Partie carrée
XII
Après cette lecture, le comte, fou de douleur et de rage, se mit à parcourir le parc en tous sens, à la recherche de l'être mystérieux qui avait, pendant son assoupissement, jeté sur ses genoux les lettres d'Édith et la formule du pacte qui le liait à un pouvoir inconnu.
En vain il battit les allées, les contre-allées, les recoins de bosquets, il ne put rien découvrir. Il est vrai que la nuit était sombre et que de vagues reflets de lanternes éloignées le guidaient seuls dans sa poursuite.
Las de cette course insensée, il sortit du parc, et se dirigea sans trop savoir où il allait, du côté de Primerose-Hill.
Les maisons s'éclaircissaient, les champs commençaient à se mêler à la ville, et bientôt il se trouva dans la campagne, gravissant les premières pentes de la colline.
Toutes ces marches et contre-marches avaient pris du temps, et l'aurore tardive de novembre jetait de vagues lueurs dans le ciel, que jonchaient de grands nuages éventrés, gigantesques cadavres restés sur le champ de bataille de la tempête. Rien ne ressemblait moins à l'Aurore aux doigts de rose d'Homère que ce sinistre lever du soleil britannique.
Il se laissa tomber au pied d'un arbre qui frissonnait à l'aigre brise du matin, déjà veuf de plus de la moitié de ses feuilles, et reprit dans sa poche les lettres à moitié lacérées d'Édith, qu'il y avait plongées par un mouvement machinal: tout en ne lui laissant aucun doute sur son malheur, elles étaient d'un style contraint, et la passion ne s'y exprimait qu'avec des formes embarrassées; on eût dit que la jeune femme avait cédé plutôt à une fascination involontaire qu'à une sympathie.
Cette lecture envenimait encore les plaies de Volmerange; mais il avait besoin de la faire pour légitimer sa vengeance à ses propres yeux; après son action violente et terrible, un doute lui venait, non sur la certitude de la faute, mais sur la légitimité de la punition; cette forme blanche, descendant à travers l'ombre vers le gouffre noir du fleuve, lui passait toujours devant les yeux comme un remords visible. Il se demandait s'il n'avait pas outrepassé son droit d'époux et de gentilhomme, en infligeant une mort affreuse à un être jeune et charmant à peine au seuil de la vie. Quelque coupable que fût Édith, elle était tellement punie, qu'elle devenait innocente.
Qui lui eût dit le matin que le soir il serait meurtrier, lui eût produit l'effet d'un fou; et cependant il venait d'immoler impitoyablement une femme sans défense, une femme dont il avait juré à la face du ciel et des hommes d'être le protecteur. La terrible exécution qu'il avait faite, bien que juste d'après les lois du point d'honneur, l'épouvantait et lui apparaissait dans son horrible gravité; et d'ailleurs, sa vengeance n'eût-elle pas dû commencer par le complice d'Édith? Cédant à la colère aveugle, il s'était ôté, en tuant la coupable, tout moyen de remonter à la source du crime. C'était l'infâme séducteur dont il aurait dû arracher le nom à Édith et qu'il eût eu plaisir à torturer lentement et avec la plus ingénieuse barbarie, car une mort prompte n'eût pas assouvi sa vengeance.
Puis, songeant aux liens qui l'attachaient à l'association mystérieuse dont nos lecteurs ont put voir la formule de serment, il s'indignait de cette autorité revendiquée après plusieurs années de silence, et, bien que le serment ne lui eût pas été extorqué il sentait son indépendance se révolter contre cette prétention de disposer de lui.—Il avait juré, il est vrai, mais dans l'enthousiasme de la jeunesse, de mettre toute ses forces et toute son intelligence au service de l'idée commune; mais fallait-il pour cela abjurer les sentiments de son cœur, cesser d'être homme et devenir comme un bâton dans la main cachée?
Il lui semblait saisir une coïncidence étrange entre le déshonneur d'Édith et ce rappel au serment prononcé. N'avait-on pas voulu, par ce coup terrible, le détacher des choses humaines, et profiter de son désespoir pour le jeter à corps perdu dans les entreprises impossibles?
Il se rappelait une phrase prononcée jadis par un des membres influents de l'association: «Dieu a mis la femme sur la terre, de peur que l'homme ne fît de trop grandes choses.» En lui découvrant l'indignité de celle qu'il aimait, sans doute on avait pensé le convaincre, sans réplique, de la maxime de Shakespeare: «Fragilité, c'est le nom de la femme,» et le faire renoncer pour toujours à ses trompeuses amorces.
—Oh! disait-il dans sa pensée, à qui se fier désormais, si le front ment comme la bouche, si la candeur trompe, si la pudeur n'est qu'un masque, si l'étincelle céleste n'est qu'un reflet de l'enfer, si le cœur de la rose est plein de poison, si la couronne virginale ceint des cheveux dénoués par la débauche... Édith! Édith! oh! je t'avais confié sans crainte et sans défiance l'honneur de mon antique maison; j'aurais cru que tu aurais transmis pur le sang des vieux chevaliers et le sang royal de l'Inde qui coule dans nos veines. Et cependant elle m'aimait, j'en suis sûr, s'écria-t-il en frappant violemment son genou avec son poing; non, son doux regard disait vrai; sa voix avait l'accent de l'amour sincère; il y a là-dessous quelque machination horrible. Mais a-t-elle nié l'accusation une seule fois? a-t-elle prononcé un mot pour sa défense? Elle est coupable... coupable... coupable..., continua-t-il en répétant le mot avec l'insistance monotone des gens qui sentent leurs idées s'échapper et qui raccrochent à la dernière syllabe prononcée, comme un rameau sauveur leur raison qui se noie.
Des larmes coulaient le long de ses joues une à une, silencieusement et sans interruption; il ne pensait même pas à les essuyer, et répétait d'un air fou et comme un vague refrain de ballade:
—Elle est coupable, coupable, coupable!
Le jour s'était levé tout à fait, et, des hauteurs de Primerose-Hill, la vue s'étendait sur la ville de Londres, qui commençait à fumer comme une chaudière en ébullition: c'était un spectacle plein de grandeur et de magnificence. De larges traînées de brouillard bleuâtre indiquaient le cours de la Tamise, et ça et là s'élançaient de la brume les flèches pointues des églises indiquées par un rayon de lumière oblique.
Les deux tours de Westminster ébauchaient leurs masses noires presque en ligne directe; le duc d'York posait, imperceptible poupée sur sa mince colonne; puis, à gauche, le monument du feu élevait vers le ciel ses flammes de bronze doré, la Tour groupait sa botte de donjons, Saint-Paul arrondissait sa coupole flanquée de deux campaniles; l'ombre et le clair jouaient sur ces vagues de maisons interrompues de loin en loin par l'îlot verdâtre d'un parc ou d'un square avec une grandeur et une majesté dignes de l'Océan; mais Volmerange, quoique ses yeux immobiles parussent contempler ce panorama merveilleux avec la plus profonde attention, ne voyait absolument rien: l'ombre pâle d'Édith lui interceptait tout ce spectacle.
Sa fureur était tombée, et il se trouvait dans un tel état de prostration, qu'un enfant eût eu raison de lui en ce moment-là; toute sa vitalité avait été épuisée dans cette projection immense; il s'était vidé dans son crime. Il essaya de se lever, mais ses genoux se dérobaient sous lui, un nuage s'abaissa sur ses yeux; ses tempes se couvrirent d'une sueur froide; il retomba au pied de son arbre.
Au même instant passait sur la route un homme d'une apparence honnête et d'une mise simple, mais qui n'excluait pas la confortabilité, une de ces figures que l'on verrait mille fois sans les reconnaître, tant elles savent porter habilement le masque et le domino de la foule.
L'homme s'approcha de Volmerange, qui, excédé d'émotion et de fatigue, glacé par l'air de la nuit était près de s'évanouir.
—Qu'avez-vous, monsieur? lui dit le passant d'un air d'intérêt. Vous êtes bien pâle et paraissez souffrir.
—Oh! rien, une faiblesse, un étourdissement passager, répondit le comte d'une voix presque éteinte.
—Je bénis l'heureux hasard qui m'a fait passer par ici; je suis médecin et je rendais visite à une de mes pratiques de Primerose-Hill: j'ai ici de quoi vous réconforter, dit l'homme en tirant de sa poche un petit portefeuille assez semblable à la trousse des chirurgiens, et dont il sortit un flacon qui paraissait contenir des sels.
—En effet, je ne me sens pas bien, murmura Volmerange en laissant tomber sa tête.
L'officieux passant déboucha le flacon, d'où s'exhala une odeur pénétrante, et le mit sous le nez du malade. Mais la substance qu'il renfermait ne produisit pas l'effet qu'on en eût dû attendre; au lieu de sortir de son évanouissement, Volmerange semblait s'y plonger plus avant, et les efforts qu'il avait faits pour aspirer l'odeur excitante paraissaient avoir épuisé le peu de force qui lui restaient.
Le passant, qui s'était intitulé médecin, bien qu'il vit la pamoison du malade se prolonger, continuait à lui tenir sous les narines le flacon qu'il eût dû retirer, voyant son effet inutile.
A la syncope paraissait avoir succédé la léthargie. Volmerange, les bras flottants, le tronc affaissé, la tête vacillante d'une épaule à l'autre, n'était plus qu'une statue inerte.
—Précieuse invention! murmura le bizarre médecin, très satisfait du singulier résultat de son assistance. Le voilà dans un état convenable; il ne sait plus s'il est au ciel, sur terre ou en enfer; on peut le prendre et l'emporter sans qu'il s'en aperçoive plus qu'un ballot ou un mort de huit jours. Il irait en Chine comme cela. Mais avisons s'il passe quelque voiture où je puisse le loger.
Et il s'élança au milieu de la route, comme pour voir de plus loin.
Il n'eut pas besoin de rester longtemps à son poste d'observation. Une voiture de place se dirigeant vers Londres d'un train inconnu aux cochers de fiacre continentaux apparut avec un rayonnement et un tonnerre de roues à l'horizon du chemin.
Le prétendu médecin fit signe au cocher. La voiture était vide, et l'automédon fit approcher son char du tertre où gisait Volmerange.
—Aidez-moi, dit le faux médecin, à mettre ce gentilhomme dans votre voiture; il a trop bu à souper de vins d'Espagne et de France, et il s'est endormi sous cet arbre dans sa petite promenade matinale. Je le connais et vais le conduire chez lui.
Le cocher aida le passant à loger Volmerange dans le cab sans faire la moindre observation, car le fait d'un gentilhomme ivre n'est pas assez rare pour étonner. Seulement, le cocher, en remontant sur son siège, soupira mélancoliquement en lui-même à cette réflexion:
—Est-il heureux ce lord, d'être gris de si bonne heure.
Cette axiome formulé, il lança son cheval dans la direction indiquée par l'homme qui lui avait désigné une maison située le long d'un de ces roads qui succèdent aux rues sur les confins de Londres.
Au bout de quelques minutes, la voiture s'arrêta devant un mur dans lequel était coupée une petite porte verte dont le bouton de cuivre reluisait comme l'or. Des arbres à moitié effeuillés, qui dépassaient le chaperon de la muraille, indiquaient qu'un jardin assez vaste séparait la maison de la rue.
L'homme qui avait administré à M. de Volmerange le cordial à l'effet stupéfiant tira le bouton et sonna plusieurs fois, séparant ses coups par des intervalles qui paraissaient avoir une signification réglée d'avance.
Un domestique vint ouvrir; l'homme lui dit deux mots à l'oreille; le domestique rentra dans la maison, et bientôt reparut suivi de deux compagnons à teint olivâtre et à figure bizarre, qui prirent Volmerange et l'emportèrent dans un pavillon de forme ronde, formant au coin du corps de logis une de ces tourelles assez fréquentes dans l'architecture anglaise.
Le cocher, largement payé, s'en alla, trouvant l'aventure toute simple; il avait dans la nuit reporté chez eux ou ailleurs quatre ducs ou marquis dans un état pour le moins aussi problématique que celui de Volmerange.
L'homme au flacon, ayant achevé sa mission, se retira aussi, après avoir écrit sur un carré de papier, qu'il déchira de son portefeuille, quelques mots moitié en chiffres, moitié en caractères d'une langue inconnue, qu'il remit au domestique qui était venu ouvrir.
La maison dans laquelle on avait apporté Volmerange avait un aspect d'élégance et de richesse qui excluait toute idée de vol et de guet-apens. Une véranda blanche et rose jetait son ombre découpée sur un perron de marbre blanc; des glaces sans tain, et d'une seule pièce, posées au-dessus des cheminées, laissaient transparaître d'énormes vases de la Chine remplis de fleura. La cage de cristal d'une serre immense dans laquelle le salon paraissait se continuer, tenait sous cloche une vraie forêt vierge; les lataniers, les bambous, les tulipiers, les jamroses, les lianes, les passiflores, les pamplemousses, les raquettes s'y épanouissaient avec une violence toute tropicale, brandissant les dards, les coutelas, les griffes de leurs feuillages monstrueux et féroces, faisant éclater leurs calices comme des bombes de parfums et de couleurs, et palpiter les pétales de leurs fleurs comme les ailes des papillons de Cachemyr.
Les deux laquais basanés déposèrent sur un divan Volmerange toujours endormi, et se retirèrent en silence, n'ayant pas l'air autrement surpris de l'arrivée de ce personnage, que sans doute ils voyaient pour la première fois.
Il y avait déjà quelques minutes qu'il reposait, toujours sous l'influence du narcotique, et personne ne paraissait.
La pièce où il avait été déposé offrait, dans son ameublement d'une simplicité élégante, quelques particularités qui eussent pu guider les suppositions de l'observateur; une fine natte indienne recouvrait le plancher, et sur la cheminée se contournait une idole de la Trimourti mystique représentant Brahma, Wishnou et Shiva; un bouclier de peau d'éléphant, un sabre courbe, un krick malais et deux javelines formaient trophée le long de la muraille. Ces détails caractéristiques, et moins bizarres à Londres que partout ailleurs, semblaient indiquer la demeure d'un nabab enrichi à Calcutta ou d'un civilien haut employé de la Compagnie des Indes.
Bientôt une portière de brocart se souleva et donna passage à une figure étrange: c'était un vieillard de haute taille, un peu courbé, qui s'avançait en s'appuyant sur un bâton aussi blanc que l'ivoire; sa face maigre, desséchée et comme momifiée, avait la teinte du cuir de Cordoue ou du tabac de la Havane; de larges orbites de bistre cerclaient ses yeux creux et brillants comme des yeux d'animal, et dont l'âge n'avait pas amorti une seule étincelle; son nez, courbé en bec d'aigle, était presque ossifié, et ses cartilages endurcis luisaient comme un os; ses joues caves, sillonnées de rides profondes, adhéraient aux mâchoires, et ses lèvres bridaient sur des dents que l'usage du bétel avait rendues jaunes comme de l'or; les jointures des mains, presque pareilles à celles des orangs-outangs, se plissaient transversalement comme le cou-de-pied des bottes à la hussarde.
Une petite perruque rousse, de celles dites de chiendent, recouvrait cette tête hâlée, brûlée et comme calcinée par le soleil, couvant les passions et le feu dévorant d'une idée fixe; sous le bord de cette perruque scintillaient deux anneaux d'or mordant le lobe d'une oreille semblable à un bout de vieux cuir.
A voir ce spectre jaune, plissé, feuilleté comme un livre, si sec, que ses jointures craquaient en marchant, comme celles des genoux de don Pèdre, on l'aurait cru, non pas centenaire, mais millenaire. Il accusait un nombre d'années fabuleux, et pourtant ses prunelles, seuls points vivants dans sa face morte, étincelaient de jeunesse. Toute la vigueur de ce corps anéanti, et conservé sur terre par une volonté puissante, s'y était réfugiée.
Si Volmerange eût pu secouer l'invincible torpeur qui l'accablait et le retenait dans un sommeil hébété, il eût frémi en voyant cet être fantastique glisser vers lui avec une allure de fantôme, et il se serait cru en proie aux épouvantements du cauchemar: malgré son large habit noir, sa culotte et ses bas de soie que n'eût pas désavoués un ministre prêt à monter en chaire, costume tout à fait contraire à l'emploi d'apparition, le vieillard semblait arriver directement de l'autre monde.
Aucun sentiment de malveillance ne paraissait cependant l'animer, et il se dirigea du côté du divan d'un air aussi visiblement satisfait que le permettaient son teint de pharaon empaillé et les milliers de rides que dessinait son sourire dans sa figure antédiluvienne.
Il tenait encore à la main le papier sur lequel l'homme, en remettant Volmerange au domestique, avait griffonné quelques lignes en signes mystérieux, et le contenu sans doute était de nature à lui être agréable, car, en le relisant une dernière fois avant de le jeter au feu, il dit a demi voix:
—Vraiment ce garçon est très intelligent; il faudra que j'avise à récompenser son zèle.
Cela dit, il s'assit près de Volmerange, attendant que l'effet du narcotique se dissipât; mais, voyant que le jeune comte ne s'éveillait pas encore, il appela ses laquais basanés et le fit déposer sur un lit de repos dans une salle voisine.
Cette salle, ornée et meublée avec une extrême magnificence, rappelait les fabuleuses splendeurs des contes orientaux. Aucun palais d'Haïderabad ou de Bénarès n'en contenait assurément un plus riche et plus splendide.
De légères colonnes de marbre blanc, entourées d'un cep de vigne, dont les feuilles étaient figurées par des semences d'émeraudes et les grappes par des grenats, soutenaient un plafond fouillé, ciselé, découpé, écartelé de mille caissons pleins de fleurs, d'étoiles, d'ornements fantastiques et touffus comme la voûte d'une forêt.
Sur les murailles courait une frise contenant les principaux mystères de la théogonie indienne: on y voyait taillé tout un monde de dieux à trompe d'éléphant, à bras de polype, tenant à la main des lotus, des sceptres, des fléaux; des monstres, moitié hommes, moitié animaux, aux membres feuillus et contournés en arabesques, symboles mystérieux de profondes pouces cosmogoniques. Malgré leur roideur hiératique et la naïveté enfantine de leur exécution, ces sculptures avaient une vie étrange, les complications de leurs enlacements les faisaient fourmiller à l'œil, et leur donnaient comme une espèce de mouvement immobile.
De larges portières de damas broché d'or tombaient à plis puissants, et remplissaient l'interstice des colonnes.
Un tapis, que ses dessins compliqués et ses palmettes de mille couleurs faisaient ressembler à un châle de cachemire tissu pour les épaules d'une géante, couvrait le plancher de sa moelleuse épaisseur.
Autour de la salle régnait un divan bas, couvert d'une de ces étoffes merveilleuses où l'Inde semble attacher avec de la soie les nuances brillantes de son ciel et de ses fleurs.
Un jour doux et laiteux, tamisé par des vitres dépolies, versait à ces magnificences asiatiques des lueurs vagues, estompées encore par un imperceptible nuage de fumée bleuâtre provenant des parfums brûlés sur les cassolettes aux quatre coins de la salle, et donnait à cette salle, déjà surprenante par elle-même, un aspect tout à fait féerique. Derrière cette gaze vaporeuse, les ors, les grenats, les cristaux, les saillies des sculptures, avaient des phosphorescences et des illuminations subites de l'effet le plus bizarre. Un morceau de bas-relief frisé par la lumière semblait se mettre en marche, une colonne pivoter sur elle-même et se tordre en spirale, et, soit que les aromes des fleurs exotiques, jaillissant des grands vases, eussent un effet vertigineux, soit que les parfums des cassolettes continssent quelques-unes de ces préparations enivrantes dont l'Inde a l'habitude et le secret, au bout de quelques minutes tout prenait, dans cette salle fouillée en pagode, la physionomie indécise et changeante des objets entrevus dans le rêve.
Le personnage bizarre dont nous avons tout à l'heure esquissé les traits venait de reparaître après une courte absence, mais il était débarrassé de ses habits noirs et de sa défroque européenne; un turban artistement roulé avait remplacé sur son crâne rasé la perruque de chiendent; deux lignes blanches faites avec de la poussière consacrée rayaient son front fauve; un anneau de brillants scintillait suspendu à sa cloison nasale; une robe de mousseline descendait de ses épaules à ses pieds avec des plis droits auxquels le corps qu'ils recouvraient n'imprimait pas la moindre inflexion, tant était grande la maigreur du vieillard.
Cette tête cuivrée entre ce gros turban et cette longue robe blanche produisait le contraste le plus étrange. Ces deux blancheurs avaient rendu à ce masque bistré son obscurité indienne.
On eût dit un dévot sortant de la caverne d'Elephanta ou de la pagode de Jaggernaut, pour la solennité de la promenade du char aux roues sanglantes.
Il se tenait debout à côté du lit de repos, épiant le moment où, la force de la drogue soporifique n'agissant plus, Volmerange se réveillerait de son assoupissement.
Déjà celui-ci avait à demi soulevé ses paupières, et, à travers l'interstice de ses cils, aperçu vaguement les colonnes aériennes, le plafond vertigineux de la salle, et le vieil Indien planté près de lui comme un fantôme, le regardant avec ces yeux obstinés dont vous poursuivent les personnages des rêves; mais il n'avait pas pris ce qu'il voyait pour un retour à la vie réelle, et il se croyait encore errant dans les chimériques pays du sommeil. S'être évanoui au pied d'un arbre sur la colline de Primerose-Hill, et revenir à soi sur un divan de cachemire, dans une salle du palais d'Aureng-Zeb, au fin fond de l'Inde, à trois mille lieues de l'endroit où l'on a perdu connaissance, il y aurait eu de quoi étonner un cerveau moins ébranlé que celui de Volmerange. Il restait donc immobile, ne sachant s'il veillait ou s'il dormait, et cherchant a renouer le fil rompu de ses idées. Enfin, se décidant à ouvrir complètement les yeux, il promena autour de lui son regard étonné et ne put pas, cette fois, se refuser à l'évidence.
L'endroit où il se trouvait, quoique très fantastique, n'appartenait en rien à l'architecture du rêve: c'était par la main des hommes et non par celles des esprits qui peuplent le sommeil de merveilles impalpables, que ces colonnes avaient été cannelées, ces plafonds peints, ces bas-reliefs fouillés. Il ne reposait pas sur un banc de nuages, mais sur un lit authentique. Il voyait bien là-bas une énorme pivoine de la Chine épanouir sa touffe écarlate, dans un pot de porcelaine du Japon. Les parfums chatouillaient son nerf olfactif d'un arome bien réel. La figure de l'Indien, quoique digne des pinceaux de la fantaisie nocturne, présentait des ombres et des clairs parfaitement appréciables, et se modelait d'une façon toute positive. Il n'y avait pas moyen de douter.
Se soulevant sur le coude, Volmerange adressa au long fantôme blanc la question classique en pareil cas, et dit comme un héros de tragédie sortant de son égarement:
—Où suis-je?
—Dans un lieu où vous êtes le maître, répondit l'Indien en s'inclinant avec respect.
A ce moment, un frisson de clochettes se fit entendre derrière un rideau; les anneaux grincèrent sur leurs tringles, et un troisième personnage pénétra dans la salle.
XIII
Une jeune fille, d'une beauté inouïe et revêtue d'un riche costume indien, fit son apparition dans la chambre; apparition est le mot, car on l'eût plutôt prise pour une apsara descendue de la cour d'Indra que pour une simple mortelle.
Son teint, singulier dans nos idées européennes, avait l'éclat de l'or; cette nuance ambrée, semblable à celle que le temps a donnée aux chairs peintes par Titien, n'empêchait pas, pourtant, les roses de la fraîcheur de s'épanouir sur les joues de la jeune fille; ses yeux, coupés en amande et surmontés de sourcils si nets qu'on eût pu les croire tracés à l'encre de Chine, s'allongeaient vers les tempes, agrandis par une ligne de surmé partie des paupières frangées d'un rideau de cils bleus; les deux prunelles de ces yeux brillaient d'un éclat velouté et semblaient deux étoiles noires sur un ciel d'argent. Le nez mince, finement coupé, aux narines avivées de rose, portait à sa racine un léger tatouage fait avec la teinture de gorotchana, et, à sa cloison, un anneau d'or étoilé de diamants, qui laissait scintiller à travers son cercle des perles d'un orient parfait, serties dans un sourire vermeil comme le fruit du jujubier. Ces diamants et ces perles, confondant leurs éclairs, donnaient à ce teint un peu fauve la lumière dont il eût peut-être manqué sans cela. Les joues lisses, onctueuses comme l'ivoire, s'unissaient au menton par des lignes d'une netteté idéale. Le roi Douchmanta lui-même, ce Raphaël indien, n'aurait pu reproduire avec son gracieux pinceau toute la finesse de ces contours. Derrière les oreilles, petites et bordées d'un ourlet de nacre comme un coquillage de Ceylan, un tendre rameau de siricha, attaché à un nœud de filigrane, laissait pendre avec grâce sur la joue délicate de la jeune fille la houppe soyeuse et parfumée de ses fleurs. Ses cheveux, dont la raie était marquée par une ligne de carmin, se divisaient en bandeaux pour se réunir sur la nuque en tresses mêlées de fils d'or, des plaques de pierreries ressortaient sur ce fond d'un noir bleuâtre.
Sa gorge, contenue dans une étroite brassière de soie cramoisie surchargée de tant d'ornements, que l'étoffe disparaissait presque, était séparée par un nœud formé de filaments de lotus, qui brillaient comme des fils d'argent ou des rayons de lune tissés. Ses bras fins, arrondis, flexibles comme des lianes, étaient serrés près de l'épaule par des bracelets en forme de serpents pareils à ceux du dieu Mahadeva, et au poignet par un quintuple rang de perles. Ses mains d'une petitesse enfantine, avaient la paume et les ongles teints en rouge, et des anneaux de brillants scintillaient à leur phalanges; un cercle d'or constellé d'améthystes et de grenats emprisonnait sa taille souple, nue du corset à la hanche, suivant la mode orientale, et fixait les plis d'un pantalon d'étoffe bariolée qui, arrêté aux chevilles laissait, voir, jaillissant d'un amas de bracelets de perles et de cercles d'or ornés de petites clochettes, deux pieds mignons aux talons polis, aux doigts chargés du bagues et colorés en rose par le henné, comme les joues d'une vierge qui rougit de pudeur. Une écharpe nuancée d'autant de couleurs que l'arc-en-ciel ou la queue du paon qui sert de monture à Saravasti, et dont les bouts passaient sous la ceinture d'or, jouait à plis caressants autour de ce corps onduleux et mince comme une tige de palmier. Sur la poitrine ruisselait, avec un frisson métallique, une cascade de colliers, perles de toutes couleurs, chaînons bruissants, boules dorées, fleurs de lotus réunies en chapelet, tout ce que la coquetterie indienne peut inventer de splendide et de suave; des marques mystérieuses faites avec la poudre de santal se dessinaient vaguement à la base du cou parmi cet éclat phosphorescent, et, pour que rien ne manquât à la localité du costume, la jeune fille exhalait autour d'elle un faible et délicieux parfum d'ousira.
Ni Parvati, la femme de Mahadeva, ni Misrakesi, ni Menaca n'égalaient en beauté la jeune Indienne, qui s'avança vers Volmerange, pétrifié de surprise, en faisant bruire dans sa marche ses colliers, ses bracelets et les clochettes de ses chevilles.
La poésie mystérieuse de l'Inde semblait personnifiée dans cette belle fille, éclatante et sombre, délicate et sauvage, luxueuse et nue, faisant appel à toutes les idées et à tous les sens; aux idées par ses tatouages et ses ornements symboliques; aux sons par sa beauté, son éclat et son parfum; l'or, les diamants, les perles, les fleurs faisaient d'elle un foyer de rayons dont les moins vifs n'étaient pas ceux de ses prunelles.
Elle vint ainsi jusqu'au divan avec des ondulations alanguies pleines d'une chaste volupté, appuyant un peu le talon comme Sacountala sur le sable du sentier fleuri, et, quand elle fut parvenue en face de Volmerange, elle s'agenouilla et se tint dans la même attitude de contemplation respectueuse que Laksmi admirant Wishnou couché dans sa feuille de lotus, et flottant sur l'infini, à l'ombre de son dais de serpents.
Malgré toutes les raisons qu'il avait de se croire éveillé, Volmerange dû penser qu'il était le jouet de quelque hallucination prodigieuse. Il y avait si peu de rapport entre les événements de la nuit et ce qui se passait, qu'on eût pu s'imaginer à moins avoir la cervelle dérangée, et cependant rien n'était plus réel que l'être charmant incliné à ses pieds.
Cette scène faisait à Volmerange une impression profonde. Sa mère était Indienne et d'une de ces races royales dépossédées par les conquêtes des Anglais. Les gouttes de sang asiatique qui coulaient dans ses veines, mêlées au sang glacé du Nord, semblaient en ce moment couler plus rapides et entraîner dans leur cours la portion européenne. Ses souvenirs d'enfance revenaient en foule: il voyait comme dans un mirage s'élever à l'horizon les cimes neigeuses de l'Himalaya, les pagodes arrondir leurs dômes, l'asoca épanouir ses fleurs orangées, et le Malini bercer dans ses eaux bleues des couples de cygnes en amour. Toute la poésie du passé renaissait dans cette rétrospection évocatrice.
L'architecture de la salle, les parfums de la madhavi, le costume du vieil Indou, l'éclat éblouissant de la jeune fille, éveillaient en lui des réminiscences endormies: la figure même de la belle créature affaissée à ses genoux dans une attitude d'adoration amoureuse ne lui était pas complètement inconnue, quoiqu'il fût sûr de la voir pour la première fois. Où s'étaient-ils rencontrés? dans le monde des rêves, ou dans quelque incarnation antérieure? C'est ce qu'il n'aurait su dire. Pourtant un essaim confus de pensées bourdonnait autour de sa tête, et il lui semblait avoir vécu longtemps avec celle qu'il regardait depuis quelques minutes à peine.
Le vieux fantôme à figure jaune et à robe blanche paraissait avoir compté sur cet effet, et il fixait avec une persistance étrange ses yeux flamboyants sur Volmerange, pour suivre ses mouvements intérieurs.
Apparemment, le comte ne manifesta pas assez vite ses émotions au gré de Dakcha (c'est ainsi que se nommait l'Indien), car il fit signe à la jeune fille de prendre la parole.
—Cher seigneur, dit celle-ci, dans cet idiome indostani plein de voyelles et doux comme de la musique, ne vous souvient-il plus de Priyamvada?
Les sons de cette langue qu'il avait parlée aux Indes dès son enfance et qu'il avait négligée depuis qu'il habitait l'Europe ne présentèrent d'abord à ses oreilles qu'un murmure mélodieusement rythmé, et il lui fallut un peu de temps pour en saisir le sens: il avait compris l'air avant les paroles.
—Priyamvada? dit-il lentement et comme pour se donner le temps de se ressouvenir, Priyamvada?... celle dont le langage a la douceur du miel?... Non, je ne me la rappelle pas... Pourtant il me semble... Oui, c'est cela; j'ai connu une enfant, une petite fille.
—Dix ans écoulés ont fait une jeune fille de l'enfant née de la sœur de votre mère.
—Ah! c'est toi à qui je donnais pour jouer de petits éléphants d'ivoire, des tigres de bois sculpté et des paons de terre cuite peints de mille couleurs. Priyamvada, ma cousine au teint doré, j'avais un peu oublié cette parenté sauvage.
—Je ne l'ai pas oubliée, moi, et j'honore en vous le dernier de cette race de rois qui ont eu des dieux pour ancêtres et se sont assis sur les nuages avant de s'asseoir sur des trônes...
—Quoique votre père fût Européen, ajouta Dakcha, une seule goutte de ce sang divin transmise par votre mère vous fait le fils de ces dynasties qui vivaient et florissaient des siècles avant que votre froide Europe fût sortie du chaos ou émergée des eaux diluviales.
—Vous êtes l'espoir de tout un peuple, ajouta Priyamvada de sa voix musicale et caressante, avec un accent d'indicible flatterie.
—Moi, l'espoir de tout un peuple? Quelle étrange folie! répliqua Volmerange.
—Oui, Priyamvada a dit la vérité, reprit Dakcha en s'inclinant et en croisant sur sa poitrine osseuse ses mains décharnées et noires comme les pattes d'un singe; vous êtes désigné par le ciel à de grands destins. Touché des souffrances de mon pays, je me suis voué, pendant trente ans, aux plus effroyables austérités pour obtenir sa grâce des dieux; né riche, j'ai vécu comme le plus pauvre paria; j'ai traité si durement ce misérable corps, qu'il ressemble à ces momies desséchées depuis quarante siècles dans les syringes de l'Égypte; car j'ai voulu détruire cette chair infirme pour que l'âme dégagée pût remonter à la source des choses et lire dans la pensée des dieux. Oh! j'ai bien souffert, continua-t-il avec une exaltation croissante; et le don de voir, je l'ai chèrement payé. La pluie a fait ruisseler ses torrents glacés et le soleil ses torrents de feu sur mon corps immobile, dans la position la plus gênante. Mes ongles ont, en poussant, percé mes mains fermées; brûlant de soif, exténué de faim, hideux, souillé de poussière, n'ayant plus rien d'humain, je suis resté là, bien des étés, bien des hivers, objet d'épouvante et de pitié; les termites bâtissaient leur cité à côté de moi; les oiseaux du ciel faisaient leur nid dans mes cheveux hérissés en broussaille; les hippopotames cuirassés de fange venaient se frotter à moi comme à un tronc d'arbre; le tigre aiguisait ses griffes sur mes côtes, me prenant pour une roche; les enfants cherchaient à m'arracher les yeux en les voyant luire comme des morceaux de cristal dans ce tas de fange inerte. Le tonnerre m'est tombé une fois dessus, sans pouvoir interrompre mes prières. Aussi Brahma, Wishnou et Shiva ont-ils pris ma pénitence en considération, et la vénérable Trimurti, lorsque, mon temps achevé, je suis allé la consulter dans les cavernes d'Elephanta, a-t-elle daigné me dire trois fois, par les bouches de sa triple tête, le nom du sauveur prédestiné.
En tenant cet étrange discours, Dakcha semblait s'être transfiguré; sa taille voûtée s'était redressée, ses yeux étincelaient d'enthousiasme, une lumière éclairait sa face brune; ses rides avaient presque disparu, et la jeunesse de l'âme, amenée à la surface, voilait momentanément la décrépitude du corps.
Volmerange, surpris, l'écoutait avec une sorte d'effroi respectueux, et Priyamvada, saisie d'admiration, prit le bord de la robe du saint homme et la baisa religieusement: pour elle, Dakcha était un gourou, un être divin. Quand elle se releva, ses yeux étaient remplis de larmes, comme deux calices de lotus emperlés par la rosée matinale.
Ce groupe était d'un effet charmant. Cette jeune créature, aux mouvements gracieux, aux formes arrondies, aux vêtements somptueux, formait un contraste comme cherché à plaisir avec ce vieillard sec, anguleux et fauve; on eût dit la personnification de la poésie à côté de la personnification du fanatisme.
Cette scène étrange avait distrait le comte des événements de la nuit; tout ce qui s'était passé dans la chambre nuptiale et sur le pont de Blackfriars lui produisait l'effet d'un cauchemar fiévreux chassé par les douces clartés du matin; il se demandait si lui, Volmerange, s'était bien réellement marié la veille et avait jeté sa femme coupable dans la Tamise. Cet avertissement, ces lettres, cet écroulement de son bonheur, cette catastrophe horrible, le laissaient presque incrédule, et il restait là, rêveur, à regarder Dakcha et Priyamvada.
Dakcha, revenu de son exaltation, rentrait peu à peu dans la vie réelle et perdait son air inspiré; ce n'était plus que le vieillard parcheminé dont nous avons tracé plus haut le portrait. Le prophète avait disparu; il ne restait plus que l'homme et l'homme dit au comte avec un sourire obséquieux:
—Maintenant que Votre Seigneurie sait qu'elle est chez le mouni Dakcha, de la secte des brahmanes, je puis me retirer. Des ablutions à faire, pour me purifier des souillures qu'un saint même ne peut éviter dans ces villes infidèles, m'obligent à rentrer dans ma chambre orientée. Priyamvada restera avec vous, et son entretien vous sera plus agréable sans doute que celui d'un vieux brahme épuisé par la pénitence.
Après avoir dit ces mots, Dakcha laissa retomber l'épaisse portière dont il avait soulevé le pli, et disparut.
Priyamvada, se groupant aux pieds de Volmerange avec la grâce d'une gazelle familière, lui prit la main, et, levant vers lui ses yeux brillants sous leurs lignes de surmeh, lui dit d'une voix pleine de roucoulements mélodieux:
—Qu'a donc mon gracieux seigneur? il semble triste et préoccupé; ne serait-il pas heureux?
Un soupir fut la seule réponse de Volmerange.
—Oh! personne n'est heureux, continua Priyamvada, dans ce climat maudit, sur cette terre ingrate où les fleurs ne peuvent éclore qu'emprisonnées sous verre avec un poêle pour soleil, ou les femmes sont pâles comme la neige sur le sommet des montagnes et ne savent pas aimer.
Cette phrase, qui ravivait les blessures de Volmerange, lui fit faire un soubresaut douloureux; ses yeux étincelèrent.
La jeune Indienne, saisissant au vol cet éclair de colère, comprit qu'elle avait touché juste, et reprit de sa voix la plus douce:
—Une femme d'Europe aurait-elle causé quelque chagrin au descendant des rois de la dynastie lunaire!
Volmerange ne répondit pas, mais un profond sanglot souleva sa poitrine.
Fondant sa voix dans une intonation plus moelleuse encore, Priyamvada continua, son interrogatoire:
—Est-il possible que mon seigneur, dont la beauté éclatante surpasse celle de Chandra lorsqu'il parcourt le ciel sur son char d'argent, n'a pas été aimé aussitôt qu'il a daigné abaisser son regard sur une simple jeune fille, lui que les apsaras seraient heureuses de servir à genoux?
En prononçant cette phrase, la jeune Indienne avait noué ses bras autour du corps de Volmerange comme une jolie mâlicâ en fleur qui s'élance au tronc d'un amra; son charmant visage, rapproché de celui du comte, semblait dire, par l'éclair mouillé des yeux et la grâce compatissante du sourire, combien son beau cousin d'Europe eût été avec elle à l'abri d'un semblable malheur.
Pour toute réponse, Volmerange pencha sa tête sur l'épaule de Priyamvada, qui bientôt la sentit trempée de larmes.
—Eh quoi! dit Priyamvada en essuyant d'un chaste baiser les larmes aux paupières de Volmerange, une de ces capricieuses femmes du Nord, plus changeantes que les reflets de l'opale ou la peau du caméléon, aurait-elle trompé le gracieux seigneur, comme s'il pouvait avoir son égal dans la nature, car un homme de la race des dieux ne pleure que pour une trahison?
—Oui, Priyamvada, j'ai été trahi, indignement trahi! s'écria Volmerange, ne pouvant plus contenir ce secret fatal.
—Et j'espère, répondit Priyamvada du ton le plus tranquille, le plus musical, que mon cher seigneur a tué la coupable?
—La Tamise a caché et puni sa faute.
—C'est un châtiment bien doux; dans mon pays, le pied de l'éléphant se fût posé sur cette poitrine menteuse et y eût lentement écrasé le cœur de la perfide; ou bien le tigre eût déchiré comme un voile de gaze ce corps souillé d'un autre amour, à moins que le maître n'eût préféré enfermer la criminelle dans un sac avec un nid de cobras-capellos. Que ce souvenir s'efface de votre esprit comme un petit nuage balayé du ciel, comme un flocon d'écume qui se fond dans l'Océan; oubliez l'Europe et venez dans l'Inde, où les adorations vous attendent. Là, sous un climat de feu, on respire des brises chargées d'enivrants parfums; les fleurs géantes ouvrent leurs calices comme des urnes; le lotus s'étale langoureusement sur les tirthas consacrés; dans les forêts et dans les près croissent les cinq fleurs dont Cama, le dieu de l'amour, arme les pointes de ses flèches; le tchampaca, l'amra, le kesara, le ketaca et le bilva, qui toutes allument au cœur un feu différent, mais d'une ardeur égale; les chants plaintifs des cokilas et des tchavatracas se répondent d'une rive à l'autre; là, un regard attache pour la vie; là, une femme aime au delà du trépas, et sa flamme ne peut s'éteindre que dans les cendres du bûcher: c'est là qu'il faut vivre, c'est là qu'il faut mourir pour un unique amour. Oh! viens là-bas, cher maître, et, dans les bras et sur le cœur de Priyamvada, s'évanouira bientôt, comme le songe d'une nuit d'hiver, ce long cauchemar septentrional que tu as cru être la vie!
L'Indienne, se croyant déjà sans doute revenue dans sa patrie, attirait Volmerange sur son sein, où frémissaient les colliers d'or, où les perles s'entre-choquaient soulevées par sa respiration saccadée. Ainsi enveloppé, enlacé par les caresses hardiment virginales de cet être aux passions naïves et chastes comme la nature aux premiers jours de la création, Volmerange éprouvait un trouble profond et sentait des vagues de flamme lui passer sur le visage; son bras, sans qu'il en eût la conscience, se ferma de lui-même sur la taille cambrée de Priyamvada.
Un pli de la portière se dérangea un peu, et laissa scintiller les yeux métalliques du vieux brahme.
Volmerange et Priyamvada étaient trop occupés d'eux-mêmes pour y faire attention.
—Bien! se dit Dakcha en contemplant le spectacle, il paraît que l'Europe et l'Inde se réconcilient, et que Priyamvada et Volmerange veulent s'unir selon le mode gandharva, un mode très respectable que Manou admet parmi ses lois. Rien ne pouvait mieux servir mes projets.
Et il se retira aussi doucement que possible.
—Viendrez-vous avec moi dans le Pendjâb? dit Priyamvada au comte, dont les lèvres venaient d'effleurer son front.
—Oui; mais il me reste un coupable à punir, répondit Volmerange d'un ton où tremblait la fureur.
—C'est juste, répliqua la jeune fille; mais permettez à votre esclave de s'étonner qu'un homme qui vous a offensé ne soit pas encore anéanti par votre vengeance.
—Je ne le connais pas, j'ai eu la preuve du crime et j'ignore le criminel. Un art infernal a ourdi cette trame. Aucun indice ne peut me guider.
—Écoutez-moi, dit Priyamvada pensive; vous autres Européens, qui vous fiez à vos sciences factices inventées d'hier, vous ne vivez plus dans le commerce de la nature, vous avez brisé les liens qui rattachent l'homme aux puissances occultes de la création. L'Inde est le pays des traditions et des mystères, et l'on y sait encore plus d'un vieux secret autrefois communiqué par les dieux qui confondrait d'étonnement vos sages incrédules. Priyamvada n'est qu'une simple jeune fille que les orgueilleuses ladies traiteraient comme une sauvage bonne à égayer une soirée; mais j'ai entendu plus d'une fois les brahmes, assis sur une peau de gazelle entre les quatre réchauds mystiques, parler de ce qui pouvait et de ce qui ne se pouvait pas. Eh bien, je vais vous faire découvrir le coupable, fût-il caché à l'autre bout de la terre.
XIV
Priyamvada se leva et alla prendre dans un coin de la salle une petite table de laque de Chine qu'elle apporta devant Volmerange, qui suivait tous ses mouvements avec une curiosité inquiète.
Une fleur de lotus rose, fraîchement épanouie, trempait sa queue dans une coupe de cristal pleine d'eau. Priyamvada prit la fleur et vida la coupe sur la terre d'un vase du Japon; puis elle la posa sur la table après l'avoir remplie d'une eau nouvellement puisée dans une buire curieusement ciselée et fermée avec soin.
—Ceci, dit la jeune Indienne, est l'eau mystérieuse qui est descendue du ciel sur la montagne Chimavontam, et coule du mufle de la vache sacrée conduite dans ses détours par le pieux Bagireta; c'est l'eau sainte du fleuve qu'on appelait autrefois Chlialoros, et que maintenant on nomme le Gange. Je l'ai recueillie en me penchant de l'escalier de marbre de la pagode de Bénarès et avec les formalités voulues; elle a donc toutes ses vertus divines, et le succès de notre expérience est infaillible.
Le comte écoutait Priyamvada de toute son attention sans se rendre compte de ce qu'elle voulait faire.
Elle ouvrit différentes boîtes d'où elle tira des poudres qu'elle disposa sur des brûle-parfums de porcelaine aux quatre coins de la table; de légers nuages bleuâtres commencèrent à s'élever en spirale et à répandre une odeur pénétrante.
—Maintenant, dit Priyamvada à Volmerange, penchez votre visage sur cette coupe et plongez votre regard dans l'eau qu'elle contient avec toute la fixité dont vous serez capable, pendant que je vais prononcer les paroles magiques et faire l'appel aux puissances mystérieuses.
Rien ne ressemblait moins aux sorcelleries ordinaires que cette scène; point de caverne, point de taudis, point de crapaud familier, pas de chat noir, pas de grimoire graisseux: une salle vaste et splendide, une coupe d'eau claire, des parfums et une jeune fille charmante; il n'y avait là rien de bien effrayant, et pourtant ce ne fut pas sans un certain battement de cœur que Volmerange s'inclina sur la coupe. L'inconnu alarme toujours un peu, sous quelque forme qu'il se présente.
Debout près de la table, Friyamvada récitait à demi voix, et dans une langue inconnue à Volmerange, des formules d'incantation. La plus vive ferveur paraissait l'animer; ses yeux se levaient au plafond, et leurs prunelles, fuyant sous les paupières, ne laissaient plus voir que le blanc nacré du cristallin. Sa gorge se gonflait, soulevée par d'ardents soupirs, et le feu de la prière glissait des teintes pourprées sous l'ambre jaune de sa peau. Elle continua ainsi quelque temps, et, revenant à un idiome intelligible, elle dit, comme s'adressant à des êtres visibles seulement pour elle:
—Allons, le Rouge et le Doré, faites votre devoir.
Volmerange, qui, jusque-là s'était tenu penché sur la coupe sans y découvrir autre chose que de l'eau claire, vit se répandre tout à coup dans sa limpidité un nuage laiteux, comme si une fumée montait du fond.
—Le nuage a-t-il paru? demanda la jeune Indienne.
—Oui; on dirait qu'une main invisible a répandu une essence dans cette eau qui a blanchi tout à coup.
—C'est la main de l'Esprit qui trouble l'eau, répondit Priyamvada du ton le plus simple.
Le comte ne put s'empêcher de relever la tête.
—Ne regardez pas hors de la table, s'écria Priyamvada d'un ton suppliant; vous rompriez le charme.
Docile à l'injonction de sa brune cousine, Volmerange inclina de nouveau le front.
—Que voyez-vous maintenant?
—Un cercle coloré se dessine au fond de la coupe.
—Rien qu'un seul?
—Oh! le voici qui se dédouble et brille nuancé de toutes les couleurs du prisme.
—Deux, ce n'est pas assez, il en faut trois: un pour Brahma, un pour Wishnou, un pour Shiva. Regardez bien attentivement; je vais répéter l'incantation, dit Priyamvada en reprenant son attitude excentrique.
Le troisième cercle parut; d'abord indécis et décoloré, pareil à ces ombres d'are-en-ciel qui se projettent à côté du véritable; bientôt il arrêta ses contours et s'inscrivit radieux et brillant à côté des deux autres.
—Il y a trois cercles à présent, s'écria le comte, qui, malgré son incrédulité européenne, ne pouvait s'empêcher d'être étonné de l'apparition de ces trois anneaux flamboyants, qu'aucune raison physique n'expliquait.
—Les anneaux y sont tous les trois, dit Priyamvada; le cadre est prêt. Esprits, amenez celui qu'on veut voir. En quelque partie du monde et en quelque temps qu'il ait vécu, fût-ce avant Adam, qui est enterré dans l'île de Serendib, forcez-le à paraître et à se trahir lui-même, ombre s'il est mort, portrait s'il est vivant.
Ces paroles, dites du ton le plus solennel, firent pencher plus avidement Volmerange sur la coupe. Devait-il croire à l'efficacité des incantations magiques de Priyamvada? Ses préjugés d'homme civilisé se révoltaient à cette idée, et cependant les effets déjà produits ne lui permettaient guère d'être incrédule. Son incertitude, en tout cas, ne devait pas durer longtemps.
Au fond de la coupe, dans l'espace circonscrit par les trois anneaux lumineux, Volmerange vit apparaître, dans les profondeurs d'un immense lointain, un point qui s'approchait avec rapidité, se dessinant de plus en plus nettement.
—Voyez-vous apparaître quelque chose? dit Priyamvada à Volmerange.
—Un homme dont je ne puis encore discerner les traits, s'avance vers moi.
—Lorsque vous le verrez plus distinctement, tâchez de bien graver ses traits dans votre mémoire; car je ne puis deux fois détacher un spectre de la même personne, ajouta la jeune Indienne d'un ton grave.
La figure évoquée prenait plus de précision, ébauchée sous l'eau par un pinceau mystérieux; un éclair traversa la coupe, et Volmerange reconnut, à n'en pouvoir douter, la tête pâle et fine de Xavier.
Il poussa un cri d'étonnement et de rage; le nuage laiteux remplit de nouveau la coupe, l'image se troubla et tout disparut.
—Dolfos! un des membres de notre junte, poursuivit Volmerange atterré.
Dolfos était le vrai nom de Xavier, qui n'était connu d'Édith que sous ce pseudonyme. Xavier, ou, pour mieux dire, Dolfos, ne pouvant prévoir cette scène d'hydromancie, avait cru ajouter ainsi à l'obscurité dont il avait enveloppé sa ténébreuse intrigue.
Priyamvada, qui ne paraissait nullement surprise de ce résultat prodigieux, reversa l'eau du Gange dans le vase où elle l'avait puisée.
—Maintenant, mon cher seigneur peut se venger s'il le veut, dit la jeune fille; par mon art, je lui ai donné le signalement du coupable.
—Écoute, Priyamvada, rugit le comte en se redressant de toute sa hauteur, je te suivrai dans l'Inde, je ferai tout ce que tu voudras; mon cœur et mon bras t'appartiennent pour le service que tu viens de me rendre. Maintenant, laisse-moi sortir d'ici; je suis tout à ma vengeance.
—Va! répondit Priyamvada, sois terrible comme Durga plongeant son trident au cœur du vice, féroce comme Narsingha, l'homme-lion, déchirant les entrailles d'Hiranyacasipu.
Et elle prit la main du comte, qu'elle conduisit par différents détours jusqu'à une porte qui donnait sur la rue.
Quand elle revint, Dakcha, qui avait suivi toute cette scène, caché derrière le rideau, était debout au milieu de la chambre, le coude appuyé sur le bras et le menton sur la paume de la main, dans une attitude méditative. Au bout de quelques secondes, il dit à Priyamvada:
—Je pense, jeune fille, que tu as eu tort de laisser aller le cher seigneur... S'il ne revenait pas?
—Il reviendra, répondit l'Indienne en faisant luire, derrière l'anneau de brillants de ses narines, un sourire plein de malice et de coquetterie naïve.
Lorsque Volmerange se trouva dans la rue, il crut avoir été le jouet d'un rêve. Devait-il ajouter foi à cette fantasmagorie, et Dolfos était-il véritablement le coupable? Un secret instinct lui disait oui, quoiqu'il ne pût appuyer sa conviction d'aucun indice.
En supposant qu'il fût coupable, comment le lui prouver? La seule créature qui eût pu dire la vérité roulait vers la mer, du moins Volmerange le croyait, emportée par les flots bourbeux de la Tamise; et, d'ailleurs, où trouver Dolfos, qu'il n'avait pas vu depuis deux ou trois ans, dont il ignorait complètement le genre de vie, car cette nature froide et souterraine lui avait toujours été antipathique? Ils s'étaient rencontrés quelquefois et leurs rapports s'étaient maintenus dans cette politesse stricte qui touche à l'insulte. Quelques affaires de femmes, où Dolfos, en rivalité avec Volmerange, n'avait pas eu le dessus, semblaient avoir laissé dans l'âme du premier une rancune profonde qu'il cachait soigneusement, mais qui avait fait pulluler les vipères dans ce cœur malsain.
Une autre incertitude torturait Volmerange. Dolfos avait peut-être agi d'après les ordres de la junte, et alors, appuyé par cette puissante association, il pourrait échapper au châtiment qu'il méritait; un vaisseau l'emportait sans doute vers un pays inconnu et le dérobait pour toujours à ses recherches.
Il en était là de ses raisonnements, lorsque tout à coup, par un de ces hasards vrais dans la vie, invraisemblables dans les romans, Dolfos, tournant un angle de rue, se rencontra face à face avec lui.
A l'aspect de Volmerange, Dolfos comprit qu'il savait tout: il eut peur à la vue de ce visage livide où flamboyaient deux yeux pleins d'éclairs, et il se rejeta en arrière par un mouvement brusque; mais la main du comte s'abattit sur son bras comme un crampon de fer et le fixa sur la place.
—Dolfos, dit le comte, je sais tout, n'essaye pas de nier; tu m'appartiens, suis-moi.
Le misérable tâcha de se débarrasser de l'étreinte de cette main nerveuse, mais il ne put y réussir.
—Faut-il que je te soufflette en pleine rue, comme un lâche, pour te forcer à te battre? poursuivit Volmerange. J'ai le droit de t'assassiner, et pourtant je risquerai ma vie contre la tienne, comme si tu étais un homme d'honneur. Séduire une femme, cela se conçoit, l'amour excuse tout; mais la perdre dans un but de calcul et de haine, l'enfer n'a rien de plus monstrueux et de plus abominable. Tu m'as fait meurtrier, il faut que je te tue. Je te dois à l'ombre d'Édith.
—Eh bien, oui, je vous suivrai, répondit Dolfos; mais desserrez ces doigts qui me brisent le poignet.
—Non, répondit Volmerange, tu te sauverais.
Une voiture passa, le comte l'appela, et y fit monter devant lui Dolfos, blême et tremblant.
—Menez nous, dit le comte, à ***.
C'était une petite maison de campagne, un cottage que le comte possédait aux environs de Richmond.
Le trajet, quoique rapide, parut long aux deux ennemis: Dolfos, rencogné dans un angle de la voiture, semblait une hyène acculée par un lion. Volmerange le couvait d'un œil sinistre et flamboyant; il était calme et Dolfos agité.
Enfin on arriva à la porte du cottage: un vieux serviteur était chargé de la garde de cette maison, où le comte ne venait que rarement et seulement pour faire avec ses amis quelque joyeuse partie de garçons.
Ce cottage, espèce de petite maison de Volmerange, était disposé d'une façon discrète: aucune vue ne plongeait dans son parc entouré de hautes palissades. Pas de voisinage importun: l'amour pouvait y pousser ses soupirs, l'orgie y crier sa folle chanson, sans éveiller l'attention de personne; mais, par exemple, on aurait pu s'y égorger en toute sécurité. Avec des intentions voluptueuses, c'était une grotte de Calypso; avec des intentions sinistres, un antre de Cacus: qu'on nous pardonne cette mythologie. Les intentions de Volmerange n'étaient pas gaies, c'était donc un coupe-gorge.
Le jour commençait à baisser, et la chambre dans laquelle Volmerange entra, poussant Dolfos, était humide et froide comme l'antichambre d'un tombeau; elle n'avait pas été ouverte depuis longtemps.
Dolfos se laissa tomber dans un fauteuil et s'appuya la tête sur une de ses mains. Il était profondément abattu. Quoique d'une imagination audacieuse, il n'avait pas le courage physique. Le repentir lui venait comme il vient aux lâches lorsqu'ils sont découverts.—Quoiqu'il eût reçu de la junte l'ordre de détourner Volmerange d'Édith, certes il avait outrepassé ses pouvoirs d'une façon odieuse; et fait dans cette intrigue une part trop grande à sa haine particulière. Il éprouvait ce regret amer et sans compensation des scélérats qui n'ont pas réussi.
—Daniel, allez-vous-en porter cette lettre à la ville, dit Volmerange, après avoir plié un papier, au vieux gardien qu'il avait appelé; c'est très pressé.
Le vieux serviteur partit, et, lorsque Volmerange eut entendu refermer la porte d'entrée, il dit à Dolfos:
—A nous deux, maintenant!
Et, détachant d'un trophée d'armes suspendu au mur deux épées de pareille longueur qu'il mit sous son bras, il se dirigea vers le jardin. Livide comme un spectre, les dents serrées, les yeux injectés de sang, Dolfos suivait Volmerange de ce pas machinal dont le patient suit le bourreau. Il eût voulu crier, mais la voix tarissait dans son gosier aride, et, d'ailleurs, personne n'eût entendu ses cris. Il lui prenait l'envie de s'arrêter, de se coucher par terre et d'opposer une résistance inerte; mais Volmerange l'eût fait marcher avec sa main puissante, comme le croc qui traîne un cadavre aux gémonies. Il allait donc, muet et stupide, lui si éloquent et si retors, car il avait senti tout de suite l'inutilité de la prière ou du mensonge.
En passant devant une resserre rustique, Volmerange y entra un instant, et en ressortit avec une bêche.
Ce détail sinistre glaça Dolfos. Ils marchèrent ainsi jusqu'au fond du parc.
Arrivé là, Volmerange s'arrêta et dit:
—La place est bonne.
La place était bonne, en effet: des arbres plus qu'à moitié effeuillés par l'automne, et profilant leurs noirs squelettes sur les nuages sanguinolents du soir, dessinaient à cet endroit comme une espèce de cirque fait exprès pour la lutte.
Le comte, déposant les deux épées hors de la portée de Dolfos, prit la bêche et traça sur le sable un parallélogramme de la longueur à peu près d'un homme couché; puis il se mit à creuser, rejetant la terre à droite et à gauche.
Glacé d'épouvante, Dolfos s'était appuyé contre un arbre, et, d'une voix affaiblie, il dit à Volmerange;
—Que faites-vous, grand Dieu?
—Ce que je fais? répondit Volmerange sans quitter sa besogne. Je creuse votre fosse ou la mienne, selon les chances; le survivant enterrera l'autre...
—Mais c'est horrible! râla Dolfos.
—Je ne trouve pas, continua Volmerange avec une ironie cruelle; nous n'avons pas, que je pense, l'idée de nous faire seulement quelques petites égratignures; cette manière est commode et décente. Mais bêchez donc un peu à votre tour, ajouta-t-il en sortant de la fosse creusée à moitié; il n'est pas juste que je me fatigue tout seul: faisons en commun le lit où l'un de nous doit coucher.
Et il remit la bêche aux mains de Dolfos.
Celui-ci, tout tremblant, donna au hasard cinq ou six coups qui enlevèrent à peine quelques mottes de terre.
—Allons, laissez-moi finir, dit Volmerange en reprenant l'outil; vous qui êtes si bon comédien, vous ne joueriez pas bien le rôle du fossoyeur dans Hamlet; vous bêchez mal, mon maître.
La nuit était presque tombée lorsque le comte eut terminé son lugubre travail.
—Allons, c'est assez pioché comme cela! Aux épées maintenant, dit le comte en en jetant une à Dolfos et en gardant l'autre pour lui.
—Il ne fait plus clair, cria le misérable; allons-nous donc nous égorger a tâtons?
—On y voit toujours assez clair pour se tuer. Passer de la nuit à la mort est une transition facile; si noir qu'il fasse, nous sentirons bien toujours nos épées nous entrer dans le corps, dit le comte en portant une botte terrible à Dolfos, qui poussa un gémissement.
—J'ai touché, dit le comte, la pointe de mon épée est mouillée.
Dolfos, exaspéré, se fendit à fond sur le comte.
Volmerange para le coup par une prompte retraite, et, liant son fer avec celui de son adversaire, lui fit sauter l'épée des mains.
Se voyant perdu, Dolfos se jeta par terre, et, s'aplatissant comme un tigre, saisit Volmerange par les jambes et le fit tomber.
Alors commença une lutte affreuse. Serré par l'étreinte furieuse de Dolfos, dont la lâcheté au désespoir se tournait en rage de bête fauve, Volmerange ne pouvait se servir de son épée. Il essaya bien d'abord de la planter dans le dos de Dolfos, dût-il, en clouant son adversaire sur lui, se traverser le cœur; mais il ne put y réussir, le fer lui échappa. De sa main devenue libre, il empoigna son ennemi à la gorge.
La chute des deux adversaires avait eu lieu près de la fosse ouverte. En se roulant par terre dans les soubresauts et les convulsions de ce combat de cannibales, Volmerange et Dolfos arrivèrent près du trou béant et y roulèrent, sans se quitter, pêle-mêle avec la terre éboulée.
Seulement, Dolfos était dessous. Les doigts de Volmerange s'incrustaient dans ses chairs et l'étranglaient comme fait une garrotte espagnole. L'écume montait aux lèvres du misérable; un râle sourd grommelait dans sa gorge, et ses membres se roidissaient... Mais bientôt ces tressaillements cessèrent, et Volmerange, s'arrachant à l'étreinte du cadavre, s'élança sur le bord de la fosse et dit:
—Un mort qui s'est enterré lui-même, on n'est pas plus complaisant que cela!
Et, prenant la bêche, il recouvrit en toute hâte le corps du vaincu, égalisant la terre avec soin et piétinant sur la place pour faire affaisser le sol nouvellement remué.
—Maintenant que ce compte est réglé, allons voir Priyamvada et quittons cette vieille Europe, où je laisse deux cadavres!
XV
Nous avons quitté la Belle-Jenny débusquant de la Tamise et gagnant la haute mer. Le but du voyage, le capitaine l'ignorait sans doute; car, lorsque les grandes vagues du large commencèrent à laver le bordage du navire, il demanda respectueusement à Sidney, rêveusement assis sur un tas de cordages roulés:
—Maître, où donc allons-nous?
—Vous le saurez quand nous serons arrivés, cher capitaine Peppercul.
—Oh! je ne le demande pas par curiosité, reprit le capitaine; mais le timonier est là qui attend pour pousser à droite ou à gauche la roue de son gouvernail.
—C'est juste, répliqua sir Arthur Sidney avec un léger sourire, sans toutefois indiquer de destination.
—Le vent, continua Peppercul, a sauté depuis hier, il fait un temps superbe pour sortir de la Manche et entrer dans l'Océan: si pourtant vous avez affaire dans la Baltique ou près du pôle, en louvoyant et en courant des bordées, on tâchera d'arriver.
—Puisque le vent nous pousse hors de la Manche, dit Sidney avec un air d'insouciance admirablement joué s'il n'était pas vrai, laissons faire le vent!
Le capitaine donna aussitôt les ordres pour qu'on fît tomber la Belle-Jenny dans le lit de la brise. En un clin d'œil les voiles furent orientées, et le navire, pris en poupe par un souffle vif et soutenu, s'avança rapidement entre deux crêtes d'écume.
Voyant que Sidney gardait le silence, Peppercul ne jugea pas à propos de faire d'effort pour soutenir la conversation et se retira respectueusement à quelque distance.
Jack, l'ami de Mackgill, était en train de faire une épissure à une corde, lorsque Sidney l'appela.
—Faites monter dans ma cabine la femme que nous avons recueillie cette nuit.
—Je vais l'apporter sur-le-champ à Sa Seigneurie, répondit Jack en plongeant par une écoutille comme un diable d'opéra qui disparaît dans le gouffre d'une trappe.
Pendant que Jack allait chercher Édith couchée dans un hamac sous les profondeurs de l'entre-pont, Sidney, le front incliné par une préoccupation soucieuse, se dirigeait vers sa cabine pour s'y trouver en même temps que la jeune femme.
Ce ne fut pas cette ombre convulsive dont la blancheur perçait les ténèbres qu'encadra la porte de la cabine en s'ouvrant, mais un jeune homme mince et de taille moyenne, vêtu d'une cotte et d'une chemise de mousse: ses traits délicats et fins se dessinaient dans un ovale d'une pâleur extrême; ses yeux marbrés luisaient fiévreusement, et sa bouche, abandonnée des couleurs de la vie, tranchait à peine sur le ton du reste de la peau. Une certaine confusion perçait à travers sa tristesse, et, lorsque Sidney leva les yeux vers lui, une légère rougeur pommela ses joues.
Un certain étonnement se peignit dans le regard de Sidney, qui attendait une femme et voyait paraître un mousse. Mais Jack, qui marchait derrière le prétendu jeune homme, comprit cette surprise et la fit cesser.
—Madame n'était, lorsque nous l'avons tirée de l'eau, vêtue que d'un simple peignoir de mousseline, et, comme nous n'avons pas ici un assortiment de vêtements de femme, j'ai mis à côté de son hamac cette chemise de laine rouge et cette cotte goudronnée. Voilà pourquoi la femme repêchée se trouve être un joli mousse.
—C'est bien, Jack; laissez-nous, dit sir Arthur Sidney avec un signe impératif.
Sidney, resté seul avec Édith, fixa sur elle un œil scrutateur aussi perçant que celui de l'aigle; ce n'était pas un regard, c'était comme un jet lumineux qui semblait aller chercher, à travers le crâne ou la poitrine, l'idée dans la cervelle et le sentiment dans le cœur.
Édith resta impassible pendant cet examen, qui lui fut sans doute favorable, car, Sidney se leva avec la même politesse respectueuse que s'il eût été dans un salon. Il lui prit la main par le bout des doigts, et lui dit, en la conduisant vers le divan garni de coussins qui occupait le coin de la cabine:
—Madame, daignez vous asseoir; vous paraissez faible et souffrante, et, pour qui n'a pas le pied marin, il n'est pas facile de rester debout.
En effet, la Belle-Jenny, la bride sur le cou, faisait des foulées dans la mer comme un cheval fougueux, et le niveau du plancher se déplaçait à chaque instant.
Conduite par Sidney, Édith se laissa tomber plutôt qu'elle ne s'assit sur le divan.
Il y eut un instant de silence que rompit Sidney de sa voix harmonieuse et calme, rendue plus douce par un accent de pitié.
—Je ne vous demanderai pas, madame, si c'est un crime ou un désespoir qui vous a précipitée dans la Tamise par cette affreuse nuit de tempête: un miracle a fait passer à côté de vous une barque remplie de gens qui se hâtaient dans l'ombre vers une œuvre mystérieuse. Vous êtes tombée du ciel au milieu de leur secret; par le coup de théâtre le plus imprévu, vous avez déjoué les précautions les mieux prises, et vous avez vu ce que nul ne doit voir ni redire; un coup de rame vous rendait au gouffre. Mes hommes n'attendaient qu'un signe.
—Oh! pourquoi ne l'avez-vous pas fait? interrompit Édith, en portant ses mains diaphanes à ses yeux rougis.
—Je ne l'ai pas fait, continua Sydney, car quelque chose a crié en moi, et il m'a semblé que replonger dans la mort l'être qu'un hasard merveilleux rattachait à la vie, eût été une barbarie froide, une espèce d'impiété envers le destin. Mais, je ne dois pas vous le cacher, cette existence que je vous ai rendue, il m'est interdit de vous en laisser la libre disposition, au moins jusqu'à l'achèvement de la grande œuvre à laquelle je travaille: le vaisseau qui nous emporte ne doit s'arrêter que dans les mers les plus lointaines. Jusque-là, vous serez morte pour tout le monde.
—Ne craignez rien, milord, je n'ai pas envie de ressusciter.
—Cet habit que vous avez pris, continua Sidney, vous le garderez quelque temps. Plus tard, quand il faudra le quitter, je vous le dirai. N'ayez aucune crainte. Malgré nos airs sinistres et ténébreux, nous sommes d'honnêtes gens, nous tendons à un grand but.
Et, en disant ces mots, les yeux de Sydney resplendirent, son front rayonna, ses traits s'illuminèrent; mais bientôt, comme honteux de cette effusion, il reprit son regard tranquille et son attitude froide:
—Fiez-vous à ma loyauté, madame; je ne vous aurai pas retirée de la mort pour l'infamie, et, puisqu'un assassinat ou un suicide vous ont jetée au fleuve, il faut que vous en sortiez radieuse et réconciliée; avec moi, les dangers seront glorieux, et, si vous succombez à la tâche, les siècles vous béniront.
—Oh! oui! répondit Édith, maintenant que tous les fils qui me liaient à l'existence ont été brisés, je sens que je ne puis vivre que pour le dévouement; moi, mes jours sont finis, je n'ai plus de but ni d'espoir, aucune raison d'être: tout m'est impossible, même la mort, puisque Dieu m'a suspendue sur le gouffre sans m'y laisser enfoncer. Disposez de votre servante, substituez votre volonté à la mienne, mettez votre âme dans mon cœur vide, soyez ma pensée; je m'abjure dès aujourd'hui, j'oublie qui j'ai été, qui je suis; je désapprendrai jusqu'à mon nom; je prendrai celui que vous m'imposerez; un fantôme, cela se baptise comme on veut; je me tiendrai debout, et j'irai jusqu'au jour où vous me direz: «Spectre, je n'ai plus besoin de toi, recouche-toi dans ta tombe.»
—Je t'accepte, dit Arthur Sidney d'un ton solennel et presque religieux, toi qui te donnes sans réserve et te voues au but inconnu avec ardeur et foi, ô pauvre jeune âme brisée! Je te promets, à défaut de bonheur, au moins le repos.—Désormais, vous habiterez cette petite chambre à côté de ma cabine, et, aux yeux de l'équipage, qui ne vous a pas vue dans vos habits de femme, vous passerez pour mon mousse.
Édith fut installée dans un étroit réduit, et son office, plus apparent que réel, se bornait à chercher un livre pour Sidney ou à lui apporter sa longue-vue; le reste du temps, appuyée sur le bastingage ou perchée dans le trinquet de gabie, elle noyait ses regards dans les nuages infinis, et contemplait l'Océan, qui lui paraissait petit à côté de son chagrin.
Le vaisseau fuyait toujours, enfermé dans ce cercle d'airain que l'horizon de la mer trace autour des navires. Le soleil se levait et se couchait: les chevaux blancs secouaient leurs folles crinières; les marsouins jouaient au triton et à la sirène dans le sillage; de temps à autre, une bande grisâtre, bordée d'écume, émergeait, loin, bien loin, sur la gauche de la Belle-Jenny, avec l'apparence d'un banc de nuages colorés par un rayon; des albatros, berçant leur sommeil avec leur vol, planaient au-dessus des mâts ou rasaient les vagues, une aile dans l'eau et l'autre dans l'air; à mesure qu'on avançait, le ciel était plus clair et les brumes du nord restaient en arrière comme des coureurs essoufflés.
Mais bientôt tout disparut: plus d'oiseaux, plus de silhouettes de côtes lointaines; rien que la mer et le ciel avec leur grandeur monotone et leur agitation stérile. La chanson vénitienne, dans son admirable mélancolie, dit qu'il est triste de s'en aller sur la mer sans amour. C'est vrai et c'est beau; l'amour seul peut remplir l'infini! Mais sans doute la barcarolle n'entendait pas un amour sans espoir et brisé comme celui d'Édith pour Volmerange. Une grande tristesse envahit la pauvre jeune femme; elle ne pouvait s'empêcher de songer à la vie heureuse qu'elle aurait pu mener, et pour laquelle Dieu et la société l'avaient faite, et qu'une complication d'intrigues scélérates lui rendait impossible: elle pensait aussi à lord et à lady Harley, au désespoir affreux de ce noble père et de cette respectable mère, et des larmes coulaient silencieusement sur son beau et pâle visage, larmes plus amères que l'Océan où elles tombaient.
Contradiction bizarre, mais qui n'étonnera pas les femmes, elle aimait davantage Volmerange depuis cette nuit terrible: tant de violence prouvait aussi tant de passion! Cette rigueur implacable lui plaisait; plus d'indulgence eût témoigné de la froideur: il faut bien aimer pour se croire le droit de mort! Quelles espérances de bonheur Volmerange avait-il donc fondées sur elle, qu'il n'avait pu en supporter la ruine? que faisait-il maintenant, désespéré, bourrelé de remords, forcé de fuir sans doute? Quel effet avait produit dans le monde cette catastrophe sinistre et mystérieuse? Telles étaient les questions toujours les mêmes et résolues de cent manières que se posait Édith, tandis que la Belle-Jenny, tantôt poussée par une brise carabinée, tantôt ramassant dans ses toiles jusqu'au plus languissant souffle d'air, s'acheminait vers son but mystérieux.
Benedict, de son côté, pensait beaucoup à miss Amabel, et toutes les fois qu'il passait sur le pont à côté d'Édith, ils se regardaient tristement, et leurs chagrins se reconnaissaient.
Enfin on arriva en vue de Madère, et Sidney envoya un canot à la ville pour renouveler ses provisions et acheter une garde-robe complète de femme à Édith. Robes, linge, châles, chapeaux, rien n'y manquait; on eût dit un trousseau de jeune mariée. Cependant on ne lui fit pas quitter ses habits de mousse.
Soit qu'il crût devoir se soumettre au serment rappelé, soit que Sidney l'eût véritablement conquis à ses idées, Benedict ne s'était plus révolté contre cet enlèvement étrange qui l'avait arraché au bonheur d'une manière si soudaine, et il ne paraissait pas avoir conservé de rancune contre son ami.
Ils restaient ensemble de longues journées dans la cabine, accoudés à la table suspendue, couverte de papiers et d'instruments de mathématiques; sir Arthur Sidney, après de longues méditations, traçait sur une ardoise des dessins compliqués remplis de chiffres algébriques et de lettres de renvoi que Benedict recopiait au lavis en les épurant et en leur donnant toute la précision désirable; quelquefois, avant de les traduire sur le papier, il faisait à Sidney des observations que celui-ci écoutait avec une attention profonde, et qui amenaient quelque changement dans le plan primitif.
Bientôt, du plan, les deux amis passèrent à l'exécution d'un modèle réduit. Ils taillaient gravement de petites pièces de bois longues comme le doigt, et dont il eût été difficile de deviner la destination; quand tout fut taillé, Sidney réunit avec beaucoup d'adresse les morceaux séparés et numérotés que lui tendait Benedict, qui paraissait, lui aussi, attacher un vif intérêt à l'opération. De ce travail acharné d'un mois, il résulta un canot d'un pied de long, tout à fait pareil en dehors à ceux qui composent ces flottilles que les enfants font flotter sur les bassins des parcs ou des jardins royaux, mais au dedans rempli de rouages, de tubes et de cloisons.
Ce résultat, puéril en apparence, sembla réjouir beaucoup les deux amis, et Sidney poussa un soupir de satisfaction en posant la dernière planchette.
—Je crois que nous avons réussi, dit Sidney, autant qu'on peut être sûr d'une chose par la théorie.
—Il faudra l'essayer, répondit sir Benedict Arundell.
—Rien n'est plus facile, répliqua Sidney en frappant un coup sur un timbre placé près de lui.
Suscité des profondeurs de la cambuse, où il était en train de faire avec un ami des études comparatives sur la force spécifique de l'arack et du rhum, Jack apparut bientôt sur le seuil de la porte et attendit, en tournant son chapeau dans ses doigts, les ordres de sir Arthur Sidney.
—Apporte-nous une baille pleine d'eau, dit Sidney à Jack, qui, surpris de cet ordre bizarre, ne put s'empêcher de se le faire répéter.
—Votre Honneur a bien dit une baille pleine d'eau?
—Oui. Qu'y a-t-il là qui t'étonne? répliqua Sidney.
—Rien, milord; je croyais avoir mal entendu, répondit Jack, et je cours chercher l'objet demandé.
Quelques minutes après, Jack reparu, portant avec son ami Mackgill une cuve remplie, qui fut délicatement posée à l'entrée de la chambre.
Quand les deux matelots se furent retirés, Sidney prit délicatement la petite chaloupe et la posa sur l'eau avec le sérieux d'un enfant qui croit lancer un vaisseau de guerre dans une cuvette.
Chose singulière, le canot, au lieu de flotter, comme on devait s'y attendre, s'enfonça graduellement et s'engloutit sous l'eau de la baille, ce qui parut charmer beaucoup Sidney et Benedict, bien qu'ordinairement les barques ne soient pas faites pour sombrer. Sidney, plein d'enthousiasme en remarquant que le petit canot n'allait pas jusqu'au fond de la cuve, s'écria:
—Regardez, Benedict, comme il se maintient à cette profondeur; mes calculs étaient justes. Oh! maintenant, je suis sûr de tout.
Et ses yeux brillèrent, et sa narine se dilata enflée d'un souffle de noble orgueil; mais bientôt, reprenant son sang-froid habituel, il releva sa manche, plongea son bras nu dans l'eau et en retira la petite chaloupe, qu'il serra précieusement après l'avoir fait égoutter.
Le succès de cette opération parut aussi faire beaucoup de plaisir à Benedict, et, à dater de ce jour, un rayon d'espérance égaya sa tristesse. Quant à la pauvre Édith, qui n'était pas dans le secret du canot, sa mélancolie s'était tournée en résignation morne. Comme nous l'avons dit, elle n'avait guère d'autre distraction que le spectacle de l'immensité.
Le voyage durait depuis près de trois mois et ne semblait pas près de finir. Les Canaries, les îles du cap Vert, avaient fui bien loin à l'horizon; en passant à l'île de l'Ascension, Mackgill et Jack, envoyés, dans la chaloupe, à la grotte aux renseignements, trouvèrent, dans la bouteille suspendue à la voûte, un papier roulé et couvert de signes énigmatiques, qu'ils portèrent à sir Arthur Sidney.
Sir Arthur lut couramment ce grimoire effroyable, après avoir posé dessus un papier découpé en grille qu'il tira de son portefeuille, et parut satisfait du contenu de la note hiéroglyphique, car il dit à Benedict.
—C'est bien; tout va comme je veux.
L'île de l'Ascension dépassée, au bout de quelques jours de navigation, une espèce de nuage grisâtre commença à sortir de la mer comme un flocon de brume pompé par le soleil.
Bientôt le nuage devint un peu plus opaque, et ses contours se dessinèrent plus nettement à l'horizon clair; avec la longue-vue, on pouvait en discerner la silhouette.
Ce n'était pas un nuage assurément.
C'était la terre; c'était une île; elle s'élevait graduellement du sein des eaux, ne montrant encore, à cause de la déclivité de la mer, que la découpure de ses montagnes. Mais, bientôt, on la vit tout entière, immobile et sombre, au milieu de l'immensité, avec sa pâle ceinture d'écume.
D'énormes rochers à pic de deux mille pieds de haut faisaient surplomber leurs masses volcaniques sur la mer qui battait leur base et se roulait, échevelée et folle de colère, dans les anfractuosités creusées par ses attaques: on eût dit qu'elle avait conscience de ce qu'elle faisait tant les flots revenaient à la charge avec acharnement.
Ces immenses masses granitiques, estompées à leur pied par un brouillard d'écume, avaient la tête baignée de nuages mêlés de rayons. Leurs escarpements gigantesques, leurs flancs décharnés, où la lave des volcans refroidis traçait des sillons pareils à des cicatrices de blessures anciennes; leurs cimes effritées par les pluies torrentielles, présentaient un tableau d'une majesté sauvage et sinistre: ils avaient l'air grandiosement horrible.
Ces rochers paraissaient tombés là du ciel le jour de l'escalade des géants; ils étaient encore tout écornés et tout brûlés des éclats de la foudre. Quelque chose de surhumain devait s'y passer, une vengeance inouïe, un supplice à rappeler les croix du Caucase, et l'on cherchait involontairement sur quelque cime la silhouette colossale d'un Prométhée enchaîné.
Pour peu que la fantaisie eût voulu s'y prêter, une nuée ouverte en aile, qui palpitait au-dessus d'une crête vaguement ébréchée en forme humaine, figurait suffisamment le vautour.
En effet, un Prométhée, aussi grand que l'autre, mugissait là, cloué depuis cinq ans par la Force et la Puissance, comme dans la tragédie d'Eschyle.
Tout l'équipage était sur le pont. Sir Arthur Sidney contemplait l'île noire avec un regard indéfinissable où il y avait de la honte, de la douleur et de l'espoir. Muet, il serrait la main de Benedict, debout à côté de lui et qui paraissait aussi pénétré d'une vive émotion. Le capitaine Peppercul avait laissé à moitié vide un gallon plein de rhum, ce qui était pour lui le plus haut signe de perturbation morale.
L'ordre fut donné de jeter l'ancre en face de la ville dont les maisons grisâtres se dessinaient au fond de la grande déchirure des montagnes ouvertes à ce seul endroit, car partout elles entourent l'île comme une ceinture de tours et de bastions.
Édith, qui, à bord de la Belle-Jenny, avait vécu dans un isolement parfait et ne s'était nullement rendu compte de la marche du navire, émue de curiosité à l'aspect de cette terre, s'approcha timidement de sir Arthur Sidney, qui, ne pouvant détacher ses regards du spectacle offert à ses yeux, lui posa le bout des doigts sur le bras, car il ne faisait aucune attention à elle, et lui dit d'une voix un peu tremblante, car jamais elle ne lui adressait la parole la première:
—Milord, comment s'appelle cette île?
—Cette île, répondit sir Arthur Sidney en sortant de sa rêverie et avec un accent singulier, cette île s'appelle Sainte-Hélène!
XVI
—Sainte-Hélène! soupira Édith, dont les yeux devinrent humides.
—Oui, répondit Sidney en suivant avec intérêt, sur la figure d'Édith, l'effet produit par ce mot magique.
—Oh! quel affreux séjour! continua Édith en joignant les mains.
—N'est-ce pas, bien affreux? répliqua sir Arthur Sidney, les yeux toujours fixés sur Édith.
—Ce serait une cruauté que de déporter là le crime!
—Et on y a déporté le génie! dit sir Benedict Arundell en se mêlant à la conversation.
—Quelle honte pour notre nation! poursuivit Sidney comme en lui-même, et absorbé dans une rêverie profonde. Mais... patience!...
Et il s'arrêta comme s'il avait peur d'en trop dire; puis il reprit sa physionomie impassible.
Seulement, au bout de quelques minutes de contemplation, il fit dire au capitaine Peppercul qu'il eût à mettre un canot à la mer, et rentra dans la cabine avec Édith et sir Benedict Arundell.
La conversation qu'ils eurent ensemble, la voici. Sidney prit la main d'Édith en présence de Benedict et lui dit:
—Vous m'avez donné le pouvoir d'user de votre dévouement et de votre intelligence pour le but que je poursuis; vous avez promis d'avoir en moi la confiance la plus aveugle et de marcher les yeux fermés sur la route où je vous poserai, dût-il y avoir un abîme au bout.
—Je l'ai dit; ma vie vous appartient, répondit la jeune femme.
—Bien! continua sir Arthur Sidney; il ne s'agit pas maintenant de quelque chose de si grave. Le moment est venu de quitter ce costume de mousse; allez dans votre chambre, où j'ai fait préparer tout ce qu'il faut.
Édith se leva et sortit.
Sir Arthur Sidney resté seul avec Benedict, se croisa, comme pour contenir les mouvements de son cœur, les bras sur la poitrine; puis il les ouvrit à son ami et lui dit:
—Frère, en cas que nous ne nous revoyions pas en ce monde, embrassons-nous!
Benedict s'avança vers Sidney; et les deux amis se tinrent quelques minutes les bras enlacés.
—Quand tout sera prêt, dit Sidney en entraînant Benedict près du sabord, tu couperas ce petit arbre qui se tord et s'échevèle au vent sur le sommet de cette roche noire; on le voit de loin en mer. Je vais aux îles de Tristan d'Acuna, ou sur la côte d'Afrique, à l'embouchure de la rivière de Coanza; c'est plus près, pour construire mon canot. Il me faut deux mois. Dans deux mois, la Belle-Jenny croisera dans ces parages et nous frapperons le grand coup.
—Ah! l'histoire s'en étonnera, répondit Benedict, et jamais...
Il allait en dire plus long lorsque Édith entra.
Benedict et Sidney restèrent comme surpris de sa beauté. Son costume d'homme avait empêché jusqu'à ce jour les deux amis, absorbés, l'un par une grande pensée, l'autre par un grand chagrin, de remarquer à quel point miss Édith était adorable et charmante.
Le temps écoulé avait, sinon apaisé, du moins adouci la douleur de la jeune femme; de cette horrible catastrophe, il ne restait d'autre trace qu'une pâleur délicate sur les joues, qu'une légère teinte azurée aux tempes attendries, qui augmentaient encore l'élégance de cette charmante figure, en y rendant en quelque sorte l'âme visible.
Elle était habillée avec la simplicité la plus fraîche; une robe blanche de mousseline des Indes parsemée de petites fleurs à peine visibles dessinait sa taille jeune et souple, et se massait sur les hanches à plis abondants; un chapeau de fine paille de Manille garni de rubans roses encadrait le délicieux ovale de sa tête, et une échappe de Chine se drapait sur ses épaules.
Sous le regard d'admiration de Sidney et de Benedict, miss Édith sentit monter une faible rougeur à ses joues décolorées: la femme renaissait en elle.
—Vous êtes charmante ainsi, ne put s'empêcher de dire Sidney; maintenant, vous allez descendre à terre avec Benedict. Vous serez sa sœur ou sa femme: sa femme vaut mieux, j'y pense, et c'est ce titre que vous porterez. Vous prendrez une maison de ville à James-Town, et une maison de campagne aussi près de Longwood que possible; plus tard, Benedict vous dira ce que vous aurez à faire.
—J'obéirai, répondit la jeune femme, un peu troublée par cette idée de passer pour la femme de Benedict et de vivre seule, sous le même toit, avec un homme jeune et beau.
Puis, par une de ces humilités des âmes pures, toujours injustes pour elles-mêmes, elle se dit qu'elle n'avait pas le droit de trouver cette situation équivoque, et qu'après tout, la maîtresse de Xavier ne devait pas avoir tant de scrupules.
—Allons, dit Sidney en prenant Édith par la main et la conduisant à sir Benedict Arundell, jeunes époux, il est temps de partir; le canot attend, les rames parées.
Puis, souriant de ce sourire plein de sérénité qui lui était propre, il dit à son ami:
—Avoue que, si je t'ai ôté une femme, je t'en rends une qui n'est pas moins belle.
Benedict pâlit à cette phrase, peut-être maladroite de Sidney; mais il se contint, car il savait que rien n'était plus éloigné de là pensée d'Arthur qu'une raillerie même la plus innocente; et, regardant miss Édith, il ne put s'empêcher de trouver qu'elle n'était pas inférieure en beauté à miss Amabel Vyvyan.
Édith, sans en avoir la conscience bien distincte, éprouvait un certain plaisir à être vêtue avec les habits de son sexe. Ces blanches draperies, ce fin chapeau de paille, ces nœuds de ruban l'égayaient malgré elle. L'idée de débarquer lui était agréable. Une longue traversée est si ennuyeuse, que la terre même la plus aride et la plus inhospitalière vous paraît un séjour préférable à celui du navire; et, depuis trois mois, Édith n'avait vu que le ciel et l'eau.
En se trouvant assise à l'arrière du canot, à côté de sir Benedict Arundell, elle éprouva comme un sentiment de bien-être et de délivrance, et un rayon plus clair illumina sa belle figure ordinairement si mélancolique.
La mer était assez calme et le canot, poussé par six vigoureux avirons, s'avançait rapidement du côté de la terre.
On aborda, et Benedict tendit la main à Édith pour sauter hors du canot. Jack et Saunders chargèrent sur les épaules de pauvres diables basanés et cuivrés les caisses que sir Arthur Sidney avait fait remplir de tous les objets nécessaires à l'installation du jeune ménage.
Saunders eut bientôt trouvé par la ville une maison convenable où le jeune couple, après avoir satisfait les autorités en leur montrant des papiers parfaitement en règle fournis par le prévoyant Sidney, s'établit sous le nom de M. et Mme Smith.
D'après la fable répandue par Jack, Mme Smith, qui se rendait aux Indes avec son mari pour y visiter de grandes propriétés d'indigo et d'opium qu'ils y possédaient, s'était trouvée extrêmement fatiguée par la mer et avait demandé un mois ou deux de repos sur la première terre habitable qu'on rencontrerait, avant de reprendre le voyage si pénible pour elle.
Le soir même, sir Arthur Sidney fit remettre à la voile, et la Belle-Jenny eut bientôt disparu dans les profondeurs bleues de l'horizon. Benedict, accoudé à la fenêtre de son nouveau logement, qui donnait sur la mer, suivit le bâtiment qui s'amoindrissait jusqu'à ce qu'il pût être caché par l'aile d'une mouette.
La maison habitée par les faux époux reproduisait une maison de Chersea ou de Ramsgate, avec cette obstination particulière à la race anglaise, que rien ne peut faire dévier, ni l'éloignement ni le climat; les murailles étaient de cette brique jaune qui poursuit à Londres l'œil de l'étranger, et les distributions intérieures étaient exactement les mêmes que si la maison eût été bâtie dans Temple-Bar ou à côté de Trinity-Church. La seule concession faite au climat consistait en une marquise rayée de bleu qui ombrageait la porte d'entrée, et dans la substitution des nattes des Philippines aux tapis de laine.
Dans le jardin aride et sec, une allée de tamarins dont les feuillages, découpés en fine dentelle vert-de-grisée, tremblaient au moindre vent, jetait un peu d'ombre sur le sable pulvérulent où languissaient quelques pauvres fleurs altérées à qui un jardinier malais prodiguait des soins malheureux.
Ce fut une impression singulière pour sir Benedict Arundell et miss Édith lorsqu'ils se trouvèrent seuls à table, placés conjugalement en face l'un de l'autre et servis par un domestique silencieux. Cette intimité soudaine, née de la supposition de leur mariage et parfaitement naturelle dans cette hypothèse, les étonnait, les effrayait, et peut-être les charmait à leur insu.
La combinaison d'événements bizarres qui avait amené cette situation impossible ne s'était peut-être pas produite une fois depuis que la terre accomplit sa révolution autour du soleil, et encore n'en connaissaient-ils pas toute l'étrangeté; car Arundell et miss Édith ignoraient qu'ils fussent, l'un un mari sans femme, l'autre une femme sans mari. Benedict, détourné par Sidney, n'était point entré dans l'église de Sainte-Margareth, et sous le noir porche les deux blanches fiancées s'étaient seules rencontrées.
Ce qu'ils savaient, c'est qu'ils se trouvaient à deux mille lieues de leur patrie, sur ce triste îlot de Saint-Hélène, par suite de la froide symétrie d'un plan mystérieux, obligés de vivre jour et nuit sous le même toit..., tous deux jeunes et beaux, et sans amour.
Le repas fini, ils visitèrent la maison plus en détail, et s'aperçurent qu'il n'y avait qu'une seule chambre à coucher. Édith rougit dans sa pudeur anglaise, et Benedict, arrêté sur le seuil et comprenant l'embarras de sa prétendue femme, dit:
—Je ferai accrocher un hamac pour moi dans la chambre d'en haut.
Édith, rassurée, sourit doucement et jeta son écharpe sur le lit en signe de prise de possession.
Ensuite ils descendirent au jardin, où ils se promenèrent dans la longue allée des tamarins avec cette volupté de gens, qui, depuis trois mois, ont pour limite à leurs pas le tillac étroit d'un navire. Le bras d'Édith s'appuyait sur celui d'Arundell, car elle chancelait, déshabituée de la marche par cette longue traversée; et certes, c'eût été pour Amabel et Volmerange un spectacle incompréhensible que ce couple parcourant cette allée solitaire avec un air d'intimité conjugale.
Quelques jours se passèrent de la sorte. Édith était convenue vis-à-vis d'elle-même de regarder Benedict comme un frère; Benedict, de son côté, l'acceptait comme une sœur. Cependant un charme plus vif qu'ils ne le croyaient les attirait l'un vers l'autre, et ils passaient presque toujours leurs journées ensemble.
Ils finirent par se faire des confidences. Benedict raconta à Édith son amour pour Amabel, et la façon dont il en avait été séparé; Édith lui apprit son mariage à la funèbre église de Sainte-Margareth.
—Quoi! cette voiture qui a croisé la mienne devant le portail, c'était la vôtre.
—Oui, répondit la jeune femme.
—Étrange coïncidence: le mariage que tout semblait préparer n'a pu se faire; ceux qui devaient être unis sont séparés, ceux qui devaient être séparés sont unis; les couples se défont et se reforment en dépit des choix et des volontés: nous qui n'avons pas d'amour l'un pour l'autre, car nos cœurs sont donnés, nous voici dans la même maison, seuls, libres; et nous sommes à des milliers de lieues des êtres que nous chérissons et que nous ne reverrons peut-être jamais.
—C'est vrai, répondit la jeune femme rêveuse: la destinée a d'étranges caprices.
Les faux époux avaient désormais un de ces commodes sujets de conversation où les inclinations naissantes trouvent les moyens de faire ces aveux indirects que l'on peut confirmer ou rétracter suivant qu'ils réussissent. Benedict parlait d'Amabel et de sa beauté en termes qui, à la rigueur, pouvaient s'appliquer aussi à Édith. Il s'exhalait en regrets et peignait sa passion avec les traits les plus vifs et les couleurs les plus brûlantes. La jeune femme, attentive, intéressée au plus haut point, écoutait cette éloquence passionnée avec d'autant moins de scrupule qu'elle ne s'adressait pas directement à elle.
Elle y répondait par des protestations d'amour pour Volmerange, dont elle reconnaissait avoir justement mérité la colère, ayant manqué de franchise avec lui. Dans ces entretiens ambigus, chacun montrait sa sensibilité, sa tendresse, sa puissance de dévouement, et déployait sans crainte tous les trésors de son âme. A l'abri des noms d'Amabel et de Volmerange, ils se livraient à des subtilités de métaphysique amoureuse. Leur passion inconnue d'eux-mêmes, et cachée par ce masque, usait de la liberté du bal travesti. Insensiblement, Édith prenait la place d'Amabel et Benedict celle de Volmerange.
Ils n'avaient pas, il est juste de le dire, la conscience de cette substitution, et s'abandonnaient d'autant plus volontiers au charme qui les entraînait l'un vers l'autre qu'ils le jugeaient sans danger et se croyaient sûrs de ne pas s'aimer: vous auriez demandé à Benedict s'il aimait toujours autant miss Amabel, il aurait répondu: «Oui!» dans toute la sincérité de son cœur. Édith, interpellée, aurait juré également que sa passion pour Volmerange n'était diminuée en rien.
Quelques semaines s'écoulèrent comme par enchantement.—Avant de se quitter le soir, ils se donnaient fraternellement la main, et cependant chacun rentrait dans sa chambre avec un soupir et une espèce de tristesse indéfinissable. Une fois, Benedict dit en riant à miss Édith:
—Madame Smith, je réclame mes droits d'époux, et désire vous donner un baiser sur le front.
La jeune femme se pencha sans rien dire, et présenta sa tête soumise aux lèvres de Benedict; le baiser porta moitié sur la peau satinée de son front, moitié sur ses cheveux soyeux et parfumés.
Puis, par un mouvement de biche effarouchée, elle rentra brusquement dans sa chambre dont elle ferma la porte.
Cette nuit-là, Benedict dormit assez mal.
Tout cela n'empêchait pas les instructions de sir Sidney d'être suivies à la lettre. Une maison de campagne, aussi voisine que le permettait la surveillance anglaise de l'habitation de l'illustre prisonnier, avait été louée, et la prétendue Mme Smith s'y retira, prétextant que l'air lui manquait dans cette étroite résidence de James-Town.
Benedict resta à la ville quelques jours, s'occupant en apparence d'affaires de commerce.
Édith, comme Benedict le lui avait recommandé, accompagnée d'une servante mulâtresse, faisait chaque jour à la même heure une promenade qu'elle poussait aussi près que possible de Longwood.
—Ne manquez pas surtout d'avoir à la main ou sur votre chapeau de paille un bouquet de violettes, lui avait dit Benedict en la quittant.
Et, comme le jardin de la maison de campagne en contenait une plate-bande, rien n'était plus facile à suivre que cet ordre.
Pendant plusieurs jours, la promenade d'Édith, fut inutile. Le prisonnier, malade, affaibli, ne sortait plus.
Impatient de savoir le résultat des courses d'Édith, et peut-être aussi poussé par un autre motif, sir Benedict Arundell était venu la rejoindre à la campagne, et, chaque fois qu'elle rentrait de sa promenade, il l'interrogeait ardemment; mais la réponse était toujours la même.
—Je n'ai rien vu que les aigles planant dans l'air, et les albatros coupant l'eau avec leur aile.
Enfin, un jour, au détour du chemin, Édith se trouva face à face avec le captif impérial, qui semblait marcher avec peine, suivi à distance de ses fidèles, et gardé de loin par des sentinelles rouges. Une pâleur de marbre couvrait ses traits amaigris et qui, sculptés par la douleur, avaient repris les belles lignes de leur jeunesse.
Il regarda Édith, et, souriant avec cette grâce ineffable à qui rien ne résistait, il fit deux ou trois pas vers elle et la salua.
En présence de ce dieu tombé, Édith, qui, devant l'empereur rayonnant et fulgurant, eût peut-être conservé son énergie, se troubla, pâlit, et fut presque sur le point de se trouver mal.
Le héros s'avança vers elle et lui dit d'une voix grave et douce, comme un Olympien qui parlerait à un mortel:
—Madame, rassurez-vous.
Et, remarquant le bouquet de violettes qu'elle tenait à la main:
—Il y a longtemps que je n'en ai vu de si fraîches.
Par un mouvement machinal, Édith s'inclina et les lui tendit.
—Elles sentent bon, mais moins bon que celles de France, dit le César en rendant les fleurs à la jeune femme après les avoir respirées.
Puis il salua avec une noblesse majestueuse et reprit sa route.
Éblouie de cette vision impériale, Édith revint à la maison de campagne; et, à l'interrogation de Benedict, elle répondit:
—Enfin, je l'ai vu!
—Qu'a-t-il dit? Répétez-le syllabe pour syllabe.
—Il a dit que ces violettes sentaient bon, mais sentaient moins bon que celles de France. Voilà tout.
Benedict pâlit un peu, tant l'émotion que cette phrase si simple lui causa était grande.
Sans faire d'observation, il prit une lunette d'approche, une hache et se dirigea vers la roche où l'arbre désigné par sir Arthur Sidney tordait sa silhouette bizarre.
Il regarda avec sa lunette.
Un petit point blanc imperceptible—était-ce une mouette ou un flocon d'écume?—piquait seul l'immensité bleue de l'Océan.
—C'est bien, dit Benedict.
Et il porta la hache dans le pied de l'arbre.
En deux ou trois coups, le tronc fut tranché, et l'arbre roula du haut du rocher jusque dans la mer avec un son lugubre et sourd.
XVII
A peu près en même temps que ceci se passait à Sainte-Hélène, dans l'Inde, par une nuit sans lune, à quelque distance d'Arungabad, des ombres silencieuses se glissaient à travers les roseaux et les djengles, le long du Godaveri, vers une vieille pagode à demi ruinée.
C'était un temple de Shiva abandonné depuis la conquête anglaise; la nature, enhardie par la solitude, commençait à reprendre ses droits sur l'œuvre de la main humaine; la poussière, entassée dans le creux des sculptures et mouillée par la pluie, avait préparé du terreau pour toutes les graines charriées par le vent; les plantes pariétaires s'étaient accrochées aux parois grenues avec leur cheveux, leurs vrilles et leurs ongles; des racines d'arbrisseaux, introduisant leurs pinces dans l'interstice des pierres, avaient lentement disjoint les blocs. Les mangliers, favorisés par l'humidité, multipliaient à l'entour leurs arcades de feuillage. La verdure si vivace, si touffue et si luxuriante de l'Inde, noyait peu à peu le monument et faisait de la pyramide une colline.
Vaguement entrevue dans l'ombre avec son profil ébréché et sa chevelure de broussailles, la pagode ruinée avait un aspect formidable et monstrueux: ce temple du dieu de la destruction, détruit lui-même, disait dans son silence des choses éloquemment sinistres.
La porte principale, fermée par des palissades de madriers, des éboulements et des végétations inextricablement entortillées, devait faire croire que l'édifice était désert. Cependant des lueurs errantes paraissaient quelquefois aux ouvertures à demi obstruées, et semblaient annoncer des mouvements intérieurs. En effet, les ombres dont nous avons parlé se dirigeaient vers un point de la muraille, et là s'engloutissaient en rampant. Une énorme pierre déplacée leur donnait passage, et, par des couloirs inconnus pratiqués dans l'épaisseur des murs, elles entraient dans le centre de la pagode.
Au fond d'une vaste salle soutenue par des colonnes trapues, cerclées de bracelets de granit, et portant, comme des femmes, de triples rangs de perles sculptées, et coiffées, pour chapiteaux, de quatre têtes d'éléphant, s'élevait, dans une niche encadrée d'une riche bordure d'arabesques, la statue du dieu Shiva, idole très ancienne que ses formes archaïques rendaient encore plus terrible. Sa figure respirait la colère et la vengeance. Deux de ses quatre bras agitaient le fouet et le trident, et un collier de têtes de morts lui descendait sur la poitrine. A côté de lui, Durga, sa hideuse épouse, roulait ses yeux louches, faisait grincer ses dents d'hippopotame, crispait ses mains griffues, et, tordant son corps ceint de serpents, écrasait le monstre de Mahishasura, qui tâchait de l'envelopper dans ses immondes replis.
Encastrées dans les murailles, grimaçaient une foule d'images effroyables symbolisant la lutte ou la destruction.—Ici, le monstrueux Mana-Pralaya, à la tête bestiale, avalait une ville dans sa gueule énorme; là, Arddha-Nari, avec son chapelet de crânes et de chaînes, agitait férocement son glaive; plus loin, Maha-Kali tenait une tête coupée à chacune de ses quatre mains; Mahadeva, à qui un fleuve sort du cerveau et dont les bracelets sont faits de vipères, luttait avec le difforme Tripurasura; Garuda faisait palpiter ses ailes, aiguisait son bec de perroquet et ses serres d'aigle.
C'était tout ce que permettait de distinguer la lampe suspendue devant la statue de Shiva; dans les profondeurs de la salle, baignées d'une ombre rougeâtre, l'œil ne pouvait, hors du cercle lumineux, saisir que des formes vagues, des enlacements inintelligibles, un mélange affreux de bras, de jambes, de têtes de dragon et de monstres de toute espèce.
Dans le disque éclairé se tenaient accroupis sur des peaux de tigre ou de gazelle des êtres bizarres et fantastiques; leurs sourcils blancs et leur barbe blanche faisaient ressortir la couleur foncée de leur teint. Le cordon brahminique qui pendait à leur cou indiquait leur caste; quelques-uns, plus austères, le portaient en peau de serpent; tous étaient d'une maigreur ascétique: à travers l'ouverture de leur tunique, on apercevait leur poitrine sèche et leurs côtes aussi accusées que celles d'un squelette. Ils restaient là immobiles, marmottant des prières, et paraissaient attendre avec le flegme indou quelqu'un d'important qui n'était pas encore arrivé.
Derrière eux se massait une foule confuse et cuivrée, dont les premiers rangs seuls étaient visibles, ébauchés qu'ils étaient par les rayons rougeâtres de la lampe; le reste se perdait, à quelques pas, dans l'ombre dont il avait la couleur; d'instant en instant, une ombre nouvelle venait se fondre silencieusement dans les groupes.
Enfin un mouvement se fit: la foule ouvrit ses rangs, et bientôt parurent, dans l'endroit où tombaient les plus vifs rayons de la lampe, trois personnages nouveaux dont l'arrivée fut saluée par un murmure de satisfaction.
L'un, était un vieux brahmine sec et jaune comme une momie, à la mine inspirée et aux yeux flamboyants, couvert d'une robe de mousseline qui lui traînait sur les talons.
L'autre était une jeune fille, aussi belle que Sacountala ou Wasatensena; un voile transparent cachait à demi son riche costume, dont on voyait sous la gaze pétiller les broderies et les paillettes. En marchant, ses colliers, les anneaux de ses bras et de ses jambes rendaient un son métallique.
Quant au troisième, c'était un beau jeune homme, au teint plus clair que celui de la jeune fille, et dont les yeux offraient la particularité d'avoir des prunelles d'un bleu sombre.
Il portait le costume des guerriers mahrattes, mais beaucoup plus riche et plus orné; une cotte de mailles d'acier défendait sa poitrine et descendait jusqu'au bord de sa tunique jaune; de larges pantalons rouges arrêtés aux chevilles par une coulisse, un turban de mousseline enroulé sur une calotte de fer complétaient son habillement.
Quelques cercles d'or jouaient à son poignet, un sabre courbe, au fourreau de velours, tout constellé d'or et de pierreries, pendait à son côté. Sur son bras gauche s'ajustait un bouclier de cuir d'hippopotame, bosselé de boules de métal. Sa main droite s'appuyait sur un long fusil incrusté de nacre, de burgau et d'argent.
Le vieux brahmine était, comme vous l'avez sans doute deviné, le Dakcha dont nous avons fait la connaissance à Londres.
La jeune fille ressemblait à s'y méprendre à Priyamvada, et, quant au guerrier habillé en Mahratte, ses traits et ses yeux bleus le désignent, malgré son déguisement, pour le comte de Volmerange; en Europe, membre de plusieurs clubs; dans l'Inde descendant des rois de la dynastie lunaire.
Dakcha s'avança vers les trois plus maigres et plus desséchés brahmines, et prenant par la main Volmerange, il le mena sous la lampe dont la lueur lui faisait une espèce de nimbe et le présenta aux personnages qui paraissaient les plus influents de l'assemblée.
—Il a l'air d'un Pradjati, murmura l'assistance enchantée de la bonne mine de Volmerange, d'une des dix premières créatures sorties des mains de Brahma.
Volmerange était, en effet, très beau, avec ce costume singulier et pittoresque.
—Sarngarava, Saradouata, et vous, Canoua, dit le vieux brahme, je vous amène celui dont je vous ai parlé, le descendant des Douchmanta et des Baratha; lui seul, les dieux touchés de ma longue pénitence me l'ont révélé, lui seul peut faire renaître l'antique splendeur de notre pays; il chassera les Anglais, ces grossiers barbares qui profanent l'eau du Gange, parlent aux parias, empêchent les veuves de se brûler comme la décence l'exige, font de leur ventre le tombeau de la vie, et, monstruosité qui crie vengeance, impiété abominable, osent se repaître de la chair sacrée du bœuf et de la vache.
A ce dernier trait, un frisson d'horreur circula dans l'assemblée. Les bhrames levèrent les yeux au plafond, et un chœur sourd d'imprécations grommela dans les noires profondeurs de la pagode. Les dieux de granit, mal éclairés par le reflet vacillant de la lampe parurent froncer le sourcil et s'agiter sur leur base.
—Tout est-il prêt pour le soulèvement? continua Dakcha; a-t-on réuni les armes, les chevaux et les éléphants?
—Les salles souterraines de la pagode, dont nul ne connaît l'existence hors notre collège sacré, sont pleines de fusils, de lances et de flèches. Des chefs mahrattes qui ne sont pas si bien domptés que les barbares d'Europe le croient, nous ont fourni des chevaux; cinquante éléphants de guerre, parqués au milieu d'une forêt impénétrable pour qui n'en sait pas les détours, n'attendent que le signal, garnis de leurs tours et de leurs cornacs, répondit Sarngarava; la province se soulèvera comme un seul homme.
—O vénérable Trimurti, Wishnou, Brahma, Shiva, sois remerciée, toi qui m'as permis de vivre jusqu'à ce jour tout vieux et tout cassé que je suis! dit Dakcha, dont les mains sèches tremblaient de plaisir. Oui, nous réussirons, j'en ai la certitude; nous serons aidés dans notre entreprise par les puissances célestes. Brahma me montre l'avenir: le dieu de la guerre, dans son dernier avatar, a pris la forme humaine, et il va venir à notre secours du côté de l'Occident, monté sur un aigle divin beaucoup plus grand et plus fort que l'oiseau Garuda, qui tient la foudre dans ses serres et de son bec d'acier achève les bataillons qu'a renversés le vent de ses ailes. Ce dieu tirera sept flèches sur les Anglais, qui fuiront épouvantés, et nous deviendrons maître des sept douipas dont se compose le monde, comme on le voit au saint livre des Pouranas.
Cette péroraison bizarre, dite avec un accent de conviction profonde, produisit beaucoup d'effet sur l'assemblée. Priyamvada, surtout, était enchantée, et croyait déjà voir arriver l'oiseau merveilleux portant le héros assis entre ses ailes.
—Barahta, nous te replacerons sur le trône de tes ancêtres, dit Saradouata; jure de combattre avec nous jusqu'au dernier soupir, et, si tu réussis, d'empêcher partout le meurtre des animaux sacrés!
—Je le jure! répondit en indostani Volmerange.
—C'est bien, dit le brahme Sarngarava. Peuple, écoutez! Celui-ci est Barahta, qui descend de Douchmanta, le roi très glorieux et très célèbre, le dominateur et le dompteur, qui vivait familièrement avec Aditi et Casyapa; dévouez-vous à lui, suivez-le, et obéissez-lui jusqu'à la mort. Si vous succombez dans les entreprises qu'il vous ordonnera, vous retournerez doucement dans le Pantchatouam. Les éléments reprendront sans vous faire souffrir les parcelles qui vous composent, et, après s'être épurée dans des corps charmants, votre âme, jugée digne du Moucti, s'absorbera dans la Divinité. Maintenant, dispersez-vous et trouvez-vous aujourd'hui à l'endroit marqué.
La foule s'écoula comme par enchantement. Les brahmes rentrèrent dans les murailles par des passages secrets, et il ne resta plus dans la salle que Dakcha, Priyamvada et Volmerange.
—Voulez-vous passer le reste de la nuit ici? dit le vieux brahme à Volmerange, ou préférez-vous vous remettre en route pour le camp de la montagne?
—Partons, répondit Volmerange. Cette vieille cave, avec tous ces monstres qui font la grimace, n'a rien de confortable. Donne-moi la main, Priyamvada, car le diable m'emporte si je suis capable de faire un pas sans trébucher dans tous ces noirs détours.
Après avoir circulé quelque temps à tâtons dans un labyrinthe de passages et de couloirs que Priyamvada et le vieux brahme paraissaient connaître de longue main, ils arrivèrent à l'ouverture, et ce ne fut pas sans une secrète satisfaction que Volmerange se retrouva en plein air. La pièce qui venait de se jouer, sérieuse pour les autres, ridicule pour lui, l'avait ennuyé: il avait peine à se regarder consciencieusement comme un prince de la dynastie lunaire, et, sans Priyamvada, sa belle amie au teint doré, il aurait très volontiers renoncé à son trône.
L'éléphant qui avait apporté nos trois personnages attendait patiemment, gardé par son cornac, attirant avec sa trompe quelques feuillages qu'il envoyait dans sa bouche avec nonchalance, plutôt pour s'occuper que pour se nourrir.
En entendant les pas du maître, avec cette intelligence des animaux de sa race, il ploya ses jambes fortes comme des colonnes et s'agenouilla complaisamment.
Priyamvada et Dakcha grimpèrent sur les épaules de la bête colossale avec l'aisance de gens à qui une semblable monture est familière. Volmerange s'en tira moins habilement, et il fallut que la jeune Indienne lui tendît la main pour l'aider. Dans son éducation de sportsman, d'ailleurs parfaite, notre héros n'avait pas pensé à cette variété d'équitation.
Le cornac, accroupi sur le crâne de l'énorme animal, le toucha de sa pointe de fer, et l'éléphant prit cette espèce de trot rythmé ou d'amble dont la lourdeur balancée lasserait la rapidité du cheval.
De temps à autre, il tendait sa trompe et brisait une liane ou une branche qui eût gêné le passage, ou bien, si le chemin était trop étroit, il appuyait sa forte épaule contre le tronc d'arbre qui l'obstruait et frayait la route; d'autres fois, il couchait sous ses pieds les bambous, qui cassaient avec un bruit sec ou ployaient comme l'herbe.
Priyamvada, couchée dans le palanquin posé sur le dos de l'animal, s'était assoupie sur la poitrine de Volmerange, beaucoup plus grand qu'elle, comme ces mignonnes statues de déesse que les dieux tiennent dans leurs bras: comme Parvati sur le sein de Mahadeva, Lakshmi sur celui de Wishnou et Sarawasti contre le cœur de Brahma. Volmerange restait immobile de peu de troubler la belle enfant, et regardait l'étrange paysage qui se massait obscurément devant lui et prenait dans l'ombre des formes encore plus bizarres. Des caroubiers, des figuiers, des banians, des boababs contemporains de la création, des mangliers, des palmiers enchevêtraient leurs branches à travers lesquelles, comme sous une noire découpure, scintillait subitement quelque étoile ou quelque morceau du ciel nocturne.
Assis à côté du cornac, Dakcha marmottait dévotement quelque oraison pour le succès de l'entreprise.
Des lueurs rougeâtres, au bout de deux heures de marche, commencèrent à briller dans les entre-colonnements des troncs d'arbre.
On approchait du camp, où déjà s'étaient réunis les premiers révoltés; les sentinelles, entendant le froissis des feuilles et des branches repoussées par l'éléphant qui portait la triade de Volmerange, de Dakcha et de Priyamvada, vinrent reconnaître, et nos héros pénétrèrent dans le centre du campement.
C'était un spectacle des plus singuliers, à vous reporter au temps des guerres de Darius et d'Alexandre.
Un grand feu, entretenu par des broussailles, des branches et des arbres brisés, répandait dans les voûtes feuillues de la forêt une clarté fantasmagorique.
Autour du feu, rangés en cercle, cinquante éléphants, éclairés pittoresquement en dessous, se tenaient immobiles, graves et pensifs comme Ganesa, le dieu de la sagesse. A peine s'ils faisaient frissonner les plis de leurs larges oreilles, et, si de temps à autre leur trompe inquiète, subodorant dans le lointain quelque tigre en maraude ou quelque ennemi cherchant à se glisser dans le bois, ne se fût relevée vers le ciel, on eût pu les croire sculptés dans le granit comme ceux qui ornent les pagodes. Leurs dos étaient chargés de tours et leurs défenses armées de cercles de fer pour ne pas se rompre dans les chocs.
Plus loin se groupaient les Mahrattes et les autres Indiens couchés à côté de leurs chevaux et près de leurs armes suspendues aux autres arbres.
Volmerange et les deux amis n'étaient pas encore descendus de leur haute monture, qu'un cri plaintif se fit entendre, cri auquel succéda une immense clameur. Les éléphants s'agenouillèrent d'eux-mêmes pour recevoir leurs maîtres, les Mahrattes s'élancèrent sur leurs chevaux. Tout le monde courut aux armes, empoignant au hasard, qui un mousquet, qui une lance, qui un arc.
Les détonations crépitèrent à droite et à gauche; les avant-postes, effrayés, se replièrent sur le gros de la troupe, et quelques cipayes, appuyés de soldats rouges parurent courant d'un arbre à l'autre pour s'abriter et viser à coup sûr.
Les éléphants, poussés par les cornacs, s'élancèrent dans tous les sens, renversant les arbres, et foulant aux pieds les ennemis qu'ils rencontraient. Les Anglais (car c'étaient eux), qu'un traître avait prévenus des plans de Dakcha et du lieu de réunion des révoltés, arrivaient de toutes parts et enveloppaient le camp.
Bientôt le combat fut concentré dans l'espèce de carrefour où brillait le grand feu dont nous avons parlé, et le centre de la mêlée devint l'endroit où se trouvaient Volmerange, Dakcha et Priyamvada; à l'acharnement avec lequel ce point était disputé, les assaillants avaient compris que c'était là que devaient être les personnages les plus importants. Huit ou dix Mahrattes, grimpés sur l'éléphant de Volmerange, faisaient un feu continu. Volmerange lui-même, aidé par Priyamvada, qui rechargeait son fusil, abattait un Anglais à chaque coup. Sa vaillante monture, prenant part au combat, poussait des cris furieux, saisissant tantôt un homme, tantôt un cheval avec sa trompe, et les jetait en l'air, ou bien, se penchant un peu, écrasait un peloton ennemi sur la paroi d'un rocher. Les balles pétillaient sur son cuir, comme les grains de grêle et n'avaient d'autre résultat que de lui faire saigner les oreilles, comme si des mouches l'importunaient.
Quant à Dakcha, il tenait à la main une touffe de la sainte plante cousa qu'il froissait entre ses doigts en murmurant l'ineffable monosyllabe om.
La confusion devenait inexprimable, les mousquets détonnaient, les flèches sifflaient, les chevaux hennissaient, les éléphants vagissaient et glapissaient, les blessés se plaignaient; la fumée, concentrée par la voûte du feuillage, flottait en nuages lourds sur les combattants.
Un gros d'Anglais, plus braves et plus résolus que les autres, essayait opiniâtrément de l'éléphant de Volmerange; mais la bête intelligente, acculée à un monstrueux boabab, se servait de sa trompe comme d'un fléau, et les renversait demi-morts des coups formidables qu'elle leur assénait sur la tête; ceux qui échappaient à la trompe n'évitaient pas les balles de Volmerange ou de ses Mahrattes.
Cette lutte ne pouvait durer longtemps. Priyamvada, qui rechargeait les fusils de Volmerange, fut atteinte dans la poitrine; elle ne poussa pas un seul cri; mais une écume rose monta à ses lèvres et signa son dernier baiser sur la main de Volmerange, qu'elle prit, et eut la force de porter à sa bouche, après lui avoir tendu son second mousquet chargé.
Le coup de Volmerange partit et tua roide l'Anglais qui avait visé la pauvre Priyamvada.
Trois des cinq Mahrattes qui s'étaient placés à côté du jeune descendant de Douchmanta avaient glissé à terre du haut de leur forteresse mouvante, tués ou mortellement blessés.
N'ayant plus de poudre, Volmerange hachait à coups de sabre le crâne des soldats et des cipayes qui s'accrochaient aux oreilles de l'éléphant ou appuyaient le pied sur ses défenses pour monter à l'assaut de sa tour.
Enfin un cipaye, rampant sur le ventre, parvint derrière la courageuse bête, et, avec un sabre affilé comme un damas, lui coupa le jarret; l'éléphant s'affaissa sur le train de derrière, poussa un formidable hurlement, cassa d'un coup de queue, les reins du cipaye, essaya de se relever et tomba sur le flanc.
Le corps de Priyamvada fut lancé hors du palanquin sur un tas de cadavres, ainsi que celui de Dakcha, qui, par un hasard miraculeux, n'avait reçu aucune blessure. Volmerange s'était laissé glisser derrière un arbre dont il avait pris une branche pour se soutenir dans sa chute.
Un cheval sans maître passa par là, il lui sauta sur le dos et lui mit les talons sur le ventre. Le cheval, qui était de la race de Nedji, partit comme un trait.
Dakcha n'avait pas lâché sa touffe de cousa, et se dit en reprenant son attitude:
—Cette affaire a manqué parce que j'ai été trop sensuel; j'aurais dû me mettre cinq pointes de fer dans le dos au lieu de trois; cinq est un nombre plus mystérieux.
L'éléphant, qui n'était pas mort, bien que tombé sur le flanc, chercha au loin avec sa trompe le corps de sa jeune maîtresse et le replaça pieusement sur sa housse de velours; après quoi il expira; car un soldat de la Compagnie lui avait enfoncé sa baïonnette dans la cervelle au défaut du crâne.
XVIII
Le petit point blanc observé par Benedict et qui piquait de son imperceptible paillette argentée le grand manteau vert de l'Océan était bien, en effet, la Belle-Jenny, arrivée à son rendez-vous avec une ponctualité admirable.
Déjà, depuis deux ou trois jours, elle courait des bordées pour se maintenir à la hauteur de l'île, assez éloignée pour ne pas attirer l'attention, assez rapprochée pour être aperçue avec une forte lunette par quelqu'un averti de sa présence dans les eaux de Sainte-Hélène.
Vingt fois par heure sir Arthur Sidney montait sur le pont et braquait sa longue-vue dans la direction de la roche noire.
L'arbre rabrougri dessinait toujours son maigre squelette sur le fond du ciel.
—Il est encore là disait tout bas Sidney en laissant tomber sa lunette avec découragement.
Quelques minutes après, il interrogeait encore l'horizon.
Sur le sommet de la roche, l'arbre persistait dans son opiniâtre silhouette.
—Hélas! se disait Sidney, sans doute la phrase convenue n'a pu être échangée, et cette entreprise, menée avec tant de soin et de prudence, va échouer au moment de la réussite.
Et, par un mouvement d'impatience fébrile, il se promenait à grands pas sur le tillac.
Il monta sur la dunette et regarda une dernière fois.
La cime de la roche découpait son arête anguleuse et chauve dans la clarté du ciel; l'arbre n'était plus à sa place!
Cette circonstance si simple, qui, pour Sidney, répondait à un monde d'idées et de projets, lui fit une telle impression, malgré son sang-froid et sa fermeté d'âme, qu'il fut obligé de s'appuyer sur le bordage: une pâleur mortelle couvrit sa belle figure; mais bientôt il se remit et descendit dans sa cabine d'un pas ferme.
Là, il écrivit sur une feuille d'épais parchemin comme une espèce de testament qu'il enferma dans une forte bouteille de verre; cela fait, il cacheta la bouteille avec une capsule de plomb et la mit dans le canot qu'il avait fait construire sur la côte d'Afrique par le charpentier du navire, d'après le petit modèle dont nous avons parlé.
Lorsque la nuit fut venue, il ordonna de mettre le canot à la mer.
Saunders et Jack prirent chacun un aviron; Sidney se mit au gouvernail, et l'embarcation se dirigea du côté de l'île.
Parvenus à une distance où les vigies auraient pu apercevoir le canot, Sidney, Saunders et Jack rentrèrent dans une petite chambre pratiquée sous le pont; car ce canot, d'une construction toute particulière, était ponté.
L'écoutille fermée soigneusement, Sidney poussa un bouton, et le canot commença à s'enfoncer et descendit, jusqu'à ce que l'eau se refermât sur lui en formant un remous. Des espèces de nageoires mues de l'intérieur remplaçaient les rames et donnaient l'impulsion à cette embarcation sous-marine, que des plaques de verre placées près de la proue permettaient de diriger.
Un tuyau de cuir aboutissant à une bouée flottante, qui ressemblait à s'y méprendre à un de ces débris que charrient les vagues, renouvelait l'air dans l'étroite cabine; un compartiment que l'on submergeait ou que l'on vidait à volonté au moyen d'une pompe faisait l'effet de la vessie gazeuse du poisson, et donnait la facilité de descendre ou de se maintenir à la même hauteur.
Quand ils furent dans l'ombre projetée par les hautes falaises qui cerclent l'île, ce qu'ils comprirent à la teinte plus rembrunie de la mer, nos navigateurs revinrent à la surface: le canot à moitié submergé et dont les vagues lavaient le pont eût pu être pris, si on l'eût aperçu, pour une jeune baleine ou un requin voyageant à fleur d'eau.
Ils approchèrent ainsi de la roche au pied de laquelle les lames jouaient encore avec la carcasse effeuillée de l'arbre coupé par Benedict, l'amenant au large, la rejetant à la rive avec mille jeux d'écume.
Sidney sortit avec précaution de l'écoutille, sauta à terre sur une mince plage sablonneuse, et, s'accrochant à quelques aspérités du roc, il gagna une plate-forme à plusieurs toises au-dessus du niveau des plus hautes vagues, et s'assit, prêtant l'oreille au moindre bruit.
Pendant quelques minutes, il n'entendit rien que la respiration de l'Océan soupirant sa plainte profonde, et les battements d'ailes des oiseaux de mer, inquiets de la présence nocturne d'un homme dans cette âpre solitude. Bientôt quelques cailloux, détachés de la portion supérieure de la roche, roulèrent en rebondissant sur la pente rapide et tombèrent dans l'eau.
Une forme noire, profitant des touffes de broussailles semées çà et là et des anfractuosités du granit, descendait avec précaution la paroi presque verticale et se dirigeait vers Sidney.
Bien que ce rendez-vous fût convenu depuis longtemps, de peur d'une de ces trahisons invraisemblables qui arrivent toujours dans ces sortes d'entreprises, sir Arthur Sidney arma dans ses poches deux petits pistolets dont le chien rendit un craquement sec qui arrêta la forme noire dans sa descente.
—Le crabe marche de travers, mais il arrive, dit une voix basse mais distincte.
—Ah! c'est vous, Benedict, reprit sur le même ton sir Arthur Sidney.
—C'est moi, répondit Benedict en s'asseyant à côté d'Arthur Sidney.
—Eh bien? dit Sidney d'un ton où palpitaient à la fois mille interrogations.
—A l'aspect du bouquet de violettes, il a prononcé la phrase convenue.
—Bon! Alors, nous allons agir.
—Ce n'est pas tout: le soir même, un billet écrit dans le chiffre dont lui, vous et moi possédons seuls la clef, a été lancé par une main inconnue dans la chambre d'Édith. Ce billet contenait ces mots: «César est trop souffrant pour se risquer dans cette entreprise, et la remet aux premiers jours du mois prochain, la nuit du 4 au 5.»
—Encore vingt jours d'attente! s'écria sir Arthur Sidney; mais il ne sait donc pas que cet air est mortel, et qu'ici Prométhée n'aurait pas besoin de vautour pour lui ronger le foie? Mais êtes-vous sûr du billet? Nous marchons environnés de tant de pièges!
—Je l'ai apporté. Vous l'examinerez, dit sir Benedict Arundell en tendant à son ami un papier plié en quatre.
—Adieu, Benedict! Dans vingt jours, je serai ici, dit Sidney; je regagne mon bateau sous-marin et vais courir quelques bordées avec la Belle-Jenny. Dans vingt jours, l'Angleterre sera lavée de la tache d'Hudson Lowe.
Benedict remonta vers le sommet de la falaise, Sidney descendit vers la plage, où le canot à demi émergé l'attendait; et, sur ce roc, redevenu désert, la mer continua à jouer avec l'arbre qu'elle déchiquetait.
Au jour marqué, la Belle-Jenny reparut à l'horizon; mais le ciel était sombre et menaçant. D'immenses nuages noirs se déployaient comme des draperies funèbres; l'Océan, remué jusque dans ses profondeurs, se soulevait et poussait des sanglots, et dans le vent semblaient gémir les strophes de désolation d'un chœur invisible; on eût dit que les trois mille océanides venaient pleurer sur le titan!
Sainte-Hélène, au milieu de l'écume qui fumait autour d'elle comme les trépieds autour d'un catafalque, avait l'air plus lugubre encore que d'habitude. L'orage lui mettait au front un sinistre diadème d'éclairs.
Déjà des signes avaient eu lieu dans le ciel comme à la mort de Jules-César et de Jésus-Christ. Une comète sanglante avait traîné sa queue au-dessus de l'île maudite, et les nuages, incendiés par les fournaises du couchant, prenaient l'aspect de grands aigles agitant dans la flamme leur envergure gigantesque. Mais jamais la nature, ordinairement si impassible, n'avait paru si palpitante, si effarée, si hors d'elle-même que ce soir-là.
L'Océan envoyait au ciel ses larmes amères, le ciel pleurait avec ses cataclysmes, et la tempête résumait dans sa grande voix le cri de désespoir de toute l'humanité.
Quelque intrépide qu'il fût, sir Arthur Sidney sa sentit troublé et découragé devant cette formidable tristesse des éléments. Que se passait-il donc pour mettre ainsi la nature en deuil? quelle grande âme près de s'envoler en emportant avec elle la pensée du monde, quel Dieu en criant sur sa croix le Lamma Sabacthani des suprêmes convulsions, causaient cette immense ululation du vent et des flots? Il tremblait de se répondre, et, en entrant dans le canot, il était pâle comme un marbre, ses tempes ruisselaient de sueur froide, ses dents claquaient, et ce n'était certes pas le danger matériel qui le préoccupait.
Le canot, hermétiquement fermé, s'enfonçait dans les abîmes des vagues, remontait sur leur crête, et s'avançait, tantôt plongeant, tantôt nageant, vers le rocher où avait eu lieu la dernière entrevue de Benedict et de Sidney. Une embarcation ouverte eût été infailliblement submergée.
La difficulté était de ne pas se briser contre la muraille de granit et d'atterrir juste sur la petite plage sablonneuse: Sidney et ses deux matelots faisaient les efforts les plus prodigieux. L'air commençait à leur manquer, malgré la précaution du tuyau; leurs poumons se gonflaient dans leur poitrine, cherchant le fluide vital. Leur lampe pâlissait et grésillait péniblement. Jack et Saunders agitaient d'un poignet lassé les manivelles des palettes, et Sidney pompait activement pour ramener la barque à la surface.
Les vagues déferlaient contre la ceinture de roches de la côte avec un fracas effrayant et pesaient lourdement contre les parois du canot qu'elles roulaient dans leurs volutes.
—Allons, se dit Sidney en lui-même, nous sommes perdus!
Et il regarda ses deux compagnons aux dernières scintillations de la lampe.
Il lut la même pensée sur leur mâle visage.
—Milord, dit Jack, il est tout de même désagréable d'être noyé comme des rats dans une souricière; mais, quand la bière est tirée, il faut la boire.
Saunders acquiesça d'un signe de tête à cette idée délicate.
Un mouvement de rage saisit Sidney. Périr aussi misérablement à cause d'une tempête stupide, au moment d'accomplir ce plan auquel il avait tout sacrifié! Il se passa en lui une de ces révoltes forcenées de l'intelligence contre la force brutale, de l'âme contre l'élément, et il prononça dans son cœur un de ces blasphèmes que les géants durent rugir sous la foudre.
La lampe s'éteignit.
Jack et Saunders dirent:
—Bonne nuit! la chandelle est soufflée.
Le canot talonna fortement, et Sidney, s'élançant au panneau d'écoutille, fit entrer, avec une lame d'eau, une bouffée d'air. La quille s'était engravée dans le sable, et, comme les saillies du rocher rompaient la vague, l'eau était moins turbulente à cet endroit qu'ailleurs. Sidney put sauter à terre avec un bout de corde et attacha le canot à un énorme bloc de granit tombé là par suite de quelque éboulement. Jack et Saunders eurent bientôt imité Sidney, et ils montèrent tous les trois sur la plate-forme où Benedict était venu trouver son ami à la dernière visite.
Là, ils n'avaient pas à redouter d'être emportés au large par la retraite de la houle; la tempête ne pouvait leur envoyer que l'insulte de son écume.
Ils restèrent deux heures sur le rocher, ruisselants, éblouis d'éclairs, trempés par la brume salée que le vent arrache aux flots en tumulte, Jack et Saunders, avec l'impassibilité dévouée de dogues attendant les ordres du maître, sir Arthur Sidney nerveux, tremblant, presque convulsif, comptant chaque minute comme une éternité, se mordant les lèvres, se labourant la poitrine avec les ongles pour se faire prendre patience.
La nuit s'avançait, la tempête s'apaisait peu à peu. La mer fatiguée laissait retomber ses larmes.
—Que font-ils donc? murmura Sidney. Le jour va paraître bientôt.
En effet, l'aurore raya le bas du ciel d'une barre de lumière blafarde, qui le soleil sanguinolent montra, au-dessus des flots montueux et frémissant encore des colères de la nuit, son disque échancré par la ligne onduleuse de l'horizon.
La Belle Jenny se balançait dans le lointain.
Il faisait jour et l'empereur n'était pas venu.
XIX
—Et Benedict qui me laisse sans nouvelles! Que peut-il donc être arrivé? Quel obstacle imprévu a fait manquer notre plan si bien concerté? se disait sir Arthur en arpentant l'étroite plate-forme pour réchauffer ses membres glacés par la fraîcheur de la nuit. Oh! mon Dieu! vivre si longtemps d'une idée, d'une espérance, s'y consacrer avec le dévouement le plus absolu, l'abnégation la plus entière, renoncer pour elle à l'amour, à la famille, à l'amitié! pour alimenter sa flamme, lui offrir en holocauste tous les sentiments humains, lui faire le sacrifice de son génie, mettre à son service la puissance d'une volonté inflexible, des forces qui renverseraient le monde, et puis, au moment de la réalisation, être misérablement empêché par je ne sais quel obstacle imbécile: hier une tempête absurde, ce matin un incident niais que je ne connais pas, une clef qui ne s'ajuste pas à la serrure, un soldat séduit à qui il vient des scrupules après avoir touché l'argent et qui veut le double, moins que cela peut-être, car nul ne peut prévoir les mille résistances bêtes des choses aux idées et de la matière à l'esprit.
Tout en débitant ce monologue intérieur, Sidney gesticulait fébrilement. Tout à coup, il s'arrêta, croisa les bras sur sa poitrine et resta quelques instants dans une attitude de rêverie profonde.
—Si le hasard avait une volonté! Oh! reprit-il après une pause, la mienne la vaincra.
Pendant que Sidney se livrait à ses pensées, Jack et Saunders, personnages beaucoup moins rêveurs, faisaient passer leur chique de leur joue droite à leur joue gauche et réciproquement, et regardaient la mer de cet œil attentif et distrait en apparence avec lequel le matelot ne peut s'empêcher d'observer, même lorsqu'il est à l'abri de ses atteintes, l'élément dont sa vie dépend.
La tempête s'était calmée, et le canot, la proue ensablée et maintenu par le câble, n'était plus soulevé du côté de la poupe que par des ondulations assoupies.
—Allons, Saunders, grimpe le long de cette roche et mets-toi en vigie là-haut. Toi, Jack, entre dans le canot et pompe l'eau qui peut avoir pénétré dans la cabine.
Les deux matelots se séparèrent pour exécuter les ordres de Sidney. L'un monta et l'autre descendit.
L'idée qu'un homme eût pu se hisser au sommet de cet escarpement eût d'abord paru absurde; mais, en y regardant de plus près, la roche était moins verticale qu'elle ne le paraissait d'abord. Des pentes formaient rampe, des repos semblaient avoir été ménagés par la main industrieuse de la nature. Aux endroits les moins accessibles, des broussailles, des ronces ou des filaments de plantes offraient des points d'appui. Aussi Saunders eut-il bien vite opéré son ascension; mais la campagne était déserte au loin, et il fit signe à Sidney qu'il ne découvrait rien.
Jack eut bien vite vidé le canot, qui n'avait pas souffert d'avaries, malgré les rudes secousses de la veille.
Si l'empereur venait, rien encore n'était perdu.
Mais la journée se passa sans que personne parût; ce que souffrit Sidney pendant ces mortelles heures d'attente, nul ne peut l'exprimer. Vers le milieu de la journée, il se dit:
—Ce sera pour ce soir; sans doute la tempête d'hier aura fait penser que je ne viendrais pas. Le vent était si fort et la mer si affreuse! C'est cela! il faut que je sois bien stupide de n'avoir pas d'abord pensé à cette raison: en effet, il n'y avait qu'un fou comme moi qui pût se risquer par un temps pareil.
Cette idée le soutint jusqu'au soir. Il reprit même assez de calme pour manger un peu de biscuit et avaler une gorgée de rhum, que Jack tira pour lui de la cabine du canot.
Saunders n'avait rien aperçu du haut de son observatoire. La Belle-Jenny, inquiète de ne pas voir rentrer le canot, s'était rapprochée de l'île peut-être plus que la prudence ne le permettait et courait des bordées en faisant des signaux.
—Quoique je sois en proie à la plus poignante inquiétude, pensait Sidney, Benedict a bien fait de ne pas venir m'apprendre la cause de ce retard; ces allées et venues auraient pu exciter les soupçons; la surveillance est si active dans cette île damnée! La moindre imprudence eût compromis cette occasion suprême.
La journée, s'écoula dans ces alternatives pour Sidney, avec des transes et des angoisses si vives, que les mèches de cheveux de ses tempes en devinrent blanches.
Le soir arriva et le soleil s'enfonça degré par degré à l'autre bout de la mer, après avoir traversé plusieurs étages de nuées comme une bombe crève les planchers d'un édifice. La sanglante traînée de ses reflets s'allongea sur le fourmillement lumineux des flots, puis s'éteignit, et la nuit tomba avec cette rapidité particulière aux régions tropicales.
Ces heures noires semblèrent à Sidney plus longues que des milliers d'éternités, et il faut renoncer à peindre une nuit pareille; l'attente, l'inquiétude, la rage, le désespoir, les suppositions les plus opposées prirent pour champ de bataille l'âme du malheureux Sidney et y trépignèrent jusqu'au matin en luttant ensemble.
Une idée traversa le cœur de Sidney, et il se sentit froid dans sa poitrine comme au contact d'une lame de poignard.
—L'empereur se serait-il défié de moi? s'écria-t-il. C'est juste, je suis Anglais, poursuivit-il avec un rire amer et qui touchait presque à la folie. Ou serait-il plus malade?
Et, sans prendre aucune précaution, au risque de couler dix fois dans la mer, des pieds, des mains se suspendant aux saillies et aux broussailles, enfonçant ses ongles dans les parois lisses, il parvint en quelques minutes au faîte du rocher, et, de là, se mit à courir dans la direction de Longwood.
Les alentours de la résidence présentaient un aspect inaccoutumé. La tempête de la nuit précédente avait arraché et brisé tous les arbres, qui gisaient le feuillage souillé et les racines en l'air. Je ne sais quoi de sombre, de solennel et d'irréparable planait sur l'humble édifice, autour duquel se manifestait une activité discrète, une silencieuse agitation.
Les sentinelles, appuyées sur leur mousquet, n'envoyaient plus de qui-vive, et semblaient s'être relâchées de leur surveillance. Immobiles à leur place, elles accomplissaient nonchalamment un devoir inutile, plutôt par obéissance à la consigne militaire que par nécessité.
Des officiers passèrent près d'elles et ne leur reprochèrent pas leur négligence. Des habitants de l'île allaient et venaient sans être empêchés, et Sidney put franchir la ligne de surveillance, et personne ne prit garde à lui.
Il approcha de Longwood; des hommes et des femmes, suspendant leurs pas, parlant à demi voix, l'air consterné, entraient dans l'habitation et en ressortaient au bout de quelques minutes, plus pâles qu'auparavant et les yeux rougis.
Sir Arthur Sidney, le cœur serré d'affreux pressentiments, les jambes chancelantes, s'appuyant au mur de la main, vacillant et comme ivre du vin de sa douleur, suivit le flot de la foule sans trop savoir ce qu'il faisait.
Après quelques détours, un spectacle d'une majesté navrante s'offrit à ses yeux.
Couché dans son manteau de guerre plutôt comme un soldat qui se repose pour la victoire du lendemain que comme un corps acquitté de la vie, Napoléon, étendu sur son lit de parade, revêtu de l'uniforme des chasseurs de la garde, la poitrine couverte de décorations et de plaques étincelantes, sa bonne épée allongée près de son flanc en amie fidèle, faisait son premier rêve d'éternité. Une singulière expression de sérénité et de délivrance planait sur son masque de marbre pâle, que les convulsions de l'agonie avaient respecté. Tout ce que l'ivresse du triomphe ou la douleur du revers, les fatigues de la pensée ou de la souffrance peuvent laisser de traces matérielles ou misérables sur le visage humain, s'était évanoui.
Ce n'était plus le cadavre d'un homme, mais la statue d'un dieu: l'enveloppe terrestre touchée par la mort laissait transparaître la portion céleste; le cachot était devenu un temple et la chambre funèbre un Olympe. Christ sur sa croix, Prométhée sur son roc, n'eurent pas une tête plus noble et plus belle.
Grande âme impériale, oh! qu'avez-vous vu pendant ces premières heures de votre immortalité? Qui osa venir à votre rencontre pour vous mener à Dieu! Alexandre, Charlemagne, Jules-César, votre bien-aimé Lannes, qui n'invoquait que vous en mourant, ou encore votre cher Duroc, ou bien quelque pauvre grenadier obscur de votre vieille garde, qui a trouvé son sang bien payé en voyant que vous saviez son nom?
A cette vue, Sidney eut un éblouissement, les ailes du vertige battirent à grand bruit dans sa tête. Il fit quelques pas en chancelant, et, tombant à genoux à côté du lit de parade, il baisa cette main glacée qui avait tenu le sceptre du monde;—on le laissa faire, les baisers ne ressuscitent pas;—seulement, comme il restait un peu trop longtemps abîmé dans sa douleur, on le poussa avec la crosse d'un fusil pour qu'il fît place à d'autres.
Il sortit livide, anéanti, pouvant à peine se traîner, plus semblable à un fantôme qu'à un homme, vieilli de vingt ans en une minute; ses yeux hagards erraient autour de lui, tantôt vagues, tantôt se fixant sur un objet insignifiant avec une opiniâtreté puérile. L'empereur mort, Sidney s'étonnait d'être encore vivant. Il trouvait étrange que le soleil éclairât encore, que les montagnes n'eussent pas changé leurs formes, et que la nature continuât son œuvre! Quant à lui, il était faible comme après une longue maladie, le jour lui faisait baisser les paupières, l'air l'étourdissait. Ses facultés, tendues depuis si longtemps vers le même but, s'étaient brisées subitement; cette volonté si ferme, si puissante, n'avait plus de nord et palpitait comme une boussole affolée; un immense écroulement s'était fait en lui.
Son corps, par un vague ressouvenir, le mena vers la maison de campagne d'Édith; il poussa la barrière du jardin, entra dans le parloir et s'affaissa sur une chaise sans dire une seule parole. Édith, dont une robe noire faisait encore ressortir la pâleur, s'avança vers lui silencieusement et lui prit la main.
A ce témoignage de sympathie, les larmes de Sidney, qui ne demandaient qu'à jaillir, se firent jour avec impétuosité à travers les doigts de la main restée libre, dont il s'était couvert les yeux. Benedict entra dans ce moment et expliqua à Sidney comment il ne s'était pas trouvé au rendez-vous: il avait été interrogé et retenu à cause des soupçons éveillés par ses démarches. La mort de l'empereur et l'absence de toutes preuves l'avaient fait relâcher aussitôt.
Ces explications, Sidney ne les écoutait guère. Elles n'avaient désormais plus de but.
Il resta encore deux jours dans l'île, et, voulant se rassasier de sa douleur jusqu'au bout, il suivit le cortège funèbre dans la vallée du Fermain, où descend du pic de Diane ce ruisseau qui plaisait à l'empereur et où s'inclinent les saules dont les feuilles sacrées se sont éparpillées depuis sur l'univers. Il regarda les soldats anglais porter le cercueil sur leurs épaules, il le vit descendre dans la fosse maçonnée, et ne se retira que lorsque la pierre étroite et longue se fut abaissée sur la noire ouverture.
Par tous ces détails funèbres, attentivement suivis, il voulait se convaincre de la réalité de son malheur: il avait peur de croire, dans quelque temps, que l'empereur n'était pas mort; il sentait déjà cette chimère lui naître dans l'esprit, bien qu'il l'eût vu mort sur son lit de parade et qu'il eût touché sa main glacée; il voulait avoir à opposer à son rêve l'image des funérailles et du tombeau.
Comme il remontait la colline du côté d'Hutsgate, il se retourna une dernière fois pour voir, sous le pâle ombrage des saules, la pierre neuve et blanche, et dit:
—Mon âme est enterrée avec ce corps.
Au même moment, un homme vêtu de deuil et parlant anglais avec l'accent de France tendit un papier à Sidney et lui dit:
—De la part de celui qui n'est plus, prenez ceci.
Sidney ouvrit l'enveloppe cachetée de noir.
Elle contenait une petite mèche de cheveux soyeux et fins, et un billet où étaient écrits ces mots:
«Consolez-vous, nul ne peut prévaloir contre Dieu.
«N.»
Quand Sidney releva les yeux, l'homme qui lui avait remis le papier avait disparu.
Sir Arthur Sidney s'assit sur le revers de la colline et tomba dans une rêverie profonde. Quand il se releva, sa figure avait repris une expression plus calme; un changement s'était opéré dans son esprit. Il retourna chez Benedict et lui dit:
—Pardon, ô toi que j'ai détourné du bonheur pour t'associer à mon œuvre chimérique! je te rends ton serment.
Et il tira de son portefeuille la feuille jaunie, qu'il déchira et jeta aux pieds de Benedict.
—Retourne en Europe, tu es libre, aucun lien ne te rattache plus à notre association mystérieuse. Suis la pente de ton cœur, sois heureux! Ne cherche pas à raturer le livre du destin; d'autres mains que les nôtres tiennent les fils des événements, et peut-être ce qui nous paraît injuste est-il l'équité suprême! Quant à moi, le char de ma vie est sorti de son ornière et ne peut plus y rentrer: je n'étais bon qu'à une chose. Cette chose est manquée, c'est fini: que l'on m'enterre aujourd'hui ou après-demain ou plus tard, peu importe, je suis mort. Idée, sentiment, volonté, tout a fui, tout s'est évaporé. Maintenant, bonne Édith, tâchez de vous trouver un motif de vivre... Peut-être est-il déjà trouvé?
Ici, sir Arthur Sidney regarda fixement Édith, qui ne pût s'empêcher de rougir un peu.
—Aimez quelqu'un ou quelque chose, un homme, un enfant, un chien, une espèce de fleurs, mais jamais une idée, c'est trop dangereux.
Ces paroles prononcées, Sidney serra les mains de son ami et reprit le chemin de la roche noire, où Saunders et Jack, qui avaient usé leur provision de tabac, commençaient à s'ennuyer beaucoup.
Arundell et miss Édith, restés seuls dans l'île, ne pressèrent pas leur départ autant qu'on aurait pu le croire d'abord, bien que Sainte-Hélène soit un séjour maussade. Édith, jetée à la mer par son mari, n'avait pas grande hâte de retourner en Europe; Benedict, quoiqu'il se prétendît et se crût toujours extrêmement amoureux d'Amabel, ne s'ennuyait nullement dans ce cottage, qu'un marchand de la Cité eût trouvé inconfortable, mais qu'éclairait la présence d'Édith. La jeune femme s'étonnait de son côté de penser si peu à Volmerange, et tous deux faisaient des efforts incroyables pour retenir dans leur cœur ces amours qui s'échappaient.
Déjà Benedict ne retrouvait plus dans sa mémoire les traits charmants de sa belle fiancée; il s'y mêlait toujours quelque chose d'Édith; tantôt le doux regard voilé, tantôt le sourire tendre et mélancolique: ces deux images finirent par s'embrouiller tout à fait. Il en était de même pour Édith. Dans ses rêveries, quand elle évoquait Volmerange, c'était bien souvent Benedict qui paraissait. Au bout de quelque temps même, Volmerange se refusa complètement à l'appel: Édith commençait à trouver qu'un mari qui noyait sa femme aussi sommairement n'était peut-être pas l'idéal des époux.
Cela n'empêchait pas les deux jeunes gens de se promettre, dans leur conversation, une grande joie de leur retour à Londres, où Benedict finirait d'épouser Amabel, et miss Édith, suffisamment punie, se réconcilierait avec son terrible mari.
Ces entretiens, commencés gaiement, finissaient en général d'une manière assez mélancolique. Benedict trouvait désagréable l'idée d'Édith retournant chez Volmerange; Édith était médiocrement charmée en pensant au bonheur qui attendait son ami près de miss Vyvyan.
Telles étaient les pensées qui occupaient le jeune couple à Sainte-Hélène, et, à deux pas de la maison, le saule pleurait sur la plus grande tombe du monde, si toutefois il y a une différence entre les tombeaux.
Cette nuance de sentiment les occupait bien plus que le contre-coup de cette mort sur les destinées de la terre, et même, lorsque, le soir ils allaient à la vallée du Fermain contempler la tombe du titan, écouter le ruisseau bruire à l'angle de la pierre funèbre et voir le vent emporter les feuilles pâles de l'arbre mélancolique, c'était à eux-mêmes qu'ils songeaient. Une boucle de cheveux se déroulant sur le col d'Édith, en faisant ressortir par son vigoureux ton châtain la pâleur rose de sa joue, distrayait Benedict des vastes pensées que doit inspirer la tombe du plus illustre des capitaines, et le regard admiratif de Benedict séchait promptement dans les beaux yeux d'Édith les larmes qu'y faisait naître le souvenir du grand captif.
Ils avaient d'abord pensé à écrire en Angleterre pour prévenir de leur retour; mais ils se ravisèrent et se dirent qu'il valait mieux tomber inopinément au milieu de la douleur générale. C'était une expérience philosophique à faire: on jugerait ainsi de la force et de la sincérité des regrets. On verrait si la place laissée vide était déjà remplie, ou si la fidélité avait été gardée en Europe comme en Afrique: Amabel devait être en pleurs, Volmerange dévoré de remords. Cependant, s'il n'en était pas ainsi! si miss Vyvyan, choquée de l'inexplicable disparition de Benedict, lui avait retiré son cœur! et si Volmerange n'éprouvait pas le moindre regret d'avoir laissé choir sa femme dans la Tamise! Quel parti prendre? Nos deux innocents tartuffes n'osaient pas convenir, dans leur for intérieur, qu'ils en seraient enchantés, et que le parti à prendre serait de continuer à s'aimer en se l'avouant, comme ils l'avaient fait depuis deux mois sans se l'avouer.
Ils laissèrent passer un ou deux vaisseaux allant de Calcutta à Londres, et enfin ils se décidèrent à monter sur le troisième, fin voilier, en bois de teck, doublé, cloué et chevillé en cuivre, qui les mit en six semaines à Cadix, d'où ils continuèrent leur voyage par terre, visitant l'Andalousie, Séville, Grenade, Cordoue, sous cette commode dénomination de M. et Mme Smith. Tout le monde les croyait mariés. Quelques mauvaises langues, en les voyant si unis, prétendaient que c'étaient deux jeunes amants qui promenaient la lune de miel de leur bonheur. Leurs oreillers seuls savaient la vérité; ils étaient éperdument amoureux, et l'ange de la pudeur eût pu assister à leur vie. Seulement, ils ne se dépêchaient guère de revenir, et, de mosquée en cathédrale, d'alcazar en palais, de tertulia en course de taureaux, ils mirent quatre mois à traverser l'Espagne, et arrivèrent à Paris juste pour la saison d'hiver. Quand ils n'eurent plus de prétextes plausibles à se donner pour tarder encore, comme ils étaient très consciencieux, un soir ils se dirent: «Ne serait-il pas temps d'aller à Londres et de voir si nous sommes aimés et pardonnés, ou remplacés et maudits?»
L'idée de revoir ce qu'ils prétendaient aimer le mieux au monde les rendit si tristes, qu'ils se sentirent près de fondre en larmes et de se jeter dans les bras l'un de l'autre pour ne plus se quitter. Mais la position devenait embarrassante, et sir Benedict Arundell ne pouvait plus toujours s'appeler M. Smith et lady Édith Harley, comtesse de Volmerange, Mme Smith, nom tout à fait prosaïque et vulgaire.
Le lendemain, ils demandèrent des chevaux de poste pour Calais, et, quelques heures après, ils attendaient sur la jetée le départ du paquebot.
XX
Le cheval accroché au passage par Volmerange était de noble race et léger comme le vent; en quelques minutes, il emporta son cavalier hors du centre de la bataille, ou plutôt de la boucherie, car ce n'était plus qu'un massacre confus d'éléphants, de chevaux et d'hommes. La déroute était complète.
Pendant quelque temps, Volmerange entendit hurler les éléphants dans le lointain, et vit, sur le terrain rougi par les reflets du bois incendié, galoper devant lui l'ombre de son cheval comme un monstre fantasmagorique qu'il aurait poursuivi; le cheval lui-même s'irritait de cette ombre difforme, s'élançait avec fureur et penchait la tête pour la saisir aux dents.
Peu à peu les fuyards qui, dans les premiers élans de la course de Volmerange, galopaient à ses côtés, étaient restés en arrière: le cri des éléphants ne se faisait plus entendre, et la nuit avait repris sa couleur bleuâtre. Volmerange courait toujours à fond de train le long du Godaveri. Son cheval, avec un instinct merveilleux, évitait les fondrières, sautait par-dessus les troncs d'arbres renversés, devinait les terrains peu solides, et cela, sans ralentir aucunement sa rapidité.
Après avoir mis cinq ou six lieues entre le champ de bataille et lui, Volmerange diminua le train de sa monture, et, guidé par une lumière qui brillait au bord du fleuve, il arriva à la cabane d'un pêcheur occupé à raccommoder ses filets, et qui se prosterna devant lui après l'avoir aidé à descendre de cheval.
Un banc recouvert de saptaparna s'adossait à la hutte; le comte s'y assit, et, s'adressant au pêcheur en idiome indostani, il lui demanda s'il ne pourrait lui donner d'autres vêtements et lui procurer une barque pour descendre le fleuve.
—Je le puis, répondit le pêcheur, qui avait reconnu sa qualité à ses insignes; mais Votre Seigneurie ne voudra peut-être pas revêtir l'humble habit d'un pauvre Indien de la dernière caste, d'un misérable soudra qui n'est pas digne de balayer avec son front la poussière de votre chemin.
—Plus l'habit sera misérable, plus il me convient dit Volmerange en entrant dans la cabane.
Aidé par le pêcheur, il se débarrassa de son costume guerrier et revêtit le modeste sayon, sous lequel il eût été difficile de reconnaître le brillant chef de l'insurrection. Le pêcheur, par surcroît de prudence, lui conseilla de se brunir la figure et les mains avec du jus de coloquinte, car son teint un peu blanc aurait pu le trahir.
Ces précautions prises, le pêcheur détacha sa barque, et le cheval, qui s'était avancé jusqu'au bord de l'eau, voyant qu'on n'avait plus besoin de lui, s'élança, après avoir humé l'air bruyamment, du côté de la colline où se trouvait sans doute son pâturage.
Nous ne suivrons pas jour par jour Volmerange dans sa navigation, qui fut longue; bornons-nous à dire qu'il regagna heureusement la côte, et, après avoir récompensé le pêcheur avec une des pierres précieuses qui ornaient la poignée de son sabre, il monta sur un vaisseau français qui naviguait dans le golfe du Bengale et s'était arrêté à l'embouchure du fleuve pour faire de l'eau.
Comme il revenait seul, ou tout au plus accompagné par le souvenir de deux femmes mortes, Édith noyée par lui et Priyamvada tuée à ses côtés par une balle, il ne mit pas, à beaucoup près, quoique la distance fût grande, le même temps à revenir en Europe qu'Édith et sir Benedict Arundell.
Une force secrète le ramenait malgré lui à Londres, d'où tant de raisons auraient dû l'éloigner. Peut-être obéissait-il à ce magnétisme singulier que les hommes ressentent comme les animaux, et qui les fait revenir au même endroit après chaque violente attaque de la destinée qui les en a fait sortir, comme des taureaux dans la place, qui retournent toujours à leur querencia jusqu'à ce qu'ils meurent.
La fin malheureuse de Priyamvada, quoique, dans le tumulte des événements, il n'eût pas eu le temps de la pleurer comme elle le méritait, avait beaucoup frappé le comte. Il se voyait comme circonvenu par une espèce de noire fatalité, et se résolut à vivre solitairement, de peur de porter malheur à ceux qu'il aimerait.
Il vivait donc isolé, ne sortant que le soir, ou n'allant que dans les endroits déserts, non qu'il eût besoin de se cacher, car, avant de partir pour l'Inde, il avait envoyé à lord et lady Harley les lettres d'Édith, avec ces mots au bas: Justice est faite. Cette fable avait été répandue par la famille que la jeune femme, emmenée en Italie par le comte pour savourer incognito les joies de la lune de miel, était morte à Naples, d'une fièvre gagnée dans les marais Pontins.
Cela n'avait rien de précisément invraisemblable, et le monde, qui ne s'occupe pas beaucoup de ceux qu'il ne voit pas, s'était contenté de cette raison spécieuse, que la douleur de lord et de lady Harley rendait d'ailleurs très croyable.
Un soir, le comte de Volmerange se promenait dans la partie la plus déserte d'Hyde-Park.
Une jeune femme, suivie à quelque distance d'un domestique en livrée et dont la mise élégante et riche annonçait une personne appartenant à la plus haute aristocratie, marchait d'un pas léger le long de la pièce d'eau qui s'étend dans cet endroit solitaire du parc où ne passent ordinairement que les amoureux, les poètes et les mélancoliques, et quelquefois aussi les voleurs; car un homme de fort mauvaise mine, sortant tout à coup d'un massif d'arbres, s'élança vers elle, et, saisissant son châle, que retenait une forte épingle de pierreries, fit des efforts pour arracher ce riche tissu.
Le domestique accourut; mais un coup de poing appliqué en pleine face, d'après les plus saines règles de la boxe, l'envoya rouler à quatre pas, le nez saignant et la bouche meurtrie.
Le voleur tirait toujours le châle à lui et la jeune femme, presque étranglée, pouvait à peine appeler au secours par de faibles cris étouffés dans sa gorge.
Arrivé au détour de l'allée, Volmerange vit le groupe aux prises, et, d'un bond tombant au milieu de l'aventure, rétablit l'équilibre par un coup de canne en travers qui coupa la figure du voleur comme un coup de sabre, et le fit s'enfuir, hurlant de douleur malgré l'intérêt qu'il avait à se taire.
La jeune femme avait éprouvé une frayeur si vive, qu'elle chancelait sur ses jambes et que Volmerange fut obligé d'abandonner la poursuite du larron pour le soin de la soutenir.
Lorsqu'elle fut un peu revenue à elle, Volmerange allait se retirer après avoir salué gravement; mais la jeune femme, étendant la main, l'arrêta dans son mouvement de retraite et lui dit d'une voix timide et suppliante:
—Oh! monsieur, soyez chevaleresque jusqu'au bout, et daignez me reconduire à ma voiture. Mon pauvre garde du corps Daniel est en assez piteux état, et je crains que, me voyant seule de nouveau, les malfaiteurs ne reviennent à la charge.
Il n'y avait guère moyen de dire non à une demande formulée ainsi; et, bien que Volmerange se fût bien promis de ne plus s'occuper désormais d'aucune femme, il ne put s'empêcher d'offrir assez gracieusement, pour un misanthrope qui s'était proposé de dépasser les sauvageries de Timon d'Athènes, le bras qu'on lui demandait avec une instance que la frayeur rendait presque caressante.
La voiture stationnait à un endroit assez éloigné du parc, en sorte que le trajet à parcourir pour la rejoindre donna aux deux personnes, si brusquement mises en rapport, le moyen de faire une espèce de connaissance.
Une femme avec qui vous avez fait deux cents pas, la sentant sur votre bras, palpitante d'une forte émotion, appuyant sa main parce que ses pieds tremblent, n'est plus une inconnue pour vous.
Aussi Volmerange, qui avait eu le temps de remarquer la beauté de la jeune femme et de deviner son esprit aux quelques phrases échangées pendant la route, ralentit involontairement le pas, lorsqu'il vit, arrêtée près d'une des portes du parc, la voiture étincelante de vernis et splendidement armoriée au marchepied de laquelle on devait se quitter.
—Me refuseriez-vous cette grâce, dit-elle, après s'être installée dans sa boîte de satin, et avant que le valet de pied eût refermé la portière, de savoir le nom de mon libérateur? Je suis miss Amabel Vyvyan.
—Et moi, je me nomme le comte de Volmerange, répondit-il en faisant une profonde inclination.
Miss Amabel Vyvyan, car c'était elle, faisait tous les jours, à la mode des jeunes Anglaises, une promenade à pied dans cette portion du parc, et, quoique cet événement eût dû la dégoûter de ses excursions pédestres, elle revint le lendemain à l'heure accoutumée.
Peut-être avait-elle un vague pressentiment que la protection, en cas d'accident, ne lui manquerait pas, car elle prit la même allée que la veille, et longea comme d'habitude la Serpentine river. Sans bien s'en rendre compte, elle voulait donner une récompense délicate au courage de Volmerange, et cette récompense, c'était de lui fournir l'occasion de la voir encore une fois.
Probablement, de son côté, Volmerange eut l'idée que miss Amabel Vyvyan n'était pas en sûreté, malgré le laquais qui la suivait de loin, dans cette partie de Hyde-Park, car il vint se promener le lendemain à cet endroit juste à la même heure.
Ni l'un ni l'autre ne parurent étonnés de se revoir, et ils causèrent quelque temps ensemble, peut-être quelques minutes de plus que les strictes convenances ne le permettaient, et Volmerange, de crainte de mauvaise rencontre, reconduisit miss Amabel jusqu'à sa voiture.
Au bout de quelque temps, le comte fut présenté dans les règles à lady Eleanor Braybrooke, qui le trouva charmant et le vit avec plaisir faire chez elle de fréquentes et longues visites; car la positive lady trouvait que miss Amabel poussait trop loin la fidélité à son veuvage imaginaire.
Ce que nous avons à dire blesse la poétique des romans qui n'admet qu'un amour unique, éternel, mais ceci n'est pas un roman; miss Amabel Vyvyan, qui avait sincèrement cru que, Benedict disparu ou mort, elle ne pourrait jamais aimer personne, fut toute surprise lorsqu'elle sentit battre ce cœur qu'elle pensait à tout jamais éteint sous la cendre d'une première déception. Le nom du comte de Volmerange annoncé par le valet de chambre avait toujours le privilège de faire monter un peu de rose aux joues de camélia de miss Amabel.
Le soir, lorsque, après deux ou trois heures de charmante causerie avec Volmerange, elle noyait sa tête dans son oreiller de point d'Angleterre, et se livrait à ce petit examen de conscience que fait avant de s'endormir toute jolie femme sur les coquetteries de la journée, elle trouvait qu'elle avait répondu par un regard indulgent à une œillade ardente, disserté trop longtemps sur des points de métaphysique amoureuse, et pas retiré assez vite ses doigts de la poignée de main d'adieu. Lorsqu'elle était tout à fait endormie, ses rêves était hantés plutôt par l'image de Volmerange que par celle de Benedict.
Les deux couples de Sainte-Margareth avaient fait un chassé croisé physique et moral, et, par une espèce de symétrie bizarre, lorsque Benedict aimait Édith, miss Amabel Vyvyan aimait Volmerange, qui le lui rendait. Le hasard, dans ces combinaisons renversées, semblait se faire un jeu de contrarier la volonté humaine. Aucune union projetée ne s'était accomplie, nul serment juré n'avait été tenu.
Les caractères, en apparence faits pour s'entendre, s'étaient épris de leurs contraires. Au plan rationnel de ces existences, un pouvoir inconnu avait substitué un scénario fantasque, extravagant, décousu; l'unité de lieu et d'action avait été violée par ce grand romantique qui arrange les drames humains, et qu'on nomme l'imprévu.
Lady Braybrooke, qui avait à cœur de voir Amabel mariée, après ce qu'elle appelait l'affront de Benedict, ne cessait de vanter Volmerange à sa nièce; ces éloges étaient naturellement accompagnés d'anathèmes contre le premier fiancé. Rien de formel n'avait encore été prononcé, et cependant les cœurs s'étaient entendus. Volmerange était soupirant en pied; il donnait le bras à lady Eleanor Braybrooke, et, lorsque la tante et la nièce allaient au théâtre, il avait toujours une place au fond de la loge derrière miss Amabel; et, il faut l'avouer, les plus belles décorations, les scènes les plus pathétiques avaient beaucoup de peine à faire lever ses yeux, occupés à suivre les lignes onduleuses du col d'Amabel et de ses blanches épaules; aussi, quoi qu'il allât souvent au théâtre, personne n'était moins au fait du répertoire, et lady Eleanor Braybrooke s'étonnait quelquefois qu'un jeune homme si intelligent profitât si peu des belles choses qu'il paraissait écouter avec tant d'attention.
Amabel avait bien, de temps à autre, de vagues appréhensions que Benedict ne reparût subitement et ne vint lui reprocher sa trahison; car aucune femme n'admet qu'on puisse lui être infidèle, bien qu'elle ne manque jamais d'excellentes raisons pour justifier de son côté une pareille faute; mais les mois passaient, et l'obscurité la plus profonde planait toujours sur la mystérieuse disparition de Benedict. La jeune femme s'était donc rassurée peu à peu à l'endroit de cette revendication posthume, et commençait à aimer Volmerange sans trop d'épouvante. Celui-ci avait oublié tout à fait Édith et même Priyamvada.
Ses aventures avec cette dernière lui produisaient l'effet d'une hallucination d'opium. Ce teint doré, ces yeux peints, ces colliers de perles, ces parfums exotiques, ces promenades à dos d'éléphant, ces rendez-vous dans les pagodes, ces batailles à travers les forêts barrées de lianes, toutes ces scènes étranges semblaient au comte des souvenirs qui n'appartenaient pas à la réalité.
Si Priyamvada eût vécu, toute charmante qu'elle était, elle eût certainement embarrassé Volmerange. Qu'eût-on dit, au bal d'Almack, d'une femme qui avait des boucles d'oreilles dans le nez et un tatouage de garotchana sur le front?
Cependant le comte ne pouvait s'empêcher d'éprouver un sentiment de tristesse en pensant à la beauté parfaite, à l'amour ardent et au dévouement sans bornes de la pauvre Indienne: ces qualités, quoiqu'un peu excentriques et choquantes, valaient bien un regret.
Pendant toutes ces alternatives, miss Édith et sir Benedict Arundell, que nous avons laissés sur la jetée de Calais, s'étaient embarqués et étaient arrivés en Angleterre.
Avant d'entrer dans Londres, ils s'étaient séparés, et avaient pris chacun une maison dans un square retiré de Londres. La fiction du mariage de M. et Mme Smith ne pouvait être soutenue plus longtemps, et, d'ailleurs, miss Édith Harley n'était-elle pas comtesse de Volmerange, et sir Benedict Arundell l'époux de miss Amabel Vyvyan, ou peu s'en faut? Ne venaient-ils pas de Sainte-Hélène avec l'idée de rentrer dans le giron conjugal? Ne fallait-il pas aussi pousser jusqu'au bout l'épreuve philosophique?
Volmerange avait reçu un billet d'Amabel, qui lui demandait de venir la prendre avec sa tante, pour aller au concert de la princesse ***. Il était tout habillé et prêt à partir, lorsque son valet de chambre vint lui dire qu'une femme voilée demandait à parler à Sa Seigneurie.
—Une femme voilée! quelle singulière visite à pareille heure! Il y a pourtant longtemps que je ne hante plus les coulisses de Drury-Lane, et nous ne sommes pas dans la saison de l'Opéra. Qui diable cela peut-il être? Une mère à principes qui vient me proposer sa fille pour demoiselle de compagnie?
—Milord, que répondrai-je à cette dame? dit le valet de chambre en insistant pour avoir une réponse.
—Dites-lui qu'elle écrive son nom et ce qu'elle demande sur sa carte.
—C'est ce que j'ai eu l'honneur de lui dire, répondit le valet; mais elle a prétendu qu'elle désirait ne pas se nommer et ne voulait parler qu'à vous-même.
—Est-elle jeune ou vieille, laide ou jolie? demanda le comte par excès de précaution.
—Milord, autant qu'on peut juger de la beauté d'une femme voilée, elle est jolie, et, à la souplesse de sa démarche, on peut juger qu'elle est jeune.
Le comte jeta les yeux sur la pendule et vit qu'il pouvait disposer, d'une demi-heure avant de se rendre chez Amabel, et il dit au valet de chambre d'introduire la dame mystérieuse.
Cette visite singulière, cette insistance à ne pas se nommer, ce voile soigneusement rabattu, tout cela avait une tournure romanesque faite pour séduire l'imagination assez vive du comte. Cependant il éprouvait malgré lui une espèce de terreur vague et de frisson involontaire;—il se vit par hasard dans une glace et se trouva pâle.
La pièce où le comte se tenait était vaste, d'un luxe sévère, éclairée par une seule lampe dont la lumière, concentrée sur un seul point, laissait le reste de la chambre dans l'ombre. Il pleuvait, et la pluie battait les vitres avec un tintement qui rappelait une certaine nuit de tempête...
Une attente anxieuse contrastant avec la légèreté de ses réponses au valet de chambre poignait le cœur de Volmerange; et, lorsque la porte s'ouvrit pour donner passage à l'inconnue, le léger craquement des gonds lui fit faire un soubresaut nerveux.
L'ombre baignait la porte: le comte ne put d'abord bien distinguer la femme qui venait d'entrer.
Avec la politesse d'un gentleman qu'il était, il fit trois pas au-devant d'elle.
La lumière de la lampe éclairait alors en plein la nouvelle venue.
Le valet de chambre avait bien jugé: ce n'était pas une laideur, mais bien un secret ou une pudeur que recouvrait le voile.
La beauté traversait confusément le tissu, comme un feu qui brille derrière une toile métallique. On ne la voyait pas, mais on la sentait belle.
Elle était vêtue d'une longue robe blanche, qui s'arrangeait à petits plis fins et fripés comme ceux des draperies de Phidias, et sur laquelle tranchaient, avec une grâce coquette et funèbre, les réseaux noirs des dentelles de la mantille.
—Madame, dit Volmerange, ne relèverez-vous pas ce voile? Puisque vous avez la confiance de venir chez moi à cette heure, ces précautions sont inutiles; votre secret ne court aucun danger; vous me cachez votre nom, laissez-moi voir au moins, votre figure.
—Vous le voulez? répondit l'inconnue d'une voix douce et pénétrante.
Cette voix connue fit courir un frisson dans les cheveux de Volmerange.
La dame, d'une main blanche, fluette, et dont la forme réveillait mille souvenirs dans la mémoire du comte, commença à remonter lentement les plis noirs de la dentelle.
D'abord apparut un menton charmant marqué d'un petit signe qui remplit Volmerange de trouble, puis une bouche d'un rose vivace qui porta sa terreur au plus haut point, et ensuite un nez grec et d'adorables yeux bruns qui le rendirent fou d'épouvante.
Tenant ainsi son voile relevé au-dessus de sa tête avec sa belle main de marbre, dans une attitude digne d'une statue antique, elle s'offrait placidement aux regards égarés de Volmerange, qui s'était reculé de trois pas et tremblait comme la feuille.
—Oh! râla-t-il d'une voix sourde, qui êtes-vous donc?
—Je suis lady Édith, comtesse de Volmerange.
—Non, tu mens; tu es un spectre! ta robe doit être mouillée, tu sors de la Tamise; va-t'en! laisse-moi! Je t'ai noyée, tu le sais bien, comme j'en avais le droit. Ah! ah! quelle étrange aventure! est-ce que Dolfos va revenir aussi? Ce serait très drôle! dit le comte en éclatant de rire.
XXI
Miss Amabel, en toilette de bal, regardait dans une glace l'effet produit par une branche de bruyère du Cap, coquettement posée sur ses beaux cheveux. Jamais elle n'avait été plus jolie.
L'attente de l'être aimé allumait dans sa beauté une clarté intérieure qui la rendait rayonnante. Il est si doux, dans ces instants-là, de se sentir belle et d'augmenter l'amour par l'admiration.
Blanche, rose, éclatante, avec sa robe qui semblait taillée dans les pétales d'une fleur, et sa tunique de gaze, plus frêle et plus transparente que les ailes des lilullules, rattachée par des bouquets pareils à ceux de sa coiffure, elle avait l'air d'une sylphide qui se passait le caprice d'aller en soirée.
La femme de chambre, ayant accompli son office, se retira.
Amabel restée seule, car lady Eleanor Braybrooke, ayant beaucoup à réparer dans l'édifice de ses charmes, demeurait bien plus de temps que sa nièce entre les mains de ses femmes, éprouva cette espèce de désœuvrement qui s'empare des personnes habillées trop tôt pour une fête.
Elle avait écrit à Volmerange de venir à neuf heures, il en était huit à peine; c'était donc une heure d'inaction et d'immobilité, car en se livrant à quelque occupation elle eût pu compromettre la fraîcheur de sa toilette.
Pour passer le temps, elle prit un livre et lut distraitement quelques pages; puis elle ouvrit le piano et fit jaillir quelques fusées de gammes en rasant de son ongle étincelant l'ivoire poli du clavier; mais le pétillement des notes et la vibration des cordes la rendaient nerveuse. Elle ferma le piano et se leva.
Un de ses bracelets trop larges lui glissait sur la main et la gênait. Elle prit son coffre à bijoux pour en choisir un autre; en remettant le coffre à sa place, ses yeux tombèrent sur la cassette où étaient renfermées les lettres que lui avait écrites Benedict au temps de leurs amours.
Ce jour-là se trouvait être précisément l'anniversaire du mariage si bizarrement interrompu à l'église de Sainte-Margareth.
Cette date, qui revint à la mémoire de miss Amabel à la vue de la cassette la fit soupirer, et, l'esprit mû d'une fantaisie mélancolique, elle tira une lettre de la liasse, et debout près de la cheminée, car ses épaules décolletées et ses bras nus la rendaient frileuse, elle se mit à lire.
«Chère Amabel, disait la lettre écrite pendant une courte absence, comment vais-je vivre ces trois jours qu'il me faut passer loin de vous, moi qui suis accoutumé à votre douce présence, moi qui vois tous les soirs briller votre âme dans vos yeux et votre esprit sur votre sourire? La seule chose qui puisse me faire supporter cette séparation est l'idée que bientôt rien ne pourra plus nous désunir, et que nos existences couleront comme deux flots qui se confondent.»
Cette lecture plongea miss Amabel dans une rêverie profonde.
—A quoi bon garder, se dit-elle, ces témoignages d'une passion menteuse?
Et elle jeta la lettre au feu.
Elle en prit une seconde qu'elle lut, et qu'elle envoya rejoindre la première dans l'ardent foyer: elle remonta ainsi, lettre par lettre, tout le cours de cet amour évanoui. A mesure qu'elle avait respiré le vague parfum de souvenir enfermé dans les plis du vélin, elle rendait à la flamme ces débris d'un temps qui n'existait plus.
—Neuf heures, dit-elle en jetant la dernière lettre de la cassette; et Volmerange qui ne vient pas!
Le papier, après s'être allumé sur les charbons, avait, par suite d'un écroulement de braises, roulé à terre devant la cheminée.
Près de s'éteindre, mais ravivée sans doute par quelque souffle, la lettre, plus qu'à demi consumée, lança un jet bleu; la flamme près d'expirer, cherchant un aliment, mordit le bord de la robe de gaze d'Amabel, et monta en serpentant dans les plis de l'étoffe légère.
Amabel se vit tout à coup entourée d'une clarté flamboyante et d'une atmosphère embrasée; elle courut au cordon de la sonnette; mais, folle d'épouvante et de douleur, elle le cherchait à gauche tandis qu'il était à droite, et la flamme, excitée par ces mouvements, l'enveloppait victorieuse et triomphante.
La pauvre enfant se roulait par terre pour éteindre le feu, et tâchait d'arracher ses vêtements en poussant des cris.
Au même moment, la porte s'ouvrait et le domestique annonça:
—Sir Benedict Arundell!
—Sauvez-moi! sauvez-moi! cria du milieu de la flamme la malheureuse Amabel.
Benedict et le domestique se précipitèrent; mais il était trop tard, et, dans le délire d'une agonie horrible, elle fixait ses yeux effarés sur son ancien fiancé et murmurait à travers son râle:
—Benedict ici! Oh! je suis trop punie!
Le domestique, épouvanté, hors de lui, s'élança pour aller chercher du secours, un médecin, de l'eau, tandis que Benedict tâchait d'étouffer le feu qui brûlait encore les vêtements de dessous d'Amabel sous un tapis arraché d'une table.
Quand le secours arriva, Amabel venait d'expirer.
Benedict éperdu se sauva, ne pouvant supporter cet affreux spectacle, et personne, dans cette catastrophe, ne fit attention à sa venue et à sa sortie.
Quelques jours après, on remit à lady Eleanor Braybrooke quelques lettres à demi brûlées ramassées sur le plancher, qui expliquèrent la cause de cet affreux événement. Lady Braybrooke, à travers ses larmes, déchiffra les quelques lignes mutilées qui restaient, et comprit que ces fragments de papier, cause de l'accident, étaient des lettres d'amour de Benedict, découverte qui augmenta encore la haine que la bonne dame lui avait vouée.
Bizarre coïncidence, fatalité inexplicable! Les lettres d'amour de Benedict avaient repris Amabel au moment où elle en attendait un autre. Une âme superstitieuse eût pu voir là un châtiment. Mais le châtiment de quoi? de l'innocence sans doute? à moins que l'innocence ne paye la rançon du crime, par une loi de réversibilité dont la raison nous échappe.
Les deux visites de Benedict et de miss Édith n'avaient pas eu un résultat heureux et leur expérience avait tourné comme la plupart des expériences philosophiques.
Arrivé au terme de cette histoire, ou, pour mieux dire, de l'épisode que nous en pouvions raconter, nous sentons le besoin d'élucider par quelques explications générales les portions de ce récit qui, sans cela, resteraient peut-être obscures.
Dans les dernières années de l'Empire, des amitiés contractées au collège, des relations nouées dans le monde ou ailleurs, des goûts pareils pour les travaux et les plaisirs, une certaine conformité audacieuse de pensée, des coups de fortune bizarres avaient réuni en Angleterre des hommes de divers pays, de divers rangs, mais tous esprits supérieurs, volontés bien trempées et remarquables chacun dans leur genre.
Une sorte de franc-maçonnerie involontaire n'avait pas tardé à s'établir entre eux: ils se reconnaissaient dans le monde et se disaient dans l'embrasure d'une fenêtre de ces mots rapides qui résument tout et contiennent une philosophie dans un sourire imperceptible, dans un léger haussement d'épaules. Beaucoup parmi eux étaient riches, d'autres puissants; ceux-ci possédaient l'audace, ceux-là l'habileté; quelques-uns étaient grands poètes ou profonds politiques.
Les amusements ordinaires d'un club, le vin, les cartes, les chevaux et les femmes ne pouvaient suffire à des gens pareils, blasés sur les émotions de l'orgie et du jeu, et dont plusieurs auraient pu montrer des listes de noms plus longues et mieux choisies que celles de don Juan. Ils cherchèrent donc un but à leur activité, et voici ce qu'ils trouvèrent: la victoire de la Volonté sur le Destin.
Constitués en une espèce de tribunal secret, ils citèrent à leur barre l'histoire contemporaine, se donnant pour mission de casser ses arrêts lorsqu'ils n'étaient pas jugés justes. En un mot, ils voulurent refaire les événements et corriger la Providence.
Ces joueurs intrépides, plus hardis que les géants et les titans de la Fable, essayèrent de regagner contre Dieu les parties perdues sur le tapis vert du monde, et s'engagèrent par des serments les plus formidables à s'entr'aider dans ces entreprises.
Le soulèvement de l'Inde, le rétablissement de Napoléon sur un trône plus élevé, l'affranchissement de l'Espagne, la délivrance de la Grèce, où plus tard Byron, qui faisait partie de cette junte, trouva la mort, tels étaient les plans que ces hommes s'étaient tracés.
Les divers mouvements et révoltes qui eurent lieu vers ces temps-là étaient leur ouvrage. Ils avaient guidé les Mahrattes contre les Anglais, agité la Péninsule, préparé l'insurrection de Grèce, et tenté d'enlever l'empereur, à qui un empire oriental rêvé dans sa jeunesse avait été préparé dans l'Inde, d'où il serait revenu en Europe en suivant à rebours le chemin d'Alexandre.
Ces grands esprits, ces volontés inflexibles, qui remaniaient la carte de l'univers et voulaient faire subir leurs ordres au hasard, n'avaient cependant pas réussi dans leurs combinaisons. Arrivés au bout de toutes les voies, ils avaient été renversés par ce petit souffle qui n'est peut-être autre chose que l'esprit de Dieu.
Tous leurs laborieux entassements s'étaient écroulés on ne sait pourquoi. Malgré tous leurs efforts, les fatalités inexplicables continuaient leur marche aveugle. Le destin maintenait ses décisions.
Ce qui leur paraissait le bon droit essuyait des défaites, ce qui leur semblait injuste triomphait: le génie se tordait toujours sur la croix et la médiocrité florissait sous sa couronne d'or. Un obstacle imprévu, une trahison, une mort inopportune ou quelque autre obstacle déjouaient leurs mesures au moment où elles allaient réussir. Ils essayaient de remonter le cours des choses et se sentaient, malgré leurs prodigieux efforts, emportés par le courant invincible.
La plupart s'acharnaient avec cette fureur du joueur malheureux, avec ce délire de l'orgueil aux prises avec l'impossible. Insensés, ils jetaient une poignée de poussière contre le ciel, et, comme Xerxès, eussent volontiers fait donner le fouet à la mer. D'autres, plus forts, en étaient arrivés à soupçonner ce que, faute d'autre mot, nous appellerons «les mathématiques du hasard;» ils pressentaient que les événements étaient déterminés par une gravitation dont la loi restait à trouver pour un Newton de l'avenir, et, s'ils le contrariaient, c'était par une curiosité d'expérimentateur; ils agitaient le monde comme un physicien remue un verre pour mêler les liquides et les voir ensuite reprendre leur place selon leur pesanteur spécifique.
Sir Arthur Sidney, Benedict Arundell, le comte de Volmerange, Dolfos et Dakcha appartenaient à cette puissante association. Sidney et Dakcha, membres du cycle supérieur, avaient le droit de choisir parmi leurs frères ceux qu'ils jugeaient nécessaires à l'exécution de leurs projets. Benedict et Volmerange, qui, malgré leur serment, avaient disposé de leur personne, avaient été ramenés au devoir de la manière qu'on a pu lire dans ce récit. Toutes ces existences troublées ou perdues, ces sacrifices d'argent, de courage et de génie n'avaient eu aucun résultat: le joueur invisible avait toujours gagné.
Le peu que nous venons de dire suffira pour faire comprendre le but et les moyens de cette association, espèce de Sainte-Vehme, philosophique qui déploya une énergie inouïe et des ressources immenses pour substituer dans l'histoire la volonté humaine à la volonté divine.
Ces hommes peu religieux et qui ne croyaient qu'à la force et au génie avaient pris la Providence pour le hasard et, ôtant la plume des mains de Dieu, avaient tenté d'écrire à sa place sur le volume éternel.
Maintenant comme c'est l'usage à la fin d'un récit, il ne nous reste plus qu'à fixer le sort du peu de personnages qui survivent aux violences de notre action.
Volmerange voit toujours devant lui l'ombre blanche d'Édith, et reste accroupi de terreur dans l'angle de son cabanon de Bedlam, s'éloignant autant qu'il peut du spectre que son imagination égarée lui montre à l'autre bout de la chambre.
Quant à miss Édith et à sir Benedict Arundell, des voyageurs anglais qui se rendaient à Smyrne et visitaient les îles de la mer Ionienne prétendent avoir vu à Rhodes, dans un charmant palais de marbre bâti sous la domination des chevaliers et mêlé de fragments antiques, un jeune couple d'une sérénité grave et douce, qui faisait supposer autant de bonheur que peut en permettre une vie éprouvée par des chagrins et des vicissitudes diverses. Bien qu'ils ne fussent connus que sous le nom de M. et Mme Smith, ils paraissaient appartenir à un rang plus haut que cet humble nom ne l'indiquait. Ils n'évitaient ni ne cherchaient leurs compatriotes. Cependant ils préféraient être seuls, ce qui indiquait qu'ils étaient heureux.
Sidney ne reparut plus et ne donna jamais de ses nouvelles. Était-il mort? avait-il enfoui dans quelque solitude le désespoir d'avoir manqué l'entreprise, but de sa vie pendant cinq ans? C'est ce que l'on n'a jamais pu savoir.
Seulement quelques années plus tard, un navire qui revenait des Indes, et que la tempête avait poussé sur les îles de Tristan-d'Acunha, débarqua sur un îlot du groupe quelques matelots, pour prendre des tortues et dénicher des œufs d'oiseau de mer, pour varier un peu les provisions salées; un d'eux heurta sur le sable une espèce de masse couverte de petits coquillages qui ressemblait grossièrement à une bouteille.
Enchanté de sa trouvaille, le matelot, croyant avoir mis la main sur quelque bouteille de rhum, dégagea l'objet de sa croûte de terre et de madrépores, fit sauter la capsule de plomb, et ne trouva, au lieu de la liqueur désirée, qu'un morceau de parchemin qu'il remit à son capitaine avec une fidélité qu'il n'eût pas eue pour le spiritueux. Le capitaine ouvrit le parchemin plié en quatre et fut très surpris d'y lire ce qui suit:
«Au moment d'accomplir l'entreprise la plus hardie et la plus étrange qu'un homme ait jamais tentée, moi, sir Arthur Sidney, l'esprit tranquille et la main ferme, sachant que ces vagues sous lesquelles je vais plonger peuvent m'engloutir, j'écris, pour que mon secret ne meure pas tout entier avec moi, ces lignes qui seront peut-être lues plus tard si je péris dans mon voyage sous-marin.
«Anglais, j'ai été profondément humilié de la trahison faite par l'Angleterre au grand empereur. Fils respectueux, j'ai voulu laver cette tache à l'honneur de ma mère et lui épargner devant la postérité la honte d'avoir assassiné son hôte; je me suis mis en tête de déchirer cette page de l'histoire de mon pays, j'ai voulu qu'on dît: «L'Angleterre l'avait fait prisonnier, un Anglais l'a délivré et a tenu tout seul la parole de sa nation.»
«J'essaye d'empêcher ma patrie, que j'aime, de commettre un déicide qui la rendra l'objet de l'exécration du monde, comme le meurtre de Jésus a fait les Juifs abominables sur toute la terre. A cette idée j'ai sacrifié ma vie, car quel but peut-on se proposer qui soit plus grand, plus saint que la gloire de la famille humaine dont on fait partie? Demain, Prométhée, détaché de sa croix, voguera sur un vaisseau qui l'attend et va le mener vers un nouvel empire et des destinées plus vastes peut-être que celles qui ont étonné le monde, ou bien Dieu aura jugé si j'empiète sur les attributions de la Providence.
«Ce 4 mai 1821, en vue de Sainte-Hélène.»
Le capitaine resta rêveur devant ce parchemin, regardant ces caractères dont l'encre avait jauni. Il relut plusieurs fois cette lettre, si longtemps ballottée dans la prison de verre, échouée ensuite sur un îlot désert, et probablement la seule trace qui restât d'une noble idée, d'une forte résolution et d'un grand courage; en cherchant dans ses souvenirs, il se rappela avoir vu quelquefois sir Arthur Sidney, soit à Londres, soit à Calcutta.
Quand le navire passa devant Sainte-Hélène, le capitaine salua de loin la tombe du grand homme et se dit:
—Dieu n'a pas donné raison à Sidney, puisque l'empereur dort sous le saule et que j'ai cette lettre dans mon portefeuille. Sir Arthur doit être noyé; c'est fâcheux, car je lui aurais donné une poignée de main franche et loyale, et j'aurais aimé l'avoir assis en face de moi de l'autre côté d'une table dans la cabine de la Belle-Jenny.
La Belle-Jenny, car c'était elle, avait été vendue à un marchand de Calcutta par le capitaine Peppercul, à qui Sidney avait dit, s'il ne reparaissait pas au bout de cinq jours, de disposer du navire à son gré, et, par un hasard singulier, c'était elle qui avait recueilli le testament de son ancien maître.
Maintenant, disons ce que nous avons pu apprendre de Dakcha. Après avoir trouvé le corps de Priyamvada près de celui de l'éléphant, il l'enterra en observant exactement tous les rites. Il reprit le cours de ses austérités: il a inventé une position effroyablement gênante et qui doit faire le plus grand plaisir aux trinités, aux quadrinités et aux quinquinités de l'Olympe indou. Il ne désespère pas encore du rétablissement de la dynastie lunaire, et attend toujours Volmerange. Ses doigts desséchés froissent plus activement que jamais l'herbe cousa, et ses lèvres noires marmottent, avec une délirante expression de piété, l'ineffable monosyllabe qui renferme tout, et autre chose.
Selon l'idée qu'il a eue pendant la bataille, ce n'est plus avec trois crochets passés sous les muscles du dos qu'il se fait donner l'estrapade, c'est avec cinq. Grâce à cet ingénieux raffinement de pénitence, il pense que les Anglais seront chassés de l'Inde et qu'il obtiendra du ciel la faveur de mourir en tenant la queue d'une vache, opinion qui ne l'empêche pas d'être un très profond philosophe, un diplomate impénétrable, un politique de première force, de soulever sourdement des provinces, de creuser des étages d'intrigues souterraines, tout en restant assis sur sa peau de gazelle entre quatre réchauds, et de donner beaucoup de tablature à l'administration de la Compagnie des Indes.
FIN
La Presse, 20 septembre-15 octobre 1848.
Tours.—Imp. E. Mazereau.