Partie carrée
The Project Gutenberg eBook of Partie carrée
Title: Partie carrée
Author: Théophile Gautier
Release date: November 11, 2010 [eBook #34285]
Language: French
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PARTIE CARRÉE
Il a été tiré de cet ouvrage quinze exemplaires sur papier de Hollande.
THÉOPHILE GAUTIER
PARTIE CARRÉE
PARIS
G. CHARPENTIER ET Cie, ÉDITEURS
13, RUE DE GRENELLE, 13
1889
| Chapitres: I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII, XIV, XV, XVI, XVII, XVIII, XIX, XX, XXI |
I
Une pâle aurore de novembre encore mal éveillée se frottait les yeux derrière une courtine de nuages grisâtres, et déjà le digne hôtelier Geordie se tenait debout sur le seuil de son auberge, les bras aussi croisés que le permettait un abdomen plus que majestueux, qui témoignait on ne peut plus favorablement de la cuisine du Lion rouge.
Il avait l'air profondément tranquille d'un aubergiste qui, étant unique, se sent maître de la situation et ne craint pas que les voyageurs puissent lui échapper; car le Lion rouge était, en ce temps-là, la seule hôtellerie de Folkstone.
Folkstone, au temps où se passait l'histoire que nous entreprenons de raconter, n'était qu'un petit village dont les maisons de briques jaunes et de planches goudronnées s'échelonnaient un peu au hasard sur la pente qui, de la montagne, descend à la mer.
La maison de Geordie était une des plus belles, sinon la plus belle de Folkstone. A l'angle du bâtiment, au bout d'une volute de fer élégamment contournée, se balançait à la brise de mer le lion rouge découpé en tôle, dont les vapeurs salines de l'Océan nécessitaient de raviver fréquemment les couleurs, et qui, repeint depuis peu, flamboyait aussi fièrement qu'un lion de gueules sur champ d'or dans un manuel héraldique.
Geordie rêvait, mais les rêves qu'il faisait n'avaient rien de poétique. Il supputait dans sa tête les bénéfices du mois qui venait de s'écouler, et, comme ils dépassaient de quelques guinées le gain des mois précédents, Geordie pensait que, si cette augmentation se soutenait, il pourrait, dans peu de temps, acheter cette pièce de terre dont il avait si grande envie et qui faisait dans ses domaines un angle si désagréable.
Il en était là de sa rêverie, lorsqu'un individu de mine assez farouche, planté devant lui depuis quelques minutes, mais que sa préoccupation l'empêchait d'apercevoir, ne trouvant sans doute pas d'autre moyen de se faire remarquer, lui appliqua sur le ventre une de ces tapes que les hommes osseux et maigres se plaisent à donner aux hommes obèses, par ironie ou par vengeance.
Révolté de cette familiarité de mauvais goût, qui lui était particulièrement désagréable et qu'il supportait à peine de ses intimes et de ses plus riches pratiques, Geordie fit un saut en arrière avec une assez grande légèreté pour un homme de sa corpulence; et, voyant son agresseur couvert de vêtements qui étaient loin d'annoncer la richesse, il fit ce calcul mental: «Voilà un drôle qui consommera tout au plus une tranche de bœuf avec une pinte de demi-bière et un verre de wiskey, et qui est insolent comme un seigneur soupant d'une fine poularde arrosée de Clairet et de vin de Champagne. Je ne risque qu'un shilling et quelques pence à lui dire son fait.»
—Eh bien, animal, butor, bête brute, homme sans éducation! s'écria Geordie après le raisonnement que nous venons de transcrire, est-ce ainsi que l'on entre en conversation avec des gens comme il faut? Je ne fais pas mes compliments à ceux qui vous ont élevé.
—La, la, calmez-vous, gros homme! est-ce que je pouvais rester devant vous fiché en terre comme un pieu jusqu'au jugement dernier? J'avais toussé trois fois, je vous avais appelé deux fois par votre nom, maître Geordie, et vous ne bougiez non plus qu'un muid; il fallait bien que je fisse sentir ma présence, répondit l'individu qui venait de frapper sur la panse à la Falstaff du digne hôtelier, d'un ton railleur où ne perçaient nulle crainte et nul repentir.
—Vous pouviez vous faire apercevoir d'une façon plus délicate, reprit maître Geordie d'un ton indigné encore, mais où la parole ferme et le regard assuré de l'inconnu glissaient déjà une note plus timide.
—Allons, éléphant hospitalier, désobstruez votre seuil, si vous voulez que je passe et que je pénètre dans la salle de l'hôtel du Lion rouge, le meilleur et le seul de Folkstone.
Maître Geordie, qui connaissait le cœur humain et l'aspect piteux que donne à la physionomie la conscience d'une bourse vide, jugea, à l'aplomb de l'inconnu, à la liberté de ses manières, que, malgré ses humbles vêtements, il devait posséder une certaine aisance et se faire apporter une bouteille de vin de France ou tout au moins une rôtie au vin de Canarie, et, faisant le sacrifice temporaire de sa dignité, il s'effaça de son mieux et laissa entrer son agresseur dans la maison.
La salle à manger du Lion rouge, qu'éclairaient quatre de ces fenêtres à châssis mus par des contre-poids, et appelées fenêtres à guillotine depuis l'invention de ce philanthropique instrument, était divisée en plusieurs compartiments de bois assez semblables à des cabinets particuliers et rappelant la forme et la disposition des boxes d'écurie; car l'Anglais aime tant à être isolé, qu'il se sent mal à l'aise sous les regards et qu'il faut lui créer une séparation, une espèce de chez lui, même sur le terrain neutre d'une salle commune de taverne.
—Entre ces deux rangs de boxes, s'allongeait une allée poudrée de fin sablon jaune qui aboutissait à un comptoir triomphal de bois des îles incrusté d'ornements de cuivre, sur lequel étincelaient des rangées de mesures d'étain et de pots au couvercle de métal poli, clair comme de l'argent.
Une glace étroite enfermée dans un cadre de bois miroitait derrière le comptoir, où, à la portée de la main de l'hôtesse, venaient s'ajuster une multitude de robinets terminant des tuyaux qui correspondaient dans la cave à autant de tonneaux de bière et de liquides d'espèces différentes.
Quelques gravures d'après Hogarth, entourées de noir, et représentant les inconvénients d'un vice quelconque (celui de l'ivrognerie excepté), complétaient la décoration de cette partie de la salle, qui était comme l'autel et le sanctuaire de la maison.
Geordie se dirigea vers le comptoir, suivi de son hôte, qui paraissait médiocrement ébloui de ces magnificences, et lui posa, d'un ton auquel l'habitude de flatter la pratique donnait une apparence obséquieuse peut-être plus marquée qu'il ne l'aurait voulu, cette question sacramentelle:
—Que faut-il servir à Votre Honneur?
—Une calèche et quatre chevaux, répondit l'homme de l'air le plus tranquille et le plus dégagé du monde.
A cette réplique incongrue, le maître du Lion rouge prit une attitude solennelle et souverainement méprisante; il se cambra, renversa la tête en arrière, et dit:
—Monsieur, je n'aime pas plus les mauvaises plaisanteries que les mauvais plaisants; vous m'avez déjà frappé sur le ventre d'une façon que je ne veux pas qualifier, mais pour laquelle les épithètes de familière et d'indécente ne me paraissent pas trop fortes. Nonobstant ce procédé discourtois, je vous laisse pénétrer dans cet hôtel du Lion rouge, connu, j'ose le dire, du monde entier; je vous amène près de ce comptoir, qui distribue des boissons rafraîchissantes, toniques ou spiritueuses, au goût des personnes; je vous demande avec politesse ce qu'il faut servir à Votre Honneur, et vous me répondez par des fariboles, des billevesées. «Une calèche et quatre chevaux» est une phrase qui ne s'adapte nullement à ma question, et montre de votre part une intention formelle de m'insulter.
—Ta ta, maître Geordie, comme vous dégoisez! Ne vous échauffez pas. Tout à l'heure vous n'étiez que cramoisi, vous êtes passé au violet et vous allez devenir bleu; calmez-vous; je n'eus jamais l'intention d'offenser un particulier aussi respectable que vous paraissez l'être. J'ai parlé sérieusement. J'ai, en effet, besoin d'une voiture, calèche, berline, landau, chaise de poste, il n'importe, pourvu qu'elle soit solide et roule bien. Avec la voiture, il me faut des chevaux, et, comme j'aime à aller vite, j'en demande quatre et des meilleurs, qui aient mangé l'avoine dans votre écurie. Il n'y a là rien de bien étonnant.
Ce raisonnement parut assez plausible à maître Geordie; cependant les vêtements et la mine de son interlocuteur lui causaient encore une méfiance que celui-ci devina sans doute; car il plongea sa main dans une de ses poches et en tira une bourse assez rondelette qu'il fit sauter en l'air et qui, en retombant, rendit un son métallique où l'oreille exercée de Geordie reconnut un accord parfait de guinées, de souverains et de demi-souverains, sans aucune dissonance de monnaie d'argent ou de billon.
L'hôtelier, qui, jusque-là, ne s'était pas découvert, ôta son bonnet, qu'il chiffonna pour se donner une contenance, car il était assez embarrassé de la liberté avec laquelle il avait dit son fait à un homme dont la bourse était aussi bien garnie. Mais qui eût pu deviner ce détail, très peu indiqué par un vêtement de coupe vulgaire et d'étoffe commune?
—Contre combien de ces ronds jaunes échangeriez-vous un de vos carrosses? dit l'inconnu, que nous appellerons Jack ou John, pour la commodité du récit; car, étant Anglais, il devait porter l'un ou l'autre de ces noms.
Et il étala, en demi-cercle, sur la table, un nombre assez considérable de pièces.
—Je pourrais vous vendre à bon compte la chaise à deux places; mais elle a une roue cassée, et il faudrait du temps pour la raccommoder; ou bien encore le landau, si le ressort de derrière n'était pas brisé, dit l'hôtellier en se frottant l'aile du nez avec le doigt, tandis que, de l'autre main, il se tenait le coude; attitude que, de tous les temps, les sculpteurs et les peintres ont donnée à la perplexité méditative.
—Pourquoi, répliqua Jack, au lieu de ces affreux tombereaux démantibulés, ne pas me proposer tout de suite votre berline vert-olive doublée de drap de Lincoln, et qui a de si beaux stores de soie?
—Ma berline vert-olive, qui m'a coûté si cher! s'écria Geordie effrayé de l'énormité de la proposition; y pensez-vous?
—J'y pense. Le prix n'est pas un obstacle; en vous la payant plus que vous ne l'avez achetée, vous consentiriez sans doute à vous en défaire?
En disant ces mots, Jack, d'un air fort grand seigneur, laissa tomber négligemment à côté des autres pièces une dizaine de guinées, de manière à fermer presque entièrement le cercle d'or commencé.
—C'est un grand seigneur déguisé se dit intérieurement l'hôtelier en faisant un signe d'acquiescement à la phrase péremptoire de Jack.
—Sans doute, à ces conditions-là, je pourrais consentir à m'en séparer, continua-t-il à haute voix. Et quand Votre Honneur aura-t-elle besoin de la berline?
—Sur-le-champ. Dites au postillon de s'habiller, et faites atteler le plus promptement possible.
—Deux minutes pour sortir la voiture de la remise, dix minutes pour harnacher les chevaux et les attacher au brancard, cela fait douze, et trois à Little-John pour endosser sa veste, entrer dans ses bottes et remettre une mèche neuve à son fouet; total, quinze minutes; et vous roulerez sur le chemin du plus joli train du monde.
—Quinze minutes, mais pas une de plus, dit Jack en tirant de son gousset une grosse montre d'argent, ou, par minute de retard, j'applique sur votre précieux abdomen une de ces tapes qui vous mettent de si mauvaise humeur.
Pour éviter un semblable inconvénient, maître Geordie sortit précipitamment et donna les ordres nécessaires; puis il revint et demanda à Jack, par une longue habitude de pousser à la consommation, s'il ne prendrait pas quelque chose en attendant que la berline fût attelée.
—Son Honneur désirerait-elle un verre de sherry ou de porto, ou de punch à l'arack?
—Rien du tout, maître Geordie; ce n'est pas que je doute de l'excellence de votre cave et de l'habileté de vos préparations.
—Est-ce que vous appartiendriez, par hasard, à une société de tempérance? dit l'hôtelier surpris d'une telle sobriété.
—Je ne suis pas assez ivrogne pour cela, répondit Jack en riant, et je n'ai pas besoin des sermons du père Matthews; mais j'ai fait serment de ne rien prendre aujourd'hui.
—C'est quelque papiste sans doute, grommela Geordie, auquel un pareil serment paraissait plus imprudent encore que celui de Jephté.
—Eh bien, j'avalerai du moins cette rasade à votre intention, ajouta Geordie extrêmement affligé à cette idée qu'il ne se buvait rien.
—Je puis regarder boire sans fausser ma promesse, dit Jack, et même je n'en ai que plus de mérite, puisque je résiste à la tentation. Votre vin a une si belle couleur!
—Un vrai rubis liquide, monsieur; et quel bouquet! les violettes du printemps n'en ont pas un plus fin, dit l'hôtelier, emporté par un mouvement lyrique et portant son verre sous le nez de Jack.
Jack huma tout l'arome du vin par une aspiration profonde à laquelle succéda une expiration modulée en soupir.
On eût cru qu'il allait céder à un vin dont il appréciait si bien le mérite, et Geordie inclina le goulot de la bouteille sur le bord du second verre; mais Jack était un gaillard bien trempé et d'une volonté ferme. Il reprit possession de lui-même en un clin d'œil, et, portant à la figure du tavernier la montre qui marquait quatorze minutes et demie, il étendit sa large main découpée en éclanche de mouton d'un air de menace railleuse.
—Il y a encore trente secondes, cria Geordie d'une voix étranglée et tâchant de changer en ligne concave la ligne convexe de sa panse, chose difficile, pour ne pas dire impossible.
L'aiguille allait toucher la quinzième minute: déjà l'impitoyable Jack balançait sa main pour lui donner plus de volée, et Geordie défendait son embonpoint par des croisements de bras plus compliqués que ceux de la Vénus pudique.
Par bonheur, le claquement de fouet de Little-John et le roulement de la berline vert-olive qui sortait de la cour vint mettre fin à cette situation embarrassante et pathétique. Jack laissa tomber sa main, Geordie se redressa.
—J'avais dit quinze minutes, exclama Geordie avec l'enivrement de la ponctualité satisfaite.
—Votre bedaine l'a échappé belle, dit Jack en montant dans la berline et en s'asseyant sans la moindre déférence sur les coussins de drap vert de Lincoln.
—Où allons-nous, maître? demanda le postillon.
—Sortons d'abord du village, et je vous dirai ensuite quelle route il faut prendre, répondit Jack, qui ne se souciait sans doute pas de faire savoir à maître Geordie et aux quelques oisifs amassés pour assister au départ de la berline le véritable but de son voyage.
Quand on fut sorti du village, Little-John, se retournant vers la berline, dit à Jack:
—Maître, faut-il prendre la route de Londres?
—Non pas, mon garçon, répondit Jack; vous allez me faire le plaisir de longer la côte jusqu'à ce que je vous dise de vous arrêter.
Little-John, assez étonné, poussa ses chevaux dans cette direction sans témoigner cependant sa surprise; car maître Jack, quoiqu'il fût facétieux à ses heures, avait, il faut l'avouer, la mine en général rébarbative et peu rassurante.
—Sans doute, se dit Little-John, il s'agit de l'enlèvement de quelque jeune demoiselle qui, d'un château ou d'un cottage voisin, fera semblant de venir regarder la mer et dessiner les horizons, et qui ne fera qu'un saut de terre dans la voiture. J'aime beaucoup les enlèvements, car les amoureux qui se sentent des parents ou des tuteurs aux trousses payent en général fort bien; pourtant ce gaillard-ci n'a guère les apparences d'un séducteur.
On suivit pendant quelques milles le rivage, sur lequel la mer déroulant ses volutes uniformes apportait et remportait avec un bruit sourd les galets polis par cette lente usure.
Non loin d'une falaise blanchâtre, assez escarpée et qui dominait l'Océan, Jack cria: «Arrêtez!» sans qu'il y eût aucune raison apparente de faire halte, car bien loin à la ronde on n'apercevait ni maison, ni ferme, ni manoir, ni chemin tracé.
Jack descendit de voiture et se dirigea vers la falaise, qu'il gravit avec la légèreté d'un chat, d'un marin ou d'un contrebandier, s'aidant des moindres aspérités, s'accrochant aux touffes de fenouil et de genévrier qui pendaient ça et là comme des barbes au menton raboteux du rocher; il eut bientôt atteint le faîte, suivi par les regards étonnés de Little-John, qui ne se serait jamais imaginé qu'on pût arriver là sans poulie et sans échelle.
Lorsque Jack atteignit la plate-forme, un individu couché par terre sur le ventre, de manière à ce qu'on ne l'aperçût point d'en bas, et qui tenait une longue-vue dirigée vers la pleine mer, releva un peu la tête et dit:
—Ah! c'est vous, Jack! La voiture est-elle prête?
—Oui, et attelée de quatre bons chevaux.
—C'est bien. Le vaisseau est en vue; je l'ai reconnu à la flamme rouge et jaune qui est le signal arrêté entre nous.
En effet, on pouvait, même à l'œil nu, discerner à l'horizon, du côté où la Manche s'évase dans l'Océan, une petite voile blanche sur le lapis-lazuli des eaux, semblable à une plume échappée de l'aile d'un cygne.
—La brise le contrarie un peu dans ce moment-ci; mais, quand il aura vent arrière, il filera sur l'eau comme une mouette, continua l'homme couché, l'œil appliqué à la longue-vue. Avec cela que le vent est sud-ouest, un vent fait exprès comme si on l'avait acheté à une sorcière, enfermé dans une outre.
S'allongeant à côté de son compagnon, Jack lui prit des mains la lunette et se mit à regarder le vaisseau, qui émergeait des eaux graduellement et dont on pouvait déjà discerner le corps.
Quand il tomba dans l'aire du vent, des flocons de toile s'abattirent le long des mâts comme de blancs nuages.
—Ah! le voilà qui brasse plus de toile en une minute que dix tisserands de Spithfield n'en pourraient faire dans leur année, dit Jack.
Dès que l'impulsion de l'air se fit sentir, le navire pencha un peu sur le côté en inclinant gracieusement sa mâture comme pour son salut; puis il frissonna deux ou trois fois, et, redressé par un coup de barre, il reprit son aplomb, et une double frange d'écume argentée fila rapidement le long de ses flancs noirs.
—Quel joli navire! s'écria Jack, emporté par son enthousiasme; c'est ça qui doit filer crânement!
Apparemment que les gens qui montaient le navire ne partageaient pas les idées de Jack sur la vitesse de sa marche, car la voile de perroquet se déplia, et un foc installa son triangle à côté des deux autres focs déjà tendus et gonflés par la brise.
—Regardez donc, Mackgill, dit Jack en passant la lunette à son compagnon; il paraît qu'ils ne veulent pas perdre un souffle; avec tout ce chanvre dehors, le diable m'emporte s'il ne file pas quinze nœuds à l'heure.
Poussé par une fraîche brise, le navire avançait si rapidement, qu'au bout de quelques minutes, il n'y avait plus besoin de la lunette pour en discerner les détails.
—Ah ça! ils sont donc enragés, ou le capitaine a bu un muid de punch, s'écrièrent à la fois Jack et Mackgill, en voyant les bonnettes basses s'allonger avec les boute-hors à côté des voiles, et tremper leur extrémité dans la vague comme des ailes de goëland.
—S'ils continuent, dit Mackgill, ils vont sortir de l'eau et voler en l'air, ou chavirer la quille en dessus. Oh! le brave brick! il tient bon; pas un mât ne fléchit, pas un cordage ne craque, poursuivit-il avec admiration. Jamais contrebandier ayant à ses trousses un bâtiment de l'État, jamais navire marchand chargé d'or et de cochenille, pourchassé par un corsaire, ne décampa d'un train pareil. On dirait qu'il y va de leur vie; et pourtant je ne vois pas d'autre voile à l'horizon.
—Le capitaine Peppercul connaît son affaire; et, s'il donne de l'éperon à son navire, c'est qu'il est pressé ou payé grassement; il ne risquerait pas pour rien de se coiffer avec ses toiles et de boire un coup à la grande tasse salée de l'Océan. Il n'aime pas assez l'eau pour cela, dit sentencieusement Jack, et ce n'est pas sans raison qu'on nous a mis ici et qu'on m'a fait acheter une berline à ce damné Geordie.
—Dieu me pardonne, Jack, s'écria Mackgill, voilà qu'on met les pommes de girouette à tous les mâts.
—Il n'y a plus maintenant sur la Belle-Jenny de quoi se faire un mouchoir de poche. Toute la toile est employée.
—Quoique, Dieu merci! je ne craigne pas l'eau, à l'extérieur du moins, je préfère en ce moment avoir mis mes pieds sur ce roc que sur le pont du capitaine Peppercul.
A ce surcroît de voiles, les mâts se courbèrent comme des arcs; le taille-mer de la proue disparut presque entièrement sous la pression du vent, et une longue fusée d'eau écumeuse jaillit sur le pont comme ces rubans de bois qui s'élancent par le trou d'un rabot vigoureusement poussé.
—Toute la mâture va tomber sur le bastingage, dit Mackgill intéressé au plus haut point.
Rien ne bougea, et le navire, emporté comme un tourbillon, arriva tout près de la falaise; et, déshabillé en un clin d'œil de la toile qui le couvrait, il s'arrêta, montrant à nu son gréement fin et délié.
Un canot se détacha des flancs de la Belle-Jenny, et en quelques coups d'aviron amena à terre un homme qui paraissait en proie à la plus vive impatience.
—Une demi-heure de retard, murmura-t-il en prenant terre et en regardant sa montre. Où est la voiture?
Jack, qui était descendu ainsi que Mackgill, la fit avancer.
Quand le nouveau venu fut installé dans la berline, John renouvela sa question:
—Maître, où allons-nous?
—A Londres, et au vol! Il y aura trois guinées pour toi.
La voiture partit comme la foudre; les roues flamboyaient comme celles du char d'Élie.
Resté seul avec Mackgill, Jack formula cet apophthegme ingénieux:
—Voilà un particulier qui aime aller vite; il aurait été bien malheureux s'il était né tortue.
II
Little-John, enthousiasmé au delà de toute expression par la promesse d'un pourboire de trois guinées, fit exécuter à son fouet une série de claquements, de pétarades et de détonations à faire croire à un engagement de mousqueterie entre deux armées, car Little-John était un virtuose en ce genre de musique.
Les chevaux, exaspérés par le pétillement de cette fusillade, et aussi par la mèche du fouet, qui, dans ses arabesques vagabondes, leur cinglait et leur piquait les oreilles, tiraient à plein collier et se précipitaient dans l'espace avec une ardeur furibonde. Les roues tournaient si vite, qu'elles semblaient des disques pleins: les rayons avaient disparu dans le flamboiement de la rapidité.
L'inconnu s'était établi à l'angle de la voiture avec l'immobile résignation et la fureur concentrée d'une volonté puissante rencontrant des obstacles naturels et insurmontables, comme le temps et l'espace; sa main, allongée sur son genou, tenait encadrée dans sa paume une montre dont il suivait les aiguilles d'un œil inquiet; puis, jetant son regard à travers la portière sur les bords de la route, il mesurait la vitesse avec laquelle disparaissaient les arbres dans l'étroit carreau.
—La demi-heure perdue sera bientôt regagnée si les chevaux soutiennent ce train encore quelque temps, murmura le mystérieux personnage avec un soupir de satisfaction.
Ce personnage si pressé d'arriver mérite bien qu'on en retrace la physionomie en quelques coups de crayon.
Il était jeune, et sa figure régulière et froide, mais empreinte d'un cachet de réflexion et de volonté, accusait tout au plus vingt-six ou vingt-sept ans. Tout le bas du masque, coloré par des couches successives de hâle, trahissait de nombreux voyages ou de longs séjours dans l'Orient et les chaudes régions du tropique, car ce teint rembruni ne lui était pas naturel; le front légèrement découvert, et floconné de petites boucles de cheveux blonds très fins, avait des blancheurs satinées, et, préservé des ardeurs du soleil par l'ombre du chapeau, avait gardé tout l'éclat du sang septentrional.
Même après l'examen que nous venons de faire, il eût été difficile d'assigner un rang quelconque ou une position sociale distincte à l'individu assis sur les coussins de drap de Lincoln de la berline vert-olive du maître Geordie, qui eût poussé assurément les plus douloureuses interjections à voir la manière dont Little-John menait ses chevaux et sa voiture de prédilection.
Ce n'était pas un militaire. Il n'avait pas cette roideur gourmée, ce port de tête et cet effacement d'épaules qui fait reconnaître le fils de Mars au premier coup d'œil sous l'habit bourgeois. Ce n'était pas non plus un ministre. Sa physionomie, quoique grave et réfléchie, n'avait pas l'expression béate et l'aménité doucereuse qui sont propres aux gens d'Église. Encore moins un négociant. Son front blanc et pur n'était rayé par aucune de ces rides pleines de chiffres et de calculs sur les probabilités de la hausse ou de la baisse des sucres. Ce n'était pas non plus un dandy; mais on pouvait affirmer à coup sûr, en le regardant, qu'on avait devant les yeux un parfait gentleman.
Quel intérêt si urgent le faisait galoper sur la route de Londres comme si le salut de l'univers eût dépendu d'une minute de retard; fuyait-il ou poursuivait-il? C'est ce que nous ne saurions encore décider.
Les chevaux commençaient à se fatiguer. Le frottement des harnais faisait mousser et blanchir leur sueur en flocons d'écume; leur poitrail se couvrait de bave argentine comme ceux des coursiers de la mer dans les triomphes de Neptune ou de Galathée. De longs jets de fumée soufflés par leurs naseaux et emportés par le vent se confondaient avec la brume ardente qui s'exhalait de leurs flancs pantelants. La voiture roulait dans un nuage comme un char de divinité classique.
Malgré toute son envie de gagner les trois guinées, Little-John sentit cependant quelque scrupule de pousser ainsi des bêtes à outrance, et la peur de les ramener fourbues à maître Geordie combattit quelques instants le désir bien naturel de mériter le glorieux pourboire. Et puis Little-John était Anglais, et son cœur de postillon commençait à saigner en voyant Black, son cheval favori, haleter et ruisseler de sueur. Un postillon français n'eût point eu de ces tendresses.
Aussi, pour mettre sa conscience à l'abri, Little-John se souleva un peu sur sa selle, opéra une demi-conversion du côté de la voiture, et dit en appuyant la main sur la croupe du cheval qui le portait:
—L'intention de Sa Grâce est-elle de crever les chevaux et d'en payer le prix?
—Oui, répliqua l'inconnu ainsi interpellé.
—Très bien! répliqua Little-John. Les intentions de Sa Grâce vont être remplies.
Et Little-John, se tassant dans ses bottes, s'assurant sur sa selle, détacha un furieux coup de manche de fouet à son porteur, qui fit un soubresaut, et, retrouvant dans sa douleur un reste d'énergie, se précipita entraînant le reste de l'attelage. Ce train désespéré se soutint, grâce à une crépitation perpétuelle de coups de fouet qui aurait démanché un bras moins exercé que celui de Little-John.
L'œil de l'inconnu était toujours fixé sur le cadran de sa montre, et il ne faisait aucune attention aux jolis paysages doucement dorés par l'automne, aux charmants cottages qui se révélaient le long de la route, à travers les arbres éclaircis, dans l'intimité d'un déshabillé matinal, et se montrait insensible à tous les gracieux détails de la nature anglaise. Le pittoresque le préoccupait assurément fort peu,—en ce moment-là,—quoiqu'il ne parût pas appartenir à la classe épaisse des philistins et des bourgeois. Une idée unique, persistante, le possédait: celle d'arriver.
Grâce à la nouvelle impulsion donnée à la marche de l'attelage par Little-John, rassuré désormais sur l'éventualité d'un accident, le voyageur pressé parut respirer plus à l'aise, son front se rasséréna, et il remit la montre dans son gousset.
—Allons, dit-il à demi voix, j'arriverai à temps malgré le hasard hostile qui, dans toute cette affaire, semblait prendre plaisir à contrecarrer mes projets. Il ne sera pas dit que ma volonté aura été obligée de plier devant un obstacle humain. Mais quelle série de circonstances qu'on croirait combinées à plaisir pour me retarder: le vaisseau qui portait la première lettre où l'on me donnait avis de la chose qui m'intéresse à ce point de me faire quitter l'Inde subitement, rencontre, près des îles Maldives, des pirates javanais qui l'attaquent et le dépouillent! ce n'est donc que par le second courrier que j'ai pu connaître ce qu'il m'importait tant de savoir. Je nolise le bâtiment le plus fin voilier que je puis trouver libre à Calcutta; une tempête abominable me fait perdre huit jours dans le détroit de Bab-el-Mandeb.
«La moitié de mon équipage sort de l'embouchure du Gange emportant le choléra bleu, et crève le plus mal à propos du monde. Au fond de la mer Rouge, je trouve la peste, et l'isthme de Suez barré par toute sorte de quarantaines. J'écris sur la bosse d'un chameau, au brave Mackgill une lettre qui a dû lui arriver déchiquetée en barbe d'écrevisse, parfumée de vinaigre et de fumigations aromatiques, tatouée de vingt couleurs comme une peau de Caraïbe, et transmise avec une respectueuse terreur par les pincettes de toutes les santés.
«Au risque de me faire tirer des coups de fusil, je franchis les obstacles des quarantaines, car la peste avait peur du choléra. Étrange délicatesse! Heureusement, j'ai trouvé, flânant le long des côtes, non loin d'Alexandrie, le brave capitaine Peppercul, homme sans préjugés contagionistes, qui a bien voulu, moyennant une somme énorme, me prendre à son bord et m'emmener en Angleterre en évitant avec soin les ports à lazaret.
«Jamais je n'ai été plus nerveux que dans ce maudit voyage. Moi, si calme d'ordinaire, j'étais comme une petite-maîtresse qui a ses vapeurs parce que son mari lui refuse quelque chose de déraisonnable. Enfin me voilà bientôt au terme. Ma lettre, arrivée un jour avant moi, a dû donner le temps de tout préparer: il est neuf heures; dans deux heures, je serai à Londres.
«Eh bien, postillon, dit-il comme pour résumer son monologue en baissant la glace, il me semble que nous faiblissons.
—Milord, à moins d'atteler les griffons dont parle l'Écriture, on de conduire le char de feu d'Élie, il n'est pas humainement possible d'augmenter ce train: je défie quelque postillon que ce soit, fût-il payé six guinées, d'extraire, à coups de fouet, une plus grande somme de vitesse des jarrets de quatre pauvres bêtes, répondit majestueusement Little-John, en tournant un peu la tête.
Cependant, par une concession polie au désir extravagant du voyageur, Little-John, qui, dans ses relations avec le beau monde, avait acquis du savoir-vivre, fit claquer son fouet deux ou trois fois; mais, comme il l'avait bien prévu, ce stimulant était devenu inutile, et la mèche, quoique adressée aux épaules des chevaux, n'obtenait pas même de leur part un seul frémissement d'impatience ou de douleur.
Bientôt le cheval qui côtoyait le porteur, et qui râlait comme un soufflet de forge, se couvrit d'écume; son poil se hérissa, sa tête s'encapuchonna, ses pieds perdirent le rythme du galop; incertain et chancelant, il s'appuya et s'épaula contre son compagnon de trait, puis il s'abattit et tomba sur le flanc; l'attelage, lancé à fond, ne pouvant s'arrêter, le pauvre animal fut emporté pondant un assez long espace de temps, rayant de son corps la poussière du chemin. Little-John, ayant maîtrisé ses chevaux, le tira violemment par la bride; lui appliqua les plus énergiques coups de manche de fouet croyant seulement à une chute; mais Black ne devait plus traîner de voyageurs dans cette vie: ses flancs, trempés comme si les eaux du ciel et les flots de la mer les eussent lavés, palpitèrent sous une suprême convulsion; il se releva dans le délire de la douleur et fit quelques pas en tirant la voiture hors la droite ligne; il avait l'air de ces fantômes de chevaux mornes et mutilés qui se relèvent du milieu des tas de cadavres sur les champs de bataille abandonnés.
Dominés par l'ascendant et la terreur de la mort qui s'approchait et qu'ils sentaient avec leur admirable instinct, les autres chevaux, malgré les efforts de Little-John, qui leur déchirait la bouche, suivaient les titubations de leur pauvre camarade en proie à la noire ivresse de l'agonie.
Au moment où la voiture, complètement déviée, allait verser sur le rebord de la route, Black roula à terre comme si des couteaux invisibles lui eussent coupé en même temps les quatre jarrets; son grand œil effaré se troubla, se couvrit d'une taie bleuâtre; un flot d'écume vint mousser dans ses narines sanglantes, ses jambes s'allongèrent et se roidirent comme des pieux.
C'en était fait de Black, un honnête cheval digne d'un meilleur sort!
Tout cela s'était passé en moins de temps qu'il n'en a fallu pour l'écrire.
L'étranger sortit précipitamment de la voiture: sa figure portait les traces de la contrariété la plus violente.
—Il ne manquait plus que cela! dit-il avec un accent de fureur concentrée, en poussant du pied le cadavre de Black; cette misérable rosse que voilà aplatie par terre comme une découpure de papier noir ne pouvait-elle pas vivre dix minutes de plus? Allons, vite, ôtons cette charogne d'entre les traits; j'aperçois là-bas la maison de la poste, dépêchons-nous de la gagner.
Et l'étranger donna à Little-John, qui avait mis pied à terre, un coup de main qui annonçait de sa part une connaissance profonde des choses de l'écurie. Il défaisait les boucles sans hésiter, et se retrouvait à merveille dans les complications des harnais embrouillés par les efforts désespérés du pauvre Black. Le postillon, qui avait été d'abord scandalisé du peu de sensibilité de l'inconnu à l'endroit du cheval mort, se sentit pénétré pour lui d'une sincère admiration et lui accorda son estime de palefrenier, la chose dont il était le plus avare au monde.
—Quel dommage que vous soyez un lord! dit-il à l'étranger; vous auriez joliment gagné votre vie dans notre état; mais peut-être vaut-il mieux pour vous être lord. Pauvre Black! continua-t-il en lui ôtant la bride, qui aurait dit ce matin que tu mangeais ta dernière mesure d'avoine? Ce que c'est que de nous!
Telle fut l'oraison funèbre de Black; à défaut d'éloquence, l'émotion ne manquait pas à l'orateur; une lueur humide brillait dans la prunelle de Little-John, et, s'il n'eût porté à temps à ses paupières le revers usé de sa manche, une larme eût peut-être coulé entre sa joue vergetée par le froid et son nez rougi par le vin.
L'âme de Black, s'il survit quelque chose des animaux, dut être satisfaite et pardonner à Little-John les coups de lanière qu'il avait pu appliquer injustement au corps qu'elle habitait; car il n'était guère prodigue de marques d'attendrissement, et c'était bien le postillon le plus stoïque qui eût jamais lustré le fond d'une culotte de peau de basane sur le troussequin d'une selle.
—En route! s'écria l'étranger d'un ton brusque.
Little-John enfourcha de nouveau son porteur, et la voiture recommença à rouler, non plus si vite, mais d'un train encore fort raisonnable.
Le relais fut atteint en quelques minutes, et l'inconnu, ayant plongé sa main dans sa poche, la retira pleine de guinées qu'il versa à la hâte dans la main calleuse du postillon.
—Voilà, dit-il, pour ton pourboire et pour ta bête.
Little-John, ébloui commença une phrase de remercîment d'une construction si compliquée, qu'il fut forcé de renoncer à la finir, et s'écria brusquement au milieu de sa période suspendue, comme pris d'une inspiration subite, en s'adressant à un garçon d'écurie qui rôdait autour de la voiture:
—Eh! Smith, jette donc un seau d'eau sur les roues; elles sont échauffées et pourraient prendre feu.
En effet, une fumée légère s'échappait des moyeux et prouvait que la crainte exprimée par Little-John n'avait rien de chimérique.
Le rustre dit en voyant flotter la vapeur autour des essieux:
—Tiens, c'est vrai: il faut, Little-John, que tu aies mené d'un fier train aujourd'hui; car, soit dit sans offenser, toi, ta voiture et ton attelage, il y a longtemps que le feu n'a pris à tes roues. Le particulier est donc généreux?
—Comme un lord maire le jour de son installation; mais, s'il est généreux, il n'est guère endurant. Ainsi, dépêche-toi.
Smith courut en toute hâte plonger un seau dans une auge en pierre et aspergea abondamment les moyeux. Pendant ce temps, les servants d'écurie, aussi prompts qu'habiles, avaient agrafé à la voiture un attelage plein d'impatience et de vigueur. Le postillon était en selle, et un courrier bien monté avait pris l'avance pour faire préparer les relais; car Jack, plus expert aux choses de la mer qu'à celles de la terre, avait négligé cette précaution.
La voiture de maître Geordie reprit sa course, comme emportée par des hippogriffes.
En ramenant les chevaux, Little-John ne put s'empêcher de s'arrêter quelques minutes devant le cadavre de Black étendu sur la grande route.
—Hélas! soupira le postillon, il avait trop d'ardeur, c'est ce qui l'a fait mourir. Il tirait tout à lui seul. Vous ne mourrez pas comme ça, vous autres, tas de fainéants et de clampins! ajouta-t-il en faisant voltiger sa mèche autour des croupes rebondies et pommelées des trois survivants, qui répondirent par quelques ruades à cette moralité; il n'y a pas de danger que vous vous miniez le tempérament.
Pour n'avoir plus à revenir à cet intéressant Little-John, et pouvoir suivre à notre aise notre inconnu dans sa course furibonde, disons que ce garçon, honnête et consciencieux à sa manière, donna à maître Geordie la moitié de la somme qu'il avait reçue de l'étranger pour la perte de Black. Des postillons moins vertueux eussent pu garder les deux tiers pour eux avec une vraisemblance suffisante.
Aucun incident remarquable ne signala les autres postes. La voiture de maître Geordie roulait avec une vélocité toujours soutenue sur ces admirables routes anglaises, unies comme une table et mieux soignées que ne le sont chez nous les allées des parcs royaux.
Déjà se balançait à l'horizon l'immense dais de vapeur toujours suspendu sur la ville de Londres. La vue de cette brume fit plus de plaisir au voyageur que l'aspect du plus splendide azur vénitien.
—Ah! voilà la fumée de la vieille chaudière du diable, dit l'étranger en se frottant les mains d'un air de satisfaction profonde: nous approchons!
Les cottages et les maisons, d'abord disséminés, commençaient à former des masses plus compactes. Des ébauches de rue venaient s'embrancher sur la route. Les hautes cheminées de briques des usines, pareilles à des obélisques égyptiens, se dressaient au bord du ciel et dégorgaient leurs flots noirs dans le brouillard gris. La flèche pointue de Trinity-Church, le clocher écrasé de Saint-Olave, la sombre tour de Saint-Sauveur avec ses quatre aiguilles, se mêlaient à cette forêt de tuyaux qu'elles dominaient de toute la supériorité d'une pensée céleste sur les choses et les intérêts terrestres.
Plus loin, derrière ce premier plan découpé en dents de scie par les angles des édifices, se distinguait vaguement, à travers la brume bleuâtre flottant sur le fleuve et les espars compliqués des navires, la silhouette de la tour de Londres et le dôme gigantesque de Saint-Paul, contrefaçon britannique de Saint-Pierre de Rome, qui, légèrement estompé par le brouillard, ne faisait pas trop mauvaise figure à l'horizon.
Soit que cet aspect lui fût familier, soit que la préoccupation éteignît en lui la curiosité, l'inconnu ne jetait les yeux sur les objets qu'encadrait successivement la vitre de la portière que pour se rendre compte du chemin parcouru.
La voiture traversa le pont de Southwark, faisant autant de bruit avec ses roues que le chariot sur le pont d'airain de Salmonée, puis s'engagea de l'autre côté du fleuve en remontant vers le Strand, dans ce dédale de petites rues qui longent la Tamise, et s'arrêta au bout d'un de ces passages connus à Londres sous le nom de lane, dans les environs de l'église Sainte-Margareth.
L'étranger tira sa montre et parut délivré d'un grand poids.
L'aiguille marquait onze heures.
Une distance de vingt lieues avait été franchie en trois heures.
Il jeta du côté de Sainte-Margareth un regard qui parut le satisfaire; puis il s'enfonça résolûment dans la petite ruelle, que l'ombre de l'église et la hauteur des maisons rendaient encore plus obscure.
A peine eut-il fait quelques pas dans le lane, qu'un individu sembla se détacher de la muraille où il se tenait collé, et avec laquelle se confondait presque la couleur terne de ses vêtements, et s'avança vers l'inconnu.
—Vous venez de là-bas pour la chose en question? murmura-t-il, en passant près de lui.
—Oui, et je suis recommandé par Mackgill, Jack et le capitaine Peppercul, répondit l'inconnu sur le même ton.
—Suivez-moi: tout est prêt.
Tous deux marchèrent jusqu'à une maison de mauvaise apparence, où leur venue était sans doute guettée de l'intérieur, car la porte s'ouvrit aussitôt et se referma sans bruit.
Pendant que la voiture vert-olive de maître Geordie roulait sur la route de Londres avec la foudroyante impétuosité que nous avons décrite, la Belle-Jenny n'était pas non plus restée oisive. Après avoir pris à son bord Mackgill et le camarade Jack, elle avait continué sa route allègrement poussée par une jolie brise; le rocher de Shakespeare doublé, elle avait passé devant Deale et Dorons, et, suivant la ligne des blanches falaises, remonté jusqu'à Ramsgate; puis, entrant dans l'embouchure du fleuve, elle s'était arrêtée à la hauteur de Gravesend, à la tombée de la nuit, et avait jeté l'ancre derrière une flottille de charbonniers de Hull, dont les voiles noires eussent pu faire mourir de chagrin le père de Thésée, et, là, à voir son air débonnaire et paisible, on eût dit un honnête navire attendant l'heure de la marée pour remonter au pont de Londres et déposer devant Custom-House la plus légitime cargaison de marchandises.
Pourtant la hauteur de ses deux mâts, la largeur de ses vergues, la coupe évidée de sa coque, où la contenance avait été évidemment sacrifiée à la légèreté de la marche, donnaient à la Belle-Jenny, malgré sa mine hypocrite, un air leste et fripon que n'ont pas les bâtiments dont l'unique occupation est de transporter de la mélasse. En revanche, aucun capitaine n'aurait pu montrer des papiers mieux en règle que ceux du capitaine Peppercul.
III
Bien que la maison devant laquelle nous avons conduit notre lecteur soit d'une apparence médiocrement engageante, nous espérons qu'il voudra bien, sous notre conduite, devancer de quelques pas l'inconnu et son guide, et y pénétrer avec nous.
Au dehors, elle n'avait rien de particulièrement repoussant et paraissait à peu près semblable aux autres maisons de la rue. Cependant sa façade étroite et comprimée par les façades voisines, épanouies plus largement, avait un air de gêne et de contrainte, comme un fripon en bonne compagnie. Ses murailles de briques d'un jaune malsain produisaient l'effet du teint aigre et blême d'un débauché à côté des faces rougeaudes et bien portantes des édifices juxtaposés. Ce logis, de peur d'être borgne ou louche, s'était fait aveugle. Toutes les fenêtres étaient fermées, et rien de la maison ne regardait dans la rue pour éviter la réciprocité.
Suivant l'usage de Londres, un petit fossé garni de grilles la séparait de la rue; la grille, toute couverte de cette imperceptible poussière de charbon que tamise perpétuellement le ciel anglais, était noire comme la balustrade qui entoure une tombe, et prouvait, de la part des maîtres ou des locataires, une profonde incurie du confort et de la propreté, si toutefois cette maison était ordinairement habitée, car rien n'y révélait la présence de l'homme. La cheminée n'y dégorgeait pas de fumée, et le bouton de cuivre de la sonnette, tout couvert de poussière et tout vert-de-grisé, ne semblait pas avoir été touché de longtemps; rien ne vivait sur ces murailles endormies, mornes et délavées par la pluie.
En étudiant un peu l'aspect extérieur de cette maison, dont la devanture, à cause de son manque de largeur, ne pouvait admettre que deux fenêtres de front et une chambre par étage, y compris la cage de l'escalier, un observateur attentif eût compris que cette façade n'était que le masque d'un autre édifice situé à une grande distance de la rue, et à qui elle servait pour ainsi dire de couloir; car les angles des marches de pierre du perron, élimées et arrondies au milieu, témoignaient d'un passage plus fréquent que n'aurait pu le faire supposer la médiocrité du taudis.
En effet, la porte s'ouvrait sur un long corridor obscur, humide, où circulait avec peine un air rarement renouvelé, fétide et glacial: un air de tombe, de cave ou de cachot; les parois de cet étroit boyau miroitaient à hauteur d'homme, par les tâtonnements successifs des mains grasses qui avaient cherché leur chemin dans son ombre. Le sol était couvert d'un enduit de boue gluant par places, calleux dans d'autres, qui témoignait du passage d'un grand nombre de semelles crottées. Au bout de quelques pas, la lumière avare qui filtrait par les carreaux jaunis de l'imposte s'éteignait, et il fallait marcher assez longtemps dans la nuit la plus profonde. Le corridor traversait probablement des maçonneries compactes et ne pouvait s'éclairer même par des jours de souffrance; peut-être même, en de certains endroits, était-il complètement souterrain, à en juger du moins par l'eau qui suintait des pierres.
L'homme qui eût suivi ce couloir pour la première fois eût été bien vite désorienté par les nombreux coudes qu'il faisait, et n'aurait pu en deviner la direction.
L'inconnu, précédé du singulier personnage aux vêtements couleur de muraille, marchait de ce pas ferme mais prudent, où un pied ne quitte la terre que quand l'autre est bien appuyé: non qu'il pût redouter quelque piège, quelque trappe à bascule, puisque le guide passait devant lui; mais il ressentait cette appréhension vague qu'inspirent aux plus braves l'obscurité et le froid sous une voûte basse entre deux murailles étroites.
Par un mouvement instinctif, ses mains avaient cherché sous son manteau si ses deux petits pistolets de poche étaient bien à leur place.
A une assez grande distance au fond de l'ombre, quelques raies rougeâtres commençaient à se dessiner, indiquant une chambre éclairée, dont les lumières filtraient à travers les ais d'une porte mal jointe.
Le guide poussa un piaulement bizarre,—signe convenu de reconnaissance.
Un grincement de verrous se fit entendre à l'intérieur, et la porte, s'entre-bâillant, laissa tomber subitement dans le noir passage un rouge flot de clarté.
Usant de nos privilèges de romancier, nous pénétrerons avant l'étranger dans ce bouge étrange où il semblait attendu, quoique, à vrai dire, il fût impossible de deviner quelle espèce de relations pouvaient exister entre ce jeune homme à figure noble et pure et les hôtes bizarres de ce taudis.
C'était une chambre assez grande où le principal objet qui saisît d'abord les yeux était une cheminée de forme ancienne, où grésillait dans une grille un feu très vif de charbon de terre, dont les reflets flamboyants illuminaient la pièce; car il fallait compter pour rien ce jour louche et douteux tombant d'une fenêtre dont les carreaux inférieurs étaient soigneusement barbouillés de blanc d'Espagne, et qui s'ouvrait sur un de ces puits sombres qu'on appelle des cours dans les grandes villes; les deux vitres restées claires ne laissaient voir que des auvents et des toits désordonnés de tuiles d'un ton criard, que des tuyaux et des cages de planches noires, toutes les misères intérieures d'une bâtisse ignoble et pauvre.
Les murailles, mises à nu par le frottement des épaules, dans les portions inférieures, conservaient dans le haut quelques traces d'une peinture d'un ton rouge sombre comme du sang vieilli. Sur ce fond, les habitués du lieu avaient, dans leurs moments d'attente ou de loisir, sculpté, avec la pointe d'un clou ou d'un couteau, une foule de dessins et d'arabesques du plus haut caprice, dont les linéaments blancs ressortaient comme les compositions des vases étrusques, et démontraient un art non moins pur, non moins primitif.
Le thème favori de ces artistes inconnus, celui qui se reproduisait le plus fréquemment à travers ces fantaisies ornementales, c'était, il faut l'avouer, un gibet orné de son fruit. Ce choix trahissait-il des préoccupations habituelles, ou ne venait-il que du joli effet produit par les trois montants de la potence anglaise, réunis à leur sommité par des traverses de bois formant triangle, et dont la silhouette pittoresque séduisait les dessinateurs? C'est une question délicate à résoudre.—Ces représentations, quelque grossières qu'elles fussent, se recommandaient par la fidélité et l'exactitude technique. Malgré la barbarie du dessin et les monstrueuses licences anatomiques, les mouvements et les attitudes des petits personnages suspendus offraient cette vérité saisissante que l'art le plus avancé n'atteint pas toujours; les nœuds coulants étaient bien placés, et trahissaient des spectateurs assidus du théâtre de Tiburn.
Ces grotesques esquisses, tracées avec une jovialité terrible, faisaient rire et faisaient trembler. Plusieurs coupes, épures et élévations de la prison de Newgate, alternaient avec cet aimable sujet, et, à défaut de correction architecturale, attestaient une grande connaissance et un vif souvenir des lieux. Des têtes du profil le plus bizarre, tenant des pipes entre leurs dents, y faisaient la grimace à des lions couronnés et autres bêtes apocalyptiques; des vaisseaux, plus fantastiques que ceux de Della-Bella, s'y dandinaient sur des mers impossibles. Tout cela était tracé à grands traits, et sans beaucoup de respect de la figure voisine; des dates, des chiffres et des lettres d'une calligraphie hasardée, compliquaient cet effroyable grimoire, où les seuls mots lisibles étaient: paresse, vice et crime.
L'ornementation de la salle n'avait cependant pas été laissée tout entière à ces fantaisistes de rencontre; un art plus cultivé se faisait sentir dans les pancartes gravées sur bois et coloriées, représentant le chandelier d'or aux sept branches mystiques, la chaste Suzanne et les vieillards, le portrait de George III, le retour de l'Enfant prodigue, les principales poses de la boxe, les exploits de Jack Sheppard et de Jonathan Wild, ces Cid et ces Bernard de Carpio du romancero picaresque, des combats de coqs et des prises de bouledogues célèbres, des courses d'Epsom et de New-Market, etc., etc.
Une atmosphère chaude, étouffante, chargée de miasmes de charbon de terre, de fumée de tabac et de l'âcre parfum du wiskey, flottait dans cette chambre et prouvait, de la part de ceux qui la pouvaient soutenir des nerfs olfactifs bien robustes.
Pourtant, les trois ou quatre individus qui s'y tenaient ne semblaient pas en souffrir. Au contraire, une sensation de grossier bien-être épanouissait leurs faces plombées et communes.
Ils portaient des habits noirs, des gilets de satin et des chapeaux ronds; mais, avant d'arriver à eux, ces habits, partis peut-être du beau Brummel, avaient dû accomplir bien des pèlerinages et subir bien des mésaventures. Ces vêtements délabrés, d'un drap jadis soyeux, d'une coupe dont l'élégance se devinait encore, et qui, dans leur dégradation, gardaient quelque chose du pli que leur avaient fait prendre leurs premiers et fashionables possesseurs, formaient une caricature tristement plaisante, un muet poème satirique plein de raillerie et de dérision.
Un seul d'entre eux ne portait pas ce costume mondainement misérable. Une chemise de laine rouge, une cotte de toile goudronnée, un chapeau de cuir ayant pour jugulaire une ficelle, tel était son habillement, celui d'un simple matelot.
Une expression d'audace relevait ce que ses traits pouvaient avoir de trivial et de dur, et, dans ses yeux d'un bleu clair et froid comme celui des océans polaires, brillait un rayon d'intelligence.
Les autres semblaient, du reste, lui parler avec une sorte de déférence, quoiqu'il fût accoudé à la même table et se versât des rasades du même pot de double bière.
—Eh bien, Saunders, dit l'un des hommes en habit noir au matelot en vareuse rouge, l'heure approche où le gentleman pour qui nous devons travailler va venir.
—Oui, répondit laconiquement Saunders, qui s'occupait, tout en buvant, à pétrir dans le creux de sa main un corps noirâtre pressé entre deux linges.
—Est-ce que vous le connaissez, Saunders, ce gentleman? continua l'interlocuteur.
—Non, répliqua Saunders, décidément ami du style monosyllabique.
—Ah! ajouta, comme pour fermer la conversation, le personnage à l'habit noir, en s'accoudant à la table d'un air méditatif.
Saunders se leva, et, se dirigeant du côté du foyer, présenta à la flamme la substance brune, qu'il étala sur le linge coupé en forme de masque.
—Est-ce que vous avez envie de vous déguiser et d'aller au bal masqué avec la belle Nancy? reprit le parleur obstiné.
—J'ai une démangeaison furieuse, Noll, de te camper cette emplâtre sur le museau et de te clore ainsi le bec, insupportable bavard! répondit Saunders avec un grognement aussi agréable que celui d'un ours blanc agacé sur une banquise par une gaffe de baleinier. Au lieu de me questionner, va plutôt lever la trappe, et appelle, pour savoir si les autres sont arrivés.
Noll se dirigea vers un coin de la pièce, déplaça une malle et quelques paquets, saisi un anneau incrusté dans le plancher, et souleva, avec l'aide de son camarade Bob, une trappe assez lourde.
Lorsque la trappe s'ouvrit, une bouffée d'air froid et chargé de vapeurs d'eau s'engouffra dans la chambre.
Bob, roidissant ses bras, qui, bien que minces et décharnés, ne manquaient pas de vigueur, soutint la trappe à demi entr'ouverte.
S'agenouillant sur le bord de la cavité, Noll plongea sa tête dans le gouffre: le fond en était si obscur, qu'on n'y pouvait rien démêler; cependant la force et la fraîcheur du courant d'air ne permettaient pas de penser que cette trappe fût l'ouverture d'une cave, et, en prêtant une oreille attentive, on eût discerné, dans le lointain, comme un sourd clapotis d'eau.
—Je n'entends rien, dit Noll après quelques minutes d'auscultation; je m'en vais faire le signal.
Et il poussa un cri modulé et guttural qui résonna dans les profondeurs du souterrain, sans obtenir d'autre réponse que celle de l'écho.
—Au fait, dit Saunders, nous n'avons pas encore besoin d'eux, et il n'est guère agréable de se morfondre sous cette voûte noire.—Il fera nuit de bonne heure aujourd'hui, continua-t-il mentalement, en jetant les yeux vers les deux barreaux par où l'on eût pu apercevoir le ciel, si les flocons du brouillard, de plus en plus épais, ne l'avaient complètement intercepté. Tant mieux, notre besogne en sera plus facile...—Bob, le chariot chargé de marchandises qui doit obstruer le bout de la ruelle, de peur qu'on ne nous dérange pendant cette opération, est-il prêt à marcher?
—Oui, maître Saunders; Cuddy est à la tête de ses chevaux et vous fera un embarras si compacte, qu'une belette ne pourrait s'introduire dans la ruelle. Oh! le drôle est adroit. A le voir ainsi fagoté, on dirait qu'il n'a fait autre chose de sa vie que de conduire des voitures; ce n'est pourtant pas son métier, répondit Bob en riant et comme enchanté de cette facétie. Vous travaillerez là comme dans un bois ou sur une plage déserte.
—Vous avez trop d'esprit, Bob, répondit Saunders; vous ne vivrez pas jusqu'à votre mort, prenez-y garde!
Pendant que ceci se passait dans la chambre historiée des merveilleux gribouillages que nous avons décrits, une yole fine, légère, taillée en poisson, et manœuvrée par quatre rameurs qu'on aurait cru animés par un mécanisme, tant leurs mouvements s'opéraient avec une précision mathématique, remontait le cours de la Tamise sans paraître fatiguée de l'agitation des vagues et du remous de la marée. Les avirons s'enfonçaient dans l'eau sans en faire jaillir une goutte, s'ouvraient et se fermaient avec la facilité d'un éventail de jolie femme.
Quoique la brume, qui s'épaississait toujours, rendît la navigation difficile et multipliât les chances d'abordage dans ces rues de navires qui forment une ville maritime en avant du pont de Londres, la yole se faufilait en frétillant entre les obstacles avec une adresse et une légèreté inouïes. On eût dit qu'elle portait à sa proue, tant était grande sa sensibilité divinatrice, ces tentacules qui font pressentir les objets à de certains insectes et qui sont comme la vue du toucher.
Quand elle eut dépassé le pont de Londres, dont les arches énormes, s'ébauchant par de grandes masses noires sur le ciel grisâtre, formaient un de ces effets à la Martynn que les Anglais appellent babylonian, et qu'elle se trouva dans un bassin relativement plus libre, elle fila avec une vélocité double. Elle eût, comme une truite, remonté une écluse de moulin ou une cascade.
Bientôt elle dépassa successivement les ponts de Southwark, de Blackfriars, et, serrant la rive de plus près, se mit à longer Temple-Hall et Temple-Gardens; puis, rasant Somerset-House, elle se glissa sous l'arche du pont de Waterloo la plus voisine de terre, se rapprocha du bord, et vint s'engouffrer dans une arcade basse à demi masquée par les saillies des avant-corps au milieu desquels elle était pratiquée. Quelques bateaux chargés étaient amarrés autour, et ce bâtiment, fait de briques et de planches, autant qu'on pouvait le démêler à travers le brouillard, avait l'air d'un magasin ou d'un entrepôt de marchandises.
L'embarcation pénétra sous cette voûte basse, qui s'étendait beaucoup plus qu'on n'aurait pu le croire d'abord; un coude soudain, fait à peu de distance de l'orifice, en dissimulait habilement la profondeur.
Après quelques minutes d'une nage prudente, les nageurs sortirent leurs avirons de l'eau, et l'un d'eux, cherchant à tâtons un anneau scellé dans le mur, après l'avoir rencontré, y passa une corde et attacha la yole; puis, les uns après les autres, ils sautèrent sur la première marche, à moitié couverte d'eau, d'un escalier que leur habitude des localités leur fit trouver sur-le-champ, malgré la nuit qui les enveloppait.
Une grille qu'un des matelots ouvrit barrait le passage à cet endroit.
L'escalier, après une trentaine de marches, aboutissait à un plafond que le premier des matelots heurta assez fort de la tête.
—Au diable la distraction! j'ai mal compté, et je me suis trompé d'une marche en montant. Ma punition est une bosse au front; heureusement que j'ai le crâne plus dur qu'un bifteck à la taverne de l'Artichaut couronné.
—Eh bien, Snuff, que vous arrive-t-il? qu'avez-vous à grommeler entre vos dents, comme une vieille femme papiste qui égrène son chapelet, au lieu de cogner au plancher et de faire le signal? Croyez-vous que nous nous amusions là, derrière vous, sur cet escalier plus roide qu'une échelle de potence?
—Je vais frapper contre le plafond, et en même temps pousser le cri.
Un coup sourd retentit dans le souterrain, bientôt suivi d'un piaulement aigre et prolongé.
—Qui travaille là, sous le plancher? dit Saunders tressaillant à ce son bien connu.
Et, frappant du talon sur la trappe:
—Paix là, vieille taupe! on y va! ajouta-t-il, parodiant à son usage le mot d'Hamlet à l'Ombre; car Saunders avait vu récemment, au théâtre de Drury-Lane, cette pièce du vieux Shakespeare, qui avait fait une vive impression sur sa nature rude mais poétique.
La trappe s'ouvrit, et, rabattue sur ses charnières, laissa émerger successivement du gouffre humide quatre gaillards qui, s'ils n'avaient pas l'air précisément convenable, portaient du moins, sur leurs faces rougies par les intempéries de l'air, une expression d'astuce et d'audace significative de qualités énergiques dépensées peut-être en dehors du cercle des choses permises.
—Y a-t-il encore du gin et du wiskey? s'écria le premier qui mit le pied sur le plancher.
Et il courut aussitôt à la table vérifier si quelques gouttes des précieuses liqueurs perlaient encore au fond des bouteilles.
—Oh! dit le second, quand Noll et Bob sont restés accoudés face à face un quart d'heure, séparés par une bouteille, la pauvre petite se meurt bientôt de consomption.
—Allons, ne pleure pas, Snuff, répondit Noll en tirant d'un coin une bouteille pleine. Belzébuth se lécherait les lèvres s'il tâtait de cela. C'est du vitriol pur, du feu liquide sans mélange de rien de fade. Es-tu comme moi? plus je vais, plus je trouve le gin faible!
—C'est là vie, mon vieux: plus on va, plus on perd ses illusions. Nous avons tous cru à la force du gin. Est-on simple quand on est jeune! modula mélancoliquement Snuff, en versant une rasade philosophique de ruine bleue.
Le conciliabule en était là lorsque l'étranger et son guide, après avoir fait le signal de reconnaissance, pénétrèrent dans la salle.
Il promena son regard clair sur ces estimables canailles, qui, involontairement, baissèrent les yeux, à l'exception de Saunders, dont le visage paraissait un muffle parmi des museaux, une hure parmi des groins. Il y avait en lui l'étoffe d'un crime. Les autres n'étaient capables que de délits. C'était un pirate; ses camarades n'arrivaient qu'au voleur.
L'étranger, avec cette délicatesse des âmes cultivées, devina tout de suite que le moins ignoble de la bande était Saunders; d'un regard, il en fit le chef, et ce fut à lui qu'il adressa la parole.
—Tout est-il disposé d'après le plan convenu? dit l'étranger d'un ton impératif et calme.
—Oui, milord; nous n'attendons plus pour agir que le bon plaisir de Votre Grâce, répondit Saunders poliment, mais sans basse obséquiosité.
—Bien; l'heure d'agir est arrivée.
—Allons, dit Noll à Bob, va dire à Cuddy de s'engager dans la ruelle avec sa voiture.
Bob sortit après avoir essayé de donner avec sa manche usée un peu de lustre à son feutre sans poil; car, disait-il, il fallait toujours avoir l'air d'un homme du monde.
Saunder disposa son masque de poix dans le fond de sa main épaisse, et s'apprêta à sortir.
—L'homme avec lequel j'entrerai dans la ruelle en causant est celui qu'il faut enlever, dit l'inconnu; mais surtout pas de violences; pas de brutalités!
—Soyez tranquille, milord: le gentilhomme sera manié délicatement, comme une caisse où il y a écrit: «Fragile,» répondit Noll avec une fatuité de contrebandier. Tous les hommes de la bande sortirent les uns après les autres, pour ne pas donner de soupçons, et se mirent à flâner le plus naturellement du monde dans ce lane désert.
L'étranger se dirigea seul du côté de l'église Sainte-Margareth.
IV
Usant des privilèges du romancier, nous allons sauter, sans transition aucune, du sombre bouge que nous venons de décrire, dans une élégante maison du West-End. Cet écart, loin de nous éloigner de notre histoire, nous y ramène. La scène est bien différente; mais nous n'avons pas cherché le contraste.
Les femmes de miss Amabel Vyvyan venaient de mettre la dernière main à sa toilette de mariée, et Fanny, par surcroît de précaution, fixait par aine nouvelle épingle enfoncée dans l'épaisse torsade de cheveux bruns enroulés derrière la tête d'Amabel, un long voile de dentelle d'Angleterre, qui retombait en plis transparents sur la blanche toilette nuptiale.
Mary et Susannah, les deux autres caméristes, lorsqu'elles virent le voile définitivement attaché, prirent deux flambeaux qui brûlaient sur la table, et les tinrent élevés pour que leur jeune maîtresse pût se contempler à son aise dans la glace; car, bien qu'il fût près de onze heures du matin, à peine si un rayon livide de lumière pénétrait à travers les vitres et les rideaux; un de ces brouillards jaunes, épais, suffocants, si communs à Londres, pesait sur la ville et continuait dans le jour les ombres de la nuit.
La tête, qui, illuminée de reflets soudains, se réfléchit comme entourée d'une auréole sur le fond sombre de la glace, était d'une beauté à ne le céder en rien aux plus pures créations de l'art grec.
Ce qui frappait surtout dans ce divin visage, c'était une blancheur lactée, marmoréenne, éblouissante, lumineuse pour ainsi dire, où les traits se dessinaient avec la transparence et la finesse de ceux d'une statue d'albâtre oriental. Quoiqu'il soit dans l'habitude des jeunes fiancées près de marcher à l'autel d'avoir les joues couvertes du voile épais de la pudeur, celles d'Amabel étaient à peine colorées d'une imperceptible teinte vermeille semblable à celle qui ravive le cœur des roses blanches. Le sang d'azur de l'aristocratie veinait cette chair délicate, fleur de serre chaude que n'avait jamais fatigué le soleil ni la pluie, fine pulpe composée de sucs exquis et de purs éléments où la rusticité plébéienne n'avait pas un atome à revendiquer.
L'absence des soucis matériels, les recherches d'un luxe héréditaire, la confortabilité parfaite de la vie, l'habitation de vastes appartements et de châteaux aux grands parcs pleins d'ombrages et d'eaux vives, jointes à la pureté de la race, amènent souvent la beauté anglaise à une perfection inimaginable. Le marbre vivant dans lequel sont sculptés ces beaux corps n'a de rival dans aucun pays du monde, pour l'éclat, la finesse et la transparence du grain. Les carrières de Paros et de Pentélique humain se trouvent dans l'antique Albion, ainsi nommée plutôt à cause de ses femmes que de ses falaises.
Amabel était la plus blanche fille de ce nid de cygnes arrêté au milieu de l'Océan.
Deux fins sourcils noirs rejoignaient leurs arcs à la racine d'un nez qu'une légère inflexion aquiline rendait plus noble que le nez grec, sans lui rien ôter de sa correction, et couronnaient des yeux aux prunelles d'un brun intense et chaud nageant sur un cristallin d'une limpidité bleuâtre; une bouche d'un pourpre vif éclatait comme un œillet rouge au milieu de cette pâleur, qu'elle rendait plus sensible et plus frappante.
Le long des belles joues d'Amabel se déroulaient deux molles spirales de cheveux soyeux et lustrés dont elle corrigea le tour du bout du doigt. Pour donner à sa toilette ce perfectionnement, elle mit en évidence une main d'une forme charmante, étroite, un peu longue, aux doigts effilés terminés par des ongles polis, brillants comme le jade, et d'une pureté aristocratique irréprochable. De telles mains, le désespoir des duchesses de la finance, ne s'obtiennent que par des siècles de vie élégante et se transmettent, comme les diamants, de génération en génération.
Apparemment, Amabel se trouva bien, car un léger sourire releva les coins de sa bouche sérieuse, et, se tournant vers Fanny, elle lui dit d'une voix harmonieuse comme de la musique:
—Fanny, vous vous êtes surpassée aujourd'hui. Je ne suis vraiment pas mal.
—Mademoiselle, car je peux dire encore mademoiselle, n'est guère difficile à parer. Elle va si bien à ses robes!
—Flatteuse! Mais quelle heure est-il?
—Onze heures vont sonner, répondit Fanny après avoir consulté de l'œil une pendule incrustée de burgau et posée sur un piédouche.
—Onze heures déjà! et ma tante lady Eleanor Braybrooke qui n'arrive pas!
—Il me semble, répondit Fanny, que j'entends une voiture qui s'arrête devant la porte. Ce doit être lady Eleanor.
Un tonnerre de coups de marteau retentit au bas de la maison comme Fanny achevait sa phrase, présageant un personnage d'importance.
En effet, au bout de quelques minutes, un valet poudré et en bas de soie annonça, en soulevant la portière:
—Lady Eleanor Braybrooke!
Une femme majestueuse et raide, ayant atteint cet âge si difficile à fixer, qu'on appelle poliment un certain âge, entra dans la chambre avec une roideur automatique, sans faire onduler le moins du monde son épaisse robe de soie. On eût dit que des rouages intérieurs la faisaient mouvoir et qu'elle s'avançait au moyen de roulettes de cuivre, comme ces poupées qu'un mécanisme caché fait circuler autour d'une table.
Le corselet dans lequel se moulaient ses charmes, développés par l'embonpoint de la quatrième jeunesse, eût préservé d'un coup de lance aussi bien qu'une armure de Milan, tant il était bardé de baleines, de lames d'aciers et autres engins compressifs. Comment la brave dame avait-elle pu s'introduire dans cette gaine, c'est un mystère de toilette que nous respecterons; mais elle avait dû subir une pression de quarante atmosphères pour obtenir ce résultat.
Son visage, large et carré, était diapré de toutes les fleurs de la couperose. Ses joues flambaient, son nez visait au charbon; son front même était couleur de pralines. Cette physionomie incandescente s'encadrait de cheveux d'un roux britannique férocement crépés, et qui ressemblaient plutôt à des filaments de soie végétale qu'à des cheveux humains. Ce visage eût été des plus communs sans deux prunelles d'un gris dur et froid comme l'acier, qui en relevaient la trivialité par quelque chose de dédaigneux et d'impératif; ce regard la signait grande dame, femme de high life, malgré la bourgeoise épaisseur de ses formes et l'enluminure de son teint.
Lady Eleanor Braybrooke était veuve et servait de chaperon à miss Amabel Vyvyan, sa nièce, restée orpheline toute jeune, et maîtresse absolue d'une assez grande fortune.
Dans la cérémonie importante qui allait avoir lieu, lady Braybrooke devait servir de mère à sa nièce.
Miss Amabel, quoique la chose ne soit guère romanesque, épousait, sans obstacle aucun, un jeune homme charmant, sir Benedict Arundell, qui l'aimait et qu'elle aimait depuis bientôt deux ans.
Sir Benedict Arundell était jeune et beau, noble et riche; toutes les convenances étaient donc réunies dans cette union, puisque la fiancée possédait les mêmes qualités.
—Regardez donc, ma tante, quel affreux brouillard il fait, dit miss Amabel en tournant ses beaux yeux vers la fenêtre.
—Au commencement de novembre, cela n'a rien d'étonnant dans la vieille Angleterre, répondit lady Eleanor.
—Sans doute; mais j'aurais désiré pour ce jour, le plus beau de ma vie, un ciel d'azur, un gai soleil, des parfums de fleurs et des chants d'oiseaux.
—Chère petite, avec une chambre bien tapissée, des bougies, un bon feu dans la grille, un flacon de mille fleurs et un piano d'Érard, on remplace tout cela... Je ne m'occupe guère du temps qu'il fait, moi.
—Toujours positive, ma tante!
—Toujours poétique, ma nièce!
—Je voudrais que la nature s'associât davantage à nos impressions: cette tristesse du ciel pèse à mon âme joyeuse.
—Enfant, si le bon Dieu, à ta requête, déchirait tout à coup les voiles de la brume, la splendeur du soleil offenserait peut-être comme une ironie quelque cœur blessé.
—C'est vrai, ma tante; mais je n'ai pu, ce matin, me défendre de cette impression nerveuse.
—Bah! sir Benedict Arundell aura bientôt dissipé cette mélancolie, répliqua lady Eleanor Braybrooke avec ce sourire équivoque et ridé dont les personnes d'âge ne sont pas assez ménagères.
Un roulement de voiture se fit entendre sous la fenêtre, et, bientôt après, sir Benedict Arundell parut.
Il était mis avec cette simplicité correcte, cette perfection exquise et n'attirant jamais l'œil qui caractérisent le parfait gentleman, et dont les Anglais possèdent seuls le secret: il avait évité le ridicule presque insurmontable de l'habit de noce, et cependant il n'y avait dans son costume aucune infraction à la solennité de la circonstance.
Sir Benedict Arundell, suivant l'usage, ne portait ni barbe, ni moustache, ni royale, ni aucun de ces ornements qui hérissent les visages continentaux; seulement, sa figure lisse et polie était entourée de favoris châtains et passés au fer, qu'un artiste, amant du pittoresque, eût trouvés trop réguliers, mais qui eussent assurément obtenu l'approbation de feu Brummel et du comte d'Orsay.
Il avait ces traits d'Atinoüs un peu allongés et refroidis que présentent assez fréquemment les belles races d'Angleterre, et sa tête semblait la copie de quelque dieu grec faite par Westmacott ou Chantrey.
On n'aurait pu rêver un couple mieux assorti.
Le nuage qui couvrait le front d'Amabel se dissipa à l'aspect de son fiancé. Les yeux bleus de Benedict contenaient assez d'azur pour en faire un ciel. Une joie pure illumina les traits charmants de la jeune fille, qui tendit sa main aux lèvres de Benedict.
Les yeux gris de lady Eleanor Braybrooke pétillèrent à ce tableau, qui rappelait sans doute une scène analogue où elle avait joué un rôle, mais déjà enfoncée dans un passé si lointain, qu'il fallait assurément une excellente mémoire pour s'en souvenir.
—Voilà pourtant comme nous étions, murmura lady Eleanor, ce brave sir George-Alan Braybrooke et moi, il y a vingt ans, à peu près!
Cet à peu près était assez énigmatique; mais lady Eleanor n'aimait pas à formuler précisément, même à part soi, des dates qui auraient donné le chiffre exact de son âge. Ce rapprochement intérieur ne pouvait être juste que pour la bonne dame; car, jeune, elle n'avait pas eu même la beauté du diable, et sir George-Alan Braybrooke, long, sec, roide, osseux, avec son menton carré, son nez à la Wellington, et sa bouche en estafilade, n'avait jamais ressemblé, même dans le temps de ses amours, à l'élégant Benedict Arundell.
—Allons, mes enfants, reprit lady Eleanor, il est temps de partir; le chapelain a déjà dû revêtir son surplis, et les invités arrivent en foule.
Elle monta dans sa voiture avec Amabel, et Benedict prit place dans la sienne avec William Bautry, un de ses camarades.
Les cochers, poudrés, enrubanés, ornés d'énormes bouquets, la face écarlate et cardinalisée par de nombreuses libations préalables à la santé des futurs époux et de leur descendance, ajustèrent les guides dans leurs mains avec un air de maestria incomparable, clappèrent de la langue, touchèrent leurs chevaux du bout de la mèche, et le cortège partit pour l'église.
Le soleil avait fait d'inutiles efforts pour dissiper les vapeurs rabattues par le vent d'ouest sur la ville de Londres, et son disque pâli et sans rayons faisait à peine deviner la place qu'il occupait dans le ciel par une tache livide plus semblable à la face malade de la lune qu'au visage étincelant de l'astre du jour. Les lanternes où le gaz attardé dardait encore ses jets versaient une lumière presque aussitôt étouffée.
A quelque distance, les objets estompés se contournaient en formes étranges et fantastiques, les voitures avaient l'air de léviathans et de behemots, les passants incertains de géants et de fantômes, les murailles sombres des édifices prenaient des apparences de babels et de lylacqs, et il fallait toute l'habitude des cochers pour ne pas se perdre dans cet air opaque où mouraient les vibrations sonores, et qui semblait avoir ouaté les rues avec le duvet des nuages.
La chapelle où le mariage devait se célébrer était Sainte-Margareth, édifice dans le style ogival normand, avec une tour carrée, de puissants contre-forts, une immense fenêtre quadrilobée; construction lugubre d'aspect, aux murailles noires comme de l'ébène, dont les nervures lavées par la pluie, avaient l'air, en tout temps, d'être couvertes de neige, assise au milieu d'un cimetière sans verdure et parsemé de tombes dont la forme, rappelant vaguement celle du cadavre, avait quelque chose de sinistre et d'horrible; une grille que la poussière du charbon de terre, tamisée par les cent mille cheminées de Londres, avait rendue plus enfumée que les soupiraux de l'enfer, entourait ce champ de repos que l'agitation immédiate de la ville rendait encore plus morne.
La haute tour enfonçait dans la brume sa couronne de clochetons invisibles et semblait décapitée; le porche, fuligineux et sombre comme la voûte d'un four, ouvrant son arcade béante, avait l'air de la gueule d'une orque ou de quelque autre bête démesurée soufflant de la fumée par les mâchoires. Le brouillard, qui baignait l'arceau gigantesque, produisait l'effet de l'haleine de ce monstre architectural.
Certes, sans être superstitieux, un jeune couple pouvait, à l'aspect de cette église lugubre, concevoir quelques craintes pour son bonheur futur. Le frisson vous tombait invinciblement sur les épaules en franchissant cette voûte, plus obscure que celle de l'Érèbe, et qui ne laissait trembloter au bout de sa profondeur aucun rayon de jour, aucune étoile d'espérance.
Assurément, il eût été injuste de demander à une vieille et rigide église protestante à Londres, à la fin de septembre, un jour de brouillard, l'aspect heureux et gai d'un temple antique déroulant la théorie de ses colonnes blondes sur l'azur d'un ciel athénien; mais, en vérité, ce matin-là, Sainte-Magareth avait plus la mine d'une crypte sépulcrale bonne à recevoir les morts que d'une église à bénir le mariage de deux époux amoureux.
—Eh bien, disait dans la voiture sir William Bautry à son ami Benedict Arundell, c'est donc vrai, tu te maries, à vingt-quatre ans, à la fleur de l'âge, lorsqu'une si longue carrière de plaisirs et de fantaisies était encore ouverte devant toi!
—A vingt-quatre ans, tu l'as dit, cher William; le mariage est une folie qu'on ne doit faire que jeune.
—Je suis assez de ton avis, et, d'ailleurs, Amabel justifie une résolution si prompte; mais, lorsque nous étions à l'université de Cambridge, il n'était guère facile de prévoir que tu serais le premier de notre joyeuse bande qui se laisserait prendre dans le traquenard de l'hymen.
Pendant que sir William Bautry et sir Benedict Arundell s'entretenaient ainsi en roulant vers l'église de Sainte-Margareth, un homme sorti de la rue adjacente se glissa sous le porche sombre, et se tint adossé contre la muraille entre deux colonnettes, comme la statue de pierre d'un saint.
Cet homme était coiffé d'un chapeau à larges bords enfoncé jusqu'aux yeux, et le pan d'un manteau de voyage rejeté sur l'épaule voilait le bas de sa figure. Ce qu'on en pouvait distinguer annonçait des traits réguliers brunis par le soleil d'autres cieux.
Au bout de quelques minutes d'immobilité rêveuse, il dégagea une main des plis de son manteau, et, amenant une large montre plate à la portée de sa vue, il se dit:
—C'est l'heure; ils vont bientôt venir!
Et il replongea la montre dans la profondeur de son gousset.
A qui pouvait s'appliquer cette phrase, murmurée avec un accent étrange?
Les voitures, détournant le coin d'une rue, arrivèrent devant le porche de l'église.
Alors, l'homme que nos lecteurs ont déjà reconnu pour le voyageur si pressé rejeta son manteau en arrière, et parut s'affermir sur ses talons, comme quelqu'un qui touche à un moment suprême.
Le marchepied s'abattit. Amabel, s'appuyant légèrement sur la main de Benedict, allait descendre et pénétrer sous le porche, lorsque l'inconnu, ayant fait un profond salut à la fiancée, toucha le bras d'Arundell, qui se retourna vivement, tout étonné d'une semblable interruption dans un tel moment; car, tournant le dos à l'église, il n'avait pas vu s'avancer l'homme au manteau.
—Sidney! s'écria Benedict revenu du premier étourdissement.
—Lui-même! répondit d'un ton grave l'homme ainsi nommé.
—Et moi qui vous accusais d'indifférence. Venir ainsi des Indes pour assister à mon mariage! C'est donc à cause de cela que vous n'avez pas répondu à mes lettres; vous vouliez me ménager cette surprise.
—Benedict, j'avais un mot à vous dire, et c'est pour ce mot que je suis venu.
—Vous le direz plus tard. Tantôt je vous présenterai à ma femme, et, ma foi! vous êtes déjà tout présenté. Lady Arundell, sir Arthur Sidney.
—Non, il faut que je vous parle sur-le-champ, seul à seul, ne fût-ce qu'une minute.
Il y avait dans le regard de Sidney quelque chose de si ferme, dans sa voix un accent si impérieux, que Benedict, hésitant et laissant tomber la main d'Amabel, fit quelques pas du côté de son ami.
—Madame voudra bien pardonner mon insistance, dit Sidney en s'emparant du bras de Benedict avec un sourire d'une grâce affectée; je n'ai qu'une phrase à dire.
Et il entraîna Benedict jusqu'à l'angle de l'église, à l'entrée de la petite rue qui longe un des bas côtés.
Amabel s'était rassise à côté de sa tante, lady Eleanor Braybrooke, qui grommelait entre ses dents contre cette absurde interruption.
—Je vous demande un peu si cela a le sens commun: tomber ainsi des Indes pour intercepter un marié au seuil de l'église! Le moment est bien choisi pour débiter des balivernes!
—Sir Arthur Sidney est un original qui ne fait rien comme les autres, répondit Amabel; Benedict m'a souvent parlé de ses singularités.
—Est-ce qu'un homme bien né doit avoir des originaux pour amis! répliqua lady Braybrooke du ton le plus majestueusement dédaigneux.
Amabel sourit de l'indignation superbe de sa tante.
—Ce n'est pas moi, continua la douairière, qui de rouge était devenue cramoisie par les flots de colère qui lui montaient à la face, qui aurais permis à sir George-Alan Braybrooke de me planter là au moment de marcher à l'autel, fût-ce pour l'empire du monde... Mais il paraît qu'elle est longue, la phrase qu'avait à dire ce Sidney, que Dieu confonde!
La réflexion de lady Braybrooke, Amabel l'avait déjà faite; car elle penchait sa tête couronnée de fleurs virginales à la portière de la voiture, pour voir si Benedict ne revenait pas.
Rien ne paraissait encore à l'angle de l'église, le point le plus éloigné ou le brouillard permît à la vue de s'étendre.
La position devenait singulière et ridicule. Amabel et lady Braybrooke, aidées par sir William Bautry, descendirent de voiture et s'abritèrent sous le porche. Sir William s'offrit pour aller avertir Benedict et Sidney de l'inconvenance d'un pareil entretien prolongé si longtemps.
Les invités firent cercle, déjà étonnés, autour de miss Amabel Vyvyan, et l'engagèrent à pénétrer dans la nef. Les passants commençaient à regarder avec surprise cette belle jeune fille vêtue de blanc, cette fiancée sans époux, debout, sous cette voûte sombre.
En pénétrant dans l'église, Amabel sentit tomber sur ses épaules, à peine abritées par un léger voile de dentelles, un froid humide et claustral; il lui sembla être enveloppée pour toujours par la fraîcheur du couvent et du sépulcre. Elle eut comme le pressentiment de passer de la lumière dans l'ombre, du bruit dans le silence, de la vie dans la mort. Elle crut entendre se briser dans sa poitrine le ressort de sa destinée.
William Bautry revint pâle, consterné, ne sachant quelle expression donner à sa figure.
Il avait parcouru dans toute sa longueur la ruelle où étaient entrés Benedict et Sidney, fait le tour de l'église, fouillé les alentours...
Benedict et Sidney avaient disparu!
V
A peu près à la même heure où Amabel mettait la dernière main à sa toilette, dans une autre maison de Londres, une autre jeune fille se revêtait aussi, mais lentement et comme à regret, de ses voiles blancs de mariée.
Elle était belle, mais d'une pâleur extrême; d'imperceptibles fibrilles violettes marbraient ses paupières et accusaient des larmes récemment versées, dont le coin d'un mouchoir trempé dans l'eau fraîche n'avait pu faire disparaître complètement les traces; sa bouche contractée essayait vainement un sourire; les coins de ses lèvres, remontés avec effort, s'arquaient bientôt douloureusement. Une respiration saccadée et pénible soulevait son corsage; et, quand la femme de chambre s'approcha d'elle pour poser sur son front la couronne de fleurs d'oranger, une légère rougeur couvrit ses joues décolorées.
Miss Édith Harley avait plutôt l'air d'une victime que l'on pare pour le sacrifice que d'une jeune vierge marchant à l'autel pour faire un libre serment d'amour et de fidélité. Pourtant Édith n'était pas opprimée par des parents féroces. Un père barbare, une mère acariâtre ne forçaient pas son choix. On ne mettait pas d'autorité sa main pure et fine dans les griffes tordues par la goutte d'un vieillard obscène et monstrueux. Celui qu'elle allait épouser était un jeune homme, M. de Volmerange, beau, charmant et d'excellente famille, qui réunissait toutes les conditions faites pour plaire aux parents les plus positifs et aux jeunes filles les plus romanesques.
Elle avait même paru accepter volontairement les soins de M. de Volmerange, et, dans les entrevues qui avaient précédé l'arrangement de leur mariage, souvent ses yeux se tournaient vers le jeune comte avec une indéfinissable expression de mélancolie et d'amour. Mais, en général, la présence de M. de Volmerange causait à Édith un malaise et une inquiétude visibles seulement pour l'observateur, qui ne s'accordaient pas avec certains regards pleins d'un feu étrange pour une jeune fille d'ailleurs si modeste en apparence.
Haïssait-elle, aimait-elle M. de Volmerange? C'était un mystère difficile à pénétrer. Si elle ne l'aimait pas, pourquoi l'épousait-elle? Si elle l'aimait, pourquoi cette pâleur, pourquoi ces larmes, pourquoi cet abattement?
Édith, enfant unique, adorée de son père et de sa mère, n'avait qu'un mot à dire pour rompre cet hymen s'il lui déplaisait. Qui l'empêchait de dire ce mot? Tout autre mari proposé par elle eût été agréé de lord Harley et de sa femme, qui n'avaient d'autre but que le bonheur de leur fille chérie, et qu'aucun préjugé de caste n'eût décidé à la contrarier dans ses inclinations. Ils eussent accepté même un poète.
Quand les femmes d'Édith se furent acquittées de leur service, rendu plus long par l'inertie et la préoccupation de la jeune fille, qui se prêtait à peine à leurs soins, elle leur fit signe qu'elle était fatiguée et désirait rester seule quelques instants.
Aussitôt qu'elles se furent retirées, un coup porté discrètement avec le doigt, et qu'on aurait pu prendre pour ce petit bruit que fait derrière les tentures, en frappant la muraille de ses antennes, pour appeler sa femelle, cet insecte vulgairement nommé l'horloge de la mort, crépita dans l'angle de la chambre, à un endroit occupé par une porte condamnée.
En entendant ce bruit, qui devait être un signal, Édith tressaillit comme si elle n'eût pas été prévenue. Une vive expression d'anxiété se peignit sur sa figure, et elle se leva brusquement du fauteuil où elle s'était jetée.
Un second coup un peu plus fort, mais pourtant retenu, résonna au bout de quelques minutes.
La jeune fille fit quelques pas chancelants vers la porte, et appuya ses mains sur son cœur, dont les battements l'étouffaient.
Un troisième coup, sec, impérieux, et où le dépit semblait l'emporter sur la crainte d'être entendu d'une autre personne qu'Édith, annonça l'impatience du visiteur mystérieux.
La pauvre Édith déplaça un petit meuble qui masquait à moitié la fausse porte, et tira les verrous d'une main tremblante.
Une clef manœuvrée du dehors grinça dans la serrure, et le battant entre-bâillé et refermé aussitôt donna passage à un homme qui n'était pas M. de Volmerange.
Le personnage introduit d'une façon si singulière et si secrète chez une jeune fille qui, dans quelques heures, devait être la femme d'un autre, avait une physionomie dont il eût été difficile de trouver d'abord le caractère. Son teint légèrement olivâtre, d'un ton mat, faisait ressortir deux yeux singulièrement mobiles et dont l'expression était amortie à dessein; la bouche était bien coupée; mais les lèvres, minces et serrées, semblaient garder un secret, et la lèvre inférieure, fréquemment mordue, indiquait des élans comprimés et des soumissions nécessaires acceptées par la volonté, mais non par le sang. Le nez, trop fin dans son arête, trop pointu malgré sa correction, donnait au reste de la figure une expression d'astuce. C'était une de ces têtes auxquelles ou ne saurait reprocher aucun défaut, que l'on est forcé d'avouer belles, et qui pourtant produisent un effet de répulsion dont on ne peut se rendre compte. Cette figure attirait et repoussait à la fois par une espèce de grâce dangereuse et de charme inquiétant. Les couleurs qui brillent gaiement sur l'aile de l'oiseau prennent, sans perdre de leur éclat, sur la peau tachetée du reptile, une nuance malsaine et venimeuse qui fait qu'on admire et qu'on est effrayé. L'homme à qui miss Édith venait d'ouvrir cette porte condamnée pour tous était joli comme une vipère et charmant comme un tigre. Lui assigner un âge eût été difficile. Son front lisse n'offrait aucune de ces rides, aucun de ces plis au moyen desquels les dates s'écrivent sur la face humaine; il aurait paru sorti à peine de l'adolescence sans cette froideur glaciale et cette absence de spontanéité, signe d'une longue dissimulation; ce n'était pas un visage, c'était un masque.
Son vêtement était noir et brun d'une teinte neutre, et, quoique soigné dans un parti pris d'élégance austère, n'attirait l'œil par aucun détail visible et ne laissait dans la mémoire aucune trace.
Il y eut un moment de silence pénible; Édith, embarrassée, semblait attendre que l'inconnu prît la parole; mais celui-ci ne paraissait pas disposé à lui éviter cette peine. Son attitude était respectueuse plutôt par habitude prise que par déférence réelle, et il laissait tomber d'aplomb sur la jeune fille un regard de maître.
—Vous persistez donc, dit Édith en faisant un effort sur elle-même, à vouloir que je sois la femme de M. de Volmerange?
—Ce n'est pas à présent que je changerais d'avis; ce mariage est plus que jamais nécessaire.
—Vous savez cependant qu'il est impossible.
—Si peu impossible, que, dans deux heures, il sera fait.
—Écoutez, Xavier, il en est temps encore; ne me forcez pas à commettre un mensonge devant Dieu et les hommes; je puis me jeter aux pieds de mes parents, leur avouer tout, obtenir mon pardon... et le vôtre: mon crime est grand, mais leur indulgence est sans bornes.
—Ne faites pas cela, je vous démentirais.
—Si je prenais toute la faute sur moi?
—Je soutiendrais que j'ai toujours été un étranger pour vous.
—Cependant j'ai là des preuves qui pourraient vous confondre, s'écria Édith avec indignation en courant vers un petit coffret dont elle souleva le double fond.
—Vous croyez! répondit Xavier, dont un sourire ironique crispa les lèvres minces.
De ses mains convulsives, Édith fouilla violemment le coffret, d'où elle retira quelques papiers que la façon dont ils étaient pliés indiquait avoir été des lettres.
Elle en déplia une feuille et la jeta à terre: elle était blanche. Elle en fit autant d'une seconde et d'une troisième.
Alors, elle laissa tomber le paquet, et ses bras découragés s'affaissèrent le long de son corps.
Toute trace d'écriture avait disparu! Les lettres étaient redevenues de simples feuilles de papier.
—Heureusement, votre encre, miss Édith, était de meilleure composition que la mienne. Les menus caractères tracés par votre jolie main sont encore parfaitement visibles sur les billets que vous avez daigné m'écrire.
—Xavier, il y a dans tout ceci une énigme que je ne puis comprendre... Je suis jeune, je suis belle; vous me l'avez dit sur plus de tons que le serpent n'en prit pour séduire Ève; l'unique faute de ma vie a été commise pour vous. Seul, vous avez le droit de me trouver innocente; ma fortune est considérable; le nom de ma famille compte parmi les plus honorables de l'Angleterre et n'a jamais été taché que par moi. Cette souillure inconnue, d'un mot vous la pouvez laver. Vous n'avez d'autres ressources que celles que vous donne votre instruction, qui vous rend digne d'un rang supérieur à celui que vous occupez. En m'épousant, vous voyez un monde nouveau s'ouvrir devant vous; de l'ombre, vous passez à la lumière; votre existence s'agrandit; vous pouvez déployer dans une vaste sphère les talents que vous possédez. Ce qui était chimère devient désir raisonnable. La politique et la diplomatie n'ont rien de trop haut pour vous.
A mesure qu'Édith parlait, la figure pâle de Xavier se colorait, ses yeux, qu'il ne pensait plus à voiler, jetaient des étincelles. Il suivait en esprit la Jeune fille dans les régions qu'elle lui montrait comme pour le tenter et obtenir de l'ambition ce qu'elle n'avait pu obtenir de l'amour; un moment même, il saisit la main d'Édith et la serra avec force; mais ce mouvement d'enthousiasme n'eut pas de durée; l'éclair de ses yeux s'éteignit, il ramena sur ses traits ce voile morne qui dérobait les mouvements de son âme, et il reprit d'un ton glacé:
—Vous épouserez, tout à l'heure, M. de Volmerange.
—Votre inconcevable refus ne peut avoir qu'une cause: alors, mon malheur n'a plus de remède; peut-être avez-vous déjà une femme en France?
—Non..., répondit Xavier d'un ton singulier, ni en France ni ailleurs. Je suis célibataire.
Édith, qui jusque-là avait supplié, se releva, et, de l'air le plus digne et le plus majestueux, dit au jeune homme:
—Ce n'est pas par passion pour vous que j'ai mis tant d'insistance dans mes prières: j'ai été fascinée, mais non séduite; vous avez produit sur moi l'effet d'un philtre ou d'un poison, et je ne suis pas plus coupable que si un breuvage m'eût rendue folle. Je ne vous ai jamais aimé, Dieu merci! j'en suis fière, et ce m'est une consolation dans mon malheur. Mes yeux, aveuglés un moment, se sont bien vite dessillés. Quand j'entendis la vraie éloquence du cœur, quand je vis briller la flamme céleste dans un regard sincère, je compris aussitôt que j'avais été la proie et le jouet d'un démon, et j'aimai M. de Volmerange autant que je vous hais; je l'estimai autant que je vous méprise; oui, je l'aime éperdûment, de toutes les puissances de mon corps et de mon âme, ajouta miss Édith Harley avec une insistance cruelle en voyant verdir le visage blême de Xavier, et je voulais lui épargner cette honte d'épouser une fille souillée par vous. Mais je lui dirai tout, il me pardonnera et me vengera. Maintenant, monsieur, sortez, ou je sonne et je vous fais jeter par la fenêtre! s'écria-t-elle d'un ton où éclatait la révolte de son sang aristocratique.
En disant chaque mot, elle avançait un pas, et Xavier, comme foudroyé par les effluves d'indignation qui sortaient des yeux d'Édith, reculait en chancelant vers la porte, qu'elle referma violemment sur lui. Le dernier regard du misérable fut celui d'un serpent qui sent entrer dans son dos la griffe d'un lion.
Elle repoussa les verrous et remit le meuble en place, et le dernier pas de Xavier résonnait encore sur l'escalier que lord et lady Harley entrèrent dans la chambre.
La colère avait ramené les couleurs de la vie sur les joues d'Édith, et le feu de l'indignation, caché toute trace de pleurs dans ses yeux brûlants; le calme des résolutions suprêmes rassérénait son front.
Aussi, lady Harley, en attirant sa fille sur son cœur, lui dit-elle d'une voix caressante:
—Édith, mon enfant, je suis charmée de te voir sortie de l'abattement où tu étais plongée. Je craignais que ce mariage ne te déplût et qu'une vaine crainte de revenir sur ta résolution au dernier moment ne t'engageât seule à l'accomplir. Je n'aurais pas voulu qu'une considération mondaine compromît le bonheur de ta vie. Lord Harley, bien qu'il trouve dans M. de Volmerange toutes les qualités qu'on peut souhaiter d'un gendre, était venu avec moi dans l'idée de t'engager à ne pas former une union qui te trouble et t'agite à ce point. Au moment de serrer avec ton respectable père le lien qui nous rassemble, je n'éprouvai rien de pareil: une confiance inaltérable, une sérénité céleste, une joie calme et pénétrante emplissaient mon âme. Tel doit être le sentiment qui anime une jeune fille quand elle va s'unir à celui qu'elle accompagnera jusqu'au tombeau et qu'elle retrouvera dans l'éternité.
—Ma mère, répondit Édith en embrassant lady Harley, et vous, très cher et très honoré père, je vous remercie avec une gratitude profonde de ce que vous venez de dire, et je ne puis exprimer à quel point ces marques d'intérêt me touchent, mais vos inquiétudes ne sont point fondées. Rassurez-vous. Votre choix est le mien. Je trouve, comme vous, M. de Volmerange parfaitement né, plein de sentiments nobles et généreux, d'une élégance accomplie et d'une grâce parfaite. Je crois fermement que, si un homme peut sur terre rendre une femme heureuse, c'est lui...
Ici, Édith ne put tout à fait comprimer un soupir en désaccord avec le sens des paroles qu'elle proférait, et qui indiquait plutôt un regret qu'une espérance.
—J'aime M. de Volmerange..., continua Édith; je puis le dire devant vous, chers parents, et, au moment de marcher à l'autel, les larmes que j'ai pu verser, les tristesses auxquelles je me suis laissée aller n'étaient que des mélancolies de petite fille nerveuse, où il n'y avait de véritable que le chagrin de vous quitter.
—Tant mieux s'il en est ainsi, chère Édith; j'avais craint qu'une aversion secrète ne se cachât sous cette déférence à nos volontés.
—Donnez-moi un baiser, mon père, dit la jeune fille en présentant son front aux lèvres du lord Harley, qui l'attira sur sa poitrine.
Puis elle saisit la main de se mère et se pencha dessus avec effusion. Quelques sanglots étouffés firent tressaillir son corps; mais, lorsqu'elle se releva, sa figure avait repris son expression de calme.
On annonça M. de Volmerange.
C'était un jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans, dont la physionomie charmante saisissait d'abord par un charme étrange. Il était né à Chandernagor, d'un père français et d'une mère indienne, et mélangeait en lui les qualités des deux races. Ses yeux, du bleu le plus pur, étaient entourés de cils très longs et très noirs, et surmontés de sourcils d'ébène nettement dessinés sur un front d'une pâleur mate. Ce contraste donnait à sa tête une grâce singulière. Le regard bleu nageant entre deux sombres franges avait une teinte triste et douce que la fermeté des tons voisins empêchait de devenir féminine. Lorsqu'une émotion vive agitait M. de Volmerange, ses prunelles, ravivées par les teintes chaudes des paupières, semblaient s'illuminer et passaient du saphir à la turquoise. Ce désaccord du ton, tout agréable qu'il fût et qu'un peintre coloriste eût étudié avec amour, était cause que cette belle figure avait quelque chose de fatal, de mystérieux, de surnaturel pour ainsi dire. Certains anges rêveurs et sinistres d'Albert Durer ont ce regard immense comme le ciel, profond comme la mer, ou toutes les mélancolies semblent s'être fondues dans une goutte d'eau d'azur. Bien que la paix de l'âme, la franchise et la bonté respirassent sur cette figure, aucun artiste ayant à peindre le bonheur ne l'aurait prise pour modèle.
M. de Volmerange était grand, et, quoique svelte, annonçait une force plus qu'ordinaire. Malgré l'élégance patricienne de sa taille, la largeur de sa poitrine et les muscles de ses bras, visibles même sous le drap de ses manches, démontraient une vigueur d'athlète.
Cette nature robuste, assouplie par l'élégance et la parfaite tenue du gentilhomme, avait une grâce extrême, la grâce de la force.
On partit pour l'église...
Cette église se trouvait être celle de Sainte-Margareth, dans Palace-Yard, et sous le porche de laquelle miss Amabel Vyvyan, pâle comme une statue d'albâtre sur un tombeau, attendait son fiancé.
Les voiles d'Édith frôlèrent en passant l'épaule d'Amabel.
Quant à Volmerange, tout entier à son bonheur, il ne jeta pas même un regard sur cette jeune fille inquiète arrêtée au seuil du temple et cherchant à percer le brouillard de sa vue.
Et cependant deux destinées venaient de passer l'une à côté de l'autre.
Amabel ne fit pas la moindre attention à cet incident. Tout entière à la pensée de Benedict, aux angoisses de l'anxiété, à l'embarras de cette situation gênante, elle ne remarqua ni Édith ni Volmerange; aucun tressaillement ne les avertit.
Ceux-ci entrèrent dans la noire église, et la cérémonie s'acheva au son des rafales qui faisaient battre les portes et gémissaient dans les nefs encombrées d'ombres; le brouillard se résolvait en pluie, et de larges gouttes chassées par le vent cinglaient les vitres jaunes des grandes vitrines protestantes.
Une lueur blafarde, éteinte à chaque instant par les tourbillons de la tempête éclairait de reflets sinistres les fiancés, le prêtre et les assistants. Le surplis prenait des aspects de suaire et le ministre des lividités de spectre ou de nécroman faisant une conjuration. Les gestes sacrés ressemblaient à des signes cabalistiques; les époux inclinés paraissaient plutôt prier sur des tombes que se pencher, heureux et ravis, sous la bénédiction nuptiale.
Près de la porte au loin, on entrevoyait une ombre blanche entourée d'habits noirs et qu'on eût dit fixée au seuil de l'église par une puissance infernale, âme malheureuse qu'un ange repousse du paradis.
Un sentiment de tristesse invincible s'était emparé de l'assistance: une vague idée de malheur secouait ses ailes de chauve-souris sur tous les fronts; un froid glacial, pénétrant qui figeait la moelle dans les os, froid de cave, de sépulcre ou de prison, transissait les invités et ajoutait à l'impression pénible. Les moins superstitieux, malgré leur incrédulité, ne purent s'empêcher de dire en eux-mêmes: «Voilà un mariage qui ne s'annonce guère bien; s'il est heureux, il faut avouer que le bonheur a de tristes auspices.»
Le seul qui fût insensible à toute impression extérieure, c'était Volmerange; il adorait Édith, et le jour où il recevait sa main eût-il été plein de foudres et d'éclairs, de nuages et de trombes, lui eût paru le plus pur et le plus serein. Qu'importent les nuages du ciel et les brouillards de la terre, quand on a le soleil dans le cœur et l'azur dans l'âme!
Quand le couple sortit de l'église, un homme d'un costume délabré et d'une mine humble, qu'on pouvait prendre pour un pauvre honteux ou un solliciteur spéculant sur le contentement qui porte un heureux à en faire d'autres, tendit à M. de Volmerange une enveloppe cachetée qui paraissait contenir quelques papiers, une supplique probablement et des certificats à l'appui.
Volmerange prit le pli d'une main distraite et le mit dans sa poche sans regarder l'individu qui le lui tendait.
Édith, à l'aspect de cet homme, tressaillit, mais ne fit aucune observation.
Il était écrit là-haut que l'église de Sainte-Margareth ne verrait, ce jour-là, s'accomplir heureusement aucun mariage.
Benedict Arundell avait disparu.
Et, vers le milieu de la nuit, dans la chambre nuptiale de Volmerange et d'Édith, un gémissement profond et douloureux avait retenti à travers le silence de la maison. Quelques domestiques l'avaient entendu; mais nul n'avait osé pénétrer sans appel dans les mystères du thalamus. Était-ce le cri de la pudeur effrayée, la dernière résistance de la vierge à l'époux?
C'est ce que nul ne put résoudre.
Seulement, le matin, comme aucun bruit ne se faisait entendre dans la chambre, qu'aucun coup de sonnette ne retentissait et qu'il était déjà plus de midi, on se hasarda à ouvrir la porte.
VI
Lady Eleanor Braybrooke, exaspérée de rage, avait pris un teint d'apoplectique à remplir d'espérance ses héritiers et collatéraux, s'ils avaient pu l'apercevoir dans ce moment-là. Elle piétinait sous ses jupes et formait le plus parfait contraste avec la pâleur et l'immobilité d'Amabel: c'était comme un charbon ardent à côté d'un flocon de neige, et l'on pouvait s'étonner que le voisinage de ce teint allumé ne fît pas fondre cette blanche figure.
—C'est inconcevable, dit William Bautry; je ne puis pas même former une conjecture absurde sur cette disparition.
—Je trouve une raison, moi, répondit la colérique lady Braybrooke: Benedict Arundell est le dernier des misérables; mais nous ne pouvons rester toujours ici plantées comme des statues. Retournons chez vous, ma nièce.
Et elle prit par le bras Amabel, qu'elle traîna jusqu'à sa voiture.
Quand elle se trouva seule avec sa tante, Amabel, jusque-là abîmée dans une stupeur muette, fut saisie d'une crise nerveuse; ses jolis traits se contractèrent, des sanglots violents soulevèrent sa poitrine, et, si d'abondantes larmes n'eussent enfin jailli de ses yeux, sa douleur l'eût étouffée.
—La perte de cinquante mille Arundell ne vaut pas une de ces perles qui tombent de vos beaux yeux, chère petite! disait Eleanor en tâchant de calmer miss Vyvyan.—Je vous avais bien dit, ma nièce, qu'un galant homme ne quittait pas sa fiancée à la porte d'une église pour parler à un ami. Ce n'est pas sir Alan Braybrooke qui eût jamais commis une impropriété pareille. Quel peut être ce Sidney? Le frère de quelque créature que ce gueux d'Arundell avait séduite et qui attendait dans quelque taverne voisine, son poupon sur les bras.
—Ma tante, Sidney n'avait pas de sœur; sir Benedict me l'a dit plusieurs fois, répondit Amabel à lady Braybrooke; votre supposition tombe d'elle-même. D'ailleurs, sir Benedict Arundell est incapable...
—Bah! bah! vous autres jeunes filles, vous avez toujours des excuses pour ces beaux jeunes gens à favoris frisés qui regardent la lune en vous parlant le soir. Votre Benedict était poétique et poète. J'ai toujours détesté ces caractères-là. Avec eux, l'on ne sait jamais sur quel pied danser; ils vous ont des manières de voir incompréhensibles, et une sorte de logique inverse qui leur fait prendre la résolution à laquelle personne ne peut s'attendre; ils se font des bonheurs absurdes et se créent des malheurs chimériques. Ce qu'il faut dans le mariage, c'est un esprit positif... Sir Alan Braybrooke...
—Mais, ma tante, s'il était tombé victime de quelque guet-apens, si on lui avait tendu quelque piège...
—Allons donc! un guet-apens à Londres, en plein jour, à vingt-cinq pas d'une file de voitures, devant tout un monde de laquais et de policemen!
—Si Benedict n'est pas revenu, c'est qu'il est mort, répondit Amabel en étouffant un soupir dans son mouchoir, que vint baigner un flot de larmes.
Pendant quelques minutes, le corps de la jeune fille fut agité de soubresauts convulsifs.
—Voyons, voyons, dit Eleanor inquiète du désespoir d'Amabel: de ce qu'un fiancé se fait attendre pour une raison plus ou moins mystérieuse, il ne s'ensuit pas de là qu'il n'est plus de ce monde.
—Oh! j'en suis sûre, je ne le reverrai plus. Mes pressentiments me le disent: il est à jamais perdu pour moi.
—Chimères! billevesées! est-ce qu'il y a des pressentiments? Je n'en ai pas, moi. Cela est bon en Écosse, au pays de la seconde vue; mais, à Londres, dans le West-End, on ne prévoit pas l'avenir.
—Cette église avait un air si funèbre! Un frisson mortel m'a saisie en dépassant le seuil.
—Pur effet des siècles et du charbon de terre, simple fantasmagorie gothique. Si vous vous étiez choisi l'église neuve d'Hanover square, imitée du Parthénon et peinte en blanc, où tout le monde élégant se marie, vous n'auriez pas éprouvé cet effet prophétique, et votre avenir eût cependant été le même.
—Ah! ma tante, que vous avez une raison cruelle! Je le sens, une main violente vient de raturer, sur le livre du destin, la page où était écrite sa vie future et la mienne.
—Mais, au lieu d'aller chercher des explications surnaturelles, dussé-je affliger votre cœur, on pourrait trouver des motifs plus plausibles; un autre amour...
—Y pensez-vous, ma tante! Oh! dans ce cas, je préférerais qu'il fût mort! Sir Benedict Arundell est incapable de mensonge et de trahison, sa bouche dit ce que son cœur pense, et son cœur est d'accord avec ses yeux. D'ailleurs, est-ce possible de tromper? et pourquoi l'eut-il fait? N'a-t-il pas un grand nom? n'est-il pas aussi riche que moi, aussi jeune?
—Aussi beau, dites-le; à vous deux, vous formiez un couple charmant, ajouta en soupirant lady Eleanor Braybrooke, qui ne pouvait s'empêcher de reconnaître la justesse des raisonnements d'Amabel, et dont la colère commençait à faire place à une inquiétude véritable.
Elle comprit que ce qu'elle avait pris pour une impropriété pourrait bien être un malheur, et, du violet, son teint retomba à la pourpre, puis au cramoisi, et enfin au rouge, ce qui était pour elle une pâleur relative.
Au bout de quelques minutes, la voiture s'arrêta et miss Amabel Vyvyan remonta seule, morne et désespérée, cet escalier qu'une heure auparavant elle avait descendu la joie au cœur, le sourire sur les lèvres, et le bout de ses gants blancs dans la main du bien-aimé.
La surprise de ses femmes fut extrême de la voir rentrer ainsi; mais les exclamations de lady Braybrooke les eurent bientôt mises au fait, et, bien qu'avec l'extrême réserve de la domesticité anglaise elles ne se permissent aucune question ni aucun commentaire sur le malheur qui venait d'arriver à leur jeune maîtresse, à l'altération de leurs traits, à la manière pleine de précautions dont elles marchaient dans la chambre, de peur d'importuner une si grande et si légitime douleur, on pouvait voir la part qu'elles y prenaient dans l'infériorité de leur sphère.
Miss Amabel s'était jetée anéantie sur un divan, en face de la glace devant laquelle tout à l'heure elle avait mis la dernière main à sa toilette nuptiale. Si les miroirs, malgré leur fidélité inconstante, avaient le moindre sentiment des objets qu'ils reflètent sans en garder aucun, celui-ci eût été étonné et touché de réfléchir si pâle, si défaite et si désespérée la tête qui se dessinait, quelques instants auparavant, dans les profondeurs d'acier bruni, si blanche, si fraîche, si rayonnante de bonheur et d'espérance.
Hélas! les jolies roses-thé avaient perdu leurs nuances charmantes, et c'est à peine si les lèvres gardaient un reflet vermeil presque effacé. La beauté vivante était devenue une beauté morte, et la statue animée de la joie, l'ange de la mélancolie pleurant sur un tombeau.
Le bouquet nuptial et les parures de fiancée que le vague regard d'Amabel saisit au fond de la glace, dans leur blanche fraîcheur et leur virginal éclat, lui parurent une odieuse ironie, une dérision cruelle.
—Déshabillez-moi, dit-elle à ses femmes. A quoi bon ces parures mensongères? Je ne suis pas une fiancée, mais une veuve: donnez-moi une robe noire.
—Bon! s'écria lady Eleanor, voilà encore une idée romanesque. Se mettre en robe noire, c'est exorbitant: une robe de couleur brune eût suffi, car, après tout, vous n'êtes pas mariée. Vous vous compromettez, miss Amabel; cela pourra vous nuire plus tard. Benedict n'est pas le seul époux qu'il y ait au monde.
—Si, ma tante; pour moi, c'est le seul.
—Propos de jeune fille amoureuse. Aucune perte n'est irréparable; tout se remplace, et un homme en vaut un autre; croyez-en ma vieille expérience, dit en se rengorgeant lady Eleanor, qui, grâce à ce qu'en pareille matière le mot expérience avait de flatteur, risqua l'épithète vieille pour donner plus de rondeur à la période et d'autorité à la maxime.
De son côté, le pauvre William Bautry, ne sachant se rendre compte d'un événement si bizarre, parcourait la rue pour la vingtième fois avec cette obstination stupide que donne l'incompréhensible. Il croyait trouver sir Benedict, à force d'allées et de venues; il entra à plusieurs reprises dans les rares boutiques de la ruelle, et se fit répéter à satiété par les honnêtes habitants de denrées des Indes orientales et occidentales, par les hospitaliers propriétaires des oyster-houses et des dépôts de spirit-wines, brandy et autres boissons qui avoisinent ordinairement les poissonneries, qu'on n'avait vu passer personne de semblable aux deux gentlemen dont il donnait la description.
Les policemen, interrogés, dirent n'avoir vu aucun promeneur, aucun groupe à l'heure où sir Arundell avait disparu; que, d'ailleurs, le brouillard qui régnait en ce moment empêchait de voir à plus de quatre pas; mais que cependant, ils n'avaient pas entendu le moindre bruit, ni cri, ni trépignement, ni le moindre symptôme de lutte, et que le gentilhomme à la recherche duquel on était, s'était à coup sûr en allé de son plein gré.
Où le chercher, dans une ville immense comme Londres, sans le moindre indice qui pût guider les investigations qui eussent dû, d'ailleurs, s'arrêter au seuil inviolable du foyer anglais, au cas où l'on eût soupçonné la retraite qui le cachait? C'était de la folie. Sir William Bautry alla cependant à la police, qui promit de s'occuper de la chose, et répandit à travers la ville une cinquantaine de limiers, qui se promenèrent par toute sorte de rues improbables, et revinrent le soir, les semelles diminuées d'une sensible épaisseur, et crottés jusqu'au collet, mais sans avoir trouvé rien qui eût le moindre rapport avec Benedict ou Sidney.
Tout en se dirigeant à pied vers la maison de miss Amabel Vyvyan, car l'agitation où il était lui faisait préférer la marche à la voiture, sir William, dans un monologue que le flegme ordinaire des Anglais ne l'empêchait pas d'entremêler de gestes qui eussent paru bizarres si, à Londres, quelqu'un en regardait un autre, se posait une foule de questions insolubles à l'endroit de l'événement arrivé le matin.
—Que diable! se disait sir William, nous avons beau mériter un peu la réputation d'excentriques qu'on nous fait sur le continent, l'action de mon ami Benedict dépasse toutes les bornes de l'originalité. Planter là, sur le seuil d'une église, la plus belle fille des trois royaumes, c'est une action sauvage et détestable. Benedict était assurément amoureux fou de miss Amabel; ce n'était pas un caprice: depuis un an, il la voyait presque tous les jours; il ne s'était donc pas enthousiasmé à la légère. Miss Amabel a l'âme aussi charmante que le corps; elle est belle au dedans comme au dehors. Qui peut avoir désenchanté si subiment Benedict? A-t-il, au moment suprême, découvert quelque vice caché, quelque cas rédhibitoire, pour parler la langue des maquignons?
«Cependant, en allant à l'église dans la voiture avec moi, il paraissait radieux de bonheur, caressant des rêves d'avenir et ne méditant pas le moindre projet de fugue. Il avait l'air de présenter sa tête de très bonne grâce au joug de l'hymen, et personne n'aurait pu prévoir qu'il allait secouer brusquement les oreilles et s'enfuir en hennissant comme un poulain farouche. Il faut donc qu'au moment de la quitter, la vie de garçon se soit peinte à ses yeux sous de bien séduisantes couleurs, ou ce Sidney lui a fait sur le compte de miss Amabel une de ces révélations terribles qui marquent comme un fer ronge et coupent comme une hache. Mais qu'y a-t-il à dire sur cette vie pure, transparente, passée dans une maison de cristal, et dont chaque heure en quelque sorte peut se justifier, où la médisance et la calomnie ne trouveraient pas l'ombre d'un prétexte? Quelle froide extravagance lui aura proposée ce Sidney? un voyage au pôle arctique, une chasse au tigre ou à la panthère noire dans ses possessions de Java? Ce serait de la folie, et Benedict n'est pas fou; et, à moins que Sidney ne l'ait escamoté et mis dans sa poche je n'y conçois rien.
En ce moment, une idée lumineuse traversa la cervelle de sir William Bautry.
—Si j'allais voir à l'hôtel que possède Sidney dans Pall-Mall, et qu'il occupait avant de partir pour l'Inde?
Les fenêtres de l'hôtel étaient fermées, et tout indiquait qu'il n'avait pas été habité depuis longtemps.
William fit voltiger le marteau, et un domestique vint ouvrir après lui avoir fait subir une attente assez longue.
Ce domestique, venu des parties les plus reculées de l'hôtel, témoigna, à l'aspect de William Bautry, une surprise qui témoignait combien l'apparition d'un visiteur était rare en ce logis désert.
—Sir Arthur Sidney est-il chez lui maintenant? demanda à tout hasard William Bautry.
—Oui, milord, probablement.
—En ce cas, faites-moi parvenir à lui; voici ma carte, dit William en gagnant du terrain.
—Oh pas ici, mais à Calcutta, rue de l'Éléphant-Bleu, 25; c'était l'heure où il avait l'habitude de rentrer. Sir Arthur Sidney habite l'Inde depuis deux ans.
—Et il n'est pas revenu?
—Pas que je sache, répondit le domestique poussant toujours William du côté de la porte.
—Je viens cependant de le voir dans une rue près de l'église Sainte-Margareth.
—Milord aura été abusé par une ressemblance; car sir Arthur, s'il était à Londres, nous aurait prévenus de son arrivée, et serait très vraisemblablement descendu à son hôtel, répondit le domestique d'un ton de politesse ironique et en fermant au nez de William Bautry, qu'il prenait évidemment pour un aigrefin, le battant de la porte dont il n'avait pas abandonné le bouton pendant la durée de ce colloque.
Reprenant son chemin, sir William se dit en lui-même:
—Ou Sidney n'est réellement pas à Londres, ou ce drôle à reçu sa leçon. J'ai pourtant bien reconnu Arthur, et Benedict lui a parlé en le nommant. Si Benedict avait des dettes, je croirais qu'un recors s'est grimé à la ressemblance de sir Arthur afin de l'entraîner à la prison pour dettes. Après cela, je vais peut-être le trouver chez miss Amabel, expliquant son incartade de la manière la plus naturelle du monde.
Sir Benedict Arundell n'était pas chez sa fiancée, à qui lady Braybrooke, voyant son morne désespoir, tâchait de prouver que rien n'était plus naturel que de disparaître au moment du mariage, et que sir Alan Braybrooke, le plus galant des hommes, eût au besoin hasardé cette facétie de bon goût.
Si Benedict ne reparaissait pas lui-même, il eût pu écrire; mais nulle lettre, nul billet, rien qui expliquât cette conduite étrange!
Les recherches de la police avaient été infructueuses: le sort de Benedict Arundell restait enveloppé des ténèbres les plus mystérieuses. Croire à un assassinat, cela était difficile, puisque Sidney, élevé au collège de Harrow avec Benedict, était son ami de cœur et n'avait aucun motif d'inimitié contre lui. A un enlèvement, à une séquestration; dans quel but, pour quel motif? Une jalousie d'amant rebuté? Mais Sidney n'avait jamais vu miss Amabel et aucune rivalité ne pouvait exister entre lui et Benedict.
Le soir venu, la pauvre fiancée rentra dans cette chambre virginale dont, le matin, elle croyait avoir franchi le seuil pour la dernière fois. Ses femmes la déshabillèrent et la placèrent comme un corps inerte dans ce joli nid blanc où avaient voltigé tant de rêves heureux, secouant leurs ailes roses sur le front d'ivoire de la jeune fille.
Elle resta là dans la position où on l'avait mise, sa tête noyée dans ses cheveux, ruisselants comme les flots de l'urne d'un fleuve, sa joue pâle appuyée sur son bras. On eut pu la croire morte, si de temps à autre une larme n'eût roulé sur sa chair, comme une perle sur du marbre.
—Adieu, mon enfant, dit Eleanor Braybrooke voyant que sa nièce gardait un mutisme obstiné; bon espoir.
Un imperceptible mouvement de dénégation fit frissonner les épaules d'Amabel, dont la conviction était irrévocablement formée, et qui jugeait que Benedict, n'étant pas revenu sur-le-champ, ne reviendrait jamais.
Amabel n'avait pas cru un seul instant à une perfidie de la part de Benedict; elle se sentait aimée de lui absent ou présent, dans cette vie ou dans l'autre; elle possédait la foi inébranlable du premier amour.
Elle pleura ainsi toute la nuit, silencieusement, jusqu'à ce que le sommeil pénible du matin vînt peser sur ses paupières meurtries; mais ses rêves étaient aussi tristes que ses pensées, car à plusieurs reprises des larmes s'échappèrent de ses yeux fermés.
C'est ainsi que se passa la première nuit de noces de la jeune fille qui avait dû être lady Arundell.
Lord Harley et sa femme, accablés de douleur, se livraient, de leur côté, aux mêmes recherches pour retrouver leur fille et leur gendre perdus.
Le lit paraissait à peine foulé. Les bougies des flambeaux s'étaient consumées paisiblement jusqu'aux bobèches.
Sur le guéridon, un papier froissé et brûlé à la flamme d'une des bougies avait conservé sa forme, représentée par des cendres noires.
A terre gisait une enveloppe de lettre à l'adresse du comte de Volmerange, sans timbre de poste, et dont la suscription était une écriture évidemment contrefaite.
Lord Harley contemplait avidement cette ombre de lettre que le moindre souffle faisait palpiter, et qui contenait peut-être, irritant mystère, le secret de la fuite d'Édith et de Volmerange.
Il cherchait vainement à suivre, sur la mince pellicule carbonisée, les quelques traces de lettres que le feu n'avait pas fait disparaître; mais autant eût valu essayer de déchiffrer les hiéroglyphes, et des hiéroglyphes frustes encore.
Le papier brûlé ne donna aucun renseignement, et pourtant il avait dû jouer un rôle important et décisif dans cette nuit fatale; le soin même qu'on avait mis à le détruire témoignait de sa valeur.
Une grande porte vitrée donnant sur le jardin avait été ouverte, et le sol des allées, inspecté avec soin, montra quelques empreintes à peine appuyées par un pied de femme petit et cambré; car l'orteil et le talon se dessinaient seuls sur le sable humide. D'autres, plus grandes, plus enfoncées, s'y mêlaient tumultueusement. Elles aboutissaient à une terrasse qui terminait, en saut-de-loup, le jardin, du côté de la rue.
Édith et Volmerange avaient dû sortir par là. Du balcon au sol, la distance était de six à sept pieds. Comment l'avaient-ils franchie, et quelle supposition pouvait-on faire sur cette fuite inconcevable? Deux jeunes mariés quitter la chambre nuptiale la première nuit de leurs noces, comme des coupables, sans laisser un mot d'explication; plonger une mère et un père dans le plus mortel désespoir; n'était-ce pas affreux!
Lady Harley se rappelait l'air triste et préoccupé d'Édith, les jours qui avaient précédé son mariage, et supposait quelque passion contrariée; mais Édith n'avait-elle pas affirmé que son cœur était libre, et Volmerange l'époux de son choix.
L'explication d'un enlèvement, d'un crime tombait d'elle-même. Aucune empreinte de pas ne se dirigeait de la terrasse à la porte vitrée, chemin qu'eussent dû prendre les malfaiteurs.
Le sol, détrempé par la tempête de la nuit, eût gardé leurs traces aussi fidèlement que celles d'Édith et de Volmerange.
Un petit lambeau de mousseline, accroché au passage par une des griffes de ces artichauts de fer qui hérissent le chaperon des murs qu'on veut protéger, indiquait l'endroit par où la jeune femme s'était élancée dans la rue.
Malheureusement, le pavé, souillé de boue et couvert de flaques de pluie, n'avait gardé aucun vestige des fugitifs.
La tempête de la nuit avait rendu les rues désertes de bonne heure, et personne n'avait rien vu.
—Peut-être, dit lord Harley, sont-ils allés à leur terre de Twickenham; cependant Volmerange avait dit qu'il ne concevait rien à cette mode d'enfouir son bonheur dans la caisse d'une chaise de poste et de faire des postillons les confidents du plus pur amour. Envoyons un message à Twickenham.
Le comte de Volmerange et sa femme n'avaient pas paru à leur château, et l'intendant n'avait reçu aucun ordre à cet égard.
Cette réponse plongea lord et lady Harley dans la plus profonde douleur; pendant le voyage du messager, ils s'étaient fait de si beaux raisonnements pour prouver que leur fille était allée à Twickenham! Ils s'étaient attachés à cette frêle broussaille d'espérance avec des ongles si désespérés, que, lorsqu'elle leur vint aux mains, comme une touffe de fenouil, ils roulèrent dans un abîme de malheur et crurent perdre leur fille une seconde fois.
Les recherches les plus actives n'eurent aucun résultat, et la disparition des deux époux resta enveloppée des plus profondes ténèbres.
La noire église Sainte-Margareth avait bien réalisé les tristes pressentiments inspirés par son aspect glacial et funèbre, et justifié le goût de lady Braybrooke pour le temple neuf d'Hanover square, en fait de cérémonies de mariage. Cette fois-là, ce n'était pas à tort que la bonne dame prétendait que les églises gothiques n'étaient bonnes qu'à se faire enterrer.
VII
—Eh bien, Sidney, qu'aviez-vous de si important à me confier, dit Benedict Arundell à son ami, en faisant quelques pas dans la ruelle étroite que l'ombre de l'église et le brouillard rendaient noire comme un corridor de l'enfer.
—Ce ne sera pas long, répondit Sidney en prenant Benedict par le bras et l'amenant à peu près en face de la maison décrite dans un des chapitres précédents, comme s'il ne se fût pas trouvé assez éloigné du gros de la noce pour dire son secret.
En ce moment, une charrette attelée de quatre de ces chevaux énormes que l'on ne voit qu'à Londres, et à qui leurs teintes grises et leurs formes colossales donnaient des airs de jeunes éléphants, s'engagea dans la rue qu'elle remplissait presque d'un bout à l'autre. Le conducteur, qui se tenait à la tête de ses chevaux, n'était autre que l'ingénieux Cuddy, ci-dessus mentionné.
Cette voiture, ainsi engagée, formait une barricade mouvante qui barrait exactement la rue. Elle n'eût pas permis à Benedict de rétrograder, et eût empêché les gens de venir à son secours.
Vu sa charge énorme, la voiture marchait très lentement et n'avait pas encore dépassé la troisième ou quatrième maison de la rue.
Saunders rasait le mur du côté de Benedict, et son bras, pendant le long de sa cuisse, ballottait ce masque auquel Noll avait fait des allusions anacréontiques en le supposant destiné au joli visage de Nancy.
Quant à Noll, qui avait des prétentions à être un homme du monde, prétentions que justifiaient à ses yeux une épingle en argent constellée de fausses turquoises et fichée dans un lambeau de satin noir, représentant la harpe de la verte Érin, et surtout une paire de gants d'une couleur indescriptible, qui avaient pu être blancs aux temps fabuleux, mais dont les doigts décousus laissaient passer des phalanges rougies et des ongles bleus, il se dandinait gracieusement en mâchant un bout de cigare éteint, et caressait l'os de sa jambe de héron du bout d'une petite baguette à battre les habits simulant une cravache.
Bob, fidèle à son caractère, épelait sur la devanture d'une taverne borgne l'emphatique et trompeuse nomenclature des vins de France et des liqueurs étrangères: cette littérature lui paraissait supérieure à toutes les poésies de la terre. Shakespeare et Milton n'étaient à ses yeux que de bien médiocres grimauds, à côté du peintre en lettres qui avait écrit cette triomphante liste, plus lyrique cent fois que les odes de Pindare, un Grec que Bob eût assurément méprisé pour la strophe qui commence ainsi:
L'eau, à la vérité, est très bonne.
Quand Sidney, suivi de Benedict, passa près de Saunders, il lui fit un imperceptible signe du coin de l'œil.
Celui-ci comprit et se rapprocha de Benedict; Noll laissa tomber sa baguette à terre et s'inclina, faisant semblant de la ramasser.—Bob, qui en était au cognac, au rack, au rhum et au tafia, s'arracha à son enivrante lecture.—Cuddy quitta la tête de ses chevaux, qui s'arrêtèrent pacifiquement, et fit quelques pas vers le groupe...
Au même instant, Benedict reçut au visage une espèce de contusion molle et sentit s'étaler sur sa face un masque épais, tiède et lourd, qui lui enleva à la fois la vue, la respiration et la parole.
Un bras nerveux s'appuya sur ses reins comme une barre de fer; des mains larges et osseuses, aux doigts fourmillants comme des pinces de crabe, s'attachèrent à ses jambes et leur firent quitter le sol.
Cela fut fait avec la promptitude de l'éclair, et Benedict, dont les bras étaient maintenus par des tenailles de chair pour l'empêcher de se débarrasser de son masque, se sentit entraîner vers un but inconnu par une force mystérieuse, comme dans ces horribles rêves où Smarra vous emporte sur sa croupe monstrueuse.
La porte de la maison déserte s'ouvrit comme par enchantement, et la troupe s'engagea dans le couloir sombre, suivie de sir Arthur Sidney.
Quand on se fut assez enfoncé dans l'étroit boyau pour que le jour venant de la rue fût complètement éteint, Saunders fit cette judicieuse réflexion qu'il n'était pas nécessaire d'étouffer ce gentleman, et arracha avec beaucoup de dextérité le masque de poix qui couvrait la figure de Benedict.
Celui-ci commençait à perdre connaissance, et les soubresauts furieux qu'il faisait pour se débarrasser avaient sensiblement molli. Une angoisse inexprimable lui serrait la poitrine. Ses tempes sifflaient, sa gorge se gonflait pour une aspiration impossible, les oreilles lui tintaient avec violence, et ses yeux aveuglés voyaient tourbillonner de folles lueurs bleues, vertes et rouges.
Certes, l'air de ce couloir sombre, fétide et glacial, eût en toute autre circonstance, soulevé le cœur de Benedict; mais jamais brise alpestre, vierge de toute haleine humaine et chargée de tous les baumes des solitudes fleuries, ne fut respirée à plus larges narines, à poumons plus avides que cette atmosphère presque méphitique.
Cette gorgée d'air corrompu, c'était la vie que buvait Benedict. Son immense bien-être se traduisit par un soupir profond, et un «Ah! mon Dieu!» prolongé.
—Il paraît, dit Noll en lui-même, que le particulier commençait à éprouver le besoin de mettre le nez à la fenêtre, et quoique Bob prétende que rien n'est meilleur qu'une lampée de brandy, si ce n'est deux lampées de rack, je crois que le gentleman eût préféré à tout une simple gorgée d'air.
Benedict, revenu au sentiment de sa situation, voulut résister; mais huit bras vigoureux le poussèrent dans la chambre que nous avons décrite, et que les rameurs, redescendus dans leur barque par le passage souterrain, avaient laissée vide.
La porte se ferma sur lui, et la clef grinça aigrement dans la serrure.
Encore tout chancelant, Benedict s'affaissa sur un coffre et s'accouda dans une attitude désespérée à la table encombrée de verre et de pots, restes de l'orgie de Noll et de Saunders.
Quelle transition étrange! quel renversement subit de destinée!
Il y avait quelques minutes à peine, sir Benedict Arundell se trouvait dans une voiture luxueuse, en face d'une jeune fille adorable, bel ange qui voulait bien descendre des cieux pour lui, entouré d'amis et de connaissances, au milieu de l'éclat d'une assemblée aristocratique tellement haut placée, que les chances humaines ne semblaient pas pouvoir atteindre ceux qui la composaient; et maintenant, par une perfidie inouïe, un guet-apens atroce, il était confiné dans un horrible bouge, où l'attendait sans doute une mort affreuse.
Benedict regardait d'un œil morne, à la lueur fauve du feu de charbon de terre qui s'éteignait, ces murailles sanguinolentes, suant le crime et le vice, où les gibets, les portraits d'assassins et de voleurs, les scènes de meurtre et de débauche égratignés en blanc, légendes obscènes, énigmatiques ou menaçantes, dansaient une sarabande sinistre aux reflets intermittents de la cheminée.
L'élégance même du costume de Benedict rendait encore le contraste plus frappant. Ce gant blanc si parfumé, si frais, appuyé sur cette table de bois grossier, rayée de coups de couteau et luisante de graisse, faisaient l'effet le plus pénible; un homme comme Benedict ne pouvait se trouver dans un pareil endroit que par une combinaison monstrueuse et scélérate.
Un peu revenu de l'étourdissement d'un coup si soudain, Benedict se demanda quel but pouvait avoir cette étrange séquestration. Sir Arthur Sidney avait-il voulu le livrer à des malfaiteurs, à des assassins peut-être? était-ce une manière originale de le punir de ne pas avoir attendu son arrivée? avait-il provoqué cet enlèvement, ou bien, spectateur impuissant, était-il allé chercher du secours pour une lutte inégale?—Il errait ainsi de conjectures en conjectures, sans pouvoir se fixer. Puis il pensait avec désespoir aux inquiétudes mortelles, aux transes affreuses de miss Amabel, lorsqu'elle ne verrait pas revenir celui qu'elle avait choisi pour époux, et dont rien ne pourrait expliquer la disparition. Cette idée le transportait de fureur; il maudissait Sidney et tournait autour de la chambre avec l'obstination machinale d'une bête fauve qui cherche une issue.
A plusieurs reprises, il essaya d'ébranler la porte; mais elle tenait solidement sur ses vieux gonds rouillés, et les coups les plus rudes de Benedict s'amortissaient sur ses planches épaisses.
La fenêtre, d'une hauteur inaccessible, était en outre grillée de barreaux plats taillés en scie, et tellement serrés, qu'un sylphe n'aurait pu se glisser dans l'interstice sans se déchirer les ailes.
Dans l'espoir d'être entendu de quelques-unes des maisons du voisinage, dont les toits découpés en angles bizarres apparaissaient vaguement dans le carreau supérieur, sir Benedict Arundell se mit à pousser des cris de toute la force de ses poumons; pour lancer des sons plus loin, il essaya d'imiter les portements de voix des marins qui ont besoin de dominer la tempête, et des montagnards qui s'appellent du bord d'un abîme à l'autre, séparés par un torrent.
Mais la chambre était sourde comme si elle eût été matelassée. La voix de Benedict n'éveillait aucun écho, et lui revenait dans la gorge, comme sur ces hautes cimes où l'air raréfié ôte leur vibration aux paroles.
Exaspéré, Benedict passa du cri au hurlement, tant qu'une écume sanglante vint mousser aux commissures de ses lèvres; puis, honteux de forcéneries inutiles, il se laissa retomber de fatigue sur le banc.
Le charbon, presque entièrement consumé, ne lançait plus que de rares lueurs. Une petite flamme violette courait, près de s'envoler, sur les monceaux de cendres; la nuit tombée avait rendu la fenêtre opaque, et des ombres formidables s'entassaient dans les coins de la chambre, où l'œil de la peur eût vu aisément s'agiter et grouiller des formes monstrueuses.
A coup sûr, Benedict était brave; mais à la fureur et au désespoir d'être séparé de miss Amabel vint se joindre le sentiment de la conservation personnelle, justement éveillé. Cette étrange et ténébreuse aventure était bien faite pour inspirer des appréhensions au plus courageux.
Enfermé seul, sans armes, sans aucun moyen de défense, dans une chambre étouffée et sourde, dont la porte en s'ouvrant allait peut-être donner passage à des assassins, Benedict se laissa aller à un découragement profond. Une autre crainte encore plus terrible vint lui traverser l'esprit: si les assassins ne venaient pas, si on allait l'abandonner dans cette chambre hideuse, triviale oubliette à l'usage d'ignobles meurtriers!
Cette idée de mourir là de faim ou de soif, comme un chien enragé, loin du ciel et des hommes, se présenta si vivement à son esprit, qu'une sueur froide lui ruissela subitement des tempes. Un assassin debout sur le seuil de la porte ouverte lui eût paru un ange libérateur, car c'eût été la mort rapide et sans torture, au lieu d'une agonie atroce, plus affreuse encore que celle d'Ugolin.—Ugolin avait au moins ses sept fils à manger.
Et il se mit à parcourir la chambre à grands pas, cherchant une issue, sondant les murs; mais il n'existait dans la chambre aucune autre porte que celle qu'il avait vainement essayé d'ébranler, ou du moins elle était si habilement masquée, qu'il n'y avait aucun moyen de la découvrir; et encore, en supposant qu'il l'eût découverte, à quoi cela lui eût-il servi? Elle était sans doute fermée par quelque secret ou quelque serrure compliquée, dont la clef avait dû être retirée d'avance.
Dans le paroxysme de son désespoir, Benedict maudissait Dieu et les hommes; il leva le poing vers le plafond obscur, à défaut de voûte céleste, et frappa violemment le plancher, ne pouvant conculquer plus directement la face de la marâtre Cybèle.
Le plancher rendit un son sourd et caverneux, car Benedict trépignait précisément sur la trappe dont nous avons parlé.
Une joie immense envahit son cœur en entendant résonner ainsi ses pas sur le vide: l'espoir d'une évasion lui rendit sur-le-champ son énergie et son sang-froid. Il s'agenouilla, et, tâtant le plancher avec les mains, il se mit à chercher en tous sens s'il ne trouverait pas quelque anneau, quelque bouton ou ressort qui fît jouer la trappe.
Il rencontra bientôt l'anneau, et, avec des effort inouïs, il parvint à soulever la lourde planche.
L'air froid du souterrain lui fouetta la figure, et le gouffre lui apparut vaguement, plus sombre que l'obscurité, et plus noir que la nuit.
Où pouvait conduire cette ouverture? était-ce le commencement d'un passage souterrain, ou bien un puits où l'on jetait le corps des victimes? était-ce le magasin de cadavres d'une compagnie de burkeurs? allait-il trébucher sur des ossements amoncelés ou sur les tables garnies d'une morgue clandestine?
Un médecin capricieux avait eu peut-être la fantaisie anatomique de disséquer un corps de gentleman, et de promener son scalpel dans les fibres de l'aristocratie; et ses pourvoyeurs, ayant trouvé Benedict un sujet convenable, s'en étaient emparés pour le livrer, contre un nombre suffisant de guinées, à ce docteur délicat.
Mais comment s'expliquer que Sidney, son ami d'enfance, son camarade de cœur au collège d'Harrow, eût joué un rôle dans cette épouvantable machination, et le plus horrible, celui du bœuf privé qui conduit le taureau sauvage dans le cirque ou à l'abattoir?
En allongeant le bras, Benedict sentit le commencement d'un escalier, et, comme tous les hommes de cœur, aiment mieux aller au-devant de la mort que de l'attendre morne et stupide, il glissa son corps à travers l'entrebâillement de la trappe, qu'il n'avait pas pu renverser à cause de son poids, et il commença à descendre les marches, faisant arc-boutant de son bras, qui tremblait et qui fléchissait presque; puis, jugeant qu'il avait assez descendu pour que la trappe ne lui écrasât pas le crâne en se fermant, il abaissa la tête et retira sa main.
La trappe, abandonnée à elle-même, s'abattit avec un bruit lugubre, comme le couvercle d'une bière qui retombe et se referme sur un mort.
L'écho obscur du souterrain rendit ce son encore plus sinistre et plus lamentable.
Quelque intrépide que fût l'âme de Benedict, il se sentit froid dans la moelle des os et il se dit en lui-même:
—Si l'oreille entend lorsque le corps est cousu dans son suaire, le son de la terre roulant sur le cercueil ne doit pas être plus triste et plus lugubre. Peut-être me suis-je enterré vivant et ce trou noir sera-t-il mon caveau sépulcral!
Et il continua à descendre les marches, posant les pieds avec précaution, les mains tendues devant lui.
—Pourvu que ce souterrain ait une issue, quand même elle devrait déboucher dans un cénacle de bandits, dans un sanhédrin de sorcières! disait le pauvre Benedict regrettant presque la chambre rouge.
Du reste, dans ces opaques ténèbres, nulle lueur, même livide, nulle étoile, même sanglante; aucune raie de lumière aux interstices des blocs. Rien que la nuit désespérante, épaisse et froide.
Ce malheureux jeune homme semblait avoir passé de la première à la seconde pièce de son tombeau.
Le vent, engouffré sous la voûte humide, poussait de ces gémissements qui ressemblent à des voix humaines, et par lesquels la nature, dans les nuits d'ouragan, semble déplorer des pertes inconnues: lamentations vagues, soupirs étouffés, sanglots qu'on dirait échappés d'une poitrine qui se brise, hurlements de victimes qu'oppresse le genou du meurtrier. L'orgue de la tempête joua pour ce pâle auditeur, tâtonnant dans l'ombre, toute sa symphonie de tristesse et d'épouvante.
A mesure qu'il descendait, les marches devenaient humides et glissantes, et de fins nuages de bruine, chassés par le vent, lui arrivaient à la figure.
Un pesant clapotis d'eau se faisait entendre à travers les rumeurs de la rafale, et le dernier repli d'une vague lancée plus loin que les autres vint mouiller le pied de Benedict. Il en conclut que ce souterrain aboutissait à la Tamise, et, comme en fait de nage, il eût pu lutter avec lord Byron ou Enkhead, il crut son évasion assurée.
Effectivement, rien n'était plus facile pour un nageur comme lui que de gagner l'ouverture de la voûte qui devait aboutir sur le fleuve, et de là, remonter ou descendre vers la rive, selon le point où il se trouverait.
Tout joyeux de cette espérance, il se croyait déjà assis près d'Amabel, lui racontant cette aventure bizarre, et la priant de lui pardonner l'inquiétude bien involontaire qu'elle lui avait causée; avec cette rapidité inouïe qui caractérise la pensée, le fluide le plus véloce après ou même avant l'électricité, mille tableaux charmants se succédèrent dans sa tête pendant le court espace de temps qu'il mit à franchir trois marches.—Il se vit à l'autel, pressant les doigts délicats de miss Vyvyan, puis sur le seuil de la chambre nuptiale, et, par un tableau d'une intuition plus lointaine, dans sa maison de Richmond; il était debout à côté d'Amabel, sous la véranda du perron de marbre, et regardait jouer avec un daim familier un bel enfant blond sur le velours vert d'un boulingrin.
Ces beaux rêves s'écroulèrent subitement et furent remplacés par toutes les visions, par toutes les hallucinations du désespoir.
La main étendue de Benedict avait rencontré une grille de fer.
Le chemin était barré de ce côté-là, et de l'autre le retour était impossible. Les forces épuisées d'Arundell n'auraient pu suffire à soulever cette lourde trappe.
—Que vous ai-je fait, mon Dieu, pour être damné vivant, s'écria douloureusement Benedict, et quel crime inconnu dois-je expier ici? O Amabel! quelque tristes que soient les suppositions où vous vous livrez sans doute maintenant sur mon sort, elles ne peuvent approcher de la réalité. Et, par un dernier effort de cette espérance vivace qui ne peut abandonner l'homme, et que le condamné garde encore le col engagé sous le couperet, Benedict secoua chacun des barreaux les uns après les autres, essayant de les ébranler ou de les soulever; mais ils étaient scellés d'une manière indéracinable, et la rouille soudait leurs sertissures.
Vingt fois, ayant rencontré la serrure dans ses tâtonnements, le pauvre Benedict se mit les doigts en sang pour en démonter les vis ou en faire jouer les ressorts.
Pendant qu'il se livrait à ce travail inutile, car la serrure massive et compliquée eût fait honneur à la porte d'un cachot de Newgate, une vague l'enveloppa de sa caresse glaciale.
Benedict, transi, claquant des dents, ses vêtements de noce imprégnés d'eau, remonta quelques marches pour se mettre à l'abri de l'atteinte des flots, et s'assit sur un degré, comme une de ces sombres figures accroupies dont le Dante Alighieri peuple les escaliers de ses enfers.
Il resta là ainsi, dans la morne résignation de la brute acculée, du sauvage pris. Combien de temps? Une éternité ou une heure.—La perception réelle des choses lui échappait, et la roue de la folie commençait à lui tourner dans la tête.
A un certain instant de calme relatif, il voulut savoir l'heure, se souvenant qu'il avait une montre à répétition dans la poche de son gilet; mais sa main, engourdie par le froid, pressa la détente trop fort ou maladroitement, et le ressort se rompit et rendit un son strident sous l'or de la boîte.
Le pauvre Benedict se trouvait comme ces prisonniers des mines de Sibérie, qu'on fait dormir deux heures et puis travailler deux heures alternativement, pour qu'ils ne puissent savoir ce qui leur reste de temps à faire; car, bien qu'ils ne voient jamais le soleil, la division du travail et du repos leur permettrait de compter.
Attendre la mort dans l'ombre, sans savoir l'heure, quel supplice! Satan l'a oublié.
...On n'entendit plus bientôt sous la voûte que le bruit sourd de la yole, qui, balancée par la houle, frappait la berge du canal souterrain.
VIII
Au bout d'un temps qui parut long comme une éternité à sir Arundell, et qui, en réalité, ne dura guère qu'une heure, car le temps n'existe pas, et le désespoir ou l'ennui peuvent faire tenir un siècle dans une minute, un bruit de pas résonna sourdement sur la voûte, et quelques filets de lumière dessinèrent la coupure de la trappe.
Bientôt le pesant couvercle se souleva; un rayon livide et tremblant tomba dans la moite obscurité, et par l'étroite ouverture parut, à côté d'une chandelle, la tête caractéristique de Saunders, présentant un de ces effets rouge et jaune répétés à satiété par Scalken.
Arundell remonta précipitamment les marches, et, bien qu'il fût aussi courageux que les preux chevaliers dont il descendait, ce ne fut pas sans un vif sentiment de plaisir qu'il vit poindre à la voûte la tête de Saunders. Un chérubin cravaté de ses ailes ne lui eût pas semblé plus agréable, et cependant Saunders n'avait rien de particulièrement céleste; mais Arundell éprouva à son aspect la même joie qu'un homme enterré vivant qui voit lever la dalle de son tombeau et trouve le hideux fossoyeur shakespearien un pur ange de lumière. Car, bien que les héros de roman ne doivent être accessibles à aucune faiblesse humaine, excepté à l'amour, il est souverainement désagréable de mourir de faim et de froid en habit noir, en gants blancs et en bottes vernies, dans un caveau glacé, sur un escalier envahi par la marée, la propre nuit de ses noces avec une des plus jolies héritières de Londres.
—Ou diable sera-t-il allé? murmura Saunders avant qu'un rayon de sa lumière eût rencontré Arundell dans l'ombre. Je suis pourtant bien sûr d'avoir fermé la grille à double tour, et les barreaux sont assez rapprochés les uns des autres pour que le plus mince gentleman, eût-il mis un corset de femme, ne puisse passer à travers. Cependant il doit être dans la chambre ou dans le caveau. Allons, descendons, et faisons une visite complète.
A peine Saunders eut-il mis le pied sur la première marche de l'escalier, qu'il se trouva face à face avec Arundell, qui remontait précipitamment.
—Ah! vous voilà, milord! dit le matelot d'un air de cordialité rude et de visible contentement. Vous trouvez la seconde pièce de votre appartement un peu humide et froide, et vous regrettez la première.
Et il soutint de sa main rugueuse le coude de sir Benedict Arundell, qui chancelait sur le rebord de la trappe.
Benedict se laissa tomber sur le banc près de la table. Saunders donna quelques coups de pocket dans la masse à demi consumée du charbon de terre, et en fit jaillir quelques flammes violettes. Arundell, ranimé par l'air tiède de la pièce, et sûr au moins de ne pas mourir sans explication, trouva presque agréable cet horrible bouge, chamarré de dessins bizarres et sinistres, et éprouva un bien-être relatif. La figure de Saunders, quoique rude, n'avait rien de repoussant, et Benedict essaya de lier conversation avec lui.
—Que signifie, dit Arundell, cet enlèvement absurde? Veut-on me voler, me faire signer des lettres de change, ou m'assassiner?
Saunders fit un geste de dénégation et répondit:
—Je crois plutôt que, si Votre Seigneurie avait besoin d'argent on lui en donnerait.
—Mais, alors, que veut-on de moi?
—Je l'ignore, mais rien qui soit nuisible à Votre Grâce; car, au contraire, les plus grands égards nous sont recommandés, et vous serez traité aussi douillettement qu'un ballot renfermant des pendules ou des verres de Bohême.
—Et connaissez-vous l'homme près de qui je marchais dans la ruelle, sir Arthur Sidney?
—Je le voyais pour la première fois, répondit Saunders, dont les yeux d'un bleu d'acier soutinrent imperturbablement le regard pénétrant de Benedict.
—Sidney ne serait donc pour rien dans cette infernale trame? se dit Benedict, heureux de pouvoir écarter un soupçon qui pesait douloureusement sur son âme. Mais comment se fait-il qu'étant si près de moi, il ne m'ait pas porté secours et n'ait pas crié à l'aide? reprit aussitôt le doute.—Quel motif vous a poussé à cette action violente, continua Arundell, et qui pourrait être sévèrement punie, si elle parvenait à la connaissance des magistrats!
—J'ai suivi les ordres de ceux à qui je suis convenu d'obéir, et, quant à la justice...
Ici, Saunders fit un mouvement d'épaules significatif, qui indiquait un esprit des plus sceptiques à l'endroit de la perspicacité des policemen.
—Et ces gens à qui vous obéissez dans ces entreprises hasardeuses, quels sont-ils?
—Je vous dirais leurs noms qu'ils ne vous apprendraient rien; aucun rapport n'a jamais existé entre eux et vous.
—Eh! mais savez-vous qui je suis?
—Non; je ne sais ni vos noms ni vos titres. Je vois seulement, à votre physionomie noble, à vos petites mains, à la finesse du drap de vos habits et de votre linge, que vous appartenez à la haute vie.
—Si vous m'ouvriez cette porte et me reconduisiez dans la rue, je suis assez riche, fit Arundell, pour vous assurer une petite fortune qui vous permettrait de vivre à votre manière dans le pays qui vous plairait le mieux.
A cette proposition, les joues hâlées de Saunders se couvrirent d'un rouge de brique, et le bleu de mer de ses yeux pâles étincela dans son masque devenu plus sombre; cependant il se remit vite et répondit avec calme:
—Quoique le métier que je fais ne soit pas des plus délicats, je n'ai pas l'habitude de trahir ceux qui ont mis leur confiance en moi, même pour de mauvaises besognes. D'ailleurs, je voudrais à prix d'or vous mettre en liberté, que je ne le pourrais pas. La porte est fermée en dehors, et je suis aussi prisonnier que vous.
Un temps de silence mutuel suivit cette réponse.
Puis Saunders, dont les joues avaient repris leurs couleurs naturelles, alla ouvrir une armoire, pratiquée dans le mur, et en tira un grand morceau de bœuf salé, un fragment de pain et une mesure de bière dans un pot d'étain; il plaça le tout sur le coin de la table en face d'Arundell, et lui dit d'un air respectueusement jovial:
—Milord, vous devez avoir déjeuné ce matin de bonne heure; je ne pense pas que vous ayez fait de luncheon et l'heure du dîner est passée depuis longtemps. Quelle que soit la contrariété que vous éprouviez, la nature ne perd pas ses droits, et, malgré l'affliction de votre cœur, votre estomac ne serait peut-être pas fâché d'avaler un morceau.
En dépit de son désespoir et de sa rage, Arundell, ou du moins la partie la moins noble de lui—la bête, comme disait de Maistre,—reconnut la justesse du raisonnement. Il s'approcha des mets servis par Saunders, et se mit à manger d'un appétit désolé mais vif.
—La chair n'est pas délicate, dit Saunders; cependant ce bœuf salé a été coupé dans la cuisse d'un des meilleurs élèves du Lancashire, et cette bière, plus noire que la poix, que couronne une écume blonde comme de l'or, est du porter double, le meilleur qui se soit brassé à Dublin avec de l'orge et du houblon, et tel que l'on n'en trouverait pas de meilleur dans la taverne la plus renommée de Londres.
Benedict reconnut implicitement la vérité des paroles de Saunders, en se coupant plusieurs tranches du bœuf ainsi vanté, et en vidant jusqu'à la dernière topaze le contenu de la mesure d'étain.
IX
A peine le frugal repas de sir Benedict Arundell était-il achevé, que la trappe s'ouvrit, et que les quatre gaillards dont nous avons déjà décrit l'entrée par le souterrain défilèrent silencieusement du trou.
L'un d'eux échangea avec Saunders quelques paroles dans une langue bizarre, auxquelles Benedict ne put rien comprendre, et où les phrases paraissaient composées d'un seul mot, comme les idiomes que l'on ne possède pas. C'était du gaélique mêlé, pour plus d'obscurité, d'un certain nombre de mots d'argot.
Deux des nouveaux venus s'approchèrent de la trappe, et Saunders, s'avançant vers sir Benedict Arundell, lui dit:
—Si Votre Grâce avait la complaisance de nous suivre, je crois que l'heure de partir est arrivée.
—De partir? s'écria Arundell en se reculant par un mouvement instinctif à quelques pas de la trappe.
—J'espère, dit Saunders avec une insistance polie, que milord comprendra qu'il vaut mieux venir avec nous sans résistance. Nous sommes cinq, tous vigoureux, tous bien armés, il n'y a pas de lutte possible. Il faut que nous exécutions les ordres qu'on nous a donnés; au besoin, nous emploierions la force, avec tous les ménagements imaginables, car nous ne voulons vous faire aucun mal.
—Je vous suis, répondit Arundell voyant bien qu'il n'y avait pas moyen de faire autrement, et pensant, à part lui, qu'il aurait plus de chance de s'échapper une fois dehors.
La petite troupe s'engloutit successivement dans la noire ouverture, où Saunders disparut le dernier, conduisant Benedict momentanément résigné.
On descendit une vingtaine de marches, et l'on arriva à la grille qui avait arrêté les projets d'évasion d'Arundell.
—Je vais être obligé de vous bâillonner, ce qui me fâcherait infiniment à moins que vous me promettiez, sur votre parole d'honneur, de ne point crier, de ne point appeler à l'aide; je ne voudrais pas vous museler comme un veau qui pleure sa nourrice.
Comme en définitive le résultat devait être le même, rendu muet par un bâillon ou par sa parole, Arundell promit le silence.
—Je ne vous demande pas de ne pas essayer de vous échapper, cela me regarde, dit Saunders en remettant le bâillon dans sa poche et en tirant la clef qui devait ouvrir la grille.
Un des matelots approcha la lanterne, et la clef, introduite dans la serrure rouillée par l'humidité du lieu, eût eu peine à faire jouer les ressorts intérieurs, maniée par une main moins vigoureuse que celle de Saunders.
Elle fit les trois tours obligés, et la lourde grille, poussée par deux matelots, grinça sur ses gonds avec un bruit enroué.
Les matelots s'assirent sur leurs bancs et posèrent leurs avirons sur les bords de la yole, dans une symétrie parfaite, attendant le signal de nage. Saunders s'assit au gouvernail ayant Benedict à son côté.
Au moment où la barque, cédant à l'impulsion des rames, se mettait en mouvement, un rayon égaré de la lanterne ébaucha vaguement vers la poupe de la yole une sombre figure enveloppée d'un manteau rejeté sur l'épaule et coiffée d'un chapeau rabattu sur les yeux; mais Saunders éteignit la lanterne et tout rentra dans l'ombre.
Au bout de quelques minutes, l'embarcation déboucha du sombre canal dans les eaux de la Tamise.
Le brouillard, déchiré par le vent, fuyait en lambeaux comme une étoffe que la tempête emporte, dans un ciel bas, écrasé et noir comme la voûte d'un tombeau qu'enfument les torches des visiteurs; cette coupole sinistre où des veines moins sombres figuraient les lézardes, semblait près de s'écrouler par immenses blocs sur la ville endormie, dont la silhouette d'ébène posée en scie de chaque côté du fleuve n'était plus piquée que de rares étincelles de lumière.
C'était une nuit horrible que cette nuit.
La Tamise roulait des vagues comme une mer; les amarres des bateaux se tendaient avec des craquements pénibles comme ceux des nerfs d'un patient étiré sur un chevalet. Les embarcations s'entre-choquaient en rendant des sons lugubres; et l'eau pesante retombait sur elle-même avec un soupir d'oppression et d'épuisement, comme celui qui sort d'une poitrine sur laquelle s'est assis le cauchemar. Le vent poussait des plaintes semblables aux cris d'un enfant qu'égorgent des sorcières pour leur œuvre sans nom; et sur cet ensemble de bruits plaintifs, indéfinissables et sinistres, planait, comme un tonnerre sourd, la rumeur lointaine des vagues regagnant leur gîte.
Les édifices qui longent le fleuve, magasins, entrepôts, usines aux longs obélisques panachés de flammes, débarcadères aux larges rampes, églises élevant au-dessus des maisons leurs vieilles flèches normandes ou leurs campaniles d'imitation classique, perdaient dans l'ombre ce que le jour peut y faire trouver de mesquin et prenaient des proportions cyclopéennes et colossales. Les toits devenaient des terrasses orientales, les cheminées des obélisques et des phares; l'enseigne gigantesque en lettres découpées faisait l'effet de la balustrade trouée à jour d'un balcon aérien; et le tout, sombre, immense, confus, semblait une Ninive sur quoi passait le nuage de la colère de Dieu.—Un graveur à la manière noire en eût fait, avec quelques rayons de lumière livide, une de ces effrayantes estampes bibliques où les Anglais excellent.
Sir Benedict Arundell, voyant la barque raser le bord d'assez près, et sentant moins serrés les doigts dont Saunders lui entourait le bras comme d'un anneau de fer, crut pouvoir tromper la surveillance de son gardien, et fit un soubresaut si brusque, que la yole en faillit chavirer; il avait presque franchi le bord, ses pieds touchaient la surface de l'eau, et quelques brassées à peine le séparaient du rivage; mais la main vigoureuse de Saunders, l'enserrant comme une tenaille de fer, le ramena à sa place, et, par une pesée d'une force immense, le fit rasseoir.
Pendant cet épisode rapide comme la pensée, l'inconnu, immobile et silencieux à la proue, s'était levé, étendant les bras comme pour porter secours à Saunders; les quatre rameurs n'étaient pas de trop pour lutter contre le tourbillonnement des ondes et maintenir la yole en équilibre.
Dans ce mouvement, les plis de son manteau s'étaient dérangés, et Benedict avait cru reconnaître les traits de son ami Sidney. Mais l'homme ramena le pan de son manteau sur son épaule, de manière que le pli supérieur lui cachât le nez. Les yeux étaient ensevelis dans la pénombre projetée par les larges bords du chapeau, et l'identité du personnage était de nouveau devenue impénétrable.
Cependant la tempête augmentait, le vent furieux semblait prendre des filaments de pluie et les décocher de son arc en sifflant comme des flèches glacées; une brume d'eau courait dans l'air, et l'écume des vagues, arrachée par lanières, s'éparpillait phosphorescente à travers l'obscurité. La houle était si forte, qu'elle dépassait souvent le bordage de la barque, et que les rameurs, les pieds appuyés contre les tasreaux, le corps renversé en arrière et pesant de tout leur poids sur les avirons, avaient toute la peine du monde à maintenir l'esquif dans sa direction.
Cachée entre deux énormes vagues, la yole passa inaperçue devant le bureau de police, dont le fanal rouge semblait à moitié endormi, comme un œil aviné.
—Il vente à décorner Satan! murmura Saunders.
Et, voyant que Benedict frissonnait sous son mince habit noir, il lui jeta sur le dos un coin de caban grossier qu'il ramassa avec son pied au fond de la barque.
—Il est certain, reprit-il, qu'avec un temps pareil, nous ne rencontrerons pas beaucoup de canots flânant sur la Tamise. Nous sommes favorisés par le temps, et même un peu trop favorisés, ajouta-t-il en recevant en plein dans la figure l'écume d'une vague qui déferlait.
Les passages des ponts étaient surtout effrayants. L'eau s'engouffrait sous les arches en sombres cataractes avec un bruit terrible et un rejaillissement épouvantable; la rafale qui soufflait en sens inverse contrariait, sans pouvoir l'arrêter, la course furieuse des vagues creusées en tourbillon et rendues folles par cette résistance dans l'étroit passage des piles dont l'obstacle faisait refluer leurs masses. Le vent mugissait, l'eau sifflait et grondait, et les échos humides des arches répercutaient ces bruits en les rendant plus effrayants encore.
La barque, dirigée avec un tact miraculeux et une perspicacité presque inconcevable à travers cette nuit profonde, enfilait juste au milieu de l'arche la plus sûre, et se précipitait dans le gouffre comme une paille emportée par la chute du Niagara ou le tourbillon du Maëlstrom; puis elle ressortait de l'autre côté, pimpante, coquette et fière, et certes elle en avait bien le droit.
Comme elle passait le pont de Blackfriars, une forme blanche venant d'en haut traversa rapidement l'axe de l'arcade et vint tomber sur l'eau comme une plume de cygne, à peu de distance de l'embarcation.
Ce flocon se débattit, et deux bras de femme s'agitèrent au-dessus d'une jupe ballonnée par la chute. Lorsque la barque, suivant son impulsion, passa près de ce pâle fantôme, flottant sur l'eau noire comme une elfe ou une nixe des légendes allemandes, deux mains désespérées s'accrochèrent au bordage avec une si grande force nerveuse, quoique faibles et délicates, que leurs ongles d'agate entrèrent dans le bois comme des griffes de fer.
Si quelqu'un dans la barque eût eu l'idée de relever les yeux, et surtout si la nuit eût été moins opaque, on aurait pu entrevoir vaguement une forme humaine penchée au parapet du pont.
La yole s'inclina subitement de ce côté, embarqua une lame, et eût chaviré si les rameurs ne se fussent portés immédiatement de l'autre.
Une tête effarée et si pâle qu'on pouvait la discerner, malgré l'épaisseur de la nuit, se montra sur le bord de la barque, à travers un ruissellement de cheveux détrempés; ses deux prunelles dilatées luisaient comme des globes d'argent bruni, et de ses lèvres violettes, avec un accent inexprimable, jaillirent ces mots:
—Sauvez-moi! sauvez-moi!
—Que faire? dit Saunders. Si elle continue ainsi, elle va nous faire tourner ou entraver notre marche; et pourtant ce serait dur de lui couper les mains, car il n'y aurait pas d'autre moyen de la faire lâcher et de lui replonger la tête dans cette vilaine eau noire qui lui fait si grand'peur.
—Ce serait un crime abominable, dit Benedict en saisissant les bras de l'infortunée et en s'efforçant de l'attirer dans le bateau.
Tous les rameurs se jetèrent à l'autre bord, et, comme l'homme mystérieux placé à la poupe ne fit aucune observation, Saunders aida Benedict dans l'opération du sauvetage; et bientôt, passée par-dessus le bord, la femme entra dans la barque, et s'assit ou plutôt s'affaissa aux pieds de Benedict.
La marche de la barque, un instant retardée par cet incident, fut accélérée pour regagner le temps perdu, et bientôt on laissa en arrière le pont de Londres, et la yole fila avec plus de rapidité que la flèche au milieu des rangées de navires, dont les espars se heurtaient avec un cliquetis lugubre, et dont les poulies, tracassées par le vent, piaulaient comme des oiseaux de nuit.
Le silence le plus profond régnait dans la barque, les rameurs semblaient retenir leur souffle, les rames garnies de linges entraient dans l'eau muette, comme si elles se fussent baignées dans un brouillard, et le seul bruit qu'on entendît, c'était le claquement des dents de la pauvre femme qui frissonnait dans ses vêtements mouillés.
On sortit enfin de la ville de navires dont les quartiers se groupent à partir du pont de Londres jusqu'à l'île des Chiens, et les rameurs enfoncèrent avec plus de vigueur et moins de précaution leurs avirons dans l'eau moins turbulente, car la fureur de l'orage s'était un peu abattue.
Certes, Benedict, qui avait étendu un pan du surtout que lui avait prêté Saunders sur les épaules de la malheureuse jeune femme vêtue seulement de mousseline blanche, ne se doutait pas qu'il l'eût déjà vue une fois dans la journée sous le porche de Sainte-Margareth, où la manche de son habit avait effleuré le voile de dentelles qui la couvrait; et certainement la pauvre Édith Harley—car c'était elle—n'aurait pas cru que l'homme aux pieds duquel, par cette nuit glacée, elle se tordait en sanglotant, était l'heureux Benedict Arundell.
Un étrange destin réunissait dans cette barque frêle, au milieu d'un ouragan, le mari sans femme, la femme sans mari. Une combinaison capricieuse, désunissant les couples que tout semblait assortir, en faisait un autre de leurs parties brisées et disjointes.
X
La yole nagea encore quelque temps, jusqu'à la hauteur de Gravesend, à peu près. La tempête s'était un peu apaisée, et le ciel, quoique toujours menaçant, laissait entrevoir quelques étoiles dans le bleu noir de la nuit, à travers les déchirures élargies des nuages. Les vagues, remuées jusque dans leurs profondeurs, s'agitaient lourdement et déferlaient en lames pesantes sur les berges du fleuve évasé en bras de mer; le vent grommelait en s'éloignant, comme un chien hargneux et poltron qui vient de recevoir un coup de pied.
Une coque noir, surmontée d'espars déliés comme des fils d'araignée, sortit de l'eau, et se dessina vaguement dans l'obscurité.
C'était la Belle-Jenny à l'ancre, et masquée jusque-là par un coude du fleuve. Tout semblait dormir à son bord: les écoutilles étaient soigneusement fermées; pas une lumière, pas un mouvement, rien que le cri des poulies fouettées par les derniers souffles de la rafale; ce sommeil était trop profond pour être naturel. En effet, la Belle-Jenny ne dormait que d'un œil, car la yole ne fut pas plus tôt dans ses eaux, qu'une tête se leva au-dessus du bastingage, et, se penchant vers le fleuve, murmura d'une voix basse mais distincte:
—Ohé! là-bas, de la yole! ohé! est-ce vous?
—Oui, répondit sur le même ton Saunders, et voici le mot de passe: «Le crabe marche de travers, mais il arrive.»
—Sage maxime, ajouta Mackgill en se présentant au sommet de l'échelle.
Le canot s'était rangé tout à fait sur le flanc de la Belle-Jenny, et Saunders, tenant toujours d'une main le bras d'Arundell, et de l'autre empoignant une des cordes de tire-veille, commença à gravir l'échelle escarpée. Arundell eut un instant l'idée de se laisser tomber; mais la main de Saunders l'étreignait comme un étau, et, d'ailleurs, les autres compagnons, montant immédiatement après lui, avaient les doigts à la hauteur de ses talons, et l'eussent probablement retenu. Il eût pu aussi rouler dans le canot resté en bas.
Toute tentative d'évasion était donc impossible; il continua son ascension aussi lentement que s'il eût monté les échelons de la potence, car il sentait que chaque pas qu'il faisait l'éloignait d'une immensité de miss Amabel. Son transport, opéré avec tant de précaution et de mystère sur un vaisseau qui semblait l'attendre, annonçait un projet médité depuis longtemps; tous ces agents silencieux obéissaient à une volonté dont le but restait impénétrable pour lui. Que voulait-on faire de sa personne? l'emmener dans une région lointaine, le retenir en otage pour une rançon de ses parents et de ses amis? Aurait-il été la victime à Londres d'une de ces troupes de trabucaires qui emmènent leurs prisonniers dans la montagne, sauf à envoyer à la ville une oreille du captif en manière de sommation?
—Et la femme, qu'en allons-nous faire? dit Saunders, qui était resté dans le canot, après avoir confié sir Benedict Arundell aux soins de Jack et de Mackgill, à l'homme au manteau, toujours assis près de la poupe. La rejeter à l'eau après l'avoir sauvée, ce serait dur.
—Qu'on la monte là-haut, répondit brièvement l'homme embossé dans sa cape.
Édith avait écouté ce dialogue, où sa vie s'agitait, comme si la question ne l'eût pas regardée; elle tremblait convulsivement, et les bourdonnements de la folie passaient dans sa tête traversée d'éblouissements fébriles; elle se laissa prendre et emporter comme un enfant malade par sa nourrice.
Saunders, habitué à de plus lourds fardeaux, gravit l'échelle vacillante avec la légèreté d'un chat, et eut bientôt déposé sur le pont miss Édith, qu'il adossa contre le mât, car elle se soutenait à peine, et ses membres inertes, n'étant plus guidés par aucune volonté, flottaient comme au hasard. L'homme au manteau ordonna à Saunders de la conduire sous l'entrepont, dans un endroit d'où elle ne pût rien voir et où elle ne pût pas être vue.
L'ordre fut aussitôt exécuté, et le pont de la Belle-Jenny, redevenu désert, ne résonna bientôt plus que sous les pas de l'homme au manteau, qui se promenait sur le tillac, épiant la direction du vent; car Benedict avait aussitôt été conduit dans la cabine d'arrière par Jack et Mackgill, et soigneusement enfermé dans sa nouvelle prison.
Sa cabine était ornée avec assez d'élégance; le lit, caché par de courts rideaux de damas s'enfonçait dans un cadre de bois des îles. Un divan de crin noir, une table suspendue de manière que son niveau ne fût pas dérangé par le roulis, une petite lampe enclavée au plafond en formaient l'ameublement; mais la fenêtre, à laquelle Benedict courut d'abord, était faite d'un rond de verre dépoli joint avec une précision parfaite et d'une épaisseur à ne laisser ni transparence ni espoir d'évasion. La porte paraissait également bien fermée.
Arundell, voyant que tout essai de fuite était impossible, alla s'asseoir dans l'angle du divan et resta là sans pensée et sans rêve, subissant son sort avec la patience morne du sauvage ou de l'animal captif: des suppositions, il était las d'en faire; des projets, ils étaient inutiles. Perspicacité, intelligence, résolution, rien ne pouvait servir. Enveloppé d'inextricables réseaux, par un ennemi inconnu, pauvre mouche prise dans la toile d'une araignée mystérieuse, il ne pouvait, en se débattant, qu'enchevêtrer ses ailes encore davantage, et que faire redoubler les fils qui le retenaient. Jouet d'un guet-apens horrible ou d'une trahison infâme, il lui fallait attendre son sort en silence. Fatigué des événements et des émotions de cette journée terrible, malgré son désir de rester éveillé pour observer les choses qui allaient se passer, il sentait malgré lui ses paupières s'appesantir. Quoique son esprit veillât son corps dormait.
Pendant ce temps, la brise avait sauté, et le capitaine Peppercul, en train de déguster à petites gorgées un gallon plein de rhum pour se préserver du brouillard humide, interrompit cette douce occupation, et, sur l'avis de l'inconnu au manteau noir, qui avait observé les rhumbs du vent avec la sagacité d'un homme expérimenté aux choses de la mer, monta sur le pont en chancelant un peu. Comme le brouillard était extrêmement humide ce soir-là, en mortel plein de prudence, il s'était extrêmement prémuni. Mais le digne capitaine Peppercul n'était pas un gaillard à péricliter pour une mesure de spiritueux, et deux ou trois bouffées d'air frais lui eurent bientôt rendu tout son sang-froid.
—Capitaine, la marée nous favorise, le vent a changé, il faut mettre le cap sur la pleine mer; notre expédition en Angleterre est finie, dit l'homme au manteau en voyant paraître Peppercul.
—Entendre, c'est obéir, répondit celui-ci en parodiant à son insu la formule du dévouement oriental; car l'homme au manteau paraissait lui inspirer un respect mélangé de crainte, quoique de sa nature le capitaine Peppercul ne fût ni servile ni poltron.
L'ordre fut donné d'appareiller. Les barres d'anspect furent placées dans l'arbre du cabestan, et les matelot pesant dessus de toute la force de leurs bras et de leur poitrine, commencèrent leur manège circulaire en poussant sur un rythme plaintif ce singulier gloussement composé de la plainte du vent, du sanglot de la lame, du cri de la mouette, et dans lequel l'inquiétude de la nature semble se mêler à l'effort humain. L'ancre dérapait, et déjà, plusieurs tours de chaîne s'enroulaient au tambour et mouillaient le pont de leur dégoût.
A ces piaulements bizarres, aux piétinements réguliers qui les accompagnaient, Benedict qui déjà ébauchait un rêve plein de catastrophes étranges et d'apparitions sinistres, vague image de ses aventures de la journée, comprit qu'on levait l'ancre et qu'on allait partir. Quoique ce détail n'aggravât pas beaucoup sa situation et qu'il lui fût, au fond, assez indifférent d'être captif dans une prison immobile ou dans une prison voyageuse, il se sentit pris d'une incommensurable tristesse: être prisonnier en Angleterre, sur un sol peuplé de ses amis qui le cherchaient, vivre dans l'air que respirait Amabel, c'était encore une consolation; il ne pouvait plus compter sur les efforts de ses parents et de ses connaissances pour le retrouver. Comment suivre sa trace dans ce sillage qui se referme aussitôt en tourbillonnant? Amabel était à jamais perdue pour lui!
Les cris singuliers continuaient toujours, et bientôt l'ancre relevée fut attachée aux amures; les matelots, grimpés sur les huniers et sur leurs vergues, déferlèrent les voiles, qui s'ouvrirent à la brise en palpitant avec bruit, comme des ailes d'oiseau de mer qui voudraient s'envoler; mais, retenues par les écoutes elles se creusèrent, s'arrondirent, et, donnant leur impulsion à la Belle-Jenny, la firent gracieusement pencher dans son sillage.
Mackgill, debout près de l'habitacle de la boussole, éclairée par une lueur tremblotante, tenait la roue du gouvernail, et, guidant la Belle-Jenny, aussi sensible à l'impulsion qu'un cheval à bouche délicate à l'action du mors et de la bride, il la redressait, l'infléchissait, évitant les rencontres des navires et des barques, que les approches du jour commençaient à faire sortir de leur torpeur et qui se croisaient en tous sens sur le large fleuve.
Le matin commençait à se lever; des lignes de lumière blafarde sillonnaient les épais bancs de nuages. Les feux rouges de bateaux-phares pâlissaient sensiblement, éteints par les lueurs du jour naissant; les rives du fleuve, à peine visibles, reculaient à l'horizon, et les eaux jaunes, bouillonnaient en larmes plus larges. L'approche de la haute mer se faisait sentir, et la Belle-Jenny, bercée par le roulis, enfonçait et relevait sa proue entourée d'un flot d'écume.
Benedict, à moitié assoupi, se tenait accoudé sur son oreiller de crin lorsqu'un craquement de la porte le réveilla tout à fait.
Le panneau glissa dans la rainure, et l'homme au manteau noir parut sur le seuil de la cabine.
La chambre était sombre, et Benedict ne put tout de suite distinguer les traits de celui qui venait ainsi troubler sa solitude; l'ombre du grand chapeau voilait encore sa figure, et les plis du manteau dissimulaient sa taille.
Cependant l'intention du nouveau survenant ne parut pas être de prolonger plus longtemps son incognito, car il s'avança sous la petite lampe qui brûlait encore, jeta en arrière sa cape, ôta son chapeau, et découvrit aux regards surpris d'Arundell la tête de sir Arthur Sidney.
Arundell ne put retenir un cri de surprise.
Sir Arthur Sidney resta parfaitement calme en face de son ami, et comme s'il ne se fût rien passé d'extraordinaire. Les rayons de la lampe, jouant sur les luisants satinés de son front lui faisaient, comme une espèce d'auréole. Son regard était plein de calme, et ses traits exprimaient la sérénité la plus parfaite.
—Quoi! c'est vous, sir Arthur!
—Moi, revenu ce matin des Indes.
—Que signifie tout ceci, Arthur? s'écria Benedict ne pouvant plus douter de l'identité de Sidney.
—Cela signifie, répondit tranquillement Sidney, que je n'avais pas donné mon consentement à ce mariage, et qu'il a bien fallu l'empêcher. Voilà tout. Je vous demande pardon des moyens employés. Je n'en avais pas d'autres, j'ai pris ceux-là.
—Quelle prétention étrange! répliqua Benedict, décontenancé par la simplicité froide de la réponse. Êtes-vous mon père, mon oncle, mon tuteur, pour vous arroger de tels droits sur moi?
—Je suis plus que tout cela, je suis votre ami, répondit gravement Sidney.
—Singulière façon de le montrer, que de détruire le bonheur de ma vie et de me plonger dans le plus affreux désespoir!
—Le chagrin passera, dit Arthur; les peines des amoureux ne sont pas de longue durée, le vent les emporte comme des plumes de mouette sur la mer. D'ailleurs, vous ne vous apparteniez pas, continua-il en tirant de sa poche un papier qu'il déploya devant Benedict.
Ce papier déjà jauni semblait écrit depuis longtemps, il était cassé à ses plis. L'écriture qu'il contenait avait dû changer de couleur; les caractères en étaient roussâtres, on eût dit que, pour les tracer, le sang avait servi d'encre.
A l'aspect de ce papier d'apparence cabalistique, et qui ne ressemblait pas mal à la cédule d'un pacte avec le diable, sir Benedict Arundell parut embarrassé et garda le silence.
—Est-ce bien là votre signature? dit Sidney en tenant le papier à la hauteur des yeux de Benedict.
—Oui, c'est bien mon nom et mon parafe, répondit sir Benedict Arundell d'un ton résigné.
—Avez-vous librement posé là votre nom de gentilhomme?
—Je ne puis dire qu'on m'ait forcé, répondit Arundell; oui, j'ai mis là mon nom, plein d'enthousiasme et de foi.
—Et c'est un serment formidable que celui que renferme cette lettre. Vous avez juré par tout ce qui peut lier sur cette terre où nous sommes, par le Dieu qui créa les mondes, par le démon qui les veut détruire, par le ciel et l'enfer, par l'honneur de votre père et la vertu de votre mère, par votre sang de gentilhomme, par votre âme de chrétien, par votre parole d'homme libre, par la mémoire des héros et des saints, sur l'Évangile et sur l'épée, et, au cas où notre religion ne serait qu'une erreur, par le feu et l'eau, sources de la vie, par les forces secrètes de la nature, par les étoiles, mystérieuses régulatrices des destinées, par Chronos et par Jupiter, par l'Achéron et par le Styx, qui autrefois liait les dieux. S'il est au monde une formule plus irrévocable, je l'ignore; mais quand vous avez écrit ces lignes, vous avez cherché tout ce qu'il y a de plus redoutable et de plus sacré pour donner de la force au serment que ce papier contient.
—C'est vrai, répondit Arundell.
—J'avais besoin de vous, continua Sidney, et, en vertu des droits que cet écrit me donne, je suis venu vous chercher, puisque vous ne veniez pas.
Benedict, comme accablé, baissa la tête et ne répondit point.
—Lorsque vous serez plus calme, continua Sidney, je vous dirai ce que j'attends de vous et ce que vous avez à faire.
Cela dit, sir Arthur se retira, fermant après lui le panneau à coulisses, et la Belle-Jenny, poussée par un bon vent, entra dans la pleine mer.
XI
Nous profiterons de ce que la Belle-Jenny s'avance, poussée par un bon vent, et file dix nœuds à l'heure pour faire dans notre récit quelques pas rétrogrades mais nécessaires. Nous devons expliquer comment miss Édith se trouvait au milieu de la Tamise par cette nuit de tempête, près d'être engloutie sous les eaux au lieu d'être dans l'ombre tiède et parfumée de la chambre nuptiale, frémissante sous le baiser d'un époux aimé.
On se rappelle sans doute qu'un homme d'apparence misérable avait remis au comte de Volmerange un pli cacheté à la sortie de l'église.
Ce pli, le comte, tout entier à d'autres soins, l'avait laissé dans sa poche, sans l'ouvrir, se réservant d'en prendre connaissance plus tard et l'avait oublié dans les émotions de cette journée. Mais, le soir, resté seul un instant, pendant que les femmes d'Édith la déshabillaient et lui passaient son peignoir de nuit, il sentit craquer ce papier dans sa poche, et, par un mouvement machinal, il le décacheta et le lut.
Au même moment, on vint lui dire qu'il pouvait entrer dans la chambre d'Édith.—Il se leva tout d'une pièce comme la statue du Commandeur interpellée par Lenorello pour le souper de don Juan. Son poing crispé froissait le papier fatal, une pâleur mortelle couvrait son visage, où luisaient dans un orbe ensanglanté ses prunelles d'un bleu dur, et ses talons tombaient pesamment sur le parquet comme des talons de marbre; alourdi sous le poids d'un malheur écrasant, il marquait ses pas comme l'apparition sculptée.
Édith, protégée par l'ombre transparente des rideaux cachait à demi sa tête dans son oreiller garni de dentelle. La craintive rougeur de la vierge attendant l'époux ne colorait pas ses joues abandonnées par le sang et d'une blancheur telle, qu'on pouvait à peine les distinguer de la taie de batiste sur laquelle elles reposaient.
Elle flottait dans une perplexité terrible: la conscience de sa faute l'agitait, et elle ne savait quelle résolution prendre. Vingt fois l'aveu était venu sur le bord de ses lèvres, sans pouvoir les franchir. Rien n'amenait cette confidence étrange. Cette liaison improbable, résultat d'une fascination presque surnaturelle, était restée profondément ignorée: tout le monde autour d'Édith avait une confiance si sereine dans sa pureté, que parfois elle-même doutait de l'avoir perdue. Aucune ouverture ne provoquait une pareille confidence: ses rougeurs, ses pâleurs, ses silences étaient pris pour ces inquiétudes virginales qui tourmentent les jeunes filles aux approches de leur mariage; l'amour même légitime a ses troubles, et les larmes sont à l'ordre du jour dans les yeux des jeunes fiancées.
Chaque jour elle se disait: «Il faut que je parle,» et le jour se passait sans qu'elle eût parlé, les préparatifs s'avançaient sans qu'elle osât s'y opposer, et la révélation devenait de plus en plus impossible. Édith aimait Volmerange, et, bien que son caractère fût d'une loyauté parfaite et que l'ombre d'une fausseté lui répugnât, elle n'avait pas la force de porter elle-même ce coup de hache à sa félicité. Elle s'était sentie lâche devant ce malheur. Et, comme tous les gens perdus qui comptent sur un incident impossible pour les tirer d'une situation désespérée, elle avait laissé les choses aller; maintenant, le moment terrible était arrivé, et, comme une colombe tapie à terre qui entend bruire autour d'elle le vol circulaire de l'autour, elle attendait, palpitante d'inquiétude et de terreur. Il lui semblait alors qu'elle aurait dû tout dire, repousser Volmerange, ne pas accepter ce bonheur dont elle n'était pas digne. Mais il était trop tard.
Il faut dire aussi, pour la justification d'Édith, qu'elle était coupable, mais non dégradée; elle avait une de ces natures que le mal peut atteindre et ne saurait pénétrer, comme ces marbres que la boue salit, mais ne tache pas, et qu'un flot du ciel fait paraître plus purs et plus blancs que jamais. Sa chute n'avait que de nobles motifs. Xavier avait joué près d'Édith la comédie du malheur; il s'était prétendu opprimé, méconnu, forcé de rester dans son humble sphère par les invincibles préjugés de l'aristocratie, et avait soutenu que la fille de lord Harley ne pouvait aimer qu'un lord, pair d'Angleterre, à la mode et jouissant d'une immense fortune. Ces choses, dites simplement, d'un air résigné et froid, avec des yeux brûlant d'une passion contenue, provoquaient la nature noble et chevaleresque d'Édith à quelque folie de dévouement consolateur.
Elle avait voulu jouer le rôle de la Providence pour ce génie obscur, pour cet ange exilé qui n'était qu'un démon; puis elle s'était donnée, prenant de la pitié pour de l'amour: la passion vraie de Volmerange lui avait bientôt fait sentir à quel point elle s'était trompée; et, d'ailleurs, Xavier sûr de son triomphe, n'avait pas tardé à se démasquer, et, loin de s'opposer, comme on aurait pu le croire, à l'union d'Édith et de Volmerange, il l'avait en quelque sorte exigée de celle-ci dans quelque dessein sinistre et ténébreux impossible à comprendre. En outre, Volmerange était si éperdument amoureux d'Édith, qu'un semblable aveu eût pu faire craindre pour sa raison. Édith, jusqu'à un certain point, pouvait se croire encore digne d'être aimée d'un homme d'honneur, et son silence n'était pas une perfidie.
Quand Volmerange entra, Édith comprit qu'elle était perdue; le comte s'approcha du lit avec une lenteur automatique et tendit le papier au visage de la jeune fille éperdue et pelotonnée dans ses couvertures par un mouvement de crainte instinctif.
—Dites, s'écria le comte d'une voix étranglée et avec une espèce de râle strident, dites que l'assertion contenue dans cette lettre est fausse, et je vous croirai, dût la lumière m'aveugler les yeux.
La pauvre Édith, demi-folle de peur, s'était redressée, et, l'œil hagard, les lèvres tremblantes, les joues sans couleur, comme si on lui eût présenté la tête de Méduse, regardait le papier où flamboyait sa condamnation de ce regard vide et terne de la démence.
Dans le brusque mouvement qu'elle avait fait, le lien qui retenait ses cheveux s'était rompu, et ses boucles noires pleuvaient sur ses épaules et sur sa gorge, dont elles faisaient encore ressortir la blancheur inanimée.
Desdémone ne dut pas se dresser plus effrayée et plus pâle sous la question sinistre du More de Venise; et bien que Volmerange n'eût pas le teint couleur de bistre, il n'en avait pas moins l'air terrible et farouche.
Il y eut un moment de silence plein d'attente, d'angoisse et de terreur.
Au dehors, la tempête mugissait; des grains de pluie fouettaient les vitres. Le vent semblait appuyer son genou sur la fenêtre et y faire des pesées comme pour entrer, curieux d'assister à cette scène nocturne. La maison, battue par l'orage, tremblait sur ses fondements, les portes craquaient dans leurs chambranles, des plaintes confuses couraient dans les corridors; la lampe à demi baissée pour les mystères de la nuit nuptiale, se ravivait par instants et jetait des clartés blafardes. Tout augmentait l'épouvante de la situation.
La pendule sonna deux heures. Son timbre, d'ordinaire si clair, si argentin, résonnait lugubrement.
Volmerange se pencha sur le lit, grinçant des dents, l'œil plein d'éclairs, saisit le bras d'Édith avec une brutalité impérieuse, et réitéra sa phrase d'un ton bref et fiévreusement saccadé. Une écume de rage moussait à ses lèvres, qu'il avait mordues si fort pendant la minute de silence, que le sang en avait jailli.
La jeune fille, en voyant si près d'elle ce visage dont la beauté admirable ne pouvait s'effacer même dans les contractions de la fureur et rappelait la face d'un archange irrité, sentit ses forces l'abandonner, le vertige de l'évanouissement passa sur ses yeux, et elle aurait perdu connaissance si une violente secousse ne l'eût fait revenir à elle.
Il lui sembla que son bras, arraché, allait quitter son épaule. Volmerange l'avait jetée à bas du lit.
Elle était au milieu de la chambre; un second choc la fit tomber à genoux.
—C'est bien, dit Volmerange, vous allez mourir.
Et il se mit à courir comme un forcené autour de la chambre, cherchant quelque arme pour exécuter sa menace.
—Oh! monsieur ne me faites pas de mal! murmura Édith d'une voix agonisante.
Volmerange cherchait toujours;—une chambre nuptiale n'est pas ordinairement fournie de poignards, pistolets, casse-têtes et autres instruments de destruction.
—Tonnerre et sang! grinçait-il en tournant comme une bête fauve, serai-je obligé de lui briser la cervelle à l'angle d'un meuble, de l'étrangler de mes mains, de lui ouvrir les veines avec mes ongles, de l'étouffer sous le matelas de mon lit de noces? Ah! ah! ce serait charmant, continua-t-il avec un rire de démence. Jolie scène! très dramatique, très shakespearienne, en vérité!
Et il s'avança vers Édith qui, toujours agenouillée, les bras pendants, les mains ouvertes, la tête penchée sur sa poitrine, les cheveux ruisselants, restait dans la position de la Madeleine de Canova. En voyant se rapprocher ce furieux, mue par un suprême instinct de conservation, la pauvre enfant se releva comme si elle eût été poussée par un ressort, courut à la porte de glace qui donnait sur le jardin, l'ouvrit avec cette adresse machinale des somnambules ou des gens dans une position désespérée, et s'élança, portée par les ailes de la peur, dans les noires allées du jardin, suivie de Volmerange.
Elle ne sentait pas sous ses pieds délicats et nus l'empreinte du gravier et des coquillages; les branches, chargées de pluie, fouettaient son visage et ses épaules nues, et semblaient vouloir la retenir par les plis de son peignoir; le souffle ardent de Volmerange haletait presque sur sa nuque, et plusieurs fois les mains du furieux tendues l'avaient presque atteinte.
Elle arriva ainsi au parapet de la terrasse, qu'elle franchit, laissant aux griffes de fer de l'artichaut de serrurerie posé là ce fragment de mousseline, seul vestige laissé aux conjectures de lord et de lady Harley.
Son mari fut presque aussitôt qu'elle dans la rue, et la poursuite continua.
Les forces commençaient à manquer à la pauvre Édith. Ses genoux se choquaient, ses artères sifflaient dans ses tempes, sa poitrine haletait. Elle avait déjà parcouru, dans cette course de biche traquée, une ou deux rues désertes à cause de l'heure avancée et de l'orage: et, quand même un passant attardé se fût trouvé là, il ne lui aurait pas porté secours, la prenant pour quelque fille de joie se sauvant après une rixe de quelque orgie nocturne, ou poursuivie pour quelque vol.
Dans sa fuite, elle était arrivée près de la Tamise, au bout du pont de Blackfriars, qu'elle se mit à traverser d'un pas essoufflé et ralenti.
A peu près au milieu, au bout de ses forces et de son haleine, les pieds meurtris, son peignoir de nuit souillé de fange et collé à son corps brûlant et transi par les derniers pleurs de la tempête, elle s'arrêta et s'appuya contre le parapet, résolue à ne pas disputer plus longtemps sa vie à la fureur de Volmerange. Après tout, c'était encore une douceur de mourir par lui, puisqu'elle ne pouvait vivre pour lui.
Le comte, l'ayant rejointe, la saisit par les deux bras et lui dit:
—Jurez-moi que le contenu de la lettre est faux.
Édith, qui avait repris, après avoir cédé à ce mouvement de terreur physique, toute sa dignité naturelle, répondit:
—La lettre a dit vrai. Je ne sauverai pas ma vie par un mensonge.
Volmerange la souleva comme une plume, la balança quelques secondes hors du parapet sur le gouffre noir.
L'eau invisible rugissait et tourbillonnait sous l'arche; jamais nuit plus épaisse n'avait pesé sur la Tamise.
—Sombre abîme, garde à toujours le secret du déshonneur de Volmerange! dit le comte, le corps à moitié hors du pont.
Puis il ouvrit les mains...
Une plainte faible comme un soupir de colombe étouffée fut la dernière prière d'Édith. Le vent poussa comme un long sanglot de désespoir, et un léger flocon blanc descendit dans la brume épaisse, comme une plume arrachée de l'aile d'un cygne, et tomba dans le fleuve, sans que, de cette hauteur, l'on pût entendre le bruit de sa chute, couvert par le murmure de l'eau, le craquement des barques, les jérémiades de la rafale, et tous ces mille bruits par lesquels se plaint la nature dans une nuit de tempête.
—A l'autre, maintenant!... dit Volmerange en retournant sur ses pas. Il faut que je le trouve, fût-il caché au fond du dernier cercle de l'enfer.
Et il s'enfonça dans le dédale des rues, d'un pas rapide et plein de résolution.
Entraîné par la rapidité du récit, nous n'avons pas dit qu'un homme qu'on aurait pu prendre pour une ombre portée se tenait collé à la muraille de la maison du comte de Volmerange. Veillait-il là pour son compte ou pour celui d'un autre? C'est ce que nous ne savons pas encore. Était-ce un voleur, un amant ou un espion, un ennemi ou un ami? Pressentait-il la catastrophe qui devait arriver, et avait-il voulu y assister invisible témoin? Toutes ces questions, nous ne sommes pas encore à même de les résoudre. Ce que nous pouvons dire, c'est que le rôdeur nocturne vit Édith sauter la terrasse du jardin, Volmerange la poursuivre et la jeter dans la Tamise, sans intervenir dans cette scène affreuse, dont il s'était contenté d'être le spectateur lointain et silencieux. Quand Volmerange, sa vengeance accomplie, rentra dans le cœur de la ville, l'ombre le suivit de loin, réglant son pas sur le sien, de façon à ne pas le perdre de vue et ne pas en être remarqué.
La tête perdue, le cœur plein de rage et de regrets, Volmerange marcha ainsi jusqu'à Regent's-Park, où, accablé de fatigue, de douleur et de désespoir, il se laissa tomber sur un banc, au pied d'un arbre, dans l'état le plus complet de prostration; ses idées l'abandonnaient et sa tête vacillait sur ses épaules; sa taille vigoureuse fléchissait; il tomba dans ce morne assoupissement par lequel la nature, lasse de souffrir, se refuse aux tortures morales ou physiques.
Pendant qu'il sommeillait, l'ombre noire s'approcha de lui d'un pas si léger, si furtif, si souple, qu'elle ne déplaçait pas un grain de sable et qu'elle ne courbait pas un brin de gazon; elle posa sur les genoux de Volmerange un papier de forme bizarre et une enveloppe pleine de lettres, puis se retira plus doucement encore et se cacha derrière les arbres, avec lesquels elle se confondit bientôt.
Quelque léger qu'eut été le mouvement, il réveilla Volmerange, qui vit le papier et l'enveloppe posés si mystérieusement sur ses genoux, et courut sous une lanterne.
L'enveloppe contenait des lettres d'Édith prouvant sa faute. Le papier était ainsi conçu:
«Je jure de ne jamais disposer de moi, de ne m'engager dans aucun lien, ceux du mariage et autres et de me tenir toujours libre pour la junte suprême: je le jure par le Dieu qui créa les mondes, par le démon qui veut les détruire, par le ciel et l'enfer, par l'honneur de mon père et la vertu de ma mère, par mon sang de gentilhomme, par mon âme de chrétien, par ma parole d'homme libre, par la mémoire des héros et des saints, par l'Évangile et par l'épée, et, au cas où notre religion ne serait qu'une erreur, par le feu et par l'eau, sources de la vie, par les forces secrètes de la nature, par les étoiles, mystérieuses régulatrices des destinées, par Chronos et par Jupiter, par l'Achéron et par le Styx qui autrefois liait les dieux.
«Signé de mon sang,
«Volmerange.»