← Retour

Paula Monti, Tome II: ou L'Hôtel Lambert - histoire contemporaine

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of Paula Monti, Tome II

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Paula Monti, Tome II

Author: Eugène Sue

Release date: October 14, 2005 [eBook #16876]
Most recently updated: December 12, 2020

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Chuck Greif and the Online
Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net. This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PAULA MONTI, TOME II ***

PAULA MONTI
OU
L'HOTEL LAMBERT


HISTOIRE CONTEMPORAINE

PAR

EUGÈNE SÜE.


TOME DEUXIÈME.


PARIS

PAULIN, ÉDITEUR

RUE RICHELIEU, 60.

1845

IMPRIMERIE DE GUSTAVE GRATIOT, RUE DE LA MONNAIE, 11.


CHAPITRES:

DEUXIÈME PARTIE.

I. Le livre noir
II.     Pensées détachées
III.     Arnold et Berthe
IV.     Intimité
V.     Récit
VI.     Menaces
VII.     Réflexions
VIII.     Interrogatoire
IX.     Révélations
X.     Aveux
XI.     Rendez-vous
XII.     Propositions
XIII.     Correspondance
XIV.     Le mariage
XV.     Le livre noir
XVI.     Conversation

TROISIÈME PARTIE.

XVII.     Résolution
XVIII.     L'épingle
XIX.     Décision
XX.     La chasse au marais
XXI.     Le château de Brévannes
XXII.     Le chalet
XXIII.     Le double meurtre
XXIV.     Explication

PAULA MONTI.


DEUXIÈME PARTIE.


CHAPITRE PREMIER.

LE LIVRE NOIR.

En proposant à madame de Hansfeld de répondre pour elle à M. de Brévannes au sujet de l'entrevue qui devait avoir lieu au Jardin-des-Plantes, non seulement Iris empêchait la princesse de commettre un acte imprudent, mais, à l'insu de celle-ci, elle la rendait complice d'un projet diabolique.

On se souvient sans doute d'un livre noir dont Iris avait parlé à M. de Brévannes, et dans lequel, disait-elle, la princesse écrivait presque chaque jour ses plus secrètes pensées.

Rien n'était plus faux.

Jamais Paula n'avait possédé un livre pareil; mais il importait au projet d'Iris que M. de Brévannes crût à ce mensonge, et il devait y croire en reconnaissant dans ce livre une écriture pareille à celle du billet que madame de Hansfeld lui avait fait remettre.

On s'étonnera peut-être de la profonde dissimulation d'Iris et de l'opiniâtre et ténébreuse audace de ses desseins. On comprendra peut-être aussi difficilement son affection sauvage, sa jalousie furieuse, qui tournaient presque à une monomanie féroce.

Malheureusement, les faits principaux de cette histoire, les traits saillants du caractère d'Iris sont d'une grande réalité.

Il s'est trouvé une jeune fille aux passions ardentes, implacables, qui les a réunies, concentrées dans l'attachement aveugle qu'elle avait pour sa bienfaitrice, attachement singulier, qui tenait de la vénération filiale par son religieux dévouement, de la tendresse maternelle par sa familiarité charmante et pure, de l'amour par sa jalousie vindicative.

Si, dans la suite de cette histoire, on trouve chez Iris une assez grande puissance d'imagination jointe à un esprit inventif, rusé, adroit, hardi; si quelques-unes de ses combinaisons semblent ourdies avec une perfidie, avec une habileté ordinairement rares chez une fille de cet âge, nous le répéterons, la solitude avait singulièrement développé ses facultés naturelles, incessamment tendues vers un même but; forcée d'agir seule et à l'ombre de la plus profonde dissimulation, tout moyen lui semblait bon pour arriver à ce terme unique de ses désirs:

Isoler sa maîtresse de toute affection;

Faire, pour ainsi dire, le vide autour d'elle, et lui devenir d'autant plus nécessaire que tous les autres attachements lui manqueraient.

Ce dernier vœu d'Iris avait été jusqu'alors trompé.

Sans doute madame de Hansfeld ressentait pour sa demoiselle de compagnie un véritable attachement, lui témoignait une confiance sans bornes, se montrait à son égard affectueuse et bonne; mais cet attachement ne suffisait pas au cœur d'Iris.

Elle éprouvait d'amers, de douloureux ressentiments de ce qu'elle appelait une déception; mais comme elle ne pouvait haïr sa maîtresse, son exécration s'accumulait sur les personnes qui inspiraient quelque intérêt à la princesse.

Ces explications étaient nécessaires pour préparer le lecteur aux incidents qui vont suivre.

Dans les deux entretiens qui succédèrent à sa première entrevue avec M. de Brévannes, Iris, d'après l'ordre de Paula, avait tâché de deviner quelles étaient les intentions de cet homme.

Si infâme qu'elle fût, la calomnie qu'il pouvait répandre était redoutable pour madame de Hansfeld. Raphaël avait cru à son abominable mensonge; comment le monde, ou plutôt M. de Morville (c'était le monde pour Paula), n'y croirait-il pas?

Madame de Hansfeld ne savait que résoudre.

Depuis qu'elle aimait M. de Morville, elle abhorrait plus encore M. de Brévannes; aussi n'eut-elle pas assez d'indignation, assez de mépris pour qualifier l'audace de ce dernier, lors de ses tentatives pour obtenir une entrevue avec elle, par l'intermédiaire d'Iris. Mais celle-ci fit sagement observer à sa maîtresse que la colère de M. de Brévannes serait dangereuse, et qu'au lieu de l'exaspérer il fallait tâcher de l'éconduire doucement.

Malheureusement l'amour violent et opiniâtre du mari de Berthe ne s'accommoda pas de ces ménagements. Ainsi qu'on l'a vu lors de son troisième entretien avec Iris, il lui déclara positivement qu'il parlerait si la princesse lui refusait plus longtemps une entrevue.

Iris avait continué de jouer son double rôle pour augmenter la confiance de M. de Brévannes, feignant de pas avoir à se louer de sa maîtresse afin d'éloigner tout soupçon de connivence, et paraissant très flattée des galantes cajoleries de M. de Brévannes.

Elle lui laissait entendre que madame de Hansfeld semblait éprouver à son égard une sorte de colère mêlée d'intérêt... bizarre ressentiment qu'Iris ne s'expliquait pas, disait-elle, car elle était censée ignorer ce qui s'était passé à Florence entre M. de Brévannes et Paula. Telle était la source des secrètes espérances du mari de Berthe, espérances nées de son aveugle amour-propre et augmentées par les fausses confidences d'Iris.

Ceci posé, nous conduirons le lecteur dans la petite maison que possédait M. de Brévannes dans la rue des Martyrs, et qu'il occupait alors tout seul.

C'était le lendemain du jour où Iris lui avait remis le prétendu billet de la princesse. En le recevant, M. de Brévannes avait osé pour la première fois parler du livre noir, de son désir de le posséder pendant un moment.

Iris, après des difficultés sans nombre, avait répondu qu'il serait peut-être possible de soustraire ce livre le lendemain, pour quelques heures seulement, la princesse devant aller passer la matinée chez madame de Lormoy, tante de M. de Morville.

M. de Brévannes avait demandé à la jeune fille d'apporter le précieux mémento rue des Martyrs; il le lirait en sa présence et le lui remettrait à l'instant avec la récompense due à un tel service, récompense qu'elle promit d'accepter pour ne pas éveiller les soupçons de M. de Brévannes.

Ce dernier attendait donc Iris dans le petit salon dont nous avons parlé.

Si l'on n'a pas oublié le caractère de M. de Brévannes, son indomptable opiniâtreté, son orgueil, son acharnement à réussir dans ce qu'il entreprenait; si l'on pense que sa volonté, son obstination, sa vanité étaient mises en jeu par un amour profond, exalté, contre lequel il se débattait depuis deux ans, on concevra avec quelle violence passionnée il désirait être aimé de madame de Hansfeld, cette femme si séduisante, si enviée, si respectée.

Il était midi. M. de Brévannes attendait Iris avec une extrême impatience dans la petite maison de la rue des Martyrs.

Madame Grassot, gardienne de cette mystérieuse demeure, restait à l'étage supérieur. La jeune fille arriva; M. de Brévannes courut à sa rencontre.

Iris paraissait tremblante et effrayée. M. de Brévannes la rassura et la fit entrer dans le salon; elle tenait à la main un petit album relié en maroquin noir et fermé par une serrure d'argent. Frémissant de joie et d'impatience à la vue de ce livret, M. de Brévannes prit sur la cheminée une bague ornée d'un assez gros brillant, la passa au doigt d'Iris, malgré sa faible résistance.

—De grâce, charmante Iris—lui dit-il—recevez ce faible gage de ma reconnaissance. Cette jolie main n'a pas besoin d'ornement, mais c'est un souvenir que je vous demande en grâce de porter.... Vous m'avez promis de l'accepter.

—Sans doute... mais je ne sais si je dois... ce diamant....

—Qu'importe le diamant!... c'est seulement de la bague qu'il s'agit.

—Et c'est aussi la bague que j'accepte—dit Iris avec un sourire d'une tristesse hypocrite—puisque ma condition m'expose à de certaines récompenses.

—Si j'ai choisi ce diamant—reprit M. de Brévannes—c'est qu'il offre l'emblème de la pureté et de la durée de ma reconnaissance.

Et il tendit la main vers le livre noir.

—Non, non—dit Iris en paraissant encore combattue par le devoir—cela est horrible.... Je me damne pour vous.

—Mais quel mal faites-vous?... c'est tout au plus une indiscrétion... ma chère Iris; puisque votre maîtresse est souvent injuste envers vous, c'est de votre part une petite vengeance permise... et innocente.

—Oh! je suis inexcusable, je le sens... et puis une fois que vous aurez lu ce livre... vous oublierez la pauvre Iris... vous n'aurez plus besoin d'elle.... Mais de quoi me plaindrai-je? n'aurez-vous pas d'ailleurs payé ma trahison—ajouta-t-elle avec amertume.

—Cette petite fille s'est affolée de moi—pensa M. de Brévannes—comment diable m'en débarrasserai-je? Est-ce que maintenant qu'elle a ma bague elle ne voudrait plus se dessaisir du livre?

Il reprit tout haut d'un ton pénétré:

—Vous vous trompez, Iris. D'abord, je ne me croirai jamais quitte envers vous.... Quant à vous oublier... ne le craignez pas.... Pour mon repos, je voudrais le pouvoir.... Il faut toute la gravité des choses dont j'ai à entretenir votre maîtresse pour me distraire un peu de mon amour pour vous.... Iris, car je vous aime.... Mais ne parlons pas de cela maintenant.... De graves intérêts sont en jeu.... Comment se trouve votre maîtresse?

—Elle est rêveuse et triste depuis qu'elle vous a accordé l'entrevue que vous demandiez si impérieusement.

—Elle m'y a forcé... J'étais si malheureux de son refus que je me suis oublié jusqu'à lui faire cette menace, que je ne regrette plus, car j'ai ainsi obtenu ce que je désirais dans son intérêt et dans le mien.... Mais elle est rêveuse et triste, dites-vous?

—Oui... quelquefois elle reste longtemps comme accablée... puis tout à coup elle se lève impétueusement et marche pendant quelque temps avec agitation.

—Et à quoi attribuez-vous ses préoccupations?

—Je ne sais....

—Ce livre que vous hésitez à me confier et que je n'ose plus vous demander nous l'apprendrait.

—Oh! je ne tiens pas à savoir les secrets de la princesse.... C'est pour vous être agréable, pour vous obéir que j'ai soustrait ce livre... la clef est à son fermoir, je ne l'ai pas ouvert.

—Eh bien! ouvrons-le.... Maintenant ce que vous appelez la méchante action est commis. Il ne s'agit plus que de me rendre un grand service. Hésitez-vous encore? Je sais que ne n'ai d'autre droit à cette bonté de votre part que....

—Tenez, tenez, lisez vite—dit Iris en détournant la tête et en donnant l'album à M. de Brévannes.

—Ce que je fais est infâme; mais je ne puis résister à l'influence que vous avez sur moi.

—Influence d'une volonté ferme—pensa M. de Brévannes en ouvrant précipitamment le livre noir, où il lut ce qui suit, pendant qu'Iris, accoudée à la cheminée, la figure dans ses mains, et n'ayant pas l'air de voir sa dupe, l'examinait attentivement dans la glace.


CHAPITRE II.

PENSÉES DÉTACHÉES.

Iris avait écrit les passages suivants d'une main en apparence émue et mal affermie, comme si les idées se fussent pressées confuses et désordonnées, dans la tête de la princesse:

«Je viens de le revoir à la Comédie-Française. Toutes mes douleurs, tous mes regrets se sont réveillés à son aspect.

«Il me poursuivra donc partout.... Jamais je n'ai éprouvé une commotion plus violente; être obligée de tout cacher aux regards pénétrants du monde, aux regards indifférents de mon mari.... Est-ce la haine, l'indignation, la colère qui m'ont ainsi bouleversée?

«Oui... n'est-ce pas de la haine, de l'indignation, de la colère que je dois ressentir contre celui qui a tué le fiancé à qui j'étais promise et que j'aimais depuis mon enfance? Ne dois-je pas exécrer celui qui m'a déshonorée par une calomnie infâme?... Oh! oui... je le hais... je le hais, et pourtant!..»

Ici se trouvaient quelques mots absolument indéchiffrables; ils terminaient ce premier passage, et fournirent à M. de Brévannes le texte d'une foule de conjectures.

Ces mots et pourtant! lui semblaient surtout une réticence d'un heureux augure... il continua.

«J'étais tellement épouvantée de ma pensée de tout à l'heure, que je n'ai osé continuer—ni confier au papier.... Hélas! mon seul confident... ce qui causait mon effroi....

«Je devrais dire ma honte.... Quel abîme que notre âme!... quels contrastes!... Oh! non, non; je hais cet homme.... Il y a dans la persistance avec laquelle il a poursuivi son dessein quelque chose d'infernal;... et si ce que je ressens à son égard diffère de la haine, c'est qu'un vague effroi se joint à cette haine. Oui, c'est cela sans doute.... Et puis il s'y joint encore une sorte de regret de voir une volonté si ferme, une opiniâtreté si grande employées à mal faire, à nuire, à calomnier!

«En se vouant à de nobles desseins quels admirables résultats n'eût-il pas obtenus!...

«Oui, je suis épouvantée quand je songe à l'habileté avec laquelle il est parvenu à s'introduire autrefois chez nous, à se rendre indispensable à nos intérêts; avec quelle dissimulation impénétrable il m'avait caché son amour... dont il ne m'a parlé qu'une seule fois; avec quelle indignation je l'ai accueilli....

«Ne devais-je pas croire, quoiqu'il m'ait dit le contraire, que les soins qu'il rendait à ma tante étaient sérieux? M'étais-je trompée? Voulais-je me tromper à cet égard?

«L'abominable calomnie dont j'ai été victime ne m'a pas même instruite de la vérité. Pauvre tante! que de chagrins elle m'a causés, sans le savoir!...

«Il n'a manqué à cet homme que de placer mieux son amour, son dévouement passionné... Sans doute, il eût vaillamment aimé une femme libre de son cœur.... Mais pourquoi m'a-t-il aimée, moi? N'étais je pas fiancée à Raphaël? Ne m'avait-il pas souvent entendu parler de notre prochain mariage?... Et après un premier et dernier aveu... il a recouru à la plus infâme calomnie pour déshonorer celle à qui une fois, une seule fois, il avait parlé d'amour....

«Il me semble que je suis soulagée en épanchant ainsi les pensées qui me sont si douloureuses.... Oui, cela m'aide à lire dans mon cœur....

«Hélas! j'étais déjà si malheureuse! avais-je besoin de ce surcroît de chagrins?... Oh! soyez maudit vous qui m'avez presque forcée à un mariage sans amour... en tuant mon fiancé... que j'aimais tendrement....

«Oui; je l'aimais d'un attachement d'enfance qui s'était changé avec les années en un sentiment plus vif que l'amitié, mais plus calme que l'amour....

«Quelle est ma vie maintenant? Horrible... horrible... avec toutes les apparences du bonheur.. si la richesse est le bonheur.... A jamais enchaînée à un homme qui bien souvent, hélas! me fait regretter le sort de Raphaël.

Pauvre Raphaël! mourir si jeune!... Hélas! en provoquant M. de Brévannes, il cédait à un élan de juste et courageux désespoir.... Et pourtant son meurtrier a, de son côté, non sans raison, invoqué le droit de légitime défense....

«Il n'importe, Raphaël au moins ne souffre plus; moi je souffre chaque jour; chaque instant de ma vie est un supplice.... Que faire?

«Se résigner.

«Pour sortir de ma douloureuse apathie, il m'a fallu revoir cet homme, qui a causé tous mes chagrins.

«Chose étrange! je m'étais fait une idée tout autre de ce que je devais, selon moi, ressentir à son aspect.... Oui, je l'avoue avec horreur (qui saura jamais cet aveu?) mon courroux, mon exécration, ne me semblent pas à la hauteur de ses crimes....

«En vain je maudis ma faiblesse... en vain je me dis que cet homme m'a calomniée d'une manière infâme; en vain je me répète qu'il a tué Raphaël, qu'il est presque l'auteur des maux que j'endure... qu'il peut à cette heure me perdre.... Et malgré moi j'ai la lâcheté de penser que c'est l'amour que je lui ai inspiré qui l'a plongé dans cet abîme d'horribles actions.... Oserai-je le dire? je suis quelquefois capable de l'excuser.»

M. de Brévannes sentait son cœur battre avec violence, son orgueil effréné, l'aveuglement de sa passion servaient Iris au-delà de toute espérance.

Rien de plus vulgaire, de plus suranné, mais aussi de plus vrai que cet adage:—On croit ce que l'on désire.

Dans ces pages qu'il supposait écrites par madame de Hansfeld, M. de Brévannes voyait la preuve d'une impression qui tenait à la fois de la haine et de l'amour, de la terreur et de l'admiration.

Admiration à peine avouée, il est vrai, mais qui, selon la vanité de M. de Brévannes, n'était que de l'amour ignoré ou combattu.

Une circonstance assez étrange, habilement exploitée par Iris, contribuait à augmenter l'erreur de M. de Brévannes: il n'avait fait qu'un seul aveu à Paula, et, d'après les fragments que nous venons de citer, il pouvait croire que celle-ci n'avait pas répondu à sa passion par jalousie des soins apparents qu'il rendait à sa tante, enfin, il pouvait aussi croire son abominable calomnie, sinon oubliée, du moins presque excusée par ces mots prétendus de la princesse:

«C'est l'amour que je lui ai inspiré qui l'a plongé dans cet abîme d'horribles actions; je me sens quelquefois capable de l'excuser.»

Quant à la mort de Raphaël, que Paula aimait d'un sentiment plus vif que l'amitié, plus calme que l'amour, ce meurtre, presque justifié par l'agression de cet infortuné, était, il est vrai, une des causes qui combattaient le plus vivement l'irrésistible penchant de madame de Hansfeld pour M. de Brévannes.

Sans l'autorité du Livre noir, il eût fallu un complet aveuglement pour expliquer ainsi la conduite de madame de Hansfeld; mais M. de Brévannes, croyant lire un écrit tracé par elle, avait trop d'orgueil et d'amour pour ne pas accepter cette interprétation d'ailleurs si naturelle.

Pourquoi M. de Brévannes se serait-il défié d'Iris? Pourquoi l'aurait-il crue capable d'une si étrange supercherie? Quant à la princesse, dans quel but aurait-elle écrit ces pages que personne ne devait lire?

En supposant que, d'accord avec Iris, elle eût autorisé cette communication afin de persuader à M. de Brévannes que ses torts étaient effacés par l'amour, un tel dessein ne pouvait que le flatter.

On comprendra donc qu'il continua la lecture du livre noir avec un intérêt et un espoir croissants.

«Que me veut donc cet homme? Il est parvenu à se ménager une entrevue avec Iris; pauvre enfant, simple et ingénue; il lui a proposé de se charger d'une lettre pour moi, elle a refusé? Que peut-il donc me vouloir?... quelle est donc son audace? comment supporterait-il mon regard?

«Cet homme est fou... qu'a-t-il à me dire? penserait-il à excuser sa conduite? mais je....

«Hier, je n'ai pu continuer; j'ai été interrompue par l'arrivée de mon mari.

«Le prince a donc toute sa vie étudié les effets de la douleur pour porter des coups plus assurés. Mais c'est un monstre... mais il a des raffinements de tortures inouïs.... Oh! maintenant, je comprends pourquoi je ne hais pas assez M. de Brévannes... toute ma haine s'est usée contre mon bourreau.

«Et être pour la vie... pour la vie enchaînée à cet homme!... Ne pouvoir briser ces liens odieux... que par la mort....

«Oh! qu'elle me frappe donc, qu'elle me frappe bientôt... puisqu'il faut que l'un de nous deux meure pour rompre cette horrible union, que ce soit moi... plutôt que mon mari...»

M. de Brévannes frémit à ces paroles, et s'écria en s'adressant à Iris:

—La princesse est donc bien malheureuse?

—Bien malheureuse!...—répondit sourdement Iris.

—Son mari est donc sans pitié pour elle?

—Sans pitié...

M. de Brévannes continua de lire:

«Oui, oui, la mort.... Je ne mérite pas de vivre... j'ai été infidèle à la mémoire de Raphaël... je ne mérite aucune commisération; si mon mari est un monstre de cruauté, que suis-je donc moi, qui ne puis détacher ma pensée de l'homme qui a causé tous mes maux en tuant mon fiancé!...

«Oh! j'ai honte de moi-même.... Il faut que j'écrive ces horribles choses... que je les voie, là... matériellement... sous mes yeux... pour que je les croie possibles....

«Arriver, mon Dieu! à ce dernier degré d'abaissement!

«Est-ce ma faute, aussi? La douleur déprave tant.... Oui... elle déprave, elle rend criminelle... car quelquefois, brisée par le désespoir, je m'écrie:—Puisqu'il était dans la destinée de M. de Brévannes d'être meurtrier... pourquoi le sort, au lieu de livrer Raphaël à ses coups, ne lui a-t-il pas livré mon bourreau?»

Ces pages s'arrêtaient là.

Iris avait voulu sans doute laisser M. de Brévannes réfléchir mûrement sur ce vœu homicide.

Il s'écria vivement en fermant le livre:

—Iris, vous n'avez rien lu de ce qui est écrit là?...

La jeune fille parut n'avoir pas entendu ces paroles; elle regardait fixement M. de Brévannes.

—Iris—reprit-il—vous n'avez rien lu de ces pages?...

—Rien... rien—dit-elle en sortant de sa rêverie—que m'importe ce livre?

—Elle ne songe qu'à moi—pensa-t-il—son indiscrétion n'est pas à craindre.

Il referma le livre, le rendit à la jeune fille et lui dit:

—Vous avez, sans le savoir, rendu le plus grand service à votre maîtresse.

—Vous l'aimez?—lui demanda brusquement Iris, en attachant sur lui un regard perçant.

—Moi!—dit M. de Brévannes de l'air du monde le plus détaché—singulière preuve d'amour que de cruellement menacer la femme qu'on aime. Non, non, je n'ai pas d'amour pour elle... l'austère amitié peut seule recourir à des moyens si extrêmes....

—Il faut bien vous croire—dit tristement Iris en reprenant le livre.

—Adieu, Iris, à demain—dit M. de Brévannes;—vous rappellerez bien à madame de Hansfeld l'entrevue qu'elle m'a promise.

Elle n'y manquera pas.... Mais j'y songe... au nom du ciel, que rien ne puisse lui faire soupçonner que vous avez lu dans ce livre; je serais perdue.

—Rassurez-vous, ma chère Iris, j'aurai l'air d'être aussi étranger qu'elle à ses pensées les plus secrètes.... Rien ne trahira la connaissance que j'en ai. Promettez-moi seulement de m'apporter encore ce livre... il serait pour moi de la dernière importance de le consulter ensuite de l'entrevue que j'aurai demain avec votre maîtresse.... Me le promettez-vous?

—Encore mal faire... encore abuser de sa confiance.... Ah! maintenant je n'ai plus le droit de me plaindre de son injustice.

—Iris, je vous en supplie....

—Vous me le demandez, n'est-ce pas pour moi plus qu'un ordre.

Dans sa reconnaissance, M. de Brévannes prit la main d'Iris, et, l'attirant près de lui, voulut la baiser au front; la jeune fille le repoussa violemment et fièrement, à la grande surprise de M. de Brévannes, qui croyait combler les vœux de la jeune fille en se montrant si bon seigneur.

En arrivant sur le quai, Iris jeta à la rivière la bague qu'elle avait reçue pour prix de sa trahison.

Après avoir attentivement lu le Livre noir, M. de Brévannes tomba dans une méditation profonde. Il n'en doutait pas, il était aimé, mais madame de Hansfeld combattait de toutes ses forces ce penchant involontaire.

Son mari la rendait si horriblement malheureuse, qu'elle allait quelquefois jusqu'à désirer sa mort.

Quoique le vœu lui parût toucher à l'exagération, M. de Brévannes regardait toutes ces circonstances comme favorables pour lui, et il attendait avec anxiété le moment du rendez-vous que madame de Hansfeld lui avait donné pour le lendemain au Jardin-des-Plantes.


CHAPITRE III.

ARNOLD ET BERTHE.

Madame de Brévannes avait plusieurs fois rencontré chez Pierre Raimond M. de Hansfeld sous le nom d'Arnold Schneider; il avait sauvé la vie du vieux graveur, rien de plus naturel que ses visites à ce dernier.

Berthe ayant résolu de recommencer d'enseigner le piano pour subvenir aux besoins de son père, venait chez lui trois fois par semaine et y restait jusqu'à trois heures pour donner, en sa présence, ses leçons de musique.

On n'a pas oublié que Berthe avait fait sur M. de Hansfeld une impression profonde la première fois qu'il l'avait aperçue à la Comédie-Française. Lorsqu'il la rencontra ensuite chez Pierre Raimond, qu'il venait d'arracher à une mort presque certaine, vivement frappé de la circonstance qui le rapprochait ainsi de Berthe, Arnold y vit une sorte de fatalité qui augmenta encore son amour.

Le charme des manières de M. de Hansfeld, la grâce de son esprit, ses prévenances respectueuses, presque filiales, pour Pierre Raimond, changèrent bientôt en une affection sincère la reconnaissance que le vieillard avait d'abord vouée à son sauveur.

Arnold était simple et bon, il parlait avec un goût et un savoir infini des grands peintres, objet de l'admiration passionnée du graveur qui avait employé une partie de sa vie à reproduire sur le cuivre les plus belles œuvres de Raphaël, du Vinci et du Titien; il avait montré à Arnold ces travaux de sa jeunesse et de son âge mûr; Arnold les avait appréciés en connaisseur et en habile artiste.

Ses louanges ne décelaient pas le complaisant ou le flatteur; modérées, justes, éclairées, elles en étaient plus précieuses à Pierre Raimond, qui avait la conscience de son art; comme les artistes sérieux et modestes, il connaissait mieux que personne le fort et le faible de ses ouvrages. Ce n'était pas tout: Arnold semblait par ses opinions politiques appartenir à ce parti exalté de la jeune Allemagne, qui offre beaucoup d'analogie avec certaines nuances de l'école républicaine.

Grâce à ses nombreux points de contact, la récente intimité de Pierre Raimond et d'Arnold se resserrait chaque jour davantage. Ce dernier était de bonne foi, il ressentait véritablement de l'attrait pour ce rude et austère vieillard, qui conservait dans toute leur ardeur les admirations et les idées de sa jeunesse.

M. de Hansfeld était d'une excessive timidité; les obligations de son rang lui pesaient tellement que, pour leur échapper, il avait affecté les plus grandes excentricités. Ses goûts, ses penchants se portaient à une vie simple, obscure, paisiblement occupée d'arts et de théories sociales. Aussi, même en l'absence de Berthe, il trouvait dans les deux pauvres chambres de Pierre Raimond plus de plaisir, de bonheur, de contentement qu'il n'en avait trouvé jusqu'alors dans tous ses palais.

S'il avait seulement voulu dissimuler ses assiduités auprès de Berthe sous de trompeuses prévenances envers le graveur, celui-ci avait trop l'instinct du vrai pour ne pas s'en être aperçu, et trop de rigide fierté pour ne pas fermer sa porte à Arnold.

Pierre Raimond n'ignorait pas que son jeune ami trouvait Berthe charmante, et qu'il admirait autant son talent d'artiste que la candeur de son caractère, que la grâce de son esprit.

Dans son orgueil paternel, loin de s'alarmer, Pierre Raimond se réjouissait de cette admiration. N'avait-il pas une confiance aveugle dans les principes de Berthe? Ne devait-il pas la vie à Arnold? Comment supposer que ce jeune homme au cœur noble, aux idées généreuses, abuserait indignement des relations que la reconnaissance avait établies entre lui et l'homme qu'il avait sauvé.

Aux yeux de Pierre Raimond, cela eût été plus infâme encore que de déshonorer la fille de son bienfaiteur.

Enfin, Arnold avait dit appartenir au peuple, et, dans l'exagération de ses idées absolues, Pierre Raimond lui accordait une confiance qu'il n'eût jamais accordée au prince de Hansfeld.

Berthe, d'abord attirée vers Arnold par la reconnaissance, avait peu à peu subi l'influence de cet être bon et charmant. Il assistait souvent, en présence du vieux graveur, aux leçons de musique de Berthe; il était lui-même excellent musicien, et quelquefois Berthe l'écoutait avec autant d'intérêt que de plaisir parler savamment d'un art qu'elle adorait, raconter la vie des grands compositeurs d'Allemagne, et lui exposer, pour ainsi dire, la poétique de leurs œuvres et en faire ressortir les innombrables beautés.

Que de douces heures ainsi passées entre Berthe, Arnold et Pierre Raimond! Celui-ci ne savait pas la musique; mais son jeune ami lui traduisait, lui expliquait pour ainsi dire la pensée musicale des grands maîtres, l'analysant phrase par phrase, et faisant pour l'œuvre de Mozart, de Beethoven, de Gluck, ce qu'Hoffmann a si merveilleusement fait pour Don Juan.

Berthe, profondément touchée des soins d'Arnold pour Pierre Raimond, leur attribuait à eux seuls la vive sympathie qui, chaque jour, la rapprochait davantage du prince. Celui-ci était d'autant plus dangereux qu'il était plus sincère et plus naturel; rien dans son langage, dans ses manières, ne pouvait avertir madame de Brévannes du péril qu'elle courait.

La conduite d'Arnold était un aveu continuel, il n'avait pas besoin de dire un mot d'amour; si par hasard il se trouvait seul avec Berthe, son regard, son accent étaient les mêmes qu'en présence du graveur. Celui-ci rentrait-il, Arnold pouvait toujours finir la phrase qu'il avait commencée.

Comment madame de Brévannes se serait-elle défiée de ces relations si pures et si paisibles? Jamais Arnold ne lui avait dit: Je vous aime; jamais elle n'avait un moment songé qu'elle pût l'aimer, et déjà ils étaient tous deux sous le charme irrésistible de l'amour.

Nous le répétons, par un singulier hasard, ces trois personnes, sincères dans leurs affections, sans défiance et sans arrière-pensée, s'aimaient: Arnold aimait tendrement le vieillard et sa fille, ceux-ci lui rendaient vivement cette affection; tous trois enfin se trouvaient si heureux, que par une sorte d'instinct conservatif du bonheur, ils n'avaient jamais songé à analyser leur félicité, ils en jouissaient sans regarder en-deçà ou au-delà.

La seule chose qui aurait pu peut-être éclairer Berthe sur le sentiment auquel son cœur s'ouvrait de jour en jour, était l'espèce d'indifférence avec laquelle elle supportait les duretés de son mari; elle s'étonnait même vaguement de ressentir alors si peu des blessures naguère si douloureuses....

Lorsque son père, profondément irrité contre M. de Brévannes, lui avait sérieusement, presque sévèrement demandé compte des procédés de M. de Brévannes, elle n'avait pas menti en répondant que depuis quelque temps elle ne s'en tourmentait plus.

Le vieillard avait eu d'autant plus de foi aux paroles de Berthe, que peu à peu elle redevenait calme, souriante, et que sa physionomie, autrefois si triste, révélait alors la plus douce quiétude.

Peut-être blâmera-t-on l'aveugle confiance de Pierre Raimond; cette confiance aveugle était une des nécessités de son caractère.

Ces antécédents posés, nous conduirons le lecteur dans le modeste réduit de Pierre Raimond, le lendemain du jour où M. de Hansfeld avait signifié à sa femme qu'elle devait quitter Paris dans trois jours.


CHAPITRE IV.

INTIMITÉ.

Un bon feu pétillait dans l'âtre, au dehors la neige tombait et la bise faisait rage; Pierre Raimond était assis d'un côté de la cheminée, Arnold de l'autre; depuis que le prince était amoureux, ses traits reprenaient une apparence de force et de santé, quoique son visage fût toujours un peu pâle.

Une grande discussion s'était élevée entre Pierre Raimond et Arnold, car pour compléter le charme de leur intimité ils différaient de manière de voir sur quelques questions artistiques, entre autres sur la façon de juger Michel-Ange.

Arnold, tout en rendant un juste hommage à l'immense génie du vieux tailleur de marbre, ne ressentait pour ses productions aucune sympathie, quoiqu'il comprît l'admiration qu'elles inspiraient; le goût délicat et pur d'Arnold, surtout épris de la beauté dans l'art, s'effrayait des sombres et terribles écarts du fougueux Buonarotti, et leur préférait de beaucoup la grâce divine de Raphaël.

Pierre Raimond défendait son vieux sculpteur avec énergie, et il se passionnait autant pour la fière indépendance du caractère de Michel-Ange que pour la gigantesque puissance de son talent.

—Votre tendre Raphaël avait l'âme amollie d'un courtisan—disait le vieillard à Arnold—tandis que le rude créateur du Moïse et de la chapelle Sixtine avait l'âme républicaine; et il devait menacer, comme il l'en a menacé, le pape Jules de le jeter en bas de son échafaudage s'il lui manquait de respect.

M. de Hansfeld ne put s'empêcher de sourire de l'exaltation de Pierre Raimond, et répondit:

—Je ne nie pas l'énergie un peu farouche de Michel-Ange; il était, malheureusement, d'un caractère morose, fier, taciturne, ombrageux, altier et difficile.

—Malheureusement!... Qu'entendez-vous par ce mot... malheureusement?

—J'entends qu'il était malheureux, pour les sincères admirateurs de ce grand homme, de ne pouvoir nouer avec lui des relations agréables et douces.

—Je l'espère bien.... Est-ce que vous le prenez pour un Raphaël, pour un homme banal comme votre héros? Car—ajouta le graveur avec un accent de dédain—il n'y avait personne au monde d'un caractère plus facile, plus insinuant, plus aimable que votre Raphaël.

—Vous reconnaissez au moins ses qualités....

—Ses qualités!!! c'est justement à cause de ces qualités insupportables que je le déteste comme homme... quoique je le vénère comme artiste.

—Et moi, mon cher monsieur Raimond, c'est justement à cause des défauts du caractère diabolique de Michel-Ange qu'il m'est antipathique, comme homme, quoique je m'incline devant son génie.

—Votre admiration n'est pas naturelle; elle est forcée... elle est exagérée—s'écria le graveur.

—Comment!—dit Arnold stupéfait—vous détestez Raphaël à cause de ses qualités.... Moi, je n'aime pas Michel-Ange à cause de ses défauts... et vous m'accusez d'exagération?

—Certainement... on n'est grand homme, on n'est Michel-Ange qu'à certaines conditions. J'admire dans le lion jusqu'à ses instincts sauvages et féroces; il n'est lion qu'à condition d'être sauvage et féroce, il ne peut avoir les vertus d'un mouton comme votre Raphaël.

—Mais au moins permettez-moi d'aimer dans Raphaël ces vertus de mouton, qui sont, si vous le voulez, les conséquences de sa nature, de son talent....

—A votre aise: admirez, si vous trouvez qu'un tel caractère mérite l'admiration.... Quant à moi, physiquement parlant, je ne mets pas seulement en balance la fade figure du beau, du céleste Raphaël, tout couvert de velours et de broderies, avec le mâle visage de mon vieux Buonarotti, sombre, farouche, hâlé par le soleil, et vêtu d'une souquenille à moitié cachée par son tablier de cuir de tailleur de pierre! Allons donc! est-ce que ces deux natures peuvent se comparer seulement? Ah! ah! ah!... quel plaisant contraste!... Je vois d'ici... le divin Raphaël....

—Le divin Raphaël aurait fléchi le genou et respectueusement baisé la puissante main du vieux Michel-Ange, son maître et son aïeul dans l'art—dit doucement Arnold en tendant la main à Pierre Raimond.

—Vous avez raison—reprit celui-ci en répondant avec effusion au témoignage de cordialité de M. de Hansfeld.—Je suis un vieux fou... aussi emporté qu'à vingt ans....

A ce moment Berthe entra.

Il eût été difficile de peindre la ravissante expression de sa physionomie en voyant son père et Arnold se serrer ainsi la main. Ses yeux se remplirent de larmes de bonheur.

—Viens à mon secours, enfant—dit Pierre Raimond.—Je suis battu... ma folle barbe grise est obligée de s'incliner devant cette vénérable moustache blonde.... Il reste calme comme la raison, et je m'emporte... comme si j'avais tort....

—Et le sujet de cette grave discussion?—dit Berthe en souriant et en regardant alternativement Arnold et son père.

—Michel-Ange...—dit Pierre Raimond.

—Raphaël...—dit Arnold.

—Comment, monsieur Arnold, vous ne pouvez pas céder à mon père?

—Je voudrais bien voir qu'il me cédât sans discussion!... Je ne veux pas qu'il cède... mais qu'il soit convaincu....

—Quant à cela, monsieur Raimond... j'en doute... les convictions ne s'imposent pas, et Raphaël....

—Mais Michel-Ange....

—Allons—dit Berthe—pour vous mettre d'accord, je vais jouer l'air de Fidelio, que M. Arnold aime tant... qu'il vous l'a aussi fait aimer, mon père.

—Avouez, don Raphaël—dit en riant le vieillard à Arnold—qu'elle a plus de bon sens que nous.

—Je le crois, seigneur Michel-Ange; madame Berthe sait bien que quand on l'écoute on ne songe guère à parler.

—Oh! monsieur Arnold, je ne suis pas dupe de vos flatteries.

—Pour le lui prouver, mon enfant, commence l'ouverture de Fidelio: tu sais que c'est mon morceau de prédilection depuis que notre ami m'en a fait comprendre les beautés.

Berthe commença de jouer cette œuvre avec amour; la présence d'Arnold semblait donner une nouvelle puissance au talent de la jeune femme.

Au bout de quelques minutes, M. de Hansfeld parut complètement absorbé dans une profonde et douloureuse méditation; quoiqu'il eût plusieurs fois entendu Berthe jouer ce morceau, jamais les tristes souvenirs qu'il éveillait en lui n'avaient été plus péniblement excités.

Berthe, qui de temps en temps cherchait le regard d'Arnold, fut effrayée de sa pâleur croissante, et s'écria:

—Monsieur Arnold... qu'avez-vous? mon Dieu!... comme vous êtes pâle!

—Votre main est glacée, mon ami—dit Pierre Raimond, qui était assis à côté de M. de Hansfeld.

—Je n'ai rien... rien—répondit celui-ci;—je suis d'une faiblesse ridicule.... Certains airs sont pour moi... de véritables dates... et plusieurs motifs de Fidelio... se rattachent à un passé bien triste....

—J'avais pourtant déjà joué ce morceau—dit Berthe en quittant le piano et en venant s'asseoir à côté de son père.

—Sans doute.... J'étais alors tout au plaisir d'entendre votre exécution. Mais à cette heure, je ne sais pourquoi.... Oh! pardon... pardon de ne pouvoir vaincre mon émotion....

Et M. de Hansfeld cacha son visage entre ses mains.

Berthe et le vieillard se regardèrent tristement, partageant le chagrin de leur ami sans le comprendre.

Après quelques moments de silence, Arnold releva la tête. Il est impossible de rendre l'expression de tristesse navrante dont son pâle et doux visage était empreint. Une larme vint aux yeux de Berthe; par un mouvement d'ingénuité charmante, elle prit la main de son père pour l'essuyer.

—Vous souffrez—dit le vieillard à Arnold.—Que notre amitié n'est-elle plus ancienne! vous pourriez peut-être apaiser vos chagrins en les épanchant....

—Oh! bien souvent j'y ai pensé... mais la honte m'a retenu—dit Arnold avec une sorte d'accablement.

—La honte! s'écria Raimond avec surprise.

—Ne vous méprenez pas sur ce mot... mon ami—dit Arnold;—Dieu merci! je n'ai rien fait dont j'aie à rougir.... Seulement, j'ai honte de ma faiblesse... j'ai honte d'être encore si sensible à des souvenirs qui devraient être aussi méprisés qu'oubliés.

—Ne craignez rien; nous vous comprendrons... nous vous plaindrons. Ma pauvre enfant a souvent aussi bien pleuré ici à propos de souvenirs qui, comme les vôtres, devraient être aussi méprisés qu'oubliés.

—Mon père!

—Tenez.... Arnold—dit le graveur—si je désire votre confiance, c'est que nous aussi nous aurions peut-être de tristes aveux à vous faire....

—Vous aussi, vous avez été malheureux?—dit Arnold.

—Bien malheureux—répondit le vieillard;—mais, Dieu merci! ces mauvais jours sont, je crois, passés. Il me semble que vous nous avez porté bonheur. Non seulement vous m'avez sauvé la vie, mais, cette vie, vous me l'avez rendue charmante. Oui, depuis bien longtemps je n'avais rencontré personne dont l'esprit eût autant de rapports avec le mien. Je ne sais quelle est l'influence de votre heureuse étoile; mais, depuis que nous vous connaissons, ma pauvre Berthe elle-même est moins triste... ses chagrins domestiques semblent adoucis.... Vous avez enfin été pour nous l'heureux augure d'une vie douce et calme.

—Oh! ce que vous dit mon père est bien vrai, monsieur Arnold—dit Berthe.—Si vous saviez combien il vous aime! et lorsque je suis seule avec lui en quels termes il parle de vous!

—C'est vrai—dit le vieillard.—Si vous nous entendiez, vous verriez que vous n'avez pas d'amis plus sincères.... Berthe vous est si reconnaissante de ce que vous m'avez sauvé la vie, qu'après moi vous êtes ce qu'elle aime le plus au monde.

—Oh! oui... pauvre père—dit Berthe en embrassant le vieillard.

M. de Hansfeld écoutait Pierre Raimond avec une vénération profonde. Ce langage franc et loyal était aussi nouveau que flatteur pour lui. Ne fallait-il pas qu'il inspirât une bien noble confiance à Pierre Raimond pour que celui-ci ne craignît pas de lui parler ainsi devant sa fille!

Berthe elle-même, loin de se montrer confuse, embarrassée, semblait confirmer ce que disait son père; son front rayonnait de candeur et de sérénité.

En présence de cette noble franchise, M. de Hansfeld rougit de sa dissimulation; il fut sur le point d'apprendre à Pierre Raimond son véritable nom; mais il redouta l'indignation que cet aveu tardif exciterait peut-être chez le vieux graveur, dont il connaissait d'ailleurs les préventions anti-aristocratiques; il trouva donc une sorte de mezzo termine dans la demi-confidence qu'il fit à Berthe et à son père.

Après quelques moments de silence, il dit à Pierre Raimond:

—Vous avez raison, mon ami... vous m'avez donné l'exemple de la confiance... je vous imiterai.... Peut-être vous inspirerai-je un peu d'intérêt par quelques rapports entre ma position et celle de votre fille... car vous m'avez dit que son mariage n'était pas heureux... et c'est aussi à mon mariage que j'ai dû d'atroces chagrins.

—Vous êtes marié?... si jeune—dit Raimond avec étonnement.

—Depuis deux ans.

—Et votre femme...—dit Berthe.

—Elle est en Allemagne—répondit M. de Hansfeld après un moment d'hésitation.

—Et quelques passages de l'ouverture de Fidelio que jouait Berthe vous ont sans doute rappelé de douloureux souvenirs?

—Hélas! oui. Lorsque j'ai connu la femme que j'ai épousée, j'étais dans tout le feu de ma première admiration pour cet opéra de Beethoven.... J'ai toujours eu l'habitude d'attacher mes pensées du moment à certains passages de la musique que j'aime... pensées qui, pour moi, deviennent pour ainsi dire les paroles des airs que j'affectionne le plus; eh bien! l'opéra de Fidelio me rappelle ainsi toutes les phases d'un amour malheureux.

—Ah! maintenant je comprends votre émotion—dit Berthe en secouant la tête avec tristesse.

—Voyons, mon ami—dit cordialement Pierre Raimond—jamais vous ne parlerez à des cœurs plus sympathiques.

Et M. de Hansfeld raconta ainsi qu'il suit l'histoire de son mariage avec Paula Monti; histoire vraie en tous points, sauf la substitution du nom d'Arnold Schneider à celui de Hansfeld.


CHAPITRE V.

RÉCIT.

—Orphelin presque en naissant—dit le prince—j'ai été élevé par un vieux serviteur de ma famille. Nous habitions un village retiré, nous y vivions dans une complète solitude. Le pasteur était peintre et musicien; il reconnut en moi quelques dispositions pour ces arts auxquels je consacrais tout mon temps.

Ces premières années de ma vie furent paisibles et heureuses. J'aimais le vieux Frantz comme un père; il avait pour moi les soins les plus tendres; il me reprochait seulement de fuir les exercices violents, de ne sortir de mon cabinet d'études que pour quelques rares promenades dans nos belles montagnes. Je n'avais aucun des goûts de mon âge; j'étais sérieux, taciturne, mélancolique; la musique me causait des ravissements presque extatiques, auxquels je m'abandonnais avec délices.... A dix-huit ans j'entrepris avec mon vieux serviteur un voyage en Italie. Pendant deux ans j'étudiai les chefs-d'œuvre des grands maîtres dans les différentes villes où je m'arrêtai, voyant peu de monde et me trouvant heureux de ma vie indolente, rêveuse et contemplative.... J'arrivai à Venise; mon culte pour les arts avait jusqu'alors rempli ma vie, l'admiration passionnée qu'ils m'inspiraient suffisait à occuper mon cœur.... A Venise, le hasard me fit rencontrer une femme dont l'influence devait m'être funeste. Cette femme, que j'ai épousée, se nommait Paula Monti....

—Elle était belle?—demanda Berthe.

—Très belle... mais d'une beauté sombre.... Étrange contraste! j'ai toujours été faible et timide, je me suis épris d'une femme au caractère énergique et viril.... C'était mon premier amour.... Sans doute j'obéis plus à l'instinct, au besoin d'aimer, qu'à un sentiment réfléchi, et je devins passionnément amoureux de Paula Monti; elle accueillit mes soins avec indifférence; je ne me rebutai pas; elle me semblait très malheureuse. J'eus quelque espoir, je redoublai d'assiduités, et je demandai formellement sa main à sa tante. J'étais riche alors, ce mariage lui parut inespéré; elle y consentit. J'eus avec Paula une entrevue décisive.... Je dois le dire, elle m'avoua qu'elle avait ardemment aimé un homme qui devait être son mari; et quoique cet homme fût mort, son souvenir vivait encore si présent et si cher à sa pensée, qu'il l'absorbait tout entière, et que mon amour lui était indifférent. Cet aveu me fit mal; mais je vis dans la franchise de Paula une garantie pour l'avenir; je ne désespérai pas de vaincre, à force de soins, la froideur qu'elle me témoignait.... Elle ne me cacha pas que, sans l'incessante influence d'un passé qu'elle regrettait amèrement, elle aurait peut-être pu m'aimer.

Alors je me laissai bercer des plus folles espérances; ma passion était vraie.... Paula Monti en fut touchée; mais sa délicatesse s'effrayait encore de la disproportion de nos fortunes. La perte d'un procès venait de complètement ruiner sa famille. Je surmontai ses scrupules; elle me promit sa main... mais en me répétant encore qu'elle ne pouvait m'offrir qu'une affection presque fraternelle.

Cependant cette froide union fut pour moi un bonheur immense. D'abord mes espérances s'accrurent, à part quelques moments de profonde tristesse, le caractère de Paula était mélancolique, mais égal, quelquefois même affectueux. Déjà j'entrevoyais un avenir plus heureux, lorsqu'un jour.... Oh! non, non, jamais... je n'aurai la force de continuer—reprit le prince en cachant sa figure entre ses mains.

Berthe et son père se regardèrent en silence, n'osant pas demander à Arnold la suite d'un récit qui lui semblait si pénible. Pourtant il poursuivit:

—Pourquoi cacherais-je ses crimes? Mon indulgence n'a-t-elle pas été une faiblesse coupable? Je dois en porter la peine. Nous étions allés passer l'été à Trieste. Depuis plusieurs jours, Paula se montrait d'une humeur sombre, irritable; je la voyais à peine. Lors de ces accès de noire tristesse, elle ne voulait auprès d'elle qu'une jeune bohémienne qu'elle avait recueillie par charité. Cette pauvre enfant était, par reconnaissance, tendrement dévouée à ma femme.

Pour l'intelligence du récit qui va suivre—continua le prince—il me faut entrer dans quelques particularités minutieuses. Au bout du jardin de notre maison de Trieste était un pavillon où nous allions prendre le thé presque chaque soir. Un soir Paula m'avait à grand'peine promis d'y venir passer une heure.... J'espérais ainsi la distraire de ses tristes pensées.

Jamais je n'oublierai l'expression morne et désolée de sa physionomie pendant cette soirée; elle accueillit presque avec colère et dédain quelques mots de tendresse que je lui adressais.

Douloureusement blessé de sa dureté, je sortis du pavillon.

Après quelques tours de jardin, je me calmai peu à peu, me rappelant que Paula m'avait prévenu qu'elle était encore quelquefois sous le coup de souvenirs pénibles. Je rentrai dans le pavillon. Elle n'y était plus. On avait servi le thé pendant mon absence, je trouvai préparée la tasse de lait sucré que je prenais chaque soir; je sus gré à Paula de cette attention dont pourtant je ne profitai pas.... J'avais un épagneul que j'affectionnais beaucoup.... Machinalement je lui présentai la tasse que Paula m'avait apprêtée; il la but avidement, et presque aussitôt le malheureux animal tomba par terre, trembla convulsivement, et mourut après quelques minutes d'agonie....

—Oh! je comprends... mais cela est horrible...—s'écria Pierre Raimond.

Berthe regarda son père avec surprise.

—Qu'y a-t-il donc, mon père?...—dit-elle;—puis, éclairée par un moment de réflexion, elle ajouta avec horreur:—Oh! non, non, c'est impossible... monsieur Arnold... c'est impossible! une femme est incapable d'un crime si affreux.

—N'est-ce pas?—reprit Arnold avec amertume.—Après quelques réflexions, j'ai dit comme vous... c'est impossible... j'ai attribué au hasard ce fait effrayant, je me suis même cruellement reproché d'avoir pu un moment soupçonner Paula.

—Et lorsque vous revîtes votre femme—dit Pierre Raimond—quel fut son accueil?

—Il fut calme, confiant; et si j'avais alors conservé quelques doutes, ils eussent été à l'instant dissipés: le soir j'avais laissé Paula sombre, presque courroucée; le lendemain je la trouvai tranquille, affectueuse et bonne... elle me tendit la main en me demandant pardon de m'avoir si brusquement quitté la veille....

—C'est d'une inconcevable hypocrisie...—dit Pierre Raimond.

—Oh! non, non, elle n'était pas coupable, son calme le prouve—dit Berthe.

—Je pensais comme vous—reprit M. de Hansfeld;—il y avait tant de sincérité dans son accent, dans son regard; ses paroles étaient si naturelles, qu'accablé de remords, de honte, je tombai à ses pieds en fondant en larmes et en lui demandant pardon.... Elle me regarda d'un air surpris. Je n'osai m'expliquer davantage. Innocente, mon soupçon était un abominable outrage. Je lui répondis que je craignais de l'avoir contrariée la veille.... Elle me crut, et cette scène n'eut pas d'autre suite.

Comment vous expliquer ce qui se passa en moi depuis ce jour.... Mon fol amour pour Paula augmenta pour ainsi dire en raison des torts que je me reprochais envers elle; je ne pouvais me pardonner d'avoir osé accuser une femme qui m'avait donné tant de preuves de franchise.

—En effet—dit Berthe—lorsque vous avez demandé sa main, pourquoi vous aurait-elle dit que son cœur n'était pas libre, au risque de manquer un mariage si avantageux pour elle?... Non, non; elle était innocente de cet horrible crime.

—Et vous n'aviez pas d'ennemis?—dit Pierre Raimond.

—Aucun, que je sache....

—Mais comment vous êtes-vous expliqué la mort subite, convulsive, de cet épagneul, mort dans laquelle se retrouvaient tous les symptômes d'un empoisonnement?

—Je parvins à m'étourdir sur ce fait inexplicable, à empêcher pour ainsi dire ma pensée de s'y arrêter, tant je voulais croire à l'innocence de Paula. J'expiais douloureusement cet atroce soupçon; vingt fois je fus sur le point de lui tout avouer; mais je n'osais pas: son affection pour moi était déjà si tiède, si incertaine... un tel aveu me l'eût à jamais aliénée. Pourtant... pour mon repos, j'aurais dû tout lui dire, car elle commença de trouver quelques-unes de mes paroles étranges; mes réticences involontaires lui semblèrent incohérentes; quelquefois, profondément touché d'un mot ou d'une attention tendre de sa part, je m'écriais dans une sorte d'égarement:

—Oh! je suis bien coupable... pardonnez-moi... j'ai eu tort....

Elle me demandait la signification de ces mots; je revenais à moi, et au lieu de m'expliquer, je lui réitérais les protestations les plus passionnées.... Hélas! bientôt la pâle affection que j'en avais obtenue par tant de soins, avec tant de peine, fit place à une nouvelle froideur.... Elle me regardait quelquefois d'un air inquiet et craintif... ses accès d'humeur sombre redoublèrent... alors aussi... les soupçons que j'avais d'abord si énergiquement repoussés revinrent à ma pensée; puis je les chassais de nouveau; quelquefois j'examinais malgré moi avec défiance les mets qu'on me servait; puis, rougissant de cette crainte si insultante pour Paula, je quittais brusquement la table....

Dans cette lutte sourde et concentrée, ma santé s'altéra, mon caractère s'aigrit; Paula me témoigna un éloignement de plus en plus prononcé.

—Quelle vie... mon Dieu, quelle vie!—s'écria Berthe en essuyant ses yeux humides.

—Hélas! dit M. de Hansfeld, cela n'était rien encore. Nous quittâmes Trieste à la fin de l'automne; ma femme voulait aller passer l'hiver à Genève, puis venir ensuite en France; surpris par un orage violent, nous nous arrêtâmes à quelques lieues de Trieste, dans une misérable auberge à la tombée de la nuit. La tempête redoubla de fureur, un torrent que nous devions traverser était débordé; il fallut nous résigner à passer la nuit dans cette demeure. L'endroit était désert. Il me sembla que le maître de l'auberge avait une figure sinistre. Je proposai à ma femme de veiller le plus tard possible, et de sommeiller ensuite sur une chaise, afin de pouvoir partir avant le jour, dès que les chemins seraient praticables. Notre suite se composait de deux domestiques à moi et de la jeune fille qui accompagnait Paula. J'avais pour cette enfant toutes les bontés possibles, je savais en cela plaire à ma femme; d'ailleurs, Iris (c'est le nom de cette bohémienne) m'était presque aussi dévouée qu'à sa maîtresse. Nous occupions pendant cette nuit fatale... oh! bien fatale... une petite chambre dont l'unique porte ouvrait sur un cabinet où se trouvait Frantz, mon vieux serviteur.... Paula ne pouvait cacher son effroi; le vent semblait ébranler la maison jusque dans ses fondements; nous veillâmes tous deux assez tard. Seuls dans cette chambre, je m'étais assis sur un mauvais grabat, pendant que ma femme reposait dans un fauteuil. Je succombai au sommeil, malgré tous mes efforts.

J'ignore depuis combien de temps je dormais, lorsque je fus brusquement éveillé par une douleur aiguë à la partie interne du bras gauche. L'obscurité la plus profonde régnait dans cette pièce. Mon premier soin fut de saisir la main que je sentais peser sur moi.... Cette main frêle et délicate tenait un stylet très aigu....

—Mon Dieu!—s'écria Berthe épouvantée en joignant les mains.

—Encore... une tentative... mais cela est effroyable—dit Pierre Raimond.

Arnold continua:

—Grâce à l'obscurité, on avait enfoncé le stylet entre mon corps et mon bras gauche, étroitement serré contre moi. A la légère résistance que rencontra la lame en glissant dans cet étroit intervalle, on dut croire qu'elle pénétrait dans ma poitrine. Cette erreur me sauva; j'en fus quitte pour une légère blessure au bras.

—Quel bonheur!—dit Berthe.

—Je vous l'ai dit, mon premier mouvement en m'éveillant fut de saisir la main que je sentais peser sur moi; tout-à-coup cette main devint glacée; j'étendis l'autre bras, je touchai une robe de femme.... Je sentis un parfum léger, mais pénétrant, dont se servait habituellement Paula.... Une épouvantable idée me traversa l'esprit.... Je me rappelai le poison de Trieste.... Je n'eus plus aucun doute.... Cette révélation fut si foudroyante, que je ne sais ce qui se passa en moi; ma raison s'égara; pendant quelques secondes, je me crus le jouet d'un horrible songe.... Durant cet instant de vertige, la main que je tenais s'échappa sans doute.... Quand je revins à moi, j'étais seul, toujours dans les ténèbres:—Frantz.... Frantz... m'écriai-je en frappant à la cloison qui séparait ma chambre du cabinet où était mon domestique. Frantz ne dormait pas; en une minute il entra tenant une lampe à la main.

—Et votre femme?—s'écria Berthe.

—Figurez-vous ma surprise... ma stupeur... c'était à douter de ma raison; Paula était profondément endormie dans un fauteuil auprès de la cheminée.

—Elle feignait de dormir...—s'écria Pierre Raimond.

—Je vous dis que c'était à devenir fou; elle dormait, ou plutôt elle simulait si parfaitement un profond et paisible sommeil, que sa respiration douce, régulière, n'était pas même accélérée par la terrible émotion qu'elle devait ressentir; sa figure était calme; sa bouche légèrement entr'ouverte; son teint faiblement coloré par la chaleur du sommeil; et sa physionomie, ordinairement sérieuse, était presque souriante.

—Mais cela est à peine croyable—s'écria Pierre Raimond;—comment! votre femme dormait paisiblement après une pareille tentative?

—Son sommeil était, vous dis-je, d'une sérénité si profonde, que je ne pouvais non plus en croire mes yeux. Debout, pâle, immobile, je la contemplais d'un air hagard.

—Et il n'y avait pas d'autre femme que la vôtre dans cette auberge?—demanda Berthe.

—Il n'y avait qu'elle.

—Et cette jeune fille, cette bohémienne?—dit Pierre Raimond.

—Elle était couchée dans une pièce qui donnait sur la chambre où veillait Frantz; il ne dormait pas, il avait de la lumière, il était impossible d'entrer chez nous sans qu'il le vît.

—Il faut donc le croire... cette fois, c'était bien elle,—dit Berthe.—Un tel crime est-il possible, mon Dieu!

—Une dissimulation pareille m'épouvante encore plus que le crime—dit Pierre Raimond.

—Une dernière preuve d'ailleurs ne me laissait presque aucun doute—dit Arnold.—Sur le plancher, aux pieds de ma femme, je reconnus une dague florentine, arme précieuse, ciselée par Benvenuto Cellini, qui avait été, je crois, léguée à Paula par son père.

—Dès lors vous n'avez plus gardé aucun ménagement!—s'écria le graveur;—et c'est ensuite de ce nouveau crime que vous avez relégué cette infâme en Allemagne.

—Si j'hésitais à vous raconter cette horrible histoire, mon ami—reprit le prince d'un air confus—c'est que j'avais la conscience de ma faiblesse, ou plutôt de l'inexplicable influence que Paula conservait sur moi....

—Comment! après cette nouvelle tentative....

—Oh! si vous saviez ce qu'il y a d'affreux dans le doute....

—Mais ce coup de poignard?—dit Pierre Raimond.

—Mais ce sommeil si profond? mais ce réveil si doux, si paisible?

—Lorsqu'elle vous vit blessé, que dit-elle?—s'écria Berthe.

—Vous peindre son angoisse, sa stupeur, ses soins empressés, me serait impossible. De l'air du monde le plus naturel, elle s'écria qu'il fallait faire partout des perquisitions. Elle avait aussi remarqué la veille la sinistre physionomie du maître de cette auberge; comme moi elle s'épuisait en vaines conjectures. Frantz affirmait n'avoir vu passer personne, et qu'on avait dû s'introduire par une fenêtre qui s'ouvrait sur un balcon; mais cette fenêtre se trouva parfaitement fermée. L'accent de Paula fut si naturel, que mon vieux serviteur, qui ne l'aimait pas, qui avait vu mon mariage avec peine, n'eut pas un instant la pensée d'accuser ma femme.

—Mais cette petite main frêle que vous avez saisie?... mais cette senteur de parfum particulière à votre femme?—s'écria Pierre Raimond.

—Je vous le répète... ma raison s'égarait dans ce dédale de contradictions singulières. Paula, aidée de Frantz, voulut elle-même panser ma blessure; rien dans ses manières, dans son langage, n'était affecté.

—Commettre un tel crime et faire montre de tant d'hypocrisie... c'était là le comble de la scélératesse—dit le graveur.

—Sans doute, et la monstruosité même d'un tel caractère éveillait encore mes doutes, malgré l'évidence. Pour comble de fatalité, Paula, soit intérêt, soit pitié, soit calcul, ne s'était jamais montrée plus affectueuse, je dirais presque plus tendre, qu'en me prodiguant les premiers soins après cet accident.

—Ruse, ruse infernale!—s'écria Pierre Raimond.

—C'était peut-être le remords de son crime—dit Berthe.

—Mon malheur voulut que j'hésitasse tour à tour entre ces convictions si diverses.... Il eût été moins funeste pour moi de croire Paula tout-à-fait coupable ou tout-à-fait innocente; mais au contraire... par une inconcevable mobilité d'impressions, je passais tour à tour envers elle de l'amour passionné à des accès de haine et d'horreur; mes angoisses de Trieste n'étaient rien auprès des tortures que j'endurais alors.... Une tête plus faible que la mienne n'eût pas résisté à ces secousses. Quelquefois, après avoir témoigné à ma femme, par quelques paroles incohérentes, la terreur qu'elle m'inspirait, réfléchissant que, malgré d'effrayantes apparences, je n'avais pas de certitude réelle et que je me trompais peut-être, je poussais des sanglots déchirants en lui demandant pardon. Elle finit par croire ma raison égarée.... Que vous dirai-je... je trouvai d'abord une satisfaction amère à laisser prendre quelque consistance à ce bruit, puis à l'augmenter et à l'accréditer par des bizarreries calculées. Le monde m'était odieux, je voulais ainsi échapper à ses exigences. Ce n'était pas tout: dès qu'on me crut sujet à des moments de folie, je pus, à l'abri de ce prétexte, me livrer sans scrupule à mes accès de méfiance, sans que mes précautions, ainsi attribuées à un dérangement d'esprit, pussent compromettre ou accuser ma femme. Tantôt, croyant ma vie menacée, je m'enfermais seul pendant des journées entières, ne mangeant que du pain et des fruits que mon fidèle Frantz allait m'acheter lui-même; et encore souvent, dans ma terreur insensée, je n'osais pas même toucher à ces aliments.... D'autres fois, rougissant de mon effroi, convaincu de l'innocence de Paula, je revenais à elle avec un repentir déchirant; mais son accueil était glacial, méprisant.

—Pauvre Arnold!—dit Pierre Raimond avec émotion.—Sans doute vous êtes faible; mais cette faiblesse même dérivait d'une noble source... vous craigniez d'accuser injustement Paula. En effet, c'est quelque chose d'effrayant que de dire à quelqu'un, et cela sans preuves certaines: Vous êtes homicide... vous avez voulu deux fois m'assassiner....

—N'est-ce pas? surtout lorsqu'il s'agit d'adresser ces foudroyantes paroles à une femme que l'on a passionnément aimée, surtout lorsqu'à côté de preuves matérielles presque irrécusables, il est pour ainsi dire d'autres preuves morales toutes contraires; lorsqu'enfin quelquefois une voix secrète, une révélation occulte, vous dit avec une irrésistible autorité: Non, cette femme n'est pas coupable.... Oh! je vous l'assure, c'était un enfer... un enfer....

—Maintenant—dit Berthe—je conçois que vous ayez feint d'être insensé.

—Mais—dit Pierre Raimond—une dernière tentative ne vous a laissé aucun doute....

—Aucun cette fois.... Le crime me parut avéré... ou plutôt, comme mon amour s'était usé et éteint dans ces luttes, dans ces angoisses continuelles, j'ai eu cette fois plus de courage que je n'en avais eu jusque-là.

—Vous ne l'aimez plus, enfin?—dit Berthe.

—Non, car, en admettent même que j'eusse été aussi insensé que je le paraissais, je méritais au moins quelque pitié, quelque intérêt... et ma femme ne m'en témoignait aucun. Profitant de la solitude où je vivais (nous habitions alors une grande ville), elle courait les fêtes et s'informait à peine de moi. Cette dureté de cœur me révolta.... Ou ma femme était coupable, et ma générosité à son égard aurait dû toucher l'âme la plus perverse, ou elle était innocente, alors les accès de douleur auxquels je me livrais après l'avoir vaguement accusée auraient dû l'émouvoir.

—Mais pourquoi n'avez-vous jamais, avec elle, abordé franchement cette question? Pourquoi n'avoir jamais nettement formulé vos reproches?—dit Pierre Raimond.

—Songez-y; il me fallait lui dire:—Je vous soupçonne, je vous accuse d'avoir voulu m'assassiner deux fois.... Ne pouvais-je pas me tromper?

—En effet, cette position était affreuse—dit. Berthe. Et le dernier trait qui a amené votre séparation, quel est-il?

—Il y a très peu de temps de cela—dit M. de Hansfeld en baissant les yeux.—J'occupais avec ma femme une maison isolée: je ne sais pourquoi mes soupçons étaient revenus avec une nouvelle violence; je sortais rarement de mon appartement. Quelquefois pourtant, le soir, je montais à un petit belvédère situé au faîte de notre demeure; c'était une espèce de terrasse très élevée, entourée d'une légère grille à hauteur d'appui, sur laquelle je m'accoudais ordinairement pour regarder au loin les tristes horizons que présente une grande ville pendant la nuit; je passais là quelquefois de longues heures dans une rêverie profonde. Un soir, la Providence voulut qu'au lieu de m'accouder et de me pencher comme d'habitude sur la balustrade... j'y posai la main.... A peine l'eus-je touchée que, à mon grand effroi, elle céda et tomba avec un fracas horrible....

—Ciel!—s'écria Berthe.

—La hauteur était si grande que cette grille de fer fut brisée en morceaux en tombant sur le pavé.

—Quelle atroce combinaison!—dit Pierre Raimond en levant les mains au ciel.

—Ma mort était inévitable si je me fusse appuyé sur cette rampe.... Qui pouvais-je accuser, si ce n'est Paula? Personne n'avait d'intérêt à ma mort. Ignorant qu'une faillite m'avait enlevé presque toute ma fortune, elle se souvenait sans doute que dans des temps plus heureux je lui avais fait donation de mes biens. Cette idée ne m'était jamais venue tant qu'avait duré mon amour.... Il m'a toujours semblé impossible de soupçonner d'une infamie les gens que j'aime.... J'aurais pu, à la rigueur, croire ma femme capable d'obéir à un mouvement de haine insensée, mais non d'agir par un calcul si lâche et si odieux; pourtant, une fois mon amour éteint, en présence de ce nouveau piége si meurtrier, je ne reculai devant aucune supposition. Seulement, pour éviter de tristes scandales, je me contentai de déclarer à Paula qu'elle quitterait à l'instant la ville que nous habitions, que je ne la reverrais jamais, et que j'étais assez indulgent, ou plutôt assez faible pour la livrer à ses seuls remords.... Que vous dirai-je de plus! à quoi bon vous indigner en vous parlant de l'audace avec laquelle cette femme brava mes reproches, de l'horrible hypocrisie avec laquelle elle affecta de les attribuer à l'égarement de ma raison. Tant de cynisme et d'effronterie me révolta... je la quittai.... De ce moment ma vie fut bien triste... mais au moins j'étais délivré d'une horrible appréhension.

Quelque temps après je vous rencontrai—ajouta M. de Hansfeld en tendant la main à Pierre Raimond.—Tout à l'heure vous parliez d'heureuse étoile.... Vous aviez raison, la mienne m'a fait me trouver sur votre chemin... avant d'avoir eu le bonheur de vous sauver la vie, j'étais seul, abattu et sous le coup de bien amers souvenirs; tout a changé pour moi, j'ai trouvé en vous un ami; mes chagrins sont passés, et si je pouvais compter sur la durée de nos relations, je n'aurais été de ma vie plus heureux....

—Et pourquoi, mon ami, ces relations vous manqueraient-elles jamais? Le charme du commerce des honnêtes gens est dans sa sûreté: qui pourrait altérer notre amitié? N'est-elle pas basée sur des services rendus, sur des services réciproques? N'est-elle pas également chère à ma fille, à vous, à moi?... Et puis enfin les tristes motifs qui nous font trouver dans cette intimité si douce une sorte de refuge contre des pensées cruelles, ces motifs existeront toujours: pour vous, ce sont les crimes de votre femme; pour Berthe, la cruelle conduite de son mari; pour moi, le ressentiment des chagrins de mon enfant....

—Vous avez raison, nous n'avons pas le droit de douter de l'avenir.

—Mon Dieu! que vous avez dû souffrir, monsieur Arnold—dit tristement Berthe.

—Si vous avez témoigné quelque faiblesse—dit Pierre Raimond—votre conduite a été admirable de mansuétude.... C'est le propre d'une âme pleine de délicatesse et d'élévation que de s'imposer les cruelles tortures du doute plutôt que de risquer un reproche... terrible... bien terrible... si contre toute probabilité votre femme eût été innocente.... Ce long récit de vos infortunes me donne de nouvelles preuves de la bonté de votre cœur; et comme on a toujours les défauts de ses qualités, je trouve même dans l'espèce de faiblesse qu'on pourrait vous reprocher une preuve de délicatesse exquise.

—Vous êtes trop indulgent, mon ami....

—Je suis juste... et aussi peu flatteur que Michel-Ange.... Est-ce bien cela—ajouta le vieillard en riant.

—Voici l'heure de mes leçons—dit Berthe;—cette triste confidence finit à temps; j'en suis tout attristée. Ah! monsieur Arnold, quelles souffrances!... Il vous faudra bien du bonheur pour les oublier....

A ce moment deux écolières de Berthe arrivèrent et rompirent la conversation.

M. de Hansfeld quitta Pierre Raimond et sa fille, un peu soulagé par l'aveu qu'il venait de leur faire, mais regrettant encore l'incognito qu'il gardait envers eux.

Désirant avant tout éloigner sa femme, qu'il voulait faire partir le lendemain, M. de Hansfeld revint à l'hôtel Lambert.


CHAPITRE VI.

MENACES.

Madame de Hansfeld se trouvait dans une cruelle perplexité: son mari exigeait d'elle qu'elle partît le lendemain pour l'Allemagne; il lui fallait ainsi renoncer à M. de Morville, nécessairement retenu à Paris par la santé chancelante de sa mère.

L'éloignement de Paula pour le prince se changeait en aversion, en haine profonde; elle croyait ce sentiment presque excusé par les bizarreries et par les duretés de son mari. Le dernier coup qu'il lui portait était surtout affreux; la forcer de quitter Paris au moment même où sa passion pour M. de Morville, si longtemps cachée, si longtemps combattue, allait être aussi heureuse qu'elle pouvait l'être.

Iris, en révélant à sa maîtresse que le prince se rendait souvent chez Pierre Raimond, sous un nom supposé, pour y rencontrer madame de Brévannes, avait excité la colère de Paula contre Berthe; c'était sans doute pour garder plus facilement un incognito qui favorisait son amour que le prince exigeait le départ de madame de Hansfeld.

Après de mûres réflexions, Paula crut entrevoir quelque chance de salut dans la passion même de son mari pour madame de Brévannes.

Malgré l'ordre du prince, madame de Hansfeld n'avait annoncé son départ à personne, et ne se préparait nullement à ce voyage, espérant que peut-être son mari renoncerait à sa première détermination. Quant à ses menaces de dévoiler les crimes de sa femme et de l'abandonner à la justice des hommes, Paula n'y avait vu qu'une nouvelle preuve de l'aberration de l'esprit d'Arnold.

Jusqu'alors les différents accès de ce qu'elle appelait la folie de M. de Hansfeld lui avaient presque inspiré autant de commisération que d'effroi. Mais dans son dernier entretien, le prince s'était montré si dur, si injuste, elle se voyait si cruellement sacrifiée à l'affection qu'il ressentait pour Berthe, que, blessée dans ce qu'elle avait de plus précieux au monde... son amour pour M. de Morville, Paula partageait sa haine entre son mari et madame de Brévannes.

Telles étaient les réflexions de madame de Hansfeld, lorsque le prince entra chez elle; il sortait de chez Pierre Raimond; son air était encore plus ferme, encore plus impérieux que la veille.

—Il me semble, madame, que vous ne vous hâtez pas de faire vos préparatifs de départ—lui dit-il sèchement.—Du reste, comme vous ne verrez et ne recevrez personne au château de Hansfeld, où je vous envoie, vous n'avez pas besoin d'un grand attirail de toilette.... Vous pouvez emporter vos diamants... je vous les abandonne.... Frantz, que je charge de vous conduire en Allemagne, est incorruptible.... Si j'avais pu hésiter à vous laisser ces pierreries... ç'aurait été dans la crainte de vous donner les moyens de gagner votre guide....

Madame de Hansfeld interrompit son mari:

—Je vous remercie, monsieur, de me procurer cette occasion de vous rendre ces pierreries.

Et, se levant, elle alla prendre dans un secrétaire un grand écrin qu'elle remit au prince.

—J'ai autrefois accepté ces présents... depuis longtemps j'aurais dû les remettre entre vos mains.

—Soit—dit le prince en les prenant avec indifférence;—la tendresse la plus vive, l'affection la plus dévouée n'ont pu vous désarmer... ma générosité devait être aussi impuissante.... Il est vrai—ajouta-t-il avec un sourire de mépris écrasant—que j'avais par contrat disposé en votre faveur de la plus grande partie de ma fortune..., et qu'après ma mort vous héritiez de tout... des pierreries comme du reste....

—Monsieur....

—Seulement, comme vous m'avez paru un peu pressée de jouir de ces avantages, j'ai trouvé moyen, en dénaturant une partie de ma fortune, de neutraliser ces dons d'autrefois.... Je vous dis cela pour vous convaincre que si je mourais demain... vos espérances intéressées seraient déçues. J'aurais dû vous prévenir plus tôt... cela vous eût évité... quelques actions un peu hasardées que votre vif désir d'être veuve explique, mais n'excuse pas—ajouta M. de Hansfeld avec une sanglante ironie.

Ces mots cruels firent une étrange impression sur madame de Hansfeld.

Parfaitement indifférente aux reproches qu'ils renfermaient et qu'elle ne comprenait pas, car elle ne les méritait en rien, elle ne fut frappée que de leur injustice et de leur cruauté.

M. de Hansfeld fût alors tombé mort à ses pieds qu'elle aurait été loin de le regretter; car à ce moment même elle se souvint que M. de Morville lui avait écrit: Mon amour sera toujours malheureux, puisque je ne puis prétendre à votre main.

Néanmoins la princesse eut bientôt honte et horreur de sa pensée, ou plutôt de son vœu barbare; elle répondit froidement à son mari:

—Je ne veux pas comprendre le sens de vos paroles, monsieur; il est si odieux qu'il en est ridicule. Quant à la question d'intérêt, vous le savez... c'est contre mon gré que vous m'avez si magnifiquement avantagée; je trouve naturel que vous reveniez sur ces dispositions.

—Tant d'hypocrisie dans les paroles, tant d'audace dans les actions les plus criminelles—dit le prince à demi-voix et comme s'il se fût parlé à lui-même—voilà ce qui confondait ma raison et me faisait toujours douter des crimes de cette femme. Heureusement, à cette heure, elle est dévoilée tout-à-fait... car mon fatal amour est éteint....

Puis il reprit en s'adressant à Paula:

—Je suis venu ici, madame, pour vous ordonner de presser les préparatifs de votre départ. Il faut que demain soir vous ayez quitté Paris....

—Monsieur... je ne quitterai pas Paris....

—Vous préférez alors que je parle, madame?

—Voilà plusieurs fois que vous me faites cette menace, monsieur.... Pour l'amour du ciel, parlez donc... je saurai enfin ce que vous avez à me reprocher....

—Vous comptez trop sur le respect que j'ai pour mon nom et sur ma crainte d'un terrible scandale. Prenez garde... ne me poussez pas à bout. Croyez-moi, partez... partez....

—Franchement, monsieur, je ne suis pas votre dupe... vous voulez m'effrayer... me forcer de quitter Paris... et pourquoi? pour faire croire aussi à voire départ et conserver ainsi plus facilement votre incognito....

—Que dites-vous, madame?

—Et continuer, grâce à cet incognito, à être favorablement accueilli par Pierre Raimond, père de madame de Brévannes....

—Madame, prenez garde....

—De madame de Brévannes dont vous êtes épris... et que vous rencontrez souvent chez son père.

A ces mots, le prince resta frappé de stupeur, son pâle visage devint pourpre; après un moment de silence, il s'écria:

—Pas un mot de plus, madame... pas un mot de plus.

—Vous aimez cette femme—ajouta madame de Hansfeld.

—Pas un mot de plus, vous dis-je, madame.

—Ainsi, elle vous donne déjà des rendez-vous chez son père; c'est un peu prompt—ajouta madame de Hansfeld avec mépris.

—Vous êtes indigne de prononcer seulement le nom de cet ange!...—s'écria le prince.

—Vraiment; eh bien! je suis curieuse de savoir ce que le mari de cet ange pensera de vos entrevues avec sa femme.

—Vous oseriez?...

—Surtout lorsqu'il saura que c'est sous un nom supposé que vous vous introduisez chez Pierre Raimond.

—Mais vous avez donc juré de me mettre hors de moi!... s'écria le prince avec rage.—Vous parlez de folie..., mais c'est vous qui êtes folle, malheureuse femme, de jouer ainsi que vous le faites avec votre destinée.

—L'avenir prouvera qui de vous ou de moi est insensé, monsieur. Il y a longtemps d'ailleurs que vous m'avez habituée aux égarements de votre raison... je ne sais si à cette heure même vous êtes dans votre bon sens. En tout cas, retenez bien ceci: je vous déclare que si vous vous obstinez à me faire quitter Paris... je fais tout savoir à M. de Brévannes.

—Silence, madame... silence.

—Soit, je me tairai... mais vous savez à quelles conditions.

—Des conditions à moi... vous osez m'en imposer....

—Je l'ose, car je veux croire qu'à part votre monomanie de m'adresser des reproches incompréhensibles, vous êtes ordinairement un homme de bon sens.... Nous avons des motifs de nous ménager mutuellement sur certains sujets.... Votre raison n'est pas très saine, je pourrais me mettre sous la protection des lois; mais il me répugnerait d'attirer l'attention publique par un procès contre vous et délivrer à la malignité des curieux les secrets de notre intérieur.... Vous devez craindre de votre côté que M. de Brévannes n'apprenne que vous vous occupez de sa femme... restons donc dans les termes où nous sommes.... Je n'ai aucune prétention sur votre cœur... le mien ne vous a jamais appartenu, agissez donc librement.... S'il vous est même nécessaire de feindre une absence, je consens à me prêter à cette supercherie et à dire que vous avez quitté Paris.... Tout ce que je vous demande en retour, monsieur, c'est de me permettre de rester ici quelque temps... mes prétentions, je crois, ne sont pas exorbitantes.

M. de Hansfeld était stupéfait de l'assurance de Paula. Malheureusement pour lui, elle possédait un secret qu'il tremblait de voir ébruiter. Cette considération, plus que la crainte des scandales d'un procès, suffisait pour le mettre jusqu'à un certain point dans la dépendance de sa femme.

Il est impossible de peindre ses regrets de savoir la princesse instruite des visites qu'il rendait à Pierre Raimond et du motif qui l'attirait chez le graveur. La réputation de Berthe était, pour ainsi dire, à la merci d'une femme pour laquelle Arnold ressentait autant de mépris que d'horreur.

Sans doute la conduite de madame de Brévannes était irréprochable; mais le moindre soupçon, mais la simple découverte du véritable nom du prince suffirait pour exciter la défiance de Pierre Raimond, l'empêcher de recevoir désormais Arnold Schneider... d'un mot la princesse pourrait soulever ces orages!

Qu'on juge de la colère du prince, il se trouvait presque sous la domination de Paula.

Celle-ci triomphait; elle sentait la force de sa position: gagner du temps, rester à Paris, voir quelquefois M. de Morville, lui écrire souvent, après lui avoir peut-être avoué qu'il ne s'était pas trompé sur l'auteur de la mystérieuse correspondance dont nous avons parlé... tel était le vœu le plus ardent de madame de Hansfeld; et, grâce au secret qu'elle possédait, elle pouvait réaliser ce vœu. Elle profita de l'espèce d'accablement de son mari pour ajouter:

—Cela est convenu, monsieur, vous emportez vos pierreries. Je renonce à tous les avantages que vous m'avez faits; mon seul but est de vivre aussi éloignée et séparée de vous qu'il me sera possible... plus encore même, si cela se peut, que par le passé... mon silence est à ce prix.... Vous le voyez, monsieur... vous êtes venu ici la menace aux lèvres.... Les rôles sont changés.

—Non!—s'écria le prince dans un accès d'indignation violente—non, la femme qui a trois fois attenté à mes jours n'osera pas tenir un tel langage... et me menacer! moi... moi, dont la clémence a été si folle... moi qui, par un reste de ménagement stupide, ai toujours reculé devant cette accusation terrible qui pouvait vous mettre en face de l'échafaud!

Madame de Hansfeld regarda son mari avec stupeur.

—Monsieur, prenez garde! votre raison s'égare!..

—Je vous dis que, par trois fois, vous avez voulu m'assassiner, madame!

—Moi?

—Vous, madame.... Et le pavillon de Trieste?... et l'auberge déserte de la route de Genève?... et la dernière tentative que l'on a faite, il y a deux jours, contre ma vie?...

—Moi, moi?... mais il est impossible que vous disiez cela sérieusement, monsieur—s'écria Paula.—Dans quel but aurais-je commis un crime si noir? mais c'est affreux, mais rien dans ma conduite n'a pu autoriser vos effroyables soupçons....

—Des soupçons?... madame, dites donc des certitudes.

—Des certitudes? et sur quels faits? sur quelles preuves les basez-vous? Mais j'ai tort de discuter avec vous; en vérité, c'est de la folie.

—Vous osez parler de ma folie... mais cette folie était de la clémence, madame... je ne pouvais ainsi m'isoler dans ma défiance, m'entourer de précautions, sans en expliquer la cause, car cette cause vous aurait perdue.

Madame de Hansfeld regardait son mari avec une surprise croissante; elle ne pouvait croire à ce qu'elle entendait.

—Maintenant, monsieur—dit-elle en rassemblant ses souvenirs—toutes vos bizarreries, toutes vos réticences s'expliquent.... Cette odieuse accusation a du moins le mérite d'être précise... ma justification sera d'autant plus facile....

—Vous prétendez....

—Me justifier... oui, et j'exige que vous m'écoutiez.

—Cette audace me confond.... Autrefois j'ai pu en être dupe... mais à cette heure....

—A cette heure, monsieur, vous allez me dire sur quoi repose votre accusation; quelles sont vos preuves? Je les dissiperai une à une; il n'y a pas de logique plus puissante que celle de la vérité.

M. de Hansfeld, confondu de cette assurance, regardait à son tour sa femme avec un étonnement profond. Elle était si calme, elle semblait aller de si bonne foi au-devant d'explications qu'une conscience criminelle aurait redoutées, que ses doutes revinrent en foule.

—Comment, madame—s'écria-t-il—vous niez qu'à Trieste, un soir, après une assez pénible discussion, vous ayez tenté de vous débarrasser de moi en jetant, dans une tasse de lait qu'on m'avait servie, un poison si violent qu'un épagneul que j'aimais beaucoup est mort un instant après l'avoir bue?

—Moi... moi... du poison?—s'écria-t-elle en joignant les mains avec horreur.—Mais qui a pu, grand Dieu! vous inspirer de tels soupçons? En quoi les ai-je mérités? Comment, depuis cette époque vous me croyez capable d'un tel crime?

—Et ce crime n'est pas le seul, madame.

—Si les autres ne vous sont pas plus prouvés que celui-là, monsieur, Dieu vous demandera compte de ces terribles accusations....

Après un silence et une réflexion de quelques moments, Paula reprit:

—Oui, oui, maintenant je me rappelle la circonstance à laquelle vous faites allusion, et aussi une autre qui me disculpe entièrement et dont vous pourrez vous informer auprès de Frantz, en qui vous avez, je crois, toute confiance. Je me souviens parfaitement que lorsqu'après une pénible discussion, vous êtes sorti du pavillon, on ne nous avait pas encore servi le thé.

—Il est vrai, c'est en rentrant dans ce kiosque que j'ai trouvé la tasse que vous m'avez servie sans doute pendant mon absence....

—Vous vous trompez. Heureusement les moindres détails de cette soirée me sont présents. Je quittai le pavillon après vous; au moment où j'allais descendre, Frantz apporta le thé, il le déposa devant moi sur la table et m'accompagna jusqu'à notre maison, où je l'occupai une partie de la soirée. Interrogez-le à l'instant, et que je meure s'il contredit une seule de mes paroles.

—Mais qui a donc pu jeter ce poison dans ma tasse?

—Je prétends me disculper, mais non pas éclairer cet horrible mystère....

—Vous seriez disculpée sans doute si Frantz confirmait vos paroles.... Mais l'assassinat de l'auberge de la route de Genève?

—Après votre premier soupçon—dit Paula en souriant avec amertume—celui-ci ne me surprend pas. Pourtant vous auriez dû vous souvenir que je dormais profondément et que vous avez eu beaucoup de peine à m'arracher au sommeil. Quant aux soins que je vous ai donnés après ce funeste événement, je ne crois pas que vous les suspectiez!

—Mais ce stylet qui vous appartenait et qui a servi au crime?

—Je ne m'explique pas plus que vous cet étrange incident.... Cette dague assez précieuse et jusqu'alors fort inoffensive me servait de couteau à papier, et je la serrais habituellement dans mon nécessaire à écrire.... Mais j'y songe, cette fois encore Frantz peut témoigner en ma faveur.... Il gardait les clefs des coffres de notre voiture, il avait lui-même serré ce nécessaire, qu'il n'ouvrit qu'à Genève. En partant de Trieste, il l'avait mis en ordre avec Iris. Informez-vous auprès d'eux si la dague y était enfermée.... Ils vous l'affirmeront, j'en suis sûre. Or, pendant ce voyage, je ne vous ai pas quitté d'un moment, et Frantz a toujours eu sur lui les clefs de la voiture; comment aurais-je pris cette dague?

Ce que disait madame de Hansfeld paraissait parfaitement vraisemblable; le prince croyait entendre de nouveau cette voix secrète qui lui avait si souvent répété: «Paula n'est pas coupable.»

Le prince sentit encore ses soupçons se dissiper presque complètement; quoiqu'il n'aimât plus Paula, il avait un caractère si généreux qu'il regrettait amèrement d'avoir accusé madame de Hansfeld, et déjà il s'imposait l'obligation (si elle se justifiait complètement) de lui faire une éclatante et solennelle réparation.

—Vous avez, monsieur—dit-elle—une dernière accusation à porter contre moi.... Veuillez vous expliquer.... Terminons, je vous prie, cet entretien, qui, vous le concevez, doit m'être bien pénible....

—Avant-hier, madame, la grille de fer qui entoure la petite terrasse du belvédère de l'hôtel a été sciée au niveau des dalles, elle ne tenait plus à rien; au lieu de m'y appuyer comme de coutume, j'y portai machinalement la main..., la balustrade est tombée.

—Quelle horreur—s'écria Paula;—et vous avez cru... mais pourquoi non..., ce crime n'est pas plus horrible que les autres... j'aurai plus de peine à me disculper cette fois... tout ce que je puis vous dire... c'est qu'avant-hier je suis sortie à onze heures du matin pour aller déjeuner chez madame de Lormoy, je suis rentrée à quatre heures, et vos gens ont pu voir que depuis cette heure jusqu'au moment où je suis partie pour l'Opéra... je n'ai pas quitté mon appartement... il m'aurait fallu traverser la cour pour aller dans votre galerie qui communique seule avec l'escalier du belvédère, et personne n'entre chez vous à l'exception de Frantz... interrogez-le... peut-être par lui saurez-vous quelque chose; quant à moi, je n'ai à ce sujet rien à vous dire de plus.

Après quelques moments de silence, M. de Hansfeld se leva et dit à sa femme:

—Ce que vous m'apprenez, madame, change toutes mes résolutions. Ce départ, que j'exigeais, je ne l'exige plus. Lorsque j'aurai causé avec Frantz je vous reverrai.

Et le prince sortit de chez sa femme d'un air profondément abattu.


CHAPITRE VII.

RÉFLEXIONS.

Tout entière à la surprise, à l'effroi que lui causaient les accusations de son mari, madame de Hansfeld, pendant cet entretien, n'avait songé qu'à se disculper; le prince sorti, elle put réfléchir plus profondément.

D'abord elle sentit s'augmenter son indignation contre un homme qui osait la croire coupable de forfaits si noirs, puis elle éprouva pour lui une sorte de reconnaissance en songeant que, moins réservé, moins généreux, il aurait pu parler haut de ces soupçons, auxquels le hasard donnait tant de vraisemblance.

Par un rapprochement bizarre, Paula se souvint en même temps de ces mots de M. de Morville: Mon amour ne saurait être heureux que si je pouvais obtenir votre main.

Entre ces paroles et les terribles accusations de son mari, madame de Hansfeld vit un rapprochement étrange, fatal, qui la frappa.

En admettant que les mystérieuses et homicides tentatives auxquelles le prince avait été exposé eussent réussi, elle se serait trouvée libre... elle aurait pu épouser celui qu'elle idolâtrait et le rendre ainsi le plus heureux des hommes.

Il n'y eut d'abord rien de criminel dans les pensées de Paula.

Que de fois les cœurs les plus purs, les caractères les plus élevés, se sont passagèrement laissé entraîner non pas même à des vœux, mais seulement à de simples suppositions qui, réalisées, eussent été de grands crimes.

Combien de femmes pieusement résignées, endurant avec une douceur angélique les plus mauvais traitements d'un mari brutal et méchant, ont dit: Hélas! que n'ai-je épousé un homme généreux et bon!

Il n'y a rien de meurtrier dans cette supposition, elle n'exprime pas même l'espérance ou le désir de voir la fin des tortures que l'on souffre, et pourtant cette supposition contient le germe d'un vœu meurtrier... c'est l'instinct de conservation qui s'éveille et qui cherche vaguement les moyens de fuir la douleur.

Bien des êtres souffrants s'arrêtent à cette exclamation, et leur vie n'est qu'un long et triste gémissement.

D'autres, blessés plus à vif ou moins résignés, s'écrient:—Oh! si j'étais délivré de mon bourreau!...—D'autres enfin:—Pourquoi la mort ne m'en débarrasse-t-elle pas?

Que l'on suive attentivement les conséquences, la logique de ces plaintes, de ces espérances, de ces vœux... on arrivera toujours à un résultat véniellement meurtrier.

C'est toujours plus ou moins l'effrayante et fatale nécessité qui conduit Macbeth de crime en crime.

Que d'honnêtes gens ont frémi, épouvantés du nombre de crimes platoniques qu'ils étaient entraînés à commettre par une première pensée juste en apparence!

Pour Paula, une des idées résultant de son entretien avec M. de Hansfeld fut donc celle-ci:

—Mon mari, que je n'aime pas; mon mari, que j'ai épousé par obsession; mon mari, qui a de moi une opinion si infâme qu'il m'a crue capable d'avoir trois fois attenté à ses jours... mon mari aurait pu mourir..., et sa mort me permettait de récompenser l'amour le plus passionné.

En vain Paula, qui pressentait la funeste attraction de cette idée, voulut la fuir.... Elle y revint sans cesse, et presqu'à son insu, de même qu'on revient sans cesse et malgré soi au point central d'un labyrinthe où l'on est égaré.

Nous le répétons, rien de plus effrayant que l'entraînement forcé de certaines réflexions.

A cette idée succéda celle-ci:

—La personne qui attentait avec acharnement aux jours de M. de Hansfeld doit vivre dans notre intérieur.... Par quel motif veut-elle cette mort?

Après quelques moments de méditation, Paula, frappée d'une clarté soudaine, se rappela certains mots mystérieux d'Iris, l'attachement aveugle, presque sauvage de cette jeune fille, la haine qu'elle avait quelquefois montrée contre le prince lorsqu'elle, Paula, lui disait ses regrets d'avoir épousé cet homme capricieux et fantasque; plus elle y réfléchit, plus elle crut être sur la trace du véritable auteur de ce crime.... Son premier mouvement fut bon... Épouvantée de l'opiniâtreté féroce avec laquelle Iris poursuivait sa trame homicide, craignant qu'elle ne s'arrêtât pas là, elle voulut l'interroger et la confondre.

Une heure après le départ du prince, Iris, mandée par sa maîtresse, entrait dans la chambre de celle-ci.


CHAPITRE VIII.

INTERROGATOIRE.

Madame de Hansfeld hésitait sur la manière d'ouvrir la conversation et d'arriver à la connaissance de la vérité, elle craignait qu'en lui parlant avec rigueur, Iris, effrayée, s'obstinât dans une négation absolue. Elle crut avoir trouvé le moyen d'éviter cet écueil.

—M. de Hansfeld sort d'ici—dit-elle tristement à Iris.—Je sais enfin la cause de toutes les étrangetés qui m'avaient fait croire sa raison égarée.

—Ce motif, marraine?

—Trois fois on a attenté à ses jours....

—C'est un rêve... comme il en fait tant.

—Trois fois, te dis-je, on a attenté à ses jours... il en a les preuves....

—Alors, il connaît le coupable?...

—Il croit le connaître.

—Et le coupable, marraine?

—C'est moi....

—Vous?...

—Il le croit....

—Il vous a menacée?...

—Oui.

—Et de quoi?

—De la justice... des tribunaux....

—Vous êtes innocente, que vous importe?

—Mais le scandale d'un procès... mais la honte d'être soupçonnée....

—Je pourrai vous suivre, au moins.... Votre pauvre Iris ne vous abandonnera pas.. elle.... Dans un tel malheur son dévouement vous sera nécessaire.

Cette naïveté franche fit frémir Paula; elle commença d'entrevoir une partie de la vérité; elle redoubla donc de prudence, de réserve, tendit la main à Iris, et lui dit:

—Sans doute, dans une telle extrémité tes soins me seraient bien doux; mais, par intérêt pour toi, je les refuserais....

—Marraine!...

—Rien au monde ne me les ferait accepter.

—Par intérêt pour moi, vous les refuseriez?

—Oui, Marianne ou une autre de mes femmes m'accompagnerait.

—Mais moi, moi?

—Je prierais le prince de te renvoyer en Allemagne avant le procès.... Il ne me refuserait pas cela.

—Marraine... je ne vous comprends pas. Pourquoi m'éloigner de vous lorsque tout le monde vous abandonnerait sans doute?

—Parce que ton attachement pour moi est connu... parce qu'il pourrait te faire paraître complice de crimes dont je suis pourtant innocente.

—Mais moi... je veux rester auprès de vous; tant mieux si l'on me croit votre complice.

—Mais moi, Iris, j'exigerais ton départ.... A tous les chagrins qui m'accablent, à tous ceux qui vont m'accabler encore, je ne voudrais pas joindre celui de te voir malheureuse.

Iris réfléchit un moment; sa maîtresse l'examinait avec attention; la jeune fille reprit froidement:

—Puisque le prince vous accuse, marraine, je vais aller le trouver et lui dire que je suis votre complice.... Ainsi, l'on ne me séparera pas de vous.

Paula fut effrayée: Iris était capable de cette démarche.

—Mais, malheureuse enfant! l'avouer ma complice, c'est te dire coupable... c'est m'accuser... c'est peut-être me pousser à l'échafaud!

—Eh bien, j'y monterai avec vous!

—Que dis-tu?—s'écria la princesse, épouvantée du regard triomphant d'Iris et de l'infernale résolution de sa physionomie.

—Je dis—reprit la bohémienne avec une exaltation farouche—je dis que la part que j'ai dans votre vie, marraine, est misérable; je dis que mon vœu le plus ardent serait de vous voir dans une position telle que mon dévouement pour vous fût votre suprême bonheur, votre seule joie, votre seule consolation; je dis que j'aimerais autant vous voir morte qu'indifférente à ce que je ressens pour vous... que j'aime comme ma mère, comme ma sœur, comme mon Dieu; je dis que ceux que vous avez aimés, c'est-à-dire Raphaël et Morville, n'ont pas fait pour vous la millième partie de ce que j'ai fait moi-même, et ils ont occupé, et ils occupent votre vie, votre pensée tout entière, tandis que moi je ne suis rien pour vous.... Cela est injuste, marraine... bien injuste.

—Osez-vous parler ainsi, vous que j'ai recueillie, comblée de mes dons.... Et qu'avez-vous donc fait pour reconnaître mes bontés?

—Vous me demandez ce que j'ai fait, marraine! Eh bien! je vais vous le dire à cette heure... car il faut que notre destinée s'accomplisse. Ce que j'ai fait? J'ai fait tuer Raphaël par M. Charles de Brévannes, d'abord....

—Toi... toi.... Mon Dieu! elle m'épouvante.

—Oui, moi.... Vous ne saviez pas ce que c'était que Raphaël.... Vingt fois, en voyant vos larmes, vos regrets, j'ai été sur le point de vous dire: Vous n'avez rien à regretter.... Raphaël était indigne de vous.... Mais je ne voulais pas parler... je vous dirai tout à l'heure pourquoi.

—Malheureuse! explique-toi... que veux-tu dire? Tout ceci n'est-il qu'une sanglante raillerie?—Non, non, Iris ne raille pas lorsqu'il s'agit de vous... Écoutez-moi donc. Vous m'aviez hissée à Venise, cela me fit une peine horrible; vous ne vous en êtes pas seulement aperçue, ou, du moins, mon chagrin vous a été indifférent... mon désir de vous accompagner vous a semblé importun.... Mon Dieu!... il fallait me laisser périr dans la rue plutôt que de faire naître en moi une reconnaissance dont les témoignages vous devaient être à charge.

—Mais cette malheureuse est folle.... Et que faisait cela à Raphaël?

—Vous m'aviez laissée à Venise; je vous l'ai dit, cela me causa une violente douleur; je ne pus me résigner à rester dans l'ignorance de votre vie et à recevoir seulement de temps à autre quelque froide lettre de vous. A force de prières, je parvins à obtenir d'Inès, votre camériste, qu'elle me tiendrait au courant de vos actions. Vous ne savez pas ce qu'il m'a fallu de persévérance, de promesses, de séductions pour intéresser à mon désir cette indifférente fille, et l'amener à m'écrire presque chaque jour.... Par cela... jugez ce qu'est mon attachement pour vous.

—Je ne sais s'il faut l'exécrer, la plaindre ou l'admirer—se dit Paula.

—Peut-être je mérite à la fois la pitié, la haine et l'admiration—reprit Iris.—Mais écoutez encore.... Par Inès, je sus que Charles de Brévannes vous obsédait de soins, que le bruit public vous accusait de l'aimer, mais que cela était faux.... Vous ne songiez qu'à Raphaël, dont vous parliez presque toujours avec votre tante en présence d'Inès.... Pendant ce temps Raphaël vous trompait....

—Raphaël!... oh! tu mens... tu mens....

—Il vous trompait, vous dis-je, vous en aurez la preuve. Il était venu à Venise pour dégager sa parole; il était fiancé avec une jeune Grecque de Zante... nommée Cora.... Je vous le prouverai.... Il connaissait votre confiance en moi, il m'attribuait sur vous une influence que je n'avais pas.... Ce fut donc à moi qu'il fit les premiers aveux de sa trahison, en me suppliant de vous en instruire avec tous les ménagements possibles. De moi... ce coup devait vous paraître moins cruel.

—Mais son duel avec Brévannes?

—Tout à l'heure... laissez-moi continuer. En entendant les lâches et parjures paroles de Raphaël... je fus à la fois joyeuse et courroucée.

—Joyeuse?

—Oui, car je hais presque autant ceux qui vous aiment que ceux qui vous sont ennemis.

—Mais c'est le démon... que cette insensée.... Ah! maudit soit le jour où je t'ai rencontrée sur mon chemin!...

—Maudit soit ce jour pour nous deux peut-être. En apprenant la trahison de Raphaël, je fus donc joyeuse et courroucée; pour vous venger à l'instant, là... sous mes yeux, je dis à Raphaël qu'il avait tort de prendre de tels ménagements; que vous l'aviez dès longtemps imité, sinon prévenu dans son insouciance, car, depuis votre arrivée à Florence, vous étiez la maîtresse d'un Français, de Charles de Brévannes....

—Mais Inès t'avait écrit le contraire....

—Mais elle m'avait aussi écrit que les apparences étaient contre vous, et que le bruit public vous accusait.... Je ne croyais que porter un coup douloureux à l'amour-propre de Raphaël: mon attente fut dépassée.... L'orgueil des hommes est si féroce que ce traître, qui vous avait sacrifiée, se révolta en se croyant trompé à son tour. J'irritai encore sa colère. La vanité offensée fit ce que l'amour n'avait pu faire.... Raphaël partit furieux pour Venise avec Osorio, afin de se venger de votre prétendu parjure. Oui... cet homme qui naguère oubliait sans remords ses promesses les plus saintes, parce qu'il se croyait éperdument aimé de vous, se reprit d'une folle passion lorsqu'il se vit dédaigné. Vous savez le reste... comment son erreur fut encore augmentée par la fatuité de Brévannes... qui le tua après l'avoir convaincu de votre infidélité...

—Cela est-il possible, mon Dieu!

—Ces preuves de la trahison de Raphaël, je vous les donnerai... vous dis-je.... Elles consistent dans une lettre pour vous qu'il m'avait apportée à Venise, et dans laquelle il vous prévenait de son prochain mariage avec cette Grecque.... Après le duel, Osorio m'écrivit pour me supplier de ne pas vous remettre cette lettre, voulant venger son ami en vous laissant croire que vous étiez la seule coupable, et que Raphaël vous avait toujours aimée, ainsi qu'il vous l'écrivait dans son dernier billet.

—Mais pourquoi m'as-tu laissée à mes remords?... Pourquoi, en me voyant rester si longtemps fidèle au souvenir d'un homme qui m'avait trompée... ne m'as-tu pas dit qu'il était indigne de moi?...

—Pourquoi?...

—Oui.

—Parce que j'aimais mieux vous voir éprise d'un mort... que d'un vivant.

—Et lorsque je te faisais part de mes scrupules d'aimer M. de Morville, et d'être ainsi infidèle au souvenir de Raphaël, pourquoi d'un mot n'as-tu pas fait évanouir mes regrets?

—Je vous le répète... parce que j'aimais mieux vous voir éprise d'un mort que d'un vivant... et puis j'espérais que le souvenir de Raphaël surmonterait votre amour pour M. de Morville.

—Mais tu le hais donc aussi, M. de Morville?—s'écria madame de Hansfeld, reculant épouvantée de ce que le génie infernal de cette fille pouvait imaginer et exécuter.

Avant de répondre, Iris resta quelques moments silencieuse, puis elle reprit d'un air sombre:

—Je vous l'ai dit... ceux qui vous aiment et que vous aimez, je les hais presque autant que vos ennemis.... Cela est mon sentiment, cela est mon impression.

—Ainsi, M. de Morville....

—Mais parce que je suis jalouse de votre affection—reprit Iris en interrompant sa maîtresse—mais parce que je souffre... oh! bien cruellement, de vous voir dépenser des trésors d'attachement pour des êtres qui ne vous chérissent pas comme moi... il ne s'ensuit pas que je pousse l'égoïsme jusqu'à vouloir vous priver d'un bonheur, par cela seulement que ce bonheur fait mon désespoir; non, non. Quelquefois, dans mes mauvais jours..., j'ai de ces pensées; mais je les chasse.

—Ainsi—reprit madame de Hansfeld avec amertume—vous me permettez d'aimer M. de Morville?...

—Je ferai mieux que cela—dit la bohémienne en jetant un regard perçant sur sa maîtresse.

Sans pouvoir se rendre compte ni de ce qu'elle éprouvait, ni de la signification de ce regard, madame de Hansfeld baissa la tête et rougit.

Iris reprit d'un ton plus humble:

—Maintenant que je vous ai dit, marraine, ce qui concernait Raphaël... je dois vous dire... ce qui concerne le prince....

—Elle va tout avouer... enfin—dit la princesse.


CHAPITRE IX.

RÉVÉLATIONS.

Après un moment de silence, Iris reprit, en attachant son regard scrutateur sur madame de Hansfeld:

—Vous n'aviez épousé le prince qu'avec regret, et pour assurer un avenir à votre tante; plusieurs fois vous me l'avez dit.

—Cela est vrai....

—Vous m'avez dit encore que, grâce à la générosité de M. de Hansfeld, la plus grande partie de sa fortune devait vous appartenir après sa mort....

—Ah! malheureuse... vous m'épouvantez.... Ainsi ces tentatives réitérées....

Sans répondre à sa maîtresse, Iris continua.

—Peu de temps après votre mariage, votre tristesse a redoublé... Je n'ai plus hésité, et un soir, à Trieste, sans que personne me vît... dans une tasse de lait....

—Mais vous êtes un monstre!

—J'avais pris mes précautions.... Si le crime eût été découvert, moi seule pouvais être accusée... et d'ailleurs je me serais avouée la seule coupable.

—C'est horrible! horrible!... Et vous n'avez pas reculé devant l'énormité du crime que vous alliez commettre?

—Vous désiriez être veuve....

—Vous l'ai-je jamais dit? me l'étais je seulement dit à moi-même?

—Vous regrettiez de vous être mariée... je vous rendais votre liberté...

—Mais vous n'avez donc aucune notion du mal et du bien?

—Le bien... c'est votre bonheur;... le mal... c'est votre chagrin....

—Qui pourrait croire, mon Dieu! à cette sauvage et féroce exaltation.... Comment votre main n'a-t-elle pas tremblé? comment avez-vous pu méditer un tel crime? Comment surtout avez-vous pu récidiver?

—Après la première tentative... vous avez été encore plus triste que d'habitude.... Vous vous êtes souvent plainte à moi de tout ce que vous faisait souffrir l'inégalité du caractère du prince; devant moi bien souvent vous avez maudit le jour où vous aviez consenti à ce mariage; quelquefois même, en déplorant votre triste existence, vous regrettiez de n'être pas morte.... Alors une seconde fois j'ai voulu le tuer... dans cette auberge isolée; je m'étais introduite dans sa chambre par le balcon de la fenêtre entr'ouverte; je l'avais presque refermée en m'en allant, après le coup manqué...

—Non, non, je ne puis croire à ce que j'entends... si jeune... et un pareil sang-froid, un tel endurcissement....

—Si vous saviez la douleur que je ressens de vos douleurs... si vous saviez combien vos larmes retombent brûlantes sur mon cœur... vous comprendriez mon sang-froid, mon endurcissement, comme vous dites.... Oui... si vous saviez à quel point la vie me pèse depuis que j'ai la conviction d'être si peu pour vous... vous comprendriez que j'ai voulu assurer votre bonheur en risquant une vie qui m'est indifférente. Si je n'ai pas tenté plus souvent, c'est que le prince s'est entouré de telles précautions....

—Assez!... assez! tu me fais horreur.... Et maintenant?... que vais-je faire? j'ai l'aveu de ton crime....

—Peu m'importe.

—Croyez-vous que je puisse à cette heure vous garder près de moi... vous qui trois fois avez tenté de donner la mort à l'homme généreux et bon qui simulait la folie pour ne pas m'accuser?

—Maintenant comme autrefois... vous désirez la mort de cet homme généreux et bon....

—Taisez-vous....

—S'il mourait, vous épouseriez M. de Morville....

Paula resta un moment comme écrasée sous ces foudroyantes paroles; puis elle reprit avec indignation:

—Et qui vous donne le droit de scruter ma pensée? Et parce que la mort de M. de Hansfeld me rendrait la liberté, est-ce une raison pour que je la désire?

—Oui... vous la désirez....

—Sortez! sortez!...

—Oh! grâce! grâce! marraine...—dit Iris en tombant à genoux devant Paula.—Puis elle continua d'une voix déchirante:—Je suis bien coupable, je suis bien criminelle; je sais toute l'étendue, toutes les conséquences des actions que j'ai commises; j'ai agi avec réflexion.... Mais, je vous le répète, pour moi, le mal, c'est votre chagrin; le bien, c'est votre bonheur... peu m'importe le reste! Pourquoi donc me chasseriez-vous? Est-ce pour moi que j'ai cherché à commettre les crimes qui vous épouvantent? N'était-ce pas avant tout... vous, et toujours vous, que je voulais servir?...

—Mais, me servir par de tels moyens... c'était me rendre votre complice!

—Eh bien! je me repens... je vous demande pardon à genoux... mais ne me chassez pas; ce serait vouloir ma mort! Oui... si vous me chassez, je me tuerai.... Vous me connaissez... vous savez si j'en suis capable.... Je tiens à la vie, parce que je puis vous être utile encore....

—Non, non; va-t'en.... Tu veux mourir?... Eh bien! meurs!... ce sera un bienfait pour le monde... et pour moi.... Depuis les accusations du prince et tes révélations, je me sens dans une atmosphère de trahisons et de crimes qui m'épouvante; on dirait qu'elle m'oppresse, qu'elle me pénètre.... J'aurais peur de devenir aussi criminelle que toi. Va-t'en... va-t'en, te dis-je... va-t'en....

Iris se leva pâle et triste, prit la main de sa maîtresse qu'elle baisa, et fit un pas vers la porte.

Madame de Hansfeld crut lire dans les traits de la jeune fille une si effrayante résolution qu'elle s'écria:

—Iris!... restez!...

Iris revint sur ses pas et interrogea Paula du regard.

—Mais enfin—s'écria la princesse—que dire au prince? Une fois convaincu de mon innocence... il voudra connaître le coupable... que lui répondrai-je s'il m'interroge? Ses soupçons, d'ailleurs, ne t'atteindront-ils pas? Et maintenant, mon Dieu!... j'y pense... ne pourra-t-il pas croire que tu as agi par mon ordre, ou du moins sous mon inspiration?... Vois dans quel affreux dédale tu m'as jetée!...

—Marraine, permettez-moi de rester ici.... Si je suis chassée de cette maison, que ce ne soit pas par vous au moins: je saurai me résigner si le prince exige mon départ, ou s'il m'accuse; mais que ce coup terrible ne vienne pas de vous!

—Mais en admettant même que les soupçons de M. de Hansfeld ne t'atteignent pas, n'est-il pas criminel à moi de garder dans ma maison une créature qui trois fois a attenté à la vie de mon mari, et qui pourrait peut-être, par la même monomanie sauvage, y attenter encore?

—Marraine, si vous l'exigez... jamais plus je n'attenterai aux jours du prince....

—Si je l'exige.... Mon Dieu! pouvez-vous en douter?

—Eh bien!... je vous le jure sur vous (c'est pour moi le seul serment que je puisse faire), je vous jure sur vous de respecter les jours de M. de Hansfeld comme je respecterai les vôtres...—dit la bohémienne avec un air singulier et en regardant Paula comme si elle eût voulu pénétrer au plus profond de son cœur.—Mais si jamais vous vouliez épouser M. de Morville sans avoir à vous reprocher la mort du prince, mort à laquelle je serais aussi étrangère que vous..., dites un mot, ou plutôt... non, pas même une parole...—et Iris, jetant les yeux autour d'elle comme pour chercher quelque chose, et avisant sur la cheminée une épingle d'or surmontée d'une boule d'émail constellée de perles, elle la prit et ajouta:—Vous n'auriez qu'à me remettre cette épingle, et, sans qu'aux yeux de Dieu et des hommes ni vous, ni moi, fussions pour rien dans la mort du prince... vous pourriez épouser M. de Morville.... Ce que je vous dis ne doit pas vous étonner.... Vous n'avez pas d'autre désir que ce mariage, je n'ai pas d'autre désir que de vous voir heureuse.

Avant que la princesse pût lui répondre, Iris disparut.


CHAPITRE X.

AVEUX.

Le vieux graveur et sa fille s'étaient profondément émus du récit de M. de Hansfeld. Berthe avait plaint Arnold, obligé de lutter tour à tour contre son amour et contre d'horribles soupçons; elle trouvait entre elle et lui une étrange conformité de position: tous deux, enchaînés pour jamais à des êtres indignes de leur affection, devaient passer leur vie dans des regrets ou des espérances stériles.

Pourtant elle s'avouait que son malheur aurait été plus grand encore si elle n'eût pas rencontré dans le sauveur de son père un homme qui lui inspirait une sympathie aussi vive qu'honorable.

Elle ne prévoyait, elle n'ambitionnait d'autre bonheur que celui de voir souvent Arnold et de l'entendre causer avec Pierre Raimond d'une façon si intéressante et si enjouée; nous ne disons rien du ravissement de la jeune femme lorsque le vieux graveur, resté seul avec elle, s'extasiant sur le savoir et sur l'esprit d'Arnold, le plaçait au-dessus de tous les hommes qu'il avait connus.

Le lendemain du jour où madame de Hansfeld avait eu avec Iris la conversation que nous avons reproduite, M. de Brévannes, aigri par une préoccupation et une anxiété violentes, avait de nouveau brutalisé sa femme, dont la présence lui devenait de plus en plus insupportable; persuadé que, libre et garçon, il aurait eu plus de loisir, plus de facilités pour mettre à fin son aventure avec madame de Hansfeld, le matin même du jour dont nous parlons, il avait fait à sa femme une scène violente.

Berthe n'était plus au temps où elle s'éplorait sur ces injustices, elle s'accusait même de s'en consoler trop facilement en songeant que chez son père elle pouvait rencontrer Arnold.

Elle se rendit donc chez Pierre Raimond.

Qu'on juge de la joie du vieillard lorsqu'il vit entrer sa fille, qu'il n'attendait que le lendemain.

—Quel bonheur! chère enfant, je n'espérais pas te voir aujourd'hui.... Allons... je devine... quelque nouvelle brutalité. Ma foi! maintenant que les grossièretés de ce méchant homme, auxquelles tu deviens de plus en plus indifférente, me valent une longue visite de toi... je sens ma haine de beaucoup diminuer; si tu n'es pas heureuse, du moins tu n'es plus malheureuse... c'est un progrès, et je ne désespère pas... de.... Mais à quoi bon te parler de ces rêveries d'un vieux fou?

—Oh! dites... mon père, dites.

—Eh bien! en prenant ainsi l'habitude de te laisser passer la moitié de ta vie chez moi, j'espère qu'un jour il ne te refusera pas la permission de venir habiter tout-à-fait ici....

—Ah! je n'ose le croire... il sait trop la joie que cela me causerait....

—Peut-être.... Mon Dieu! si cela était, juge donc aussi de ma joie, à moi.... Hélas! cette séparation, ne saurait être consentie que par lui; les lois sont ainsi faites, qu'il y a mille tortures qu'une pauvre femme est obligée de souffrir et dont on peut l'accabler impunément.... S'il faut tout dire, je crois que cet homme a quelque mauvaise passion au cœur; son redoublement de brutalité, son besoin de t'éloigner de lui, tout me le dit. S'il en est ainsi, une séparation ne lui coûtera pas.... Que nous faut-il de plus? Depuis le peu de temps que tu t'es remise à donner des leçons, tu refuses des écolières.... Ce gain modeste nous suffira pour nous faire vivre.... Tu reprendras ta chambre de jeune fille; nous verrons notre ami Arnold presque chaque jour. Que nous faudra-t-il de plus?

—Oh! rien, mon père, mais ce rêve est trop beau....

—Encore une fois... qui sait!... quoique je connaisse ton attachement pour moi, chère enfant... la compagnie d'un vieillard est si triste que j'aurais eu presque un remords à accepter ton dévouement.... Mais don Raphaël Arnold,—ajouta Pierre Raimond en souriant,—égaiera quelquefois notre solitude, et à ce propos, mon enfant..., vois donc ce que les cœurs honnêtes gagnent... à être honnêtes.... Sans la profonde estime qui nous unit tous trois, et qui rend notre intimité si douce, que de bonheur perdu! Si j'avais cru Arnold capable de t'aimer criminellement et de souiller indignement les relations sacrées du bienfaiteur et de l'obligé..., il eût été privé de notre amitié, qui lui est aussi nécessaire que la sienne nous l'est, à nous.

En ce moment, on frappa à la porte du graveur.

—Entrez, dit-il.

La porta s'ouvrit.... Arnold parut.

—Quel heureux hasard!—s'écria Pierre Raimond,—vous venez à propos, mon cher Arnold.... Mais qu'avez-vous? vous semblez soucieux, préoccupé, triste.

—En effet, monsieur Arnold, vous ne répondez pas, vous avez l'air accablé, auriez-vous quelque chagrin? Quelque mauvaise nouvelle de votre femme, peut-être....

Arnold tressaillit, sourit tristement et répondit:

—Vous dites vrai... il s'agit de ma femme.

—Comment! cette misérable ose encore relever la tête après votre... je dirai le mot... après votre faiblesse?...—s'écria Pierre Raimond.—Oh! cette fois soyez sans pitié, pas de ménagements pour des crimes semblables. Prenez garde d'aller trop loin par excès de générosité... il y a un abîme entre la générosité et une indifférence coupable pour les méchants....

M. de Hansfeld était si abattu qu'il ne chercha pas à interrompre Pierre Raimond; lorsque celui-ci eut parlé, il lui dit tristement:

—Ma femme n'est pas coupable... et moi je vous ai trompé... je me suis introduit chez vous sous un faux nom... je dois vous faire cet aveu.

—Que voulez-vous dire, monsieur?—s'écria le vieillard en se levant brusquement.

Berthe, pâle, effrayée, regardait M. de Hansfeld avec une douloureuse anxiété; Pierre Raimond était sombre et sévère.

—Expliquez-vous, monsieur... je ne puis qualifier votre conduite avant de vous avoir entendu.

—Je vous dirai tout; seulement daignez réfléchir que rien ne m'obligeait à l'aveu que je vous fais.... Si j'agis ainsi, c'est pour rester digne de votre amitié.

—Digne de mon amitié après un tel mensonge! N'y comptez plus, monsieur.

—Peut-être serez-vous indulgent, veuillez donc m'écouter.... Lorsque le hasard me mit à même de vous secourir, et qu'à mon tour secouru par vous je fus transporté dans cette maison, mon premier mouvement fut de vous déclarer mon véritable nom... mais à ce moment votre fille entra....

—Eh bien!... monsieur... que fait cela?

—Je la connaissais.

—Vous la connaissiez?—dit le vieillard avec étonnement.

—Moi!...—s'écria Berthe.

—De vue seulement—reprit Arnold.—Oui, quelques jours auparavant, j'avais rencontré votre fille aux Français; on l'avait nommée devant moi, et plus tard j'entendis rendre un juste hommage à la noble et austère fierté de son père.

—A cette heure, monsieur... ces louanges sont de trop...—s'écria Pierre Raimond avec impatience.

—Je ne vous loue pas, monsieur... je vous explique la raison qui m'a fait vous cacher mon titre... puisque le hasard veut que j'aie un titre....

—Vous avez, monsieur, très habilement trompé la confiance d'un vieillard et la candeur d'une jeune femme; je vous en félicite....

—J'ai eu tort; mais voici pourquoi j'ai agi de la sorte.... Connaissant votre antipathie pour certaines classes de la société... je craignais donc que ma position ne fût un obstacle aux relations que je désirais déjà si vivement nouer avec vous....

—Pour tâcher de séduire ma fille, sans doute! abuser de ce qu'il y a de plus saint... la reconnaissance d'un obligé... Ah! vous et les vôtres... vous serez toujours les mêmes—dit amèrement Pierre Raimond; puis il reprit avec indignation:—Et moi qui tout à l'heure encore parlais de la noble confiance qui rend certaines relations si douces entre les gens de bien....

—Ah! monsieur—dit Berthe au prince, avec un accent de tristesse profonde—vous ne savez pas tout le mal que nous cause votre conduite peu loyale.... Mon père avait en vous une foi si aveugle....

—Je mérite ces reproches... et c'est volontairement que je suis venu m'y exposer.

—Mais qui êtes-vous donc, monsieur?—s'écria le graveur.

—Le prince de Hansfeld!...—dit tristement Arnold en baissant la tête.

—Vous habitez l'hôtel Lambert... ici près?

—Le prince de Hansfeld! répéta Berthe avec une surprise mêlée d'intérêt et d'effroi.

—En vous racontant sous un nom supposé les suites funestes de mon mariage, je vous disais vrai; mon nom seul avait été changé. Alors, convaincu de la culpabilité de ma femme, surtout après la dernière tentative que je vous ai racontée, j'étais décidé à l'obliger de quitter la France.... Aujourd'hui même, j'aurais fait répandre le bruit que je partais avec elle, abandonnant l'hôtel Lambert; conservant précieusement l'incognito à l'abri duquel je m'étais créé des relations si chères, je voulais vivre obscurément... ou plutôt heureusement dans une retraite voisine de la vôtre.... Quelques promenades, ma solitude et notre intimité chaque jour plus resserrée, voilà quelle était mon ambition.... Il me faut renoncer à ces rêves.... Hier, en vous quittant, je suis entré chez madame de Hansfeld; irrité de voir que ses préparatifs de départ n'étaient pas encore faits, exaspéré par son audace, j'articulai enfin le terrible reproche que je n'avais jamais eu le courage de lui faire.

—Et elle n'était pas coupable?—s'écria Berthe.—Ah! je le savais bien... de tels crimes étaient impossibles.

—Ma femme était innocente—répéta M. de Hansfeld;—elle s'est justifiée avec franchise et dignité... Les raisons qu'elle m'a données m'ont paru convaincantes; et un vieux serviteur, en qui j'ai toute confiance..., m'a confirmé... qu'il avait été matériellement impossible à madame de Hansfeld de faire aucune de ces trois tentatives sur ma vie.... Je ne puis dire les impressions contraires dont je fus agité après cette découverte.... Tantôt je m'applaudissais d'avoir, malgré les preuves en apparence les plus positives, écouté la voix secrète qui me disait: Elle est innocente; tantôt je me reprochais vivement les accusations, les réticences bizarres qui avaient dû torturer cette malheureuse femme, et changer en haine la faible affection qu'elle me portait; je songeais avec douleur aux chagrins que mes soupçons odieux lui avaient causés; je le sentais, j'avais beaucoup à expier, beaucoup à me faire pardonner. Cette découverte n'a pas ranimé mon amour pour ma femme..., il s'est à jamais éteint au milieu de ces doutes incessants; mais par cela même que je ne l'aime plus, je dois redoubler envers elle d'égards et de soins.... Maintenant.. voici pourquoi je viens vous apprendre une chose que vous eussiez peut-être toujours ignorée.... Je regarderais comme indigne de moi de surprendre, grâce à des faits dont à cette heure je connais la fausseté, un intérêt qui eût encore resserré les liens d'affection qui nous unissaient.... Bien souvent même j'avais été sur le point de vous révéler mon véritable nom... mais la crainte d'exciter votre indignation par cet aveu tardif m'a toujours retenu.... Maintenant vous savez tout... encore une fois, je ne veux pas nier mes torts; seulement songez à ce que je souffrais, aux consolations ineffables que je trouvais ici, et peut-être me pardonnerez-vous d'avoir reculé devant la crainte de perdre un pareil bonheur.

Pierre Raimond était resté pensif pendant que M. de Hansfeld parlait; peu à peu sa dure physionomie perdit son expression d'amertume et de colère; un peu avant qu'Arnold eût cessé de parler, Pierre Raimond fit même un signe de tête approbatif en regardant Berthe, comme pour applaudir aux paroles de M. de Hansfeld. Berthe, les yeux baissés, était dans une tristesse profonde; elle connaissait trop son père pour espérer qu'après l'aveu du prince il consentirait encore à le recevoir; il lui fallait donc renoncer à la seule consolation qui l'aidât à supporter ses chagrins; cette idée était affreuse.

Après quelques moments de silence, Pierre Raimond tendit la main à M. de Hansfeld et lui dit:

—Bien... très bien.... Vous triomphez de mes préventions... car vous allez noblement au-devant d'un sacrifice... qui devra vous coûter autant qu'à nous... et il nous coûtera beaucoup....

—Je ne dois donc plus vous revoir?—dit tristement Arnold....

—Cela est impossible.... J'ai pu accueillir chez moi mon sauveur et lier avec lui une amitié que notre égalité de position autorisait.... Confiant dans la loyauté de l'homme qui m'avait sauvé la vie, j'ai pu voir sans scrupules son affection honnête et pure pour ma fille... mais de tels rapports ne peuvent plus durer maintenant.... Un pauvre artisan comme moi ne fréquente pas de princes. Enfin, je puis pardonner la ruse dont vous vous êtes servi pour entrer chez moi; mais ce serait l'approuver que de souffrir désormais vos visites.

—Mon Dieu! croyez....

—Je crois que cette séparation vous sera pénible... bien pénible... pas plus qu'à nous, pourtant....

—Oh! non...—murmura Berthe, qui ne put retenir ses larmes.

—Et encore—reprit Pierre Raimond—vous avez, vous, les plaisirs de votre rang....

—Les plaisirs... le croyez-vous?

—Les devoirs... si vous voulez. Vous avez à faire oublier à votre femme les chagrins que vous lui avez causés, et, pour une âme généreuse, c'est une occupation noble et grande. Mais nous... que nous reste-t-il pour remplacer une intimité bien chère à notre cœur? Tant que j'aurai cette pauvre femme auprès de moi, je vous regretterai moins; mais lorsque je serai seul! Ma fille elle-même devenait presque insouciante des chagrins qui l'accablaient chez elle, en songeant à la joie douce et calme qui l'attendait ici.... Maintenant, encore une fois, que lui reste-t-il? les regrets d'un passé qu'il aurait mieux pour elle valu ne pas connaître.

—Mon père, j'aurai du courage—reprit Berthe.—Ne me restez-vous pas?

—Oui... et nous parlerons souvent de lui... je te le promets—ajouta le vieillard en tendant la main à Arnold, qui la serra tendrement dans les siennes.

—Allons, du courage, monsieur Arnold—dit Berthe en tâchant de sourire à travers ses larmes.—Mon père vous l'a dit: nous ne vous oublierons jamais; nous parlerons bien souvent de vous. Adieu... et pour toujours, adieu....

M. de Hansfeld pouvait à peine contenir son émotion; il répondit d'une voix altérée:—Adieu, et pour toujours adieu.... Croyez... et....

Mais il ne put achever; les sanglots étouffèrent sa voix, et il cacha sa figure dans ses mains.

—Vous le voyez—dit-il après un moment de silence à Pierre Raimond qui le contemplait tristement—faible... toujours faible.... Que vous devez me mépriser, homme rude et stoïque....

Sans lui répondre, Pierre Raimond s'écria tout-à-coup:

—Mon Dieu! maintenant j'y songe... votre femme est innocente... soit... mais ce crime si obstinément répété... qui l'a commis? A Trieste, ici, des étrangers pouvaient en être accusés... mais en voyage, dans cette auberge, il faut que ce soit quelqu'un de votre maison, à moins d'une coïncidence extraordinaire.

—Je me suis fait aussi cette question, et elle est demeurée pour moi inextricable.... En voyage, nous n'étions accompagnés que de trois personnes: un vieux serviteur qui m'a élevé, une jeune fille recueillie par madame de Hansfeld, mon chasseur qui nous servait de courrier et que j'ai depuis très longtemps à mon service. Soupçonner mon vieux Frantz ou une jeune fille de dix-sept ans d'un crime si noir, si inutile, serait absurde; il ne resterait donc que le chasseur.... Mais quoique bon et dévoué, si vous connaissiez la bêtise de ce malheureux garçon, vous comprendriez que, plutôt que de le croire coupable, j'accuserais mon vieux Frantz ou la demoiselle de compagnie de ma femme.

—Mais cependant... ces tentatives....

—Tenez, mon ami, mes injustes soupçons m'ont déjà causé trop de malheurs pour que j'ose encore en avoir....

—Mais ces tentatives sont réelles.... Si on les renouvelle?

—Tant mieux.... Hier je les aurais redoutées... aujourd'hui j'irais au devant....

—Ah! monsieur Arnold... et les amis qui vous restent.... Comment! vous ne ferez aucune perquisition pour découvrir le coupable?

—Aucune.... A quoi bon?... Ne viens-je pas de vous dire: Adieu... et pour toujours?

Et M. de Hansfeld sortit désespéré.


CHAPITRE XI.

LE RENDEZ-VOUS.

Ce matin-là même M. de Brévannes devait rencontrer madame de Hansfeld au Jardin-des-Plantes.

Il s'y rendit vers onze heures.

La lecture du livre noir, ce mystérieux confident des plus intimes pensées de Paula, avait donné au mari de Berthe presque des espérances; les secrets qu'il croyait avoir surpris se résumaient ainsi:

«Madame de Hansfeld se reprochait de ne pas haïr assez M. de Brévannes, meurtrier de Raphaël.

«Le prince la rendait si malheureuse, qu'elle désirait sa mort.»

Iris avait surtout recommandé à M. de Brévannes de ne faire en rien soupçonner à la princesse qu'il connaissait, pour ainsi dire, ses plus secrètes pensées.

Ce conseil servait trop les intérêts de M. de Brévannes pour qu'il ne le suivît pas scrupuleusement.

—Madame de Hansfeld venait à cette entrevue avec moins de sécurité que M. de Brévannes; elle le savait capable de la calomnier indignement; la portée de ses calomnies pouvait être terrible et arriver jusqu'à M. de Morville.

Paula devait donc beaucoup ménager cet homme qui lui inspirait une aversion profonde, et lui témoigner une menteuse bienveillance, afin de paralyser pendant quelque temps ses médisances.

Mais madame de Hansfeld ne s'abusait pas.... Du moment où M. de Brévannes se verrait joué, il se vengerait par la calomnie, et sa vengeance pouvait avoir une funeste influence sur l'amour de M. de Morville.

Le plus léger soupçon devait être mortel à cet amour idéal, désintéressé, romanesque, et surtout basé sur une estime et sur une confiance réciproques.

Madame de Hansfeld se rendit au Jardin-des-Plantes avec Iris, malgré l'horreur que lui inspiraient les crimes de cette jeune fille. Elle n'avait pu se passer d'elle dans cette circonstance.

Onze heures sonnaient lorsque Paula et la bohémienne arrivèrent au pied du labyrinthe; le froid était vif, le jour pur et beau; dans cette saison les promeneurs sont rares, surtout en cet endroit; les deux femmes atteignirent le fameux cèdre sans rencontrer personne.

M. de Brévannes était depuis une demi-heure assis au pied de cet arbre immense; il se leva à la vue de madame de Hansfeld.

Celle-ci cacha difficilement son émotion; après plusieurs années elle revoyait un homme qu'elle avait tant de raisons de détester. Son cœur battit avec violence, elle dit tout bas à Iris de ne pas la quitter.

M. de Brévannes, vain et orgueilleux, interpréta cette émotion à son avantage; il contemplait avec ravissement l'admirable figure de Paula, que le froid nuançait des plus vives couleurs. Sa taille charmante se dessinait à ravir sous une robe de velours grenat fourrée d'hermine.

Le mari de Berthe se laissait entraîner aux plus folles espérances en songeant qu'à force d'opiniâtreté il avait obtenu un rendez-vous de cette femme, qui réunissait tant de grâces à tant de dignité, tant de charmes à une si haute position sociale; ce qui, pour M. de Brévannes, n'était pas la moindre des séductions de la princesse.

Plein d'espoir et d'amour, il s'approcha de Paula et lui dit respectueusement:

—Avec quelle impatience, madame, j'attendais ce moment.... Combien je vous sais gré... de votre excessive bonté pour moi!

—Vous savez mieux que personne, monsieur, par qui cette démarche m'est imposée—dit amèrement la princesse en faisant allusion aux menaces de M. de Brévannes.

—Je vous comprends, madame—dit M. de Brévannes;—mais si vous saviez dans quel égarement peut vous jeter une passion violente à laquelle on est en proie depuis des années? Ah! que de fois je me suis souvenu avec délices de ce temps où je vous voyais chaque jour... où, à l'abri de l'amour que je feignais pour votre tante....

—Assez, monsieur... assez... vous ne m'avez pas sans doute demandé cet entretien pour me parler d'un passé... que pour tant de raisons vous devez tâcher d'oublier.

—L'oublier... le puis-je? Ce souvenir a effacé tous les souvenirs de ma vie.

—Veuillez me répondre, monsieur. En insistant avec tant d'opiniâtreté pour obtenir ce rendez-vous, quel était votre but?

—Vous parler de mon amour plus passionné que jamais, vous intéresser... presque malgré vous, aux tourments que je souffre....

—Écoutez, monsieur de Brévannes—dit froidement Paula en l'interrompant—il y a deux ans, vous m'avez une fois parlé de votre amour... je ne vous ai pas cru.... Le silence que vous avez ensuite gardé sur cette prétendue passion m'a prouvé que voire aveu était sans conséquence.... Lorsqu'on m'a dit votre obstination à me rencontrer ici, j'ai attribué ce désir à un tout autre motif que celui de me parler d'un amour qui m'offense et qui me rappelle d'atroces calomnies....

—Eh bien! je ne vous parlerai plus de cet amour... je me contenterai de vous aimer sans vous le dire.... Attendant tout du temps, de la sincérité du sentiment que je vous porte, permettez-moi seulement de vous voir quelquefois.... J'aurais pu demander à l'un de nos amis communs de vous être présenté; j'ai préféré d'attendre votre agrément avant de tenter cette démarche.

—Je ne reçois que quelques personnes de mon intimité, monsieur—reprit sèchement Paula.—M. de Hansfeld vit très seul... il m'est impossible... surtout après votre étrange aveu, de changer en rien mes habitudes.

M. de Brévannes ne put réprimer un mouvement de dépit et de colère qui rappela à madame de Hansfeld qu'elle devait ménager cet homme; elle ajouta d'un ton plus familier:

—Songez, de grâce, à tout ce qui s'est passé à Florence... et avouez qu'il m'est impossible de vous recevoir... lors même que je le désirerais.

Ces derniers mots, seulement dits par madame de Hansfeld pour adoucir l'effet de son refus, parurent à M. de Brévannes fort encourageants. Il se souvint à propos des confidences du livre noir, et prit la froideur contrainte de la princesse pour de la réserve et de la dissimulation à l'endroit d'un amour qu'elle ne voulait pas s'avouer encore; il crut devoir ménager ces scrupules, certain qu'après quelques refus de pure convenance, Paula lui accorderait les moyens de la voir.

M. de Brévannes reprit:

—Je n'ose vous supplier encore, madame, de permettre que je vous sois présenté. Pourtant... quel inconvénient y aurait-il? croyez-moi, loin d'abuser de cette faveur... j'en userais avec la plus extrême réserve....

—Je vous assure, monsieur, que cela est impraticable.... Sous quel prétexte d'ailleurs?... que dirais-je à M. de Hansfeld?

—Que j'ai eu l'honneur de vous connaître en Italie.... Et puis, un homme marié—ajouta-t-il en souriant—n'inspire jamais de défiance. Je pourrais même, et seulement pour la forme, avoir l'honneur de vous amener madame de Brévannes... quoiqu'elle ne soit pas digne de vous occuper un moment.

Cette proposition de M. de Brévannes frappa vivement Paula.

Sachant le prince très épris de Berthe, elle ne put dissimuler un sourire d'ironie en entendant M. de Brévannes parler de présenter sa femme à l'hôtel Lambert.

Un vague pressentiment dont madame de Hansfeld ne put se rendre compte, lui dit que cette circonstance pourrait peut-être servir un jour sa haine contre M. de Brévannes. Elle reprit avec un embarras affecté:

—Si cela était possible... j'aurais le plus grand plaisir à connaître madame de Brévannes... car j'ai beaucoup de raisons pour croire que vous la jugez trop sévèrement. Aussi, dans le cas où il me serait permis de vous recevoir, ce serait uniquement, entendez-vous bien, uniquement à cause de madame de Brévannes; je vous en préviens, monsieur.

—Il en est toujours ainsi, les femmes n'ont pas de meilleure amie que celle à qui elles enlèvent un mari; elle s'est trahie—se dit M. de Brévannes—et il reprit tout haut:

—Vous sentez, madame, combien je serais heureux de tout ce qui pourrait rendre mes relations avec vous plus suivies; permettez-moi donc alors, pour l'amour de madame de Brévannes—dit-il avec un nouveau sourire—de vous la présenter en vous demandant la permission de l'accompagner quelquefois.

—Très rarement, monsieur, surtout dans les premiers temps de ma liaison avec madame de Brévannes—ajouta madame de Hansfeld après un moment d'hésitation.

—Je ne veux pas chercher les raisons qui vous obligent à agir ainsi, madame... mais je m'y soumets.

Et il pensa:

—C'est un chef-d'œuvre d'habileté sans doute; le prince est jaloux; elle veut d'abord éloigner les soupçons de son mari, et capter la confiance de ma femme.

—A ces conditions—reprit madame de Hansfeld en baissant les yeux—je vous permettrais de me présenter madame de Brévannes... mais il serait formellement entendu que désormais vous ne me diriez jamais un mot... d'un amour aussi vain qu'insensé.

—Je demanderais une modification à cette clause, madame.... Je m'engagerais à faire tout au monde pour vous oublier... seulement, afin de m'encourager et de me fortifier dans ma bonne résolution, vous me permettriez quelquefois de venir vous instruire des résultats de mes efforts... et comme selon vos désirs je ne vous verrais que très rarement chez vous... vous daigneriez peut-être quelquefois m'accorder les moyens de vous rencontrer ailleurs?

—Monsieur....

—Seulement pour m'entendre vous dire que je tâche de vous oublier.... Le sacrifice que je fais n'est-il pas assez grand pour que vous m'accordiez au moins cette compensation?

—C'est une étrange manière d'oublier les gens que celle-là... Mais si vous la croyez d'un effet certain, monsieur... un jour peut-être je consentirai à revenir ici.

—Ah! madame, que de bontés!

—Mais prenez garde, si je ne suis pas satisfaite des progrès de votre indifférence, vous n'obtiendrez pas une seule entrevue de moi.

—Je crois pouvoir vous promettre, madame, que vous n'aurez pas à regretter la grâce que vous m'accordez....

Après un moment de silence, Paula reprit:

—Vous devez trouver surprenant, monsieur, qu'après ce qui s'est autrefois passé entre nous....

—Madame....

—Je n'en veux pas dire davantage.... Un jour vous saurez le motif de ma conduite et de ma générosité... Mais il se fait tard, je dois rentrer.... Dites-moi quelle est la personne qui me présentera madame de Brévannes?

—Madame de Saint-Pierre, cousine de M. de Luceval. Elle avait bien voulu m'offrir ses bons offices.

—Je la rencontre, en effet, assez souvent dans le monde. Rappelez-lui donc cette promesse, monsieur... et j'accueillerai sa demande....

—Vous vous retirez déjà?... Mon Dieu! j'aurais tant de choses à vous dire.... Encore un mot, encore... de grâce!...

—Impossible.... Iris, venez....

La jeune fille revint auprès de sa maîtresse, et descendit les rampes du labyrinthe après avoir échangé un regard d'intelligence avec M. de Brévannes.

Le mari de Berthe devait être d'autant plus dupe du stratagème d'Iris au sujet du livre noir, que, par suite des révélations de la bohémienne au sujet de l'infidélité de Raphaël, Paula n'avait pas témoigné l'horreur qu'elle aurait dû ressentir à la vue du meurtrier de son fiancé.

Cette circonstance donnait une nouvelle autorité au recueil des pensées intimes de madame de Hansfeld.

M. de Brévannes, aussi glorieux que ravi de l'empressement de madame de Hansfeld à se rapprocher de Berthe, se crut le seul et véritable motif de cette liaison, qui devait sans doute, plus tard, assurer et faciliter ses relations journalières avec Paula.

En attendant avec une vive et confiante impatience le moment de connaître par le livre noir l'impression vraie que cette entrevue avait causée à madame de Hansfeld, M. de Brévannes rentra donc chez lui le cœur léger et content.

Peu de temps auparavant, Berthe était revenue de chez son père triste et accablée; elle venait de voir M. de Hansfeld, sans doute pour la dernière fois; il lui fallait à tout jamais renoncer aux doux et beaux rêves dont elle s'était bercée.

Apprenant que sa femme était chez elle, M. de Brévannes s'y rendit à l'instant même.


CHAPITRE XII.

PROPOSITIONS.

M. de Brévannes ne réfléchit pas un moment à tout ce qu'il y avait d'humiliant et d'odieux dans le rôle qu'il préparait à sa femme; nulle considération, nul scrupule ne pouvait empêcher cet homme d'aller droit à son but.

Dans cette circonstance, en songeant à se servir de Berthe comme d'un moyen, il se dit avec une sorte de forfanterie cynique:—Voici la première fois que mon mariage m'aura été bon à quelque chose.

Il crut néanmoins nécessaire de prendre envers sa femme un ton moins dur que d'habitude pour la décider à se laisser présenter à la princesse de Hansfeld. Berthe allait peu dans le monde; elle était fort timide; or, s'attendant à quelques difficultés de sa part, il préférait les vaincre par la douceur, ses menaces pouvant rester vaincues devant un refus obstiné de sa femme.

Celle-ci s'attendait si peu à la visite de son mari, qu'elle donnait un libre cours à ses larmes en pensant à M. de Hansfeld qu'elle ne devait plus revoir.

Pour la première fois elle sentait à quel point elle l'aimait. Elle avait le courage de ne pas maudire cette séparation cruelle, en songeant au trouble qu'une passion coupable aurait apporté dans sa vie. Ne voyant plus Arnold, du moins elle serait à l'abri de tout danger.

Une consolation pareille coûte toujours bien des larmes; aussi la jeune femme eut-elle à peine le temps d'essuyer ses yeux avant que son mari fût près d'elle.

Berthe avait assez de sujets de chagrin pour que M. de Brévannes ne s'étonnât pas de la voir pleurer; il fut néanmoins contrarié de ces larmes, car il ne pouvait, sans transition, parler à sa femme des plaisirs du monde et de sa présentation à madame de Hansfeld. Réprimant donc un léger mouvement d'impatience, il dit doucement à Berthe, en n'ayant pas l'air de s'apercevoir de sa tristesse (cela rendait la transition d'autant plus rapide):

—Pardon... ma chère amie.... Je vous dérange..

—Non... non, Charles... vous ne me dérangez pas—dit Berthe en essuyant de nouveau ses larmes, qu'elle se reprochait presque comme une faute.

—Ce matin, vous avez vu votre père?

—Oui... vous m'avez permis d'y aller... quand je....

—Oh!...—dit M. de Brévannes en interrompant Berthe—ce n'est pas un reproche que je vous fais. Je n'aime pas le caractère de votre père, il me serait impossible de vivre avec lui; mais je rends justice à sa loyauté, à l'austérité de ses principes, et je suis parfaitement tranquille quand je vous sais chez lui.

Berthe n'avait rien à se reprocher; pourtant son cœur se serra comme si elle eût abusé de la confiance de son mari, qui, pour la première fois depuis bien longtemps, lui parlait avec bonté; elle baissa la tête sans répondre.

M. de Brévannes continua:

—Et puis, enfin, ces visites à votre père sont vos seules distractions... depuis notre arrivée à Paris.... A l'exception de cette première représentation des Français, vous n'êtes allée nulle part...; aussi je songea vous tirer de votre solitude....

—Vous êtes trop bon, Charles; vous le savez, j'aime peu le monde... je suis accoutumée depuis longtemps à la vie que je mène. Ne vous occupez donc pas de ce que vous appelez mes plaisirs....

—Allons, allons, vous êtes une enfant, laissez-moi penser et décider pour vous à ce sujet-là... Vous ne vous en repentirez pas....

—Mais, Charles....

—Oh! je serai très opiniâtre... comme toujours, et plus que jamais; car il s'agit de vous être agréable... malgré vous. Oui... une fois votre première timidité passée, le monde, qui vous inspire tant d'effroi, aura pour vous mille attraits....

Berthe regardait son mari, toute surprise de ce changement extraordinaire dans son accent, dans ses manières. Il lui parlait avec une douceur inaccoutumée au moment même où elle se reprochait de porter une trop vive affection à M. de Hansfeld. L'angoisse, nous dirons presque le remords de la jeune femme, augmentait en raison de l'apparente bienveillance de son mari; elle répondit en rougissant:

—En vérité, Charles, je suis bien reconnaissante de ce que vous voulez faire pour moi.. je m'en étonne même.

—Pauvre chère amie, sans y songer, vous m'adressez là un grand reproche.

—Oh! pardon, je ne voulais pas....

—Mais ce reproche, je l'accepte, car je le mérite.... Oui, depuis notre retour je vous ai assez négligée pour que la moindre prévenance de ma part vous étonne.... Mais, patience, j'ai ma revanche à prendre.... Ce n'est pas tout; on me croit un Othello; on croit que c'est par jalousie que je cache mon trésor à tous les yeux; je veux répondre à ces malveillants en conduisant mon trésor beaucoup dans le monde cet hiver, et prouver ainsi que vous m'inspirez autant d'orgueil que de confiance.

—Je ne puis répondre à des offres si gracieuses qu'en les acceptant, quoiqu'à regret et seulement pour vous obéir... car je préférerais beaucoup la solitude; et, si vous me le permettiez, Charles, je vivrais comme par le passé...

—Non, non, je vous l'ai dit; je serai aussi opiniâtre que vous....

—Eh bien! soit, je ferai ce que vous désirez; seulement soyez assez bon pour me promettre de ne pas me forcer de m'amuser trop—dit Berthe en souriant tristement.—J'irai dans le monde puisque vous le désirez vivement... mais pas trop souvent, n'est-ce pas?

—Soyez tranquille; lorsque vous y serez allée quelquefois, ce sera moi qui, j'en suis sûr, serai obligé de modérer vos désirs d'y retourner.

—Oh! ne craignez pas cela, Charles.

—Vous verrez, vous verrez.

—Je me trouve si gênée chez les personnes que je ne connais pas; il me semble voir partout des regards malveillants.

—Vous êtes beaucoup trop jolie pour ne pas exciter l'envie et la malveillance des femmes; mais l'admiration des hommes vous vengera. Sans compter que parmi les personnes auxquelles je veux vous présenter, il en est de si hautement placées, de si exclusives même, que votre admission chez elles fera bien des jaloux.

—Que voulez-vous dire, Charles?

—Vous allez le savoir, ma chère amie, et je me fais une joie de vous l'apprendre. Je suis ravi de vous voir entrer si bien dans mes vues; je m'attendais, je vous l'avoue, à avoir plus de résistance à vaincre....

—Si j'ai cédé si vite... c'est par crainte de vous déplaire. Dites un mot, et vous verrez avec quelle facilité je renoncerai à des plaisirs sans doute bien enviés.

—Certes, je ne dirai pas ce mot, ma chère amie; loin de là, j'en dirai un qui, au contraire, vous empêcherait de renoncer à ces vaines joies du monde dont vous semblez faire si bon marché.

—Comment! ce mot....

—Vous souvenez-vous, de cette première représentation aux Français?

—Oui, sans doute.

—Je veux dire, vous souvenez-vous des choses qui ont le plus attiré l'attention du public, non pas sur la scène, mais dans la salle?

—L'étrange coiffure de madame Girard, d'abord.

—Le sobieska, sans doute? Mais ensuite....

Berthe était si loin de s'attendre à ce qu'allait lui dire son mari, qu'elle chercha un moment dans sa pensée et répondit:

—Je ne sais.... Madame la marquise de Luceval?

—Vous approchez à la fois et de la vérité et de la loge de la personne dont je veux parler.

—Comment cela?

—Dans la loge voisine de celle de madame de Luceval, n'y avait-il pas une belle princesse étrangère dont tout le monde parlait avec admiration?

—Une princesse étrangère!—répéta machinalement Berthe, dont le cœur se serra par un pressentiment indéfinissable.

—Oui, madame la princesse de Hansfeld.

—La princesse! comment! c'est à elle....

—Que je vous présenterai après-demain, je l'espère.

—Oh! jamais... jamais!—s'écria involontairement Berthe.

Profiter de cette offre, qui lui donnait les moyens de revoir le prince, lui semblait une odieuse perfidie.

M. de Brévannes, quoique étonné de l'exclamation de sa femme, crut d'abord qu'elle refusait par timidité, et reprit:

—Allons, vous êtes une enfant. Bien que très grande dame, la princesse de Hansfeld est la personne la plus simple du monde; vous lui plairez beaucoup, j'en suis sûr.

—Mon ami, je vous en conjure, ne me conduisez pas chez la princesse; laissez-moi dans la retraite où j'ai vécu jusqu'ici.

—Ma chère amie, je vous en conjure à mon tour—dit M. de Brévannes en se contenant—n'ayez pas de caprices de mauvais goût. Tout à l'heure vous étiez décidée à ce que je désirais, et voici que maintenant vous revenez sur vos promesses! Soyez donc raisonnable.

—Mais c'est impossible.... Non, non, Charles... je vous en supplie en grâce... n'exigez pas cela de moi....

—Ah çà, sérieusement, vous êtes folle! Vous refusez avec obstination ce que tant d'autres demanderaient comme une faveur inespérée?

—Je le sais, je le sais.... Aussi croyez que si je refuse, c'est que j'ai des raisons pour cela.

—Des raisons? des raisons?... Et lesquelles, s'il vous plaît?

—Mon Dieu! aucune de particulière; mais je désire ne pas aller dans le monde.

M. de Brévannes, stupéfait de cette résistance, en cherchait vainement la cause; il pressentait que le goût de la retraite ne dictait pas seul ce refus; un moment il crut sa femme jalouse de la princesse. Aussi reprit-il avec une certaine complaisance:

—Voyons, soyez franche, ne me cachez rien. N'y aurait-il pas un peu de jalousie sous jeu?

—De la jalousie?...

—Oui... ne seriez-vous pas assez folle pour vous imaginer que je m'occupe de la princesse?

—Non, non, je ne crois pas cela... je vous l'assure.

—Mais qu'est-ce donc alors?—s'écria M. de Brévannes avec une impatience longtemps contenue.

—Charles, soyez bon, soyez généreux....

—Je me lasse de l'être, madame; et puisque vous ne tenez aucun compte de mes prières, vous exécuterez mes ordres, et après-demain vous m'accompagnerez chez madame de Hansfeld, m'entendez-vous!

—Charles, un mot, de grâce.... C'est pour m'être agréable, n'est-ce pas, que vous voulez me conduire chez la princesse?

—Sans doute; eh bien?

—Eh bien! puisque c'était pour moi que vous aviez formé ce projet... je vous en supplie, renoncez-y....

—Vous m'obéirez.

—Mon Dieu! mon Dieu! mais allez-y seul! Peu vous importe que, moi, je....

—Cela m'importe tellement que vous irez, est-ce clair?

—Il me coûte de vous refuser; mais comme vous ne pourrez me contraindre à cela....

—Eh bien?

—Je n'irai pas.

—Vous n'irez pas?

—Non.

—Voilà un bien stupide entêtement.... Et vous croyez me faire la loi?

—J'agis comme je le dois.

—En refusant d'aller chez madame de Hansfeld?

—Oui, Charles.

—Je suis peu disposé à deviner des charades; aussi je terminerai notre entretien par deux mots: si vous persistez dans votre refus, de votre vie vous ne reverrez votre père... car dans huit jours vous partirez pour la Lorraine, d'où vous ne reviendrez pas.... J'ai le droit de vous assigner le lieu de votre résidence.... Vous le savez, ma volonté est inébranlable; ainsi réfléchissez.

Berthe baissa la tête sans répondre.

Son mari pouvait en effet l'envoyer en Lorraine, la séparer de son père, dont elle était alors l'unique ressource, puisque, par un juste sentiment de fierté, Pierre Raimond refusait la pension que lui avait faite M. de Brévannes.

Ce n'était pas tout; en obéissant à son mari, Berthe devait cacher au graveur à quelle condition elle continuait de le voir, car celui-ci eût cent mille fois préféré laisser sa fille partir pour la Lorraine que de l'engager à obéir aux ordres de son mari, puisque ces ordres la rapprochaient d'Arnold.

Un moment elle voulut avouer à M. de Brévannes le motif de la résistance qu'elle lui opposait; mais songeant à la jalousie féroce de son mari, à la colère qu'il ressentirait contre le graveur, dont il l'éloignerait peut-être encore, elle rejeta cette idée.

Il n'y avait, malheureusement pour Berthe, aucun moyen-terme entre ces différentes alternatives. Son premier mouvement avait été de résister opiniâtrement aux désirs de son mari, parce que les larmes qu'elle versait au souvenir d'Arnold l'éclairaient sur le danger de cet amour jusqu'alors si calme; mais elle devait se courber devant une fatale nécessité.

Elle répondit à son mari avec accablement:

—Vous l'exigez... monsieur... je vous obéirai....

—C'est, en vérité, bien heureux, madame....

—Seulement... rappelez-vous toujours... que j'ai de toutes mes forces résisté à vos ordres... que je vous ai conjuré, supplié de me laisser vivre dans la retraite... et que c'est vous... vous qui avez voulu m'en tirer, pour me jeter au milieu du tourbillon du monde...—dit Berthe en s'animant;—du monde... où je n'aurai ni appui ni conseil, où je serai exposée à tous les dangers qui assiègent une jeune femme absolument isolée....

—Isolée!... mais moi, madame....

—Écoutez-moi, monsieur: j'ai vingt-deux ans à peine... vous m'avez accablée de chagrins... je ne vous aime plus.... Je suis sans doute résolue de ne jamais oublier mes devoirs... mais quoique sûre de moi... je préférerais ne pas affronter certains périls.

Berthe, cette fois, croyait avoir frappé juste en éveillant vaguement la jalousie forcenée de M. de Brévannes: elle espérait ainsi le faire réfléchir aux inconvénients de jeter au milieu des séductions du monde une jeune femme sans amour et sans confiance pour son mari.

En effet, M. de Brévannes, stupéfait de ce nouveau langage, regardait Berthe avec une irritation mêlée de surprise.

—Qu'est-ce à dire, madame?—s'écria-t-il.—Voulez-vous me faire entendre que vous pourriez avoir l'indignité d'oublier ce que j'ai fait pour vous?... Oh! prenez garde, madame, prenez garde... ne jouez pas avec ces idées-là, elles sont terribles.... Songez bien que l'amour-propre est mille fois plus irritable et plus ardent à la vengeance que l'amour.... Si jamais vous aviez seulement la pensée de me tromper.... Mais, tenez—dit-il en blêmissant de rage à cette seule idée—ne soulevons pas une telle question... elle est sanglante....

—Et c'est parce qu'elle peut devenir un jour sanglante, monsieur, que je la soulève, moi, et qu'en honnête femme je vous supplie de me laisser dans ma retraite, de ne pas volontairement m'exposer à des périls que je n'aurais peut-être pas la force de surmonter. Je vous dois beaucoup, sans doute; mais, croyez-moi, ne m'obligez pas à compter aussi les larmes que j'ai versées; je pourrais me croire quitte....

—Quelle audace!...

—J'aime mieux être audacieuse avant d'avoir fait le mal qu'hypocrite après une faute. Encore une fois, pour votre repos et pour le mien, monsieur, laissez-moi vivre obscure et ignorée.... A ce prix je puis vous promettre de ne jamais faillir... sinon....

—Sinon?...

—Vous m'aurez jetée presque désarmée au milieu des périls du monde.... Je connais mes devoirs, j'essaierai de lutter... mais je vous le dis... il peut se rencontrer des circonstances où la force me manque.

Le bon sens, la franchise de ces paroles, faisaient bouillonner la jalousie de M. de Brévannes; il connaissait trop ses torts envers Berthe pour ne pas prévoir qu'elle lutterait seulement et absolument par devoir; et le devoir sans affection est souvent impuissant contre les entraînements de la passion.

L'enfer de cet homme commençait. Placé entre sa jalousie et son amour, il hésitait entre le désir de nouer des relations suivies avec madame de Hansfeld, grâce à la présentation de Berthe, et la crainte de voir sa femme entourée d'adorateurs.

La pensée d'être jaloux du prince, qu'il ne connaissait que par le récit de ses bizarreries, ne lui vint pas un moment à l'esprit; mais à défaut du prince il se créa les fantômes les plus effrayants, c'est-à-dire les plus charmants. Déjà il se voyait moqué, montré au doigt; lui qui avait fait un mariage d'amour, mariage ridicule s'il en est, pensait-il, lui qui avait sacrifié sa vanité, son ambition, sa cupidité, à une pauvre fille obscure, ne serait-il donc pas à l'abri du mauvais sort? Serait-il donc aux yeux du monde toujours dupe, avant et après son mariage? A ces pensées, M. de Brévannes tressaillait de fureur.

Tantôt il voyait dans la franchise de Berthe une garantie pour l'avenir, tantôt au contraire il y voyait une sorte de cynique défi, tant enfin il s'effrayait de ce langage d'une honnête femme qui, dédaignée de son mari qu'elle n'aime plus, ne s'abuse pas sur la fragilité humaine, et préfère fuir le danger que de l'affronter.

Pourtant ne pas présenter Berthe à la princesse, s'était renoncer à l'avenir qu'il entrevoyait si brillant.

Ce sacrifice lui fut impossible; comme ceux qui, renonçant à se faire aimer, espèrent se faire craindre, il essaya d'intimider Berthe, et lui dit brutalement:

—Lorsqu'on a l'effronterie de professer ouvertement de tels principes, madame, on n'a pas besoin d'aller dans le monde pour tromper son mari.

—Assez, monsieur... assez—dit fièrement Berthe;—puisque vous me comprenez ainsi, je n'ai rien à ajouter.... Je vous accompagnerai quand vous le voudrez chez madame la princesse de Hansfeld.

—Et prenez bien garde à ce que vous ferez... au moins.... Rappelez-vous bien ceci... je vous le répète à dessein... l'amour peut être indulgent, généreux... l'orgueil, jamais.... Ainsi je serais pour vous impitoyable... si vous aviez le malheur de vous mal conduire, je vous briserais, je vous écraserais sans pitié, entendez-vous?—ajouta-t-il, les lèvres contractées par la colère en saisissant rudement le bras de Berthe.

Celle-ci, très calme, se dégagea doucement et lui répondit:

—Avec toute autre que moi, monsieur, vous auriez peut-être tort de joindre l'attrait du danger... à l'attrait que peut offrir l'amour.... Croyez-moi, lorsque le devoir est impuissant, la terreur est vaine....

En disant ces mots, Berthe rentra chez elle et laissa M. de Brévannes dans une irritation et dans une anxiété profondes.


CHAPITRE XIII.

CORRESPONDANCE.

Madame de Hansfeld revint assez satisfaite de son entretien avec M. de Brévannes. En songeant à la proposition qu'il lui avait faite de lui présenter Berthe, Paula éprouvait des ressentiments étranges: d'abord, sachant l'amour d'Arnold pour madame de Brévannes, elle avait voulu jouer un perfide et méchant tour à M. de Brévannes, espérant jouir ensuite de la confusion de M. de Hansfeld lorsqu'il serait reconnu par Berthe (Paula ignorait qu'Arnold eût révélé son véritable nom à Pierre Raimond).

Lorsqu'elle avait fait part à Iris de la prochaine présentation de madame de Brévannes à l'hôtel Lambert, la bohémienne s'était écriée en tressaillant de joie:

—Maintenant... vous n'avez plus rien à désirer... vos vœux seront comblés quand il vous plaira de me faire un signe.

En vain Paula avait voulu forcer Iris à s'expliquer davantage; celle-ci s'était renfermée dans un silence absolu après avoir seulement ajouté:

—Réfléchissez bien, marraine... vous me comprendrez.

La princesse avait réfléchi.

En arrêtant d'abord sa pensée sur M. de Hansfeld, elle s'était demandé ce qu'il lui inspirait depuis qu'il l'avait soupçonnée des crimes les plus horribles.... Elle ressentait autant de haine que de mépris contre lui, haine contre l'homme capable de concevoir de tels soupçons, mépris pour l'homme assez faible pour ne pas accuser hardiment celle qu'il soupçonnait.

Paula était doublement injuste; elle oubliait qu'Arnold l'avait passionnément aimée, et qu'il n'avait tant souffert que par suite de cette lutte entre son amour et ses méfiances....

Chose étrange, elle n'avait jamais aimé son mari d'amour: elle était passionnément éprise de M. de Morville, et pourtant elle se trouvait blessée de l'amour du prince pour Berthe; rien de plus absurde, mais de plus commun que la jalousie d'orgueil.

Si la pensée de madame de Hansfeld se reportait sur M. de Morville, à l'instant ces trois mots sinistres flamboyaient à sa vue:

Si j'étais veuve!...

Et elle n'osait pas s'avouer qu'elle eût été satisfaite si l'une des tentatives d'Iris avait réussi.

Nous l'avons dit, rien de plus fatal que de familiariser sa pensée avec de simples suppositions qui, réalisées, seraient des crimes; si monstrueuses qu'elles paraissent d'abord, peu à peu l'esprit les admet d'autant plus facilement qu'elles flattent davantage et incessamment les intérêts qu'elles serviraient.

Cela est funeste... la vue continuelle d'une proie facile éveille les appétits sanguinaires les plus endormis.

Rentrée chez elle, Paula réfléchit longtemps aux paroles mystérieuses d'Iris, à propos de la présentation de Berthe à l'hôtel Lambert.

—«Maintenant vous n'avez plus rien à désirer... quand il vous plaira vos vœux seront comblés.»

Un secret instinct lui disait que du rapprochement du prince, de M. de Brévannes et de Berthe, il pouvait résulter de graves complications; mais que pouvait y gagner son amour à elle, pour M. de Morville?

A ce moment, madame de Hansfeld fut interrompue par Iris.

—Que voulez-vous?—lui dit-elle brusquement.

—Marraine, un commissionnaire vient de m'apporter une enveloppe à mon adresse; dans cette enveloppe était une lettre pour vous.

Paula prit la lettre et tressaillit.

Elle reconnut l'écriture de M. de Morville.

Ce billet contenait seulement ces mots:

«Les circonstances, madame, me forcent à un parti extrême.... J'adresse à tout hasard ce billet à votre demoiselle de compagnie.... Un affreux et dernier coup accable le malheureux auquel vous avez déjà daigné tendre la main... il n'a pas désespéré de votre pitié... aujourd'hui même avec ces paroles magiques: Faust et Manfred, vous pourrez sinon le rendre à la vie... du moins adoucir son agonie.»

Un moment madame de Hansfeld ne comprit pas la signification de cette lettre. Puis tout à coup s'adressant à Iris:

—Quel jour sommes-nous aujourd'hui?

—Jeudi, marraine.

—Jeudi... non, ce n'est pas cela...—se dit madame de Hansfeld—j'avais cru... mais...—reprit-elle avec anxiété—n'est-ce pas aujourd'hui la mi-carême?

—Oui, marraine... quelques masques ont passé dans la rue.

—Oh! je comprends... je comprends—s'écria madame de Hansfeld—et courant à son secrétaire elle écrivit ces mots à la hâte:

«Ce soir, à minuit et demi, à l'Opéra, au même endroit que la dernière fois, Faust et Manfred!... un ruban vert au camail du domino.»

Puis, cachetant et donnant cette lettre à Iris, elle lui dit:

—Voici la réponse, remettez-la....

Iris sortit.


Le soir, à minuit et demi, au bal de l'Opéra, Léon de Morville et madame de Hansfeld, tous deux masqués comme ils l'étaient lors de leur première entrevue, se rencontrèrent au fond du corridor des secondes loges à gauche du spectateur, et entrèrent dans le salon de l'avant-scène où avait eu lieu leur premier et leur dernier entretien.


CHAPITRE XIV.

LE MARIAGE.

Madame de Hansfeld fut épouvantée du changement des traits de M. de Morville et de l'expression de douleur désespérée qui les contractait.

—Qu'y a-t-il donc, mon Dieu?—s'écria-t-elle en jetant son masque à ses pieds.

—Un mot... d'abord—dit M. de Morville.—Je ne m'étais pas trompé; cette mystérieuse amie... qui m'écrivait sans se faire connaître....

—C'était moi... oui; oui, votre cœur avait deviné juste... mais au nom du ciel qu'y a-t-il; votre vie est-elle menacée?

—Tout est menacé, ma vie, ma raison, mon amour, mon honneur.

—Que dites-vous?...

—Je dis que je me tuerai... je dis que les passions les plus mauvaises germent en moi... je dis que je ne me reconnais plus... je dis qu'à mon amour pour vous je veux sacrifier tout ce qu'il y a de plus saint, de plus sacré parmi les hommes... dussé-je être parjure et parricide.

—Mon Dieu! vous m'effrayez....

—Paula... m'aimez-vous... comme je vous aime?...

—Ne suis-je pas ici?...

—Vous m'aimez?...

—Oui... oh! oui....

—Paula... fuyons.... Venez... venez....

—Et vos serments?...

—Qu'importe!

—Et votre mère?

—Qu'importe!

—Ah!... que dites-vous?...

—Venez, vous dis-je.... Cet amour est fatal.... Notre destinée s'accomplira....

—En grâce, calmez-vous.... Songez à ce que vous m'écriviez encore il y a peu de jours: Un obstacle insurmontable nous sépare...

—Je ne veux songer à rien... je vous aime... je vous aime... je vous aime.... Cet amour a subi toutes les épreuves, il a grandi dans le silence, il a résisté à votre indifférence affectée, il a pénétré votre tendresse cachée, il m'a rendu insouciant de ce que j'adorais, dédaigneux de ce que j'honorais.... Il brûle mon sang, il égare ma raison, il déborde mon cœur. Paula, si vous m'aimez, fuyons, ou je meurs!...

—Mon Dieu! mon ami, croyez-vous être seul à souffrir ainsi?... Souffrir... oh! non, maintenant je puis défier une vie de tourments... je puis mourir... j'ai été aimée... comme j'avais rêvé d'être aimée... aimée avec délire; aimée sans réflexion, sans scrupule, sans remords; aimée avec tant d'aveuglement, que vous ne soupçonnez pas l'énormité des sacrifices que vous m'offrez, la profondeur de l'abîme où vous voulez nous précipiter....

—Paula, Paula, ne me parlez pas ainsi, vous me rendez fou; vous ne savez pas... non, vous ne savez pas ce que c'est que l'entraînement d'une seule pensée qui engloutit toutes les autres dans son courant toujours plus large, plus rapide, plus profond.... Moi qui jusqu'ici pouvais marcher le front haut... je ne l'ose plus... il y a des regards que j'évite.

—Vous?... vous?...

—Savez-vous ce que je me suis dit bien souvent... depuis qu'un serment dont je ne veux plus tenir compte maintenant m'a tenu éloigné de vous?

—Ne parlez pas ainsi.

—Eh bien! d'abord en songeant à la frêle santé de votre mari, je me suis dit: M. de Hansfeld mourrait... je n'en serais pas affligé... puis... sa vie... dépendrait de moi... que je le laisserais périr.... Puis j'ai été plus loin... j'ai... mais non, non je n'ose vous dire cela... même à vous... je vous ferais horreur.... Ah! maudit soit le jour... où pour la première fois cette pensée m'est venue.

Et M. de Morville cacha sa tête dans ses mains.

Les derniers mots qu'il venait de prononcer devaient retentir longtemps dans le cœur de Paula.

Elle était à la fois épouvantée, et pourtant presque heureuse de l'étrange complicité morale qui faisait partager ses vœux homicides contre le prince par M. de Morville, lui, jusqu'alors si loyal et si généreux. Dans ce bouleversement complet des principes de l'homme dont elle était adorée, elle vit une nouvelle preuve de l'influence qu'elle exerçait.

Mais par une de ces contradictions, un de ces dévouements si familiers aux femmes, madame de Hansfeld se promit de tout faire pour éloigner désormais, et pour toujours, des pensées pareilles de l'esprit de M. de Morville, et cela parce que peut-être, de ce moment même, elle prenait les résolutions les plus criminelles; quoi qu'il arrivât, elle ne voulait pas que M. de Morville pût se reprocher un jour les vœux qu'il avait faits dans un moment d'égarement.

M. de Morville était tombé la tête dans ses mains avec accablement; madame de Hansfeld lui dit d'un ton doux et ferme:

—J'aurai du courage pour vous et pour moi... je vous rappellerai des serments autrefois si puissants sur vous; la violence de votre amour même ne doit pas vous les faire oublier. De grâce, revenez à vous... vous parlez de nouveaux chagrins... quels sont-ils? votre mère est-elle plus souffrante?

—Eh! qu'importe?...

—Ah! de grâce, ne parlez pas ainsi. Croyez-moi.... Une femme peut être fière de voir son influence un moment supérieure aux plus nobles principes... mais c'est à condition que ces principes reprendront leur cours.... J'aurais horreur de vous et de moi si au lieu du cœur généreux que j'ai surtout chéri je ne retrouvais maintenant qu'un cœur égoïste et desséché... Serait-ce donc là le fruit de notre amour?

M. de Morville secoua tristement la tête.

—Hélas! je le crains—dit-il d'une voix sourde—je n'ai plus la force de résister au courant qui m'emporte.... Rien de ce que je vénérais autrefois n'est plus capable maintenant de m'arrêter.... Avant tout votre amour.... Périsse le reste....

—Heureusement... j'aurai le courage qui vous manque....

—Ah! vous ne m'aimez pas....

—Je ne vous aime pas?... Mais laissons cela, dites-moi sous quelle exaltation vous étiez lorsque vous m'avez écrit ce billet qui m'a si fort alarmée et qui m'a fait venir ici... ce soir....

—Ne sachant comment vous l'adresser, j'ai compté sur la fidélité de votre demoiselle de compagnie.... D'ailleurs ce billet n'était compréhensible que pour vous seule.... Eût-il tombé entre les mains de M. de Hansfeld, il ne vous eût pas compromise.

—J'ai reconnu là votre tact habituel.... Mais la cause de ce billet?...

—Votre sang-froid me fait honte.... Moi aussi j'aurai du courage.... Je vous sais gré de me rappeler à moi-même.... Eh bien! voici ce qui vient de nouveau m'accabler.... Hier ma mère... m'a fait appeler.... Elle était plus faible et plus souffrante qu'à l'ordinaire.... Je n'ose penser que depuis quelque temps je suis moins soigneux pour elle....

—Ah! vous ne savez pas le mal que vous me faites en parlant ainsi....

—Elle me dit après quelque hésitation qu'elle sentait ses forces s'épuiser... qu'il lui restait peu de temps à vivre.... Elle attendait de moi une preuve suprême de soumission à ses volontés.... Il s'agissait de la tranquillité de ses derniers instants; je la priai de s'expliquer; elle me dit qu'un de nos alliés, qu'elle me nomma, un de ses plus anciens amis, avait une fille charmante et accomplie....

—Je comprends tout...—dit madame de Hansfeld avec fermeté.—En grâce, continuez.

—Continuer.... Et que vous dirais-je de plus? ma mère a voulu me faire promettre que mon mariage se ferait de son vivant, c'est-à-dire très prochainement; j'ai refusé. Elle m'a demandé si j'avais à faire la moindre objection sur la beauté, la naissance, les qualités de cette jeune fille; j'ai reconnu, ce qui est vrai, qu'elle était accomplie de tous points; mais j'ai signifié à ma mère que je ne voulais pas absolument me marier.... Alors... elle s'est prise à pleurer; les émotions vives lui sont tellement funestes, faible comme elle est... qu'elle s'est évanouie.... J'ai cru, mon Dieu, que j'allais la perdre... et j'ai retrouvé ma tendresse d'autrefois.... En revenant à elle, ma mère m'a serré la main, et, avec une bonté navrante, elle m'a demandé pardon de m'avoir contrarié par ses désirs... dont elle ne me reparlerait plus.... Mais je le sais, je lui ai porté par mon refus un coup douloureux.... Je n'ose en prévoir les suites.... Elle avait fondé de si grandes espérances sur ce mariage!

Hier, son état a empiré; je l'ai trouvée profondément abattue; elle ne m'a pas dit un mot relatif à cette union.... Mais, malgré son doux et triste sourire, j'ai lu son chagrin dans son regard, je l'ai quittée le cœur déchiré. Sa santé défaillante ne résistera pas peut-être à de si violentes secousses. Eh bien! dites, Paula, est-il un sort plus malheureux que le mien? J'ai la tête perdue. N'était-ce pas assez d'être séparé de vous par un serment solennel? Il m'interdisait le présent, mais il me laissait au moins l'avenir. Maintenant il faut pour rendre l'agonie de ma mère plus douce, il faut que je me résigne à ce mariage odieux, impossible, car il détruirait jusqu'aux faibles espérances qui me restent.... Encore une fois, cela ne sera pas; non, non, mille fois non. Paula, si vous m'aimez, si vous êtes capable de sacrifier autant que je vous sacrifie, nous n'aurons pas à rougir l'un de l'autre.

—Non, car tous deux nous aurons foulé aux pieds nos serments et nos devoirs—dit Paula en interrompant M. de Morville.

—Nous fuirons au bout du monde, et....

—Et la première effervescence de l'amour passée, la haine, le mépris que nous ressentirons l'un pour l'autre vengeront ceux que nous aurons sacrifiés. Mon pauvre ami, votre raison s'égare.

—Mais que voulez-vous que je fasse?

—Que vous ne soyez pas parjure... que vous ne hâtiez pas la mort de votre mère.

—Renoncer à vous, me marier.... Jamais! jamais!

—Écoutez-moi bien. Je vous déclare que je ne pourrais pas aimer un homme lâche et parjure, lors même que ce serait pour moi qu'il se parjurerait lâchement. Mon amour-propre de femme est satisfait de ce que chez vous, pendant quelques moments, la passion a vaincu le devoir; c'est assez. Vous avez juré de ne jamais me dire un mot qui pût m'engager à oublier mes devoirs, vous tiendrez ce serment?

—Mais....

—Je le tiendrai pour vous si vous êtes tenté d'y manquer.

—Et ce mariage?—dit M. de Morville avec amertume;—ce mariage, vous me conseillez sans doute d'y consentir?

—Non.

—Non? Ah! je n'en doute plus... vous m'aimez!

—Si je vous aime! Ah! croyez-moi, ce mariage me porterait un coup encore plus cruel qu'à vous—dit Paula avec émotion—mais—ajouta-t-elle—il faut ménager votre pauvre mère, ne pas refuser positivement de lui obéir... temporiser... lui dire que vous êtes revenu sur votre première résolution... mais que vous voulez réfléchir à loisir avant de prendre une détermination aussi grave.... Gagnez du temps, enfin.

—Mais ensuite, ensuite?

—Ah! savons-nous ce qui appartient à l'avenir. Remercions le sort de l'heure, de la minute présente; demain n'est pas à nous.

—Mais quand pourrai-je vous écrire, vous revoir? Quelle sera l'issue de cet amour? il me brûle, il me dévore, il me tue.

—Et moi aussi il me brûle, il me dévore, il me tue; vous ne souffrez pas seul... n'est-ce pas assez?

—Mais qu'espérer?

—Que sais-je! Aimer pour aimer, n'est-ce donc rien?

—Mais que je puisse au moins vous voir quelquefois chez vous, vous rencontrer dans le monde.

—Chez moi, non; dans le monde, votre serment s'y oppose.

—Ah! vous êtes sans pitié.

—Calmez votre mère, non par des promesses, mais par des temporisations. Dans huit jours je vous écrirai.

—Pour me dire?...

—Vous le verrez... peut-être serez-vous plus heureux que vous ne vous y attendez.

—Il se pourrait? Ah! parlez, parlez.

—Ne vous hâtez pas de bâtir de folles espérances sur mes paroles. Rappelez-vous bien ceci: jamais je ne souffrirai que vous manquiez à la foi jurée... mais comme je vous aime passionnément....

—Eh bien?

—Le reste est mon secret.

—Oh! que vous êtes cruelle!

—Oh! bien cruelle, car je veux que demain vous m'écriviez que votre mère est moins souffrante, que vous l'avez un peu tranquillisée; j'en serai si heureuse!... car je me reproche amèrement ses chagrins; n'est-ce pas moi qui les cause involontairement?

—Je vous le promets. Et vous, à votre tour?

—Dans huit jours vous saurez mon secret. Je regrette moins de ne pas vous recevoir chez moi. Nous allons, je le crains, rompre nos habitudes de retraite. M. de Hansfeld m'a priée de recevoir plusieurs personnes, entre autres M. et madame de Brévannes. Les connaissez-vous?

—Je rencontre quelquefois M. de Brévannes; on dit sa femme charmante.

—Charmante, et je crains pour le repos de mon mari qu'il ne s'en aperçoive.

—Que dites-vous!

—Je le crois sérieusement occupé de madame de Brévannes.

—Le prince?

—Il est parfaitement libre de ses actions, autant que je le suis des miennes.

—Et vous refusez de me recevoir chez vous... lorsque votre mari....

Paula interrompit M. de Morville.

—Je vous refuse cela, d'abord parce que vous avez juré de ne jamais vous présenter chez moi; et puis, condamnable ou non, la conduite de mon mari ne doit en rien influencer la mienne; il est des délicatesses de position que vous devez apprécier mieux que personne.... Dans huit jours vous en saurez davantage.

—Dans huit jours... pas avant?...

—Non.

—Que je suis malheureux!

—Bien malheureux, en effet! Vous venez ici accablé, désespéré, vous reprochant votre dureté avec votre mère, oubliant tout ce qu'un homme comme vous ne doit jamais oublier; je vous calme, je vous console, je vous offre le moyen de ménager à la fois les volontés de votre mère et nos propres intérêts....

—Oui, oui, vous avez raison.... Pardon, j'étais venu ici avec des pensées misérables; vous m'avez fait rougir, vous m'avez relevé à mes propres yeux, vous m'avez rappelé à l'honneur, à la foi jurée, à ce que je dois à ma mère. Merci, merci; vous avez raison, pourquoi songer à demain quand l'heure présente est heureuse? Merci d'être venue à moi dès que je vous ai dit que j'étais accablé par la douleur, par le désespoir. Tout à l'heure j'étais désolé, maintenant je me sens rempli de force et d'espoir; le cœur me bat noblement; vous m'avez sauvé la vie, vous m'avez sauvé l'honneur; mon courage est retrempé au feu de votre amour, je me sens aimé! Je ferme les yeux, je me laisse conduire par vous; ordonnez, j'obéis, je n'ai plus de volonté; je vous confie le sort de cet amour qui est toute ma vie, qui est toute la vôtre.

—Oh! oui, toute ma vie!—s'écria madame de Hansfeld avec une exaltation contenue.—En ayant en moi une confiance aveugle, vous verrez ce que peut une femme qui sait aimer. Demain écrivez-moi des nouvelles de votre mère, et dans huit jours vous saurez mon secret.... Jusque-là, sauf la lettre de demain, pas un mot... je l'exige.

—Pas un mot! et pourquoi?

—Vous le saurez; mais promettez-moi ce que je vous demande... dans l'intérêt de notre amour....

—Je vous le promets.

—Maintenant, adieu.

—Déjà?

—Il le faut. N'est-il pas bien imprudent que je sois ici?

—Adieu, Paula. Votre main... un baiser... un seul.

—Et votre serment!—dit Paula en remettant son masque et refusant de se déganter.

Elle sortit de la loge, traversa la foule et quitta le théâtre.

Iris l'attendait dans le fiacre comme la dernière fois.

Pendant tout le temps du trajet, madame de Hansfeld fut sombre et taciturne; elle revint à l'hôtel Lambert par la petite porte secrète, elle monta chez elle accompagnée d'Iris.

L'amour passionné de Paula pour M. de Morville était arrivé à son paroxysme; elle se sentait capable des déterminations les plus funestes; sa raison était presque égarée; elle craignait surtout que M. de Morville, malgré sa répugnance pour le mariage qu'on lui proposait, ne s'y décidât, vaincu par les sollicitations de sa mère mourante. Il pourrait peut-être gagner quelque temps; mais avant huit jours tout devait être décidé pour Paula.

Iris, voyant la sombre préoccupation de sa maîtresse, en devina la cause et lui dit, après un assez long silence, en lui montrant une épingle à tête d'or constellée de turquoises, et fichée à une pelote recouverte de dentelle:

—Marraine, souvenez-vous de mes paroles.... Lorsque vous voudrez que la pensée que vous n'osez vous avouer se réalise sans que vous ou moi prenions la moindre part à son exécution, remettez-moi cette épingle, peu de jours après, vous n'aurez plus rien à désirer.... Depuis que je vous ai parlé, l'idée a germé dans le cœur où je l'avais semée; elle a grandi, elle sera bientôt mûre. Encore une fois, cette épingle, et vous pourrez épouser M. de Morville.

—Cette épingle?—dit madame de Hansfeld en pâlissant et en prenant sur la pelote le bijou et le contemplant pendant quelques moments avec une effrayante anxiété.

—Cette épingle—dit Iris en avançant la main pour la saisir, le regard brillant d'un éclat sauvage.

Madame de Hansfeld, sans lever les yeux, dit d'une voix basse et tremblante:

—Ce que vous dites, Iris, est une sinistre plaisanterie, n'est-ce pas? Cela est impossible.... Comment pourrez-vous?...

—Donnez-moi l'épingle... ne vous inquiétez pas du reste.

—Je serais folle de vous croire. Par quel miracle?...

En parlant ainsi, Paula, accoudée sur la cheminée et tenant toujours l'épingle, l'avait machinalement et comme en se jouant approchée de la main d'Iris, étendue sur le marbre.

La bohémienne saisit vivement l'épingle.

La princesse, épouvantée, la lui retira des mains avec force en s'écriant:

—Non, non; ce serait horrible.... Oh! jamais, jamais!... meurent plutôt toutes mes espérances.


Chargement de la publicité...