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Pâques d'Islande

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Me wél arri noz an taniou,
Sklêrijenn vraz er meneziou...
Voici venir la nuit des feux,
—La grande clarté sur les montagnes.

A Motreff, un soir de juin. J’y étais arrivé dans l’après-midi, sur les quatre heures, après une longue étape à travers le grand pays montueux, sous un ciel variable qui tantôt flamboyait d’un éclat intense, tantôt croulait en averses torrentielles,—un ciel de Bretagne d’été, semi-pluie et semi-soleil.

Des maigres bourgades qui hérissent çà et là de leur clocher grêle les cimes dénudées de la sierra bretonne, Motreff est, je crois bien, celle qui offre l’aspect le plus sauvage et le plus chétif. Quelques masures en pierres de schiste, aux tons de vieilles laves, se pressent misérablement autour d’un cimetière surélevé, formant terrasse, où l’église, parmi les tombes, semble elle-même une tombe plus vaste, enfouie qu’elle est à demi dans le sol et coiffée d’un toit trop lourd, avec des fenêtres basses, à ras de terre, pareilles à des soupiraux. Point de rues, mais d’étroits chemins, ravinés comme des lits de torrents. Devant les seuils, du fumier, des bêtes, des enfants.

Les hommes devaient être aux champs, sans doute à retourner les foins; les femmes devisaient entre elles d’une porte à l’autre, celles-ci tricotant, celles-là filant, leurs grands fuseaux de laine brune couchés dans la poussière à leurs pieds.

Le matin, à Châteauneuf, un ami m’avait prévenu:

—Il n’y a dans Motreff qu’une hôtellerie qui vaille: c’est le presbytère.

Et il m’avait remis une lettre d’introduction auprès du «recteur».

—Le meilleur des hommes, ce vieux prêtre, avait-il ajouté;—un paysan lettré, très naïf de cœur et très fin d’esprit, une âme délicieuse, tu verras...

A l’entrée du bourg, j’étais tombé au beau milieu d’un troupeau de fillettes. C’était l’heure de la sortie de l’école chez les Sœurs. Elles s’en allaient posément, leurs livres sous le bras, vêtues du même accoutrement que leurs grand’mères, ayant, au reste, dans leurs traits de gamines, une étrange gravité d’aïeules.

J’avisai l’une d’elles, jolie à ravir dans son serre-tête brodé et sa guimpe blanche, les yeux «couleur de temps clair», comme dit une chanson de ces montagnes, et je lui demandai:

Ar prispitor, mar plich, merc’hik? (Le presbytère, s’il vous plaît, petite fille?)

Elle consulta du regard ses compagnes; puis, après un instant d’hésitation, s’enhardissant tout à coup:

—Vous ne trouverez jamais tout seul, fit-elle dans leur parler de là-haut, un peu âpre comme les sommets de ces cantons pierreux, baignés d’air vif.—Je vais vous conduire.

Le fait est qu’avec les indications même les plus précises j’aurais pu errer longtemps aux abords du presbytère de Motreff, non seulement sans en découvrir l’accès, mais encore sans me douter qu’il subsistât un logis quelconque, habitable pour un être humain, parmi la jonchée de ruines où je m’engageai sur les pas de la fillette, après je ne sais combien de détours dans les ruelles du village. C’était derrière l’église, dans un enclos entouré, par places, de pans de murs délabrés, planté d’arbres poussés au hasard. Un sentier serpentait dans l’herbe. A droite, à gauche, gisaient des troncs monolithes, des chapiteaux de colonnes brisées. Un pignon solitaire, débris d’un sanctuaire inachevé—à ce que j’appris plus tard—laissait, par son ogive veuve de vitraux, voir sur le ciel lointain le défilé processionnel des nuages. Les travaux, commencés vers 1789 et interrompus pendant la Révolution, n’avaient plus été repris depuis lors. Dans la partie inférieure s’ouvrait une espèce de porche enguirlandé de lierre et de chèvrefeuilles, et que fermait mal une claie vermoulue.

—Soulevez le loquet, me dit la fillette. Ici, c’est la cour. Passé la meule de paille, vous suivrez la charmille: la maison est au bout.

Et sans attendre mon remerciement, sans prendre garde à la menue monnaie que je lui tendais, elle me tira, les mains en croix sur la poitrine, la révérence que les Sœurs lui avaient enseignée et, légère comme un cabri, elle disparut dans le feuillage...

I

Un soir de juin, à Motreff. Nous avions fini de dîner dans la grande salle aux boiseries de chêne luisant, où le couchant allume des reflets de cuivre. Une ombre douce descend du plafond sur la figure chagrine de Pie IX, sur la figure narquoise de Léon XIII, dont les portraits se font pendants de chaque côté de la pièce. Léna, la gouvernante, l’antique carabassenn, dessert sans bruit, de son allure rapide et ouatée de chauve-souris; et voici qu’elle apporte les liqueurs, du cassis de sa fabrication, une autre encore qu’elle est seule à bien réussir.

—De la «prunelle», cher monsieur... Hein! quel bouquet! Ça sent le fruit sauvage, cueilli à même la haie... Respirez-moi ce parfum!

Il me comble de prévenances, l’excellent recteur.

Nous trinquons à la mode des gens d’Église, avec le doigt, sans choquer les verres. Le vicaire, lui, ne boit pas; il souffre de l’estomac, la «maladie du jeune clergé», observe malicieusement le vieux prêtre. Et revenant à ce qui a fait le sujet de notre entretien, au cours du repas:

—Ça, oui, ils sont restés fidèles aux vieilles coutumes, mes paroissiens. L’autre jour, ils ont merveilleusement fêté saint Jean. Mais, on vous a bien renseigné, ce sont les feux de saint Pierre surtout qui sont admirables. Saint Pierre est un peu notre patron. La chapelle que le malheur des temps n’a permis de construire qu’à moitié lui devait être consacrée, et les ruines en sont désignées par son nom. Nos montagnards l’y viennent prier dévotement, dès qu’un de leurs proches parents se trouve en danger de mort. Ils s’agenouillent sur les pierres éboulées, invoquent le «portier du ciel», réclament ses bons offices pour l’âme qui va comparaître au tribunal de Dieu. Ils lui apportent en offrande de la bouillie d’avoine, son mets de prédilection, affirment-ils, à l’époque légendaire où il voyageait en basse Bretagne. Car il a visité ce pays, escortant par les bourgades son Maître divin. On cite des fermes où ils couchèrent, on montre sur les rochers des landes l’empreinte toujours visible de leurs pas; on raconte même à leur propos des anecdotes rustiques, dont les Évangiles ni les Actes des Apôtres ne soufflent mot, mais que je n’ai pas l’air de mettre en doute, quand on m’en parle. Il ne faut pas affliger les braves gens.

Gageons que vous ne connaissez pas l’histoire du saint devenu faucheur. Elle est brève. Je veux vous la dire.

 

«C’était justement dans le mois où nous sommes, le mois de la fenaison. On fauchait à Rozivinou. Il faisait une chaleur accablante. Jésus-Christ et saint Pierre passaient par là, exténués, mourant de soif. Ils aperçurent dans les prairies une jeune servante qui, une cruche de cidre sur la tête, allait porter à boire aux faucheurs. Ils la suivirent, et quand ils furent arrivés auprès des hommes:

»—Ayez pitié de deux pauvres pèlerins, dit le Christ. Si vous ne leur faites l’aumône d’une goutte de cidre, ils vont périr de chaleur et de fatigue.

»—Soit, répondirent les faucheurs, mais à une condition: c’est qu’avant de vous remettre en route vous nous donnerez un coup de main.

»—Rien de plus juste, repartit Jésus.

»Et, après qu’ils se furent désaltérés, il dit à Pierre:

»—Montre à ces braves gens ton savoir-faire.

»—Mais, Seigneur, objecta le saint, embarrassé, vous savez bien que je suis pêcheur de mon état et que je n’ai jamais fauché.

»Jésus sourit:

»—Bah! fit-il, tu t’en tireras peut-être mieux que tu ne penses.

Pierre se résigna, saisit une des faux qui étaient là, appuyées au talus. Il s’y prenait fort mal, et les faucheurs se moquaient entre eux de sa gaucherie. Ils ne se moquèrent pas longtemps. Car la faux n’eut pas plus tôt touché l’herbe que, s’échappant des mains de Pierre, elle s’élança, comme vivante, décrivant de larges courbes, promenant d’un bout à l’autre de la prairie le vif éclair de son tranchant d’acier. En un clin d’œil tout fut fauché, et proprement, je vous prie de le croire. Voilà.»

 

Cela est conté d’un ton de douce bonhomie, par petites phrases, tout en sirotant la «prunelle», sous les regards croisés des deux papes, dans la salle basse où des insectes de nuit, entrés par la fenêtre ouverte, commencent à voleter. Et l’on sent que le recteur de Motreff se délecte ingénument à ces vieux récits, qu’il en goûte la saveur populaire, le charme fruste et patriarcal. Il a conservé la simplicité de cœur d’un fils des champs qui, comme il dit lui-même, a gardé les moutons avant de devenir pasteur d’hommes.

Mais voici Léna. Elle accourt de son menu trot silencieux.

—Monsieur le recteur, Pierre Tanguy est là qui vous demande de bénir la première gerbe pour le feu de Croaz-Houarn.

—Parfaitement, Léna, parfaitement.

Il en a déjà béni vingt-cinq autres, dans l’après-midi. Au milieu de la cour, un paysan de fière stature est debout, tenant un fagot d’ajonc sec fixé aux pointes d’une fourche.

—Eh bien! Pierre, tu vas, je pense, faire un beau tantad[8] en l’honneur de ton parrain céleste? s’informe le prêtre en signe de bienvenue.

—Si le temps ne se couvre pas trop, on le verra sûrement de toute la montagne, monsieur le recteur.

—Et de tout le ciel, Pierre Tanguy, de tout le ciel, tu m’entends.

L’homme s’est agenouillé, le pied de sa fourche planté en terre comme la hampe d’un drapeau; le recteur, du geste, dessine une croix dans l’air et prononce sur la gerbe d’épines les paroles de la bénédiction. Et cette humble scène, dans cet humble décor, a je ne sais quelle grandeur religieuse et familière tout ensemble, qui vous reporte aux premiers âges du christianisme naissant. L’Oremus terminé, le prêtre ajoute, en breton:

—Qu’elle brûle haut et clair, Pierre Tanguy!

—Mille grâces, monsieur le recteur.

Et le gars s’en va, dans le crépuscule, rejoindre les compagnons qui l’attendent, chargés de faix de branches, de fougères, sous les murs de l’enclos. Maintenant leurs sabots retentissent dans le chemin caillouteux. Des sentiers de la lande d’autres débouchent, viennent grossir la troupe, et la montagne, tout à l’heure déserte, s’anime mystérieusement. Par intervalles, ils poussent un grand iou! que répercutent les échos lointains. C’est le cri breton; mélancolique et sauvage, il suffit à exprimer toutes les émotions de cette race primitive chez qui l’allégresse même a de longues résonances tristes. A l’entendre, ce soir, je songe aux nuits d’il y a cent ans et je ne puis me défendre d’une sorte de terreur rétrospective. Que de fois il a dû troubler ainsi le silence quasi tragique de ces parages, modulé sinistrement, d’une cime à l’autre, par des Chouans à l’affût!

II

—Je vous conseille d’opter de préférence pour le feu de Croaz-Houarn, m’a dit le recteur. D’abord, le site est vraiment grandiose. Vous dominerez de là-haut les croupes rebondies du Ménez, à qui pourraient s’appliquer les paroles du Psalmiste: Et exultaverunt montes sicut arietes. De plus, le clan d’alentour, très populeux, est réputé pour organiser les plus beaux tantad. Nul doute que cette année encore il se pique d’honneur, car l’esprit local y est d’une ferveur jalouse qu’en mainte occasion j’ai dû modérer... Vous m’excuserez si je ne vous accompagne point. Je vous serais un empêchement plutôt qu’une société; et, avec ma vue déclinante, je risquerais fort de laisser mes vieilles jambes dans les aspérités de la route. Mais M. le vicaire se fera certainement un plaisir de vous servir de guide.

Une fois passé le premier quart d’heure pénible de la digestion, M. le vicaire se révèle un très aimable homme. Il est chasseur, pêcheur, fumeur, causeur aussi, «mais seulement au grand air». Quand Léna, du fond de la cuisine, lui a proposé une lanterne, à cause du temps qui s’est assombri, il a refusé. Il connaît la montagne comme sa poche; il l’a «faite» si souvent de jour et de nuit, par la neige et par le brouillard. Sitôt hors du presbytère, il trousse sa cotte, pour employer son expression, et noue sa ceinture par-dessus. A son poing, il balance un penn-baz, un dur bâton de houx assujetti par un cordonnet de cuir: c’est une arme dont il est bon de se prémunir, quand on a, comme c’est notre cas, à franchir des aires de fermes où, d’habitude, les chiens sont lâchés après le coucher du soleil.

Léna avait raison de dire que nos yeux nous seraient d’une médiocre efficacité pour nous conduire. Non que l’obscurité soit épaisse. Il flotte, au contraire, sur les choses une lumière vague et diffuse, une espèce de clarté grise, uniformément épandue. Tout est fondu, vaporisé. Le profil indécis des monts ondule en pâles estompes sur le ciel noyé. Cela donne l’impression d’un paysage sous-marin; les brumes ont de lents remous de houles profondes. C’est une atmosphère molle, fluide et très mystérieuse.

Je vais là dedans à l’aveuglette. Il me semble, non pas que je marche, mais que je nage. Et, n’était le vicaire, je crois bien que je ne nagerais pas longtemps sans sombrer.

Heureusement, il est là pour me crier casse-cou, au besoin pour me tendre la main qu’il a solide.

—Attention! nous dévalons dans le ravin.

Je m’en doute un peu. Le chemin se creuse et se rétrécit. De chaque côté, des parois de schiste de plus en plus hautes forment couloir; je m’y cramponne, dans les endroits périlleux de la pente, pour ne pas tomber. Le vicaire, qui a fait des humanités au collège de Lesneven, me lance une citation de Virgile dont il retourne le sens:

Haud facilis descensus Averni.

Et il rit. C’est l’effet du grand air. Ce sport nocturne l’a mis en gaieté.

 

Une éclaircie. Les noires murailles de pierre s’écartent, s’abaissent, s’évanouissent. A l’ornière inégale, hérissée de véritables stalagmites, succède un tapis moelleux, d’une fraîcheur humide, odorante, toute parfumée d’une senteur de foin coupé. Nous traversons les prés, ceux de Rozivinou justement, où saint Pierre but du cidre et fit voir aux gars de Motreff une manière nouvelle de faucher. Sur l’autre versant, la pente est moins raide et le sentier zigzague à fleur de sol dans de vastes genêtaies; puis ce sont des champs de seigle, de luzerne, de colza; des métairies bombent leurs toits de chaume sous des bouquets d’arbres bizarrement tordus: elles sont vides, silencieuses, toutes lumières éteintes; les gens sont montés au tantad. Parfois un molosse bondit hors de sa niche en aboyant, mais il n’a pas plus tôt flairé la soutane de mon compagnon et reconnu sa voix, qu’il regagne sa litière, la queue basse. Le prêtre, partout ici, est de la maison.

Parfois aussi, dans les pâtis qui avoisinent la ferme, une figure apocalyptique se dresse, démesurée, monstrueuse, traînant un bruit de ferraille. Et c’est quelque cheval entravé qu’on a laissé paître à l’air libre, selon la coutume du pays en cette saison.

A mesure que nous nous élevons dans la montagne, nos oreilles perçoivent là-haut un murmure de plus en plus distinct. Il y a foule sur le sommet. On dirait le bourdonnement d’une ruche immense; des appels se croisent; des nourrissons, arrachés à leur premier sommeil, pleurent aux bras de leurs mères; un troupeau de vaches, épars dans une lande, à peu de distance du lieu du tantad, pousse des meuglements affolés. Les foires du moyen âge, où les transactions se prolongeaient jusqu’au cœur de la nuit, ne devaient pas offrir un spectacle plus barbare ni des contrastes plus saisissants... Les rangs s’ouvrent devant nous; on salue respectueusement le vicaire, on l’apostrophe à la façon bretonne.

—Ah! vous êtes venu aussi, monsieur le «curé»!

Le brouillard s’est allégé, le paysage se dessine.

A la crête du mamelon, sur un piédestal de roches brutes, apparaît le tronçon mutilé d’une croix. La partie supérieure manque. Il ne reste d’intact que le fût de granit et les branches. Cela ressemble à quelque gigantesque idole décapitée. C’est ce calvaire qui a fait donner à la cime son nom de Croaz-Houarn. Un seigneur, dit-on, l’érigea, en expiation d’on ne sait plus quel forfait. Mais il est plus probable qu’il fut élevé, comme tant d’autres, pour désaffecter, en quelque sorte, et sanctifier un haut lieu, voué de temps immémorial à d’antiques superstitions païennes dont la cérémonie qui se prépare n’est elle-même qu’un lointain ressouvenir.

Le bûcher occupe une esplanade gazonnée, un peu en avant de la croix. On n’a pas encore fini de le construire, d’autant plus qu’à tout moment survient quelque nouvel arrivant, homme ou femme, garçon ou fillette, ployant sous un fardeau de bois mort. Debout au faîte de l’énorme meule, Pierre Tanguy détache sur le ciel sa belle carrure de montagnard, à la fois élégant et robuste. Il est tout à sa besogne, j’allais dire à son ministère.

—Voyez-vous, me confie un paysan, il n’y en a pas deux comme lui pour vous camper un tantad. C’est de famille, chez ces Tanguy.

Nous nous asseyons sur une roche, à regarder faire ce représentant d’une tradition sacrée. Et c’est vrai qu’il y met une sorte d’art, disposant les fagots avec une adresse tranquille, sans hâte, d’un geste sûr. Deux aides, postés sur une échelle, lui passent les gerbes d’ajoncs, les brassées de genêts, de bruyère flétrie, de fougères. Par instants, il se penche pour crier:

—Allons, ceux d’en bas! il y a encore de la place!

Ou bien il fouille du regard les profondeurs brumeuses, et, si la silhouette de quelque retardataire surgit sur les rebords du plateau, il jette le cri de ralliement, le iou! sauvage dont l’accent fait frissonner, quelque part qu’on l’entende, mais à qui le mystère de cette solitude, l’étrangeté de ces groupes assemblés pour des rites aussi vieux que le monde, prêtent je ne sais quoi de plus farouche et de plus terrifiant.

Une jeune mère s’est accroupie dans l’herbe, près de nous, pour allaiter son enfant. Elle lui chante à mi-voix, sur un ton de mélopée, une berceuse qu’elle improvise avec cet instinct du rythme, familier à tous les Bretons, mais plus encore aux Bretonnes. Le sens, sauf quelques mots qui m’ont échappé, est celui-ci:

«Il est venu, l’enfantelet, le petit Jozon, il est venu avec sa mère sur le ménez de Croaz-Houarn, et ses petits yeux verront le grand feu, le grand feu qui monte dans le ciel. Et, parce qu’il aura vu le grand feu, il grandira et il deviendra fort. Et la grâce de saint Pierre sera sur lui, et jamais ne luira sur sa tête, jamais ne luira l’étoile du mauvais sort...»

S’étant aperçue que je l’écoute, elle cesse de chanter et se met à rire.

—Est-ce que l’étranger comprend le breton? demande-t-elle au vicaire.

Je lui réponds moi-même dans sa langue. La conversation s’engage. Son «petit Jozon» va sur ses dix mois. Il est un peu faible des reins. Elle l’a baigné dans les fontaines saintes, à la source de Notre-Dame du Krân, à celle de Notre-Dame de Cléden; mais la faiblesse a persisté. Alors, les «anciens» de chez elle lui ont conseillé de faire faire à l’enfant le tour du feu de saint Pierre par trois fois et de lui frotter ensuite les reins avec une pincée de cendre chaude.

—Mais, en attendant, ne craignez-vous pas qu’il prenne froid?

Ma question l’étonne et presque la scandalise. Est-ce qu’on a jamais vu un enfant, fût-il âgé seulement de quelques heures, prendre froid la «nuit des feux»?

Une vieille qui s’est approchée dit:

—De mon temps, les paralytiques se faisaient transporter jusqu’ici sur une civière, quel que fût l’état du ciel; et il y en avait qui jetaient leurs béquilles dans le brasier, assurés qu’ils n’en auraient plus besoin, tant était grande leur foi en saint Pierre et dans la vertu de son tantad. N’est-ce pas la vérité vraie, ce que j’affirme là au gentilhomme? Parle, Marie-Renée.

La commère dont elle invoque le témoignage a son mot à placer, elle aussi; et celle-là fait signe à d’autres qui en appellent d’autres encore; de sorte que nous avons bientôt devant nous un demi-cercle compact de femmes célébrant sur tous les tons, de leurs voix claires ou chevrotantes, les mérites innombrables, la puissance sans limites de tous les feux en général, du feu de Croaz-Houarn en particulier.

C’est à qui puisera dans sa mémoire les faits les plus surprenants. L’une a vu... l’autre a entendu conter... Et elles s’excitent mutuellement, elles s’exaltent; elles crachent dans les paumes de leurs mains et lèvent les bras au ciel, pour attester la véracité de leurs dires... Le vicaire ne laisse pas de faire une mine assez embarrassée. Ils sont d’une orthodoxie suspecte, tous ces miracles attribués au tantad, et les récits pénétrés qu’en font les paroissiennes de Motreff ressemblent moins aux paraboles évangéliques qu’aux hymnes des Védas en l’honneur d’Agni...

III

—Où est la fille à la guirlande? a crié Pierre Tanguy.

Le bûcher est terminé; il ne reste plus qu’à suspendre à l’extrémité de la perche qui en forme l’axe la guirlande de fleurs qui le doit couronner; et c’est à une fille de vingt ans, la plus fraîche «héritière» du clan de Croaz-Houarn, qu’il appartient de mettre au tantad cette parure suprême.

—Gaïd!... Gaïd An Tinévez!... brame la foule, comme en délire.

La vierge,—car il faut qu’elle n’ait pas connu d’homme,—s’avance, un peu confuse, la tête baissée, et monte à l’échelle au milieu des acclamations de tout le peuple. Pierre Tanguy l’aide à se hisser jusqu’au sommet; son bras, passé derrière sa taille, lui fait un sûr rempart, et elle peut vaquer sans crainte à la décoration du bûcher. Elle attache d’abord à la pointe du mât une quenouille vêtue de laine blanche; puis, à l’entour, elle dispose les fleurs, des digitales arborescentes comme il n’en pousse que dans ces cantons, des iris des prairies, des silènes, des orchidées sauvages, des chapelets de feuilles de houx...

Le gars et la fille sont descendus.

Tanguy constate avec satisfaction que les apprêts ont marché vite. Nulle flamme encore ne brille sur les ménez circonvoisins. Cette année, comme les précédentes, le feu de Croaz-Houarn va donner le signal de l’embrasement sacré.

—Paix maintenant, et rangez-vous!

C’est toujours le beau paysan qui commande en maître. Armé de sa fourche, il fait reculer la foule à une distance respectueuse du tantad, et, docilement, on lui obéit.

L’instant solennel est arrivé. Le silence, le recueillement est complet. L’assistance, massée en cercle, garde une immobilité, pour ainsi dire, religieuse, dans l’attente du premier jet de clarté, de la soudaine montée de flamme dans la nuit. On ne peut lire sur les visages, mais les attitudes sont caractéristiques; dans toutes ces âmes continuent de vivre intensément les deux grands sentiments qui se sont partagé l’humanité primitive: la peur de l’ombre et l’adoration de la lumière.

 

Appuyé des deux mains sur un bâton, soutenu à gauche et à droite par Tanguy et par un autre montagnard, un vieillard tout cassé se traîne cahin-caha vers le tantad. A côté de nous, une femme murmure:

—Tant mieux, puisque le Tadiou a pu venir.

Et le vicaire me chuchote à l’oreille:

—Saluez le Nestor du pays. On ne sait au juste quand il est né, mais assurément pas dans ce siècle. Un drôle de corps! Je l’extrémise en moyenne quatre fois par an. Il appelle les gens de la maison pour le regarder mourir, reçoit le viatique, s’endort... et le lendemain se réveille en demandant sa soupe!... C’est ça une mémoire qui doit en contenir, des trésors! Malheureusement, il est sourd comme un pot et, d’ailleurs, tombé en enfance. Il est si vieux qu’il n’a plus de nom; on dit en parlant de lui, le Tadiou, l’Ancêtre...

Les autres quartiers de Motreff l’envient, paraît-il, à Croaz-Houarn. Ils n’ont pas, pour mettre le feu à leurs bûchers, de personnage aussi vénérable et dont l’âge se perde aussi loin dans la profondeur des temps. Et puis, le Tadiou possède des secrets; il a vécu dans le commerce des grands sorciers d’autrefois, et il a retenu de leur bouche des recettes magiques qu’il a fait serment de ne jamais révéler, mais qu’il utilise à l’occasion pour le bien de ses proches. Que si ses facultés ordinaires se sont éteintes, ses facultés surnaturelles persistent. Il ne sait plus le sens des formules qu’il marmonne, mais les paroles qu’il prononce machinalement n’en agissent pas moins par leur vertu propre. Sa présence aux feux de Croaz-Houarn n’est pas pour rien dans la réputation dont ils jouissent. Il écarte d’un geste les nuages prêts à crever, il modère la violence du vent, il incite la flamme à brûler, à resplendir, à s’élever vers le ciel, pacifique et bienfaisante. C’est là du moins ce qui se raconte, et il faut voir avec quelle déférence Pierre Tanguy et son acolyte escortent les pas chancelants de ce débris d’humanité quasi séculaire.

Maintenant ils lui placent dans la main une chandelle allumée, une de ces longues et minces chandelles de résine qui sont encore le seul mode d’éclairage usité dans les chaumières bretonnes, aux veillées d’hiver. A sa lueur, la figure du vieux nous apparaît grimaçante, sinistre, la bouche fendue par un large rictus, les pommettes saillantes, les joues vidées, de rares mèches de cheveux, non pas blancs, mais décolorés, s’échappant d’une calotte graisseuse et se mêlant, sur le dos, aux poils d’une veste barbare, en peau de chèvre, qu’on prendrait pour le sayon préhistorique de quelque chasseur d’aurochs.

Il esquisse un signe de croix, bredouille deux ou trois mots indistincts, l’«oraison du feu», à ce que prétendent les commères,—et plonge enfin le brandon dans une ouverture que l’architecte paysan a eu soin de ménager à la base du tantad. Là est la gerbe bénite, celle qui doit flamber la première dans tout bûcher construit selon les règles.

Je regarde l’assistance. Les corps sont penchés, les cous tendus en avant.

La flamme hésite un instant; puis, l’ajonc pétille avec un bruit sec, et des langues de feu jaillissent, comme de la gueule embrasée d’un four: elles escaladent les flancs du tantad, vont lécher là-haut les digitales et les iris dont les tiges frémissent et se tordent.

En même temps une clameur retentit, une clameur frénétique, hurlée en chœur par quelque deux cents voix d’hommes, de femmes, d’adolescents:

An tân! An tân[9]!

Les mères secouent les nourrissons endormis dans leurs maillots, les érigent en l’air, devant la flamme sainte, au bout de leurs bras levés:

—Que la bénédiction de monseigneur saint Pierre soit sur nos petits!

Si rapidement qu’on l’ait édifié, le bûcher ne laisse pas d’avoir été pénétré par le brouillard, de sorte qu’il s’en exhale une fumée épaisse qui enveloppe peu à peu toute la cime; et le spectacle est fantastique de ce grouillement d’ombres humaines au milieu de ces tourbillons grisâtres qu’illuminent à tous moments de brusques éclats d’incendie. Mais des souffles passent, brises intermittentes des nuits d’été. Les fumées montent, planent, se dispersent en retombant et glissent vers les bas-fonds où elles s’évanouissent, comme les fantômes long-voilés des légendes.

Et, sur la crête balayée, le feu règne en maître, le feu, père de la sécurité, le feu qui chasse les terreurs mauvaises et ramène les pensers fortifiants, le feu, vivante idole des premiers âges, et qui éveille encore comme un frisson des anciens cultes dans la conscience tenace des Celto-Bretons.

La masse entière du tantad flamboie, avec des grondements, des râles sourds, une puissante haleine de monstre. Il hérisse son immense crinière rouge, plongeant les lointains, le cirque des montagnes environnantes en des ténèbres d’autant plus profondes qu’il rayonne d’un éclat plus ardent: le ciel, dont les brumes se sont déchirées, semble une mer immobile, suspendue très haut, où, çà et là, des archipels de nuages revêtent aux lueurs du brasier de somptueuses teintes de pourpre.

Mais c’est surtout l’assistance qui donne au tableau son relief énergique, sa grande et forte originalité. La race est belle dans ces montagnes. Il y a, parmi cette foule violemment éclairée, des types merveilleux de Bretons bruns, aux figures rases et fines, hâlées par le soleil et par le vent, et dont les traits respirent une distinction native, l’espèce de majesté particulière aux tribus de pasteurs. Les hommes portent le chupen, la veste de laine rousse ou de peau de bête, jetée en travers sur l’épaule. L’entre-bâillement de la chemise de chanvre laisse voir le cou maigre, la poitrine robuste et velue. Quant aux femmes, elles ont une fleur de jeunesse vraiment exquise, très vite fanée, paraît-il, bien avant la trentaine,—à cause des fatigues multiples et des labeurs disproportionnés,—mais dont les couleurs, plus tard, semblent se raviver avec l’âge et répandent jusque sur les rides des vieilles comme un renouveau de fraîcheur. Les jouvencelles, pour la plupart, sont délicatement jolies, ont une suavité de lignes qu’on ne trouve guère, en Bretagne, que dans cette région des ménez, avec quelque chose de religieux dans l’attitude et, dans l’expression du visage, une sorte de fatalisme doux.

 

An tân! An tân!

Chaque fois que, stimulée par les souffles de la nuit, la flamme jaillit plus éblouissante, la clameur reprend et se prolonge, puis s’éteint, apaisée, en une plainte légère, en un vague fredon mélancolique.

Durant un intervalle de silence, un petit homme grêle, à mine souffreteuse, s’approche du bûcher, en arrache un tison, et le faisant tournoyer au-dessus de sa tête:

—Écoutez, gens! dit-il, écoutez la chanson du feu.

A sa mise proprette, à la finesse et à la blancheur de ses mains, à ses jambes arquées, les genoux en dehors, il est aisé de reconnaître en lui un de ces tailleurs de campagne qui passent les journées, assis à la façon des Bouddhas, sous l’auvent de paille des granges, à coudre patiemment, d’une aiguille aussi épaisse qu’une alène de cordonnier, les vêtements inusables des laboureurs de ces contrées. Ils gagnent à ce métier leur nourriture et un salaire de vingt liards. Mais ils y goûtent, en revanche, des joies de contemplation et de pensée interdites aux fermiers qui les emploient, même aux plus cossus. Tandis que leur bras travaille d’un mouvement machinal, leur esprit vogue en liberté par les chemins ondoyants du rêve. Fils d’une race qui ne semble faite que pour la vie intérieure et qui reçut au berceau le don de poésie, ils ruminent, au cours des longues heures sédentaires, les épisodes de quelque histoire merveilleuse ou les couplets de quelque chanson.

—C’est cela! dis ta gwerz, la gwerz du feu! crie la foule au tailleur de Croaz-Houarn.

Et, sans cesser de brandir son tison, il commence... Et voici que, de la poitrine étriquée de cette espèce d’avorton, s’élève une voix superbe, d’un registre si mâle, d’une sonorité si ample que ses accents font vibrer, au loin, les murs de ténèbres de la nuit. Il chante:

Holà, pôtred! Holà, merc’hed!
Lêzet ho coan hanter dêbred;
Lêzet ar loa ’bars er scudel,
Rag arri ê an noz zantel.
Me wêl arri noz an tâniou,
Sklerijen vraz er meneziou;
Tâniou sant Yann, tâniou sant Pêr.
Grêt-hu peb hini ho téver!
Bars er scudel lêzet ar loa.
Eur bar keuneud d’ec’h var bep skoa;
Neb vô an divéza fennoz
Vo ’n divéza er Baradoz...

Holà, garçons! Holà, filles!—Laissez votre repas à moitié mangé;—Laissez la cuiller dans l’écuelle;—Car elle arrive, la nuit sainte.—Je vois venir la «nuit des feux»;—La grande clarté sur les montagnes;—Feux de saint Jean, feux de saint Pierre...—Faites chacun votre devoir!—Dans l’écuelle laissez la cuiller;—Jetez un fagot sur chaque épaule;—Celui qui restera le dernier cette nuit—Sera le dernier au paradis.

La sueur coule du front du chanteur. Il s’éponge du revers de sa manche, s’arrête un instant pour souffler, tandis que l’assistance répète en chœur ce verset d’allure biblique, où flambe la vision du haut paysage nocturne, illuminé par les tantad:

Voici venir la nuit des feux,
La grande clarté sur les montagnes!...

—Hardi! hardi! pôtr ar vesken[10], prononce en guise d’encouragement Pierre Tanguy.

Et le petit tailleur repart de plus belle. Il montre les gens des métairies, chefs de maison, ménagères, bouviers, charretiers, servantes, et jusqu’aux enfants à la mamelle, grimpant en files interminables vers les «placîtres consacrés». Il énumère tous les lieux de Motreff que des bûchers couronnent cette nuit, «semblables à des tours»; il célèbre spécialement le bûcher de Croazo-Huarn, qui est au-dessus des autres «comme le clocher de l’église au-dessus des toits du village»; il dit la splendeur du brasier, les étincelles tourbillonnant «comme une danse d’étoiles», les portes du ciel s’ouvrant «avec le bruit d’une musique», et saint Pierre debout sur le seuil, sa grande barbe blanche au vent, bénissant les terres du domaine, promettant à ceux qui les cultivent toutes les prospérités.

Répandez la cendre du tantad,
Vous verrez pousser la semence!
Suspendez le tison calciné au chevet du lit,
Vous verrez croître les enfants!...
Celui qui a composé cette chanson
N’est qu’un pauvre homme, des plus humbles,
Herri Rohan, tailleur de son état.
Il a chanté pour le tantad.
Qu’une vieille à présent récite les «grâces»,
Et faisons tous le signe de la croix.

Sur cette invitation à la prière se termine la chanson du tailleur. Il était temps qu’elle prît fin, car le petit homme est à bout de force. Ses tempes ruissellent, ses cheveux pleuvent. Il n’en redresse pas moins son buste court sur ses jambes en forme de parenthèse, et dans son regard une fierté brille, quand, par manière d’applaudissement, la foule s’écrie d’une seule voix:

—Que la bénédiction de saint Pierre soit sur Herri Rohan!

Un paysan me dit d’un ton de confidence:

—Vous l’avez entendu... N’est-ce pas que c’est un vrai chanteur? Nous l’appelons entre nous «le rossignol du Ménez». Lorsqu’il y a deux ans mourut l’ancien sacristain de Motreff, le recteur vint trouver Herri et lui proposer la place. L’offre était d’importance: cinquante écus d’appointements fixes, autant ou plus de casuel, sans compter les trois quêtes d’usage dans la paroisse, quête de beurre, quête de lard, quête de froment. Tout autre se fût empressé d’accepter. Mais il fallait abandonner l’aiguille, quitter le quartier, aller habiter le bourg, vivre toute la journée à l’église, se tenir prêt au premier appel. Herri Rohan répondit par un merci qui était un refus. «Je suis un oiseau des landes, dit-il au recteur, et je ne sais chanter qu’en plein air.» Vous pensez, mon gentilhomme, si nous lui en avons été reconnaissants. Lui parti, la montagne de Croaz-Houarn restait comme une veuve. Qui eût égayé nos veillées? Qui eût rimé le chant des épousailles pour le mariage de nos filles? Qui eût entonné le chant du feu autour de notre tantad?...

 

...Le bûcher, presque entièrement consumé, ne présente plus qu’un monceau rougeoyant de braise que surmonte la partie inférieure de la perche, pareille au tronçon d’un mât foudroyé. Au-dessus, dans les remous d’air chaud, planent de menus débris noirâtres, de vagues choses ailées et frémissantes, qui font l’effet d’un vol de papillons de nuit; des jets d’étincelles fusent par moments et retombent en une pluie d’astres.

—C’est l’agonie du feu qui commence, observe près de nous une pauvresse à demi dévêtue dans ses misérables haillons.

Il règne un silence relatif. On cause par groupes, sans bruit, sans gestes. Une rumeur stridente de crécelles se propage jusqu’à nous du fond des vallons, et ce sont les rainettes des prés de Rozivinou coassant à la lune, encore invisible, mais dont un frisson de lumière pâle annonce la venue vers l’orient.

A mesure que décroît la clarté du tantad, tout le décor environnant, noyé d’abord comme dans une mer de ténèbres, se précise peu à peu, surgit, pour ainsi dire, de l’abîme informe, reprend une physionomie, un visage, découpe en arêtes de plus en plus vives sur le vaste horizon ses lignes austères et tourmentées. On a l’impression d’être au centre d’un immense paysage de pierre, tout frais sorti du chaos. Et sur tout le pourtour de ce cirque démesuré, au sommet de toutes ces cimes, massées les unes derrière les autres comme un troupeau, des feux s’allument, flamboient, balayent le ciel incendié de leurs larges reflets sanglants. J’essaye d’en faire le dénombrement, mais, de minute en minute, on en voit poindre de nouveaux dans les lointains, et le compte est sans cesse à recommencer. Le vicaire me les nomme, le doigt tendu:

—Celui-ci, en face, c’est Kervrec’h... Celui-là, c’est Rosmeur... Et voici Beg-Aoun, le pic de l’effroi; puis Saint-Adrien, Balanek, Toullaëron...

Mais il s’y perd lui-même, dans sa kyrielle de noms barbares. La contrée entière apparaît comme un camp mystérieux, constellé de feux de bivouac; telles durent être les nuits d’autrefois, au temps des migrations de peuples roulant leurs hordes vers l’ouest et dressant leurs foyers d’un soir dans la paix encore vierge des steppes inhabitées.

IV

Motreff, le vicaire, le tantad, j’ai tout oublié. Debout sur le point culminant du mont, je regarde, comme en une fresque d’ombre animée par d’incertaines lueurs, se mouvoir les hommes des âges inconnus. J’évoque ces passants de l’histoire primitive, je suis au milieu d’eux, un des leurs, j’écoute, adossé aux ais mal équarris d’un chariot, le récit de leur longue aventure... Le timbre clair d’une voix d’enfant qu’accompagne en sourdine un bourdonnement de grosses voix me fait retourner.

Devant le tas de braise qui illumine encore d’un rayon mourant le placître de Croaz-Houarn, une fillette à genoux marmotte très vite, avec une sorte de glapissement aigu, une série d’oraisons en langue bretonne. A genoux aussi, l’assistance donne les répons.

C’est la prière autour du tantad.

Pour être plus entièrement à leurs dévotions, les mères ont posé à terre leurs nourrissons enroulés dans leurs tabliers.

Je demande à quelqu’un, tout bas:

—Ce n’est donc pas le vicaire qui dit les «grâces»?

—Le vicaire? fait-il étonné. C’est un prêtre serviable et un excellent homme, mais il n’est pas du quartier, que je sache; il n’a rien à voir ici.

Et il m’explique complaisamment qu’ils sont très religieux dans le clan de Croaz-Houarn, qu’ils tiennent leur clergé en très grande estime, qu’aux quêtes annuelles ils lui réservent le meilleur accueil, mais qu’il y a des cérémonies qui ne se doivent pratiquer qu’entre gens des mêmes parages, à l’exclusion de tout étranger. Cela s’est toujours fait ainsi: agir autrement, ce serait aller contre la loi des ancêtres. Est-ce qu’on invite le prêtre à la «nuit des morts», le soir de la Toussaint, à moins qu’il ne soit de la famille? Eh bien! à la «nuit des feux» on ne l’invite pas davantage. Libre à lui d’y venir en qualité de simple spectateur, si bon lui semble; mais quant à y participer, non pas!

Je lui objecte qu’en Trégor, c’est le recteur, en surplis, l’étole au cou, qui met le feu au bûcher.

—C’est donc que les Trégorrois, riposte-t-il, ne respectent plus les vieux usages. Nous, de la montagne, pour rien au monde, nous n’y voudrions manquer. Au plus ancien du pays il appartient d’allumer le tantad; à la plus ancienne il appartient de réciter les grâces.

—Comment se fait-il que ce soit une enfant?...

—Ce soir, oui... La «prieuse» habituelle,—la grand’mère de cette fillette,—est restée malade au lit; elle a tout le corps enflé; il paraît même que son heure est proche, car dans la journée les vitres n’ont cessé de trembler, ce qui est, comme vous savez, un signe grave. Alors, ne pouvant venir, elle a délégué la petite pour la remplacer. Elle s’y entend, d’ailleurs, comme pas une vieille du canton, la gamine! Écoutez-la seulement. Un curé même ne débiterait pas mieux.

Ainsi me parle le bon montagnard, non sans s’interrompre de temps à autre pour répondre un ora pro nobis aux litanies des saints que la «prieuse» par procuration estropie maintenant, vaille que vaille, et qu’elle va faire suivre, en un latin non moins sauvage, d’un long chapelet de De profundis.

Accroupie sur les talons de ses sabots, le front incliné sous une cape de flanelle blanche bordée d’un galon de velours, les mains jointes sous le menton, elle a un délicieux profil de pastoure, de Jeanne d’Arc aux champs, avec, dans l’expression du visage, un mélange d’entêtement et de douceur. Je reconnais en elle ma petite amie de tantôt, l’élève des Sœurs du bourg, la fille aux bonds de cabri qui m’a montré le chemin du presbytère.

Ai-je dit qu’elle a nom Tina Stéphan?

Elle se dépêche, se dépêche... Des vieilles, derrière elle, lui soufflent:

—La braise grisonne, Tina; le feu va mourir.

Le rite exige que les «grâces» soient terminées avant que la dernière lueur s’éteigne. Et la voix de l’enfant précipite les syllabes, avec le murmure pressé, argentin et monotone d’un ruisseau qui trotte parmi les cailloux.

En face de moi, le Tadiou, à qui l’ankylose de ses jambes ne permet plus de se prosterner, se tient courbé sur son bâton de chêne et mâchonne on ne sait quoi entre ses gencives édentées. Ses prunelles fauves,—des prunelles de loup,—s’éclairent en ce moment d’une apparence de pensée, comme si la flamme du tantad lui avait rendu le sens de la vie et, plongeant jusqu’au fond de sa mémoire en ruine, en avait fait se lever les fantômes de ses souvenirs.

Quelles images du passé peuvent bien se remuer dans cette conscience falote, dans ce cerveau quasi momifié d’un témoin de cent ans, malheureusement muré dans sa surdité comme dans une tombe?

Pierre Tanguy non plus ne s’est pas agenouillé. Il semble pontifier debout, de l’autre côté du feu, ainsi qu’un prêtre à l’autel. Sa haute stature se détache, lumineuse, sur le ciel d’azur sombre, criblé d’étoiles. En son accoutrement farouche, la main droite appuyée au fer de sa fourche, il donne l’impression de quelque chef antique, présidant à la prière commune, appuyé sur son sceptre fruste en forme de trident.

—Allons, prononce-t-il, sitôt que les «grâces» ont pris fin, placez-vous pour la «procession des âmes»!

On se range derrière lui, en silence, et un étrange défilé s’organise autour des restes du tantad. Il s’avance le premier, avec le Tadiou qu’il soutient par l’aisselle. La foule le suit, rythmant son pas sur le sien, les hommes en tête, puis les femmes, et en dernier lieu les enfants. Tina Stéphan ferme le cortège. Trois fois l’imposante théorie rustique passe et repasse devant la cendre qui couve encore et d’où achève de s’exhaler en fumerons blanchâtres l’Esprit du feu. Après chaque tour on fait une pause; la fillette dit:

Douè da bardono an anaôn! (Dieu pardonne aux âmes défuntes!)

Et le chœur répète à mi-voix les paroles de la supplication funèbre.

La scène est émouvante, dans ce cadre grandiose et triste, sous le dais majestueux de la nuit.

Le troisième tour accompli, Pierre Tanguy tire de la poche de sa veste une pierre arrondie, un de ces galets de schiste, polis par les eaux des torrents, qui jonchent, en ce pays, le flanc raviné des montagnes. Il le marque avec le pouce d’un signe de croix et le dépose à ses pieds, d’un geste religieux, sur la lisière du tantad. Un à un, les autres l’imitent. Une triple, une quadruple ceinture de pierres enserre de ses replis concentriques le brasier qui s’éteint.

Et comme j’en demande la raison:

—C’est pour les anaôn, m’est-il répondu.

Car elles vont venir, les pauvres âmes errantes qui font leur stage de pénitence dans ce désert. Arrachées à leur solitude par tout ce bruit, par tout cet éclat, déjà elles s’agitent confusément, bruissent parmi les bruyères, les herbes, les regains d’ajoncs. A peine les vivants se seront-ils dispersés, qu’elles s’abattront, légères et pressées, comme des tourbillons de feuilles automnales, sur l’aire chaude où s’éleva le bûcher. Et, pour elles, le feu renaîtra, le «feu des morts», flamme pâle et douce dont les clartés ne se voileront qu’aux approches du jour, quand retentira le premier chant du coq dans l’une ou l’autre des fermes du ménez. Toute une moitié de nuit, elles auront droit de revivre leur existence disparue. Défunts et défuntes du clan de Croaz-Houarn se reconnaîtront, se «bonjoureront», rentreront pour quelques heures dans leurs personnages d’antan. Ils deviseront là des choses qui leur furent chères, comme jadis aux veillées du soir, devant l’âtre, dans les logis qu’ils ont abandonnés. Et c’est pour leur servir de sièges que l’on sème autour du tantad ces trois, ces quatre rangées de pierres.

—Chacun de nous a ramassé la sienne aux abords de sa maison, me disent ces braves gens. Vous savez peut-être le proverbe: «Si tu veux trouver ton lit bien fait, ne te couche point sans penser à tes morts.»

Il ne me trompait pas, l’ami qui me promettait, pour prix de mes courses dans ces montagnes, le spectacle d’une race demeurée fidèle, à travers les âges, aux plus antiques conceptions de l’humanité.

 

Cependant, sur l’ordre de Tanguy, deux gars s’élancent vers la croix qui domine de son spectre sans tête le sommet du mont; ils gravissent le piédestal de roches brutes, se campent debout de chaque côté du tronc de granit, tout velu de lichens et de mousses.

On va procéder, selon l’usage, à la mise aux enchères de la cendre du tantad.

L’homme à la fourche rappelle brièvement les conditions imposées:

Ne peuvent prendre part à l’adjudication que ceux qui ont fourni leur brin d’ajonc, de fougère ou de paille à la construction du bûcher;

L’adjudicataire devra laisser à tout assistant la faculté d’emporter une poignée de cendre;

Ne sont pas compris dans la vente les morceaux de bois non entièrement consumés;

Enfin, l’enlèvement des cendres ne se fera qu’une heure après le chant du coq, au jour déjà clair, par respect pour les anaôn.

—C’est entendu, n’est-ce pas?

La foule répond par un sourd murmure d’acquiescement, et les enchères commencent.

—Qui parle le premier? interroge Tanguy en promenant sur les groupes son regard perçant.

La voix flûtée d’une vieille dit:

—Saint Pierre me soit en aide! J’offre six réaux[11].

Tanguy se tourne vers les deux paysans perchés sur le socle du calvaire:

—Six réaux! crie-t-il.

Et les deux paysans, unissant leurs voix, brament de toute la force de leurs poumons, sur le mode à la fois véhément et plaintif d’une espèce d’incantation sauvage:

«Six réaux en aumône à saint Pierre!»
Eur vé... é... ch! Diou vé... é... ch[12]!

Le son tremble, meurt, renaît, se prolonge. C’est poignant et sinistre. On dirait l’ululement d’une bête aux abois, ou encore, à cause de cette croix à figure de potence, l’appel de détresse d’un couple de suppliciés.

Plus les enchères montent, et plus la clameur grandit, s’exaspère, jusqu’à devenir je ne sais quelle vocifération surhumaine flottant sur les abîmes de la nuit. J’en ai le cœur serré, chaque fois qu’elle s’échappe de la bouche de ces deux hommes, immobiles là-haut sur cet entassement de roches, et qu’on prendrait pour des statues de pierre sculptées au pied de la croix. Aussi n’est-ce pas sans quelque soulagement que je vois s’abaisser enfin la fourche de Pierre Tanguy, donnant à entendre que les enchères sont closes.

L’heureux adjudicataire est un métayer, du lieu de Kéralzy. Coût: trois écus de trois francs, qu’il versera dimanche matin, après la messe basse, au «trésor» de saint Pierre, dans l’église de Motreff.

—C’est pour rien, grogne un vieux pâtre. De mon temps, la cendre du tantad valait le prix d’une bonne vache.

A quoi un autre «ancien» réplique:

—Une année, mon père, resté acquéreur, dut, pour se procurer la somme, vendre un champ.

 

Toute la cime vibre sous un lourd piétinement de sabots. On se presse, on se bouscule, pour emporter au plus vite la poignée de cendre à laquelle on a droit. Des fillettes aux airs sages s’en vont, tenant en main, comme des cierges, des brandons fumants; et j’aperçois plus d’un montagnard qui enferme précieusement un bout de charbon dans sa boîte à briquet: il n’est pas, dit-on, de talisman plus sûr et plus universel. Je rejoins le vicaire, des mots d’excuse aux lèvres.

—Laissez donc, interrompt-il; pendant que vous rôdiez parmi mes paroissiens, moi, à la clarté de leur tantad, j’ai lu très commodément mes Heures du soir.

Nous nous disposons à reprendre le chemin par lequel nous sommes arrivés. Je jette un dernier regard sur le paysage qui, dans un instant, sera retourné à sa solitude et où va succéder au peuple tumultueux des vivants le discret, le furtif essaim des mânes. Son âpre échine s’est comme adoucie au toucher féerique de la lune. Car l’astre s’est levé, il a dépassé le rempart des collines, il nage mollement au-dessus de l’horizon dans un champ de nuées dont les sillons moutonneux ondoient comme les vagues d’une mer. Et, sous la caresse de cette lumière pure et triste, les formes rigides de ces sommets de pierre revêtent des aspects plus souples, plus fluides, plus harmonieux. Des gazes bleuâtres enveloppent les landes. Les feux lointains baissent et pâlissent. Par les lacis des sentiers, dans les ajoncs, les genêts, les orges, des files d’ombres dévalent vers les chaumières endormies. Les coiffes des femmes brillent sous la lune comme des diadèmes d’argent. Derrière nous, le tronçon de la croix se profile seul sur la crête désertée. Il émane de toutes choses une impression de mansuétude, de paix funéraire, de calme infini.

Nous marchons en silence. Soudain, au moment de franchir un échalier, une fillette encapuchonnée saute à nos pieds d’entre les brousses du talus.

—Quoi donc? qu’est-ce? demande le vicaire, un peu interloqué.

—C’est moi, Tina Stéphan, monsieur le curé, la petite du Kerdreuz. J’ai pensé que vous feriez route par ici; alors je vous ai attendu. C’est pour vous prier de passer par chez nous, si cela vous était égal.

Voilà. Depuis la nouvelle lune, sa grand’mère n’est pas bien, pas bien du tout, et, ce soir, en revenant de l’école, elle l’a trouvée encore pis. L’enflure avait gagné les membres supérieurs, le cou, la tête. La fièvre la brûlait.

—J’ai voulu rester auprès d’elle, continue l’enfant, tandis que nous nous engageons à sa suite dans une voie charretière où chante un ruisseau,—mais elle m’a dit: «Non, non! il faut que tu montes au tantad, il faut que tu récites les prières à ma place, dans l’ordre où je te les ai apprises.» Elle a ajouté: «Si tu n’allais pas, c’est contre moi que saint Pierre se fâcherait. Il dépend de toi de me conserver ma part de paradis.» Que répondre à cela? Je suis allée... Quand je vous ai vu là-haut, je me suis dit: «Je demanderai à monsieur le curé d’entrer en passant...» C’est pourquoi je vous ai guetté... Vous vous rendrez compte... moi, je ne sais pas: peut-être qu’il est temps de l’administrer.

Elle trottine devant nous, pieds nus, ses sabots dans les mains.

—As-tu prévenu les Sœurs que ta grand’mère était malade? interroge le vicaire.

—Oh! oui; Sœur Gonzalès l’a visitée et lui a même donné du remède dans une fiole. Mais dès que la Sœur a été dehors, ma grand’mère a dit: «Ça, c’est de la médecine», et elle a jeté la bouteille au fumier. Elle a ses idées. Elle croit qu’un emplâtre de cendre du tantad la guérira mieux que tous les élixirs, si toutefois son terme de vie n’est pas échu, et elle m’a commandé de lui en apporter plein mon mouchoir... Qu’en pensez-vous, monsieur le curé?

«Monsieur le curé» se tait. D’ailleurs nous sommes chez l’hydropique. Un toit de genêt sur des murs d’argile, au milieu d’une chènevière. L’enfant tire la ficelle d’un loquet à chevillette, comme dans les contes de fées. Nous descendons du seuil dans un trou d’ombre qui sent le moisi; par le tuyau de la cheminée, cependant, tombe sur l’âtre un filet de clarté nocturne. Tina souffle sur des braises qui charbonnent, y plonge une tige de chanvre soufrée, allume la résine accrochée dans un angle, et je distingue un intérieur de misère paysanne, mais soignée, décente. La vieille occupe un haut lit à forme ancienne, entre la table et le foyer. Elle soulève péniblement sa tête grise, et Tina lui explique qui nous sommes. Elle balbutie, la langue épaisse:

—J’ai toujours supplié saint Pierre de me faire mourir la «nuit des feux», la nuit où les portes du ciel restent ouvertes.

—Je vais revenir vous extrémiser, lui dit le vicaire, monté sur le banc de chêne qui permet d’atteindre au lit. Préparez d’ici là votre examen de conscience.

Puis, s’adressant à la fillette:

—Tu feras bien d’appeler une voisine.

En passant la marche du seuil, nous entendons la moribonde qui demande à Tina avec un accent farouche:

—Le tantad était beau, n’est-ce pas?... Et tu n’as pas oublié la cendre, au moins?...

V

Lorsque je me représente par la pensée la chambre des hôtes, au presbytère de Motreff, je retrouve toute vivante dans mon souvenir la sensation de bien-être simple, réconfortant et doux que j’éprouvai à y pénétrer, sur les pas de la bonne gouvernante, après une journée d’excursions terminée par cette nuit d’apothéose dans la montagne. Et je me rappelle aussi de quel ton discret et religieux Léna me dit en poussant la porte:

—C’est la pièce où couche Monseigneur quand il vient pour la confirmation.

On y respirait effectivement comme une odeur d’église, un vague parfum d’encens suranné. Le meuble le plus apparent était un prie-Dieu quasi monumental, ou plutôt une sorte de trône à baldaquin, occupant tout l’espace compris entre les deux fenêtres. Le lit se dérobait derrière de grandes courtines de drap sombre. Le parquet ciré luisait comme une glace. Au-dessus de la cheminée, un Christ de taille presque humaine se dressait entre deux hauts bouquets de fausses fleurs. Un ordre pieux, une propreté ecclésiastique régnaient jusque dans l’arrangement des chaises, recouvertes de housses d’une blancheur virginale.

Léna passa une dernière inspection, s’assura qu’elle avait pensé à tout, même à renouveler l’eau bénite, et me laissa en me souhaitant bon repos.

Un coucou sonna onze heures. Je crus qu’il extravaguait. Il me semblait inadmissible que notre absence eût été si courte. Ne venais-je pas de franchir je ne sais combien de siècles et de voir se reconstituer sous mes yeux, non pas seulement une époque, mais toute une civilisation disparue?... La succession des images avait été si rapide, et si forte leur intensité, que j’en avais perdu la notion du temps réel.

J’avais les jambes lasses, mais le cerveau vibrant. J’aurais en vain essayé de dormir. J’ouvris les persiennes: un flot de lune inonda la chambre, et des fraîcheurs de campagne humide entrèrent avec les souffles balsamiques de la nuit.

Des souliers ferrés frappèrent le pavé de la cour: une voix me héla. C’était le vicaire qui reprenait le chemin de Croaz-Houarn, son «sac noir» en bandoulière, pour aller extrémiser la vieille «prieuse».

—Voyez donc l’étrange phénomène d’optique, fit-il. Ne dirait-on pas là-bas la mer?

Il me montrait de la pointe de son bâton une échappée de landes bleuâtres fuyant vers le sud entre deux croupes de terres hautes, telle, en effet, qu’un bras de mer entre deux promontoires.

—Il y a même des phares, répliquai-je en désignant des feux lointains qui brûlaient encore.

 

Il s’enfonça sous les arbres du verger. Je restai seul à veiller dans le vieux logis presbytéral. J’approchai une table de la fenêtre et, moitié à la lueur d’une bougie, moitié à la clarté de la lune, je me mis en devoir de consigner sur mon carnet de route les péripéties de la soirée. Autour de moi, c’était un silence absolu, féerique, un silence d’enchantement. La voie lactée dormait aux plages du ciel comme ces rivières marines qui miroitent épandues parmi les sables. De temps à autre, une étoile innomée s’épanouissait, décrivait une courbe brusque, phosphorescente, et replongeait dans l’inconnu. Je ne pouvais lever la tête sans voir naître ainsi et sombrer des mondes. Un propos entendu sur le lieu du tantad me revint à l’esprit.

C’était au moment de la débandade. Une fermière, en prenant congé d’une autre, lui avait dit:

—Allons, Dieu merci, la nuit sera limpide, Marie-Jeanne.

Et Marie-Jeanne avait répondu:

—Oui, l’on verra passer les âmes.

—Tâchez d’en compter beaucoup.

—Et vous aussi...

Douces et poétiques croyances!... Chaque étoile qui file est une ombre qui se libère, qui émigre des bas-fonds expiatoires vers les sphères de la félicité. La «nuit des feux» en est labourée, de ces blancs sillages d’âmes volantes, d’âmes délivrées. C’est la saison d’amnistie, de clémence divine, d’universel pardon. Péchés d’autrefois, souillures anciennes, la flamme qui court de sommets en sommets a tout épuré. Saint Pierre, si rude d’ordinaire, se fait accueillant. Pénètre qui veut au paradis; les portes en sont grandes ouvertes. Filez, étoiles! Passez, défunts!

Et, dans les lits clos, les vivants, jusqu’à ce qu’enfin le sommeil les terrasse, demeurent les yeux fixés sur l’étroite lucarne ménagée dans le mur de pierre ou d’argile qui forme une des parois de leur couche. Autant ils auront vu d’astres désorbités traverser ce pan de ciel, autant ils compteront de morts chéris entrés au séjour des «pures joies». Et naturellement c’est à qui en comptera le plus.

L’avant-veille, à Châteauneuf, un sabotier des bois de Trégourez m’avait confié que, la nuit du tantad, ni lui ni ses compagnons ne restaient enfermés dans les huttes.

—Chacun s’en va de son côté, gagne quelque roche élevée, dans un endroit découvert de la forêt. Il y en a même qui grimpent à la cime des arbres, pour embrasser du regard une plus grande étendue de firmament. Au crépuscule du matin, l’on s’achemine vers le rendez-vous convenu, qui est l’auberge la plus prochaine. Là, on s’interroge, on se demande l’un à l’autre: «Combien d’âmes sauvées parmi tes défunts?» Celui qui en a vu s’évader le moins, pour s’être endormi le premier, paye l’amende: une bouteille d’eau-de-vie entre tous. On trinque en disant: «Dieu fasse paix à ceux qui ne sont plus.»

—Et personne ne triche?

Question sacrilège, à laquelle l’homme avait riposté vertement:

—C’est un état errant que celui de sabotier; j’ai visité bien des cantons: je n’ai pas encore rencontré de chrétien qui osât tricher avec ses morts.

 

...L’avouerai-je? Bercé moi-même, tout enfant, dans ces exquises superstitions de ma race, j’allais, je crois bien, céder à leur magique influence et peut-être m’attacher, comme les pâtres de ces monts, à dénombrer les étoiles fugitives, quand tout à coup le mugissement inattendu d’un corn-boud déchira le silence et rompit le charme. On eût dit une de ces sirènes,—si mal nommées,—qui, par les temps de brume, font retentir de leurs sons rauques les parages dangereux de la mer bretonne.

Ce ne pouvait être la trompe du réveil, appelant les faucheurs aux prairies. L’heure n’était point assez avancée: le coucou ne marquait pas encore minuit. Je me penchai au dehors et prêtai l’oreille. Et, là-bas, très loin, vers Cléden-Pohêr, Gourin, Roudouallec, je perçus de vagues rumeurs, des murmures de foules. Puis des voix s’élevèrent, éparses, clamant toutes le même chant indistinct. J’en reconnus le rythme sauvage, avec son finale monotone, strident et plaintif:

Eur vé...é...ch! Diou vé...é...ch!

On criait en hâte les enchères tardives autour des derniers tantad.

Soudain, tout bruit se tut. Quand, de clochers en clochers, les douze coups de minuit tintèrent sur les montagnes, le vaste paysage nocturne s’était déjà recouché dans le silence et l’immobilité.

Je me disposais à en faire autant, lorsqu’on heurta discrètement à ma porte. Je n’avais entendu ni entrer dans la maison, ni gravir l’escalier. J’ouvris, non sans trouble. Ce n’était que le vicaire.

—Trop tard! me dit-il.

—Vraiment?... La pauvre vieille...

—Je l’ai trouvée morte, un emplâtre de cendre sur la poitrine.

DANS LE “YEUN”

RÉCIT DE NOËL

Entre le vieillard et l’enfant, dit
le proverbe, il n’y a que la vie. Et
la vie est si peu!...

Parmi les récits de Noël qui ont bercé mon enfance, je n’en sais pas de plus triste que l’«histoire de l’enfant du Yeun».

Le Yeun est un vaste marais à demi desséché, une espèce de tourbière immense, d’aspect funèbre, qui s’étend à perte de vue au pied du Ménez-Mikêl, sur le revers méridional des monts d’Arrée. C’est de tous les paysages de la Bretagne intérieure le plus grandiose et aussi le plus sauvage que je connaisse. L’été, la steppe marécageuse s’étale au soleil, verte ou rose, violette ou blonde, suivant les caprices de la lumière; des bruits d’insectes, le froufroutement ailé, dans les joncs, d’une sarcelle ou d’un pluvier, troublent à peine l’absolu silence. L’hiver, elle se transforme en un lieu de sabbat où se rue le troupeau mugissant des tempêtes; elle devient alors une sorte d’arène sinistre ouverte à tous les vents, qui s’y étreignent, et luttent, et râlent, avec des clameurs désespérées, d’épouvantables hurlements.

On se demande comment des hommes peuvent accepter de vivre au milieu de ces horizons farouches, dans cette nature sombre et déshéritée.

Car il a tout de même ses habitants, le marais. Bien clairsemés, il est vrai, et d’une complexion toute primitive. Ils n’en forment pas moins, sur le pourtour du Yeun, quatre ou cinq familles, enracinées là depuis des siècles, sans contact, sans rapports les unes avec les autres, séparées qu’elles sont par d’énormes distances, n’éprouvant d’ailleurs aucun besoin de rapprocher leurs solitudes.

Vous leur entendrez dire:

—Nos fumées se voient. Pour le reste, à chacun sa maison.

Chaque demeure se tient, en quelque sorte, repliée sur elle-même. Mais, devant le même foyer, se pressent parfois plusieurs générations. On vit très vieux en ce pays de tourbe, d’eaux stagnantes et de misère noire. Les faibles sont tout de suite supprimés: la fièvre—une fée noiraude, dit-on, vêtue de loques—leur tord le cou de ses doigts osseux. Les forts résistent longtemps, atteignent à un âge presque biblique. L’air salubre des monts voisins conserve ceux que la mal’aria du Yeun n’a point détruits.

Et puis, elle est si calme, la vie, en ces parages! Son cours est si lent, si monotone, qu’il ne va ni ne vient: c’est une somnolence, une torpeur pareille à celle des mares brunes dans les tourbières. Elle ne s’use, si l’on peut dire, que par évaporation.

Ici comme partout, les gens se sont façonnés à l’exemple des choses. Ils sont devenus les captifs du Yeun. Leur pensée comme leur regard reflète la morne étendue. Les silences profonds de l’espace et ses retentissantes colères ont également contribué à les rendre taciturnes. Ils n’échangent entre eux que de rares paroles et n’ont, au reste, rien à se raconter. Ils sont la proie d’un rêve éternel, imprécis et incommunicable.

I

Une des quatre ou cinq masures qui bordent le Yeun est connue sous le nom de Corn-Cam. Elle occupe la base du Ménez-Mikêl, à l’angle que fait la grand’route de Morlaix avec le petit chemin montueux de Saint-Riwal. Le logis est de misérable apparence; les murs en sont de pierres schisteuses, aux tons de lave grise, à peine liées d’argile grossière; le toit d’ardoise s’effondre par endroits, rongé comme par une lèpre, laissant voir à nu les solives cariées, le bois malade de la charpente. Au-dessus de la porte pend un bouchon de gui presque aussi ancien que la bâtisse et qui aurait vite fait de s’évanouir au vent, n’étaient les toiles d’araignée qui l’enveloppent et le maintiennent.

Corn-Cam est une auberge,—une auberge triste qui ne loge ni à pied, ni à cheval, mais où s’arrête néanmoins, de temps à autre, quelque roulier de passage ou quelque pillawer[13] en tournée. Très souvent, il n’y a personne en la demeure quand le voyageur se présente, hormis un ancêtre, vieux de près d’un siècle, momifié sur la pierre de l’âtre. On se sert soi-même, en ce cas, et l’on dépose sa pièce de deux sous sur la table, au pied du verre qu’on vient de vider. La confiance des aubergistes, en ce pays de pauvreté, n’a d’égale que l’honnêteté des passants.

Du moins en était-il ainsi, il y a quelque trente ou trente-cinq ans. La «maisonnée» se composait, à cette époque, de six personnes: d’abord, le tadiou-coz, le bisaïeul, qui entrait dans sa quatre-vingt-dix-huitième année; sa fille, Radégonda Nanès, restée veuve de bonne heure et alors presque septuagénaire; son petit-fils, homme rude et farouche, un peu en deçà de la cinquantaine, et qui ne se connaissait lui-même que sous le sobriquet de Loup du Marais, Bleiz-ar-Yeun; la femme de celui-ci, pauvre créature à mine dolente; et enfin leurs trois enfants, une fillette et deux garçonnets.

Le tadiou-coz achevait de mourir dans le coin de la cheminée d’où il ne bougeait plus; ses membres étaient devenus si raides qu’ils semblaient les branches inertes d’un tronc desséché, et, comme, d’autre part, il poussait les hauts cris dès qu’on feignait de le vouloir transporter, soit pour le mettre au lit, soit pour lui faire prendre l’air sur le seuil, on avait fini par le laisser jour et nuit à la même place, de sorte qu’il s’était comme incrusté à son banc, en une pose d’idole barbare, les mains appuyées aux genoux, les pieds collés au foyer. On eût tôt oublié qu’il était là, sans le bruit régulier de son râle.

On le nourrissait de bouillie d’avoine qu’on lui versait dans la bouche, comme à un enfant, avec une cuiller en bois. Radégonda s’était longtemps chargée de ce soin: mais l’âge l’ayant rendue percluse et aveugle, Bleiz-Ar-Yeun avait dit à Liettik, la fillette:

—Désormais, c’est vous qui donnerez à manger au vieux père, et qui nettoierez sous lui.

Celle qui portait ce joli nom de Liettik, diminutif d’Aliette, allait sur sa douzième année. Elle tenait de sa mère une santé frêle et délicate, et elle passait pour avoir l’esprit aussi chétif que le corps. On disait son entendement borné, parce qu’elle avait toujours l’air d’être ailleurs, quand on lui parlait, et qu’elle demeurait la plupart du temps sans répondre. On avait voulu l’envoyer avec ses frères à l’école mixte de Saint-Riwal, derrière la montagne; mais l’institutrice avait dû renoncer à lui apprendre ses lettres. De même, au catéchisme de la paroisse, Liettik faisait le désespoir du bon vieux recteur. Non qu’elle ne fût très docile, très sage, très appliquée, en apparence, à bien écouter; mais les leçons ne se fixaient point dans son petit cerveau, aussi mou que les tourbières détrempées du Yeun.

Un jour, après une instruction fort longue et fort complète sur le mystère de la Sainte Trinité, le recteur l’interpella, persuadé que, cette fois du moins, elle aurait saisi:

—Combien y a-t-il de personnes en Dieu, mon enfant?

Et, comme Liettik le regardait de ses yeux trop grands, de ses yeux de somnambule éternelle:

—Voyons, dites avec moi: Il y a en Dieu trois personnes, qui sont le Père...

—Ah! oui, interrompit vivement l’étrange créature, le Père, la Mère et le Fils.

On pense de quels éclats de rire les autres catéchistes saluèrent cette hérésie. Le recteur haussa les épaules et dit sur un ton de commisération profonde:

—Ne riez point. Liettik, voilà... Liettik est une innocente.

A partir de ce moment, elle ne fut plus, pour les gens de la contrée, que l’Innocente du Yeun.

Ses parents durent se résigner à la garder chez eux. Ils lui en voulurent fort. Le père surtout la rudoyait, la considérant comme une bouche inutile, quoiqu’elle ne mangeât guère plus qu’un oiseau. Il avait compté la faire entrer, vers ses douze ans, à la ferme de Roquinerc’h où, comme petite servante, elle eût gagné cinq francs par an, plus deux aunes de toile, trois paires de sabots et une boisselée de grain de blé noir. Maintenant, c’était fini de ce rêve. On ne gage pas une innocente. Bleiz-Ar-Yeun était furieux contre sa fille à cause de cette pièce de cent sous qu’elle ne rapporterait jamais à la masse commune.

Liettik avait de lui une peur terrible. C’était elle pourtant qui allait chaque matin, sur les dix heures, lui porter sa soupe de pain de seigle dans les tourbières où il travaillait. Elle courait, aussi légère qu’une sarcelle, sur ce sol élastique, tout imbibé d’eau. Le père n’aimait pas qu’on fît attendre sa faim. Au retour, dès qu’elle se sentait hors de la vue du «tailleur de mottes», elle flânait volontiers, s’attardait à cueillir et à souffler dans l’air les houppes de fin duvet dont le Yeun s’étoile, dans la belle saison, comme des flocons d’une neige de printemps. Elle n’avait pas à redouter les remontrances de sa mère, désintéressée de tout, absorbée dans la pensée de son mal. Grand’maman Radégonda non plus n’était pas méchante. Elle se désolait seulement de ce que la petite fût trop faible d’esprit pour apprendre à tricoter. Sa manie, à elle, c’était le tricot. Elle passait les jours et une partie des nuits à faire cliqueter les aiguilles entre ses doigts osseux, longs et minces comme des pattes d’araignée; elle s’acharnait à ce travail avec une ténacité mécanique, y trouvait une sorte de volupté, la seule peut-être dont elle eût jamais joui; ses prunelles éteintes brillaient alors d’une lueur falotte, comme si les petits éclairs d’acier glissant à travers la laine rousse se fussent reflétés dans ses yeux.

Quant aux garçons, depuis le précédent hiver, Liettik ne les voyait plus que le dimanche, à la sortie de la messe. Tous deux étaient devenus gardeurs de vaches dans des métairies du pays de Saint-Riwal. On se rencontrait un instant, au cimetière, parmi les tertres herbeux des tombes, à l’endroit où étaient enterrés les anciens de la famille. Ils demandaient à leur sœur:

—Dis, Liettik, est-ce que le «vieux» râle toujours?

Elle répondait oui, de la tête, et la conversation le plus souvent se bornait là.

Liettik eût préféré qu’ils ne lui parlassent point du «vieux». Le tadiou-coz lui inspirait une épouvante mêlée d’horreur. C’est à peine si elle osait lever les yeux sur lui. Il lui apparaissait comme un personnage étrange, vaguement surnaturel. Sa figure et ses mains avaient l’air d’être en pierre, et le crin qui lui hérissait le menton et les joues ressemblait à la mousse grise des rochers de la montagne. Son immobilité surtout effrayait l’enfant. Elle se le représentait comme un homme trépassé depuis longtemps, et que la charrette de l’Ankou[14]—dont on entendait parfois, dans le silence des nuits d’automne, grincer le sinistre essieu—oubliait ou dédaignait de charger. Il n’était pas jusqu’au râle strident, continu du vieillard, qui ne la confirmât dans cette idée: un être ordinaire n’eût pu faire sans répit, durant des mois et des mois, ce grand bruit rauque, ce raclement si affreux, toujours le même. Liettik avait tenté de l’imiter, une fois qu’elle errait seule dans le Yeun, et elle en avait eu la gorge déchirée comme par une scie. Elle se donna garde de recommencer.

Sur les confins solitaires du marais, se sont créées de sombres légendes. On montre, au centre de l’immense fondrière, une crevasse traîtresse que voilent de longues herbes aquatiques et dont personne, au témoignage des habitants du pays, n’a jamais pu sonder le fond. C’est l’ouverture béante du puits infernal, quelque chose comme l’Orcus breton. On l’appelle le Youdik, ce qui veut dire «bouillie molle». C’est là que, de tous les points de la Bretagne, on amène les «conjurés», les revenants mauvais que l’autre monde rejette et que la terre des vivants ne tient pas du tout à reprendre, à cause des vilains tours qu’ils ont coutume de jouer aux gens. Il faut, pour en avoir raison, qu’un prêtre intrépide les touche du bout de son étole et les fasse passer dans le corps d’un chien noir. On traîne alors l’horrible bête au Youdik et on l’y précipite, en ayant soin de détourner la tête et de se signer par trois fois. Or, de l’aveu de Radégonda, le tadiou-coz, en son temps, avait conduit plus d’un chien noir en laisse, jusqu’au trou fatal. Qui sait si, par rancune, le troupeau des Ames malfaisantes ne l’avait point condamné à rester cloué, jusqu’au jour du Jugement, au banc maudit de l’âtre de Corn-Cam? Il y avait, dans le voisinage, des langues de commères qui l’avaient laissé entendre devant Liettik.

II

On devine l’effet terrifiant que produisirent sur elle les paroles de Bleiz-Ar-Yeun.

—Désormais, Liettik, c’est vous qui prendrez soin du vieux.

La pensée lui vint de s’aller noyer dans le marais. Mais, si simplette qu’elle fût, elle avait retenu des enseignements du recteur qu’une chrétienne ne doit point «se périr»; et puis, même morte, elle ne voulait pas tomber dans la promiscuité néfaste des Ames du Youdik. Quant à résister aux volontés de son père, cela n’était point parmi les choses possibles. Elle se soumit donc, au prix d’une torture atroce, d’une sorte d’agonie morale, d’un lent et muet naufrage où le peu d’intelligence qui survivait en elle acheva de sombrer. D’innocente qu’elle était, elle devint idiote. Dans la ruine totale de cette âme d’enfant, un seul sentiment persista: la peur du «vieux», irritée, exacerbée encore des contacts incessants qu’elle fut obligée d’avoir avec lui. Chaque fois qu’il lui fallait l’approcher, elle était prise d’un tremblement nerveux qui augmentait sa maladresse native: de sorte que ce qui était un supplice pour elle en était un autre pour le tadiou-coz, habitué aux mains expertes et prestes de sa fille Radégonda. Il en témoignait son mécontentement à sa façon, en s’interrompant de râler pour pousser une espèce de hurlement sourd, comme d’un chien enroué qui aboie à la lune. Liettik, alors, affolée, se sauvait hurlant aussi, bondissait hors de la maison, traquée, croyait-elle, par une meute de chiens noirs, et ne s’arrêtait qu’à bout d’haleine. Ensuite de quoi, le Loup-du-Marais pour la «raisonner», bleuissait de coups sa pauvre chair blême...

 

Aux pluies d’automne, Radégonda Nanès détendit dans la douceur du dernier sommeil son corps noué de rhumatismes. Ses restes furent transportés au cimetière de Saint-Riwal dans un char à bancs attelé de deux bœufs et d’un bidet de montagne. Pendant que le menuisier clouait le cercueil, Bleiz-Ar-Yeun fit tout haut cette réflexion:

—Savoir si le «vieux» se doute de ce qui se passe. Il ne se peut pas que le bruit du marteau sur les planches de la mort ne lui fasse point tourner la tête.

Son attente fut déçue. Le tadiou-coz garda sa rigidité morne. Seulement, le soir, quand Liettik, après avoir fini de cuire sa bouillie d’avoine, lui présenta la première cuillerée, il refusa d’ouvrir les lèvres; et, sur ses joues dures et sèches, tannées comme du cuir, l’enfant vit rouler deux larmes, deux larmes presque aussi grosses que les pleurs symboliques qu’on a coutume de peindre en blanc sur le bois noir des catafalques.

Elle se mit elle-même à sangloter, sans savoir pourquoi. Les jours suivants, il se trouva qu’elle eut moins de répugnance à soigner le «vieux» et qu’elle dormit, la nuit, sans rêver qu’il s’asseyait sur elle pour l’étouffer.

Mais, avec les longs et tristes crépuscules d’hiver, tous ses effrois lui revinrent...

Novembre passa, traînant ses glas, ses funèbres gémissements de cloches, et décembre parut, le mois «très noir».

C’est une saison particulièrement lugubre, dans ces parages des monts d’Arrée.

Tout le jour, toute la nuit, le vent de l’Atlantique s’engouffrait dans les gorges de la montagne, puis, rencontrant les libres espaces du Yeun, s’y donnait carrière comme une taure affolée, avec des plaintes, des cris, des meuglements, de grands appels rauques, des bruits immenses et mystérieux.

Parfois, il semblait que la maison oscillât, tournât sur elle-même, ainsi qu’une barque en détresse sur une mer démontée. Les vieilles ardoises du toit claquaient de peur, les armoires s’ouvraient sans qu’on sût comment, et les poutrelles de la charpente, prises d’une sorte de fièvre, se mettaient à trembler. Ces soirs-là, Liettik, qui avait son lit creusé comme une tanière de bête dans la cage de l’escalier, restait, des heures et des heures, étendue sur sa couchette de balle d’avoine, sans faire un mouvement, regardant de grandes choses noires se mouvoir dans les ténèbres, qui la terrifiaient, et n’osant non plus fermer les yeux, à cause des lumières étranges qui se glissaient alors sous ses paupières et s’y livraient à des sarabandes effrénées: elles montaient, descendaient, se croisaient, s’emmêlaient, pareilles à de gigantesques araignées de feu.

Ces épouvantes n’étaient pas les seules. L’enfant eût souhaité devenir aveugle, mais plus encore eût-elle souhaité devenir sourde; car ce qu’elle croyait voir n’était rien auprès de ce qu’elle s’imaginait entendre. Les mille voix de la tourmente la glaçaient d’horreur. Elles retentissaient à son oreille, pleines de menaces...

Jadis,—il y avait de cela trois ou quatre ans,—le loquet de la porte avait été remué comme par quelqu’un demandant qu’on lui ouvrît. Bleiz-Ar-Yeun avait crié à la petite, du fond de son lit clos, près de l’âtre:

—Liettik, levez-vous et tirez le verrou à celui qui loquète.

Vite, elle avait sauté hors de son trou sombre, avait passé son jupon de tricot, avait couru ouvrir, toute grelottante.

Et voilà qu’au dehors il n’y avait personne. Personne ni rien, si ce n’est le marais, bleuâtre—au loin—sous la lune, avec des vapeurs, de grandes formes blanches qui fuyaient, éperdues, à fleur de sol, fouettées par des lanières invisibles.

Liettik avait dit à mi-voix:

—La route est vide, père.

—C’est bien, avait répondu le maître de Corn-Cam, recouchez-vous...

Puis, se retournant vers sa femme, il avait grommelé:

—Il a toutes les ruses, ce diable de vent!

Cette parole quelconque s’était gravée, comme au fer rouge, dans le cerveau simple de Liettik. Et le vent, depuis lors, était demeuré pour elle un être énigmatique et fantomal, un personnage ambigu, ni vivant, ni mort, une espèce de vagabond farouche, de Juif errant de l’espace, fait de ténèbres animées et hurlantes, ennemi des arbres, des maisons et du candide sommeil des enfants.

Puis, cette clameur sauvage, c’était comme le râle du «vieux», élargi, infinisé, étendu à toute la nature. De sorte que Liettik en était arrivée à concevoir le monde sous la forme d’une tourbière immense, baignée, l’été, d’un trop rapide soleil, peuplée, le reste du temps, de figures grimaçantes, de monstres bizarres et inquiétants, de pauvres petites âmes en détresse. Elle tâchait de se distraire de ces pensées en songeant au paradis. Mais c’était si loin, le paradis, et si haut! D’ailleurs, elle trouvait assez déplaisant d’y aller, comme grand’maman Radégonda, dans une caisse. Elle souhaitait, quant à elle, de s’y rendre à pied, en compagnie de son bon ange, de ce bon ange qu’elle invoquait sans cesse, à qui elle faisait confidence de son martyre, dans ses prières du soir, et qu’elle eût voulu plus visible, afin qu’il la rassurât mieux, dût-elle ne voir de lui que le bout blanc de son aile.

Un matin, elle s’éveilla, tout heureuse, après s’être endormie en larmes. Dans l’intervalle elle avait «rêvé gai»; et, sur les pas des beaux rêves, sourdent parfois des joies obscures qui vous inondent le cœur... Il était tombé de la neige pendant la nuit,—une pâle neige d’occident, répandue comme une poussière de diamant sur les choses. Le Yeun était magnifique à voir, paré de toute cette blancheur.

Le vent s’était tu.

Liettik alluma le feu, prépara la soupe du père.

—Quel temps fait-il? demanda celui-ci en s’étirant.

—De la neige partout, répondit l’enfant... Partout, partout, insista-t-elle.

Et sa petite figure chétive rayonnait presque.

—Oh bien! dit Bleiz-Ar-Yeun à sa femme, on ne m’attrapera donc pas aujourd’hui du côté des tourbières. Des vols de canards ont été signalés vers Bodmeur; si le diable ni les gendarmes de Brazpars ne s’en mêlent, je rapporterai, ce soir, ma charge de becs jaunes.

Il se leva, chaussa ses souliers de braconnage, décrocha son fusil, appendu au manteau de la cheminée, et sortit.

Liettik passa la plus grande partie de la journée assise à croupetons sur la marche du seuil. Le vaste paysage neigeux l’enchantait; jamais encore, si loin qu’elle remontât dans ses souvenirs, elle n’avait vu au Yeun cet aspect imposant, cette majesté rigide, ce silence religieux. Un ciel d’azur mat, sans un nuage. L’air était d’une transparence de cristal. Le regard plongeait, comme à travers une eau limpide, à des distances infinies. Par delà le cercle des montagnes accoutumées, Liettik en vit surgir d’autres dont elle ne soupçonnait pas l’existence. Des clochers, inaperçus d’elle jusqu’alors, pointèrent aux limites extrêmes de l’horizon. Elle eut la révélation d’un univers plus grand. Sa faible imagination en fut comme débordée, et elle ne bougea guère de la porte jusqu’au soir, les mains pelotonnées dans son tablier, à cause du froid, l’esprit perdu dans un engourdissement de rêve qui tenait du vertige.

Aux premières ombres du crépuscule, une haute silhouette noire se dessina sur le fond gris-blanc des solitudes assombries.

C’était le père qui rentrait.

Il n’avait rien tué. Les canards avaient dû fuir vers le sud. Puis, des tourbiers, des camarades, rencontrés à Bodmeur, l’avaient retenu à boire avec eux...

—Ah! à propos, fit-il, la langue un peu pâteuse, comme je traversais les terres de Kergombou, j’ai trouvé l’aîné de nos gars qui s’en venait vers ici. Ses maîtres l’envoyaient nous prier à réveillonner en leur compagnie. Il y aura des andouilles et de la hure.

—C’est pourtant vrai, geignit la femme de sa voix dolente de malade, c’est nuit de Noël, cette nuit.

—Te sens-tu la force de faire la route? Le temps est assez doux, tu sais... Tous ceux de Kergombou nous attendront à l’office de Nocturnes.

—Ma foi, il y a des années que je n’ai mangé d’andouille: cela fera peut-être du bien à mon mal.

—Alors, apprête-toi.

Liettik n’avait pas fait mine d’écouter la conversation. Agenouillée sur la pierre de l’âtre, elle tournait machinalement la bouillie pour le repas de l’ancêtre.

—Souperas-tu avant de partir? demanda Bleiz-Ar-Yeun à sa femme. Moi, je tiens à me garder l’estomac libre.

—Moi aussi, répondit-elle. Si ça ne va pas, je prendrai un bouillon à Saint-Riwal, chez les Lannuzel, avant la messe.

Elle acheva sa toilette, épingla son châle, posa sa coiffe sur ses cheveux maigres et grisonnants. Bleiz-Ar-Yeun dit à Liettik:

—Passez-moi un tison que j’allume le fanal.

L’enfant sursauta. Elle était livide; de grosses larmes ruisselaient sur ses joues; une angoisse d’épouvante se lisait dans ses yeux. Suppliante, les mains jointes, elle cria vers son père:

—S’il vous plaît!... Ne vous en allez pas!... J’ai trop peur!... Pas seule, oh! pas seule avec LUI...

L’homme haussa les épaules.

—Couchez-vous, si vous avez peur! grogna-t-il, tandis que sa femme, ayant fini de s’ajuster, ajoutait en manière de consolation, de son éternel ton pleurard:

—Sois bien raisonnable, et je te rapporterai dans mon mouchoir ta part du réveillon.

Ils allaient sortir.

Liettik, affolée, s’accrocha aux jupes de sa mère.

Mamm!... Mamm!...

D’un geste brutal, Bleiz-Ar-Yeun la repoussa dans l’entrée, et, entraînant sa femme, il tira violemment la porte derrière lui. Liettik s’abattit à plat ventre sur le sol de terre humide, à l’endroit où les rouliers avaient coutume de stationner et, selon l’usage, d’égoutter leur verre, après avoir bu; elle s’abattit là, dans la boue, ainsi qu’une pauvre loque humaine, les bras noués autour de la tête, pour ne plus rien entendre, ne rien voir. Mais, quoi qu’elle fît, elle l’entendait quand même, le sinistre râle du tadiou-coz. Dans le silence de la nuit, ouatée de neige, et dans le vide de la maison, il devenait plus strident, plus lugubre. On eût dit le bruit ininterrompu d’un soufflet de forge, avec des fuites par où l’air s’échappait en sifflant. Et elle ne pouvait non plus s’empêcher de le voir, lui, le «vieux», redoutable et mystérieuse figure d’ombre, sculptée en quelque sorte à l’intérieur de la cheminée, avec l’âtre pour socle, semblable à la statue d’un antique dieu du foyer; une chandelle de résine fixée en face de lui à une tringle de fer l’éclairait d’un reflet trouble, vacillant, fantastique.

Hantée par l’image obsédante du vieillard, Liettik n’osait faire un mouvement, de peur d’attirer son attention. Elle essaya cependant de gagner en rampant le trou qui lui servait de lit. Brusquement elle s’arrêta... L’escabeau de chêne sur lequel était accroupi le tadiou-coz venait de gémir. Elle dressa la tête; son cœur battait à se rompre dans l’attente de quelque chose d’horrible. Et elle vit, en effet, un spectacle qui la glaça jusqu’aux moelles. Les bras arc-boutés en arrière au dossier de son siège, le «vieux», qu’elle avait toujours vu immobile comme un bloc de granit, s’efforçait de se mettre sur ses jambes dont les jointures craquaient.

—C’est fini de moi, pensa Liettik... Il va venir... Il va m’étrangler et, sans doute, me traîner au Youdik, comme il faisait autrefois pour les «chiens noirs...»

Elle crut sentir dans sa chair ses ongles acérés et durs comme des griffes, et, s’affaissant au pied de l’escalier, non sans avoir esquissé un dernier signe de croix, elle s’évanouit.

III

Combien de temps resta-t-elle ainsi, le corps raidi, comme un oiseau surpris par les neiges, elle ne l’eût su dire. Quand une faible lueur de sentiment lui revint, il lui sembla qu’elle avait changé d’âme. Le passé s’était évaporé, enfui. Elle n’avait plus ni froid ni peur. Elle n’était plus la triste Liettik de tantôt, mais une petite chose légère, très vague, presque inconsistante, un de ces flocons duvetés qu’elle s’amusait, aux étés de jadis, à cueillir dans le Yeun et à souffler vers le ciel où ils flottaient doucement. Dormait-elle? Rêvait-elle tout éveillée? C’était, en tout cas, un état délicieux. Jamais elle n’avait goûté un bonheur aussi absolu. Des pensées naissaient en elle, qu’elle ne s’était jamais connues, glissaient à travers son esprit d’innocente, fugitives et indistinctes, comme de pâles nuées dans le firmament d’un soir d’août...

Soudain, elle entendit à ses côtés une voix qui lui disait:

—Liettik, petite chère Liettik, rouvre tes paupières. Je ne suis pas celui que tu te figures... Rouvre tes paupières, au nom de Jésus de Bethléem, et tu me verras en réalité tel que je suis.

La voix était faible, et chevrotante, et cassée. Mais l’accent en était si tendre qu’il pénétrait le cœur.

Liettik regarda à travers ses cils et vit agenouillé près d’elle, le visage penché sur le sien, un vieillard maigre, à la peau jaune et racornie, en tout semblable au tadiou-coz, si ce n’est qu’il avait sur les lèvres un de ces longs et mélancoliques sourires qui sont comme une lumière d’étoiles dans la nuit.

Rien que pour ce sourire, l’enfant eût volontiers embrassé ce vieil homme si laid... Il lui avait soulevé la tête et lissait de la main ses cheveux échappés de sa coiffe défaite, que la boue avait souillés. C’était la première fois qu’il lui arrivait de sentir sur son corps souffreteux la douceur des caresses humaines, et elle s’y abandonnait, extasiée, sans même s’apercevoir que la main qui effleurait si délicatement ses tempes avait des doigts couleur de suie terminés par des ongles sordides.

Et le «vieux» l’interrogeait, la berçant toujours:

—Tu ne me crains plus, n’est-ce pas?

—L’ai-je donc craint? Pourquoi le craindrais-je?.... se demandait Liettik.

—Il est triste de vivre longtemps, vois-tu. On devient à charge à soi et aux autres. On passe la seconde moitié de son existence à regretter la première. On s’étonne du bonheur des autres parce qu’on en a fini soi-même avec les jours heureux. Il n’y a pas d’école où aller apprendre à vieillir. On ne se console point de n’avoir plus sa forme ancienne et de trouver moins beau le soleil béni. Voici des années que je réfléchis à ces choses, enfermé en moi comme en un tombeau. Le soir de l’homme est chargé de nuages qui vont sans cesse s’épaississant,—et moi, j’ai duré par delà le soir, jusques au cœur sombre de la nuit. En sorte que j’ai pris l’apparence d’un fantôme, d’une forme de ténèbres, et que je fais peur aux enfants de mes enfants... Mais non, tu n’as plus peur. Dieu! que j’aimerais à te voir sourire, Liettik!

Liettik fit mieux que de sourire à l’ancêtre: elle baisa sa barbe dure et la trouva plus fine que soie.

Qu’est-ce donc qui avait changé à ce point l’âme de Liettik, l’âme du «vieux», l’âme des choses mêmes? Car il n’était pas jusqu’au misérable intérieur de Corn-Cam qui n’eût revêtu un aspect tout nouveau. C’étaient, il est vrai, les mêmes murs pelés, les mêmes meubles frustes, la même chandelle de résine dans l’âtre, mais tout cela en plus grand, en plus vaste, avec un air de solennité qui imposait. Dans la lucarne du toit en soupente une étoile merveilleuse scintillait, et sa flamme lointaine, descendant sur le front dénudé du tadiou-coz, l’environnait comme d’un nimbe.

Soudain, il tressaillit.

—Écoute, Liettik!... murmura-t-il le doigt levé.

Des musiques profondes, de lourdes vibrations de cloches s’appelaient et se répondaient dans les sonorités de l’espace.

Le «vieux» reprit d’un ton grave:

—La messe de minuit, mon enfant... C’est notre heure. Lève-toi et viens.

Aller où? Liettik ne songea même pas à s’en informer. Ils se mirent en route, la main dans la main... Oh! qu’il était admirable sous la lune, l’immense, le triste Yeun! Des sentiers de lumière le traversaient dans toute son étendue, et, par ces sentiers, des files innombrables de gens se hâtaient, chantant des psaumes. En tête s’avançait une femme, drapée d’un manteau bleu, et portant dans ses bras un enfantelet, emmailloté de langes d’or, tel qu’un fils de roi. La fraîcheur nocturne était attiédie et comme embaumée par l’haleine suave des cantiques.

On se joignit au mystérieux cortège.

La neige se faisait douce sous les pas. Jamais Liettik n’avait trottiné d’un pied plus alerte. Le Yeun franchi, la procession s’engagea dans la montée de Saint-Riwal. La place du bourg, là-haut, était déserte, mais aux vitres de toutes les maisons il y avait «de la chandelle», et de longs panaches de fumée ondulaient dans l’air calme au-dessus des toits. L’église étincelait. Quand on fut entré au cimetière, le vieux dit à Liettik:

—Reposons-nous ici, un instant.

Il s’assit sur les marches du calvaire, dans l’ombre de la croix, la main appuyée à l’épaule de la fillette.

La messe de minuit finissait. Les cloches sonnèrent à toute volée, et les fidèles commencèrent à déboucher par le porche. Liettik reconnut les gens de Kergombou et, parmi eux, son père et sa mère accompagnés de l’aîné. Elle brûlait d’envie de leur adresser la parole:

—Souhaite-leur le bonsoir, dit l’ancêtre, mais ne t’étonne point s’ils passent sans t’entendre.

Elle eut beau les héler, en effet, ils ne détournèrent pas la tête; peut-être la hure et l’andouille occupaient-elles toute leur pensée. Dans l’assistance qui se dispersait, Liettik reconnut encore l’institutrice, «mademoiselle», comme on l’appelait dans le pays. Mais «mademoiselle» non plus n’entendit point son bonsoir. Et il en fut de même du vieux recteur qui sortit le dernier de l’église. Il passa, lui aussi, distraitement, la figure enfoncée dans un cache-nez, les mains plongées dans les manches de sa houppelande. Pendant que Liettik le saluait d’une gracieuse révérence, il disait au sonneur:

—Entrez au presbytère, Jean-Louis; Mar’ Yvonne vous doit un verre de bon.

Tous ceux de Saint-Riwal et des alentours avaient disparu; dans le silence des campagnes, au loin, retentissaient les voix joyeuses des réveillonneurs s’acheminant par les replis des monts vers les «repas de Noël»... Et voici que de nouveau se montra la femme au manteau bleu qui pressait contre son sein un enfantelet vêtu d’or, et derrière elle se reforma le cortège des chanteurs de psaumes.

—Allons, prononça le tadiou-coz.

Liettik crut qu’il s’agissait de redescendre à Corn-Cam. Mais non. La route s’élevait, au contraire, par une pente inclinée à peine, bordée des deux côtés d’arbres étranges, feuillus malgré l’hiver, fleuris même, et dont les cimes se balançaient en cadence, avec de grands murmures mélodieux. Le ciel, d’une extraordinaire pureté, semblait se rapprocher de la terre, ou plutôt la terre s’enfonçait, sombrait peu à peu dans le vide béant de l’espace. Liettik, regardant vers en bas, chercha des yeux la masure paternelle et ne la put distinguer. Corn-Cam, le Yeun, le Ménez-Mikêl, tout le paysage familier n’était plus au-dessous d’elle, qu’un embrun flottant sur la mer des ténèbres inférieures. Puis l’embrun, à son tour, s’effaça, s’évanouit. Et Liettik ne vit plus que le firmament, la route magique, suspendue dans l’air, et le chœur des pèlerins qui montaient.

Elle s’apprêtait à demander: «Mais enfin, tadiou-coz, où allons-nous donc?» quand, dans les profondeurs illuminées de l’azur, des anges, porteurs de palmes, passèrent en chantant à voix douce:

Qui meurt à minuit, la nuit de Noël,
Va sans purgatoire au pays du ciel!...

IV

Ici, les vieilles qui contaient cette histoire, au temps de mon enfance, avaient coutume de dire en guise de péroraison:

—Telle fut l’«assomption» de Liettik. Dieu ait son âme dans ses joies.

 

...Il y a quelque deux ans, voyageant dans la Bretagne intérieure, j’arrivai à la fraîcheur du soir dans la pauvre bourgade de Saint-Riwal, après avoir vagabondé tout le jour sur les crêtes et dans les ravins de l’Arrée. J’y trouvai, ma foi, un gîte presque confortable, précisément chez un nommé Lannuzel, homme vénérable et aubergiste avenant. Curieux de savoir si le souvenir de la petite Aliette vivait encore dans le pays, je ne pouvais tomber mieux. Lannuzel l’avait connue: ils avaient été ensemble au catéchisme. Elle eût eu maintenant son âge.

—Une sainte et une martyre, me déclara-t-il dès les premiers mots.

Il se rappelait même ses traits, ses yeux tristes, couleur de tourbe brûlée, ses lèvres minces qu’elle ne desserrait presque jamais, sa figure hâve, parsemée de taches de rousseur.

—En réalité, m’informai-je, comment mourut-elle?

L’hôte secoua la tête. Selon lui, il y avait du louche là dedans, et la «justice» aurait dû être avertie.

Ce qui est certain, c’est que Bleiz-Ar-Yeun et sa femme ne quittèrent Kergombou qu’au crépuscule du matin, qu’en rentrant chez eux ils trouvèrent la porte large ouverte, et qu’ils trébuchèrent dans l’allée contre le corps de Liettik.

—Voyez-vous cette sotte! Elle se sera endormie là! s’écria l’homme, qui était un peu bu.

Et déjà il s’apprêtait à lui administrer une correction. Mais, en la soulevant, il s’aperçut que ses prunelles étaient convulsées, que sa tête roulait de bord et d’autre, que ses bras et ses jambes pendaient inertes.

Alors, une sueur froide le glaça. Sa femme se mit à jeter les hauts cris. Un roulier de Morlaix s’avançait sur la route en ce moment. Bleiz-Ar-Yeun le héla, tenant toujours son fardeau.

—Qu’est-ce qu’elle a, cette enfant? interrogea le roulier.

—Je ne sais pas... nous ne savons pas... Elle ne bouge ni ne geint... Toi qui es de la ville, tu sauras peut-être.

—Oui-dà, répondit le roulier, tu n’as plus rien à faire, je crois bien, qu’à l’étendre sur un lit et à dresser sa «chapelle blanche»... M’est avis qu’elle a le cœur cassé.

—Morte?... Vraiment?... balbutia Bleiz-Ar-Yeun, hagard et stupide.

Il chancelait si fort qu’il faillit laisser échapper le petit cadavre.

—Donne, fit le passant..., tu tomberais avec elle: je vais la transporter.

Mais il n’eut pas plus tôt pénétré dans la cuisine, précédant le père et la mère, blêmes comme deux condamnés, qu’il recula soudain, saisi d’épouvante.

—Sapristi!... Qu’est-ce que c’est que ça?

Bleiz-Ar-Yeun se pencha pour voir, mais aussi vite il se couvrit instinctivement les yeux.

«Ça», c’était le tadiou-coz à demi carbonisé.

Le feu, maintenant éteint, avait dû prendre d’abord dans la paille de ses sabots, grimper le long de ses bas de laine—œuvre patiente de défunte Radégonda—et, de là, gagner ses vêtements, sa barbe qui n’avait plus été faite depuis la mort de sa fille, ses sourcils pareils à des touffes d’herbes desséchées, les mèches rares et inégales de sa chevelure de Celte. On pouvait, sur son squelette, entre les haillons calcinés, suivre les traces noirâtres de l’incendie. Il avait, du reste, l’attitude qui lui était habituelle, son air de statue d’Égypte, assise, le buste raide, les mains aux genoux. L’expression du visage ne décelait aucune souffrance. Seule, la bouche s’entr’ouvrait dans une grimace qu’il était permis, aussi bien, de prendre pour un sourire...

Le roulier se chargea de prévenir, à deux kilomètres de Corn-Cam, une «voisine» qui aiderait à ensevelir le tadiou-coz et la fillette, et qui réciterait les «grâces», en attendant que veilleurs et veilleuses fussent rassemblés pour la nuit funèbre.

Une heure plus tard, au petit jour, cette femme arrivait à Corn-Cam.

—Ainsi le pauvre cher «vieux» a fini de râler? dit-elle en se signant, dès le seuil.

Quand elle vit Liettik couchée auprès de son bisaïeul, elle s’exclama. Puis, se penchant à l’oreille de la mère:

—Voilà... C’est pourtant vrai, ce qu’on raconte: que, quand ils ont dépassé le terme des vies ordinaires, les vieillards n’aiment pas à s’en aller seuls.

La mère, cerveau affaibli, répéta à qui voulait l’entendre cette parole de la «prieuse». Et la plupart y ajoutèrent foi. Il devint évident pour un chacun que le tadiou-coz ayant à comparaître devant Dieu avait tenu à se faire accompagner par Liettik.

Les deux enterrements eurent lieu en même temps; la même charrette emporta le grand et le petit cercueil. Et ils entrèrent dans l’éternité par le même trou. Jean-Louis Lavéant, le sonneur de cloches, qui remplissait aussi les fonctions de fossoyeur, fut quitte pour creuser une fosse plus large.

Bleiz-Ar-Yeun et son fils aîné quêtèrent dans toute la paroisse pour l’achat d’une tombe. Elle est au pied du calvaire; c’est une lourde dalle de schiste où un artiste local a sculpté d’un ciseau naïf et pieux deux arbres probablement symboliques: un chêne noueux, un minuscule saule. Plus bas se lit en lettres grossières cette inscription très courte, aussi simple que fut la vie des êtres dont elle relate les noms:

MIKEL EUZENN, ALIETTA NANÈS, 1844.

 

 

LA NUIT DES MORTS

A Madame Edmée Bénac.

Douar ar Vro a bétra vefè gré
Met euz ar ré zo enn-hi douaret?...
La terre de la Patrie, de quoi serait-elle faite,
Sinon de ceux qui y sont enterrés?...

—... Si vous voulez assister à une vraie «nuit des morts», venez passer le soir de la Toussaint chez nous, dans nos montagnes... Nous ne sommes pas des esprits mobiles et changeants comme les gens de la côte. Ils ont délaissé les anciens rites, nous les pratiquons encore... Venez et vous verrez. Cela mérite d’être vu.

Ainsi me parlait le pillawer... Sous prétexte que nous portons le même nom, il se dit un peu mon parent. Il se pourrait, après tout, que ses ancêtres et les miens eussent autrefois fait partie du même clan. Il ne manque jamais, à chacun de ses voyages, de m’honorer d’une courte visite. Très aimable homme, d’ailleurs, et, malgré la rusticité de son aspect, sachant son monde.

Il ajouta:

—J’habite Spézet, quand j’habite quelque part. Le bourg n’est pas beau, et le pays passe pour sauvage. On y vit durement, et non pas seulement à la sueur de son front, comme il est écrit, mais à la sueur de tous ses membres... Quand la Fortune et la Pauvreté s’acheminèrent vers la Bretagne, on prétend que la première suivit les bords de la mer et que la seconde prit la route des monts. C’est vrai, nous sommes pauvres. Dieu l’a voulu ainsi... Pour fêter nos morts, nous n’avons à leur offrir que des galettes de blé noir, des vases de lait et du lard fumé. Au moins trouvent-ils la table servie, quand l’heure a sonné du repas annuel auquel ils ont droit... Il n’en est pas de même chez vos richards de l’Armor[15]... Il n’y a que le Ménez, voyez-vous, il n’y a que le Ménez!... Nous avons de la religion, à défaut d’argent... Venez à Spézet. Ma femme y tient auberge; vous serez notre hôte. Le pain a goût de farine et les draps de chanvre sentent bon... La nuit des morts? Je vous le dis, ce n’est que chez nous, les montagnards, qu’elle se célèbre comme il se doit...

I

Les Bretons appellent novembre d’un nom expressif: le mois noir. Les délicates teintes bleues qui parent les horizons, sous la lumière d’automne, alors se foncent et se rembrunissent. Avec les brouillards qui vont s’épaississant, une sorte de tristesse grise, flottante d’abord et bientôt, pour ainsi dire, figée, enveloppe silencieusement les choses... Rien de plus impressionnant que le trajet de Quimper à Spézet, en cette saison, que la traversée de la Montagne-Noire dans le mois noir. On est à peine hors des faubourgs de la ville que déjà un vent plus âpre vous fouette le visage. La route côtoie quelque temps des collines rousses, des vallées vertes, d’un vert ambré; un reste de Cornouailles vous accompagne de sa gaieté de pays heureux. Puis, brusquement, l’ascension commence vers une contrée toute différente. Il semble que l’on monte une à une les marches d’un grand escalier sombre. Et, des deux côtés, c’est le désert, une terre décolorée, rigide, vraiment funèbre. Peu ou point d’arbres, ou bien de petits chênes souffreteux, avec des contorsions d’infirmes, et, çà et là, de rares bouquets de pins, pareils à des témoins mélancoliques gémissant sur la désolation d’alentour. On ne trouve pas, sur tout le parcours, une seule de ces auberges rurales, de ces «débits» décorés, en guise d’enseigne, d’une touffe de gui ou de laurier, qui jalonnent d’ordinaire les chemins bretons. Les rouliers ne fréquentent guère ces solitudes. La route pourtant est large, et, par endroits, rappelle le veuvage majestueux de certaines avenues des environs de Versailles; on la dirait faite de tronçons, mal reliés entre eux, d’anciennes voies romaines. Après Briec,—un chef-lieu de canton dont l’importance administrative n’est signalée au passant que par le drapeau en zinc de sa gendarmerie, grinçant au vent comme une girouette rouillée,—on pénètre dans la partie farouche du Ménez.

C’est une région inhospitalière, hantée de légendes peu rassurantes. Le célèbre bandit féminin, Marion du Faouët, y exerça, au XVIIIᵉ siècle ses ravages, et l’on n’y prononce encore son nom qu’avec terreur. Dans le cri des orfraies, les montagnards croient reconnaître son coup de sifflet, «si aigu qu’il transperçait l’âme du voyageur, si violent qu’il faisait tomber les feuilles des arbres». Son ombre continue à rôder dans ces parages, les nuits de tourmente, au galop muet d’un cheval de ténèbres dont les sabots, en frappant le sol, y laissent des marbrures de sang. Les désignations des lieux évoquent des images sinistres. La seule bourgade—et combien minable—que l’on rencontre dans ce désert s’appelle Laz, ce qui veut dire meurtre.

Un proverbe local fait à qui s’engage dans le Ménez la recommandation suivante: «Au sortir de Briec, signe-toi; avant de te diriger sur Laz, invoque ton ange gardien.» Car, si les brigands ne sont plus à craindre, on reste exposé aux maléfices des Esprits hostiles à l’homme, qui règnent en maîtres sur ces hauteurs inviolées. La mémoire populaire ne tarit point sur les méchants tours joués par eux à des passants inoffensifs. Ils vous encerclent dans des zones enchantées; ils déroulent devant vos pas des sentiers magiques où vous allez, où vous allez sans fin, en proie à un somnambulisme dont vous ne vous réveillez jamais.

On le voit, en dépit de son apparente solitude, le Ménez n’est que trop peuplé. Et je n’ai rien dit des «revenants» qui y foisonnent «autant que les bruyères et les joncs». C’est ici une dépendance terrestre du purgatoire, un lieu de stage et de pénitence pour les âmes défuntes, les Anaon. L’aspect en quelque sorte funéraire des crêtes de schiste noirâtre qui hérissent le sommet des collines aura été pour beaucoup, je pense, dans cette attribution. Le regard s’accroche de tous côtés à des arêtes de pierres, à des amas de roches entassées en pyramides, qui font songer aux sépultures des âges barbares. Aussi loin que porte la vue, surgissent ainsi de place en place des espèces de grands cairns mystérieux, alignés sur l’horizon, et le pays entier apparaît comme un vaste champ des morts, comme un immense cimetière préhistorique.

Les communications avec Spézet sont rares et peu faciles. Sur le conseil de mon ami Ronan Le Braz, le pillawer, j’avais profité, pour m’y rendre, du véhicule d’une «commissionnaire» venue la veille au marché de Quimper, et qui s’en retournait dans la montagne avec une cargaison de marchandises de toute nature. Je m’étais juché sur ce monceau de choses diverses, installation qui, si elle n’était pas précisément confortable, me permettait du moins de voir de haut.

La conductrice, assise, les jambes ballantes, sur un des brancards, causait tour à tour et indifféremment, tantôt avec le maigre bidet qui composait à lui seul tout l’attelage, tantôt avec moi. C’était une grande sauvagesse, presque une géante. La tête, trop petite pour le corps s’encadrait dans une coiffe mince à fond aplati; son parler rude était plutôt d’un homme. Très renseignée sur les particularités de la route qu’elle avait coutume de faire quinze ou vingt fois l’an, elle m’en instruisit au fur et à mesure, en termes brefs, entremêlés de jurons qui s’adressaient à la bête. Aux approches de Laz, absorbé dans la contemplation de ce fantastique décor de légende, je laissai tomber la conversation, et nous cheminâmes quelque temps en silence. Ma compagne elle-même cessa d’injurier le bidet, qui ralentit le pas et dont les sonnailles ne tintèrent plus que faiblement. Nous roulions, du reste, sur une pente abrupte, au flanc d’une courbe tourbeuse, où, chargés comme nous l’étions, il eût été imprudent de trotter. N’étant plus aussi secoué par les cahots, je pus admirer plus à l’aise les formes bizarres et vraiment spectrales que revêtaient, sous les premières brumes du soir, les masses tourmentées des schistes profilant sur le ciel bas le grimacement de leurs silhouettes colossales... Tout à coup, obéissant à je ne sais quelle suggestion, la femme se mit à chanter en breton des lambeaux sans suite de quelque complainte de son village. Sa voix, légèrement assourdie au début, s’éleva peu à peu en notes âpres et véhémentes... Je me souviendrai toujours de l’impression d’étrangeté que je ressentis, en entendant monter dans le crépuscule et se répercuter au loin, dans le vaste pays mortuaire, cette monodie puissante et rauque, cette farouche incantation empreinte d’une sorte de grandeur tragique. Les figures de pierre du Ménez semblaient tendre l’oreille pour écouter, et des frissons mystérieux s’éveillaient dans la profondeur des landes. Un chant solitaire, dans la nuit, fait paraître encore plus effrayant le silence des choses...

—Avez-vous donc peur, que vous chantez si fort? demandai-je à la femme.

—Peur? Non. Ces lieux me connaissent. Mais n’avez-vous pas perçu tout à l’heure des frôlements, sans voir personne? On dit chez nous que la veille de leur fête, les morts s’empressent par les chemins vers leur logis d’autrefois. Et vous n’ignorez pas que la rencontre d’un vivant leur est pénible. Je chante pour les prévenir que je passe, tout simplement.

La nuit était tombée. La «commissionnaire» alluma un fanal de fer-blanc, une haute lanterne ronde et pointue, qu’elle assujettit à l’un des montants de la charrette. Et cela ne fut pas sans ajouter au fantastique du voyage, cette clarté sautillante où l’ombre du bidet prenait les formidables proportions d’une bête de l’Apocalypse... Soudain, une cloche tinta, sur notre droite, à petits coups craintifs. Nous arrivions à Spézet.

II

Je ne sais pas de bourg breton qui donne, dès l’abord, un sentiment plus vif du dédain qu’ont toujours professé les peuples celtiques,—les Gallois exceptés,—pour les conditions matérielles de la vie et, plus particulièrement, pour tout ce qui, dans le langage moderne, s’appelle hygiène ou confort. Les maisons y sont de pauvres demeures sans âge, délabrées, caduques. Le fumier croupit aux portes. A l’intérieur, quelques meubles sommaires moisissent le long des murs, sur un parquet de terre battue...

Je me fis indiquer l’auberge de Ronan Le Braz. Il avait entendu le bruit de la charrette et guettait mon arrivée, debout sur la marche du seuil, une chandelle à la main.

—Vous voilà donc, cousin, me dit-il avec sa malicieuse bonhomie.

Et tout de suite il me conduisit vers l’âtre où, dans une claire flambée d’ajoncs, cuisait le repas du soir. Sa femme entretenait le feu, en y poussant les branchettes épineuses à l’aide d’une petite fourche en fer. Il nous présenta l’un à l’autre.

—Gaïda, c’est le gentilhomme[16] dont je t’ai parlé, celui qui se fait raconter des légendes par les gens du pays pour les répéter ensuite à ceux de France...

—Oh bien! interrompit, en se tournant vers moi Gaïda, rieuse, vous ne pouviez tomber mieux. Nous avons justement cette nuit la vieille Nann. Elle n’habite plus la paroisse depuis une trentaine d’années; mais tous ses morts sont enterrés ici. Alors vous pensez, elle est revenue momentanément, à cause d’eux. Elle est pour l’instant à vêpres, mais...

—J’y songe, s’écria Ronan, n’avez-vous pas désir d’assister aux «vêpres noires»?

Si fait... Nous nous mîmes en route pour l’église. Elle se dressait, vaguement éclairée, de l’autre côté de la place, au centre du cimetière. Un perron de pierre aux marches disjointes menait au porche. Dès l’entrée, j’éprouvai cette sensation de froid humide que vous communiquent la plupart des vieux sanctuaires armoricains. Avec leurs parois tachées de salpêtres ou verdies par les mousses, ils ont l’air d’avoir longtemps séjourné sous les eaux, d’être des espèces de chapelles sous-marines fraîchement émergées. Au milieu de la nef était dressé le catafalque ou,—comme on dit en Bretagne,—l’escabeau funèbre (ar varwskaon), portant sur une de ses faces la transcription en langue locale du verset latin: Hodie mihi, cras tibi. Les femmes se tenaient tout à l’entour, accroupies plutôt qu’agenouillées; les hommes occupaient les bas-côtés. On ne les distinguait, au reste, que confusément à la trouble lueur de quelques chandelles de suif accrochées aux piliers, çà et là. Le prêtre ayant donné l’absoute, hommes et femmes entonnèrent un cantique breton, d’une infinie tristesse, d’un pessimisme à la fois naïf et poignant. Il disait, ce cantique, la brièveté de l’existence, les rares joies, les multiples angoisses, et combien vivre est peu de chose, et quelle félicité est la mort; il louait les défunts de n’être plus, d’avoir acquitté leur dette envers le destin.

Au chant succéda la prière en commun, puis l’assemblée se dispersa dans le cimetière pour se prosterner chacun sur la tombe des siens. Humbles et misérables, ces tombes,—une dalle d’ardoise à peine équarrie, mais, toutes, munies de leur bénitier en pierre où, le dimanche, à l’issue de la messe, parents et amis viennent religieusement tremper le doigt.

—Allons au charnier, me souffla Ronan.

Une grande partie de la foule nous y avait déjà devancés. Par la porte, ouverte pour la circonstance, et à travers les barreaux de la fenêtre sans vitres, la vue plongeait dans un pêle-mêle macabre de crânes, d’ossements blanchis et phosphorescents. Deux de ces crânes, posés sur l’appui de la fenêtre, semblaient vous regarder fixement de leurs yeux vides. Nous nous agenouillâmes dans l’herbe comme tout le monde... Une vieille, presque aussi livide sous sa mante à cagoule que les débris humains qui jonchaient l’ossuaire, récitait tout haut, d’une voix cassée, une des hymnes les plus saisissantes de la liturgie bretonne, l’hymne du Charnier:

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