P'tit-bonhomme
CE BÉLIER ENFONCE TOUT. (Page 221.)
En effet, avec les rafales de l'ouest, sous les coups de lanière d'un chasse-neige, P'tit-Bonhomme n'aurait pu remonter contre le vent. Les circonstances le favorisaient donc, et il en remercia la Providence.
Il est vrai, peut-être avait-il à redouter quelques mauvaises rencontres,—une bande de loups entre autres? C'était là le vrai danger. Quoique l'hiver n'eût pas été extrêmement rigoureux, ces animaux emplissaient de leurs lugubres hurlements les forêts et les plaines du comté. P'tit-Bonhomme n'était pas sans y avoir songé. Aussi son cœur battait-il, lorsqu'il se trouva seul, en rase campagne, sur cet interminable chemin, où grimaçaient le squelette des arbres festonnés de givre.
Ce fut d'un bon pas, quoiqu'il n'eût pris aucun temps de repos, que notre jeune garçon enleva en deux heures les six premiers milles du parcours.
Il était alors quatre heures du matin. L'obscurité, très profonde cependant vers l'ouest, se piquait déjà de légères colorations, et les tardives étoiles commençaient à pâlir. Il s'en fallait de trois heures encore que le soleil eût débordé l'horizon.
P'tit-Bonhomme sentit alors le besoin de faire une halte d'une dizaine de minutes. Il vint s'asseoir sur une racine d'arbre, et, tirant de sa poche une grosse pomme de terre cuite sous la cendre, il la mangea avidement. Cela devait lui permettre d'attendre l'arrivée à Tralee. A quatre heures et quart, il reprit sa route.
Inutile de dire que P'tit-Bonhomme n'avait pas à craindre de s'égarer. Ce chemin de Kerwan au chef-lieu du comté, il le connaissait pour l'avoir souvent parcouru en carriole, lorsque Martin Mac Carthy l'emmenait au marché. C'était le bon temps alors, le temps où l'on était heureux... si loin maintenant!
La route était toujours déserte. Pas un piéton,—ce dont P'tit-Bonhomme n'avait cure,—mais pas une charrette allant vers Tralee et dans laquelle on n'eût pas refusé de lui donner place, ce qui lui aurait épargné de la fatigue. Il ne devait donc compter que sur ses petites jambes,—petites, oui! solides pourtant.
Enfin quatre milles furent encore franchis, peut-être un peu moins rapidement que les six premiers, et il n'en restait plus que deux à enlever.
Il était alors sept heures et demie. Les dernières étoiles venaient de s'éteindre à l'horizon de l'ouest. L'aube mélancolique de ces hautes latitudes éclairait vaguement l'espace, en attendant que le soleil eût percé les brumes laineuses des basses zones. La vue commençait à s'étendre sur un large secteur.
En ce moment, un groupe d'hommes parut au sommet de la route, venant de Tralee.
La première pensée de P'tit-Bonhomme fut de ne pas se laisser apercevoir, et cependant qu'aurait-on pu dire à cet enfant? Aussi, instinctivement, sans y réfléchir plus qu'il ne convenait, il courut se blottir derrière un buisson, de manière à pouvoir observer les gens qui se montraient.
C'étaient des agents de la police, au nombre d'une douzaine, accompagnés d'un constable. Depuis que le pays avait été mis en surveillance, il n'était pas rare de rencontrer ces escouades organisées par les ordres du lord lieutenant.
P'tit-Bonhomme n'aurait donc pas eu lieu d'être surpris de cette rencontre. Mais un cri faillit lui échapper, quand il reconnut au milieu du groupe le régisseur Harbert, suivi de deux ou trois de ces recors qui sont d'habitude employés aux expulsions.
Quel pressentiment lui serra le cœur! Était-ce à la ferme que le régisseur se rendait avec ses hommes? Et cette escouade d'agents, allait-elle procéder à l'arrestation de Murdock?
P'tit-Bonhomme ne voulut pas rester sur cette pensée. Dès que le groupe eut disparu, il sauta sur la route, courut tant que cela lui fut possible, et, vers huit heures et demie, il atteignait les premières maisons de Tralee.
Son soin fut d'abord de se rendre chez un pharmacien, où il attendit que la potion eût été composée selon l'ordonnance. Puis, pour en payer le prix, il présenta sa pièce d'or—toute sa fortune. Le pharmacien lui changea cette guinée, et comme c'était très cher, cette potion, il ne revint à l'acheteur qu'une quinzaine de shillings. Ce n'était pas le cas de marchander, n'est-ce pas?...
Mais si P'tit-Bonhomme n'y songea point, puisqu'il s'agissait de Grand'mère, il se promit d'économiser sur son déjeuner. Au lieu de fromage et de bière, il se contenta d'une grosse tranche de pain qu'il dévora à belles dents, et d'un morceau de glace qu'il fit fondre entre ses lèvres. Un peu après dix heures, il avait quitté Tralee et repris le chemin de Kerwan.
En toute autre circonstance, à ce moment de la journée, la campagne eût présenté quelque animation. Les routes auraient été parcourues par des charrettes ou des jauntings-cars, transportant gens ou marchandises aux diverses bourgades du comté. On aurait senti palpiter la vie commerciale ou agricole. Hélas! à la suite des désastres de l'année, la famine et la misère effroyable qu'elle engendre avaient dépeuplé la province. Combien de paysans s'étaient décidés à quitter le pays où ils ne pouvaient plus vivre! Même en temps ordinaire, n'évalue-t-on pas à cent mille par an les Irlandais qui s'en vont dans le Nouveau-Monde, en Australie ou dans l'Afrique méridionale, chercher un coin de terre, où ils aient lieu d'espérer de ne pas être tués par la faim? Et n'existe-t-il pas des compagnies d'émigration qui, au prix de deux livres sterling, transportent les émigrants jusque sur les rivages du Sud-Amérique?
Or, cette année-ci, c'était dans une proportion plus considérable que les contrées de l'Irlande occidentale avaient été abandonnées, et il semblait que ces routes, autrefois si vivantes, ne desservaient plus qu'un désert, ou, ce qui est plus désolant encore, un pays déserté...
P'tit-Bonhomme allait toujours d'un pas rapide. Il ne voulait pas s'apercevoir de la fatigue, et déployait une extraordinaire énergie. Il va sans dire qu'il lui avait été impossible de rejoindre l'escouade qui le devançait de deux ou trois heures. Toutefois, les traces de pas laissées sur la neige indiquaient que le constable et ses hommes, Harbert et ses recors, suivaient la route qui conduit à la ferme. Raison de plus pour que notre jeune garçon voulût se hâter d'y arriver, bien que ses jambes fussent raidies par une si longue traite. Il se refusa même une halte de quelques minutes, ainsi qu'il se l'était permise à l'aller. Il marcha, il marcha sans s'arrêter. Vers deux heures après midi, il ne se trouvait plus qu'à deux milles de Kerwan. Une demi-heure après, se montrait l'ensemble des bâtiments au milieu de la vaste plaine où tout se confondait dans une immense blancheur.
Ce qui surprit tout d'abord P'tit-Bonhomme, ce fut de ne distinguer aucune fumée en l'air, et, pourtant, le foyer de la grande salle ne devait pas manquer de combustible.
De plus, un inexprimable sentiment de solitude et d'abandon semblait se dégager de cet endroit.
P'tit-Bonhomme pressa le pas, il fit un nouvel effort, il se mit à courir. Tombant et se relevant, il arriva devant la barrière qui fermait la cour...
Quel spectacle! La barrière était brisée. La cour était piétinée en tous sens. Des bâtiments, des étables, des hangars, il ne restait que les quatre murs décoiffés de leur toiture. Le chaume avait été arraché. Il n'y avait plus une porte, plus un châssis aux fenêtres. Avait-on voulu rendre la maison inhabitable afin d'empêcher la famille d'y conserver un abri?... Était-ce la ruine volontaire faite par la main de l'homme?...
P'tit-Bonhomme demeura immobile. Ce qu'il éprouvait, c'était de l'épouvante. Il n'osait franchir la barrière de la cour... Il n'osait s'approcher de la maison...
Il s'y décida pourtant. Si le fermier ou l'un de ses enfants étaient encore là, il fallait le savoir...
P'tit-Bonhomme s'avança jusqu'à la porte. Il appela...
Personne ne lui répondit.
Alors il s'assit sur le seuil et se mit à pleurer.
Voici ce qui s'était passé pendant son absence.
Elles ne sont pas rares, dans les comtés de l'Irlande, ces abominables scènes d'éviction, à la suite desquelles, non seulement des fermes, des villages entiers ont été abandonnés de leurs habitants. Mais ces pauvres gens, chassés du logis où ils sont nés, où ils ont vécu, où ils espéraient mourir, peut-être voudraient-ils y revenir, en forcer les portes, y chercher un refuge qu'ils ne sauraient trouver autre part?...
Eh bien! le moyen de les en empêcher est très simple. Il faut rendre la maison inhabitable. On dresse un «battering-ram». C'est une poutre qui se balance au bout d'une chaîne entre trois montants. Ce bélier enfonce tout. La maison est dépouillée de son toit, la cheminée est abattue, l'âtre démoli. On brise les portes, on descelle les fenêtres. Il ne reste plus que les murs... Et du moment que cette ruine est ouverte à toutes les rafales, que la pluie l'inonde, que la neige s'y entasse, que le landlord et ses agents soient rassurés: la famille ne pourra plus s'y blottir.
Après de telles exécutions si fréquentes, qui vont jusqu'à la férocité, comment s'étonner qu'il se soit amassé tant de haines dans le cœur du paysan irlandais!
Et ici, à Kerwan, l'éviction avait été accompagnée de scènes plus effroyables encore.
En effet, la vengeance avait eu sa part dans cette œuvre d'inhumanité. Harbert, voulant faire payer à Murdock ses violences, ne s'était pas contenté de venir opérer avec les recors pour le compte du middleman; mais, sachant le fermier sous le coup de poursuites, il l'avait dénoncé, et les constables avaient reçu ordre de mettre la main sur lui.
Et d'abord, M. Martin, sa femme et ses enfants furent jetés dehors, pendant que les recors ravageaient l'intérieur du logis. On n'avait pas même respecté la vieille grand'mère. Arrachée de son lit, traînée au milieu de la cour, elle avait pu se relever cependant pour maudire dans ses assassins les assassins de l'Irlande, et elle était retombée morte.
A ce moment, Murdock, qui aurait eu le temps de s'enfuir, s'était jeté sur ces misérables. Fou de colère, il brandissait une hache... Son père et son frère avaient voulu, comme lui, défendre leur famille... Les recors et les constables étaient en nombre, et force resta à la loi, si l'on peut couvrir de ce nom un pareil attentat contre tout ce qui est juste et humain.
La rébellion envers les agents de la police avait été manifeste, si bien que non seulement Murdock, mais M. Martin et Sim furent mis en état d'arrestation. Aussi, quoique depuis 1870, aucune éviction ne pût s'effectuer sans un dédommagement pour les fermiers expulsés, avaient-ils perdu le bénéfice de cette loi.
Ce n'était pas à la ferme qu'une sépulture chrétienne pouvait être donnée à l'aïeule. Il fallait la conduire vers un cimetière. On vit donc ses deux petits-fils la déposer sur un brancard et l'emporter, suivis de M. Martin, de Martine, de Kitty qui tenait son enfant entre ses bras, au milieu des constables et des recors.
Le funèbre cortège prit le chemin de Limerick. Imaginerait-on quelque chose de plus attristant, de plus lamentable, que ce cortège de toute une famille prisonnière, accompagnant le cadavre d'une pauvre vieille femme?...
P'tit-Bonhomme, qui était parvenu à surmonter son épouvante, parcourait alors les chambres dévastées, où gisaient des débris de meubles, appelant toujours... et personne... personne!
Voilà donc en quel état il retrouvait cette maison où s'étaient passées les seules années heureuses de sa vie... cette maison à laquelle il s'était attaché par tant de liens, et qu'une suprême catastrophe venait d'anéantir!...
Il songea alors à son trésor, à ces cailloux qui marquaient le nombre de jours écoulés depuis son arrivée à Kerwan. Il chercha le pot de grès, où il les avait serrés. Il le retrouva dans un coin, intact.
Ah! ces cailloux! P'tit-Bonhomme, assis sur la marche de la porte, voulut les compter: il y en avait quinze cent quarante.
Cela représentait les quatre ans et quatre-vingts jours—du 20 octobre 1877 au 7 janvier 1882—vécus à la ferme.
Et, à présent, il fallait la quitter, il fallait essayer de rejoindre la famille qui avait été sienne.
Avant de partir, P'tit-Bonhomme alla faire un paquet de son linge qu'il retrouva au fond d'un tiroir à demi brisé. Étant revenu au milieu de la cour, il creusa un trou au pied du sapin planté à la naissance de sa filleule, il y déposa le pot de grès qui contenait ses cailloux...
Puis, après avoir jeté un dernier adieu à la maison en ruines, il s'élança sur la route noire déjà des ombres du crépuscule.
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE
DERNIÈRES ÉTAPES
I
LEURS SEIGNEURIES.
Lord Piborne, sans rien perdre de la correction de ses manières, souleva les divers papiers déposés sur la table de son cabinet, dérangea les journaux épars çà et là, tâta les poches de sa robe de chambre en peluche jaune d'or, fouilla celles d'un pardessus gris de fer, étendu au dos d'un fauteuil, puis, se retournant, accentua son regard d'un imperceptible mouvement de sourcil.
C'est de cette façon aristocratique, sans aucune autre contraction des traits du visage, que Sa Seigneurie manifestait ordinairement ses contrariétés les plus vives.
Une légère inclinaison du buste indiqua qu'il était sur le point de se baisser, afin de jeter un coup d'œil sous la table, recouverte jusqu'aux pieds d'un tapis à grosses franges; mais, se ravisant, il daigna pousser le bouton d'une sonnette à l'angle de la cheminée.
Presque aussitôt John, le valet de chambre, parut sur le seuil de la porte et s'y tint immobile.
«Voyez si mon portefeuille n'est pas tombé sous cette table,» dit lord Piborne.
John se courba, souleva l'épais tapis, se releva les mains vides.
Le portefeuille de Sa Seigneurie ne se trouvait point en cet endroit.
Second froncement du sourcil de lord Piborne.
«Où est lady Piborne? demanda-t-il.
—Dans ses appartements, répondit le valet de chambre.
—Et le comte Ashton?
—Il se promène dans le parc.
—Présentez mes compliments à Sa Seigneurie lady Piborne, en lui disant que je désirerais avoir l'honneur de lui parler le plus tôt possible.»
John tourna tout d'une pièce sur lui-même,—un domestique bien stylé n'a point à s'incliner dans le service,—et il sortit du cabinet, d'un pas mécanique, afin d'exécuter les ordres de son maître.
Sa Seigneurie lord Piborne est âgé de cinquante ans—cinquante ans à joindre aux quelques siècles que compte sa noble famille, vierge de toute dérogeance ou forlignage. Membre considérable de la Chambre haute, c'est de bonne foi qu'il regrette les antiques privilèges de la féodalité, le temps des fiefs, rentes, alleux et domaines, les pratiques des hauts justiciers, ses ancêtres, les hommages que leur rendait sans restriction chaque homme lige. Rien de ce qui n'est pas d'une extraction égale à la sienne, rien de ce qui ne peut se recommander d'une telle ancienneté de race, ne se distingue, pour lui, des manants, roturiers, serfs et vilains. Il est marquis, son fils est comte. Baronnets, chevaliers ou autres d'ordre inférieur, c'est à peine, à son avis, s'ils ont droit de figurer dans les antichambres de la véritable noblesse. Grand, maigre, la face glabre, les yeux éteints tant ils se sont habitués à être dédaigneux, la parole rare et sèche, lord Piborne représente le type de ces hautains gentilshommes, moulés dans l'enveloppe de leurs vieux parchemins, et qui tendent à disparaître,—heureusement,—même de cet aristocratique royaume de Grande-Bretagne et d'Irlande.
Il convient d'observer que le marquis est d'origine anglaise, et qu'il ne s'est point mésallié en s'unissant à la marquise, laquelle est d'origine écossaise. Leurs Seigneuries étaient faites l'une pour l'autre, bien résolues à ne jamais descendre du haut de leur perchoir, et destinées vraisemblablement à laisser une lignée d'espèce supérieure. Que voulez-vous? Cela tient à la qualité du limon d'où les premiers types de ces grandes races ont été tirés au début des temps historiques. Ils se figurent, sans doute, que Dieu met des gants pour les recevoir en son saint paradis!
La porte s'ouvrit, et, comme s'il se fût agi de l'entrée d'une haute dame dans les salons de réception, le valet de chambre annonça:
«Sa Seigneurie lady Piborne.»
La marquise,—quarante ans avoués,—grande, maigre, anguleuse, les cheveux plaqués en longs bandeaux, les lèvres pincées, le nez d'un aquilin très aristocratique, la taille plate, les épaules fuyantes,—n'avait jamais dû être belle; mais, en ce qui touche à la distinction du port et des manières, à l'entente des traditions et privilèges, lord Piborne n'aurait jamais pu se mieux assortir.
John avança un fauteuil armorié sur lequel s'assit la marquise, et il se retira.
Le noble époux s'exprima en ces termes:
«Vous m'excuserez, marquise, si j'ai dû vous prier de vouloir bien quitter vos appartements afin de m'accorder la faveur d'un entretien dans mon cabinet.»
Il ne faut pas s'étonner si Leurs Seigneuries échangent des phrases de cette sorte, même au cours des conversations privées. C'est de bon ton, d'ailleurs. Et puis, ils ont été élevés à l'école «poudre et perruque» de la gentry d'autrefois. Jamais ils ne consentiraient à s'abaisser aux familiarités de ce babil courant que Dickens a si plaisamment appelé «le perrucobalivernage».
«Je suis à vos ordres, marquis, répondit lady Piborne. Quelle question désirez-vous m'adresser?
—Celle-ci, marquise, en vous sollicitant de faire appel à vos souvenirs.
—Je vous écoute.
—Marquise, ne sommes-nous pas partis du château hier, vers trois heures de l'après-midi, pour nous rendre à Newmarket chez M. Laird, notre attorney?»
L'attorney, c'est l'avoué qui fonctionne près les tribunaux civils du Royaume-Uni.
«En effet... hier... dans l'après-midi, répondit lady Piborne.
—Si j'ai bonne mémoire, le comte Ashton, notre fils, nous accompagnait dans la calèche?
—Il nous accompagnait, marquis, et il occupait une place sur le devant.
—Les deux valets de pied ne se tenaient-ils pas derrière?
—Oui, comme il convient.
—Cela dit, marquise, répliqua lord Piborne en approuvant d'un léger mouvement de tête, vous vous rappelez, sans doute, que j'avais emporté un portefeuille qui contenait les papiers relatifs au procès dont nous sommes menacés par la paroisse...
—Procès injuste qu'elle a l'audace et l'insolence de nous intenter! ajouta lady Piborne, en soulignant cette phrase d'une intonation très significative.
—Ce portefeuille, reprit lord Piborne, renfermait non seulement des papiers importants, mais une somme de cent livres en banknotes destinée à notre attorney.
—Vos souvenirs sont exacts, marquis.
—Vous savez, marquise, la façon dont les choses se sont passées. Nous sommes arrivés à Newmarket sans avoir quitté la calèche. M. Laird nous a reçus sur le seuil de sa maison. Je lui ai montré les papiers, j'ai offert de déposer l'argent entre ses mains. Il nous a répondu qu'il n'avait pour l'instant besoin ni des uns ni de l'autre, ajoutant qu'il se proposait de se transporter au château, lorsque le temps serait venu de s'opposer aux prétentions de la paroisse...
—Prétentions odieuses, qui, autrefois, eussent été considérées comme attentatoires aux droits seigneuriaux...»
Et, en employant ces termes si précis, la marquise ne faisait que répéter une phrase dont lord Piborne s'était maintes fois servi en sa présence.
«Il s'ensuit donc, reprit le marquis, que j'ai conservé mon portefeuille, que nous sommes remontés en voiture, et que nous avons réintégré le château vers les sept heures, au moment où la nuit commençait à tomber.»
La soirée était obscure; on n'était encore que dans la dernière semaine d'avril.
«Or, reprit le marquis, ce portefeuille que j'avais remis, je puis l'assurer, dans la poche gauche de ma pelisse, il m'est impossible de le retrouver.
—Peut-être l'avez-vous déposé en rentrant sur la table de votre cabinet?
—Je le croyais, marquise, et j'ai vainement cherché parmi mes papiers...
—Personne n'est venu ici depuis hier?...
—Si, John... le valet de chambre, dont il n'y a pas lieu de suspecter...
—Il est toujours prudent de tenir les gens en suspicion, répondit lady Piborne, quitte à reconnaître son erreur.
—Il serait possible, après tout, repartit le marquis, que ce portefeuille eût glissé sur une des banquettes de la calèche...
—Le valet de pied s'en fût aperçu, et à moins qu'il n'ait cru devoir s'approprier cette somme de cent livres...
—Les cent livres, dit lord Piborne, j'en ferais à la rigueur le sacrifice; mais ces papiers de famille qui constituaient nos droits vis-à-vis de la paroisse...
—La paroisse!» répéta lady Piborne.
Et l'on sentait que c'était le château qui parlait par sa bouche, en reléguant la paroisse au rang infime d'une vassale dont les revendications étaient aussi déplorables qu'irrespectueuses.
«Ainsi, reprit-elle, si nous venions à perdre ce procès... contre toute justice...
—Et nous le perdrions, sans aucun doute, affirma lord Piborne, faute de pouvoir produire ces actes...
—La paroisse entrerait en possession de ces mille acres de bois, qui confinent au parc et font partie du domaine des Piborne depuis les Plantagenet?...
—Oui, marquise.
—Ce serait abominable!...
—Abominable, comme tout ce qui menace la propriété féodale en Irlande, ces revendications des home-rulers, cette rétrocession des terres aux paysans, cette rébellion contre le landlordisme!... Ah! nous vivons à une singulière époque, et, si le lord lieutenant n'y met bon ordre en faisant pendre les principaux chefs de la ligue agraire, je ne sais, ou plutôt je ne sais que trop comment les choses finiront...»
En ce moment, la porte du cabinet s'ouvrit, et un jeune garçon parut sur le seuil.
«Ah! c'est vous, comte Ashton?» dit lord Piborne.
Le marquis et la marquise n'eussent jamais négligé de donner ce titre à leur fils, lequel aurait cru manquer à tous les devoirs de sa naissance s'il n'eût répondu:
«Je vous souhaite le bonjour, mylord mon père!»
Puis il s'avança vers milady sa mère, dont il baisa cérémonieusement la main.
Ce jeune gentleman de quatorze ans avait une figure régulière, d'une insignifiance rare, et une physionomie qui, même avec les années, ne devait gagner ni en vivacité ni en intelligence. C'était bien le produit naturel d'un marquis et d'une marquise arriérés de deux siècles, réfractaires à tous les progrès de la vie moderne, véritables torys d'avant Cromwell, deux types irréductibles. L'instinct de race faisait qu'il se tenait assez convenablement, ce garçon, qu'il restait comte jusqu'au bout des ongles, quoiqu'il eût été gâté par la marquise, et que les serviteurs du château fussent stylés à satisfaire ses moindres caprices. En réalité, il ne possédait aucune des qualités de son âge, ni les bons mouvements de prime-saut, ni les vivacités du cœur, ni l'enthousiasme de la jeunesse.
C'était un petit monsieur élevé à ne voir que des inférieurs parmi ceux qui l'approchaient, peu pitoyable aux pauvres gens, très instruit déjà des choses de sport, équitation, chasse, courses, jeux de crocket ou de tennis, mais d'une ignorance à peu près complète, malgré la demi-douzaine d'instituteurs qui avaient accepté l'inutile tâche de l'instruire.
Le nombre de ces jeunes gentlemen de haute naissance, destinés à être un jour de parfaits imbéciles, d'une parfaite distinction d'ailleurs, montre certainement une tendance à se restreindre. Cependant il en existe encore, et le comte Ashton Piborne était de ceux-là.
La question du portefeuille lui fut exposée. Il se rappelait que mylord son père tenait ledit portefeuille à la main à l'instant où il quittait la maison de l'attorney, et qu'il l'avait placé, non dans la poche de sa pelisse, mais sur un des coussins, derrière lui, au départ de Newmarket.
John souleva le tapis. (Page 228.)
«Vous êtes sûr de ce que vous dites-là, comte Ashton?... demanda la marquise.
—Oui, milady, et je ne crois pas que le portefeuille ait pu tomber de la voiture.
«Que Sa Seigneurie m'excuse...» (Page 235.)
—Il résulterait de là, dit lord Piborne, qu'il s'y trouvait encore, lorsque nous sommes arrivés au château...
—D'où il faut conclure qu'il a été soustrait par un des domestiques,» ajouta lady Piborne.
Ce fut tout à fait l'avis du comte Ashton. Il n'accordait pas la moindre confiance à ces drôles, qui sont des espions quand ils ne sont pas des voleurs,—les deux le plus souvent,—et que l'on devrait avoir le droit de fustiger comme autrefois les serfs de la Grande-Bretagne.—Où prenait-il que la Grande-Bretagne avait jamais eu des serfs?—Et son vif regret était que le marquis et la marquise n'eussent pas affecté un valet de chambre à son service particulier, ou tout au moins un groom. En voilà un qui pourrait s'attendre à être corrigé de main de maître, etc...
C'était parler, cela, et, pour tenir un semblable langage, reconnaissons qu'il faut avoir du vrai sang des Piborne dans les veines!
Bref, la conclusion de l'entretien fut que le portefeuille avait été volé, que le voleur n'était autre qu'un des domestiques, qu'il convenait d'ouvrir une enquête, et que ceux sur lesquels pèserait le plus mince soupçon seraient sur l'heure livrés au constable, puisque lord Piborne n'avait plus le droit de haute et basse justice.
Là-dessus, le comte Ashton pressa le bouton d'une sonnette, et, quelques instants après, l'intendant se présentait devant leurs Seigneuries.
Un vrai type de chattemite, M. Scarlett, intendant de lord Piborne, un de ces individus papelards et patelins, faisant le bon apôtre et cordialement détesté de toute la domesticité du château. Confit en manières mielleuses, en mines hypocrites, c'est mielleusement et hypocritement qu'il malmenait ses inférieurs, sans colère, sans arrogance, les caressant avec des griffes.
En présence du marquis, de la marquise, du comte Ashton, il avait l'air modeste d'un bedeau paroissial en face de son curé.
On lui narra l'affaire. Le portefeuille, à n'en pas douter, avait été déposé sur les coussins de la voiture, et on aurait dû le retrouver à cette place.
Ce fut l'avis de M. Scarlett, puisque c'était l'avis de lord et de lady Piborne. A l'arrivée de la voiture, lorsqu'il se tenait respectueusement prés de la portière, l'obscurité l'avait empêché de voir si le portefeuille était placé à l'endroit indiqué par le marquis.
Peut-être M. Scarlett allait-il suggérer l'idée que ledit portefeuille avait pu glisser sur la route... De quoi il s'abstint. Cela eût impliqué un défaut d'attention de lord Piborne. Se gardant donc de formuler son soupçon, il se contenta de faire observer que le portefeuille devait contenir des papiers d'une haute valeur... Et cela n'allait-il pas de soi, puisqu'il appartenait... puisqu'il avait l'honneur d'appartenir à un personnage aussi important que le châtelain?
«Il est de toute évidence, affirma celui-ci, qu'une soustraction a été commise...
—Nous dirons un vol, si Sa Seigneurie veut bien le permettre, ajouta l'intendant.
—Oui, un vol, monsieur Scarlett, et le vol non seulement d'une somme d'argent assez considérable, mais de papiers constatant les droits de notre famille vis-à-vis de la paroisse!»
Et qui n'a pas vu la physionomie de l'intendant, à la pensée que la paroisse osait exciper de ses droits contre la noble maison des Piborne,—abomination qui n'eût jamais été possible au temps où les privilèges de la naissance étaient universellement respectés,—non! qui n'a pas observé l'attitude indignée de M. Scarlett, le tremblement de ses mains à demi levées vers le ciel, ses yeux baissés vers la terre, ne saurait imaginer à quel degré de perfection un cafard peut atteindre dans l'art des grimaces.
«Mais si le vol a été commis... dit-il enfin.
—Comment... s'il a été commis?... répliqua la marquise d'un ton sec.
—Que Sa Seigneurie m'excuse, se hâta d'ajouter l'intendant, je veux dire... puisqu'il a été commis, il n'a pu l'être...
—Que par quelqu'un de nos gens! répondit le comte Ashton, en brandissant le fouet qu'il tenait à la main d'une façon tout à fait féodale.
—Monsieur Scarlett, reprit le comte Piborne, voudra bien commencer une enquête, afin de découvrir le ou les coupables, et, sur la foi d'un «affidavit»[6], requérir l'intervention de la justice, puisqu'il n'est plus permis de l'exercer sur son propre domaine!
—Et si l'enquête n'aboutit pas, demanda l'intendant, quel parti prendra Sa Seigneurie?
—Tous les gens du château seront congédiés, monsieur Scarlett, tous!»
Sur cette réponse, l'intendant se retira, au moment où la marquise regagnait ses appartements, tandis que le comte Ashton allait rejoindre ses chiens dans le parc.
M. Scarlett dut s'occuper aussitôt de la tâche qui lui était imposée. Que le portefeuille fût tombé hors de la voiture pendant le trajet de Newmarket au château, cela ne faisait pas doute pour lui. C'était par trop évident, quoique cela fît ressortir la négligence de lord Piborne. Mais, puisque ses maîtres exigeaient de lui qu'il constatât un vol, il le constaterait... qu'il découvrît un voleur, il le découvrirait... dût-il mettre les noms de tous les domestiques dans son chapeau et rendre responsable du crime le premier sortant.
Donc, valets de pied, valets de chambre, femmes de service, chef de cuisine, cochers, garçons d'écurie, durent comparaître devant l'intendant. Il va sans dire qu'ils protestèrent de leur innocence, et, bien que M. Scarlett eût son opinion faite à ce sujet, il ne leur épargna pas ses insinuations les plus malveillantes, menaçant de les livrer aux constables si le portefeuille ne se retrouvait pas. Non seulement une somme de cent livres avait été volée, mais le ou les voleurs avaient également soustrait un acte authentique, qui établissait les droits de lord Piborne dans le procès pendant... Et pourquoi quelque serviteur n'aurait-il pas trahi son maître au profit de la paroisse?... Qui prouvait qu'il n'avait pas été soudoyé pour faire le coup?... Eh bien! que l'on parvînt à mettre la main sur ce malfaiteur, il serait trop heureux d'en être quitte pour un transport aux pénitenciers de l'île Norfolk... Lord Piborne était puissant, et, de voler un seigneur tel que lui, autant dire que c'eût été voler un membre de la famille royale...
M. Scarlett en conta de cette sorte à tous ceux qui subirent son interrogatoire. Par malheur, nul ne voulut condescendre à s'avouer l'auteur du crime, et, après avoir achevé sa minutieuse enquête, l'intendant s'empressa d'informer lord Piborne qu'elle n'avait donné aucun résultat.
«Ces gens s'entendent, déclara le marquis, et qui sait même s'ils ne se sont pas partagé le produit du vol?...
—Je crois que Sa Seigneurie a raison, répliqua M. Scarlett. A toutes les demandes que j'ai posées il a été fait une réponse identique. Cela démontre d'une manière suffisante qu'il y a entente commune entre ces gens.
—Avez-vous visité leurs chambres, leurs armoires, leurs malles, Scarlett?
—Pas encore. Sa Seigneurie sera d'avis, sans doute, que je ne saurais le faire efficacement sans la présence du constable...
—C'est juste, répondit lord Piborne. Envoyez donc un homme à Kanturk... ou mieux... allez-y vous-même. J'entends que personne ne puisse quitter le château avant la fin de l'enquête.
—Les ordres de Sa Seigneurie seront exécutés.
—Le constable ne négligera pas d'amener quelques agents avec lui, monsieur Scarlett...
—Je lui transmettrai le désir de Sa Seigneurie, et il ne manquera pas d'y satisfaire.
—Vous irez aussi prévenir mon attorney, M. Laird, à Newmarket, que je dois m'entretenir avec lui au sujet de cette affaire, et que je l'attends au château.
—Il sera prévenu aujourd'hui.
—Vous partez?...
—A l'instant. Je serai de retour avant ce soir.
—Bien!»
Cela se passait le 29 avril, dans la matinée. Sans rien dire à personne de ce qu'il allait faire à Kanturk, M. Scarlett ordonna de lui seller un des meilleurs chevaux de l'écurie, et il se préparait à le monter, lorsque le son d'une cloche retentit à la porte de service, près de l'habitation du concierge.
La porte s'ouvrit, et un enfant d'une dizaine d'années parut sur le seuil.
C'était P'tit-Bonhomme.
II
PENDANT QUATRE MOIS.
La province de Munster possède le comté de Cork, qui est limitrophe des comtés de Limerick et de Kerry. Il en occupe la partie méridionale entre la baie de Bantry et Youghal-Haven. Il a pour chef-lieu Cork et pour principal port, sur la baie de ce nom, celui de Queenstown, l'un des plus fréquentés de l'Irlande.
Ce comté est desservi par diverses lignes de railways;—l'une d'elles, par Mallow et Killarney, remonte jusqu'à Tralee. Un peu au-dessus, dans la portion de la voie qui longe le lit de la rivière de Blackwater, à six kilomètres au sud de Newmarket, se trouve la bourgade de Kanturk, et, plus loin, à deux kilomètres, le château de Trelingar.
Ce magnifique domaine appartient à l'antique famille des Piborne. Il embrasse cent mille acres d'un même tenant, des meilleures terres qui soient en Irlande, formant cinq à six cents fermes, dont l'importante exploitation vaut au landlord les fermages les plus élevés de la région. Le marquis de Piborne est donc très riche de ce chef, sans parler des autres revenus que lui rapportent les propriétés de la marquise en Écosse. On place sa fortune au rang des plus considérables du pays.
Si lord Rockingham n'était jamais venu visiter ses terres du comté de Kerry, ce n'est pas lord Piborne qui aurait pu être accusé de pratiquer l'absentéisme. Après une résidence de quatre à cinq mois, soit à Édimbourg, soit à Londres, il venait régulièrement s'installer, depuis avril jusqu'à novembre, à Trelingar-castle.
Un domaine de cette étendue comprend nécessairement un grand nombre de tenanciers. La population agricole qui vivait sur les terres du marquis, eût suffi à peupler tout un village. De ce que les paysans de Trelingar-castle n'étaient pas régis par un John Eldon pour le compte d'un duc de Rockingham, et pressurés par un Harbert pour le compte d'un John Eldon, il n'en faudrait pas conclure qu'ils fussent mieux traités. Seulement, on y mettait plus de douceur. Sans doute, l'intendant Scarlett les poursuivait avec rigueur pour cause d'impaiement des fermages, il les chassait de leurs maisons; mais il le faisait à sa manière, les prenant en compassion, les plaignant, s'attristant à la pensée de ce qu'ils allaient devenir, dépourvus d'abri, privés de pain, leur assurant que ces évictions brisaient le cœur de son maître... Les pauvres gens n'en étaient pas moins jetés dehors, et il est improbable qu'ils éprouvassent quelque consolation à penser que cela faisait tant de peine à Leurs Seigneuries.
Le château datait de trois siècles environ, ayant été bâti du temps des Stuarts. Sa construction ne remontait donc pas à l'époque des Plantagenet, si chère aux Piborne. Toutefois, son propriétaire actuel l'avait réparé à l'extérieur, de manière à lui donner un aspect féodal, en établissant des créneaux, des machicoulis, des échauguettes, puis, sur un fossé latéral, un pont-levis qu'on ne relevait pas et une herse qui ne se baissait jamais.
A l'intérieur se développaient de spacieux appartements, plus confortables qu'ils n'eussent été du temps d'Édouard IV ou de Jean-Sans-Terre. C'était là une tache de modernisme, que devaient tolérer des personnages, au fond très soucieux de leurs aises et de leur confort.
Sur les côtés du château s'élevaient les communs et les annexes, écuries, remises, bâtiments de service. Au-devant, s'élargissait une vaste cour d'honneur, plantée de hêtres superbes, flanquée de deux pavillons que séparait une grille monumentale, et dont l'un, à droite, servait de logement au concierge, ou mieux au portier, pour se servir d'un mot plus moyen-âge.
C'était à la porte de ce pavillon que venait de sonner notre héros, au moment où la grille s'ouvrait pour livrer passage à l'intendant Scarlett.
Quatre mois environ se sont écoulés depuis ce jour inoubliable où l'enfant adoptif de la famille Mac Carthy a quitté la ferme de Kerwan. Quelques lignes suffiront à dire ce qu'il était devenu pendant cette période de son existence.
Lorsque P'tit-Bonhomme abandonna la maison en ruines, vers cinq heures du soir, la nuit tombait déjà. N'ayant point rencontré M. Martin ni les siens sur la route qui conduit à Tralee, il eut d'abord la pensée de se diriger vers Limerick, où les constables, sans doute, avaient ordre de conduire leurs prisonniers. Retrouver la famille Mac Carthy, la rejoindre afin de partager son sort quel qu'il fût, cela lui semblait tout indiqué. Que n'était-il assez grand, assez fort, pour gagner un peu d'argent par son travail? Il aurait loué ses bras, il ne se serait pas épargné à la peine... Hélas! à dix ans, que pouvait-il espérer? Eh bien, plus tard, quand il recevrait de bons salaires, ce serait pour ses parents adoptifs, et plus tard encore, sa fortune faite,—car il saurait la faire,—il assurerait leur aisance, il leur rendrait le bien-être dont il avait joui à la ferme de Kerwan.
«SOME LIGHT». (Page 247.)
En attendant, sur cette route déserte, en pleine région dévastée par la misère, abandonnée de ceux qu'elle ne suffisait plus à nourrir, perdu au milieu d'une obscurité glaciale, jamais P'tit-Bonhomme ne s'était senti si seul. A son âge, il est rare que les enfants ne tiennent point par un lien quelconque, sinon à une famille, du moins à un établissement de charité, qui les recueille et les élève. Mais, lui, était-il autre chose qu'une feuille arrachée et roulée sur le chemin? Cette feuille, elle va où le vent la pousse, et il en sera ainsi jusqu'au moment où elle ne sera plus que poussière. Non! personne, il n'y a personne qui puisse le prendre en pitié! S'il ne retrouve pas les Mac Carthy, il ne saura que devenir... Et où les aller chercher?... A qui demander ce qu'il est advenu d'eux?... Et s'ils se décident à quitter le pays, en admettant qu'ils n'aient point été emprisonnés, s'ils veulent émigrer, comme tant d'autres de leurs compatriotes, vers le Nouveau-Monde?...
Notre garçonnet se résolut donc à marcher dans la direction de Limerick,—à travers la plaine blanche de neige. La température glaciale n'aurait pas été supportable, s'il eût soufflé quelque âpre bise. Mais l'atmosphère était calme, et le moindre bruit se fût fait entendre de loin. Il alla ainsi pendant deux milles, sans rencontrer âme qui vive, à l'aventure peut-on dire, car il ne s'était jamais risqué sur cette partie du comté, où naissent les premières ramifications des montagnes. En avant, les massifs des sapinières rendaient l'horizon plus obscur.
A cet endroit, P'tit-Bonhomme, déjà très fatigué de son voyage à Tralee, sentit que les forces menaçaient de lui manquer, si endurant qu'il fût. Ses jambes fléchissaient, ses pieds butaient dans les ornières. Et pourtant, il ne voulait pas, non! il ne voulait pas s'arrêter, et, se traînant avec peine, il parvint néanmoins à franchir un demi-mille. Ce dernier effort accompli, il tomba le long d'un talus, planté de grands arbres, dont les branches ployaient sous les festons du givre.
Il y avait là un carrefour, formé par le croisement de deux routes, en sorte que, s'il eût été capable de se relever, P'tit-Bonhomme n'aurait su quelle direction il devait suivre. Étendu sur la neige, les membres gelés, tout ce qu'il put faire, au moment où ses yeux se fermèrent, où le sentiment des choses s'éteignit en lui, ce fut de crier:
«A moi... à moi!»
Presque aussitôt, des aboiements éloignés traversaient l'air sec et froid de la nuit. Puis, ils se rapprochèrent, et un chien se dressa au tournant de la route, le nez en quête, la langue pendante, les yeux étincelants comme des yeux de chat.
En cinq ou six bonds, l'animal fut sur l'enfant... Que l'on se rassure, ce n'était pas pour le dévorer, c'était pour le réchauffer, en se couchant à son côté.
P'tit-Bonhomme ne tarda pas à reprendre ses sens. Il ouvrit les yeux, et sentit qu'une langue chaude et caressante léchait ses mains glacées.
«Birk!» murmura-t-il.
C'était Birk, son unique ami, son fidèle compagnon à la ferme de Kerwan.
Comme il lui rendit ses caresses, tandis que la chaleur l'enveloppait entre les pattes du bon animal. Cela le ranima. Il se dit qu'il n'était plus seul au monde... Tous deux se mettraient à la recherche de la famille Mac Carthy... Il n'était pas douteux que Birk n'eût voulu l'accompagner après l'éviction... Mais pourquoi était-il revenu?... Sans doute, les recors et les agents de la police l'avaient chassé à coups de pierres, à coups de bâton?... En effet, les choses s'étaient ainsi passées, et Birk, brutalement repoussé, avait dû revenir vers la ferme. Maintenant, il saurait retrouver les traces des constables... P'tit-Bonhomme n'aurait qu'à se fier à son instinct pour rejoindre M. Mac Carthy...
Il se mit donc à causer avec Birk, ainsi qu'il le faisait pendant leurs longues heures sur les pâtures de Kerwan. Birk lui répondait à sa manière, poussant de ces petits aboiements qu'il n'était pas difficile de comprendre.
«Allons, mon chien, dit-il, allons!»
Et Birk, gambadant, s'élança sur une des routes, en précédant son jeune maître.
Mais il arriva ceci: c'est que Birk, se souvenant d'avoir été maltraité par les gens de l'escorte, ne voulut pas prendre le chemin de Limerick. Il suivit celui qui longe la limite du comté de Kerry et conduit à Newmarket, une des bourgades du comté de Cork. Sans le savoir, P'tit-Bonhomme s'éloignait de la famille Mac Carthy, et, lorsque le jour revint, rompu de fatigue, accablé de besoin, il s'arrêta pour demander asile et nourriture dans une auberge, à une douzaine de milles au sud-est de la ferme.
En outre de son paquet de linge, P'tit-Bonhomme avait en poche, on ne l'a pas oublié, ce qui restait de la guinée échangée chez le pharmacien de Tralee. Une grosse somme, n'est-ce pas, cette quinzaine de shillings! On ne va ni loin ni longtemps avec cela, quand on est deux à se nourrir, même en économisant le plus possible, en ne dépensant quotidiennement que quelques pence. C'est ce que fit notre garçon, et, après vingt-quatre heures dans cette auberge, n'ayant eu qu'un grenier pour chambre, rien que des pommes de terre à ses repas, il se remit en route avec Birk.
Aux questions relatives aux Mac Carthy, l'aubergiste avait répondu négativement, n'ayant jamais entendu parler de cette famille. Et, au vrai, les évictions avaient été trop fréquentes cet hiver, pour que l'attention publique se fût attachée aux scènes si attristantes de la ferme de Kerwan.
P'tit-Bonhomme continua de marcher derrière Birk dans la direction de Newmarket.
Son existence durant cinq semaines, jusqu'à l'arrivée dans cette bourgade, on la devine. Jamais il ne tendit la main, non jamais! Sa fierté naturelle, le sentiment de sa dignité, n'avaient pas fléchi au milieu de ces nouvelles épreuves. Que parfois de braves gens, émus de voir cet enfant presque sans ressources, lui eussent fait un peu plus forte sa portion de pain, de légumes, de lard, qu'il venait acheter dans les auberges, et qu'il ne payât qu'un penny ce qui en valait deux, ce n'est pas mendier, cela. Il allait ainsi, partageant avec Birk, tous deux couchant dans les granges, se blottissant sous les meules, souffrant de la faim et du froid, épargnant le plus possible sur ce qui restait de la guinée...
Il y eut quelques aubaines. A plusieurs reprises, P'tit-Bonhomme profita d'un peu de travail. Pendant quinze jours, il demeura dans une ferme pour soigner la bergerie en l'absence du berger. On ne le payait pas, mais son chien et lui y gagnaient le logement et la nourriture. Puis, la besogne achevée, il repartit. Quelques commissions qu'il fit d'un village à l'autre lui valurent aussi deux ou trois shillings. Le malheur, c'est qu'il ne trouva pas à se placer d'une façon durable. C'était la mauvaise saison, celle où les bras sont inoccupés, et la misère était si grande cet hiver!
D'ailleurs, P'tit-Bonhomme n'avait pas renoncé à rejoindre la famille Mac-Carthy, bien qu'il se fût vainement enquis de ce qu'elle était devenue. Marchant au hasard, il ne savait guère s'il se rapprochait d'elle ou s'il s'en éloignait. A qui se serait-il adressé et qui aurait pu le renseigner à cet égard? Dans une ville, une vraie ville, il s'informerait.
Son unique crainte était qu'on s'inquiétât de le voir seul, abandonné, sans protecteur, à son âge, et qu'on le ramassât comme vagabond pour l'enfermer dans quelque ragged-school ou quelque workhouse. Non! Toutes les duretés de la vie errante plutôt que de rentrer dans ces honteux asiles!... Et puis, c'eût été le séparer de Birk, et cela, jamais!
«N'est-ce pas, Birk, lui disait-il en attirant la bonne grosse tête du chien sur ses genoux, nous ne pourrions pas vivre l'un sans l'autre?»
Et, certainement, le brave animal lui répondait que cela serait impossible.
Puis, de Birk, sa pensée remontait vers son ancien compagnon de Galway. Il se demandait si Grip n'était pas comme lui, sans feu ni lieu. Ah! s'ils s'étaient rencontrés, à deux, lui semblait-il, ils auraient pu se tirer d'affaire!... A trois même, avec cette bonne Sissy, dont il n'avait plus eu aucune nouvelle depuis qu'il avait quitté le cabin de la Hard!... Ce devait être une grande fille maintenant... Elle avait de quatorze à quinze ans... A cet âge, on est en condition au village ou à la ville, on gagne sa vie rudement, sans doute, mais on la gagne... Lui, quand il aurait cet âge, se disait-il, il ne serait pas embarrassé de trouver une place... Quoi qu'il en fût, Sissy ne pouvait l'avoir oublié... Tous ces souvenirs de sa première enfance lui revenaient avec une surprenante intensité, les mauvais traitements de la mégère, les cruautés de Thornpipe, le montreur de marionnettes... Et alors, par comparaison, seul, libre, il se sentait moins à plaindre qu'il ne l'avait été en ces temps maudits!
Cependant, à courir les routes du comté, les jours s'écoulaient, et la situation ne se modifiait guère. Par bonheur, le mois de février ne fut pas rigoureux cette année-là, et les indigents n'eurent point à souffrir d'un froid excessif. L'hiver s'avançait. Il y avait lieu d'espérer que l'époque des labours et des semailles de printemps ne serait pas retardée. Les travaux des champs pourraient être repris de bonne heure. Les moutons, les vaches seraient envoyés au pacage sur les pâtures... P'tit-Bonhomme obtiendrait peut-être de l'ouvrage dans une ferme?...
Il est vrai, durant cinq ou six semaines, il faudrait vivre, et, des quelques shillings gagnés çà et là, aussi bien que de la guinée qui constituait tout l'avoir de notre garçon, il ne restait plus qu'une demi-douzaine de pence vers le milieu de février. Il avait pourtant économisé sur sa nourriture quotidienne, et encore disons-nous quotidienne, quoiqu'il n'eût ni mangé une seule fois à sa suffisance, ni même mangé tous les jours. Il était très amaigri, la figure pâlie par les privations, le corps affaibli par les fatigues.
Birk, efflanqué, la peau plissée sur ses côtes saillantes, ne paraissait pas être en meilleur état. Réduit aux détritus jetés au abords des villages, est-ce que P'tit-Bonhomme en serait bientôt à les partager avec lui?...
Et pourtant, il ne désespérait pas. Ce n'était pas dans son caractère. Il conservait une telle énergie qu'il se refusait toujours à mendier. Alors, comment ferait-il, lorsque son dernier penny aurait été échangé contre un dernier morceau de pain?...
Bref, P'tit-Bonhomme ne possédait plus que six à sept pence, lorsque, le 13 mars, Birk et lui arrivèrent à Newmarket.
Il y avait deux mois et demi que, tous deux, ils suivaient ainsi les chemins du comté, sans avoir pu se fixer nulle part.
Newmarket, située à vingt milles environ de Kerwan, n'est ni très importante ni très peuplée. Ce n'est qu'une de ces bourgades dont l'indolence irlandaise ne parvient jamais à faire une ville, et qui périclitent plutôt qu'elles ne progressent.
Peut-être était-il regrettable que le hasard n'eût pas conduit P'tit-Bonhomme dans la direction de Tralee? On le sait, la pensée de la mer l'avait toujours hanté,—la mer, cette inépuisable nourricière de tous ceux qui ont le courage de chercher à vivre d'elle! Lorsque le travail manque dans les villes ou les campagnes, on ne chôme pas sur l'Océan. Des milliers de navires le parcourent sans cesse. Le marin a moins à redouter la pauvreté que l'ouvrier ou le cultivateur. Pour le constater, ne suffisait-il pas de comparer la situation de Pat, le second fils de Martin Mac Carthy, avec celle de la famille chassée de la ferme de Kerwan? Et, bien que P'tit-Bonhomme se sentît plus séduit par l'attrait du commerce que par le goût de la navigation, il se disait qu'il avait l'âge où l'on peut s'embarquer en qualité de mousse!...
C'est entendu, il ira plus loin que Newmarket; il poussera jusqu'au littoral, du côté de Cork, centre d'un important mouvement maritime, il cherchera un embarquement... En attendant, il fallait vivre, il fallait gagner les quelques shillings nécessaires à la continuation du voyage, et, cinq semaines après être arrivé à Newmarket avec Birk, il s'y trouvait encore.
On doit se le rappeler, ce qui l'inquiétait surtout, c'était la crainte d'être arrêté comme vagabond, de se voir enfermé dans quelque maison de charité. Très heureusement, ses vêtements étaient en bon état, il n'avait point l'apparence d'un petit pauvre. Le peu de linge dont il s'était muni lui suffisait, ses souliers avaient résisté à la fatigue du voyage. Il n'aurait pas à rougir de son accoutrement, quand il se présenterait quelque part. On ne serait pas tenté de l'habiller et, en même temps, de le nourrir aux frais de la paroisse.
Bref, il vécut de ces humbles métiers à la portée des enfants pendant son séjour à Newmarket, commissions faites pour l'un ou pour l'autre, légers bagages à porter, vente de boîtes d'allumettes qu'il put acheter avec une demi-couronne gagnée un certain jour, et dont grâce à son précoce instinct du commerce, il sut tirer un passable bénéfice. Sa physionomie sérieuse le rendait intéressant, et les promeneurs étaient disposés à lui prendre sa marchandise, lorsqu'il criait d'une voix claire:
«Some light, sir... some light[7].»
En somme, Birk et lui eurent moins à pâtir dans cette bourgade qu'au long de leur pénible parcours à travers le comté. Il semblait même que P'tit-Bonhomme, qui avait su se créer quelques ressources par son intelligence, aurait peut-être dû demeurer à Newmarket, lorsque, dans les derniers jours d'avril, le 29, il prit brusquement la route qui conduit à Cork.
Il va de soi que Birk l'accompagnait, et, en ce moment, il avait tout juste trois shillings et six pence dans sa poche.
Qui l'eût observé depuis la veille, aurait remarqué le changement qui s'était opéré dans sa physionomie. En proie à une certaine anxiété, il regardait autour de lui, comme s'il eût craint d'être espionné. Son pas était rapide, et peu s'en fallait qu'il ne se mît à courir de toute la vitesse de ses jambes.
Neuf heures du matin sonnaient, lorsqu'il dépassa les dernières maisons de Newmarket. Le soleil brillait d'un vif éclat. Avec la fin d'avril, débute le printemps de la Verte Erin. Un peu d'animation régnait dans la campagne. Mais notre jeune garçon paraissait si préoccupé que la charrue promenée sur le sol, les semeurs lançant la graine à large volée, les animaux épars sur les pâtures, rien ne ravivait en lui les souvenirs de Kerwan. Non! il allait toujours droit devant lui. Birk, à son côté, lui lançait un regard interrogateur, et, cette fois, ce n'était plus le chien qui guidait son jeune maître.
Six à sept milles furent franchis en deux heures, de Newmarket à Kanturk. P'tit-Bonhomme traversa cette bourgade sans prendre le temps de s'y reposer, ayant déjeuné en route d'un morceau de pain dont il avait donné la moitié à son fidèle Birk, et, lorsqu'il s'arrêta, l'horloge marquait midi au donjon de Trelingar-castle.
III
A TRELINGAR-CASTLE.
Au moment où la porte du pavillon s'ouvrait, l'intendant Scarlett se préparait à franchir la grille de la cour d'honneur pour se rendre à Kanturk, suivant les instructions de lord Piborne. Les chiens du comte Ashton, sentant Birk, qui ne leur plaisait pas, se mirent à aboyer furieusement.
P'tit-Bonhomme, craignant qu'il en résultât quelque bataille dans laquelle Birk n'aurait pas eu l'avantage du nombre, lui fit signe de s'éloigner, et l'obéissant animal alla se poster derrière un buisson de manière à ne pas être vu.
En apercevant ce jeune garçon qui se présentait à la porte du château, M. Scarlett lui cria de s'approcher.
«Que veux-tu?» lui dit-il d'un ton dur.
Car, si l'intendant se montrait doucereux avec les grandes personnes, il affectait d'être brutal envers les enfants,—une aimable nature, n'est-il pas vrai?
Les «grosses voix» n'étaient pas pour intimider notre garçonnet. Il en avait entendu bien d'autres chez la Hard, avec Thornpipe, à la ragged-school! Mais, comme il convenait, il ôta sa casquette en s'avançant vers M. Scarlett, qu'il ne prit point pour Sa Seigneurie, lord Piborne, châtelain du domaine de Trelingar.
«Que veux-tu?» (Page 248.)
«Diras-tu ce que tu viens faire ici? redemanda M. Scarlett. S'il s'agit de quelque aumône, tu peux décamper!... On ne donne pas aux petits gueux de ton espèce... non! pas même un copper!»
Que de phrases inutiles, au milieu desquelles P'tit-Bonhomme ne parvenait pas à glisser une réponse, tout en se rangeant pour éviter les écarts du cheval. En même temps, les chiens, bondissant à travers la cour, continuaient leur concert de grognements. De là, un tel vacarme qu'on avait un peu de peine à s'entendre.
Aussi, M. Scarlett dût-il hausser la voix en ajoutant:
«Et je te préviens que si tu ne files pas, si je te retrouve aux abords du château, je te conduirai par les oreilles à Kanturk, où l'on te mettra à l'abri dans le workhouse!»
P'tit-Bonhomme ne se troubla ni des menaces qui lui étaient adressées ni du ton dont elles étaient formulées. Mais, profitant d'une accalmie, il put enfin répondre:
«Je ne demande pas l'aumône, monsieur, et jamais je ne l'ai demandée...
—Et tu ne l'accepterais pas?... répliqua ironiquement l'intendant Scarlett.
—Non... de personne.
—Alors que viens-tu faire ici?
—Je désire parler à lord Piborne.
—A Sa Seigneurie?...
—A Sa Seigneurie.
—Et tu t'imagines qu'elle va te recevoir?...
—Oui, car il s'agit de quelque chose de très important.
—De très important?...
—Oui, monsieur.
—Et qu'est-ce donc?
—Je désire n'en parler qu'à lord Piborne.
—Eh bien, hors d'ici!... Le marquis n'est pas au château.
—J'attendrai...
—Pas à cette place du moins!
—Je reviendrai.»
Tout autre que cet odieux Scarlett eût été frappé de la ténacité singulière de cet enfant, du caractère résolu de ses réponses. Il se fût dit que, s'il était venu à Trelingar-castle, c'est qu'un motif sérieux l'y avait conduit, et il lui eût prêté une attention complaisante. Mais, s'en irritant, au contraire, et s'emportant:
«On ne parle pas ainsi à Sa Seigneurie lord Piborne! gronda-t-il. Je suis l'intendant du château! C'est à moi que l'on s'adresse, et si tu ne veux pas m'apprendre ce qui t'amène...
—Je ne puis le dire qu'à lord Piborne, et je vous prie de le prévenir...
—Mauvais garnement, répondit M. Scarlett, en levant sa cravache, déguerpis, ou les chiens vont te happer aux jambes!... Prends garde à toi!...»
Et, surexcités par la voix de l'intendant, les chiens commençaient à se rapprocher.
Toute la crainte de P'tit-Bonhomme était que Birk, s'élançant hors du buisson, ne vînt à son secours,—ce qui eût compliqué les choses.
En ce moment, aux cris des chiens qui aboyaient avec une fureur croissante, le comte Ashton parut au fond de la cour, et, s'avançant vers la grille:
«Qu'y a-t-il donc? demanda-t-il.
—C'est un garçon qui vient mendier...
—Je ne suis pas un mendiant! répéta P'tit-Bonhomme.
—Un galopin de grande route...
—Sauve-toi, vilain gueux, ou je ne réponds plus de mes chiens!» s'écria le comte Ashton.
Et, en effet, ces animaux, que le jeune Piborne essayait de maîtriser, devenaient très menaçants.
Mais voici que, sur le perron, au seuil de la porte centrale, lord Piborne se montra dans toute sa majesté. S'apercevant alors que M. Scarlett n'était pas encore parti pour Kanturk, il descendit d'un pas mesuré les degrés du perron, traversa la cour d'honneur, s'informa de la cause de ce retard et de ce bruit.
«Que Sa Seigneurie m'excuse, répondit l'intendant, c'est ce polisson qui s'obstine, un mendiant...
—Pour la troisième fois, monsieur, insista Petit-Bonhomme, je vous affirme que je ne suis pas un mendiant!
—Que veut ce garçon? demanda le marquis.
—Parler à Votre Seigneurie.»
Lord Piborne fit un pas, prit une attitude féodale, et, se redressant de toute sa hauteur:
«Vous avez à me parler?» dit-il.
Il ne le tutoya pas, bien que ce ne fût qu'un enfant. Suprême distinction, le marquis n'avait jamais tutoyé personne, ni la marquise, ni le comte Ashton,—ni même, paraît-il, sa propre nourrice, quelque cinquante ans avant.
«Parlez, ajouta-t-il.
—Monsieur le marquis est allé hier à Newmarket?...
—Oui.
—Hier, dans l'après-midi?...
—Oui.»
M. Scarlett n'en revenait pas. C'était ce gamin qui interrogeait, et Sa Seigneurie daignait lui répondre!
«Monsieur le marquis, reprit l'enfant, n'avez-vous pas perdu un portefeuille?...
—En effet, et ce portefeuille?...
—Je l'ai trouvé sur la route de Newmarket, et je vous le rapporte.»
Et il tendit à lord Piborne le portefeuille dont la disparition avait causé tant de troubles, autorisé tant de soupçons, compromis tant d'innocents à Trelingar-castle. Ainsi, dût son amour-propre en souffrir, la faute en revenait à Sa Seigneurie, l'accusation contre les domestiques tombait d'elle-même, et il n'était plus nécessaire, à son vif déplaisir, que l'intendant allât requérir le constable de Kanturk.
Lord Piborne reçut le portefeuille, à l'intérieur duquel était inscrit son nom avec son adresse, et il constata qu'il contenait les papiers et la banknote.
«C'est vous qui avez ramassé ce portefeuille? demanda-t-il à P'tit-Bonhomme.
—Oui, monsieur le marquis.
—Et vous l'avez ouvert, sans doute?
—Je l'ai ouvert pour savoir à qui il appartenait.
—Vous avez vu qu'il y avait une banknote... Mais peut-être n'en connaissiez-vous pas la valeur?
—C'est une banknote de cent livres, répondit P'tit-Bonhomme sans hésiter.
—Cent livres... ce qui vaut?...
—Deux mille shillings.
—Ah! vous savez cela, et, le sachant, vous n'avez pas eu la pensée de vous approprier?...
—Je ne suis pas un voleur, monsieur le marquis, répliqua fièrement P'tit-Bonhomme, pas plus que je ne suis un mendiant!»
Lord Piborne avait refermé le portefeuille, après en avoir retiré la banknote qu'il serra dans sa poche. Quant au jeune garçon, il venait de saluer, et faisait quelques pas en arrière, lorsque Sa Seigneurie lui dit, sans laisser voir d'ailleurs que cet acte d'honnêteté l'eût touché:
«Quelle récompense voulez-vous pour avoir rapporté ce portefeuille?...
—Bah!... quelques shillings... opina le comte Ashton.
—Ou quelques pence, c'est tout ce que cela vaut!» se hâta d'ajouter M. Scarlett.
P'tit-Bonhomme fut révolté à la pensée qu'on le marchandait, alors qu'il n'avait rien réclamé, et il repartit:
«Il ne m'est dû pour cela ni pence ni shillings.»
Puis il se dirigea vers la route.
«Attendez, dit lord Piborne. Quel âge avez-vous?...
—Bientôt dix ans et demi.
—Et votre père... votre mère?...
—Je n'ai ni père ni mère.
—Votre famille?...
—Je n'ai pas de famille.
—D'où venez-vous?...
—De la ferme de Kerwan, où j'ai demeuré quatre ans, et que j'ai quittée il y a quatre mois.
—Pourquoi?
—Parce que le fermier qui m'avait recueilli en a été chassé par les recors.
—Kerwan?... reprit lord Piborne. C'est, je crois, sur le domaine de Rockingham?...
—Votre Seigneurie ne se trompe pas, répondit l'intendant.
—Et maintenant, qu'allez-vous faire?... demanda le marquis à P'tit-Bonhomme.
—Je vais retourner à Newmarket, où j'ai trouvé jusqu'ici à gagner de quoi vivre.
—Si vous voulez rester au château, on pourra vous y occuper d'une façon ou d'une autre.»
Certainement, c'était là une offre obligeante. Cependant, n'imaginez pas que ce fût le cœur de ce hautain et insensible lord Piborne, qui l'eût inspirée, ni qu'elle eût été accompagnée d'un sourire ou d'une caresse.
P'tit-Bonhomme le comprit, et, au lieu de répondre avec empressement, il se prit à réfléchir. Ce qu'il avait vu du château de Trelingar lui donnait à penser. Il se sentait peu attiré vers Sa Seigneurie et vers son fils Ashton, de physionomie railleuse et méchante, et pas du tout vers l'intendant Scarlett, dont le brutal accueil l'avait tout d'abord indigné. En outre, il y avait Birk. Si l'on voulait de lui, on ne voudrait pas de Birk, et se séparer de son compagnon des bons et des mauvais jours, il n'aurait jamais pu s'y résoudre.
Toutefois, cette proposition, alors qu'il était rien moins assuré que de suffire à ses besoins, comment n'eût-il pas vu là un coup de fortune? Aussi sa raison lui disait-elle qu'il devait l'accepter, qu'il se repentirait peut-être d'être retourné à Newmarket!... Le chien était embarrassant, il est vrai, mais il trouverait l'occasion d'en parler... On consentirait à l'admettre, fût-ce en qualité de chien de garde... Et puis, il ne serait pas employé au château sans quelque profit, et en économisant...
«Eh bien... te décides-tu? grogna l'intendant, qui aurait voulu le voir s'en aller au diable.
—Qu'est-ce que je gagnerai? demanda résolument P'tit-Bonhomme, poussé par son esprit pratique.
—Deux livres par mois,» répondit lord Piborne.
Deux livres par mois!... Cela lui parut énorme, et, en réalité, c'était assez inespéré pour un enfant de son âge.
«Je remercie Sa Seigneurie, dit-il, j'accepte son offre, et je ferai mon possible pour la contenter.»
Et voilà comment P'tit-Bonhomme, admis le jour même parmi les gens du château avec l'agrément de la marquise, se vit élevé, huit jours après, aux éminentes fonctions de groom de l'héritier des Piborne.
Et pendant cette semaine, qu'était devenu Birk? Son maître avait-il osé le présenter à la cour... du château, s'entend?... Non, car il y aurait reçu le plus mauvais accueil.
En effet, le comte Ashton possédait trois chiens qu'il aimait presque autant qu'il s'aimait lui-même. Vivre en leur compagnie, cela suffisait à ses goûts, à l'emploi de son intelligence. C'étaient des animaux de race, dont la lignée remontait à la conquête normande,—à tout le moins,—trois superbes pointers d'Écosse, d'humeur hargneuse. Quand un chien passait devant la grille, il lui fallait détaler vite, s'il ne voulait pas être dévoré par ces méchantes bêtes, que le piqueur poussait volontiers à ce genre de cannibalisme. Aussi Birk s'était-il contenté de rôder le long des annexes, attendant que, la nuit venue, le nouveau groom pût lui apporter un peu de ce qu'il avait réservé sur sa propre nourriture. Il suit de là que tous deux maigrissaient... Bah! des jours plus heureux viendraient, peut-être, où ils engraisseraient de conserve!
S'accrochant aux courroies de la capote... (Page 259.)
Alors commença pour cet enfant dont nous racontons la douloureuse histoire, une vie très différente de celle qu'il avait menée jusqu'alors. Sans parler des années passées chez la Hard et à la ragged-school, et pour n'établir de comparaison qu'avec son existence à la ferme de Kerwan, quel changement dans sa situation! Au milieu de la famille Mac Carthy, il était de la maison, et le joug de la domesticité ne s'appesantissait pas sur lui. Mais, ici, au château, il n'inspirait que la plus complète indifférence. Le marquis le regardait comme un de ces troncs de pauvres dans lequel il mettait deux livres chaque mois, la marquise comme un petit animal d'antichambre, le comte comme un jouet dont on lui avait fait cadeau, omettant même de lui recommander de ne pas le casser. En ce qui le concernait, M. Scarlett s'était bien promis de lui témoigner son antipathie par des molestations incessantes, et les occasions ne manquaient pas. Quant aux domestiques, ils estimaient fort au-dessous d'eux cet enfant trouvé, que lord Piborne avait cru devoir introduire à Trelingar-castle. Que diable! les gens de bonne maison ont leur fierté, l'orgueil d'une position longuement acquise, et il ne leur convient pas de se commettre avec ces rouleurs de rues et de routes. Aussi le lui faisaient-ils sentir dans les multiples détails du service, lors des repas à la salle commune. P'tit-Bonhomme ne laissait pas échapper une plainte, il ne répondait pas, il remplissait sa tâche du mieux possible. Mais avec quelle satisfaction il regagnait la chambrette qu'il occupait à part, dès qu'il avait exécuté les derniers ordres de son maître!
P'tit-Bonhomme se dirigea vers l'étalage. (Page 264.)
Cependant, au milieu de cette malveillante engeance, il y eut une femme qui prit intérêt à lui. Ce n'était qu'une lessiveuse, nommée Kat, chargée de laver le linge du château. Agée de cinquante ans, elle avait toujours vécu sur le domaine, et y achèverait probablement sa vie, à moins que M. Scarlett ne la mît à la porte,—ce qu'il avait déjà tenté, cette pauvre Kat n'ayant pas l'heur de lui agréer. Un cousin de lord Piborne, sir Edward Kinney, gentleman très spirituel, paraît-il, affirmait qu'elle faisait déjà la lessive au temps de Guillaume-le-Conquérant. Dans tous les cas, le peu charitable esprit de son entourage ne l'avait point pénétrée. C'était un excellent cœur, et P'tit-Bonhomme fut heureux de trouver quelque consolation près d'elle.
Aussi causaient-ils, lorsque le comte Ashton était sorti sans emmener son groom. Et, lorsque celui-ci avait été malmené par l'intendant ou quelque autre de la valetaille:
«De la patience! lui répétait Kat. N'aie cure de ce qu'ils disent! Le meilleur d'entre eux ne vaut pas cher, et je n'en connais pas un seul qui aurait rapporté le portefeuille.»
Peut-être la lessiveuse avait-elle raison, et il est même à croire que ces gens peu scrupuleux regardaient P'tit-Bonhomme comme un niais d'avoir été si honnête!
Il a été dit qu'un groom, c'était une sorte de jouet, dont le marquis et la marquise avaient fait présent au comte Ashton. Un jouet,—le mot est juste. Il s'en amusait en enfant capricieux et fantasque. Il lui donnait des ordres déraisonnables la plupart du temps, puis il les contremandait sans motif. Il le sonnait dix fois par heure, afin qu'il rangeât ceci ou dérangeât cela. Il l'obligeait à revêtir sa grande ou sa petite livrée, aux couleurs multiples, où les boutons bourgeonnaient par centaines comme ceux d'un rosier au printemps. Notre jeune garçon ressemblait à un ara des tropiques. Le faire marcher derrière lui, à vingt pas, les bras tombant raides sur la couture du pantalon, non seulement dans les rues de la bourgade, mais à travers les allées du parc, c'était pour le vaniteux Ashton le comble de la satisfaction. P'tit-Bonhomme se soumettait à toutes ces fantaisies avec une irréprochable ponctualité. Il obéissait comme une machine aux volontés de son régulateur. Si vous l'aviez vu, les reins cambrés, les bras croisés sur la veste qui lui sanglait le torse, debout devant le cheval piaffant du cabriolet, attendant que son maître y fût monté, puis, lorsque le véhicule était déjà en marche, s'élançant, s'accrochant aux courroies de la capote, au risque de lâcher prise et de se casser le cou! Et le cabriolet, mené par une main inhabile, roulait à fond de train, sans se soucier des bornes qu'il heurtait, ni des passants qu'il manquait d'écraser!... C'est qu'il était bien connu à Kanturk, l'équipage du comte Ashton!
Enfin, à la condition de se prêter, sans mot dire, à tous les caprices de son maître, P'tit-Bonhomme n'était pas autrement malheureux. Cela allait et irait tant que le joujou n'aurait pas cessé de plaire. Il est vrai, avec ce jeune gentleman si gâté, si quinteux, si personnel, il convenait de s'attendre à des revirements subits. Les enfants finissent toujours par se dégoûter de leurs jouets, et ils les rejettent, à moins qu'ils ne les brisent. Mais, qu'on le sache, P'tit-Bonhomme était bien résolu à ne point se laisser mettre en morceaux.
D'ailleurs, cette situation à Trelingar-castle, il ne la considérait que comme un pis-aller. Faute de mieux, il l'avait acceptée, espérant qu'une meilleure occasion de gagner sa vie lui serait offerte. Son ambition enfantine se haussait au delà de ces fonctions de groom. Sa fierté naturelle en souffrait. Cette annihilation de lui-même devant l'héritier des Piborne, auquel il se sentait supérieur, l'humiliait. Oui! supérieur, bien que le comte Ashton reçût encore des leçons de latin, d'histoire, etc., car des professeurs venaient les lui enseigner, essayant de le remplir comme on remplit d'eau une cruche. En fait, son latin n'était que du «latin de chien»,—expression équivalente en Angleterre à celle de «latin de cuisine»,—et sa science historique se bornait à ce qu'il lisait dans le Livre d'or de la race chevaline.
Si P'tit-Bonhomme ignorait ces belles choses, il savait réfléchir. A dix ans, il savait penser. Il appréciait ce fils de famille à sa juste valeur, et rougissait parfois des fonctions qu'il remplissait près de lui. Ah! ce travail vivifiant et salutaire de la ferme, combien il le regrettait, et aussi son existence au milieu des Mac Carthy, dont il n'avait plus eu de nouvelles! La lessiveuse du château, c'était le seul être auquel il pouvait s'abandonner.
Du reste, l'occasion se présenta bientôt de mettre à l'épreuve l'amitié de la bonne femme.
Il est à propos de mentionner ici que le procès contre la paroisse de Kanturk avait été jugé au profit de la famille Piborne, grâce à la production de l'acte rapporté par P'tit-Bonhomme. Mais ce que celui-ci avait fait là paraissait oublié maintenant, et pourquoi lui en aurait-on su gré?
Mai, juin et juillet s'étaient succédé. D'une part, Birk avait pu être nourri tant bien que mal. Il semblait comprendre la nécessité de montrer une extrême prudence afin de ne point éveiller les soupçons, lorsqu'il rôdait aux environs du parc. De l'autre, P'tit-Bonhomme avait touché trois fois ses deux livres mensuelles,—ce qui lui réalisait la grosse somme de six livres, inscrite sur son agenda où la colonne des dépenses était intacte.
Durant ces trois mois, l'occupation de lord et de lady Piborne avait été uniquement de recevoir et de rendre des visites, politesses échangées entre les châtelains du voisinage. Il va de soi que, pendant ces réceptions, les landlords ne s'entretenaient guère que de la situation des propriétaires irlandais. Et comme ils traitaient les revendications des tenanciers, les prétentions de la ligue agraire, et M. Gladstone, alors âgé de soixante-treize ans, voué de cœur à l'affranchissement de l'Irlande, et M. Parnell, auquel ils souhaitaient charitablement la plus haute potence de l'Ile Emeraude! Une partie de l'été s'écoulait ainsi. D'ordinaire, lord Piborne, lady Piborne et leur fils quittaient le château pour un voyage de quelques semaines,—le plus souvent en Écosse, dans les terres patrimoniales de la marquise. Par exception, cette année, le voyage devait consister en une excursion que les traditions du grand monde imposaient aux seigneurs de Trelingar, et qu'ils n'avaient pas encore accomplie. Il s'agissait de visiter cette admirable région des lacs de Killarney, et, le projet ayant reçu l'approbation de la marquise, lord Piborne fixa le départ au 3 août.
Si P'tit-Bonhomme avait l'espoir que cette excursion lui laisserait quelques semaines de loisir au château, il se trompait. Puisque lady Piborne se ferait accompagner de Marion, sa femme de chambre, puisque lord Piborne serait suivi de John, son valet de chambre, le comte Ashton ne pouvait se priver des services de son groom.
Il y eut alors un grave embarras. Que deviendrait Birk?... Qui s'occuperait de lui?... Qui le nourrirait?
P'tit-Bonhomme se décida donc à informer Kat de cette situation, et Kat ne demanda pas mieux que de se charger de Birk, à l'insu de qui que ce soit.
«N'aie aucune inquiétude, mon garçon, répondit la bonne créature. Ton chien, je l'aime déjà comme je t'aime, et il ne pâtira pas pendant ton absence!»
Là-dessus, P'tit-Bonhomme embrassa Kat sur les deux joues, et, après lui avoir présenté Birk dans la soirée qui précéda le départ, il prit congé du fidèle animal.
IV
LES LACS DE KILLARNEY.
Le départ, ainsi qu'il avait été décidé en haut lieu, s'effectua dans la matinée du 3 août. Les deux domestiques, femme et valet de chambre de la marquise et du marquis, prirent place à l'intérieur de l'omnibus du château, qui transportait les bagages à la gare, distante de trois milles.
P'tit-Bonhomme les accompagnait, afin de surveiller plus spécialement ceux de son jeune maître, conformément aux ordres qu'il avait reçus. D'ailleurs, Marion et John étaient d'accord pour le laisser se tirer d'affaire comme il le pourrait, «cet enfant de rien et de personne», ainsi qu'on l'appelait à l'antichambre ou à l'office.
L'enfant de rien s'en tira très intelligemment, et les bagages du comte Ashton furent enregistrés par ses soins, dès que les tickets eurent été délivrés au guichet des voyageurs.
Vers midi, la calèche arriva, après avoir côtoyé la rivière Allo. Lord et lady Piborne en descendirent. Comme un certain nombre de personnes sortaient de la gare pour regarder ces augustes voyageurs—très respectueusement, cela va sans dire,—le comte Ashton ne pouvait manquer cette occasion de jouer de son groom. Il l'appela du nom de «boy», suivant l'habitude prise, puisqu'on ne lui en connaissait pas d'autre. Le boy s'avança vers la calèche et reçut en pleine poitrine la couverture de voyage. Il faillit s'étaler du coup, ce qui donna fort à rire aux assistants.
Le marquis, la marquise et leur fils se rendirent au compartiment qui leur avait été réservé dans un wagon de première classe. John et Marion s'installèrent sur la banquette d'un wagon de deuxième, sans inviter le groom à y monter avec eux. Celui-ci vint occuper un autre compartiment, qui était vide, n'ayant aucun regret d'être seul pour le début du voyage.
Le train partit aussitôt. On eût dit qu'il n'attendait que la venue des nobles châtelains de Trelingar.
Une fois déjà, P'tit-Bonhomme avait voyagé en chemin de fer entre les bras de miss Anna Waston; à peine s'en souvenait-il, ayant dormi tout le temps. Quant à ces voitures, accrochées l'une à l'autre, ces convois passant en grande vitesse, il avait vu cela autour de Galway et de Limerick. Aujourd'hui allait véritablement se réaliser son désir d'être traîné par une locomotive, ce puissant cheval d'acier et de cuivre, hennissant et lançant des tourbillons de vapeur. En outre,—ce qui excitait son admiration,—c'était non pas ces wagons pleins de voyageurs, mais ces fourgons bondés de marchandises que l'industrie et le commerce expédiaient d'une contrée à une autre.
P'tit-Bonhomme regardait par la portière, dont la vitre était baissée. Bien que le train ne marchât qu'à médiocre allure, cela lui paraissait quelque chose de tout à fait extraordinaire, ces maisons et ces arbres qui filaient en sens contraire le long de la voie, ces fils télégraphiques tendus d'un poteau à l'autre, et sur lesquels les dépêches courent plus rapidement encore que les objets ne disparaissaient, ces convois que le train croisait et dont il n'entrevoyait que la masse confuse et mugissante. Que d'impressions pour son imagination si sensible, où elles se gravaient ineffaçablement!
Pendant un certain nombre de milles, le train suivit la rive gauche de la rivière Blackwater à travers des sites pittoresques. Vers deux heures, après s'être arrêté à quelques stations intermédiaires, il fit une halte de vingt-cinq minutes à la gare de Millstreet.
P'tit-Bonhomme dut se tenir à sa disposition. (Page 271.)
La noble famille ne descendit pas de son wagon-salon, où Marion fut appelée pour le service de sa maîtresse. John se tint près de la portière à la disposition de son maître. Le groom reçut du comte Ashton l'ordre de lui acheter quelque «machine amusante», facile à lire pendant une heure ou deux. Il se dirigea donc vers l'étalage de librairie de la gare, et s'il fut embarrassé, on le comprend de reste. Enfin, il est à présumer qu'il consulta plutôt son propre goût que celui du jeune Piborne. Aussi, de quelle rebuffade fut-il accueilli, lorsqu'il rapporta le Guide du touriste aux lacs de Killarney! L'héritier de Trelingar-castle s'inquiétait bien d'étudier un itinéraire! Il se souciait, vraiment, de la région qu'il venait visiter! Il y allait parce qu'on l'y emmenait! Et le guide dut être remplacé par une feuille à caricatures ineptes avec légendes sans esprit, qui parurent faire ses délices.
Les passagers furent durement secoués. (Page 275.)
Le départ de Millstreet eut lieu à deux heures et demie. P'tit-Bonhomme s'était réinstallé à la vitre du wagon. Le train s'engageait alors dans les défilés d'une contrée montagneuse, très variée de points de vue. Le temps était assez clair, avec un soleil pas trop mouillé,—ce qui est rare en Irlande. Lord Piborne pouvait se féliciter d'avoir une période de sécheresse pour cette excursion. L'ombrelle de la marquise lui serait plus utile que son waterproof. Cependant l'atmosphère n'était pas dépourvue de cette légère brume frissonnante, qui donne plus de charme aux cimes, en adoucissant leurs contours. P'tit-Bonhomme put contempler, vers le sud du railway, les hauts pics de cette partie du comté, le Caherbarnagh et le Pass, dont l'altitude atteint deux mille pieds. C'est aux environs de Killarney, en effet, que les poussées géologiques se sont le plus fortement produites en Irlande.
Le train ne tarda pas à franchir la limite mitoyenne entre les comtés de Cork et de Kerry. P'tit-Bonhomme, qui avait gardé le Guide refusé par son maître, suivait avec intérêt le tracé du chemin de fer. Quels souvenirs rappelait à sa mémoire ce nom de Kerry! A une vingtaine de milles vers le nord, s'étaient écoulées les plus chères années de son enfance, à cette ferme de Kerwan, maintenant abandonnée, d'où l'impitoyable middleman avait chassé la famille Mac Carthy!... Ses yeux se détournèrent du paysage. C'est en lui-même qu'il regardait, et cette douloureuse impression durait encore, lorsque le train s'arrêta en gare de Killarney.
C'est une chance qu'a cette petite bourgade,—chance partagée par quelques villes en Europe,—d'être située sur le bord d'un lac magnifique. Peut-être Killarney doit-elle sa vie heureuse et facile à ce chapelet de nappes liquides qui se déroule à ses pieds. Ce n'est point pour son palais où réside l'évêque catholique du comté, ni pour sa cathédrale, ni pour son asile d'aliénés, ni pour sa maison de religieuses, ni pour son couvent de franciscains, ni pour son workhouse, que les touristes y affluent pendant la belle saison. Non! Si cette bourgade est le rendez-vous des excursionnistes, c'est qu'ils y sont attirés par les splendeurs naturelles de ses lacs. Qu'une commotion géologique vienne à les supprimer, que leurs eaux aillent se perdre dans les entrailles du sol, et Killarney aura vécu,—ce qui serait regrettable, surtout pour la famille des Kenmare, puisque cette cité fait partie de son immense domaine de quatre-vingt-dix mille hectares. Les hôtels n'y manquent point, sans compter ceux qui s'élèvent sur les bords du Lough-Leane, à moins d'un quart de mille.
Lord Piborne avait fait choix de l'un des meilleurs de l'endroit. Par malheur, cet hôtel était alors «boycotté». Ce néologisme irlandais vient du nom d'un certain capitaine Boycott, lequel avait réclamé l'assistance de la police pour engranger ses récoltes, les manouvriers du pays se refusant à travailler sur son domaine. Être mis en quarantaine, c'est précisément ce que signifie le mot boycotter. Et, si l'hôtel en question subissait la rigueur de cette mise en quarantaine, c'est que son propriétaire avait procédé par éviction contre quelques-uns de ses tenanciers. Il n'y avait donc plus chez lui ni gens de service, ni cuisiniers, et les fournisseurs n'auraient rien osé lui vendre.
Le marquis et la marquise Piborne durent se rendre à un autre hôtel, en remettant au lendemain leur départ pour les lacs. Après s'être occupé des bagages de son maître, le groom reçut ordre de se tenir à sa disposition pendant toute la soirée. De là, interdiction formelle de quitter l'antichambre, tandis que le jeune Piborne faisait le gentleman au milieu des touristes, qui lisaient, causaient ou jouaient dans le grand salon.
Le lendemain, une voiture attendait au bas du perron de l'établissement. C'était un large et confortable landau, pouvant se découvrir, avec siège derrière pour John et Marion, et siège devant, sur lequel le groom prendrait place près du cocher. Dans les coffres, on enferma le linge et les vêtements de rechange, des provisions en quantité suffisante pour parer aux diverses éventualités du voyage, retards possibles, insuffisance des hôtels, car il convenait que les repas de Leurs Seigneuries fussent partout et toujours assurés. Mais Elles n'avaient pas l'intention de monter dans cette voiture au départ de Killarney.
En effet, avec ce bon sens pratique dont lord Piborne se targuait habituellement,—même lors des discussions de la Chambre haute,—il avait divisé son itinéraire en deux parties distinctes: la première comprenait l'exploration des lacs et devait s'exécuter par eau; la seconde comportait l'exploration du comté jusqu'au littoral et devait s'exécuter par terre. Il suit de là que le landau ne serait appelé à transporter les nobles excursionnistes que pendant cette dernière partie du voyage. Aussi, se mit-il en route dès le matin, afin d'aller les attendre à Brandons-cottage, à l'extrémité des lacs Killarney, dont il aurait contourné les rives orientales. Or, comme, dans sa sagesse, lord Piborne avait fixé à trois jours la durée de la traversée des lacs, la femme de chambre, le valet de chambre et le groom ne pouvaient quitter leurs maîtres durant ces trois jours. Que l'on juge s'il fut satisfait, notre jeune garçon, à la pensée qu'il allait naviguer sur ces eaux resplendissantes!
Ce n'était pas la mer, il est vrai,—la mer immense, infinie, qui va d'un continent à l'autre. Il n'y avait là que des lacs, n'offrant au commerce aucun débouché, et dont la surface n'est sillonnée que par les embarcations des touristes. Mais enfin, même en ces conditions, cela était pour réjouir P'tit-Bonhomme. Hier, pour la seconde fois, il était monté en chemin de fer... Aujourd'hui, pour la première fois, il allait monter en bateau.
Pendant que John et Marion, suivis du groom, faisaient à pied le mille qui sépare Killarney de la rive septentrionale des lacs, une calèche y conduisait le marquis, la marquise et leur fils. Au coin d'une place, P'tit-Bonhomme entrevit la cathédrale qu'il n'avait pas eu le temps de visiter. Peu de monde dans les rues, plutôt des flâneurs que des travailleurs. En effet, l'animation de Killarney est limitée aux quelques mois pendant lesquels dix à douze mille excursionnistes y affluent de tous les points du Royaume-Uni. Alors il semble que la population ne soit uniquement composée que de cochers et de bateliers, lesquels s'y disputent, sans trop l'injurier mais en l'exploitant sans vergogne, la clientèle de passage.
A l'appontement, une embarcation avec cinq hommes, quatre aux avirons, un à la barre, attendait Leurs Seigneuries. Des bancs rembourrés, un tendelet pour le cas où le soleil serait trop ardent ou la pluie trop persistante, assuraient le confort des passagers. Lord et lady Piborne s'installèrent sur ces bancs; le comte Ashton prit place à leur côté; les domestiques et le groom s'assirent à l'avant; l'amarre fut larguée, les avirons plongèrent simultanément et l'embarcation s'éloigna de la rive.
Les lacs de Killarney recouvrent vingt et un kilomètres superficiels de cette région lacustre. Ils sont au nombre de trois: le lac Supérieur, qui reçoit les eaux de la contrée recueillies par les rivières Grenshorn et Doogary; le lac Muckross ou Tore, où s'épanchent les eaux de l'Owengariff, après avoir suivi l'étroit canal du Lough-Range; le lac Inférieur, le Lough-Leane, qui se décharge par la Lawne et autres tributaires entraînés vers la baie Dingle, sur le littoral de l'Atlantique. Il faut observer que le courant des lacs s'établit du sud au nord,—ce qui explique pourquoi le lac Inférieur occupe une position septentrionale par rapport aux autres.
Vu en plan géométral, l'ensemble de ces trois bassins représente assez exactement un gros palmipède, pélican ou autre, ayant pour patte le canal du Lough-Range, pour griffe le lac Supérieur, pour corps le Muckross et le Lough-Leane. Comme l'embarcation s'était détachée de la rive nord du Lough-Leane, l'exploration se poursuivrait de l'aval à l'amont, le lac Inférieur d'abord, le lac Muckross ensuite, puis, en remontant par le canal du Lough-Range, le lac Supérieur. D'après le programme de lord Piborne, une journée devait être consacrée à la visite de chaque lac.
Au sud et à l'ouest de cette région, les plus hauts systèmes orographiques de la Verte Erin chevauchent jusqu'à cette admirable baie de Bantry, taillée dans la côte du comté de Cork. Là est le petit port de pêche Glengariff, dans lequel Hoche et ses quatorze mille hommes débarquèrent, en 1796, lorsque la République française les envoya au secours de ses frères d'Irlande.
Lough-Leane, le plus vaste des trois lacs, mesure cinq milles et demi de longueur et trois de largeur. Ses rives à l'est, dominées par les chaînes du Carn-Tual, sont encadrées de bois verdoyants, qui appartiennent pour la plupart au domaine de Muckross. A sa surface émergent un certain nombre d'îles, Brown, Lamb, Héron, Mouse, entre lesquelles l'île Ross est la plus importante, et Innisfallen la plus belle.
Ce fut vers celle-ci que l'embarcation se dirigea d'abord. Le temps était superbe, le soleil dispensait largement ses rayons dont il est trop souvent avare envers cette province. Une légère brise ridait la surface des eaux. P'tit-Bonhomme s'enivrait de ces salutaires effluves, en même temps que ses regards admiraient les sites enchanteurs qui se diversifiaient avec le déplacement du bateau. Il se fût bien gardé d'exprimer ses sentiments par des interjections intempestives. On l'eût prié de se taire.
Et, en vérité, lord et lady Piborne auraient pu s'étonner qu'un être sans éducation et sans naissance fût sensible à ces beautés naturelles, créées pour le plaisir des yeux aristocratiques. D'ailleurs, Leurs Seigneuries faisaient cette excursion,—on ne l'a pas oublié,—parce qu'il convenait que des gens de leur rang l'eussent faite, et, probablement, il n'en resterait rien dans leur souvenir. Quant au comte Ashton, voilà qui ne le touchait guère! Il avait emporté quelques lignes et il se promettait bien de pêcher, tandis que ses augustes parents iraient, par devoir, visiter les cottages ou les ruines des environs.
Ce fut là ce qui chagrina surtout P'tit-Bonhomme. En effet, lorsque l'embarcation accosta Innisfallen, le marquis et la marquise débarquèrent, et, à la proposition qu'ils adressèrent à leur fils de les accompagner:
«Merci, répondit ce charmant garçon, j'aime mieux pêcher pendant votre promenade!
—Pourtant, reprit lord Piborne, il y a là les vestiges d'une abbaye célèbre, et mon ami lord Kenmare, à qui appartient cette île, ne me pardonnerait pas...
—Si le comte préfère... dit nonchalamment la marquise.
—Certes... je préfère, répondit le comte Ashton, et mon groom restera pour me préparer mes hameçons.»
Le marquis et la marquise partirent donc, suivis de Marion et de John, et voilà pourquoi, à son vif déplaisir, obligé d'obéir aux caprices du jeune Piborne, P'tit-Bonhomme ne vit rien des curiosités archéologiques d'Innisfallen. Au surplus, le marquis et la marquise n'en rapportèrent aucune impression ni sérieuse ni durable. Que pouvaient dire à leur esprit indifférent ou blasé les beautés de ce monastère dont la fondation remonte au VIe siècle, la disposition des quatre édifices qui le composent, la chapelle romane avec les fines ciselures de son cintre, tout cet ensemble perdu sous une luxuriante verdure, au milieu des groupes de houx, d'ifs, de frênes, d'arbousiers, dont les plus remarquables échantillons semblent appartenir à cette île, «l'île des Saints», que Mlle de Bovet a si justement appelée le joyau de Killarney?
Mais, si le comte Ashton avait refusé d'accompagner Leurs Seigneuries pendant l'heure qu'ils consacrèrent à explorer Innisfallen, il ne faudrait pas croire qu'il eût perdu son temps. Sans doute, une belle truite lui avait échappé par sa faute, et son dépit s'était traduit par d'interminables reproches aussi peu mérités que grossiers envers son groom. Il est vrai, deux ou trois anguilles, ferrées par son hameçon, lui paraissaient bien préférables à ces ruines imbéciles, dont il ne se souciait en aucune façon.
Et cela lui paraissait à tel point digne d'occuper ses loisirs, qu'il ne voulut même pas parcourir l'île Ross, où l'embarcation s'arrêta une heure plus tard. Il envoya de nouveau sa ligne dans ces eaux limpides, et P'tit-Bonhomme dut se tenir à sa disposition, tandis que lord et lady Piborne promenaient leur majestueuse indifférence sous les magnifiques ombrages de lord Kenmare.
Car elle fait partie du superbe domaine de ce nom, cette île de quatre-vingts hectares, que son propriétaire a réunie par une chaussée à la rive orientale du lac, non loin de son château, vieille forteresse féodale du XIVe siècle. Ce qui choqua peut-être le marquis et la marquise, c'est que l'île Ross et le parc sont libéralement ouverts aux habitants du pays, aux excursionnistes, à quiconque aime les tapis verdoyants, émaillés de menthes et d'asphodèles, entre les touffes arborescentes des azalées et des rhododendrons, sous la ramure d'arbres séculaires.
Après une exploration de deux heures, coupée de haltes fréquentes, Leurs Seigneuries revinrent au petit port où les attendait l'embarcation. Le comte Ashton était en train de morigéner son groom, auquel le marquis et la marquise n'hésitèrent pas à donner tort, sans daigner l'entendre. Et le tort de P'tit-Bonhomme venait de ce que la pêche avait été peu fructueuse, le poisson s'étant gardé de mordre aux hameçons du gentleman. De là, une mauvaise humeur qui devait persister jusqu'au soir.
On se rembarqua, et les bateliers se dirigèrent vers le milieu du lac, afin de visiter la murmurante cascade d'O'Sullivan, sur la rive occidentale, avant de gagner l'embouchure du Lough-Range, près de laquelle se trouvait Dinish-cottage, où lord Piborne comptait passer la nuit.
P'tit-Bonhomme avait repris sa place à l'avant, le cœur gonflé des injustices dont on l'accablait. Mais bientôt il les oublia, laissant son imagination l'entraîner sous ces eaux dormantes. N'avait-il pas lu, dans le Guide, cette curieuse légende relative aux lacs de Killarney? Là, jadis, se développait une heureuse vallée qu'une vanne protégeait contre le trop plein des cours d'eau du voisinage. Un jour, la jeune fille, gardienne de cette vanne, l'ayant baissée par imprudence, les eaux se précipitèrent en torrents. Villages et habitants furent engloutis avec leur chef, le «thanist». Depuis cette époque, paraît-il, ils vivent au fond du lac, et, en prêtant l'oreille, on peut les entendre fêter leurs dimanches dans ce royaume des anguilles et des truites, sous les nappes immobiles du Lough-Leane.
Il était quatre heures, lorsque Leurs Seigneuries prirent terre à Dinish-cottage, près de la bouche du Lough-Range, sur sa rive gauche, au fond de la baie de Glena. Elles se disposèrent à y coucher dans des conditions assez acceptables. Mais, lorsque P'tit-Bonhomme fut congédié vers neuf heures, il reçut ordre formel de regagner sa chambre, et n'eut pas même alors quelques heures de liberté.
La brèche de Dunloe. (Page 277.)
Le lendemain fut consacré à l'exploration du lac Muckross. Ce lac, long de deux milles et demi, sur une largeur moindre de moitié, n'est à vrai dire qu'un vaste étang, de forme régulière, au milieu d'un domaine que ses propriétaires n'habitent plus, et dont les magnifiques futaies ne perdent rien de leur charme pour être retournées à l'état de nature.
Cette fois, le comte Ashton daigna accompagner le marquis et la marquise. Et si le groom fut de la partie, c'est que son maître l'avait chargé de son fusil et de son carnier. Jadis, ces bois nourrissaient nombre de sangliers et de cochons sauvages. A présent ces animaux ont presque tous disparu, laissant la place à ces grands daims rouges dont la race ne tardera pas à manquer aux forêts du Royaume-Uni.
Donc, le comte Ashton eût à coup sûr accompli quelque prouesse cynégétique, si ces daims, très défiants, eussent bien voulu venir à bonne portée. Grosse déception, et pourtant, deux des bateliers avaient fait le métier de rabatteurs, et P'tit-Bonhomme celui de chien de chasse. Aussi fut-il privé de voir la pittoresque cascade de Tore et une vieille abbaye de franciscains du XIIIe siècle, avec église et cloître en ruines, que Leurs Seigneuries eussent été mieux avisées de ne pas visiter.
En effet, ce cloître possède un if d'une venue extraordinaire, puisqu'il mesure quinze pieds de circonférence. Obéissant à je ne sais quelle fantaisie, peut-être pour conserver un souvenir de sa promenade à l'abbaye de Muckross, voici que la marquise eut l'idée de détacher une feuille de cet if. Déjà elle tendait la main vers l'arbre, lorsqu'elle fut arrêtée par un cri du guide:
«Que Votre Seigneurie prenne garde!...
—Prenne garde?... répéta lord Piborne.
—Sans doute, mylord! Si madame la marquise avait cueilli une de ces feuilles...
—Est-ce que cela est défendu par le propriétaire de Muckross-castle? demanda le marquis d'un ton hautain.
—Non, monsieur le marquis, répondit le guide. Mais quiconque cueille une de ces feuilles meurt dans l'année...
—Même une marquise?...
—Même une marquise!»
Et, là-dessus, lady Piborne d'être si impressionnée qu'elle faillit se trouver mal. Un instant de plus, et elle avait arraché la feuille fatale. C'est que l'on ajoute foi à ces légendes dans l'Ile Émeraude on y croit comme à l'Évangile chez ces descendants des antiques races non moins superstitieux que les Paddys des villes et des campagnes.
Lady Piborne revint donc toute troublée à Dinish-cottage, songeant au danger qu'elle avait couru. Aussi, bien qu'il ne fût que deux heures après-midi, lord Piborne voulut-il remettre au lendemain l'exploration du lac Supérieur.
Quant au jeune Ashton, il était on ne peut plus dépité de rentrer bredouille. Et, s'il était épuisé de fatigue, à quel point devait l'être son chien,—nous voulons dire son groom,—auquel il n'avait pas accordé un moment de répit. Mais les chiens ne se plaignent pas, et, d'ailleurs, P'tit-Bonhomme était trop fier pour se plaindre.
Le lendemain, après déjeuner, Leurs Seigneuries prirent place dans l'embarcation. Les bateliers durent «souquer dur», comme eût dit Pat Mac Carthy, à la remontée du Lough-Range. L'étranglement de son embouchure forme des tourbillons et des remous. Il a des violences de torrent. Les passagers furent durement secoués, et, si ce fut un plaisir pour notre héros, lord et lady Piborne ne le partagèrent en aucune façon. Le marquis allait même donner l'ordre de revenir en arrière, tant la marquise paraissait épouvantée, et le comte Ashton mal à son aise. Mais quelques bons coups d'avirons permirent de franchir les brisants, et l'embarcation se retrouva sur une eau relativement calme, entre des rives agrémentées de nénuphars. A un mille et demi plus loin se dressait une montagne de dix-huit cents pieds, fréquentée des aigles, appelée Eagle's Nest.
Les bateliers prévinrent Leurs Seigneuries que, si Leurs Seigneuries daignaient adresser la parole à cette montagne, celle-ci s'empresserait de leur répondre. Il y a là, en effet, des phénomènes de répercussion très admirés des touristes. Le marquis et la marquise regardèrent sans doute comme indigne d'eux d'entrer en conversation avec cet écho qui «ne leur avait pas été présenté». Mais le comte Ashton ne pouvait perdre une si belle occasion de lancer deux ou trois phrases ineptes, d'où il résulta qu'ayant finalement demandé qui il était:
«Un petit sot!» répondit l'Eagle's Nest par la bouche de quelque promeneur, caché derrière d'épais bouquets de genévriers à mi-montagne.
Leurs Seigneuries, très mortifiées, déclarèrent que cet écho mal appris aurait été puni comme il le méritait pour son insolence, aux temps où les châtelains exerçaient haute et basse justice sur les domaines féodaux. Aussitôt les bateliers imprimèrent à l'embarcation une allure plus rapide, et, vers une heure, elle atteignait le lac Supérieur.
L'aire de ce lac est à peu près égale à celle du Muckross. Il affecte une forme plus irrégulière, ce qui en accroît les beautés. Au sud, se dressent les raides talus des Cromaglans. Au nord s'étagent les croupes du Tomie et de la Montagne-Pourpre, tapissée de bruyères incarnates. Sur la rive méridionale, c'est toute une futaie de ces beaux arbres qui ombragent la vallée de Killarney. Mais, quelque enchanteur que fût l'aspect de ce lac, Leurs Seigneuries s'y intéressèrent médiocrement, et, à l'exception de P'tit-Bonhomme, personne ne goûta de plaisir à cette exploration. Aussi lord Piborne donna-t-il l'ordre de se diriger vers l'embouchure de la Geanhmeen en gagnant Brandons-cottage, où l'on devait se reposer avant de visiter la région du littoral.
A la suite de tant de fatigues, il était naturel que Leurs Seigneuries eussent besoin de repos. Pour eux, cette traversée des lacs avait été l'équivalent d'une traversée de l'Océan. Les deux domestiques et le groom durent rester à l'hôtel, et là, si P'tit-Bonhomme ne reçut pas vingt ordres incohérents, c'est que le comte Ashton s'était profondément endormi au dix-neuvième.
Le lendemain, il fallut se lever de bonne heure, car l'itinéraire de lord Piborne comportait une assez longue étape. La marquise se fit prier. Marion lui trouvait le teint un peu pâle, la mine un peu défaite. De là, discussion sur la question de continuer le voyage ou de revenir le jour même à Trelingar-castle. Lady Piborne inclinait vers cette solution; mais lord Piborne, ayant fait valoir que leurs intimes amis, le duc de Francastar et la duchesse de Wersgalber avaient poussé leur excursion jusqu'à Valentia, il fut décidé, en dernier lieu, que l'itinéraire ne serait pas modifié. Grande satisfaction pour P'tit-Bonhomme, qui ne craignait rien tant que de rentrer au château sans avoir revu la mer.
Le landau était attelé dès neuf heures du matin. Le marquis et la marquise s'assirent au fond, le comte Ashton sur le devant. John et Marion occupaient le siège de derrière, et le groom prit place près du cocher. On laissa le landau découvert, quitte à le refermer en cas de mauvais temps. Enfin, les nobles voyageurs, dès qu'ils eurent reçu les respectueux hommages du personnel de Brandons-cottage, se mirent en route.
Pendant un quart de mille, les deux vigoureux chevaux suivirent la rive gauche du Doogary, l'un des affluents du lac Supérieur, puis ils s'engagèrent le long des rudes rampes de la chaîne des Gillyenddy-Reeks. La voiture ne marchait qu'au pas en s'élevant sur ces croupes abruptes. A chaque détour de ce lacet, de nouveaux sites s'offraient aux regards. P'tit-Bonhomme était probablement seul à les admirer. On traversait alors la partie la plus accidentée du comté de Kerry et même de toute l'Irlande. A neuf milles au sud-est, par delà les Gillyenddy-Reeks, le Carrantuohill effilait sa pointe perdue à trois mille pieds entre les nuages. Au bas des montagnes gisaient nombre de moraines éparses, un chaos de blocs erratiques, accumulés par la poussée lente et continue des glaciers.
Au milieu du jour, laissant les monts Tomie et la Montagne-Pourpre à droite, le landau s'engagea sur la rampe d'une étroite coupée des Gillyenddy-Reeks. C'est une brèche célèbre dans le pays, la brèche de Dunloe, et le valeureux Roland n'a pas fendu d'un coup plus formidable le massif pyrénéen. Çà et là de jolis lacs variaient l'aspect de ces contrées sauvages, et, pour peu que cela eût intéressé Leurs Seigneuries, P'tit-Bonhomme aurait pu raconter les légendes du pays, car il avait eu le soin d'étudier son Guide avant de partir. Mais on n'y eût pris aucun agrément.
Au delà de cette brèche, le landau, d'une allure plus rapide, descendit les pentes du nord-ouest. Dès trois heures, il atteignit la rive droite de la Lawne, dont le lit sert de déversoir au trop plein des lacs de Killarney, en dirigeant leurs eaux sur la baie Dingle. Cette rivière fut côtoyée pendant quatre milles, et il était six heures, lorsque les voyageurs vinrent faire halte à la petite bourgade de Kilgobinet, fatigués par une étape de neuf milles.
Nuit calme dans un hôtel où le confortable, quelque peu insuffisant, fut remplacé par des égards multiples et des attentions respectueuses, reçus avec cette indifférence que donne l'habitude des hautes situations. Puis, à l'extrême inquiétude de P'tit-Bonhomme, nouvelles hésitations relatives à la direction que prendrait le landau au jour levant, soit à droite pour revenir à Killarney, soit à gauche pour gagner l'estuaire de la Valentia. Mais, l'hôtelier ayant affirmé que, deux mois auparavant, le prince et la princesse de Kardigan avaient parcouru cette dernière route, lord Piborne fit comprendre à lady Piborne qu'il convenait de suivre les traces de ces augustes personnages.
Départ de Kilgobinet à neuf heures du matin. Ce jour-là, le temps était pluvieux. Il fallut rabattre la capote du landau. Assis près du cocher, le groom ne pourrait guère s'abriter contre les rafales. Bah! il en avait reçu bien d'autres.
Notre jeune garçon ne perdit donc rien des sites qui méritaient d'être admirés, les chaînes embrumées de l'est, les longues et profondes déclivités de l'ouest, s'abaissant vers le littoral. Le sentiment des beautés de la nature se développait graduellement en son âme, et il ne devait pas en perdre le souvenir.
Dans l'après-midi, à mesure que les montagnes dominées par le Carrantuohill reculaient dans l'est, les monts Iveragh se levèrent à l'horizon opposé. Au delà, à s'en rapporter au Guide, une route plus facile descendait jusqu'au petit port de Cahersiveen.
Leurs Seigneuries atteignirent le soir la bourgade de Carramore, ayant fourni une étape d'une dizaine de milles. Comme cette région est fréquentée par les excursionnistes, les hôtels, convenablement tenus, n'y font point défaut, et il n'y eut pas lieu d'utiliser les réserves du landau.
Le lendemain, la voiture repartit par un temps pluvieux, un ciel sillonné de nuages rapides, que le vent de mer balayait à grands souffles. De larges trouées laissaient de temps à autre filtrer les rayons du soleil. P'tit-Bonhomme respirait à pleins poumons cet air imprégné de salures marines.
Un peu avant midi, le landau, tournant brusquement un coude, revint en ligne droite vers l'ouest. Après avoir franchi, non sans quelques bons coups de collier, une étroite passe des Iveragh, il n'eut plus qu'à rouler, en se maîtrisant du sabot, jusqu'à l'estuaire de la Valentia. Il n'était pas cinq heures de l'après-midi, lorsqu'il vint s'arrêter au terme du voyage, devant un hôtel de Cahersiveen.
«Qu'est-ce que Leurs Seigneuries ont bien pu voir de toute cette belle nature?» se demandait P'tit-Bonhomme.
Il ignorait que nombre de gens,—et des plus honorables,—ne voyagent que pour dire qu'ils ont voyagé.
La bourgade de Cahersiveen est accroupie sur la rive gauche de la Valentia, laquelle s'évase, en cet endroit, de manière à former un port de relâche, auquel on a donné le nom de Valentia-harbour. Au delà, gît l'île de ce nom, l'un des points de l'Irlande le plus avancé vers l'ouest, au cap de Brag-Head. Quant à cette petite bourgade de Cahersiveen, aucun Irlandais ne pourra jamais oublier qu'elle est la ville natale du grand O'Connell.
Le lendemain, Leurs Seigneuries, s'entêtant à remplir jusqu'au bout leur programme d'excursionnistes, durent consacrer quelques heures à visiter l'île de Valentia. L'envie de tirer des mouettes ayant pris le comte Ashton, il en résulta que P'tit-Bonhomme reçut, à son extrême joie, l'ordre de l'accompagner.
Un ferry-boat fait le service entre Cahersiveen et l'île, située à un mille en avant de l'estuaire. Lord Piborne, lady Piborne et leur suite s'embarquèrent après déjeuner, et le ferry-boat vint les déposer au petit port au fond duquel les bateaux de pêche vont s'abriter contre les violentes houles du large.
Très sauvage, très rude de contours, très âpre d'aspect, cette île n'est pas exempte de richesses minérales, car elle possède des ardoisières renommées. Il s'y trouve un village où se voient certaines maisons dont les murs et le toit sont faits chacun d'une seule ardoise. Les touristes peuvent séjourner dans ce village, s'ils en ont la fantaisie. Une excellente auberge leur assure la nourriture et le coucher. Mais pourquoi séjourneraient-ils? Lorsqu'ils ont visité, ainsi que le firent Leurs Seigneuries, le vieux fort en ruines qui fut construit par Cromwell, lorsqu'ils sont montés au phare qui éclaire les navires venus de la haute mer, quand ils ont admiré ces deux cônes qui émergent à quinze milles de là, ces Skelligs, dont les feux signalent ces redoutables parages, pourquoi s'attarderaient-ils à Valentia? Ce n'est, en somme, qu'une de ces îles comme on en compte par centaines sur la côte ouest de l'Irlande.
Oui, sans doute, mais Valentia jouit d'une triple célébrité personnelle.
Elle a servi de point de départ au travail de triangulation en vue de mesurer cet arc de cercle, qui se décrit à travers l'Europe jusqu'aux monts Ourals.
Elle est actuellement la station météorologique la plus avancée de l'ouest, et crânement placée pour recevoir les premiers coups des tempêtes américaines.
Enfin, il s'y trouve un bâtiment isolé, où furent conduits lord et lady Piborne. Là se rattache le premier câble transatlantique, qui fut immergé entre l'Ancien et le Nouveau Monde. En 1858, le capitaine Anderson le traîna dans le sillage du Great-Eastern, et il commença à fonctionner en 1866,—seul alors, en attendant que quatre nouveaux fils eussent relié l'Amérique à l'Europe.
C'est donc là que parvint le premier télégramme échangé d'un continent à l'autre, et adressé par le président des États-Unis Buchanan sous cette forme évangélique:
UN FERRY-BOAT FAIT LE SERVICE. (Page 279.)
«Gloire à Dieu dans le ciel, et paix aux hommes de bonne volonté sur la terre!»
Pauvre Irlande! tu n'as point négligé de glorifier le Très-Haut, mais les hommes de bonne volonté t'assureront-ils jamais la paix sociale en te rendant l'indépendance?
V
CHIEN DE BERGER ET CHIENS DE CHASSE.
Parti de Cahersiveen dès le matin du 11 août, en suivant la route du littoral, contiguë aux premières ramifications des monts Iveragh, après une halte à Kells, modeste bourgade sur la baie Dingle, le landau fit halte le soir au bourg de Killorglin. Le temps avait été mauvais, pluie et vent toute la journée. Il fut exécrable le lendemain. Grains et rafales, pour achever les trente milles qui séparent Valentia de Killarney, où Leurs Seigneuries, d'une humeur non moins exécrable que le temps, durent passer leur dernière nuit de voyage.
Le jour suivant, reprise du railway, et, vers trois heures, rentrée à Trelingar-castle, après une absence de dix jours.
Le marquis et la marquise en avaient fini avec l'excursion traditionnelle aux lacs de Killarney et à travers la région montagneuse du Kerry...
«Cela valait-il la peine de s'exposer à tant de fatigues! dit la marquise.
—Et à tant d'ennuis!» ajouta le marquis.
Quant à P'tit-Bonhomme, il rapportait de là plein sa tête de souvenirs.
Son premier soin fut de demander à Kat des nouvelles de Birk.
Birk se portait bien. Kat ne l'avait point oublié. Chaque soir, le chien était revenu à l'endroit où la lessiveuse le guettait d'ordinaire avec ce qu'elle lui avait mis de côté.
Le soir même, avant de remonter dans sa chambre, P'tit-Bonhomme alla du côté des annexes où Birk l'attendait. Il est facile d'imaginer ce que fut l'entrevue des deux amis, quelles caresses échangées de l'un à l'autre! Certes, Birk était maigre, efflanqué, il n'avait pas tous les jours mangé à sa faim; mais il n'y paraissait pas trop, et ses yeux brillaient du vif éclat de l'intelligence. Son maître lui promit de venir chaque soir, s'il le pouvait, et lui souhaita une bonne nuit. Birk, comprenant qu'il n'avait pas le droit d'être difficile, n'en exigeait pas davantage. D'ailleurs, il fallait être prudent. La présence de Birk aux abords de Trelingar-castle avait été remarquée, et les chiens avaient plusieurs fois donné l'éveil.
Le château reprit son existence habituelle,—l'existence végétative, qui convenait à des hôtes de si vieille souche. Le séjour devait s'y prolonger jusqu'à la dernière semaine de septembre,—époque à laquelle les Piborne avaient coutume de retourner à leurs quartiers d'hiver d'Édimbourg, puis de Londres, pour la session du Parlement. En attendant, le marquis et la marquise allaient se confiner dans leur fastidieuse grandeur. Les visites de voisinage recommenceraient avec une régularité affadissante. On parlerait du voyage de Killarney. Lord et lady Piborne mêleraient leurs impressions à celles des quelques amis qui avaient déjà fait cette excursion des lacs. Et il y avait lieu de se hâter, car tout cela était déjà confus et lointain dans la mémoire rebelle de la marquise, et elle ne se rappelait plus le nom de l'île, d'où partait le «cordon électrique», que l'Europe tirait pour sonner les États-Unis—comme elle sonnait John et Marion.
Cependant, cette vie monotone ne laissait pas, tant s'en faut, que d'être pénible pour P'tit-Bonhomme. Il était toujours en butte aux mauvais procédés de l'intendant Scarlett, qui voyait en lui son souffre-douleur. D'autre part, les caprices du comte Ashton ne lui donnaient pas une heure de loisir. A chaque instant, c'était un ordre à exécuter, une course à faire, puis des contre-ordres, qui obligeaient le jeune groom à de continuelles allées et venues. Il se sentait aux mains et aux jambes un fil tyrannique, qui le mettait sans cesse en mouvement. Dans l'antichambre comme à l'office, on riait de le voir ainsi appelé, renvoyé, commandé, décommandé. Il en éprouvait une profonde humiliation.
Aussi, le soir, lorsqu'il avait enfin pu regagner sa chambre, il s'abandonnait à réfléchir sur la situation que la misère l'avait contraint d'accepter. Où cela le mènerait-il d'être le groom du comte Ashton Piborne? A rien. Il était fait pour autre chose. N'être qu'un domestique, autant dire une machine à obéir, cela froissait son esprit indépendant, cela entravait cette ambition qu'il sentait en lui. Au moins, lorsqu'il vivait à la ferme, c'était sur le pied d'égalité. On le considérait comme l'enfant de la maison. Où étaient les caresses de Grand'mère, les affections de Martine et de Kitty, les encouragements de M. Martin et de ses fils? En vérité, il prisait plus les cailloux reçus chaque soir et enterrés là-bas sous les ruines, que les guinées dont ces Piborne payaient mensuellement son esclavage. Tandis qu'il vivait à Kerwan, il s'instruisait, il travaillait, il apprenait en vue de se suffire un jour... Ici, rien que cette besogne révoltante et sans avenir, cette soumission aux fantaisies d'un enfant gâté, vaniteux et ignorant. Il était toujours occupé à ranger, non des livres—il n'y en avait pas un seul—mais tout ce qui traînait en désordre dans l'appartement.
Et puis, c'était le cabriolet du jeune gentleman qui faisait son désespoir. Oh! ce cabriolet! P'tit-Bonhomme ne pouvait le regarder sans horreur. Au risque de verser par maladresse en quelque fossé, il semblait que le comte Ashton prît plaisir à se lancer à travers les plus mauvais chemins, afin de mieux secouer son groom accroché aux courroies de la capote. Moins malheureux, lorsque le temps permettait de sortir avec le tilbury ou le dog-car—les autres véhicules du fils Piborne,—le groom était assis et dans un équilibre plus stable. Mais elles s'ouvrent si fréquemment, les cataractes du ciel sur l'Ile Émeraude!
Il était donc rare qu'un jour s'écoulât, sans que le supplice du cabriolet se fût produit, soit pour aller parader à Kanturk, soit pendant de longues promenades aux environs de Trelingar-castle. Le long de ces routes, couraient et gambadaient, pieds nus, écorchés par les cailloux, des bandes de gamins, à peine vêtus de guenilles, et criant d'une voix essoufflée: «coppers... coppers!» P'tit-Bonhomme sentait son cœur se gonfler. Il avait éprouvé ces misères, il y compatissait... Le comte Ashton accueillait ces déguenillés par des quolibets ou des injures, les menaçant de son fouet, lorsqu'ils s'approchaient... L'envie prenait alors à notre jeune garçon de jeter quelque menue pièce de cuivre... Il n'osait par crainte d'exciter la colère de son maître.
Une fois, cependant, la tentation fut trop forte. Une enfant de quatre ans, toute frêle, toute gentille avec ses boucles blondes, le regarda de ses jolis yeux bleus, en lui demandant un copper... Le copper fut lancé à la petite qui le ramassa, en poussant un cri de joie...
Ce cri, le comte Ashton l'entendit. Il saisissait son groom en flagrant délit de charité.
«Que t'es-tu permis là, boy?... demanda-t-il.
—Monsieur le comte... cette fillette... cela lui fait tant de plaisir... rien qu'un copper...
—Comme on t'en jetait, n'est-ce pas, lorsque tu courais les grandes routes?...
—Non... jamais!... s'écria P'tit-Bonhomme, se révoltant toujours quand on l'accusait d'avoir tendu la main.
—Pourquoi as-tu fait l'aumône à cette mendiante?...
—Elle me regardait... je la regardais...
—Je te défends de regarder les enfants qui traînent sur les chemins... Tiens-le-toi pour dit!»
Et P'tit-Bonhomme dut obéir, mais combien exaspéré de cette dureté de cœur.
S'il fut ainsi contraint de renfermer en lui-même la commisération que lui inspiraient ces enfants, s'il ne se risqua plus à les gratifier de quelque copper, une occasion se présenta dans laquelle il ne put rester maître de son premier mouvement.
On était au 3 septembre. Le comte Ashton, ce jour-là, avait commandé son dog-car pour aller à Kanturk. P'tit-Bonhomme l'accompagnait comme d'habitude, dos à dos, cette fois, avec ordre de croiser les bras et de ne pas remuer plus qu'un mannequin.
Le dog-car atteignit la bourgade sans accident. Là, superbes piaffements du cheval à la bouche écumante, et flatteuse admiration des badauds. Le jeune Piborne s'arrêta devant les principaux magasins. Son groom, debout à la tête de l'animal, ne le contenait pas sans peine, à l'ébahissement des gamins, qui enviaient ce jeune domestique si magnifiquement galonné.
Vers trois heures, après s'être offert à la contemplation de la bourgade, le comte Ashton reprit le chemin de Trelingar-castle. Il allait au pas, faisant caracoler son cheval. Sur la route défilait la bande habituelle des petits mendiants, avec les cris accoutumés de «coppers... coppers!...» Encouragés par l'allure modérée du dog-car, ils voulurent le suivre de près. Le cinglement du fouet les tint à distance, et ils finirent par rester en arrière.
Un seul persista. C'était un garçon de sept ans, à mine éveillée, intelligente, empreinte de gaîté,—bien irlandais de ce chef. Quoique la voiture ne marchât pas vite, il était obligé de courir pour se maintenir à côté. Ses petits pieds se meurtrissaient aux cailloux. Il s'entêtait tout de même, bravant les menaces du fouet. Il portait à la main une branche de myrtille, qu'il offrait en échange d'une aumône.
P'tit-Bonhomme, craignant quelque malheur, l'engageait en vain par signes à s'éloigner. L'enfant continuait à suivre le dog-car.
Il va de soi que le comte Ashton lui avait plusieurs fois crié de déguerpir. Loin de là, le gamin tenace restait près des roues, au risque d'être écrasé.
Il eût suffi de rendre la main pour que le cheval prît le trot. Mais le jeune Piborne ne l'entendait pas ainsi. Il lui convenait d'aller au pas, il irait au pas. Aussi, ennuyé de la présence de l'enfant, finit-il par lui lancer un coup de fouet.
La cinglante lanière, mal dirigée, s'accrocha au cou du petit, qui fut traîné pendant quelques secondes, à demi étranglé. Enfin, une dernière secousse le dégagea, et il roula sur le sol.
P'tit-Bonhomme, sautant en bas du dog-car, courut vers l'enfant. Celui-ci, le cou cerclé d'une raie rouge, poussait des cris de douleur. L'indignation était montée au cœur de notre jeune garçon, et quelle féroce envie il éprouva de se jeter sur le comte Ashton, lequel aurait peut-être payé cher sa cruauté, quoique étant plus âgé que son groom...
«Viens ici, boy! lui cria-t-il, après avoir arrêté son cheval.
—Et cet enfant?...
—Viens ici, répéta le jeune Piborne, qui faisait tournoyer son fouet, viens... ou je t'en administre autant!»
Sans doute, il fut bien inspiré de ne pas mettre sa menace à exécution, car on ne sait trop ce qui serait arrivé. Toujours est-il que P'tit-Bonhomme eut assez de puissance sur lui-même pour se maîtriser, et, après avoir fourré quelques pence dans la poche du gamin, il revint derrière le dog-car.
«La première fois que tu te permettras de descendre sans ordre, dit le comte Ashton, je te corrigerai d'importance et je te chasserai ensuite!»
P'tit-Bonhomme ne répondit pas, bien qu'un éclair eût brillé dans ses yeux. Puis, le dog-car s'éloigna rapidement, laissant le petit pauvre sur la route, tout consolé et faisant tintinnabuler les pence dans sa main.
A partir de ce jour, il fut visible que ses mauvais instincts poussaient le comte Ashton à rendre la vie plus dure à son groom. Les vexations redoublèrent sur lui, aucune humiliation ne lui fut épargnée. Ce qu'il avait jadis éprouvé au physique, il l'éprouvait maintenant au moral, et, à tout prendre, il se sentait non moins malheureux qu'autrefois dans le cabin de la Hard ou sous le fouet de Thornpipe! La pensée de quitter Trelingar-castle lui venait souvent. S'en aller... où?... Rejoindre la famille Mac Carthy?... Il n'en avait eu aucune nouvelle, et que pourrait-elle pour lui, n'ayant plus ni feu ni lieu? Cependant il était résolu à ne point rester au service de l'héritier des Piborne.
D'ailleurs, il y avait une certaine éventualité qui ne laissait pas de le préoccuper très sérieusement.
Le moment approchait avec la fin de septembre, où le marquis, la marquise et leur fils avaient l'habitude de quitter le domaine de Trelingar. Le groom, obligé de les suivre en Angleterre et en Écosse, perdrait ainsi tout espoir de retrouver la famille Mac Carthy.
D'autre part, il y avait Birk. Que deviendrait Birk? Jamais il ne consentirait à abandonner Birk!
«Je le garderai, lui dit un jour l'obligeante Kat, et j'en aurai bien soin.
—Oui, car vous avez bon cœur, lui répondit P'tit-Bonhomme, et je pourrais vous le confier... en vous payant ce qu'il faudrait pour sa nourriture...
—Oh! s'écria Kat, je ne l'entends pas ainsi... J'ai de l'amitié pour ce pauvre chien...
—N'importe... il ne doit pas rester à votre charge. Mais, si je pars, je ne le verrai plus de tout l'hiver... et jamais peut-être...
—Pourquoi... mon enfant?... A ton retour...
—Mon retour, Kat?... Suis-je assuré de revenir au château, quand je l'aurai quitté?... Là-bas... où ils vont, qui sait s'ils ne me renverront pas... ou si je ne m'en irai pas... de moi-même...
—T'en aller?...
—Oui... au hasard... devant moi... comme j'ai toujours fait!
—Pauvre boy... pauvre boy!... répétait la bonne femme.
—Et je me demande, Kat, si le mieux ne serait pas de rompre tout de suite... d'abandonner le château avec Birk... de chercher du travail chez des fermiers... dans un village ou dans une ville... pas trop loin... du côté de la mer...