Pâques d'Islande
The Project Gutenberg eBook of Pâques d'Islande
Title: Pâques d'Islande
Author: Anatole Le Braz
Release date: November 21, 2019 [eBook #60752]
Most recently updated: October 17, 2024
Language: French
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| TABLE |
PÂQUES D’ISLANDE
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
| DU MÊME AUTEUR | |
| LA CHANSON DE LA BRETAGNE, poésies (Ouvrage couronné par l’Académie française) | 1 vol. |
| AU PAYS DES PARDONS | 1 — |
| PAQUES D’ISLANDE (Ouvrage couronné par l’Académie française) | 1 — |
| LE GARDIEN DU FEU | 1 — |
| LE SANG DE LA SIRÈNE | 1 — |
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays.
E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY
ANATOLE LE BRAZ
PÂQUES D’ISLANDE
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3
A MA SŒUR
MADAME JEANNE-MARIE MARILLIER
PAQUES D’ISLANDE
A M. Paul Calmann Lévy.
Roc’h-Vélen (la Roche-Jaune) est un hameau de quelques maisons basses éparses sur les deux flancs d’un ravin, à l’entrée de la rivière de Tréguier. Des petites fenêtres à bordure de granit, fleuries en été de glycines, de tournesols et d’hortensias, on a vue sur l’estuaire, vaste lac de mer apaisée, que des chapelets d’îles protègent contre les tumultes du large. Le flot, à l’heure du reflux, découvre le long des berges de hautes assises de roches brunes d’où pendent les ruisselantes chevelures de goémons aux tons d’or, qui ont vraisemblablement fait donner son nom au village. La population, peu nombreuse, se compose surtout de marins en retraite, vieux quartiers-maîtres, anciens caboteurs, venus s’installer là pour y jouir de leurs derniers soleils, près de cette mer intérieure, assagie comme ils le sont eux-mêmes, mais qui les berce encore de son murmure et les pénètre de son parfum.
Curieuses physionomies, d’un relief peu commun, celles de ces coureurs d’océans, retirés des aventures, qui, sur les seuils de Roc’h-Vélen, passent les jours à échanger des commentaires, en suivant du regard les barques qui montent ou descendent, dans une immobilité de sages et de contemplateurs. Je fus, il y a quelque deux ans, l’hôte de l’un d’eux. Il s’appelait Jean-René Kerello, mais il n’était guère connu dans la région que sous le nom de Cloarec Kersuliet,—Kersuliet désignant son lieu d’origine, et cloarec, qui veut dire «clerc», étant un titre que l’on décerne volontiers en Bretagne, non sans une sorte de respect superstitieux, aux personnes réputées pour avoir quelque teinture de lettres.—Le père Kerello avait fait des études: il avait suivi les cours du collège, à Tréguier, et se souvenaît, selon son expression, «d’avoir été de la même bordée que le fils du capitaine Renan».
—Oui, me disait sa femme, la vieille Gritten, avec un accent de regret qui, dans sa bouche, ne laissait pas de surprendre,—songez, monsieur, il n’eût tenu qu’à lui de devenir prêtre.
Il ne l’avait pas voulu. Une irrésistible vocation l’entraînait ailleurs. Les voix des sirènes de la mer le relançaient jusque dans sa cellule de «chambriste», et, une nuit, il avait escaladé les murs, emportant pour tout bagage son livre de messe et des croûtes de pain nouées dans un mouchoir. Trois jours plus tard, il était embarqué à bord d’une espèce de négrier; il faisait à coups de garcette son premier apprentissage, attrapait la fièvre jaune à Montévidéo, et rentrait en France, dégoûté des navigations exotiques mais plus que jamais féru de la mer. C’était le temps où les goélettes bretonnes commençaient à abandonner Terre-Neuve pour l’Islande. Il souscrivit un engagement, fut de l’âge héroïque de la pêche dans les fiords islandais et, après avoir pratiqué cette rude vie pendant près de trente années, trouva qu’il avait suffisamment payé le droit au repos.
Il y avait en lui un singulier mélange de culture et de barbarie. Par certains côtés, il était resté aussi primitif que les âmes les plus ingénues de sa race; et il se plaisait, d’autre part, à des réminiscences d’un pédantisme naïf, à des citations de latin d’église qui témoignaient que chez le loup de mer un peu de l’ex-séminariste avait survécu. Il avait, avec cela, des remarques fines qu’il formulait en un breton imagé, une mémoire où les lieux, les événements, les êtres s’évoquaient d’eux-mêmes, au moindre appel, avec une rare fidélité.
Des récits qu’il me fit, durant la semaine de septembre que j’habitai sous son toit, il en est un surtout qui m’est demeuré présent. Fin août, commencement de septembre, les Islandais sont de retour. Un matin, en poussant mes volets, j’aperçus toute une flottille mouillée dans les eaux de l’île Loaven. Ils étaient là une dizaine de navires à l’ancre, autour du sanctuaire rustique de sainte Eliboubane, leurs sveltes mâtures découpant sur le ciel gris perle l’enchevêtrement compliqué de leurs agrès.
—Ils sont entrés en rivière cette nuit, me dit le père Kerello, et ils attendent que la marée soit plus forte, pour remonter. Je viens de les compter: ils y sont tous.
L’après-dînée, il me conduisit, par des sentiers de chèvres ou de douaniers, au sommet d’une lande abrupte d’où le regard plongeait sur les goélettes trégorroises, immobiles et comme mal réveillées encore de leur long engourdissement dans les mers du pôle. Nous nous assîmes dans l’herbe roussie; Jean-René Kerello alluma sa pipe minuscule, et, de sa belle voix lente et profonde, me conta cet épisode de sa vie d’Islandais, dont je souhaiterais que ma traduction n’eût point trop altéré l’accent.
I
...Le capitaine venait de crier:
—Ohé! ceux de tribord!
Et maintenant, c’était notre tour, à nous les bâbordais, de descendre et d’aller dormir. J’en avais, quant à moi, grand besoin. Jamais encore, depuis l’ouverture de la pêche, je ne m’étais senti si las. Nous étions sur le chemin d’un banc qui n’en finissait pas de passer. Le temps de jeter la ligne et de la tirer, houp! la morue s’abattait aux pieds de l’éventreur. Ça pleuvait comme une manne. Mais aussi, à la longue, les bras n’en pouvaient plus; on avait les reins courbaturés à faire sans cesse, pendant six heures d’affilée, ce mouvement, toujours le même, d’avant en arrière, d’arrière en avant. Joignez qu’il soufflait une bise du nord-est, aiguë, coupante, qui vous entrait dans la chair comme une lame de rasoir. J’avais les mains labourées de gerçures, les paumes à vif, chaque glissement de la ligne m’ayant arraché quelque lambeau de peau saignante. Ce me fut un vrai soulagement, quand Guillaume, mon frère cadet, qui était de la bordée de tribord, vint me relever.
—La place est chaude, me dit-il en frottant ses yeux encore ensommeillés.
Nous occupions à tour de rôle la même couchette. Je lui répondis:
—Eh bien! je ne t’en laisse pas autant.
Comme je m’acheminais avec les autres vers l’écoutille, le capitaine nous héla:
—Amenez-vous un peu, les gars. Il y a un verre à prendre. Et toi, Jean-René, ajouta-t-il en se tournant vers moi, rapport à ta qualité de sacriste, j’ai à te causer.
J’ignore si c’est encore aujourd’hui comme de mon temps. Mais, à cette époque, à bord de tout «islandais» il y avait un matelot qui remplissait en quelque manière les fonctions de curé. On choisissait d’ordinaire quelqu’un qui eût été assez longtemps à l’école pour avoir appris à lire couramment dans le latin des livres de messe. Les jours de grandes fêtes, c’est lui qui débitait tant bien que mal les textes sacrés. Et si, comme il arrivait malheureusement plus souvent qu’il n’eût fallu, un homme de l’équipage venait à décéder, c’était lui encore qui faisait sur l’agonisant les derniers signes de croix et qui, lorsqu’on jetait le cadavre à la mer, prononçait le Requiescat in pace. Il portait le titre, non de curé—ce qui eût été une irrévérence—mais de sacristain. Il prenait, du reste, son office à cœur, s’en acquittait de son mieux, gravement, avec dignité. A bord de la Miséricorde, du quartier de Tréguier, armateur Perrot, capitaine Guyader, le sacristain, c’était moi.
—Qu’y a-t-il donc? demandais-je au capitaine, en m’engageant derrière lui dans l’étroit escalier de la cabine.
Il nous fit asseoir autour de la table, tira d’un placard des verres et une bouteille d’eau-de-vie. En tout autre moment, ce «boujaron» eût été le bienvenu. Mais je n’aspirais qu’à quitter mes vêtements gelés, à m’étendre, à dormir d’un sommeil de brute. J’allais répéter ma question, quand le capitaine, ayant rempli les verres, leva le sien et dit:
—Camarades, c’est l’heure où, chez nous, les cloches s’en reviennent de Rome. Buvons à la santé de Pâques fleuries!
Comment vous faire comprendre cela? Ces simples mots produisirent sur nous l’effet de paroles magiques. Nous sursautâmes du banc où nous gisions affalés. Adieu la fatigue, l’éreintement! Adieu le froid, adieu le sommeil! De toutes les bouches jaillit le même cri:
—Pâques!... Et c’est demain?...
Hervé Guyader décrocha l’almanach de carton, suspendu à un clou, contre la boiserie de chêne, et l’étala devant nous, à plat sur la table.
Nous nous penchâmes au-dessus. Des barres d’encre rayaient les jours écoulés: cela faisait comme une série d’échelons noirs. Déjà près de six semaines que nous bourlinguions dans la patrie des morues, au large de Faxa-Fiord! Nous ne nous en doutions guère. Là-bas, voyez-vous, on perd le sentiment du temps. C’est une chose très particulière, dont on ne peut se rendre compte en nos pays où l’on se lève avec le jour, où l’on se couche avec la nuit; où tintent les angélus du matin, de midi, du soir; où le soleil monte, plane, descend, avec la régularité des poids d’une horloge; où le laboureur, à défaut d’autre cadran, a la ressource de mesurer l’heure à la longueur de son ombre. A Islande, rien de tout cela: on vit comme hors de la vie; on va, on vient, on travaille, on mange, on dort, on échange même à de longs intervalles de rares paroles, mais machinalement, confusément, et comme en rêve. Jour, nuit, ne sont plus que de purs mots, vides de tout sens. Une clarté triste, infinie, éternelle, une lumière si pâle qu’on la dirait morte. Le soleil lui-même, quand il devient visible, a l’air d’une figure de l’autre monde. Il semble que ce n’est pas lui qu’on voit, mais son spectre, son âme défunte, tellement il n’a ni forme ni couleur. Il fait songer à quelque méduse gigantesque flottant à la dérive entre deux eaux. A l’horizon, rien où se puisse arrêter le regard; ou plutôt, pas d’horizon: la mer et le ciel sont comme fondus l’un dans l’autre. Que de fois le navire ne m’a-t-il pas fait l’effet d’être suspendu dans l’espace!... Et le silence... Ah! le silence! Il faut avoir séjourné dans les parages polaires pour savoir ce que c’est. Il est si vaste, si absolu qu’on en a peur; on a l’impression d’être dans le pays muet de la mort, et, malgré soi, l’on ne parle qu’à voix basse, comme dans une église. Un cri, un appel vous font tressaillir, comme une chose insolite et quasi sacrilège... De cloches, naturellement, il ne saurait être question: et c’est peut-être ce à quoi, nous autres Bretons, nous nous faisons le moins. De toutes les privations, celle-ci est la plus pénible. Parfois, on croit ouïr leurs sons, très loin, selon le côté d’où souffle le vent. On prête l’oreille, on se dit de pêcheur à pêcheur:
—Écoute!...
C’est comme un angélus voilé ou comme un glas de songe. Il y en a qui y voient un intersigne, et ils deviennent subitement tout pâles. J’ai connu un homme de Plougrescant qui en reçut au cœur un coup si fort qu’il fallut le transporter dans la cabine. C’était pourtant un colosse, avec des membres énormes. Il se mit à bégayer des choses sans suite, comme un enfant, et trépassa sans avoir recouvré ses esprits. Cette campagne était la première qu’il faisait: ce fut la seule. Sa mort, je me rappelle, nous frappa.
Quand je dis qu’il n’y a point de cloches à Islande, j’ai tort: chaque navire a la sienne; mais celles-là, il ne fait pas bon les entendre. Elles ne sonnent d’ordinaire que par temps de brume, ou les jours de grosse mer, à bord des goélettes en perdition. C’est le tocsin de détresse, l’adieu désespéré de ceux que les sentiers de la lande natale ne reverront plus. En avons-nous récité des De profundis, en regardant s’évanouir dans les ténèbres, sur des fantômes de navires, des équipages affolés tintant leur propre glas!
Oui, le rêve étrange qu’on vit là-bas est souvent traversé d’affreux cauchemars.
Il est heureux, somme toute, qu’on soit, durant les mois de pêche, comme des âmes engourdies, et qu’on n’ait conscience de rien, pas même de la fuite des jours.
Qu’il se fût écoulé six semaines depuis le soir de février, noyé de pluie, où nous avions pris congé de nos femmes, sur les quais de Tréguier, parmi les sacs de sel, les fourniments de toutes sortes et les coffres, nous nous refusions presque à le concevoir.
Le capitaine Guyader appuya son doigt sur le calendrier.
—Lis, Kerello, me dit-il.
Et je lus, immédiatement au-dessous de la dernière date biffée:
Samedi, 14 avril, Saint Tiburce.
Puis, en lettres plus grosses:
DIMANCHE, 15 AVRIL, PAQUES
Les autres bâbordais répétèrent en chœur:
—Pâques!... Pâques fleuries!...
Sur les visages, accablés tout à l’heure de lassitude, il y avait maintenant une joie, qui n’était pas due, comme vous pourriez le penser, à la tiédeur de la chambre après le froid coupant du dehors, ni non plus à l’animation factice de l’alcool. Non: ce qui éclairait ainsi d’un air de fête nos mines harassées, c’était bien, c’était uniquement ce mot de Pâques, prononcé là, dans le silence des eaux polaires, à plusieurs centaines de milles de la patrie. Il y a dans les mots les plus simples, voyez-vous, une vertu de contentement ou de tristesse. Il n’est que de les dire ou de les entendre, à certaines minutes, en certains lieux, pour se représenter tout ce qu’ils contiennent de choses, quelle musique suave est en eux, quels sons profonds ils rendent.
Moi, une Bretagne de mirage me passa devant les yeux, en moins de temps qu’il n’en faut pour vous le conter: les talus avec leurs herbes foisonnantes, leurs fougères, leurs grands ajoncs étincelants de toiles d’araignées, leurs touffes de fleurettes bleues, blanches, roses, épanouies à la lumière d’avril, le murmure des cressonnières dans les douves; puis, les matins d’argent neuf, les jolis ciels pommelés, les toits de chaume blond où la rhubarbe et les mousses sont en fleur, et les courtils qui sentent si bon, et les cris d’enfants, et les chants d’oiseaux, et les fontaines sombres sous les sureaux, et le resplendissement du soleil sur la mer. Je vis Plouguiel, ma paroisse, ma maison de Kersuliet, où nous habitions alors, adossée à celle du vieux barde aveugle, Yann ar Gwenn, ma femme s’apprêtant pour la messe, devant le fragment de miroir fixé dans l’embrasure de la fenêtre, épinglant sur ses cheveux, lissés en un double bandeau, les grandes ailes retroussées de sa catiole. Je vis encore le sonneur dans la tour, les cloches balançant leurs gueules de bronze... Qu’est-ce que je ne vis pas, durant cette seconde exquise! Ce fut si doux, si attendrissant, que j’en fermai les yeux.
Les autres aussi se taisaient, captivés, comme moi, par leur songe.
Le capitaine rompit le premier le silence:
—Kerello, me dit-il, veille à nous faire demain, de ta plus belle voix, la lecture de l’office de Pâques.
Puis, nous congédiant, il ajouta:
—Il y aura repos de douze heures pour tout le monde.
...Quand nous nous fourrâmes dans nos «boîtes à saumure», comme on parle à Islande, l’aiguille de ma montre marchait vers dix heures.
II
J’étais parti en rêve pour l’Armor trégorrois et je racontais je ne sais plus quoi à ma femme, lorsque je perçus vaguement une voix enrouée qui disait:
—Pousse-toi, Jean-René... Je meurs de froid.
C’était mon frère qui réclamait sa place à mon côté, dans cette espèce de soupente étroite où un homme seul avait peine à tenir. Je me rencognai tout au fond, le dos à la cloison de la goélette; Guillaume se coula contre moi. Il était positivement gelé; ses dents claquaient. A la glace de son contact, je me réveillai tout à fait. Sa respiration faisait dans sa gorge le bruit d’un râle. Il murmura:
—Quel métier de nom d’un tonnerre!... Tu verras que j’y laisserai ma peau.
—Bah! répliquai-je, oublie ça... Demain, c’est Pâques!
—Jolies Pâques!... J’aimerais bien mieux du soleil, du soleil pour de bon... Ah! les nuits de Rio, les hamacs sous les caroubiers, les chants des Tziganas et le vent léger, doux comme une soie! Qu’est-ce que je suis venu faire de ce côté-ci du monde?...
Il avait longtemps navigué dans les mers chaudes, et il en était resté frileux comme une femmelette, comme une chatte. Il n’y avait que trois ans qu’il s’était embauché pour les pêches d’Islande, et par coup de tête plutôt que par vocation. Il n’avait pas notre endurance à nous autres, familiarisés dès l’adolescence avec la rudesse du ciel polaire. Et puis, il manquait, comme nous disions, de coffre, de carrure. Ni sa charpente n’était assez vigoureuse, ni ses poumons assez résistants. Au cours de la première campagne, déjà, il s’était mis à tousser. Un homme qui tousse, là-bas, est un homme perdu. Il en avait le sentiment et cela le rendait parfois maussade, quoiqu’il fût par nature le plus gai, le plus insouciant des compagnons. Sitôt débarqué, il se ruait au plaisir; mais à bord, la pensée d’une fin prématurée le hantait. Il ne s’en ouvrait qu’à moi, par exemple, encore ne m’en parlait-il le plus souvent que sur un ton de blague, si bien que je ne le considérais pas comme atteint sérieusement... Il se tourna, se retourna dans la couchette.
—Es-tu calé? lui demandai-je.
Et comme il continuait à trembler de tous ses membres, je me renversai à moitié sur lui pour le réchauffer.
—J’ai le corps perclus, me dit-il... Ça va plus mal... Un de ces prochains soirs, mon cher sacriste, tu réciteras sur moi le Requiescat in f...ichu.
—Et qui l’aura voulu, si ce n’est toi?..
—Moi ou mon destin... Bonsoir. Ta chaleur me pénètre, je vais pouvoir dormir... Il n’y a que cela qui vaille.
Il ne bougea plus. Le sommeil l’avait pris,—ce sommeil si particulier de là-bas, qui vous terrasse d’un coup, brusquement, comme un bœuf assommé. Dans les lits voisins, vingt autres pêcheurs, tribordais et bâbordais pêle-mêle, ronflaient par couples, poitrine contre poitrine ou dos à dos. La buée de leur haleine épaississait encore les ténèbres... Des idées tristes me vinrent, à cause de Guillaume; je me dis en moi-même:
«Tu auras beau faire, tu ne reprendras plus ta nuit; si tu montais te promener sur le pont? Ton frère serait plus à l’aise et tu respirerais plus librement.»
L’instant d’après, j’étais dehors, empaqueté comme un ours.
Un spectacle m’attendait, tel que je n’en avais jamais soupçonné, moi, un vieux routier d’Islande cependant, blasé sur toutes les fantasmagories de cette nature... Tout le fond du ciel, vers le nord, était en mouvement, quoique la bise fût tombée et que, dans les parages où se trouvait la Miséricorde, il fît calme plat. Les brumes ondulaient, comme agitées par des souffles immatériels. Soudain elles s’écartèrent et, dans l’entre-deux, doucement, lentement, une svelte lumière blanche commença de surgir, longue et pâle, semblable à l’épanouissement d’une fleur céleste dans la solitude endormie des eaux. Puis, sitôt qu’elle parut avoir atteint le terme de sa croissance, du pied de sa tige jaillirent obliquement, dans toutes les directions, des centaines et des centaines de fleurs pareilles. Je m’étais avancé jusqu’à la pointe du navire. Là, assis sur le gros bout du beaupré, j’admirais, en extase. Les brumes continuaient de glisser de part et d’autre, comme des rideaux sur des tringles, laissant voir, ainsi qu’en un sanctuaire d’église, l’extraordinaire bouquet de flamme étalé dans toute sa splendeur. Jamais encore mes yeux n’avaient plongé si avant au sein du ciel arctique. C’était comme si, par delà le firmament réel, se fût dévoilé le grand tabernacle de Dieu, tabernaculum Dei, ainsi que nous déclinions au petit séminaire, dans la classe du Père Brouster. Je me crus transporté au seuil même du paradis, au pied des Trônes et des Dominations. Il me fut donné, en cette heure inoubliable, à moi, pauvre sacristain de rencontre à bord d’un «islandais», il me fut donné de voir une merveille que le Pape en personne n’a sans doute jamais contemplée... Les fleurs de lumière brillaient d’un éclat de plus en plus intense. Mais c’est ici le plus surprenant: celle qui avait poussé tout d’abord, se détachant tout à coup du milieu des autres, s’enleva dans le ciel, y flotta quelques instants, suspendue, puis s’évanouit, par je ne sais quelle ouverture mystérieuse, vers le pôle. Et les autres immédiatement s’inclinèrent comme fanées, s’éteignirent. Et, à la place de la gerbe miraculeuse, il ne resta plus, dans l’entre-bâillement des brumes, qu’une clarté diffuse, lointaine, une clarté pâle, couleur de lait.
Instinctivement j’avais joint les mains; et mes lèvres, d’elles-mêmes, s’étaient mises à prier.
Vous est-il arrivé de pénétrer dans une église bretonne, la nuit du samedi saint, veille de Pâques? A l’extrémité d’un des bas-côtés, des femmes dévotieuses ont dressé ce qu’on nomme le «Tombeau». Ce Tombeau, on ne le voit point. Des draperies funèbres le masquent. Mais Christ est là. Les fidèles, prosternés, adorent sa présence derrière ces voiles et ils contemplent en esprit son cadavre divin que les trois Marie embaumèrent. Toute la nuit, ils le pleurent en silence ou l’invoquent en des prières pareilles à des lamentations. L’aube cependant teinte les vitraux. Alors il se fait une grande attente. C’est l’heure où la Madeleine se rendit au sépulcre, le matin étant obscur encore, s’aperçut que la pierre en était ôtée et constata qu’il était vide. Les draperies s’écartent: un prêtre apparaît, en surplis, tel que l’homme blanc de l’Évangile; il prononce les paroles sacramentelles, l’église tressaille, et de toutes les bouches s’échappe l’hymne d’allégresse:
—Christ est ressuscité!...
Peut-être ne saisissez-vous point le rapport... Mais, ou je me trompe fort, ou j’ai assisté, ce matin-là, dans le décor du ciel d’Islande, à je ne sais quelle figuration grandiose du mystère de la Résurrection... Un moment, je crus entendre au loin des chœurs invisibles.
Il y avait dans l’espace un calme immense, un recueillement infini. Les ombres, reculées vers l’ouest, se tassaient peu à peu, ne formaient plus à l’horizon qu’une barre lourde, d’un gris violacé. Dans la partie opposée du firmament, s’entr’ouvrait un œil étrange, une prunelle fixe et comme engourdie encore par un magnétique sommeil. C’était l’astre polaire, ni soleil, ni lune, dardant sur les fiords son premier rayon.
Je lui trouvai un air de solennité que je ne lui connaissais pas et qui m’impressionna. Un cercle bleuâtre l’entourait, lui faisait une couronne, une auréole. Il n’avait certainement pas sa figure de tous les jours. Il est vrai que je ne l’avais jamais tant regardé en face. Le pêcheur de morues vit courbé sur la mer, comme le paysan sur le sillon. Il n’est attentif qu’à sa ligne et au poisson qui passe, le ventre à demi retourné, dans la transparence des eaux profondes... Même aujourd’hui, quand j’essaie de me représenter le soleil hyperboréen, je ne puis m’empêcher de le voir tel qu’il était à cette date du 15 avril.
Je le saluai presque religieusement et je lui dis à part moi:
«On prétend que tu es le même qui baigne d’effluves si tièdes le printemps de Bretagne. Nos chanteurs te nomment le «soleil béni». Tu couves les semences et tu fais éclater les bourgeons. Tu échauffes la pierre des seuils, afin que les aïeules vénérables aient plaisir à s’y asseoir, pour deviser entre elles de leurs fils absents. C’est un dicton, chez nous, qu’il n’y a point de Pâques heureuses sans toi. Luis sur les nôtres, en ces parages d’exil, et sois-nous clément!...»
—Déjà sur pied, Jean-René! fit à ce moment, derrière moi, le capitaine Guyader dont la tête, velue comme un mufle de fauve, venait d’apparaître hors du roufle.
Il dégagea ses vastes épaules et me rejoignit sur le pont.
—C’est étonnant, observa-t-il: il fait presque doux. La bise a molli. Les vents sont en train d’obliquer vers le sud. Ne trouves-tu pas qu’on respire comme un air de France?
Je répondis en riant:
—Oui, ça sent l’odeur de chez nous, l’odeur des crêpes de froment.
Nous nous mîmes à aller et à venir le long du bordage en devisant du pays.
—Depuis quand, me demanda le capitaine, n’as-tu pas vu les fêtes de Pâques en Armor?
J’en étais à ma douzième année de pêche et, par conséquent, de «Pâques blanches», comme nous disons.
—Cela commence à compter, prononça-t-il; mais je suis encore ton aîné de deux campagnes.
Il était du village de Perros-Hamon, à une demi-lieue de Paimpol. Un gars solide, s’il en fut, un type d’Hercule de la mer. Il avait parfois des brouées soudaines, des colères sauvages et terribles comme de brusques coups de vent; mais cela ne durait pas, et ses yeux gris se rassérénaient aussi vite, redevenaient clairs et bons, comme un ciel nettoyé. Car c’était, au fond, le meilleur des hommes; et, dans ce grand corps, d’aspect si farouche, il y avait une âme presque enfantine, un cœur chaud, prompt à s’attendrir.
Il me confessa, ce matin-là, qu’il ne voyait jamais sans tristesse approcher le temps pascal.
—Je ne sais si tu es comme moi, Jean-René!... C’est seulement par des jours pareils que j’ai le sentiment d’être si loin, si perdu!... On a beau dire, même pour un marin d’Islande, le grand mât de sa goélette ne remplace pas le clocher de sa paroisse... Toute cette semaine, j’ai eu l’esprit à l’envers, et hier soir, après que vous avez été sortis, vrai, des larmes me sont montées plein les yeux... Il y a une chose surtout à laquelle je ne m’habitue pas à ne plus assister.
—Dites voir, capitaine.
—Eh bien! c’est l’«Enterrement du bon Dieu».
C’est une cérémonie qui se pratique, paraît-il, à Paimpol, le soir du Vendredi saint. Le catafalque est dressé au milieu de l’église, orné de draperies noires que parsèment de grands pleurs d’argent; un Christ en croix, de taille presque humaine, occupe la place du cercueil. Les prêtres entonnent sur lui l’office des morts, comme si réellement il venait d’expirer. L’absoute donnée, les porteurs s’avancent; le crucifix est couché sur une civière et le convoi funèbre se met en marche, clergé en tête, tout le peuple suivant. Il y a des vieilles, en coiffes à l’ancienne mode, qui sanglotent désespérément dans leurs mouchoirs. On gagne, au crépuscule, la haute ville. Là, au centre d’un carrefour d’où la vue domine au loin la mer, avec les promontoires et les îles du Goélo, s’élève un calvaire de bois peint, planté dans un socle de granit en forme d’autel. On dépose le bon Dieu, au pied de cet autel, sur un lit de fleurs du printemps; puis la procession redescend la colline, en psalmodiant les lamentations du prophète, dans le silence de la nuit.
—Tu ne saurais croire, Jean-René, me disait à mi-voix le capitaine, tu ne saurais croire à quel point cela m’a remué le cœur de songer à cette fête et que, cette année encore, elle aura été célébrée sans moi. Du temps que j’étais gamin, nous y accourions en bandes, de tous les villages de la baie. La vieille église de Notre-Dame de Bonne-Nouvelle ne suffisait pas à contenir les pèlerins. Beaucoup restaient dehors, sous le porche et dans les allées du cimetière, à attendre que le cortège s’ébranlât. C’est là qu’à douze ans je fis connaissance d’une fillette, du nom de Catherine Manchec, venue avec ses parents de l’anse de Porz-Mazo et que le hasard avait fait asseoir à côté de moi, sur la même dalle funéraire. Je ne me doutais guère, alors, qu’elle deviendrait un jour ma femme. Ce fut encore à l’«Enterrement du bon Dieu» que nous nous retrouvâmes, dix années plus tard, comme je rentrais du service. Il faisait une claire nuit, un ciel de velours; la procession, après avoir stationné au reposoir, devant le calvaire, venait de s’engager dans les petites routes étroites qui dévalent vers la ville et qu’on appelle, à Paimpol, les «Chemins verts». Pressée entre les talus, la foule par moments avait comme des remous. Durant une de ces poussées, je sentis contre mon dos la douceur d’une poitrine tiède. Je me retourne. C’était elle... Catherine Manchec. Je l’avais revue dans l’intervalle, à cinq ou six reprises, mais à distance et sans lui parler. Cette fois, je lui adressai quelques propos; elle me répondit, tout en continuant de rouler les grains de son chapelet, des mots brefs, entre deux Ave Maria. Son haleine me parut aussi fraîche que l’odeur des aubépines qui bordaient le sentier. Je ne pénétrai point à sa suite dans l’église, par crainte de la gêner dans ses dévotions, mais je me postai près de la grille, pour la guetter à la sortie, et, malgré qu’elle en eût, je l’accompagnai un bon bout de route, elle et ses amies, dans la direction de Porz-Mazo. La semaine d’après, nous étions fiancés... J’ai essuyé plus d’un coup de mer depuis lors, mais il y a comme cela des choses, n’est-ce pas? qui ne s’effacent jamais.
...Tandis que nous bavardions ainsi, le capitaine et moi, sur le pont de la Miséricorde, tout englué d’entrailles de morues, le pâle jour d’Islande envahissait lentement le ciel et dessinait autour de l’étendue encore sombre des eaux comme un grand cercle de blancheur. Le halo bleuâtre du soleil s’était évanoui: l’astre se montrait maintenant tel qu’une immense lune rouge. Dans la clarté lointaine pointaient çà et là des mâtures de navires mouillés, comme nous, au large de Faxa-Fiord. La veille, on eût vainement cherché à en apercevoir un seul, noyés qu’ils étaient dans l’étoupe grise des brumes; à présent, au contraire, on les distinguait quasi nettement, sans être obligé de se forcer les yeux. Vous eussiez dit une ligne de clochers. Ça me faisait penser aux flèches fines de notre pays de Trégor, qu’à mes retours de campagne j’avais si tôt fait de reconnaître bien avant que la terre fût visible.
Et là-bas, vers l’est, l’île aussi apparaissait, ou du moins son fantôme. Cela ne lui arrive pas tous les jours, ni même tous les mois. Si je vous affirmais qu’une année nous ne pûmes saluer son museau de glace, de toute la saison!... Les vieux loups d’Islande racontent sur elle aux novices les histoires les plus saugrenues; ils leur donnent à croire, par exemple, qu’elle est la grand’mère des baleines, baleine elle-même démesurée, qu’elle a l’humeur voyageuse et que, comme tous les monstres de son espèce, elle aime à changer d’eaux. Ce qui est certain, c’est qu’il n’y a pas de terre plus capricieuse: un soir, elle semble toute voisine, on la toucherait presque, et, le lendemain, froutt! elle s’est éclipsée... Ce matin-là, elle avait l’air de flotter, paisible, sur la mer, pareille à une ville de marbre aux remparts abrupts, dominés par de hautes et vastes coupoles qui étincelaient.
—Eh! mais, fit brusquement le capitaine, après avoir regardé l’heure à son chronomètre, est-ce qu’ils comptent passer leur dimanche de Pâques au lit, ceux de là-dessous?... Attends voir! Je vais te leur carillonner le premier son de la messe!
Il se précipita vers la cloche, suspendue à l’avant, entre deux montants de fer, et toute rongée de vert-de-gris.
Drelin din, din din, drelin din!...
Elle n’avait pas la grosse voix du bourdon de Tréguier, la cloche de la Miséricorde, mais ça ne l’empêchait pas, à l’occasion, de faire, ma foi! un joli vacarme. Ah! les bonnes têtes ahuries qui se succédèrent dans l’écoutille!
—Qu’est-ce qu’il y a, Kerello? Qu’est-ce qu’il y a?...
Le capitaine s’interrompit pour leur crier:
—Il y a que c’est Pâques, tas de fainéants!
Puis il se remit à sonner de plus belle. Et c’était comme une averse de petites notes grêles et aiguës dont les vibrations allaient s’élargissant au loin dans le silence glacé des solitudes.
III
Moins d’une heure plus tard, tout était prêt pour l’office.
Sur le pont, lavé à grande eau, ne traînait plus un seul débris de poisson. Une de nos voiles de rechange, en forte toile grise, toute neuve, et qui voyait pour la première fois le jour des fiords, fut étalée sur la plate-forme du roufle en guise de nappe d’autel. Les garcettes à prendre des ris figuraient assez bien les franges. Nous plaçâmes dessus la Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, en faïence coloriée, qui ornait la cabine du capitaine, et un vieux saint Yves en bois, taillé à coups de couteau, tout enfumé par un séjour de plusieurs années dans la chambre de l’équipage.
Un de nous—un nommé Garandel, du bourg de Trézény—se souvint fort à propos que sa mère ne manquait jamais de glisser dans le fond de son coffre, sous les hardes, un rameau de buis bénit, destiné à le préserver de tout malheur. Il l’alla quérir et le cloua, en arrière du roufle, au tronc du grand mât. C’était maigre comme verdure, ce pauvre brin de plante à demi desséchée, mais, tout de même cela vous égayait l’œil, vous faisait chaud à l’âme, suffisait à évoquer, dans le morne paysage polaire, toute la douceur du printemps breton. Nous nous sentîmes le cœur embaumé par ce buis.
—Avouez qu’elles ne sont pas si bêtes, les idées de ma brave femme de mère, disait Garandel.
Les préparatifs terminés, le capitaine enjoignit au mousse de se tenir à l’avant, près de la cloche:
—Tu sonneras, quand je te ferai signe, au moment du Sanctus.
Moi, j’étais à mon poste, en face de l’autel, qui ne m’arrivait guère qu’à mi-cuisses. Le grand mât, avec sa vergue en travers, formait dans le ciel une croix immense où les haubans s’appuyaient ainsi que des échelles. La Miséricorde oscillait doucement, d’un mouvement très léger, très souple, inclinant de droite à gauche, de gauche à droite, les statues de la Vierge paimpolaise et du saint trégorrois. Nul bruit, sauf le petit chuchotement du clapotis sur l’étrave. Entre les cordages, on voyait s’enfler et décroître les ondulations d’une houle sans fin, d’un bleu d’acier.
Les hommes se rangèrent en cercle autour de moi. Ils avaient revêtu pour la circonstance leurs tricots les plus propres et des pantalons frais. Il se fût agi d’aller à la messe de paroisse que leur mise n’eût été pas plus décente. Seuls, les gros cache-nez de couleurs vives noués sur la gorge et les vestes de bure jetées sur l’épaule en guise de pardessus avertissaient du voisinage des pays arctiques.
—Quand tu voudras, Jean-René! prononça le capitaine.
Je soulevai mon bonnet de fourrure, aux trois quarts pelé, et je commençai le signe de la croix:
—En hanô an Tad, hag ar Mab, har ar Spéred Santel!...
Ailleurs, la scène eût peut-être passé pour drôle et j’aurais probablement fait l’effet d’un singulier «curé». Mais là, sur cette goélette solitaire, dans l’infini silence et le vide infini, il n’eût pas été du métier, celui qui aurait eu le cœur de rire. Pour nous, en vérité, nous n’y pensions guère... J’étais très grave et, s’il faut l’avouer, un peu ému,—comme, du reste, chaque fois qu’il m’est arrivé d’officier de la sorte. Il y a toujours eu en moi, depuis mon temps de petit séminaire, un prêtre manqué... Les autres aussi se comportaient d’une façon fort pieuse. D’aucuns avaient retrouvé dans les poches de leurs hardes des dimanches un chapelet oublié là, de l’automne précédent, et ils l’avaient sorti. Ce fut au milieu d’un recueillement profond que j’entamai la série des oraisons bretonnes. Les camarades,—qui debout, arc-boutés sur leurs jambes, qui adossés aux bastingages,—donnaient les répons.
Leurs grosses voix, rauques et traînantes, éveillaient dans les creux sonores de l’espace de longs bruits étranges, des échos inusités, comme si, là-bas, tout au loin, un peuple d’équipages invisibles se fût mis à prier avec nous. Et cela même ne fut pas sans nous causer d’abord quelque malaise. Vous savez ce qu’on dit: lorsqu’on prie tout haut à Islande, les âmes des «perdus», errantes dans ces parages, vous répondent. J’ai souvent ouï conter au père Loll, de la Marguerite, qu’une nuit que, pour se désennuyer, il avait imaginé de se réciter tout en pêchant son Pater noster, des voix s’élevèrent du fond des eaux, répétant après lui chacune de ses paroles. De surprise, et aussi de frayeur, il se tut. Alors, il y eut au-dessous de lui, dans la mer, comme un grand sanglot, et une voix murmura, plaintive:
—Si tu étais allé jusqu’au libera nos a malo, tu nous aurais tous délivrés.
A bord de la Miséricorde, ce jour-là, nous avons dû délivrer plus d’une âme défunte d’Islandais, car nous allâmes jusqu’au bout de notre oraison. Après la récitation des prières vint la lecture de la messe. Je lisais dans un vieux paroissien ou, pour parler plus justement, un eucologe, très volumineux, à couverture de basane avec fermoir de cuivre, dont M. Bléaz, recteur de Plouguiel, m’avait fait don l’année où je partis pour le collège. Toutes mes campagnes, il les a faites avec moi, le cher vieux livre, et plus d’une fois nous avons failli sombrer ensemble. Je l’ai encore; je vous le montrerai. Les dates importantes de ma vie y sont inscrites, sur le feuillet de garde, avec des réflexions à ma manière. Vous verrez que le dimanche de Pâques en question n’y est point oublié, et même que les dernières paroles de mon frère... Mais n’anticipons pas. Quand je fus au Sanctus, le capitaine fit un signe au mousse et commanda aux hommes:
—War an daoulin, pôtred! (A genoux, les gars!)
Nous restâmes dans cette posture une minute ou deux, la tête inclinée, en silence, écoutant tinter la clochette et fermant les yeux pour revoir en esprit l’église du bourg natal, l’autel paré de branchages et de fleurs, les chasubles des prêtres, brodées d’or, et, dans la nef, sur les nuques penchées des femmes, les hautes coiffes de dentelle blanche, semblables à un grand vol de goélands... Je n’eus pas plus tôt achevé l’Ite missa est que le capitaine me dit:
—Ce n’est pas tout ça, Jean-René: il n’y a pas de grand’messe sans un peu de chant.
—Oui, oui, s’écrièrent les autres, il faut que tu chantes!
Dès l’âge de ma première communion, j’avais été réputé pour ma voix, et ce fut à cause d’elle que Dom Bléaz, recteur de Plouguiel, m’attacha d’abord à lui comme un enfant de chœur, puis en vint à rêver pour moi les gloires du sacerdoce. Plus mûr, la poitrine élargie par les souffles immenses de la mer, vous eussiez juré que je portais en moi tout un registre d’orgues.
Un jour, du temps que je naviguais à l’État, sur la Melpomène, nous fûmes assaillis, en vue de Bourbon, par une trombe épouvantable. Ça sifflait, hurlait, beuglait. Un charivari de tous les démons! J’étais dans les hunes avec les gabiers, en train de carguer la toile. «Hein! Kerello, voilà des poumons qui dégottent les tiens!» me cria dans l’oreille mon voisin de vergue. Je ne répondis point, mais rassemblant toute ma voix, je lançai à gorge éperdue:
Il n’y a pas, que je sache, d’air plus ample et plus majestueux. Tant que dura la manœuvre, je chantai. «Superbe!» me dit le commandant, quand je descendis de la mâture. Même d’en bas ils avaient tout saisi. J’avais triomphé du sabbat des vents et de la mer. Et ce qu’il y a de plus curieux, c’est que presque aussitôt la bourrasque, dépitée sans doute, rebroussa chemin...
A Islande, il m’arrivait rarement de chanter. Je vous en ai dit la raison: au milieu de ces grands silences polaires, on a comme peur de sa propre voix. Et puis, beaucoup prétendent que cela porte malheur, qu’on attire la mort. Ceux de ma bordée, au moment de nous affaler sur nos couettes, me suppliaient souvent:
—Jean-René, dis une chanson de chez nous qui nous fasse, en dormant, rêver du pays.
Je cédais quelquefois et, avant de dégringoler moi-même dans le puits des songes, je leur fredonnais la «sône» des Filles de Lannion ou la complainte des Goémonniers.
Mais chanter dehors, sur le pont, à pleine voix?... Je me tournai vers mon frère, comme pour lui demander conseil.
Il était assis sur le plat-bord, les jambes pendantes, cramponné d’une main à la drisse du grand mât... Dans le branle-bas de la matinée, je n’avais guère eu le loisir de faire attention à lui... Sa pâleur me frappa. Sous la mince couche de hâle qui recouvrait ses traits jeunes, il avait la mine verdâtre d’un noyé... Une angoisse me prit. Et sans doute la lut-il dans mes yeux, car, raidissant sa taille courbée, il se mit à rire et dit avec enjouement:
—Voyons, ne te fais pas prier, Jean-René... Puisque pourtant c’est Pâques, tu nous dois au moins un alleluia.
Ses joues, en parlant, s’étaient colorées. Les autres firent chorus avec lui:
—C’est ça, oui, un alleluia.
—Tiens, continua Guillaume, il y a un cantique de Pâques... c’est en latin et je ne sais plus par quels mots cela commence... mais, si tu te rappelles, on nous racontait, quand j’étais petit, que c’étaient les anges qui l’avaient inventé et que, durant tout le temps qu’on mettait à le chanter, il y avait trêve pour toutes les douleurs, en ce monde-ci et dans l’autre, même pour celles des damnés.
—Tu veux dire l’O filii et filiæ?...
—Précisément... Vas-y, Jean-René. Lance-nous ça de la belle manière. Qu’on t’entende, si possible, jusque là-bas. Ça leur fera plaisir comme à nous.
Il montrait les silhouettes lointaines des navires de pêche mouillés à l’horizon.
—Oui, appuya le capitaine, fais honneur à la Miséricorde!
J’oubliai tous mes scrupules, et, debout sur un rouleau de filin, j’entonnai l’hymne puissante et douce de la Résurrection. Ma voix monta, extraordinairement vibrante, dans l’air quasi vierge de ces régions vouées à un silence éternel. La plupart des camarades, mon frère lui-même, s’étaient mis, dès les premières notes, à m’accompagner en sourdine. Peu à peu, je m’exaltai. Je me sentais comme soulevé par des ailes dans l’espace; une sorte d’ivresse me gagnait; c’était comme si toutes les musiques de Pâques eussent chanté en moi. J’en étais à ce passage: «Vide, Thomas, vide latus...» Vous verrez, il est marqué d’une croix dans mon livre... Tout à coup, un cri vers tribord, un cri que j’entends encore, après dix-neuf ans:
—Jean-René! Ton frère qui perd son sang!...
—Malheur de Dieu!
Je ne fis qu’un bond jusqu’à Guillaume. Il était toujours accroupi sur le bordage, mais il avait lâché la drisse, et, de chaque côté, un pêcheur le soutenait par l’aisselle. On voyait, sous son tricot, se gonfler des espèces de vagues qui s’échappaient en flots de sang par ses narines et par ses lèvres. Ses genoux, ses bottes en étaient inondés, et il y avait sur le pont une flaque rouge, comme si l’on eût éventré une cinquantaine de morues à cette place. J’allais le saisir à bras le corps, pour l’emporter je ne sais où, ailleurs, dans la pensée que cela le soulagerait. Il m’écarta du geste, murmura entre deux vomissements:
—Laisse... laisse... il faut que ça sorte...
Nous nous étions tous serrés en groupe en face de lui, aussi livides que lui-même, et nous restions là, hébétés, sans une parole, à le regarder. Je cherchai des yeux le capitaine: il était précipitamment descendu à la cabine et reparut tenant un verre à demi plein d’une liqueur foncée.
—Si tu pouvais avaler ça, Guillaume, ça te remettrait le cœur... c’est du tafia... du vrai!
Mon frère étendit la main, mais il tremblait trop.
—Versez-le-moi dans la bouche, fit-il.
On dut attendre que les hoquets fussent moins fréquents. Quand le breuvage eut passé, il dit, avec un soupir d’aise:
—Ça va mieux... c’est comme si j’avais bu du soleil des Iles.
Il s’essuya la figure du revers de sa manche, pour enlever les caillots qui poissaient les boucles frisées de sa barbe, et prononça d’un ton moitié comique, moitié navré:
—Il a tout de même un sale goût, le sang de l’homme.
Je lui demandai:
—Tu ne veux pas te coucher?
—Si bien! répondit-il; vous finirez la fête sans moi... Je ne vaux pas deux sous.
—Il sera mieux dans ma cabine, intervint le capitaine. Il y a un cadre et un matelas qui ne servent à personne... Conduis-le, Jean-René.
Guillaume déclara qu’il n’avait pas besoin d’aide. Il était comme honteux de ce qui lui arrivait, de se sentir faible presque autant qu’une femme au milieu de tous ces gaillards robustes, forts comme des arbres, dont les physionomies marquaient, devant sa souffrance, une pitié mêlée de stupeur. Il se raidit pour traverser le groupe, mais ses jambes chancelaient sous lui, et le balancement du navire le faisait tituber ainsi qu’un homme ivre. Quand nous fûmes seuls dans la cabine, sa première parole fut:
—Faut-il que je sois chiffe!
J’eus toutes les peines du monde à lui tirer ses bottes: il avait les pieds enflés. Une fois sur le dos, il feignit de plaisanter:
—On n’est pas mal du tout ici... Un lit de riche, mon cher... De la laine cardée!... C’est si moelleux que ça vous donne sommeil. Je vais rêver que je suis capitaine.
Je pliai sa veste en quatre et la glissai sous sa tête, en guise d’oreiller, puis je le drapai dans une couverture. L’installation terminée, il me dit:
—Tu sais, Jean-René, j’entends qu’on ne s’occupe pas de moi davantage... Remonte là-haut et amuse-toi...
—Mais si les vomissements te reprennent?
—Ne crains rien, j’appellerai.
Comme je mettais le pied sur l’échelle, il me cria:
—Tu me diras si l’andouille est bonne. Il y en a une dans le frichti.
IV
Le capitaine avait donné des ordres au mousse, dès la veille, pour que le repas fût digne de la fête qu’on célébrait. Je trouvai les camarades en train de casser le biscuit dans les assiettes d’étain, car on devait commencer par de la soupe d’oing, si chère aux estomacs bretons. Tout le monde en parlait, depuis le matin, de cette soupe, et du rata de pommes de terre au lard, et de l’andouille surtout:—«Une andouille superbe, mes amis, avait annoncé le capitaine; du pays de Guingamp, où on les fait si drues!...» C’est chose rare qu’une bombance à Islande. A l’ordinaire, on mange n’importe quoi, chacun dans son coin, le plus souvent sans s’interrompre de pêcher. Une croûte, un morceau de salaison, une gorgée d’eau qu’on va boire à la tonne, c’est tout le menu. Aussi exultions-nous par avance à l’idée du régal promis, de cette agape pascale faite en commun et que rien ne nous empêcherait de prolonger à plaisir, en propos d’hommes gais, la pipe à la bouche, en histoires de toutes sortes, en chansons. Et même, au cours de la messe, plus d’un avait dû être distrait dans ses dévotions par les odeurs venues de la cambuse, par les gros flocons de fumée noire qu’elle exhalait à plein tuyau vers le ciel... Au pays d’exil, dans ces mers tristes, il n’est point de petites joies.
Mais moi, la mienne était maintenant gâtée. L’accident arrivé à mon frère, d’une manière si brusque, m’avait bouleversé tout l’être. J’étais moulu comme si j’avais fait une chute du haut de la mâture. Rien ne me disait plus.
J’allai cependant prendre ma place parmi les autres. Ils s’étaient rassemblés sur l’arrière, où une voile, jetée en travers par-dessus le gui d’artimon, avait été arrangée en forme de tente. Eux non plus ne se sentaient pas l’esprit très gaillard. Je vis à leurs yeux qu’ils étaient préoccupés, inquiets.
—Comment va-t-il, Jean-René? s’informa le capitaine.
—Il a meilleure mine. Il ne se plaint pas. Son seul désir est que sa maladie ne vous trouble point. Il m’a défendu de rester auprès de lui et prétend n’avoir besoin que de repos.
—Moi, énonça Garandel, je suis persuadé qu’il en réchappera.
—C’est à souhaiter pour lui et pour nous, fit Désiré Kerneur, un ancien Terre-Neuvat, que nous avions surnommé le «Vieux flétan».
Il ne s’expliqua pas davantage, mais nous l’entendîmes tous à demi-mot. Cela signifiait que si mon frère venait à trépasser au cours de la campagne, ce serait un mauvais sort jeté sur la Miséricorde. Le malheur est comme les rats: il suffit d’un seul pour qu’il en éclose bientôt une nichée. Et, quand un Islandais décède sur les lieux de pêche, c’est une tradition que toute sa bordée ne tarde pas à le suivre. J’ai vu le fait se produire: dix hommes fauchés en trois jours. Il en restait un de la série, le onzième; la mort paraissait vouloir l’épargner, mais, affolé, il alla de lui-même au-devant d’elle et, pour couper court à ses angoisses, se laissa couler dans la mer. Que Dieu lui fasse paix!...
Le mousse avait trempé la soupe. Chacun se mit à manger, assis sous l’abri de toile, les jambes croisées à la façon des tailleurs. Et peu à peu les visages s’éclaircirent. Le capitaine ayant fait circuler une bouteille d’eau-de-vie, les idées noires commencèrent à se dissiper. On but à la santé de Guillaume.
Garandel dit:
—Je suis d’avis qu’on lui garde sa part du fricot. Vous verrez que le gars va se réveiller avec la faim... Ah! que non, qu’il ne l’a pas pêchée, sa dernière morue!... Croyez-moi, ne soyons en peine de rien et laissons porter vent arrière!
C’était un gai matelot que ce Garandel. Il avait une figure rose comme une jeune fille et des yeux bleus aussi doux que ceux d’un enfant. Il passait pour être un peu court d’esprit, mais nous n’en étions que plus gentils avec lui, car la présence d’un innocent porte bonheur et ils ont, dit-on, une divination des choses refusée au commun des mortels. Sa confiance nous gagna tous: il parlait avec une telle certitude que nous nous sentîmes rassurés. L’apparition de l’andouille, dans un nuage de fumée odorante, contribua encore à rendre à l’équipage sa belle humeur; elle fut saluée d’un triple hourra. Adieu les craintes! Adieu les soucis! A respirer le parfum poivré de ce mets de chez nous, toute notre allégresse nous revint. L’Islande même, Seigneur! que nous en étions loin! Voici que nous nous imaginions attablés à quelque festin de pardon, sur la côte d’Armor, en avril, après carême, alors qu’aux poutres des granges, dans les fermes, pendent les cadavres sans tête des porcs fraîchement tués... Les ménagères, les filles de la maison vont et viennent, le rebord de leur jupe retroussé par devant, sous le tablier. Les jouvenceaux, en bras de chemise, font leur office d’échansons... Nous revîmes tout cela par la pensée. La grand’voile, tendue sur le gui, ajoutait à l’illusion, nous rappelait la tente qu’on dresse en plein air dans le champ le plus voisin du logis, pour servir de salle de banquet. Et il n’était pas jusqu’au ciel lui-même, jusqu’au pâle ciel du septentrion, qui ne se fût paré pour la circonstance d’un éclat inaccoutumé. La mer faisait un bruit léger, intermittent, comme un souffle de brise, l’été, dans les feuilles.
On causait avec animation maintenant; et, naturellement, la conversation roulait sur le pays. Les gens mariés plaisantèrent les garçons sur leurs bonnes amies. On arrangea des noces pour le retour, en septembre. Cependant on buvait ferme. L’andouille avait excité les soifs et le capitaine ne cessait de répéter:
—Pâques n’arrive qu’une fois l’an... Il faut se réjouir comme de vrais chrétiens!
Il prêchait d’exemple, et les autres ne se faisaient pas prier pour l’imiter. Le nombre fut grand des bouteilles qu’on vida de la sorte, brunes fioles de vin de France achetées à Bordeaux en y allant charger du sel. Une ivresse lente se répandait de proche en proche. Chez plusieurs, les yeux devenaient petits et brillants. Un saleur, qui avait été à la guerre de Chine et qui en reparlait constamment dès qu’il était gris, entreprit de nous raconter des histoires biscornues sur une jeune fille de là-bas dont le souvenir le hantait. Mais il bredouillait, la langue épaissie. On avait fait silence, soi-disant pour l’écouter, en réalité parce que nous avions épuisé d’un coup tous les sujets d’entretien. Ça ne dure jamais longtemps, une causerie d’Islandais, même un jour de fête. Chacun s’abandonnait à une songerie vague où passaient des images d’ailleurs, des choses de Bretagne, des arbres, des clochers, des toits moussus, des figures d’enfants et de femmes. Seul, le saleur s’obstinait dans son récit auquel il n’y avait plus que lui à s’intéresser... La fumée des pipes ondulait comme un brouillard.
J’avais bu presque autant que les camarades, mais j’avais gardé la tête libre. De temps à autre, je tendais l’oreille du côté de la cabine, guettant un appel, prêt à me lever au premier signe. Or, comme je me retournais ainsi, peut-être pour la vingtième fois, voilà que j’aperçus Guillaume à quelques pas de nous, debout et qui nous regardait, les mains dans les poches, la jambe droite en avant, l’épaule gauche appuyée au grand mât. Il était très pâle encore, mais son visage était plus calme, plus reposé; ses lèvres souriaient, et il semblait qu’il y eût une légère moquerie dans son sourire. Sa belle barbe blonde, aux frisures fines, rayonnait sur son tricot de laine bleue, dans la clarté de cette pure après-midi polaire; il avait dû la nettoyer avec soin, car il n’y restait plus trace de sang figé.
Vous pensez si je poussai une exclamation joyeuse, en le montrant du doigt à mes compagnons.
—Garandel avait raison, fit le capitaine: hourra pour Garandel!
Tous, ils voyaient mon frère comme moi-même, distinctement. Le «Vieux flétan» lui cria de sa voix bourrue:
—Eh bien! est-ce que tu vas demeurer planté là? Qu’est-ce que tu attends?
Et Garandel ajouta:
—Sans moi, tu sais, tu te serais brossé le ventre... Mais, j’ai exigé qu’on te réserve ta part... Viens donc!
Lui, cependant, ne bougeait pas, continuait à fixer sur nous ses prunelles couleur d’eau sombre et à sourire d’un air bizarre.
—Est-ce qu’il va longtemps se ficher de nous? grommela le capitaine d’un ton moitié gai, moitié furieux... Si je me dérange pour t’aller chercher, mon gaillard, je te promets!...
Hervé Guyader avait le geste aussi prompt que la parole: déjà il marchait vers mon frère, en balançant son grand corps un peu alourdi par la boisson. Sa carrure puissante nous masquait Guillaume. Quelqu’un dit:
—Gageons qu’il va le prendre dans ses bras comme un moussaillon.
Nous nous apprêtions à rendre à mon frère nargue pour nargue, mais l’envie nous en passa vite. Le capitaine n’avait pas fait dix pas que, subitement, il s’était arrêté. Nous le vîmes se retourner d’un mouvement brusque: il était blême, ses mains tremblaient; c’est à peine s’il eut la force d’articuler:
—Il n’y a plus de Guillaume... il a disparu...
Et, en effet, le pont était désert: au pied du mât, il n’y avait personne. Nous nous regardâmes les uns les autres, épouvantés; une sueur perla sur nos faces. Nul de nous ne prononça le mot d’intersigne, mais c’était bien la chose, à n’en pas douter... Le capitaine avait rejoint notre groupe; il chancelait sur ses jambes: la poigne invisible de la peur serrait à la gorge ce rude homme qui, cent fois, d’un cœur impassible avait bravé les pires morts.
—Jean-René, murmura-t-il à voix basse, d’un ton presque suppliant, c’est à toi d’aller voir... Ceci n’est pas naturel... Il vaut mieux que ce soit toi... Tu comprends, c’est ton frère.
Comment je parvins jusqu’à la cabine, comment j’y descendis sans me rompre le cou, dans quel état d’esprit j’étais à cette minute affreuse de ma vie, je ne saurais vous le dire. Il y a là comme un trou dans ma mémoire. Je me souviens seulement que ma tête sonnait ainsi qu’une enclume où deux forgerons battent le fer... Je fus quelque temps avant d’y voir clair dans l’étroit logis, au sortir de la lumière du dehors. Enfin, je distinguai la forme de mon frère. Il me tournait le dos, le visage contre la cloison du navire. Je me mis à genoux près du lit, et je l’appelai doucement:
—Guillaume!... Guillaume!...
Étendre la main, le toucher, je ne l’osais pas, de crainte de le sentir raidi, glacé peut-être... Oh! cette angoisse! cette oppression! je haussai la voix:
—Guillaume!... au nom de Dieu!
Un gémissement faible me répondit. Il vivait encore!... Je vis qu’il essayait de changer de côté; je me penchai à l’intérieur de la couchette pour lui venir en aide. Les vomissements avaient dû le reprendre, car, lorsque je me reculai, mes bras étaient couverts de sang et tout le matelas en était souillé... Hélas! mon pauvre frère n’était plus que l’ombre de lui-même. La mort le travaillait en dedans: une couple d’heures avaient suffi pour vider sinistrement ce corps jeune que j’avais connu si beau, si souple, et comme doré par les soleils des mers chaudes, avant les funestes jours d’Islande... Des flots de larmes me gonflèrent les paupières mais je les retenais de couler.
—Qu’est-ce qui pourrait te faire plaisir, Lommic? lui demandai-je, en lui donnant le diminutif tendre par lequel notre mère avait coutume de le désigner.
Ses yeux allèrent à la bouteille de tafia que le capitaine avait laissée sur la table. Je lui en versai quelques gouttes entre les lèvres. Il poussa un soupir de soulagement, et, m’attirant à lui:
—Sur le pont! balbutia-t-il... Je veux de l’air... j’étouffe ici.
Je ne fis qu’un saut à l’échelle et je criai par l’écoutille:
—Ohé! vous autres, un coup de main, s’il vous plaît!
Ils accoururent tous. J’expliquai la chose au capitaine.
—C’est bien, dit-il; ne le contrarions point. Il n’y a qu’à le hisser, matelas et tout. Avec ton assistance, je m’en charge.
Il avait recouvré sa présence d’esprit, il commandait comme à la manœuvre.
—Je n’avais qu’une terreur, me confia-t-il à l’oreille: j’étais convaincu que tu allais le trouver mort.
—Il n’en vaut guère mieux, répondis-je.
Cet hercule de Guyader n’avait pas seulement la force, il avait aussi la dextérité. Le déménagement fut accompli en un clin d’œil, tranquillement, sans un accroc, sans une secousse. Nous transportâmes le malade sur l’arrière, à l’endroit où, peu d’instants auparavant, nous avions été troublés de façon si étrange par une apparition de lui qui n’était que son fantôme. Le mousse achevait de ramasser les débris du repas, de balayer la cendre des pipes, de nettoyer sous les chiqueurs.
Je m’accroupis sur les planches auprès de Guillaume. Les autres s’écartèrent, firent mine de s’en aller flâner le long des bordages, pour me laisser seul avec lui. Il respirait plus librement et, la bouche entr’ouverte, semblait boire l’air avec avidité.
C’était déjà l’heure du soir, en ces pays d’extrême nord, si lents à s’éclairer, mais qui gardent aussi, jusque dans leurs crépuscules, un rayonnement mystérieux. Le ciel avait revêtu des teintes violettes. La silhouette du navire agrandie, se prolongeait à notre droite sur la mer. Le vent fraîchissait et des formes de nuages commençaient à se mouvoir sur les lointains assombris. Je tenais une des mains de mon frère; elle était chaude et moite. Il regardait au-dessus de lui, fixement, comme si là-haut, dans les profondeurs désertes du firmament, il se fût passé quelque chose,—quelque chose de visible pour lui seul. Soudain ses yeux brillèrent, il murmura:
—Jean-René... des oiseaux!
Un vol de points noirs arrivait sur nous, en effet, venant du couchant, de la partie la plus éclairée du ciel,—des mergues sans doute ou encore des bruants des neiges. Ils jetaient de petits cris monotones, pareils à des vagissements de nouveau-né. Quelques-uns, les plus las, se posèrent un instant sur l’étai de misaine, puis reprirent leur chemin vers le pôle, du côté d’où montait la nuit.
Leur vue parut avoir ranimé Guillaume. Il se parlait à lui-même, maintenant, se racontait je ne sais quoi, une de ces histoires inintelligibles pour les vivants, où s’absorbent les moribonds aux approches du moment suprême... Brusquement, il interrompit ce colloque intérieur, et, me dévisageant avec une expression de tendresse qui ne lui était point coutumière, il articula de sa voix naturelle, presque sans effort:
—Tu n’as pas trop de chagrin, n’est-ce pas, Jean-René?
—J’ai du chagrin de penser que tu souffres.
—C’est ce qui te trompe: je ne souffre plus... Le mauvais quart d’heure est franchi; désormais tout ira bien.
Je crus que, réellement, il se sentait mieux, que l’espoir de guérir lui revenait avec la vie. Il me pria de lui laver la figure. Je criai au mousse de m’apporter une écuellée d’eau tiède... Quand ce fut fait, quand j’eus lissé les poils soyeux de sa barbe, il reprit:
—Hèle le capitaine. J’ai deux mots à lui dire.
Hervé Guyader accourut, s’agenouilla et, d’un geste machinal, se découvrit comme au chevet d’un agonisant. Grande fut sa surprise de voir avec quelle aisance calme, un peu lente, mon frère s’exprimait.
—J’ai une grâce à vous demander, capitaine... A quelle distance sommes-nous de la terre?
—A cinq milles environ.
Je songeai: «Il a sans doute l’intention de se faire débarquer, d’entrer en traitement à l’hospice de l’île.» Et ce fut aussi, je suppose, l’idée du capitaine, car il s’empressa d’ajouter:
—Nous t’y transporterons, si tu le désires; mais ne crains-tu pas que la traversée, dans l’état de faiblesse où tu es...
Guillaume sourit doucement:
—Rassurez-vous, capitaine, dit-il. L’heure est proche où je ne sentirai plus rien, ni tangage, ni roulis... Seulement, voilà... il me serait désagréable de m’en aller où vous savez par le chemin des morues... Et puis, c’est à cause de ma mère: ce lui sera une consolation dans son deuil de penser que son fils Lommic a, dans un coin d’Islande, son lit de quatre planches et sa tombe. Jean-René lui dira où l’on m’aura mis; elle saura où me situer, quand elle récitera les De profundis du soir: «Prions pour l’âme de Guillaume qui est à Reikiavik!...» Capitaine, promettez-moi que je ne serai pas jeté à la mer, cousu dans le sac des abandonnés!
Il avait débité tout cela d’une haleine... Hervé Guyader et moi, nous demeurions comme pétrifiés.
—Me promettez-vous, capitaine, répéta-t-il.
Le capitaine lui serra la main entre les siennes et balbutia:
—Quoi qu’il advienne, oui... par mon plus grand serment... il sera fait selon ton vœu.
Et, pour ne pas laisser à son émotion le temps de crever, il se leva précipitamment, s’enfuit.—Moi je n’avais pas été capable de maîtriser mes sanglots. Une marée de navrement me gonflait le cœur: il fallait que ça débordât... Guillaume, lui, s’était tourné vers l’île, vers la mystérieuse Islande qui semblait là-bas, du côté de l’est, avec ses glaciers encore blancs dans l’ombre, un immense navire sous voiles, le navire fantôme, le purgatoire triste des marins disparus...
—Lommic, lui dis-je à travers mes larmes, en me penchant sur lui, ça n’est pas vrai, n’est-ce pas? tu ne vas pas t’en aller ainsi?
Il resta un moment sans répondre. Sa respiration faisait dans sa gorge le bruit du vent dans les cordages. Enfin il put parler:
—Tu es une espèce de prêtre... Entends mes péchés, pour que le recteur de chez nous les apprenne de ta bouche et qu’il m’absolve.
Il ferma les yeux et, les mains jointes, se mit à se confesser. Je l’aidai à faire son acte de contrition. Il répétait après moi les mots du catéchisme avec un air de soumission craintive, d’une voix un peu hésitante, comme un enfant. Quand ce fut fini, il soupira:
—Il était temps... les jambes sont glacées.
Je lui proposai de descendre chercher une autre couverture. Il ne voulut pas. De grands frissons le parcouraient,—muettes haleines de la mort. Il prononça très bas, comme en rêve:
—Le soir de Pâques... n’oublie pas, Jean-René...
Il s’arrêta, épuisé. Ce furent ses dernières paroles. Dans ses yeux dilatés ses pupilles nageaient, comme fondues. Tout à coup il se dressa sur son séant, étendit les bras comme pour saisir quelque chose, puis retomba en arrière, en poussant un cri sauvage, un cri de bête blessée, qui retentit d’un bout du pont à l’autre et s’alla perdre au loin dans le silence épouvanté de la nuit.
C’était sa jeunesse, il faut croire, c’étaient ses vingt-cinq ans qui s’indignaient de mourir.
Deux de ses habituels voisins de pêche m’aidèrent dans sa toilette funèbre. Quand nous l’eûmes mis à nu, son corps nous apparut tatoué de dessins bizarres; parmi des entrelacs de fleurs des pays chauds, des noms se lisaient écrits avec des encres diverses et restés si frais qu’on eût dit que le pointillé datait de la veille,—des noms de femmes étrangères, aimées au hasard des rencontres, durant ces nuits dont il m’entretenait le matin même, les nuits de l’autre côté du monde, les nuits légères, douces comme de la soie... Et voici que cette poitrine de jeune homme, où tant de souvenirs étaient gravés, évoquant des terres si lumineuses, on la coucherait tout à l’heure au pays des glaces, dans la sombre Islande, si loin du vrai soleil, si loin des hamacs de la sieste sous les caroubiers!...
Le capitaine, qui était descendu consigner le décès sur le livre de bord, remonta portant un paquet de chandelles.
Nous traînâmes le matelas au fond de l’espèce de tente improvisée à l’abri de laquelle nous avions dîné, quelques heures auparavant, et, après l’avoir recouvert d’un ballin[2] de laine blanche, pour dérober les taches de sang qui s’y étalaient humides encore, nous y couchâmes le cadavre revêtu de ses habits de pêche et enveloppé dans son ciré des gros temps. Nous n’avions pas de crucifix à lui mettre dans les mains.
—Si nous y mettions mon bouquet de buis? proposa Garandel.
Nous n’avions pas de chandeliers: on prit des pommes de terre, on y creusa un trou, et l’on y plaça les chandelles dont la longue flamme jaune, protégée du vent par la voilure, promena comme un reflet de vie sur les traits souriants et reposés du mort.
Car il souriait, oui, et de ce sourire un peu ironique, déconcertant, que nous avions vu tantôt à son intersigne, au pied du grand mât. Désiré Kerneur ne put se retenir d’en faire l’observation. Et, comme tantôt aussi, sa barbe, sa jolie barbe de blondin frisé, brillait d’un éclat doré sous la lumière. Avec sa mine dédaigneuse, il avait un air de nous dire:
—En vérité, vous êtes des sots de me plaindre. J’en ai fini avec votre métier de chien, avec vos misères farouches, avec vos exils forcés où les joies mêmes sont tristes. Je n’ai plus souci ni des fantaisies de la morue ni de celles de la mer. Je suis au port. Pour rien au monde je n’échangerais mon destin contre le vôtre...
Derrière lui, un peu au-dessus de sa tête pâle, dans l’ombre, la roue du gouvernail, abandonnée à elle-même, oscillait faiblement à droite et à gauche, au gré des ondulations paisibles de la houle... Un de l’équipage jeta dans le silence:
—Sur vingt-deux que nous étions hier, celui-ci est fixé... Savoir quel genre de trépas nous est réservé, à nous autres?
Le capitaine répondit:
—La volonté de Dieu est grande.
Puis, m’interpellant:
—Ta besogne de sacriste aura été dure aujourd’hui, Jean-René... Il convient cependant que ce soit toi qui dises les prières des morts. Nous y assisterons tous. Après, tu pourras descendre dormir. Les hommes s’arrangeront entre eux pour faire le quart auprès du cadavre, trois par trois, jusqu’au moment d’appareiller.
—Oh! capitaine, répliquai-je, il me serait impossible de fermer l’œil. Je passerai la nuit sur le pont.
Qu’elle fut longue et triste, cette nuit! De temps à autre, je m’assoupissais, malgré moi, vaincu par l’abattement, par la fatigue, et je faisais alors des rêves étranges: je voyais des chemins ombragés d’arbres inconnus; au milieu de la chaussée, mon frère était étendu, les coudes repliés sous la nuque. Des femmes le bonjouraient au passage dans une langue qui n’était ni du latin, ni du français, ni du breton, mais que je comprenais néanmoins; l’une après l’autre, elles lui disaient la même phrase qui signifiait: «Eh bien! beau fainéant, tu n’entends donc pas la messe de Pâques qui sonne?» Lui se contentait de sourire, et elles s’en allaient; à leurs oreilles, des diamants étincelaient comme des étoiles... Et voilà qu’il n’y avait plus de chemin ni d’arbres, mais une plaine de neige, d’une désolation infinie, plantée seulement de croix noires, toutes semblables et sur lesquelles aucun nom n’était inscrit; j’errais en compagnie de ma mère parmi ces croix; devant chacune elle me demandait: «Est-ce celle de Lommic, Jean-René?» Et moi, je ne me souvenais plus; je cherchais, je cherchais, fou d’angoisse, et je ne trouvais pas... Trois, quatre fois de suite, j’eus le même cauchemar. Les camarades, m’entendant geindre, me réveillaient:
—Ne t’endors pas... Le froid te prendrait.
Ils me tendaient la gourde d’eau-de-vie que le capitaine avait mise à notre disposition, j’y trempais les lèvres et nous nous remettions à réciter à mi-voix des De profundis.
Les équipes se succédaient de deux heures en deux heures, pour le quart funèbre; et rien n’était plus lugubre que ces allées et ces venues, avec le bruit des sabots cloutés, aux tiges de cuir, résonnant sur le pont, tandis qu’autour de nous, dans l’espace infini, flottaient les grands silences arctiques, encore plus mystérieux que de coutume et plus terrifiants.
Enfin une blancheur se montra vers l’est. Bientôt on put distinguer le gris du ciel du gris des eaux. Quelle différence entre l’aube merveilleuse qu’il m’avait été donné de contempler la veille et ce matin blême, ce matin de deuil où le soleil, blafard et vitreux, semblait l’œil convulsé d’un mort!...
Debout au gouvernail, le capitaine criait déjà ses ordres pour l’appareillage. Les poulies grincèrent, les voiles claquèrent en se déployant, et la Miséricorde, que ses ancres de fond ne retenaient plus, après avoir, comme nous disions, flairé la mer, courut droit devant elle, l’étrave haute, persuadée peut-être, la chère âme, qu’on la ramenait vers les cales de radoub et le tranquille hivernage dans les bassins bretons... Nous faisions cap sur Reikiavik.
V
Ce n’est pas tous les capitaines qui se seraient comportés envers un matelot avec la générosité que montra Hervé Guyader pour mon frère. Dieu me préserve de médire d’aucun d’eux: en trente ans de pêche, j’en ai pu connaître beaucoup de bons et beaucoup de mauvais; peu eussent consenti, comme celui-ci, à perdre une seconde journée de pêche et à quitter un des grands chemins de la morue, qu’on risquait fort de ne pas retrouver, tout cela pour obéir au vœu d’un mourant à qui ne l’unissait aucun lien de famille et qui n’avait droit qu’à la sépulture commune des décédés en mer, au sac de toile, à la planche à bascule et au Requiescat in pace prononcé sur le plongeon suprême.—Pauvre Hervé Guyader! Il faut croire que la mer ne lui pardonna point de lui avoir dérobé cette proie. Six ans plus tard, quand la Reine-des-Anges, sur laquelle j’avais fait la campagne, aborda au quai de Tréguier, les premiers mots du douanier de service furent pour nous apprendre que, depuis fin juillet, on était sans nouvelles de la Miséricorde. Nous nous rappelâmes qu’à cette date nous avions, en effet, essuyé un coup de gros temps. La Miséricorde avait dû sombrer corps et biens. Je m’enquis des hommes qui la montaient. Dans la liste, outre le capitaine, figuraient deux des compagnons qui m’assistèrent auprès de Guillaume: Mathias Garandel, l’homme au buis, et Désiré Kerneur, l’ancien Terre-Neuvat. Dieu ait leurs âmes!...
Arrivés en baie de Reikiavik, nous mîmes la chaloupe à la mer et nous y descendîmes le cercueil. C’était Kerneur qui l’avait fabriqué, ce cercueil, avec des bouts de planches destinés à la réparation du navire en cas d’avaries. On avait eu le soin de l’entourer d’une corde solide, de crainte qu’il ne vînt à se disloquer dans le transbordement. Une croix aussi avait été faite, puis passée au goudron, et j’y avais tracé en lettres blanches cette inscription très simple:
GUILLAUME KERELLO, DE PLOUGUIEL
VINGT-CINQ ANS
Six bâbordais prirent place dans l’embarcation, trois de chaque côté de la bière, pour ramer; le capitaine, à l’arrière, tenait la barre; moi, je m’étais accroupi sur l’avant et, mon eucologe à la main, je débitais à voix basse les dernières oraisons.
Il faisait encore presque un temps de Bretagne, ce jour-là, mais de Bretagne brumeuse et grise, de Bretagne d’hiver. Nulle apparence de soleil. Le ciel semblait se fondre dans la mer en un brouillard léger comme une mousseline. Les énormes promontoires, entrevus au travers, nous faisaient l’effet d’être ces gigantesques murailles du monde, dont il est parfois question dans nos légendes et derrières lesquelles, dit-on, fleurissent les mystérieux jardins de la mort... Ce fut une navigation singulière; je n’y songe jamais sans un frisson. Vous avez ouï parler de la Barque des Ames,—Lestr an Anaôn,—qu’on voit voguer sur nos côtes, la nuit, chargée à couler bas, et dont les passagers, à qui les hèle, ne répondent que par des amen. Tels, nous allions, dans un murmure de prières. Les hommes ramaient avec précaution, gênés qu’ils étaient dans leurs mouvements, et aussi à cause des écueils qui hérissent la baie. Si la poignée d’un aviron venait, par hasard, à heurter la bière, nous tressautions, troublés comme par un bruit surnaturel. Bientôt nous n’aperçûmes plus de la Miséricorde que sa mâture: celle-ci, dans l’éloignement prenait des proportions fantastiques: on eût dit le spectre d’une croix immense surgie du sein des eaux... De temps à autre, sur le chemin que nous suivions, se montraient des roches élevées, des îlots de pierre, aux parois verticales et lisses, pareils à des ruines; leurs cimes étaient garnies d’eiders, perchés sur un rang, qui nous regardaient de leurs yeux presque humains, en ouvrant et refermant leurs grandes ailes blanches...
Il était environ midi, quand nous accostâmes à Reikiavik. Le cercueil fut débarqué sur le quai, et nous restâmes autour, à le garder, tandis que le capitaine allait demander aux autorités de la ville la permission de l’inhumer et prier le fossoyeur public de creuser la tombe. Nous demeurions là, plantés sur nos jambes, immobiles, nos «suroîts» rabattus, l’air morne et embarrassé tout ensemble... Je connaissais Reikiavik pour y être venu deux ou trois fois en bordée, une année que nous avions été cernés par les glaces et qu’on pouvait s’y rendre comme en promenade, sur les flots gelés. Mais je n’en avais retenu que des images d’entre gin et brandy, une confuse vision de tables, de tonneaux cerclés de cuivre, de servantes de bars, rougeaudes, coiffées de noir comme les femmes de Sein, avec des cheveux nattés qui leur pendaient dans le dos, et une grosse voix de matelots enroués,—cela dans une atmosphère de fumée, sentant le tabac, l’alcool, l’huile, et surtout la fiente d’oiseaux dont les habitants se servent pour faire du feu... Oh! qu’elle me semblait lugubre et renfrognée, à cette heure, la triste ville des fiords, la ville sans joie, sans lumière, sans arbres, comme toute nue sous un ciel plombé, et si sombre avec ses maisons de bois, plus moisies que les goélettes retraitées qu’on laisse, chez nous, à pourrir dans les ports! Par-dessus les toits, dans la brume, pointait un clocher, ou plutôt une guérite... Je pensai à notre tour de Plouguiel, à son carillon du dimanche, aux frênes du cimetière où nichent des ramiers et à l’ombre desquels Guillaume eût été si bien!... Alors, à l’idée que nous l’enfouirions ici, dans ce sol étranger, aux extrêmes confins et presque en dehors de la terre chrétienne, j’eus le cœur à ce point navré que, si ce n’avait été par respect pour son dernier vœu, j’aurais, je crois, poussé du pied son cercueil, oui, je l’aurais poussé à la mer, et je lui aurais dit:
—A la garde de Dieu, mon frère!... Quelque part que la vague t’emporte, tu y seras mieux et plus près du paradis qu’en ces parages de désolation.
Non loin de nous, sur la marine, se dressait une baraque surmontée du drapeau danois. Un vieux à casquette galonnée—probablement une espèce de maître de port—qui nous dévisageait du seuil, depuis quelques instants, vint à nous et nous demanda en français:
—Qu’est-ce qu’il y a dans ce coffre?
—Un mort, répondit Garandel.
L’homme se découvrit, salua, puis nous désignant la baraque:
—Mettez-le là, si vous voulez, en attendant, et abritez-vous.
Ce n’était pas de refus. Le brouillard, plus dense, commençait à pénétrer nos vêtements, sous nos cirés, et des filets d’eau glacée dégoulinaient le long de nos jambes. Dans la cahute, un poêle ronflait. Nous pûmes nous chauffer, assis sur un banc. Le vieux à casquette avait repris la conversation; il nous raconta qu’il avait fait en France un séjour de deux ans; puis il m’interrogea sur mon frère, sur la maladie qui l’avait tué, et, comme je m’enquérais s’il y avait d’autres Bretons enterrés à Reikiavik:
—Peu, dit-il, mais il y en a... Ils ont leur coin, le coin des étrangers.
Le capitaine survint sur ces entrefaites. En serrant la main du vieux, je le priai de me dire son nom. Il s’appelait Rosenkild. Je me le répète chaque fois que je fais retour vers ces temps lointains. C’était le nom d’un brave homme.
Pour gagner le cimetière, il faut traverser Reikiavik dans toute sa largeur. J’allais le premier, escorté par le veilleur de nuit de l’endroit, qui est également préposé, paraît-il, aux enterrements; les camarades suivaient, portant le cercueil sur des rames; le capitaine fermait la marche. Nous cheminions en silence par les rues désertes, dans la brume. Des visages se collaient aux vitres pour nous regarder passer. Parfois, une porte s’ouvrait et, sur le seuil, des jeunes filles, des enfants, montraient leurs têtes étonnées, leurs faces roses, un peu bouffies, encadrées de cheveux couleur de foin, leurs yeux verts du vert des plantes qu’on a séquestrées du soleil; ils murmuraient je ne sais quoi dans leur langue, des paroles de leur religion, sans doute, l’adieu selon le rite à ce mort inconnu.
Nous étions dans la campagne maintenant, si l’on peut appeler de ce nom la plaine sans herbe où nous manquions à tout instant de trébucher dans les cailloux et qui, prolongée au loin par les pentes neigeuses des monts, ressemblait assez à celle de mon rêve.
Soudain, une palissade, comme on en voit chez nous autour des chantiers de construction, une porte à claire-voie, un enclos découpé en petits carrés, avec des allées droites et nettes, comme un potager bien tenu... C’était là. Jamais cimetière ne m’a donné une telle impression d’ordre, de rangement méthodique, de propreté. Chaque famille a son carré, son arpent funèbre, qu’elle entretient soigneusement. Mais combien morne en sa régularité même, ce cimetière du pôle, et combien muet! Combien différent des nôtres où les tombes voisinent pêle-mêle, où, parmi les sauges et les jacinthes sauvages, voltigent les bouvreuils, les abeilles, toutes les bêtes chères aux défunts!... Nous nous dirigeâmes vers le fond de l’enclos, guidés par le son retentissant des coups de pioche dans la terre durcie. Là, régnait une sorte de plate-bande inculte que bossuaient quelques tertres épars.
Nous touchions au terme de notre corvée de deuil.
Des croix à demi déracinées par les bourrasques inclinaient tristement leurs branches, déjà vermoulues, bien qu’elles indiquassent des dates assez récentes... En attendant que le fossoyeur eût fini de creuser le trou, nous nous mîmes à déchiffrer les noms des gars d’Islande auprès desquels Guillaume dormirait tout à l’heure le somme éternel. C’étaient, pour la plupart, des sépultures de Dunkerquois. Tout à coup, le capitaine s’écria:
—Kermarec!... Yvon Kermarec!... Un de Plouha!... Je l’ai bien connu. Nous étions au cours ensemble, à Paimpol.
Et presque aussitôt un autre dit:
—Ici c’est Pierre-Louis Féchant, de Camlez...
—Ah bah! le second de l’Étoile-des-Mers! fit Garandel. Il y a deux ans, je soupai à sa table, dans sa maison de Kervénan, le soir du pardon de saint Nicolas. C’était un homme fort: il soulevait une barrique de cidre à bras tendus...
Un appel nous fit retourner. C’était le fossoyeur qui nous avertissait que la tombe était prête... Que vous dirai-je encore? Dix minutes plus tard, mon frère reposait dans le lit qu’on ne refait pas, et les lourdes mottes de la terre islandaise avaient recouvert sa dépouille. Nous y plantâmes la croix que nous avions apportée, la croix aux lettres blanches que les gens de Reikiavik épelleraient le lendemain sans les comprendre. Je récitai l’oremus final; puis, après avoir fait trois fois le tour de la tombe, chacun murmura:
—Kenavo (au revoir), Lommic!
Et nous nous éloignâmes. Mon frère demeura seul dans l’éternité, avec son brin de buis de Bretagne entre les doigts.
«Le soir de Pâques... n’oublie pas, Jean-René!» Ah! certes, non, je n’ai pas oublié...
...Kerello secoua les cendres de sa pipe dans le gazon roussi. La douce lumière élyséenne des couchants de septembre promenait sur le calme paysage son reflet pâlissant. A nos pieds, la rivière salée s’enflait lentement, comme soulevée par des forces mystérieuses, et, avec la marée montante, le souffle du vent semblait s’être élargi. Sa grande aile invisible, en touchant les navires à l’ancre autour de l’île Loaven, les éveilla de leur torpeur. Nous les vîmes frémir, s’ébranler, s’engager, l’un derrière l’autre, dans le courant que dessinait un ruban de moire plus claire sur le gris azuré des eaux. Leurs flancs, délavés par les embruns arctiques, étaient marbrés de lèpres verdâtres, et, dans le silence vespéral, nous entendions distinctement craquer leurs membrures. Ils n’en avaient pas moins comme un air de joie. Un rayon oblique dorait les hautes voiles, allumait une flamme rose à la cime des mâts.
En regagnant Roc’h-Vélen par les sentiers de falaise, nous pûmes suivre quelque temps leur défilé majestueux.
L’équipage du navire de tête avait entonné le cantique de saint Yves, du grand patron trégorrois. Les autres reprirent en chœur. Et même après que les goélettes eurent disparu dans les tournants de la rivière, leur chant continua d’arriver jusqu’à nous, harmonisé par la distance. De grosses larmes ruisselaient sur les joues du «Clerc de Kersuliet». Je crus qu’il pensait à son frère, à la Pâque douloureuse dont il venait de me faire le poignant récit, à la tombe sans prière et sans fleurs du pêcheur de la Miséricorde couché là-bas, devers Reikiavik, dans le coin des abandonnés... Je me trompais du tout au tout.
—Sont-ils heureux, ces gaillards-là!—me dit-il en posant sur moi sa rude poigne.—Et voilà pourtant des bonheurs que je ne connaîtrai plus!
FUNÉRAILLES D’ÉTÉ
A M. Louis Ganderax.
I
Nous rentrions de la pêche au large, avec le flot montant. Il faisait une de ces calmes et blondes soirées d’août qui revêtent les lointains, en Bretagne, d’une lumière infiniment douce, suspendue dans l’air comme une poussière d’or pâle. Le ciel profond, et d’une amplitude immense, se recourbait en voûte au-dessus des eaux...
Le Saint-Yves filait d’une allure égale, un peu incliné sur son flanc droit, traînant derrière lui un fin sillage que le soleil couchant teintait de pourpre et projetant, en avant de la proue, sur la face à peine moirée de la mer, la silhouette élégante de ses deux focs harmonieusement gonflés.
Herri Laouénan, le patron, fumait sa pipe, assis à la barre. Le reste de l’équipage—deux pêcheurs et un mousse—se tenait accroupi dans l’ombre de la grande voile, les coudes appuyés au plat-bord. Tous se taisaient. A vivre constamment dans les mystérieuses solitudes du large, les marins de cette côte, fils d’une race d’ailleurs taciturne, prennent à la longue des habitudes quasi monastiques de silence. Je suis sûr que depuis le matin, en dehors des indications nécessaires pour les manœuvres, il n’avait pas été prononcé cinq paroles... Nous glissions sans effort, sous la poussée d’une faible brise, entre les îles qui parsèment ce coin de Manche, dans les parages du Trégorrois.
C’est un des plus beaux paysages de mer que je connaisse. De toutes parts surgissaient autour de nous de gigantesques profils de pierre, des figures énigmatiques et colossales. Le rocher du Château, avec sa toison de lichens, gardait l’entrée du port, dans l’attitude d’un sphinx de bronze vert, et, vis-à-vis, l’île Saint-Gildas dormait, paresseusement étendue à l’ombre de son bois de pins qui la fait ressembler à quelque Salamine bretonne. Plus loin, vers le septentrion, s’égrenaient, comme les têtes débandées d’un troupeau à la nage, les innombrables récifs épars le long du littoral de Plougrescant... Des vols de mouettes tourbillonnaient, pareils à une neige vivante, dans la transparence ambrée de l’atmosphère. Devant nous, l’âpre échine de la côte, de l’armor penvénanais, s’enlevait en noir sur le ciel pâlissant. Un calme délicieux baignait toutes choses. Et la houle elle-même roulait par grandes ondes lentes et pacifiques. La trépidation de la barque était à peine perceptible: on l’eût dite immobile, figée sur place, au milieu de l’enchantement universel, n’eût été la fuite incessante des roches qui, l’une après l’autre, passaient, en un défilé d’ombres silencieuses, semblant remonter vers la haute mer.
Soudain une cloche tinta.
Et, comme s’il n’eût attendu que cet avertissement, un goéland solitaire, perché à la cime de l’écueil du Four, battit l’air de ses longues ailes grises et s’envola.
Les hommes, ôtant leurs suroîts, se signèrent. Le patron murmura:
—Dieu lui fasse paix!
Les autres répondirent en chœur:
—Amen!
—Ce n’est donc pas l’angélus? demandai-je.
—Écoutez! fit Laouénan, le doigt levé.
Les tintements tombaient, espacés, monotones, avec de lourdes vibrations qui allaient se perdre au loin dans la profondeur de l’immensité vide.
—Ne reconnaissez-vous pas le timbre de la cloche du Port-Blanc? Elle ne sonne jamais qu’en deux circonstances: le jour de la fête de Notre-Dame et pour le glas d’un marin décédé... Dieu fasse le sort qu’il mérite à celui qui vient de mourir!... Ce goéland que vous avez vu prendre son vol, c’était son âme qui partait.
—Je n’ai pas entendu dire qu’il y eût quelqu’un de malade dans nos alentours.
—Féchec-coz[3], depuis près d’une semaine, n’est pas sorti[4]... Je lui ai rendu visite hier. Il m’a dit: «Je suis au bout de ma chique...» Ou je me trompe fort, ou c’est son glas que nous entendons.
Et, de nouveau, le patron se tut, et les hommes renfoncèrent leurs casques de toile huilée sur leurs figures graves, tandis que la cloche de la chapelle continuait de marteler le vaste silence à petits coups réguliers et plaintifs...
Le soleil n’était pas encore complètement couché quand nous accostâmes au débarcadère. Un groupe de femmes stationnait près de la hutte du douanier de garde, sur un tertre à demi éboulé dominant le môle. Une d’elles, une grande fille brune, à la peau rêche et bistrée, marbrée de rouge par les larmes, vint au-devant de nous, dès que nous eûmes posé le pied à terre, et, s’adressant à Herri Laouénan:
—On t’attend chez nous pour ensevelir mon père. Il a eu sa connaissance jusqu’à la fin et, au moment de mourir, il t’a désigné. A toi seul, paraît-il, il a donné ses instructions.
C’était Annie, surnommée «Goémon vert», la fille de Féchec-coz.
—Va dire que j’arrive, répondit simplement le pêcheur.
Il héla le mousse resté à bord pour ranger les agrès.
—Passe-moi un des congres, petiot.
L’enfant lui tendit, en la soulevant par les ouïes, l’énorme bête gluante. Il la jeta sur son épaule, avec l’aisance d’un Hercule dompteur de monstres, et nous nous mîmes à gravir le raidillon qui conduit au village.
II
Le Port-Blanc n’est, à proprement parler, qu’un hameau marin, une enclave de Penvénan,—dont le bourg est situé à quatre kilomètres dans les terres, au centre d’un plateau assez triste, planté surtout de calvaires et de haies d’ajoncs.—Deux ou trois auberges, une douzaine de chaumières, c’est tout le village. Une route de grève, pavée de galets et où traînent des guirlandes de varechs abandonnés par le jusant, forme la rue unique. Une menue ruelle s’en détache, contourne les maisons qui bordent la plage, puis se disperse en une multitude de sentiers grimpants, bientôt évanouis derrière la hauteur.
Au fond d’une cour donnant sur cette ruelle, achève de s’effondrer une antique demeure du XVIᵉ siècle, couverte en glui, avec tourelle en poivrière, semi-masure et semi-manoir. Le rez-de-chaussée, humide et sombre, ne prenant de jour que par une étroite lucarne, sert à la douane d’entrepôt pour les épaves. C’est un capharnaüm étrange, une sorte d’ossuaire des naufrages, où gisent pêle-mêle des bouts de filin, des tronçons de mâts, d’énormes ferrures encrassées de rouille, des ancres, des rames, des planches sur lesquelles se lisent encore des noms de navires de toutes nationalités: bref, tout un musée funèbre de la mer. Cela sent le moisi, la saumure, et une pénétrante odeur de goudron ranci. Un escalier extérieur, en granit, conduit à l’étage, abrité par un auvent que soutiennent des piliers de chêne bizarrement sculptés.
C’est là que, depuis plusieurs générations, habitent les Féchec. Un de leurs ancêtres, enrichi par la flibuste, acheta la maison en l’an de grâce 1712 et y fit graver ses initiales dans la pierre, au-dessus de la fenêtre principale. A partir de cette date, l’aîné de la famille eut en apanage ce logis et le transmit à son premier descendant mâle, un peu plus délabré qu’il ne l’avait reçu. Il est d’usage, en Bretagne, de respecter toutes les vieillesses, celle des maisons comme celle des gens; les antiques murailles que l’âge et les intempéries inclinent vers la terre, y meurent paisiblement de leur belle mort.
Comme nous arrivions à la barrière qui donne accès dans la cour, Laouénan me demanda:
—Vous n’entrez pas dire une prière?
Si, vraiment! Je tenais à revoir une dernière fois les traits de ce rude marin, une des physionomies les plus singulières et les plus attachantes que j’aie connues; et surtout j’avais à cœur de payer à sa dépouille le tribut d’un suprême hommage... Que de chers souvenirs me rendent précieuse sa mémoire! Je lui dois mes plus profondes, mes plus exquises sensations de mer. En ce Port-Blanc, ma patrie d’élection, j’ai pu savourer, grâce à lui, les saines ivresses du large, en ce qu’elles ont de plus insinuant et de plus fort... L’été précédent, nous avions vécu ensemble, toute une semaine, de la libre vie errante des anciens vikings. Il m’avait fait découvrir les Sept-Iles, qui étaient pour moi un pays vierge et ne m’étaient apparues jusqu’alors que dans un brouillard de rêve, comme le mirage d’une Atlantide. Nous les avions explorées tour à tour, couchant une nuit dans chacune, enroulés en nos manteaux auprès d’un feu d’algues, avec la sourde rumeur de la houle à nos pieds et, sur nos têtes, le déploiement d’un ciel merveilleux, embaumé de subtils aromes et criblé d’étoiles. A l’île aux Moines, l’hospitalité nous avait été gracieusement offerte dans le phare; nous avions fait la veillée, en compagnie du gardien, dans la galerie extérieure de la lanterne, dont la flamme projetait au loin sur la mer nos ombres démesurément agrandies. Féchec-coz s’était mis à conter des «histoires», des mythes frustes et incomplets, pareils aux fragments mutilés de quelque antique cosmogonie bretonne, et qu’il se plaisait à situer en ces solitudes.
Il évoquait Is aux cent portes, détaillait les féeries de sa cathédrale, bâtie en ce lieu même et desservie par des moines au nombre de sept fois sept mille. Puis venait la pathétique légende d’Ahès «à la peau claire comme la lune»; ses amours tragiques, cause de l’engloutissement de la cité; sa fin lamentable, sa métamorphose en sirène, ses prunelles d’émeraude guettant toujours le passage des jeunes hommes, sa soif d’étreindre et de tuer, son beau corps souple ondoyant sans fin dans le mouvant repli des vagues et les imprégnant d’une amertume éternelle. Il se dégageait de ces primitifs symboles une poésie étrange, capiteuse, qui exaltait le conteur lui-même. Sous les touffes épaisses de ses sourcils, ses yeux brillaient, comme phosphorescents, et l’on eût dit qu’une émotion sacrée faisait trembler sa voix. Par instants, il nous donnait l’impression qu’il ne parlait pas pour nous seuls, mais aussi pour la vaste étendue des eaux mystérieusement peuplées. Son débit avait l’ampleur, la solennité d’une incantation. Et, avec sa haute taille un peu voûtée, avec sa face dure, squameuse, hérissée de poils de barbe enchevêtrés et grisâtres comme une végétation de lichens, il faisait songer à quelque génie de la mer commentant la destinée de sa race et célébrant la gloire de son ancêtre, le vieil Océan.
Je compris, cette nuit-là, d’où venait l’ascendant exercé par Féchec-coz sur toute la tribu des pêcheurs de cette côte, de Plougrescant à Perros-Guirec. Il leur imposait, sans doute, par son grand âge, par son expérience, la probité intacte de sa vie, mais plus encore par sa science des choses du passé, par sa prodigieuse mémoire, et surtout par ce don d’éloquence mystique qu’il avait en propre, signe manifeste, aux yeux de ses pairs, d’une supériorité quasi surnaturelle devant laquelle ils s’inclinaient avec une vénération mêlée de crainte. Son influence sur eux était énorme. Les soirs, trop fréquents, de soûlerie générale, il n’avait qu’à paraître pour qu’immédiatement le tapage cessât: les auberges se vidaient comme par enchantement et les ivrognes les plus récalcitrants se laissaient emmener par leurs femmes, avec une docilité de moutons. En toute circonstance, il était écouté, obéi. On le consultait comme un oracle. C’était, du reste, sous d’âpres dehors, une âme tendre, débonnaire, exempte d’orgueil. Il avait la majesté d’un patriarche et la candeur d’un enfant...
—Tout le pays le pleurera, me dit Herri Laouénan, tandis que nous nous apprêtions à gravir les marches du vieil escalier de pierre... Lui est heureux. Il commençait à avoir soif de repos. Il y a huit jours, comme nous remontions ensemble de la cale, il me prit soudain par le bras et, me montrant par delà les îles la lumière dorée du couchant: «Regarde, prononça-t-il; cette splendeur que tu vois là-bas, c’est l’entrée du paradis des marins. J’y habiterai avant la fin de ce mois, dans le contentement et dans la paix...» Hier, quand je suis venu demander de ses nouvelles, il était assis sur un banc à dossier, au coin de l’âtre, et il roulait entre ses doigts les grains d’un chapelet. Il se mit à causer avec moi d’un ton bonhomme, m’annonçant tranquillement sa mort pour aujourd’hui, me chargeant de l’ensevelir, de veiller sur sa barque et sur ses engins... J’essayais de me persuader qu’il plaisantait—quoique ce ne fût point son habitude—et, tout de même, j’avais le cœur serré... Pauvre Féchec-coz!... Jamais plus méritant que lui n’a franchi le seuil du bon Dieu.
III
De chaque côté de la porte, à des piquets plantés dans le mur, étaient appendus, en guise de draperie funèbre, deux de ces manteaux de bure noire, à grandes cagoules, que portent comme parure de deuil les Bretonnes de cette région.
A l’intérieur, une pénombre trouble, un religieux silence, et, par instants, un bruit monotone d’oraisons... Des hommes, des femmes, des enfants agenouillés se rangèrent pour nous faire place, et nous nous agenouillâmes derrière eux, dans un des angles de la pièce. La table où la famille avait coutume de prendre ses repas avait été poussée contre la fenêtre, qu’une voile de barque, tendue d’un montant à l’autre, recouvrait toute. Sur la table était allongé le mort, la tête appuyée à un traversin. Il avait ses vêtements des jours de travail, le tricot de laine bleue usé aux coudes et le pantalon de berlinge, rapiécé de vieux lambeaux d’étoffes de toutes nuances, maculé de taches de goudron, retenu aux hanches par une espèce de turban tordu comme un câble. Les pieds étaient chaussés de bas épais, d’un rouge vineux. Les mains, jointes sur la poitrine, pressaient un crucifix. Sur une chaise disposée au chevet du cadavre brûlait, dans un haut chandelier de fer-blanc, une longue et fumeuse chandelle de suif, dont la clarté jaunâtre, trouant à peine l’obscurité de la chambre, baignait d’une sorte de halo la figure pétrifiée de Féchec-coz.
Il avait l’air de s’être couché là pour faire sa sieste. Rien n’était changé ni dans les traits, ni dans la coloration de son visage. Sa peau hâlée, profondément empreinte de l’indestructible patine de la mer, n’avait subi aucune altération. On eût pu croire qu’il dormait, n’eût été la rigidité des membres et, dans l’attitude, ce je ne sais quoi d’éternel, de définitif que donne la mort. La physionomie avait son calme ordinaire, sa belle austérité songeuse, avec quelque chose de plus adouci peut-être et de plus affiné. Parfois, sous le mobile reflet de la chandelle, les paupières semblaient battre, comme si elles allaient se rouvrir, et l’ivoire encore intact des dents souriait entre les lèvres légèrement écartées.
—C’est le recteur en personne qui récite les grâces, me chuchota à l’oreille le patron Laouénan, visiblement flatté de cette marque de déférence octroyée par le vieux prêtre au vieux pêcheur.
Les prières achevées, le recteur se leva. Nona Féchec, la veuve, pâle comme une cire, lui présenta un rameau de buis, qui trempait dans une assiette remplie d’eau bénite. Il en aspergea trois fois le front du mort, en murmurant, à chaque aspersion, d’une voix cassée et chevrotante:
—Kerz gant Douè, inè paour! (Va à Dieu, pauvre âme!)
Se penchant de nouveau vers moi, Herri Laouénan me dit:
—L’âme est loin... Elle a depuis longtemps atteint le Pays du Couchant, ne croyez-vous pas?... Comme moi, vous l’avez vue s’envoler... Dieu lui fasse paix!
Le prêtre sortit, accompagné du bedeau portant en bandoulière le «sac noir» qui renfermait les saintes huiles; et quand ils furent dehors, l’assistance elle-même s’écoula lentement, après avoir pris congé de Féchec-coz en agitant au-dessus de sa tête, comme pour en éloigner tout mauvais rêve, le symbolique rameau de buis. Il ne resta dans la chambre, avec le groupe clairsemé des parents, qu’un petit nombre d’intimes,—des marins, hommes simples que leur émotion rendait encore plus gauches, plus empêtrés que de coutume, et qui demeuraient plantés au milieu de la pièce à glisser vers le cadavre des coups d’œil attendris et à rouler entre les doigts leurs bonnets sales ou à cracher machinalement sur leurs sabots, en essuyant de temps à autre une larme grosse comme une goutte de pluie d’été.
La veuve, affaissée sur la pierre de l’âtre, exhalait sans discontinuer de petits sanglots brefs et plaintifs qui ressemblaient—pardon pour l’irrévérence de l’image!—aux gloussements d’une poule enrouée. Elle avait dû arracher sa coiffe dans les premiers transports de sa douleur, en sorte que les mèches de ses cheveux pendaient éparses sur son visage, comme une pauvre vieille filasse décolorée. Tout près d’elle se tenait debout la grande Annie, sa fille, avec son aspect farouche de sauvagesse, la nuque collée au manteau de la cheminée, les bras ballants, sa jupe retroussée de faneuse de goémons découvrant tout le bas de ses jambes et les attaches patriciennes de ses pieds nus.
Il y eut cinq ou six minutes d’un pénible silence.
Enfin Laouénan s’avança vers la mère Féchec, traînant jusqu’à elle le congre qu’il avait apporté et dont le corps flasque englua le parquet d’un long sillage visqueux comme la bave d’une monstrueuse limace.
—Femme, commença-t-il, vous aurez, selon l’usage, un repas à offrir aux veilleurs funèbres durant la nuit qu’ils vont passer auprès du cadavre. Voici de quoi faire la soupe et le ragoût.
—Ah oui! murmura la vieille, tu as pensé à cela?... La bénédiction de Dieu soit sur toi, Herri!
—Et sur vous, Nona!
—Je n’attends plus de lui qu’une faveur, c’est qu’il me prenne bientôt comme il a pris mon cher homme... Quel malheur! n’est-ce pas, Herri?
Le pêcheur baissa la tête et resta sans répondre. Puis, au bout d’un instant:
—Songez, Nona, qu’il aurait pu avoir un pire destin... Nous autres, gens de mer, une terrible menace est sur nous, terrible et incessante. Nous partons le matin: reviendrons-nous le soir? Cela, comme on dit, est le secret du vent... Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler de ce qui nous est arrivé, il y a quelque dix jours dans les eaux des Iles. Nous étions en pêche. Soudain, le mousse crie: «Un noyé!...» Il passait le long de la barque, presque à toucher le bordage, étendu sur le dos, la face bouffie, rongée aux trois quarts, des coquillages, des pieuvres, des vilaines bêtes de toutes sortes cramponnées aux lambeaux de ses vêtements, des algues enroulées comme des fouets autour de ses bras et de ses jambes... Nous avons essayé de l’accrocher avec la gaffe: nous n’avons ramené qu’une poignée de chair: il était déjà mou comme une vieille éponge... Et c’était Bernard, vous savez, dont on n’avait pas eu de nouvelles depuis le dernier gros temps... Nous l’avons reconnu à son gilet, où sa femme avait brodé une ancre... Combien de jours, de semaines, de mois, sera-t-il condamné à nager ainsi au gré du flot? Et où, sur quel fond de roche ou de sable, se reposeront enfin ses reliques? Mystère, Nona, mystère!... Au moins, Féchec-coz dormira dans la terre des ancêtres; on saura où prier sur ses restes... Et il a eu cette chance de mourir dans sa maison, au milieu des siens. Cela est beaucoup, Nona. Nous sommes ici quelques-uns qui, lorsqu’il faudra partir, voudrions bien nous en aller de même... qu’en dites-vous, camarades?
—Certes! firent d’une seule voix les marins présents.
La vieille s’était interrompue de glousser; elle écarta de la main les cheveux qui embroussaillaient sa maigre figure flétrie et, levant sur le patron du Saint-Yves un regard presque rasséréné:
—Pour ça, prononça-t-elle, je peux dire, je crois, sans offenser personne, que Guillaume Féchec a eu la mort qu’il méritait. Il a trépassé doucement, sans souffrance, en souriant même, comme un saint... Vers midi, comme je suspendais mon linge à sécher dans la cour, il m’appela:
»—Nona gèz[5], tu as mis de côté, je pense, le drap de chanvre sur lequel nous avons couché ensemble pour la première fois, la nuit de notre noce?
»—Il est dans l’armoire. Pourquoi?
»—Oh! pour rien... Donne-moi ma pipe.
»Fumer était devenu sa distraction: depuis le commencement de son malaise, il trouvait à la chique un goût trop fort... Il tira quelques bouffées, mais s’arrêta aussitôt et posa sa pipe sur ce banc où il était assis, sans l’éteindre: voyez, elle y est encore...
»—Ça ne va donc pas?
»—Que veux-tu, me répondit-il, il arrive un moment où les choses de ce monde perdent pour le fils de l’homme toute saveur.
»Il se tut, mais ses lèvres continuèrent de remuer, comme s’il se fût parlé à lui-même, intérieurement... Je retournai à mon travail. J’étais triste, triste. Quoique tout, au dehors, fût plein de soleil, je sentais qu’une ombre descendait sur la maison, sans me douter cependant que c’était l’ombre de la mort... Au coup de deux heures à l’horloge, Guill me héla de nouveau:
»—La mer doit monter... Pousse donc la table contre la fenêtre: je m’y allongerai; tu me glisseras un oreiller sous la tête... Je suis un peu las... Et puis je voudrais assister à la rentrée des bateaux. Les voiles vont apparaître une à une... Quel vent fait-il?
»—Nord-est.
»—C’est le vent béni. Il caresse la houle pour l’endormir et il chante aux poissons pour les attirer. Nos anciens l’appelaient le Père de la bonne pêche.
»Il se hissa sur la table, où je l’arrangeai de mon mieux.
»—Comme on est bien ici! fit-il; je vois tout, le soleil, la mer et le ciel...
»Il se mit à débiter un tas de choses, de ces choses, vous savez, qui ne venaient qu’à lui... Il disait, par exemple:
»—Tiens, je n’avais jamais remarqué que le rocher de la Fraude fût semblable à un roi couronné.
»Ou encore:
»—C’est singulier! Il y a dans l’air d’aujourd’hui un parfum que je n’ai respiré qu’une fois, lors de mon premier voyage comme gabier de misaine, dans le courant des Florides.
»Je n’entendais qu’une phrase par-ci par-là; il parlait par bribes, comme en rêve, d’une voix douce de petit enfant... A un moment, je crus qu’il récitait les litanies en latin; mais il me dit que c’étaient des noms de terres lointaines, de pays des mers australes, visités par lui du temps qu’il était baleinier. Je compris qu’il repassait sa vie et je pensai en moi-même: «C’est mauvais signe.» Quand on remonte ainsi quatre à quatre l’escalier des années disparues, c’est qu’on a la mort à ses trousses... Ah! il ne fuyait pourtant pas devant elle, le cher homme! Personne, au contraire, ne l’a vue venir et ne l’a attendue avec plus de tranquillité... Quand les voiles commencèrent à se montrer sur l’horizon, en deçà des Iles, son visage s’anima, des larmes brillèrent dans ses yeux.
»Je lui demandai:
»—Pourquoi pleures-tu?
»C’est à peine si moi-même je pouvais me retenir de sangloter.
»—Nona gèz, me répondit-il, ne t’attriste point. Il faut en ce monde que la volonté de Dieu s’accomplisse... Tu as une maison qui t’abrite; tu toucheras, d’autre part, une pension de deux cents écus qui pourvoira largement à tes besoins jusqu’à la fin de tes jours: je n’ai donc point d’inquiétudes à avoir sur ton sort. Du côté d’Annie, je suis tout aussi rassuré: elle est vaillante et sage; tu tâcheras qu’elle épouse un brave homme et un gars solide: l’espèce n’en est pas morte. Je lui laisse pour dot la Sainte-Anne; elle n’est pas toute neuve, la bonne barque, mais il ne lui manque ni un clou ni un agrès, et elle a fait ses preuves: on peut dire de celle-là qu’elle a eu pour parrain le vent et la mer pour marraine...
»Il dut s’arrêter à cause de l’émotion; le cœur lui battait dans la poitrine à coups aussi forts que ceux du balancier de l’horloge.
»Plus calme, il reprit:
»—Moi, j’ai près de quatre-vingts ans... J’ai navigué un peu de tous bords: j’ai vu la mer de feu et la mer de glace... Il n’y a guère qu’au paradis que je n’aie pas été... Or çà, Nona, c’est bien le moins que j’y aille faire un tour... Ne te préoccupe de rien: Herri Laouénan a été mon mousse; je me suis entendu avec lui pour les dernières mesures à prendre... J’aperçois d’ici le Saint-Yves, il vient vent arrière... Recommande à Herri de se rappeler tout, exactement...
»Comme il achevait ces mots, le recteur entra. Il l’avait fait avertir dès hier matin, à notre insu, par Coupaïa Toulouzan, l’innocente, et le recteur arrivait portant le viatique. Les voisines, accourues au bruit de la clochette du Saint-Sacrement, s’agenouillaient déjà en foule sur l’escalier... Guill se confessa, reçut Dieu... Quant à moi, je ne savais ni que dire ni que faire. J’étais toute saisie, toute froide. Et Annie qui n’était pas encore de retour de la grève!...
»—Eh bien! Féchec-coz, interrogea le recteur, vous vous trouvez mieux, n’est-ce pas?
»—Oui, soupira mon mari d’une voix faible; mais, tout de même, vous n’avez que le temps de faire sur le bateau le dernier signe de la croix: je le sens qui dérape...
»Pendant qu’on l’extrémisait, il commença lui-même les prières des agonisants... De crainte que la lumière plus vive du soleil couchant ne blessât ses yeux, je voulus fermer la fenêtre et tirer les rideaux, mais il s’y opposa. La chambre peu à peu s’emplissait de monde. Au bruit des oraisons, il parut s’assoupir. Mais, juste à ce moment, Annie se précipitait dans la maison, tout effarée, criant:
»—Mon père! Mon père!
»Il lui dit:
»—N’aie pas de chagrin... Tu vois que je m’en vais en paix.
»Ce furent ses paroles suprêmes. Un quart d’heure plus tard, sans un cri de souffrance ni un geste d’angoisse, il était parti... Regardez-le. Tel il était quand il rendit l’âme, tel il est resté. La mort a été pour lui aussi douce que le sommeil.»
L’assistance avait écouté ce long récit dans une attitude vraiment touchante de respect et de recueillement. Seule, la voix de Nona s’élevait, dolente et monotone, dans le grand silence funéraire. Toutes les respirations étaient comme suspendues. Chacun semblait avoir à tâche de graver en soi, fidèlement, jusqu’aux moindres circonstances de cet humble trépas... Au-dessus de la bouche du cadavre une mouche d’été bourdonnait. Un vieux marin, à la face hirsute, au corps décharné, mûr lui-même pour la tombe, toussait par intervalles d’une toux rauque, plaintive comme l’aboi d’un chien perdu. Et la fière Annie, devant le foyer, gardait la ligne sculpturale, la superbe impassibilité d’une cariatide de bronze.
On entendait au dehors le menu clapotis de la mer pleine et plus loin, vers le large, un fracas de cataractes invisibles, une basse profonde, continue, le ronflement d’un orgue immense.
Dans le pan de ciel découpé par le cadre de la porte, la demi-obscurité du crépuscule s’éclairait, toutes les deux minutes, d’une étrange lueur verdâtre, projetée par le feu du port. Le mélancolique coup de sifflet des courlis regagnant leurs gîtes déchirait l’espace de sa note aiguë, rapide, troublante comme un appel.
Un bruit de sabots résonna dans l’escalier, et, sur le seuil, parut un bizarre personnage vêtu d’une espèce de souquenille qui lui tombait jusqu’aux talons, la figure glabre, la bouche tordue dans une perpétuelle grimace, l’air simiesque et jovial, malgré ses efforts évidents pour communiquer à toute sa physionomie l’expression de sincère tristesse qui se reflétait dans ses yeux.
Il fit quelques pas, s’arrêta, indécis, salua humblement à la ronde, demanda d’un ton à la fois comique et pénétré:
—Je viens peut-être un peu tôt?
—Non, non, Fanch ar Flem... On vous attendait, répondit Laouénan.
L’homme déposa sur un meuble une trousse en vieille toile contenant divers outils.
Je connaissais de réputation ce Fanch ar Flem, sans avoir jamais eu la fortune de le rencontrer. Il courait sur son compte, dans le pays, les histoires les plus étranges, et les conteuses de légendes funèbres le mêlaient constamment à leurs récits. Il appartenait à cette catégorie de gens qu’on appelle en Bretagne les «travailleurs de la mort» et qui passent pour avoir sur l’au-delà des ouvertures interdites au vulgaire. Tels les veilleurs de profession, les mendiants que l’on charge d’annoncer les décès, les menuisiers fabricants de cercueils, les chantres qui ont mission d’accompagner les défunts depuis leur demeure jusqu’à l’église, le conducteur du corbillard rustique, tous ceux enfin pour qui le trépas d’un pauvre être devient une occasion de déployer leur zèle ou d’accroître leurs profits.
Fanch ar Flem, de son vrai métier, était museleur de porcs: il excellait à transpercer d’un fil de fer rougi le groin de ces animaux, sans trop les faire souffrir et de façon cependant à leur ôter toute envie de fouiller le sol de leur crèche pour voir s’il y germe des truffes. Mais cette industrie, jadis florissante, avait périclité. Il avait dû chercher autre chose, se créer d’autres spécialités plus lucratives, et il s’était fait successivement, ou même simultanément, rémouleur, marchand de chevelures de femmes, cardeur d’étoupes, cordier, que sais-je?... Entre temps, il rasait les morts: c’est en cette qualité qu’il se présentait chez Féchec-coz. Il s’approcha de la table, posa la main sur le front du cadavre.
—Il ne faudrait pas tarder davantage, dit-il: le corps se refroidit... Qu’on me donne une écuellée d’eau chaude...
Une parente s’empressa pour le servir... Les préparatifs de la toilette funéraire allaient commencer. Tous ceux qui ne devaient point y assister gagnèrent la porte. Je descendis l’escalier en compagnie de la grande Annie; arrivée à la dernière marche, elle s’y accroupit lourdement, et je la laissai là—à pleurer en silence, sous le dais majestueux de la nuit, devant la grise uniformité de la mer dont la courbe se dessinait encore sur l’horizon, bordée d’un mince ourlet d’argent.
IV
Il n’y a pas de chapelle bretonne qui réalise mieux que celle de Port-Blanc le type du sanctuaire marin. Elle est bâtie au fond de l’anse, à mi-pente de la colline, sur une sorte de palier auquel on accède par une soixantaine de gradins, creusés à même le granit, qui affleure ici de toutes parts à travers la maigre écorce du sol. En bas est la fontaine sacrée, avec son antique margelle aux trois quarts usée par une dévotion séculaire. Nul ne manque de faire ses ablutions avant de monter la fruste scala santa où, les jours de pardon, les pèlerins ont coutume de se traîner à genoux. En haut, vous franchissez un échalier de pierre et vous pénétrez dans un enclos nu, tapissé d’un gazon lépreux. Le mur d’enceinte, effondré par places, a désormais pour unique destination d’abriter les moutons égarés qui y viennent chercher un refuge contre le vent, ou de fournir une zone d’ombre aux fillettes du hameau qui s’y réunissent pour jouer aux osselets, entre deux classes. Aucune végétation arborescente n’y saurait pousser. Même la fougère, cette dernière et fidèle amie des terres déshéritées, n’a pu trouver à prendre racine en ce site ingrat. Jadis pourtant elle s’y épanouissait à foison, s’il faut en croire la tradition locale, et voici dans quelles circonstances miraculeuses elle disparut:
«Sept navires, dit une vieille chanson, sept navires, voguant de conserve, quittèrent le port de Londres pour faire voile vers la Basse-Bretagne, dans le dessein d’y débarquer et d’y mettre le peuple à mort.
»Mais Notre-Dame Marie du Port-Blanc a sa maison sur la hauteur. Elle a vu, de loin, les Anglais: elle ne laissera pas mourir son peuple.
»Il y a de la fougère autour de sa chapelle, et avec cette fougère elle fait des soldats pour empêcher l’Anglais de descendre, et elle lance vers le Port-Blanc cent mille hommes armés, sinon plus...»
Devant des forces aussi imposantes, les pirates n’eurent d’autre ressource que de s’enfuir. Quant aux fougères changées en soldats, la complainte ne dit pas ce qu’elles devinrent ni si elles reprirent leur ancienne forme. En tout cas, elles n’ont pas fait souche dans la région.
La chapelle occupe l’angle septentrional de l’enclos. C’est un vieil édifice de la fin du XVᵉ ou du commencement du XVIᵉ siècle. Elle se rencogne, se tapit, se terre presque, ainsi qu’une bête peureuse qui tremble d’être battue: elle en a tant essuyé, de bourrasques et de coups de vent! Sa pauvre échine d’ardoise en est toute gondolée, toute meurtrie. Les murs, tassés lourdement, s’élèvent d’un mètre à peine au-dessus du sol; ils ont des tons de roche brute, sont hérissés de lichens, de mousses grisâtres, et les ruisselantes pluies d’hiver y ont sculpté des vermiculures, des dessins étranges, d’extravagants hiéroglyphes. N’y cherchez point trace d’autres ornements, si ce n’est dans le porche et dans la fenêtre à rosace du chevet. Mais l’intérieur surtout est saisissant: un jour sombre, l’humidité d’une cave; pour pavé, une mosaïque de galets; d’énormes piliers massifs, des voûtes surbaissées, comme dans une crypte, des statues barbares de saints, à demi rongées, pareilles à de très antiques idoles; çà et là des ex-voto singuliers: une touffe de varech, par exemple, arrachée de quelque récif et à laquelle se cramponna, sans doute, quelque naufragé en détresse.
Tel quel, dans son délabrement et sa vétusté, les pêcheurs chérissent leur sanctuaire. Et, s’ils le laissent en aussi piteux état, ce n’est point par incurie, mais, au contraire, par scrupule. Ils croiraient commettre un sacrilège en touchant à la «maison de la sainte», fût-ce pour l’embellir. «Voyez saint Gonéry de Plougrescant, vous diront-ils: depuis qu’on lui a construit une église neuve, il est de mauvaise humeur et ne fait plus de miracles. Mieux entretenue, notre chapelle plairait moins à celle qui l’habite.»
Celle qui l’habite, c’est Notre-Dame Marie du Port-Blanc,—cousine de Notre-Dame Marie de la Clarté, dont le sanctuaire fait face au sien, au sommet d’un morne parallèle, par delà le pays de Perros, et à qui elle va chaque année rendre visite, par mer, la veille de son pardon.—C’est une Vierge puissante, propice aux marins, secourable à leurs femmes, protectrice de ceux qui restent et de ceux qui s’en vont. Elle se dresse dans le chœur, au-dessus du maître-autel, une main appuyée à l’ancre de salut, l’autre tendue, la paume ouverte, pour conjurer le péril des eaux; et elle trône là, dans l’ombre, en sa longue robe de mousseline empesée, la tête ceinte d’une tiare d’or.
Il ne manque pas, sur cette côte, de vieux ou de jeunes mécréants qui préfèrent la messe de l’aubergiste à celle du recteur, sous prétexte, les uns que le sermon est trop ennuyeux, les autres que le bourg est trop loin. Mais à ceux-là mêmes, leur premier soin, le dimanche, après s’être débarbouillés à l’auge du puits, est de monter, isolés ou par groupes, les marches qui conduisent à la chapelle. Ils ont prélevé deux sous—le prix d’une chopine—sur leur prêt de semaine, pour offrir à Notre-Dame une votive chandelle de suif. Et, tandis qu’elle grésille et flambe, en compagnie de vingt autres, dans le brûle-cierges tout maculé de larmes de graisse, ils font bien dévotement leur prière à l’Étoile des mers, à la Madone blanche et enrubannée, immobile depuis des siècles derrière le jubé qui ferme le chœur.
Il paraît que Féchec-coz, la veille de son trépas, avait dit à Herri Laouénan:
—Tu t’arrangeras de façon que ma dépouille mortelle, avant d’être enfouie dans le cimetière du bourg, repose quelques heures dans la maison de Notre-Dame...
Or, décédé le mardi soir, il ne pouvait être enterré au plus tôt que le jeudi matin. Il dut passer un jour et deux nuits sur les tréteaux funèbres. Le mercredi, à la brune, le menuisier vint, avec la bière,—quelques planches de sapin hâtivement ajustées.—On étendit dans le fond une couche d’algues sèches, et là-dessus on allongea le cadavre cousu dans son suaire. Ainsi enveloppé, serré, ligotté dans le drap de toile bise, il avait l’aspect d’une très ancienne momie; et, à vrai dire, il ne restait de lui que ce qui demeure du corps après l’embaumement: une peau noirâtre, durcie, bossuée par les proéminences des os. On lui suspendit au cou le scapulaire dont il ne se séparait jamais de son vivant; puis, sur le linceul, à la hauteur de la poitrine, on épingla deux photographies, deux images pâles, effacées, que Nona eut toutes les peines du monde, tant ses doigts tremblaient, à faire sortir des cadres qu’elles occupaient dans l’embrasure de la fenêtre:—les portraits des deux fils aînés, des jumeaux, disparus l’un et l’autre dans un mystérieux naufrage, Dieu seul sait quand, Dieu seul sait où.
—Que leurs ressemblances, à défaut de leurs reliques véritables, entrent avec moi dans la paix de la terre bénite, avait recommandé Féchec-coz.
On mit encore dans la bière le chapelet et le couteau du mort, ainsi que le rameau de buis pascal que tant de mains avaient agité au-dessus de son dernier sommeil. Et le couvercle fut cloué. Il était environ neuf heures. Le cercueil fut placé sur une civière rustique à laquelle s’attelèrent deux porteurs, et Féchec-coz quitta le logis de ses ancêtres, où resta seule à brûler, dans le coin de l’âtre, une mélancolique chandelle de résine aux vacillements fumeux. Le cortège se composait d’une dizaine de personnes. Nona marchait à grand’peine, toute secouée par une nouvelle crise de sanglots; Annie la soutenait d’un bras et pressait de l’autre, contre son sein, une bouteille d’eau-de-vie. Le temps, chargé dans l’après-midi, se résolvait en une pluie fine, en un brouillard dense et blanchâtre qui ondulait dans le noir de la nuit; par instants, une fente soudaine s’ouvrait dans l’amoncellement des nuages et une filtrée de lune coupait la mer d’une balafre lumineuse, d’un mince rai d’argent; puis, l’ombre retombait plus épaisse sur le paysage indécis, noyé de brume. Pour guider les pas des porteurs, Herri Laouénan s’était muni d’un fanal; mais, pénétrée par l’humidité, la mèche s’éteignit, et l’on avança dès lors à tâtons, entre les talus de l’étroit chemin de grève, pavé de pierres inégales et semé de flaques où l’on enfonçait jusqu’à mi-jambes.
A un moment, la veuve, s’interrompant de geindre, dit à sa fille:
—Tiens bon la bouteille, au moins!
Au pied de la rampe qui mène au terreplein de la chapelle on fit une halte, pour permettre aux porteurs de reprendre haleine et d’essuyer du revers de leurs manches leurs faces ruisselantes de pluie et de sueur. Le concert des rainettes emplissait les prés d’alentour d’un bruit strident de crécelles que traversait, par intervalles, la note métallique et flûtée d’un chant de crapaud. Et très loin, très loin, roulait en sourdine la grande rumeur triste du flot descendant.
L’unique fenêtre du sanctuaire qui soit tournée vers le large brillait là-haut, dans l’obscurité, comme un phare.
Avertis que le corps de Féchec-coz devait y être transporté cette nuit-là, des gens étaient venus par bandes, de tout le parage, planter dans le brûle-cierges et dans les candélabres des cires de toutes couleurs et de toutes dimensions, avec commandement à Mar’Yvona Rouz, la sacristine, de les allumer sans faute, aussitôt tinté l’angélus. Jamais chapelle ardente, selon la remarque de Laouénan, n’étincela de plus de flambeaux. Quand nous franchîmes le seuil, des chauves-souris, arrachées par cet éclat inusité aux ténèbres séculaires de l’édifice voletaient aveuglées, éperdues, rasant le sol, se heurtant aux poutres, glissant de-ci de-là, en zigzags rapides, du vol de leurs ailes furtives et ouatées. Sur le treillis de plomb de la maîtresse vitre, la statue de la Madone se détachait en clair, dans sa longue vêture de gaze blanche, semblait une apparition surnaturelle sur un fond de ramilles menues, dans quelque forêt de rêve et d’enchantement. Les saints barbares, bariolés de peinturlurages crus, demeuraient comme en extase devant elle. Et cela faisait songer à des scènes d’autrefois, à ces vierges de la mythologie celtique, pour qui d’âpres guerriers se mouraient d’une silencieuse langueur d’amour, sans désirer d’elles autre chose que la volupté tout idéale de respirer au passage leur parfum...
Deux bancs, empruntés à un des cabarets du port, avaient été disposés au milieu de la nef, pour servir de tréteaux et recevoir le cercueil. Les «veilleurs» s’assirent de part et d’autre sur une espèce de corniche basse, le long des parois, les hommes faisant face aux femmes. La prière en breton commença, actes de foi, actes d’espérance, suivis de l’oraison si plaintive du «Ma Doué, me zo glac’haret[6]...» Les voix, nasillardes chez les femmes, rauques chez les hommes, berçaient le cadavre aux sons d’une indéfinissable mélopée, pleine à la fois d’onction et de force, de et douceur de rudesse, avec des arrêts subits, des pauses inquiétantes, des recrudescences brusques et quasi farouches qui s’apaisaient peu à peu, s’atténuaient en une sorte de trémolo confus, s’évanouissaient enfin dans le silence...
On pria pour le mort, pour ses père et mère, pour ses aïeux lointains, pour le premier ancêtre de sa race. On pria aussi pour les ascendants de la veuve. On pria pour la parenté défunte de tous ceux qui étaient présents et, finalement, pour le peuple collectif, l’anonyme troupeau des «âmes».
—Disons encore un De profundis... murmurait Mar’Yvona Rouz, renommée dans toute la région comme une incomparable «réciteuse de grâces».
Elle en dit vingt, trente, à la file, du même ton posé, ne s’interrompant que pour laisser à l’assistance le temps de donner les répons. Parfois un marin, harassé de son labeur du jour, inclinait la tête, pris de sommeil; mais un voisin le heurtait du coude et il se remettait à estropier de plus belle, d’un accent plus âpre, les versets latins.
Un peu après minuit, il y eut un intermède, et la veillée fut suspendue. Nona, tirant un verre de la poche de son tablier, fit le tour de l’assemblée, versa à chacun et à chacune une rasade d’eau-de-vie. Avant de boire, on prononçait gravement la formule d’usage:
—Paix et tranquillité à celui qui n’est plus!
A quoi la veuve répliquait, selon la coutume:
—A vous de même, quand votre heure sera venue!
La distribution terminée, les femmes se groupèrent sous le porche, les hommes sortirent pour fumer, et le cercueil fut confié à la garde de Notre-Dame et des saints.
La pluie avait cessé. Les pêcheurs, à peine hors de la chapelle, remarquèrent avec une satisfaction évidente que le vent «remontait».
—Féchec-coz, dit quelqu’un, aura du soleil sur son enterrement. Cela lui était bien dû.
—Certes, opinèrent les autres d’une seule voix.
On s’assit sur les marches du calvaire, érigé au levant de l’enclos. Des lambeaux de brume traînaient encore dans le ciel, mais si diaphanes, si légers, pareils à une lessive de fées qu’on eût étendue à sécher au clair de lune. On apercevait, tout au fond de la nuit, une barre grisâtre qui était la mer.
Plus près s’étalait la grève, un chaos de choses indistinctes, un désert de pierres noires, de sables phosphorescents, de brousses mystérieuses reflétées en des eaux funèbres par des lacs couleur d’étain poli. Les îles semblaient d’énormes bêtes échouées, des monstres des anciens âges.
Tout le paysage avait l’aspect d’un cimetière immense, peuplé de formes rigides et spectrales. Au haut d’une crête voisine, le moulin à vent de Kergastel dressait en l’air deux grands bras immobiles, comme dans un geste de stupeur.
Par instants, les pêcheurs secouaient leur pipe en la heurtant contre leur pouce, et faisaient voler de fines étincelles.
Ils s’étaient mis à deviser de Féchec-coz, rappelaient certaines particularités de son caractère, ses mots familiers, des épisodes plus ou moins marquants de sa vie. L’un disait:
—Il y a bien trente-cinq ans de ceci. Guillaume Féchec touchait à peine au midi de son âge. C’était un fier homme, avec un grand collier de barbe rousse autour de sa face sérieuse, le corps droit, souple, élastique et vibrant comme une amarre neuve. Sur sa recommandation, le capitaine de la Belle-de-Nuit m’avait embauché en qualité de novice. Nous faisions les campagnes de la baleine dans les eaux du Sud. Le lieu de notre hivernage était dans les mers polynésiennes, à l’île Wahou. Imaginez le pays du printemps éternel. Un vent chaud soufflait dans les arbres verts, des arbres pareils à des fougères démesurées. Ce soir-là, nous buvions, à leur ombre, du whisky, en regardant le flot briser sur des écueils de corail qui nous faisaient souvenir des rochers de nos côtes. Soudain, une femme à la peau de cuivre parut, portée dans un palanquin, et, avec le joli parler des filles de ce pays, elle dit:
»—Guillaume Féchec, au lieu de repartir avec les autres, voulez-vous rester avec moi? Le capitaine consent. Tout ce que vous demanderez, je vous le donnerai.
»C’était la reine, la veuve du roi, un peu bronzée, mais appétissante, des yeux et des lèvres de plaisir, des reins superbes entrevus à demi sous des mousselines qui flottaient. Les camarades poussaient Féchec du coude:
»—Vas-y donc, animal!
»Il se leva et dit, dans le patois de l’île, qu’il baragouinait quelque peu:
»—Je regrette, reine, mais j’ai là-haut, dans la terre des brumes, une amie à qui j’ai promis le mariage et qui m’attend.
»—Je pleurerai donc, murmura la reine Naï-Téa, si bas qu’on l’entendit à peine.
»Elle fit un signe, et le palanquin où elle était couchée reprit le chemin de son palais de bois, sous la haute avenue des palmes.
»—Demain, tu te serais réveillé roi de l’île, dit le capitaine à Féchec.
»Celui-ci ne répondit pas. L’année suivante il épousait Nona Ménès...
Un autre commença:
—Pour moi, je reverrai toujours Féchec-coz tel qu’il m’apparut dans la circonstance que je vais dire... Nous faisions partie, lui comme second, moi comme matelot, de l’équipage du Jeune-André, une goélette latine qui portait mal son nom, car c’était—Dieu lui fasse paix!—une pauvre vieille carcasse, aussi pourrie qu’un cercueil. On ne l’utilisait à cause de cela que pour des voyages d’été, pas trop fatigants.
»Çà donc, nous revenions, sur la fin d’août, de Christiansand, avec un chargement de sapin, et nous roulions cahin-caha vers Paimpol, notre port d’attache. Une sale mer, cette mer du Nord, dure en diable, même par beau temps, comme du plomb fouetté. Et voilà soudain que le suroît se met à souffler. Le vent et l’eau, nous avions tout à rebrousse-poil. La barque virait, geignait, et, sans plus obéir au gouvernail, faisait les gestes fous d’une bête à demi noyée. On dut trancher les cordages à coups de hache pour amener les voiles qui claquaient. Nous ne doutions pas que nous ne fussions perdus. Le capitaine jurait et sacrait. C’était Jean Kérello, vous savez, une âme de pirate...
»Féchec, très calme, quoique un peu pâle, avait déjà commencé les prières à voix haute, debout contre le bastingage. Mais, brusquement, il s’arrêta, les yeux écarquillés, nous montrant droit devant nous, dans un creux de houle, une grosse chose noire, un cadavre de navire qui tournoyait sur l’abîme, le cul en l’air... Quoique le ciel fût couleur d’encre, il faisait une de ces lumières livides des jours d’orage où tout se dessine avec une extraordinaire netteté et qui viennent, dit-on, du purgatoire ou de l’enfer, à travers le miroir des eaux... Une grappe d’hommes se cramponnait à l’épave près de sombrer. On voyait les grimaces désespérées de leurs visages, et jusqu’aux crispations de leurs bouches dont le fracas de la tempête couvrait la clameur... Peut-être aussi ne criaient-ils point... Sur la barque nous épelâmes distinctement: Marie-Louise P.
»—C’est un islandais de chez nous, dit Féchec.
»Et, s’adressant au capitaine:
»—Faut-il essayer de leur porter secours?
»—Pour les faire couler avec nous une heure plus tard, répondit Kérello, ce n’est vraiment pas la peine!...
»Féchec n’insista pas. Il sentait trop que nous ne pouvions rien pour eux, dans la détresse où nous étions nous-mêmes. Mais, au lieu de reprendre les grâces, il se courba pour rassembler la voile de misaine, qui traînait à ses pieds sur le pont.
»—Aide-moi, Jouan! me commanda-t-il.
»Je l’aidai machinalement à la traîner vers la poupe. Il en drapa tout le bordage d’arrière, où était gravé en lettres jaunes le nom de notre bateau et celui de son quartier.
»—Hein! quoi? qu’est-ce? demanda le capitaine.
»—Oh! une idée à moi, expliqua Féchec. Il faut, du moins, être pitoyables à ceux qui se perdent là sous nos yeux. Vous ne tenez pas, je pense, à ce qu’ils sachent que des pays passent à côté d’eux et les regardent couler sans leur tendre la main.
»Nous passâmes, en effet, presque au ras de l’islandais... Ces malheureux allongeaient vers nous leurs cous raidis, leurs prunelles convulsées. Le mousse, un petit de douze ou treize ans, gémit:
»—’N han’ Doué! ’N han’ Doué[7]!...
»Nous nous étions couchés à plat ventre, le nez dans les planches, les poings dans les oreilles, afin de ne rien entendre, de ne rien voir. Une montagne de mer nous rejeta, Dieu merci, à plusieurs encâblures de ce spectacle. Un cri, toutefois vint encore jusqu’à nous, un cri sauvage, tel que je vous souhaite de n’en ouïr jamais.
»—Écoutez! dit Féchec, ils nous traitent de cochons!... Notre-Dame du Port-Blanc soit louée, ils nous ont pris pour des Anglais!
»Et, la conscience plus tranquille, il entonna le De Profundis...
Ces récits de pêcheurs, faits à mi-voix, au pied d’un calvaire, à quelques pas du vieux sanctuaire marin transformé en chapelle ardente, respiraient un singulier charme qui vous remuait tout l’être, éveillait en vous des images étranges, des sentiments indéfinissables, un frisson tragique et mystérieux.
Chapitre par chapitre, fut relatée la vie du mort. Et la conclusion unanime fut que, jusqu’à l’heure du jugement dernier, ni sur terre, ni sur mer, on ne rencontrerait probablement son pareil.
—Il était doué, dit Cloarec, le pilote, en manière de péroraison.
—Savoir ce qu’est devenu son livre? insinua quelqu’un.
Laouénan demanda un peu piqué:
—Quel livre?
—Eh! celui qui fut donné jadis à son grand-père, dans l’île du Château...
—Par la Fée des Vagues, n’est-ce pas? et qui contient le nom de chaque flot, avec la formule à réciter pour se le rendre propice?... Des bêtises, camarade! des cancans de ramasseuses de palourdes! Ce livre-là n’a jamais existé.
—Hum!... fit le marin en hochant la tête, il n’était pas comme tout le monde, ce Féchec, et il avait certainement des secrets pour enchanter les eaux... Rappelez-vous son naufrage d’il y a cinq ans, sur le Garrec-meur, un rocher qui couvre d’ordinaire à demi marée. Il y séjourna près de douze heures: un autre, à sa place, se fût noyé vingt fois; lui, quand on le retrouva, grignotait une croûte de pain et n’avait pas un fil de mouillé... N’a-t-il pas avoué lui-même qu’à mesure que la mer montait, la pierre s’exhaussait sous lui, comme une jument qui enfle sa croupe?... Vous vous en souvenez, voyons!
—C’est vrai, murmurèrent les veilleurs. Et comment expliquer cela?
Ils achevèrent leurs pipes en silence, le coude appuyé au genou, l’esprit absorbé en d’obscures et troublantes méditations, agitant à leur façon, dans leurs cerveaux de primitifs, l’insoluble problème des choses.
V
Cependant, l’immobilité du paysage autour de nous se faisait moins sinistre. Dans le ciel lavé courait comme un frémissement d’aube. La mer montait doucement, semblait venir, souple et chantante, au-devant du jour. L’atmosphère s’imprégnait d’un sel vivifiant, et des odeurs d’herbes humides parfumaient l’espace. Aux vitres de la chapelle, entre les trèfles de granit, la lueur des cierges pâlissait. Un vol d’oiseaux blancs s’abattit sur le toit, y percha peut-être une minute, puis s’achemina vers l’orient, rasant de l’aile la ligne sombre des pins et laissant derrière lui, dans l’air fouetté par son passage, une espèce de remous vibrant.
René Maho, le vieux pêcheur asthmatique, dit entre deux quintes:
—Ils vont avertir le soleil qu’il est temps de sortir du lit et de rouvrir les volets.
Il ajouta, sur un ton sentencieux:
—Tant qu’on vit, il faut vivre.
On rentra dans le sanctuaire, et chacun reprit sa place le long du mur bas, jauni par le salpêtre, à la droite du cercueil. Les femmes, qui nous avaient devancés à leur poste, somnolaient encapuchonnées dans leurs mantes: elles n’en continuaient pas moins à égrener leurs chapelets d’un doigt machinal et à remuer leurs lèvres lasses où flottait une prière inexprimée. Nona Ménès, veuve Féchec, dormait franchement, adossée à la chaire, avec la bouteille d’eau-de-vie en travers dans son tablier.
—Elle est si accablée, la pauvre! me dit Herri Laouénan, comme pour l’excuser... Depuis deux jours elle n’a goûté aucun repos... Et peut-être, ce soir, a-t-elle bu plus que de raison, pensant noyer ainsi sa douleur.
Seule, Annie demeurait rebelle à la fatigue. On voyait luire ses prunelles farouches, obstinément fixées sur le cercueil. Deux ou trois fois elle se leva pour moucher les cierges, dont les mèches commençaient à grésiller. Son ombre, alors, se profilait sur la muraille, fantastique et démesurée.
Dans les courtils voisins, des coqs chantèrent. La sacristine sursauta, se frotta les yeux, regarda vers le chœur où la statue de la Madone s’empourprait d’une rouge lumière de matin naissant.
—Dieu me pardonne, fit-elle en se signant: un peu plus, je laissais passer l’heure de l’angélus!
La corde de la cloche se balançait sous le porche: Mar’ Yvona Rouz s’y suspendit de tout son poids. Un coup sonore retentit, fit tressaillir la vieille chapelle; puis les tintements tombèrent, menus et pressés, criblant la paix encore ensommeillée des campagnes; des chapelles avoisinantes de Buguélès, de Saint-Guennolé, d’autres angélus répondirent. Les dormeuses secouèrent leurs jupes, rajustèrent leurs coiffes, mouillèrent leurs doigts d’un peu de salive pour lisser les bandeaux de leurs cheveux. Une seconde rasade d’eau-de-vie fut servie par Nona Féchec. Mon tour venu, comme je refusais en remerciant, l’humble femme en parut toute chagrinée.
—Avez-vous donc quelque rancune contre mon homme, me demanda-t-elle, que vous ne voulez point vider ce dernier verre en l’honneur de ses mânes?
Laouénan ajouta, se penchant vers moi pour n’être pas entendu de la vieille:
—C’est la plus grande injure au mort et à sa famille, quand on ne boit pas: il faut boire.
C’était une libation sacrée. Je l’accomplis de mon mieux, suivant les rites.
La cloche s’était tue; Mar’ Yvona Rouz, agenouillée au pied du catafalque, récita l’oraison du matin. Après avoir appelé sur le travail des vivants la bénédiction de tous les saints du paradis celtique, elle improvisa une sorte de cantilène funèbre à la louange du défunt.
—Celui-ci, Guillaume Féchec, disait-elle, a peiné pendant près de quatre-vingts ans. Sur terre et sur mer, il a toujours fait son devoir. Il a été un homme de grand courage et de bon conseil. Sa veuve le pleure justement. Il laisse une fille honnête et des amis nombreux. Dans tout le pays il était estimé. Le sillage de sa barque s’est effacé sur les eaux, mais son souvenir durera dans le cœur de tous ceux qui l’ont connu. Maintenant que sa journée est finie, qu’il reçoive son salaire!
—Evel-sé vézo grêt! (ainsi soit-il!) prononcèrent les assistants.
Un paysan à figure glabre se montra dans la baie du porche.
—Allons, fit-il, il est temps. La charrette des morts est en bas.
C’était le bedeau du bourg, qui venait procéder à la levée du corps. On redescendit le fruste escalier de pierre, sous un joli ciel d’un bleu délicat, pommelé de blanc et fleuri de grandes houppes mauves pareilles à des gerbes de lilas. Les chaumes des champs, les ajoncs des landes étincelaient de gouttes de rosée. Des alouettes de mer volaient par bandes blondes dans la lumière rajeunie. De vers le Trévou, Tréguignec, Trélévern, des files d’hommes et de femmes dévalaient, en habits des dimanches, par les sentiers caillouteux, dans un bruit clair de socques et de sabots à talons ferrés.
La charrette des morts attendait près de la fontaine;—une mince caisse peinte en noir, flanquée de roues énormes et ornée d’une inscription bretonne qui disait: «Je recueille sur la route le voyageur fatigué et je le conduis à l’éternel repos.» On y hissa la bière. Un adolescent prit le cheval par la bride, fit claquer son fouet, et le convoi se mit en marche sans cesse grossi de nouveaux arrivants. En tête brillait une longue et massive croix de cuivre, garnie de sonnailles qui tintaient sans discontinuer. Le bedeau chantait, le chariot cahotait; le drap mortuaire, taillé dans une voile, se gonflait à la brise, comme sollicité par la nostalgie de ses aventures passées.
J’accompagnai la dépouille de Féchec-coz jusqu’au bois de pins qui couronne la hauteur, un peu en avant du sémaphore. Le petit bidet de montagne qui emportait le vieux marin vers son lit-clos du cimetière cheminait d’un pas allègre, humant l’air vif, ouvrant tout larges ses naseaux à la bonne senteur matinale. Et le cortège suivait, vaille que vaille, par groupes épars qui s’efforçaient de se rejoindre. Cela faisait au loin, sur la route grimpante, comme une série d’essaims échelonnés. On distinguait la grande Annie au milieu des autres femmes, tel qu’un cyprès solitaire parmi des touffes de genévrier. Le défilé dura près d’une demi-heure, puis la caravane funèbre disparut derrière un repli du terrain...
Je m’en retournai vers le Port-Blanc, dans le vaste rayonnement des choses. Les toits d’ardoises des maisonnettes de pêcheurs, disséminées sur le coteau, s’allumaient aux premiers feux du soleil. Dans les aires des fermes, les batteuses ronflaient avec une ampleur d’orgues, et la poussière du blé flottait au-dessus des meules ainsi qu’une fumée d’or. Mais rien n’égalait la splendeur de la mer étale. Elle se déroulait à perte de vue, d’un mouvement paisible, harmonieux et vraiment divin. Ses courants glissaient autour des îles, nuancés de teintes fines, pareils à de vivants colliers de nacre. Elle semblait se délecter elle-même dans la contemplation de sa beauté. Un mot de Féchec-coz me revint en mémoire:
—Moi, voyez-vous, j’aime la mer comme une femme qu’on désire et qu’on sait bien qu’on ne possédera jamais...
LA NUIT DES FEUX
A M. Félix Jeantet.