa vie pour arracher cette frêle victime à la mort, que personne ne s'en fût étonné, tant elle y mettait de conviction scénique. En vérité, il eût été sien, cet enfant, qu'elle ne l'aurait pas entouré plus étroitement de ses bras, tandis qu'elle l'emportait vers sa voiture. En vain sa femme de chambre avait-elle voulu la décharger de ce précieux fardeau... Jamais... jamais!
«Non, Élisa, laisse-le! répétait-elle d'une voix vibrante. Il est à moi... Le ciel m'a permis de le retirer des ruines de cette maison en flammes... Merci, merci, mon Dieu!... Ah! le chéri!... le chéri!»
Le chéri était à demi suffoqué, la respiration incomplète, la bouche haletante, les yeux fermés. Il lui aurait fallu de l'air, le grand air, et, après avoir été presque étouffé par les fumées de l'incendie, il risquait de l'être par les tourbillons de tendresse dont l'enveloppait sa libératrice.
«A la gare, dit-elle au cocher, lorsqu'elle eut rejoint sa voiture, à la gare!... Une guinée... si nous ne manquons pas le train de neuf heures quarante-sept!»
Le cocher ne pouvait être insensible à cette promesse,—en Irlande, le pourboire n'étant rien de moins qu'une institution sociale. Aussi mit-il au trot le cheval de son «growler», appellation qui s'applique à ces antiques et inconfortables véhicules.
Mais enfin quelle était cette providentielle voyageuse? Par une extraordinaire bonne chance, P'tit-Bonhomme était-il tombé entre des mains qui ne l'abandonneraient plus?
Miss Anna Waston, premier grand rôle de drame du théâtre de Drury-Lane, une sorte de Sarah Bernhardt en tournée, qui donnait actuellement des représentations au théâtre de Limerick, comté de Limerick, province de Munster. Elle venait d'achever un voyage d'agrément de quelques jours à travers le comté de Galway, accompagnée de sa femme de chambre,—autant dire une amie aussi grognonne que dévouée, la sèche Élisa Corbett.
Excellente fille, cette comédienne, très goûtée du public des mélodrames, toujours en scène même après le baisser du rideau, toujours prête à s'emballer dans les questions de sentiment, ayant le cœur sur la main, la main ouverte comme le cœur, néanmoins très sérieuse en ce qui concernait son art, intraitable dans les cas où une maladresse pouvait le compromettre, et à cheval sur les questions de cachets et de vedette.
Miss Anna Waston, fort connue dans tous les comtés du Royaume-Uni, n'attendait que l'occasion d'aller se faire applaudir en Amérique, aux Indes, en Australie, c'est-à-dire partout où la langue anglaise est parlée, car elle avait trop de fierté pour s'abaisser à n'être qu'une poupée de pantomime sur des théâtres où elle n'aurait pu être comprise.
Depuis trois jours, désireuse de se remettre des incessantes fatigues que lui imposait le drame moderne dans lequel elle ne cessait de mourir au dernier acte, elle était venue respirer l'air pur et fortifiant de la baie de Galway. Son voyage achevé, elle se dirigeait, ce soir-là, vers la gare pour prendre le train de Limerick, où elle devait jouer le lendemain, lorsque des cris de détresse, une intense réverbération de flammes, avaient attiré son attention. C'était la ragged-school qui brûlait.
Un incendie?... Comment résister au désir de voir un de ces incendies «nature», qui ressemblent si peu à ces incendies de théâtre au lycopode? Sur son ordre et malgré les observations d'Élisa, la voiture s'était arrêtée à l'extrémité de la rue, et miss Anna Waston avait assisté aux diverses péripéties de ce spectacle, bien supérieur à ceux que les pompiers de service regardent d'un œil attentif et souriant. Cette fois, les praticables s'effondraient en se tordant, les dessous flambaient pour tout de bon. En outre, cela n'avait pas manqué d'intérêt. La situation s'était corsée comme dans une pièce bien conduite. Deux créatures humaines sont enfermées au fond d'un galetas, dont l'escalier est dévoré par les flammes, et qui n'a plus d'issues... Deux garçons, un grand et un petit... Peut-être une fillette eût-elle mieux valu?... Et alors, les cris poussés par miss Anna Waston... Elle se serait élancée à leur secours, n'eût été son cache-poussière qui aurait pu donner un nouvel aliment à l'incendie... D'ailleurs, la toiture vient de se crever autour de la lucarne... Les deux malheureux ont apparu au milieu des vapeurs, le grand portant le petit... Ah! le grand, quel héros, et comme il se pose en artiste!... Quelle science du geste, quelle vérité d'expression!... Pauvre Grip! il ne se doute guère qu'il a produit tant d'effet... Quant à l'autre, «le nice boy!... le nice boy!» le gentil! répète miss Anna Waston, c'est un ange qui traverse les flammes d'un enfer!... Vrai, P'tit-Bonhomme, c'est bien la première fois que tu auras été comparé à un chérubin, ou à tout autre échantillon de la bambinerie céleste!
Grip tenant toujours P'tit-Bonhomme. (Page 60.)
Oui! cette mise en scène, miss Anna Waston en avait saisi les moindres détails. Comme au théâtre, elle s'était écriée: «Mon or, mes bijoux, et tout ce que je possède à qui les sauvera!» Mais personne n'avait pu s'élancer le long des murs chancelants, sur la toiture croûlante... Enfin le chérubin avait été recueilli entre des bras ouverts à point pour le recevoir... puis, de ces bras, il avait passé dans ceux de miss Anna Waston... Et, à présent, P'tit-Bonhomme possédait une mère, et même la foule assurait que ce devait être une grande dame qui venait de reconnaître son fils au milieu de l'incendie de la ragged-school.
Miss Waston s'aperçut que son protégé la regardait. (Page 68.)
Après avoir salué, en s'inclinant, le public qui l'applaudissait, miss Anna Waston avait disparu, emportant son trésor, malgré tout ce que lui disait sa femme de chambre. Que voulez-vous? Il ne faut pas demander à une comédienne, âgée de vingt-neuf ans, à la chevelure ardente, à la coloration chaude, aux regards dramatiques,—et tant soit peu écervelée,—de maîtriser ses sentiments, de se maintenir en une juste mesure, comme le faisait Élisa Corbett, à l'âge de trente-sept ans, une blonde, froide et fade, depuis plusieurs années au service de sa fantasque maîtresse. Il est vrai, la caractéristique de l'actrice était de se croire toujours en représentation sur un théâtre, aux prises avec les péripéties de son répertoire. Pour elle, les circonstances les plus ordinaires de la vie étaient des «situations», et lorsque la situation est là...
Il va sans dire que la voiture étant arrivée à temps à la gare, le cocher reçut la guinée promise. Et maintenant, miss Anna Waston, seule avec Élisa, au fond d'un compartiment de première classe, pouvait s'abandonner à toutes ces effusions dont le cœur d'une véritable mère eût été rempli.
«C'est mon enfant!... mon sang... ma vie! répétait-elle. On ne me l'arrachera pas!»
Entre nous, qui eût pu songer à lui arracher ce petit abandonné, sans famille?
Et Élisa de se dire:
«Nous verrons ce que cela durera!»
Le train roulait alors à petite vitesse vers Artheury-jonction, en traversant le comté de Galway qu'il met en communication avec la capitale de l'Irlande. Pendant cette première partie du trajet—une douzaine de milles—P'tit-Bonhomme n'avait point repris connaissance, malgré les soins assidus et les phrases traditionnelles de la comédienne.
Miss Anna Waston s'était d'abord occupée de le déshabiller. L'ayant débarrassé de ses loques souillées de fumée, à l'exception du tricot de laine qui était en assez bon état, elle lui avait fait une chemise d'une de ses camisoles tirée du sac de voyage, une veste d'un corsage de drap, une couverture de son châle. Mais l'enfant ne semblait pas s'apercevoir qu'il fût enveloppé de vêtements bien chauds, et pressé sur un cœur encore plus chaud que n'étaient les vêtements.
Enfin, à la jonction, une partie du train fut détachée, et dirigée sur Kilkree qui est à la limite du comté de Galway, où il y eut une halte d'une demi-heure. Pendant ce temps-là P'tit-Bonhomme n'avait pas encore repris ses sens.
«Élisa... Élisa... s'écria miss Anna Waston, il faut voir s'il n'y a pas un médecin dans le train!»
Élisa s'informa, bien qu'elle assurât sa maîtresse que ça n'en valait pas la peine.
Il n'y avait pas de médecin.
«Ah! ces monstres... répondit miss Anna Waston, ils ne sont jamais où ils devraient être!
—Voyons, madame, il n'a rien, ce gamin!... Il finira par revenir à lui, si vous ne l'étouffez pas...
—Tu crois, Élisa?... Le cher bébé!... Que veux-tu?.. Je ne sais pas, moi!.. Je n'ai jamais eu d'enfant!... Ah! si j'avais pu le nourrir de mon lait!»
Cela était impossible, et d'ailleurs, P'tit-Bonhomme était d'un âge où l'on éprouve le besoin d'une alimentation plus substantielle. Miss Anna Waston en fut donc pour ses regrets d'insuffisance maternelle.
Le train traversa le comté de Clare,—cette presqu'île jetée entre la baie de Galway au nord et le long estuaire du Shannon au sud—un comté dont on ferait une île en creusant un canal d'une trentaine de milles à la base des monts Sliève-Sughty. La nuit était sombre, l'atmosphère tumultueuse, balayée par les rafales de l'ouest. N'était-ce pas le ciel de la situation?...
«Il ne revient pas à lui, cet ange? ne cessait de s'écrier miss Anna Waston.
—Voulez-vous que je vous dise, madame?...
—Dis, Élisa, dis, de grâce!...
—Eh bien... je crois qu'il dort!»
Et c'était vrai.
On traversa Dromor, Ennis qui est la capitale du comté, où le train arriva vers minuit, puis Clare, puis New-Market, puis Six-Miles, la frontière enfin, et, à cinq heures du matin, le train entrait en gare de Limerick.
Non seulement P'tit-Bonhomme avait dormi pendant tout le trajet, mais miss Anna Waston avait fini par succomber au sommeil, et, lorsqu'elle se réveilla, elle s'aperçut que son protégé la regardait en ouvrant de grands yeux.
Et, alors, de l'embrasser en répétant:
«Il vit!... il vit!... Dieu, qui me l'a donné, n'aurait pas eu la cruauté de me le reprendre!»
Élisa voulut bien convenir que Dieu n'aurait pu être cruel à ce point, et voilà comment il advint que notre petit garçon passa presque sans transition du galetas de la ragged-school au bel appartement que miss Anna Waston, en représentation au théâtre de Limerick, occupait à Royal-George-Hôtel.
Un comté qui a vaillamment marqué dans l'histoire de l'Irlande, ce comté de Limerick où s'organisa la résistance des catholiques contre l'Angleterre protestante. Sa capitale, fidèle à la dynastie jacobite, tint tête au redoutable Cromwell, subit un siège mémorable, puis, abattue par la famine et les maladies, noyée dans le sang des exécutions, finit par succomber. Là fut signé le traité qui porte son nom, lequel assurait aux catholiques irlandais l'égalité des droits civils et le libre exercice de leur culte. Il est vrai, ces dispositions furent outrageusement violées par Guillaume d'Orange. Il fallut reprendre les armes, après de longues et cruelles exactions; mais, malgré leur valeur, et bien que la Révolution française eût envoyé Hoche à leur secours, les Irlandais, qui se battaient «la corde au cou», comme ils disaient, furent vaincus à Ballinamach.
En 1829, les droits des catholiques se virent enfin reconnus, grâce au grand O'Connell, qui prit en main le drapeau de l'indépendance et obtint ou plutôt imposa le bill d'émancipation au gouvernement de la Grande-Bretagne.
Et, puisque ce roman a choisi l'Irlande pour théâtre, qu'il nous soit permis de rappeler ces quelques phrases inoubliables, jetées alors à la face des hommes d'État de l'Angleterre. Que l'on veuille bien ne point les considérer comme un hors-d'œuvre; elles sont gravées au cœur des Irlandais, et on en sentira l'influence en quelques épisodes de cette histoire.
«Jamais ministère ne fut plus indigne! s'est écrié un jour O'Connell. Stanley est un whig renégat; sir James Graham, quelque chose de pire encore; sir Robert Peel, un drapeau bariolé de cinq cents couleurs, et pas bon teint, aujourd'hui orange, demain vert, le surlendemain ni l'une ni l'autre de ces couleurs, mais il faut prendre garde que ce drapeau soit jamais teint de sang!... Quant à ce pauvre diable de Wellington, rien de plus absurde que d'avoir édifié cet homme-là en Angleterre. L'historien Alison n'a-t-il pas démontré qu'il avait été surpris à Waterloo? Heureusement pour lui, il avait alors des troupes déterminées, il avait des soldats irlandais! Les Irlandais ont été dévoués à la maison de Brunswick, lorsqu'elle était leur ennemie, fidèles à Georges III qui les trahissait, fidèles à Georges IV qui poussait des cris de rage en accordant l'émancipation, fidèles au vieux Guillaume, à qui le ministère prêtait un discours intolérable et sanguinaire contre l'Irlande, fidèles à la reine enfin! Aussi, aux Anglais l'Angleterre, aux Écossais l'Écosse,—aux Irlandais l'Irlande!» Nobles paroles!... On verra bientôt comment s'est réalisé le vœu d'O'Connell, et si le sol de l'Irlande est aux Irlandais.
Limerick est encore l'une des principales cités de l'Ile-Émeraude, bien qu'elle soit descendue du troisième au quatrième rang, depuis que Tralee lui a pris une partie de son commerce. Elle possède une population de trente mille habitants. Ses rues sont régulières, larges, droites, tracées à l'américaine; ses boutiques, ses magasins, ses hôtels, ses édifices publics, s'élèvent sur des places spacieuses. Mais vient-on à franchir le pont de Thomond, quand on a salué la pierre sur laquelle fut signé le traité d'émancipation, on trouve la partie de la ville restée obstinément irlandaise, avec ses misères et les ruines du siège, les remparts effondrés, l'emplacement de cette «batterie noire» que les intrépides femmes, comme autant de Jeanne Hachette, défendirent jusqu'à la mort contre les orangistes. Rien de plus attristant, de plus lamentable que ce contraste!
Évidemment, Limerick est située de manière à devenir un important centre industriel et commercial. Le Shannon, le «fleuve d'azur», lui offre un de ces chemins qui marchent comme la Clyde, la Tamise ou la Mersey. Par malheur, si Londres, Glasgow et Liverpool utilisent leur fleuve, Limerick laisse le sien à peu près sans emploi. A peine quelques barques animent-elles ces eaux paresseuses, qui se contentent de baigner les beaux quartiers de la ville et d'arroser les gras pâturages de leur vallée. Les émigrants irlandais devraient bien emporter le Shannon en Amérique. Soyez sûr que les Américains sauraient en faire bon usage.
Si toute l'industrie de Limerick se borne à fabriquer des jambons, ce n'en est pas moins une agréable cité, où la partie féminine de la population est remarquablement belle,—et il était facile de le constater pendant les représentations de miss Anna Waston.
Avouons-le, ce ne sont pas ces comédiennes d'une personnalité si bruyante qui réclament un mur pour la vie privée. Non! elles feront plutôt monter le loyer des maisons de verre, le jour où les architectes sauront en construire. Après tout, miss Anna Waston n'avait point à cacher ce qui s'était passé à Galway. Dès le lendemain de son arrivée, on ne cessait de parler, dans les salons de Limerick, de la ragged-school. Le bruit courut que l'héroïne de tant de drames s'était jetée au milieu des flammes pour sauver un petit être, et elle ne le démentit pas trop. Peut-être le croyait-elle, comme ces hâbleurs qui finissent par ajouter foi à leurs hâbleries. Ce qui était certain, c'est qu'elle avait ramené un enfant à Royal-George-Hôtel, un enfant qu'elle voulait adopter, un orphelin auquel elle donnerait son nom, puisqu'il n'en avait pas,—non! pas même un nom de baptême.
«P'tit-Bonhomme!» avait-il répondu, lorsqu'elle lui avait demandé comment il s'appelait.
Eh bien, P'tit-Bonhomme lui allait. Elle n'aurait pas mieux trouvé. Cela valait bien Édouard, Arthur ou Mortimer. Et, d'ailleurs, elle lui prodiguerait les «baby», les «bebery», les «babiskly», et autres équivalents maternels usités en Angleterre.
Nous conviendrons que notre héros ne comprenait rien à tout cela. Il se laissait faire, n'étant point habitué aux caresses, et on le caressait, ni aux baisers, et on l'embrassait, ni aux beaux habits, et il fut habillé à la mode, ni aux chaussures, et on lui mit des bottines neuves, ni aux frisures, et ses cheveux furent disposés en boucles, ni à la bonne nourriture, et on le nourrissait royalement, ni aux friandises, et on l'en accablait.
Il va de soi que les amis et amies de la comédienne affluèrent à l'appartement de Royal-George-Hôtel. Ce qu'elle reçut de compliments, et avec quelle bonne grâce elle les acceptait! On reprenait l'histoire de la ragged-school. Après vingt minutes de récit, il était rare que le feu n'eût pas dévoré la ville de Galway tout entière. On ne pouvait comparer à ce sinistre que le fameux incendie qui détruisit une grande partie de la capitale du Royaume-Uni et dont témoigne le «Fire-Monument» élevé à quelques pas de London-Bridge.
On l'imagine sans peine, l'enfant n'était pas oublié pendant ces visites, et miss Anna Waston en jouait d'une façon supérieure. Pourtant, il se souvenait, il se rappelait que, s'il n'avait jamais été autant choyé, on l'avait aimé du moins. Aussi un jour demanda-t-il:
«Où donc est Grip?...
—Qu'est-ce que Grip, mon babish?» répondit miss Anna Waston.