Pauline, ou la liberté de l'amour
VIII
Il vint lui-même lui ouvrir.
—Je vous attendais, dit-il.
Le salon où il la fit entrer était tout paré de fleurs comme pour fêter sa bienvenue.
—Oh! Odon, je suis chez vous! dit-elle très émue.
—Vous êtes chez moi et à moi, ma bien-aimée!
—Ne vous êtes-vous pas demandé pourquoi je ne donnais pas signe de vie? N'avez-vous pas douté de moi?
—Voici quatre jours que je n'ai pas quitté mon appartement. D'un moment à l'autre vous pouviez venir ou m'envoyer chercher: de cela j'étais sûr. D'ailleurs, n'était-il pas convenu que vous réfléchiriez? Vous avez réfléchi quatre jours: ce n'est pas trop.
—J'ai réfléchi, Odon, c'est vrai, mais je n'ai pas hésité. Vous êtes pour moi la lumière: puis-je penser un moment à vivre dans les ténèbres?
Elle lui dit qu'elle avait été malade, mais ne lui parla pas de Facial: mêler le nom de cet homme à leur première journée d'amour lui eût paru presque indécent.
—Odon, je suis venue à vous aujourd'hui, et rien ne saurait égaler mon bonheur et ma confiance. Si vous saviez combien j'ai besoin d'être aimée! Mais vous le savez, car vous connaissez tout de moi, et je ne sais par quel sortilège vous pénétrez jusqu'à mes pensées. Entourez-moi, protégez-moi de votre amour, de manière à ce que je me sente forte pour vivre. Avec vous je ne crains rien. Assurez-moi seulement que je n'ai rien à craindre de vous!
—Pauvre enfant, vous tremblez déjà à l'entrée de cette route inconnue.
—Si vous ne m'accompagniez pas jusqu'au bout, que deviendrais-je?
—Pauline, je jure de vous aimer et de vous soutenir. Moi-même, ma chérie, j'ai grand besoin de secours. Que serais-je sans vous? Aimez-moi, Pauline; ne m'abandonnez pas!
—C'est l'amour qui sera pour tous deux la suprême certitude.
—Oui, vous avez raison: nous n'avons qu'à nous aimer sans autre souci. Au seuil des plus grands bonheurs, n'avez-vous pas remarqué comme l'âme frissonne et s'agite, tellement habituée par la vie à craindre, qu'elle n'ose s'aventurer dans la félicité? C'est l'impression que nous avons maintenant l'un et l'autre. Mais n'appréhendons rien: l'avenir remplira merveilleusement les promesses du présent. Lançons-nous à cœur perdu dans l'empyrée, et si des nuages se forment, dépassons-les pour n'avoir jamais au-dessus de nous que le ciel miroitant d'azur et de flammes. A cette condition, l'amour sera vraiment ce qu'il doit être, l'illusion éternellement belle et féconde.
—J'aspire avec délice à cet enchantement. Déjà vous me le faites éprouver. Auprès de vous, j'oublie le terre à terre de ma vie, je ne sais plus qui je suis exactement, j'ignore mes actions passées, et en dehors de vous, tout n'est que brouillard. Peu m'importe si je suis folle: en réalité, il n'y a pas de sagesse plus grande que la folie qui me précipite dans vos bras.
—Mon adorée, dit Odon en pressant Pauline sur son cœur, rien n'est plus digne de l'amour que d'oublier tout ce qui n'est pas lui. Serait-ce aimer que de se préoccuper des circonstances extérieures pour favoriser ou pour dérouter cet amour? Le véritable amour, le nôtre, est une protestation contre l'amour artificiel qui s'édifie sur les convenances et se mesure aux avantages. Le véritable amour s'inquiète de lui-même: comment se manifestera-t-il avec les plus douces paroles et les gestes les plus caressants? comment trouvera-t-il les plus tendres persuasions? comment parviendra-t-il aux sommets de la passion sans être jamais inférieur à la noblesse de son origine? Le véritable amour vit d'enthousiasme et de sacrifice; il brûle de se dévouer; il se défend de l'égoïsme, ou plutôt, comme il met son bonheur à faire le bonheur de la personne aimée, l'égoïsme se confond chez lui avec l'esprit de renoncement dans un sentiment d'ordre supérieur. Que sont les obstacles vis-à-vis d'une pareille action? Elle ne les connaît que lorsque ces obstacles sont la mort, la violence armée ou l'esclavage de la misère. Les autres difficultés créées par la société ou la nature ne font que la stimuler. Vaine barrière que celle qui nous sépare, ma bien-aimée, et que nos souffles ont tôt fait de renverser sous l'élan qui les pousse à se mêler en un même embrasement! Oh! vos yeux où je me plonge avec délire, pourrais-je les savoir quelque part au monde sans y courir, à travers les dangers et au mépris des résistances, comme à la source vive dont il faut s'abreuver pour ne pas périr? Vos traits chéris, les aurais-je contemplés sans vouloir les revoir encore et les revoir toujours? Et vos divines mains, prêtes à se poser pour soulager les blessures et calmer le mal de vivre, en aurais-je une fois subi le magnétique attouchement sans y prétendre éperdument comme au plus céleste baume? Non, Pauline, car aimer, c'est partir pour l'infini, sans jeter un regard de regret ou seulement de souvenir à la contrée que l'on quitte. Qu'est-ce que cette contrée, côte inhospitalière garnie de récifs et de brisants, pleine de hurlements de sauvages et de faux dieux grimaçants? Bientôt nous naviguerons sur l'océan sans limites, n'ayant autour de nous que l'horizon bleu, sous le ciel profond où brillent les étoiles.
Pauline écoutait la voix harmonieuse de son amant et s'en laissait bercer avec ivresse. Son âme se fondait dans cette douce jouissance, et indépendamment du sens des paroles, le son même des mots qu'il prononçait la remuait délicieusement. Avait-elle jamais vécu une minute comparable à celle-là? Ou plutôt, avait-elle vécu auparavant? Ses plus aiguës émotions de jadis, si elle se les rappelait, ne lui paraissaient plus qu'une histoire étrangère, arrivée à une autre. C'est maintenant seulement qu'elle sentait, qu'elle voulait sentir; et dans la multiplication miraculeuse de sa sensibilité, elle discernait mille frissons inconnus qui la transportaient de bonheur.
—Chère âme, disait Odon, les plus adroites tactiques du monde, ses tyrannies les mieux combinées ne prévaudront point contre nous, si nous aimons avec simplicité et confiance. Comme il est facile d'être heureux, lorsqu'on suit naïvement l'impulsion du cœur, sans la détourner ou l'affaiblir par d'anxieuses discussions ou des craintes irraisonnées! Attachons-nous à cette conviction que nous sommes faits l'un pour l'autre et que le lien qui nous unit prime toute autre obligation terrestre. Vous êtes mienne, et pour vous arracher à moi, il faudrait le brisement de ma personne ou de mon amour.
Aux caresses passionnées qu'il prodiguait à Pauline et où gisait pour elle tout le ciel correspondaient bien d'autres paroles plus brûlantes encore. La jeune femme les buvait comme un breuvage ensorceleur, qui coulait suavement en elle, coupé de longs baisers. Oh! comme elle entrait avec des éblouissements dans cet admirable palais de l'amour, si ruisselant de richesses et de lumières! La féerie sublime du cœur la prenait tout entière et la plongeait dans le merveilleux. Son esprit, incapable d'imaginer au-delà, restait presque effrayé de la contemplation de pareilles splendeurs, que le rêve lui-même n'avait jamais réalisées.
Elle se trouvait dans ses bras, ses bras à lui, lui, le seul homme qu'elle eût aimé, vraiment aimé, celui dont l'image avait rempli ses veilles et ses nuits attisant en elle l'intense désir du bonheur, celui qu'elle ne pouvait se lasser de se représenter comme le héros mystérieux descendu de régions supérieures pour l'arracher à l'abîme! Elle sentait les battements de sa poitrine sur la sienne! Ses yeux à lui cherchaient ses yeux à elle comme pour pénétrer au plus profond d'elle-même et la posséder plus complètement! Et elle ne mourait pas, son être ne tombait pas en poussière, dissous, volatilisé par la puissance surhumaine de son émotion!
—Odon! Odon! soupirait-elle, soyez béni!
Et ses paupières se remplissaient de larmes, qui se répandaient sur ses joues en ondée de délivrance et de réparation.
—Ma maîtresse! ma dévotion! mon épouse! s'écriait Odon, je t'aime comme jamais je n'ai aimé? Tu avives en moi une passion toujours grandissante. Je croyais connaître l'amour, et je n'en avais eu que des simulacres. Toi seule es l'inspiratrice, la muse, le feu de mon âme!
—Oh! appelle-moi ton amant, encore, encore! Je veux l'être et ton esclave jusqu'à la fin de mes jours.
—Mon ange! tu seras mon ange, mon bon ange!
—Et toi ma gloire et mon univers!
Leurs paroles devenaient moins fréquentes. Le silence divin leur semblait plus propice à l'exaltation de cette heure. Lorsque le langage a épuisé ses ressources à traduire l'enthousiasme de l'amour, et que de cet enthousiasme il reste encore infiniment qui ne peut s'épancher par des mots, parce qu'il est ineffable, le silence subvient à la parole impuissante, et acquiert tout à coup une éloquence imprévue. Un regard, un sourire, un frémissement contiennent alors trop de choses pour que l'on songe à parler. La voix romprait le charme. Que dire d'ailleurs qui ne soit déjà mille fois suggéré par l'intuition, ce sens extraordinaire et qui nulle part ne trouve plus à s'employer qu'en amour, par lequel, à de certains moments, deux êtres humains communiquent entre eux mystérieusement et perçoivent leurs pensées?
Odon et Pauline, tout imprégnés d'eux-mêmes, en étaient parvenus à ce degré d'extase, où la vie confond les cœurs en une seule palpitation, les âmes en un seul désir.
Longtemps ils demeurèrent, noyés dans le délice de leur passion, perdus dans le ciel, morts au monde. Une certitude de bonheur s'éployait magnifiquement à leurs yeux éblouis, comme un voile de clarté que la providence, enfin juste, étendait et laissait ondoyer sur eux. Un encens de volupté les baignait, volupté idéale, qui faisait tressaillir leur imagination avant de surprendre et de fasciner leurs membres. Leur pensée ne trouvait plus même à se formuler en eux; elle aussi devenait incapable de suivre l'ascension de leur amour. A cet apogée ne subsistait que la conscience de leur béatitude, inexprimée, inexprimable, flamboyante. Elle dévorait tout autour d'elle, depuis les simples notions de la matière, jusqu'aux hautes représentations de la personnalité. Consumés, purifiés, sublimés par cette fervente flamme, ils n'étaient plus deux amants, un homme et une femme, ayant un passé, une histoire, un nom, un caractère, des goûts, des volontés; ils n'étaient plus des créatures douées de corps, ou même des esprits doués d'intelligence; ils ne voyaient plus, ne comprenaient plus, ne se souvenaient plus; ils n'avaient plus ni crainte, ni doute, ni foi, ni espérance; ils n'étaient plus quelque chose d'humain: ils étaient l'amour.
Puis, le calme qui succède aux grandes excitations, calme dont la douceur et le sourire dépassent en charme, pour de véritables amants, le brillant météore de la passion déchaînée, descendit peu à peu sur eux avec des précautions discrètes et de lents coups d'éventail. L'apaisement qui leur rendait le libre arbitre les remplissait d'une intime joie: fiers de s'être donnés l'un à l'autre, ils se regardaient avec les yeux nouveaux, comme s'ils ne s'étaient jamais vus, ravis de se découvrir jeunes et époux dans l'île enchantée qui allait être leur domaine. Claire et sans tache, ainsi qu'une merveilleuse aurore, se dressait l'évidence de leur hymen; et leurs regards étonnés la contemplaient avec admiration. De peur de dissiper le phénomène, ils restaient sans bouger, sans oser respirer. Ils se fussent presque crus en plein rêve, si le tressaut de leurs artères ne leur eût rappelé qu'ils étaient encore attachés à la chair.
Lorsqu'ils se furent enfin ressaisis à l'existence et que, comme pour se persuader de sa réalité, ils eurent éprouvé le besoin de se parler de nouveau:
—Joie! dit Odon, vous m'appartenez désormais corps et âme.
—Et cela non pour la damnation, mais pour le salut, dit Pauline.
—Oui, pour la délivrance. Ne sommes-nous pas des esprits libérés de l'esclavage terrestre, et ne voguons-nous pas à travers l'éther, emportés de paradis en paradis? O Pauline! douce âme, nous nous sommes cherchés longtemps, nous avions soif l'un de l'autre, nous nous sommes trouvés. Sans doute, amie, cette délivrance n'est pas absolue; nous ne pouvons suspendre des ailes à nos épaules et nous envoler matériellement hors de ce séjour de risques et de peines: mais en comparaison de ce que nous étions auparavant, tristes et déçus chaque jour, inquiets de nous-mêmes et ne sachant au juste ce que nous étions venus faire ici-bas, quelle métamorphose! Et ne sommes-nous pas miraculeusement dégagés des liens du malheur qui pesaient sur nous et nous maintenaient la face contre terre? Ne nous sentons-nous pas élus pour le royaume des cieux?
—Je suis sauvée, dit Pauline, je vis, je puis dire ce que c'est que la vie, la vie éternelle. O sainte communion! je comprends maintenant, je vois, je crois! Le sens du monde ne m'est plus caché. Tous ces grands mots d'espérance, de foi, de charité, qui étaient pour moi lettre morte, j'en ai l'entendement.
—Quelle religion plus belle que celle de l'amour?
—Une religion! répéta Pauline mystiquement: c'est bien ce qu'il doit être et ce qu'il est pour moi.
—Mais là, plus que partout ailleurs, c'est la grâce qui opère. Il faut aimer pour croire.
—Je crois, Odon, je crois!
—O Pauline, vous êtes la beauté.
—Et toi, la vérité.
Ils joignirent encore leurs lèvres dans une étreinte solennelle.
—Tu ne regrettes rien? dit Odon.
—Si, je regrette une chose, répondit sa maîtresse.
—Quoi?
—Je regrette de ne pas croire que l'amour soit un crime, pour pouvoir le commettre et mieux manifester ainsi combien je t'aime.
Elle le considérait avec un orgueil sans pareil, transfigurée par l'ardeur éclatante de la passion heureuse. Où étaient alors ses timidités, ses hésitations, ses chimères peureuses et découragées? Victorieuse de l'abîme, elle dominait le monde de toute la hauteur et de toute la magnificence de son Thabor. Elle apparaissait à de Rocrange vêtue de gloire et d'immortalité, le front ceint d'une auréole, les yeux flambant de lueurs d'au-delà, quasi divine.
Il tomba à genoux devant elle, transporté par son rayonnement.
—Non, dit-elle, adorons ensemble.
Elle le releva, le conduisit à l'harmonium, qu'elle ouvrit; et ses doigts errèrent sur les touches et en tirèrent de grands accords.
D'une voix pieuse, elle chanta des cantiques d'actions de grâce.
—Pauline! Pauline! s'écria Odon, presque effrayé de l'exaltation de sa compagne, n'êtes-vous plus une femme? Êtes-vous quelque créature du ciel qui, après m'avoir ébloui, allez retourner dans votre naturelle patrie?
—Je ne suis plus une femme, c'est vrai, répondit-elle: je suis la femme, la femme telle qu'elle devrait être. Laissez-moi encore quelques instants cette illusion, il sera trop vite temps de revenir à mon vêtement terrestre.
Fou d'amour, Odon la possédait de nouveau en un suprême baiser.
—Oui, sois la femme! sois la femme pour moi! c'est-à-dire le secours, la régénération et le divin paraclet!
Et Pauline aurait volontiers répété la prière du vieillard Siméon: «Maintenant, Seigneur, rappelle ton serviteur à toi, puisque mes yeux ont vu ton salut!»
IX
Les douze coups de minuit sonnèrent à une église.
Pauline, comme on sort d'un rêve, s'éveilla en sursaut.
—Il me faut partir, dit-elle.
—Quelle brutalité t'arrache d'entre mes bras? interrogea Odon.
—La vie.
—Oh! l'horrible et dur étau de fer!
—La souffrance ne s'exile jamais, même des plus grandes joies: elle épie de loin et se précipite dès qu'il y a place pour elle.
—Tu dois regagner ta demeure?
—C'est misérable, mais c'est ainsi.
Ils revenaient peu à peu, ahuris et décontenancés, à l'exercice pratique de l'existence. Ce rappel à l'ordre grinçait douloureusement et ridiculement dans leur cœur, comme éclaterait au milieu d'une symphonie le son discord et choquant d'une cloche fêlée.
—Avez-vous songé à la manière dont vous expliqueriez votre absence à votre mari? demanda Odon.
Il prononça ce mot «votre mari» avec un étranglement de voix. L'idée du «mari» venait subitement de faire explosion dans le tabernacle de leur amour.
—J'ai dû y songer, répondit Pauline tristement. Et en disant cela ses joues s'empourpraient de honte, non certes parce qu'elle trompait Facial, mais pour avoir à se préoccuper de lui au moment où un autre remplissait son âme.
—J'ai une vieille tante, expliqua Pauline, que je vais voir de temps en temps. Mon mari étant invité aujourd'hui à je ne sais quel banquet, je lui ai dit que je profiterais de son absence pour aller dîner et passer la soirée chez ma tante. Je suis partie vers cinq heures, j'ai fait une courte visite et je suis venue.
—M. Facial peut interroger votre tante, objecta Odon.
—Mon mari va une fois par an chez ma tante; celle-ci, qui est paralytique ne sort jamais. D'ailleurs, comme elle est quelque peu faible d'esprit, si par hasard, il arrivait qu'on la questionnât, elle ne se souviendrait exactement de rien, embrouillerait tout et l'on ne pourrait tenir aucun compte de ce qu'elle dirait.
—Et votre cocher?
—En arrivant chez ma tante, j'ai renvoyé le cocher et je lui ai donné l'ordre d'aller se mettre à la disposition de mon mari. Celui-ci à qui j'avais proposé la voiture pour la soirée, m'a su grand gré de cette attention. Je suis venue chez vous en fiacre.
—Vous êtes très habile, dit Odon.
Ni l'un, ni l'autre ne souriaient. En constatant l'habileté de sa maîtresse, Rocrange éprouvait presque un sentiment de malaise. Cette femme si pure, si noble, si chère lui paraissait diminuée, comme ravalée à quelque niveau indigne d'elle. Et Pauline ne se dissimulait pas sa déchéance. Que faire? Son habileté était cependant nécessaire: l'inquiétude d'Odon à s'informer de sa sécurité en faisait foi. Que serait-elle devenue sans cela?
Une larme jaillit de sa paupière.
Cette larme fit plus que bien des paroles. Instantanément, le cœur d'Odon retombait fondu d'amour et d'adoration à ses pieds.
—Ne pleure pas, murmura-t-il plein de pitié, ne pleure pas, je t'aime.
Ils se dirent adieu en jurant de se revoir ou de s'écrire chaque jour.
Facial n'était pas rentré.
«Dieu soit loué! pensa Pauline, je n'aurai pas à le voir, à subir une conversation, à mentir.»
Elle se coucha, mais ne dormit guère, interdite devant sa nouvelle destinée.
Pendant ce temps, Facial s'amusait comme il ne s'était jamais amusé.
C'est Chandivier qui avait arrangé cette petite fête. Il avait enfin réussi à «débaucher» Facial, comme il disait. Facial, qui avait plus d'une fois refusé de s'associer aux «orgies» de son ami, sur l'assurance qu'en définitive il ne s'y passait rien dont eût à rougir un honnête homme, que chacun était libre de s'y comporter comme il lui convenait, et sur l'argument décisif que s'il était digne de sauvegarder sa respectability dans la vie, il ne fallait pas non plus s'enterrer, Facial, sans trop faire de façons, s'était laissé tenter.
—Une fois, n'est pas coutume, dit-il à Chandivier.
—D'autant plus, répliqua celui-ci en faisant claquer sa langue, qu'il y aura de jolies femmes.
Ce fut très joyeux. Rébecca, en l'honneur de qui la petite fête avait été organisée, se montra à la hauteur de la situation, et par son espièglerie, son entrain, sa beauté du diable, électrisa les convives. Lorsqu'elle était un peu lancée, elle oubliait vite sa récente élévation au rang de comédienne, pour redevenir la cabotine de dernier ordre qu'elle n'avait jamais cessé d'être. Dans sa bouche, les propos salés faisaient bien et allumaient le sang; ses bras et ses jambes semblaient créés spécialement pour se trémousser. Aussi, au dessert, eut-elle un succès étourdissant, lorsque d'une voix canaille soulignée par des gestes appropriés, elle débita une chansonnette scabreuse, composée pour elle par Chandivier: le Museau de Dodore, dont chaque couplet se terminait par ce refrain suggestif:
Il fouille, il fouille,
L'museau d'Dodore,
Il fouille, il fouille,
Il fouille encore,
Troulaïtou,
Il fouill' partout!
On bissa, on trissa cette burlesque insanité; on brailla en chœur le refrain. Facial, qui avait un peu bu, moussait comme les autres. Décidément, Rébecca était une femme capiteuse. Il commençait à beaucoup moins blâmer Chandivier, à l'envier presque. L'heureux gaillard! Les vins aidant, Facial se surprit en flagrant délit de convoitise. Ces femmes légères autour de lui, cette atmosphère de plaisir, cet échauffement des sens et de l'imagination ne manquèrent pas de produire leur effet. Il eut besoin d'énergie pour résister à la tentation et se priver de l'épilogue ordinaire de ces sortes de fêtes.
Sur les trois heures du matin, lorsqu'il quitta le restaurant, seul, après avoir pris part à toutes les folies auxquelles s'était livrée la bande joyeuse, son sang n'était guère disposé à le laisser tranquille. Et tandis qu'il fredonnait:
Il fouille, il fouille,
L'museau d'Dodore...
les bras, les décolletés, les poudres de riz, les odeurs d'essences, les cascades de rires et de cris féminins, qu'il venait de quitter, le poursuivaient avec insistance, fouettant sa sensualité.
«Il est encore temps, se disait-il haletant, tu peux retourner... Ou tu peux aller ailleurs.»
Il revoyait les poses et les mines provocantes de Rébecca, les allures et les plasticités des autres femmes; et, à défaut de Rébecca, il se demandait avec laquelle de ces dernières il aurait bien couché.
«Non, dit-il, chassons ces idées! Ce n'est pas maintenant que je vais me mettre à renier mes principes. D'ailleurs, ces drôlesses ne sont peut-être pas très sûres...»
La vision de sa femme vint alors se mêler à celles qui dansaient déjà une sarabande dans son esprit, sa femme en déshabillé, délurée et lascive, prenant des poses comme les autres.
«Pourvu qu'elle ne soit pas endormie, se dit-il... Bah! je la réveillerai...»
Arrivé chez lui, la tête tourbillonnante, Facial se déshabilla précipitamment, et, en caleçon, en pantoufles, un flambeau à la main, il voulut entrer dans la chambre à coucher de Pauline.
La porte était fermée.
Un instant interloqué, il ne s'arrêta cependant pas pour si peu.
—Ouvrez! cria-t-il, ouvrez!
Et comme Pauline n'entendait pas ou ne se pressait pas de répondre, il se mit à faire du bruit avec ses doigts contre le vantail, tout en continuant à crier:
—Ouvrez, s'il vous plaît! ouvrez!
Pauline, surprise au moment où un tardif sommeil était sur le point de verser un peu de calme sur son esprit jusqu'ici si extraordinairement agité, ne put se défendre d'un certain émoi. Que se passait-il? Reconnaissant enfin la voix de son mari, sa première pensée fut qu'il était arrivé quelque accident, que quelqu'un était malade.
—C'est vous? demanda-t-elle effrayée.
—C'est moi, ouvrez.
—Qu'y a-t-il?
—Ouvrez toujours.
Devant cette insistance, elle se hâta de jeter sur ses épaules un peignoir, et, toute tremblante, alla ouvrir. Mais lorsqu'elle se trouva face à face avec la figure de Facial, qu'elle aperçut ses yeux, d'habitude ternes, luisants de lubricité, ses lèvres entrebâillées, qu'elle sentit le flot pressé et aviné de son haleine, elle comprit ce qu'il était venu faire.
Trop tard. Facial était dans la chambre, avait fermé la porte, posé son flambeau, et s'avançait sur sa femme avec un sourire bestial.
—Vous êtes jolie, savez-vous, en chemise! proclama-t-il d'une voix trouble.
Pauline avait reculé instinctivement. Une horreur subite la glaçait. Cet homme qui venait sur elle lui faisait l'effet du monstre de son cauchemar. Est-ce que l'épouvante de l'affreux moment ne lui serait pas épargnée?
«Après lui! après lui!... Non, c'est impossible!... pensait-elle vaguement, sans se rendre exactement compte de la vraie cause de son effroi. J'ai peur!... j'ai peur!...»
Elle allait crier, comme si elle se fût trouvée en présence d'un voleur ou d'un assassin.
Elle eut besoin d'un extrême effort pour ne pas céder à son effarement, recouvrer un peu de présence d'esprit et tenter de se débarrasser de Facial autrement qu'en mettant en l'air toute la maison. Il suffirait peut-être de jouer une petite comédie. Elle se laissa tomber d'un air las dans un fauteuil, et se frottant les yeux, se plaignit dolemment:
—Oh! vous m'avez éveillée; laissez-moi dormir, je vous en prie: je suis si fatiguée!
—Dans cinq minutes il n'y paraîtra plus; c'est toujours comme cela au premier moment, dit Facial.
—Je vous en prie, laissez-moi, continua Pauline d'une voix encore plus défaite.
—Lavez-vous un peu la tête. Et puis vous pourrez dormir, je ne vous empêcherai pas de dormir: nous dormirons ensemble. Venez vous mettre au lit.
—Je désire être seule; je suis malade.
—C'est-à-dire que vous allez prendre froid, et moi aussi, si nous restons comme cela. Couchons-nous.
—Écoutez, mon ami, supplia-t-elle doucement, j'ai une migraine horrible.
—Elle passera, croyez-moi. Savez-vous ce dont vous avez besoin? Je vais vous le dire...
Il se pencha sur elle avec un clignement d'œil polisson.
—Non, non, laissez-moi! fit-elle en élevant la voix et en s'écartant de lui nerveusement.
Mais elle avait compté sans la brutalité des appétits de son mari.
Affamé par l'aspect de ce corps à moitié nu, dont il n'avait jamais eu une si tenace envie, Facial se lança sur sa femme, la saisit d'un embrassement et plongea dans ses seins sa bouche goulue.
Pauline se raidit convulsivement. Avec une énergie désespérée, elle réussit à secouer celui qui ne lui paraissait plus qu'un atroce vampire, et, s'enfuyant à travers la chambre, alla se réfugier derrière une table.
Et par dessus ce rempart, en phrases saccadées, cet étrange dialogue s'engagea entre les époux:
—Sortez! dit Pauline.
—Moi sortir d'ici? fit Facial, bouillonnant à la fois de luxure et de colère.
—Sortez! répéta Pauline.
—Mais je suis chez moi, vous êtes ma femme, ce lit est à moi et je veux coucher avec vous.
—Vous n'avez pas le droit de me brutaliser.
—Je n'ai pas le droit de vous tuer, ni celui de vous battre, mais j'ai le droit de profiter de votre corps toutes les fois que je le désire. Coucher avec sa femme, cela ne s'appelle pas la brutaliser: et j'ai le droit de coucher avec vous, entendez-vous, je l'ai.
—Malgré moi?
—Malgré vous.
—Et si je m'y refuse?
—J'ai le droit de vous y forcer.
—Par la violence?
—Par la violence.
—Ce n'est pas vrai.
—Consultez les lois, consultez votre confesseur, si vous en avez un, consultez qui vous voudrez, vous verrez que la femme doit obéissance à son mari, jusques et y compris la possession. Cela est si vrai, que si, par quelque maladie ou par quelque incapacité physique, elle se trouve empêchée de rendre à son époux ce que l'on nomme à juste titre le devoir conjugal, son époux est en droit de la répudier.
—Taisez-vous, vous êtes infâme.
—Jugez si vos caprices peuvent entrer en ligne de compte!
—Et ma liberté, qu'en faites-vous?
—Elle n'existe pas.
—Eh bien, s'écria Pauline, si vos lois me privent de ma liberté, même dans l'enceinte déjà stricte du mariage, je ne les reconnais pas, je les repousse de toute l'indignation, de tout le mépris de ma conscience. Il ne leur suffit pas de m'empêcher de me donner à qui je veux, elles veulent encore m'obliger à me donner à qui je ne veux pas et quand je ne veux pas? C'est une honte, c'est un crime.
—Pauline, prenez garde à vous: vous vous mettez en révolte contre mon autorité, contre la morale, contre tout ce qui est sacré et légitime.
—Sacrés, légitimes, vos gestes de satyre et vos besoins obscènes! Ce serait risible, si ce n'était pas dégoûtant. Allez-vous en, allez-vous en, vous dis-je!
—Pauline, prenez garde!
—Vous me répugnez.
—Une femme parler ainsi à son mari! Je vais vous apprendre...
Il voulut l'attraper; mais elle lui échappa en tournant autour de la table. Furieux, il se mit à courir après elle, vociférant:
—Je vous veux! je vous aurai!
Elle fuyait, meurtrissant ses pieds nus aux angles des meubles.
—Misérable! répétait-elle les dents serrées, au milieu des «je vous veux!» rauques de Facial.
La poursuite se prolongea quelques minutes. La malheureuse femme sentait les forces lui manquer. Acculée à un coin de chambre, elle se vit perdue.
—Ne me touchez pas! gémit-elle.
Facial se précipita. Il l'enleva comme une proie. Une courte lutte s'engagea. Plus fort, il eut vite brisé toute résistance. Il entraîna sa femme sur le lit, tandis que ses mains frénétiques soulevaient le linge, empoignaient et palpaient la chair.
—C'est un viol! râla Pauline.
L'homme, en rut, s'était jeté sur elle.
Au moment où l'œuvre ignoble allait s'accomplir, et où Pauline, vraisemblablement, allait perdre connaissance, ses doigts, dans un dernier spasme de son bras qui battait l'air, rencontrèrent sur la table de nuit un petit poignard japonais dont elle se servait comme coupe-papier.
Elle le saisit, et, se sentant armée, retrouva tout à coup assez de vigueur pour, en un héroïque effort, s'arracher à l'étreinte affreuse.
Elle se dressa.
—Je frappe! cria-t-elle.
Facial avait roulé hors du lit.
Quand il se releva, il aperçut la lame levée.
Subitement dégrisé, autant par le danger qu'il courait que parce que sa virilité venait de s'éteindre dans le vide, il marmotta d'un air stupide quelques paroles inintelligibles.
—Arrière! ordonna Pauline menaçante.
Facial se sauva, le dos rond.
X
«Où vais-je en être réduite, pensait Pauline, s'il me faut dorénavant soutenir des luttes pareilles pour rester maîtresse de moi-même?»
La scène de la nuit se représentait à son imagination, rendue plus épouvantable encore par les conséquences qu'un peu de réflexion lui faisait entrevoir. Jamais elle n'avait renvoyé Facial d'une façon aussi ignominieuse. Il est vrai que celui-ci ne s'était jamais comporté envers elle aussi grossièrement. Mais, quels que fussent ses torts à lui, n'allait-il pas trouver étrange l'excessive horreur qu'elle avait manifestée à son égard? Et lorsque, dans quelques jours, son besoin d'elle l'amènerait de nouveau dans sa chambre et qu'il s'en verrait de nouveau refuser l'entrée, que penserait-il, que soupçonnerait-il?
Car Pauline était bien décidée à ne plus avoir de relations avec lui. Elle ne pouvait pas. Jadis, du temps de l'autre, elle n'avait point complètement rompu avec Facial, et cela autant parce que la cohabitation avec son mari ne lui inspirait pas encore un si profond dégoût et que le souci de sa sécurité la dominait alors exclusivement, que parce que Hartwald, même au moment où elle était le plus amoureuse de lui, était loin d'exercer sur elle l'empire prestigieux d'Odon de Rocrange. Comparer Odon à Hartwald! L'adoration qu'elle éprouvait pour Odon lui commandait d'autres sacrifices. Subir Facial alors qu'elle portait l'image d'Odon dans le cœur! Non, non. C'est comme si on eût demandé à une chrétienne de la belle époque de s'incliner, ne fût-ce que pour la forme, devant les faux dieux.
Il lui faudrait donc trouver un prétexte, en venir à soudoyer un médecin qui constaterait une maladie fictive et déclarerait que son mari ne pouvait, sans l'exposer aux plus graves dangers continuer à entretenir des rapports avec elle! Quelle nauséabonde extrémité! Et impossible de sortir autrement de cette situation. A moins...
Un instant l'idée de fuir, de tout quitter traversa son esprit.
C'était le scandale, la ruine, la mort...
Elle frémit.
Louvoyer au jour le jour, et puis, lorsque Facial, perdant patience, ferait valoir par trop impérieusement ses droits, le médecin, l'atrocité du médecin: il n'y avait que cela. Mais saurait elle soutenir ce rôle hideux? Ne se trahirait-elle pas, quand Facial proposerait un traitement, voudrait la conduire aux bains, consulter peut-être des spécialistes? Cette comédie était-elle longtemps jouable? Trouverait-elle même un médecin qui consentirait à se faire son complice?
Et qui lui affirmait que Facial n'éclaterait pas tout à l'heure? Il était midi. Ils allaient se rencontrer pour le déjeuner. Quelle explication aurait lieu entre eux?
«Aie confiance! pensa-t-elle, s'efforçant de rester sereine et rejetant loin d'elle, comme un mauvais rêve, ses pressentiments et ses inquiétudes. Aie confiance, suis sans alarmes la voie, quelle qu'elle soit, qui t'est tracée: tu as choisi la meilleure part, qui ne te sera point ôtée. Comment te serait-il pénible de souffrir quelque peu pour l'amour de celui que tu aimes? Et tout dût-il te manquer, ne te resterait-il pas celui-là qui t'est plus cher que ce que le monde peut t'offrir, celui-là qui est ta joie, ton réconfort, ta lumière?»
Les événements de la nuit n'avaient pas laissé, en effet, de produire sur Facial une fâcheuse impression. Il les ruminait avec stupeur, cherchant ce que sa femme pouvait avoir contre lui et ce qui la rendait, depuis quelque temps, si déplorablement nerveuse. Il se rappela à ce propos deux ou trois discussions un peu vives qu'il avait eues récemment avec Pauline, y adjoignit la scène violente au sujet de l'affaire Saint-Géry et la maladie qui en avait été la conséquence, et se demanda s'il ne fallait voir dans ces faits que le symptôme d'un état morbide, dont une saison au bord de la mer ou un voyage dans les montagnes auraient raison, ou si, par malheur, ils ne résulteraient pas de dangereuses perturbations morales, à la seule pensée desquelles frémissait sa conscience d'honnête homme.
Il se promit d'observer attentivement Pauline.
La situation n'était peut-être pas si grave. Quoique ses souvenirs de la nuit fussent lucides, Facial ne se dissimulait pas qu'il était assez ivre, lorsqu'il s'était présenté chez sa femme.
«Peut-être, se dit-il, que mon ivresse était plus apparente que je ne me le figure, et que Pauline, effrayée et révoltée à la fois, a cru bien faire de me tenir rigueur. C'est elle qui m'aurait donné une leçon. Il est vrai qu'il m'arrive si rarement de m'enivrer, qu'elle aurait pu se montrer indulgente.»
Perplexe, et un peu honteux, Facial jugea que le meilleur parti à prendre, pour le moment, était de garder le silence. Il ne fit aucune allusion à ce qui s'était passé. Pauline, de son côté, qui ne cherchait qu'à éviter un orage, n'en fit pas davantage. Ils feignirent d'avoir oublié jusqu'à l'existence de quelque chose d'anormal entre eux.
Facial lui demanda seulement en lui jetant un regard singulier:
—Comment vous sentez-vous aujourd'hui?
Et Pauline répondit froidement:
—Je vous remercie, je me sens bien.
Une heure après, elle était chez Odon.
—Oh! comme il est difficile de maintenir son amour dans les régions pures et hors des atteintes salissantes d'en bas!
—Pauvre amie, vous souffrirez encore. Les hommes ne consentiront jamais à laisser les beaux sentiments s'épanouir naturellement au soleil. Ils obscurciraient plutôt le ciel des nuages de leur envie. Médiocrité, sottise, perfidie, voilà ce qui nous entoure et nous menace. Mais, chère enfant, le véritable amour est plus fort que tout cela: ou plutôt, il n'a rien de commun avec l'ordinaire de la vie, étant d'une vie extraordinaire et planant au-delà du monde. Les souffles du marécage infime ne sauraient le ternir. Appliquons-nous donc à rester au-dessus de ces exhalaisons impuissantes. Méritons par la vertu de notre communion l'immunité qui protège les belles âmes.
—Je le désire, répondit Pauline, mais vous vous faites des illusions sur moi, si vous me croyez assez détachée des choses d'ici-bas pour ne prêter aucune attention à leurs mesquines entreprises. Je suis encore trop une femme de chair et d'os pour ne pas craindre, ne fût-ce que pour mon corps, les éclaboussures de la route. Je suis sensible aux moindres contrariétés; mon amour-propre et ma raison s'offensent sans cesse. Les luttes ridicules qu'il faut soutenir pour échapper à la mainmise de l'existence m'irritent et m'accablent. Je voudrais être heureuse et libre dans le monde et non pas seulement hors du monde.
—A qui le dites-vous! reprit Odon. Le stoïcisme est une grande doctrine, mais il faut des caractères autrement trempés que les nôtres pour le pratiquer: d'ailleurs je doute que des stoïciens puissent être amants. Je me flatte si peu d'être invulnérable aux piqûres d'épingle ou aux coups de boutoir de la réalité, que j'évite autant que possible de lui donner prise sur ma véritable personne; je ne lui présente qu'un mannequin sur lequel elle peut sans beaucoup de dommage s'acharner. Ce que je veux dire, c'est que quand on a un amour comme le nôtre dans le cœur, on est assuré du refuge idéal où nul ne s'aviserait de nous poursuivre, dont rien ne saurait nous arracher. L'amour est un port admirable, qui empêche de sombrer même dans les pires tempêtes.
—Oui, mais l'amour nous dote d'une sensibilité nouvelle et nous expose par ce fait à des attaques que n'ont point à redouter ceux qui n'aiment pas. Croyez-vous, pour ne prendre qu'un exemple, que l'asservissement au mariage ne me soit pas autrement pénible aujourd'hui que j'aime qu'hier où je n'aimais pas? Une multitude de choses qui me laissaient indifférente alors me supplicient maintenant. Je ne puis pas vous voir comme je le désire, me donner à vous entièrement, ne penser qu'à vous, n'avoir d'autre souci que celui de vous plaire. Il me faut toujours songer à ce mari que je dois ménager, à ces intérêts terrestres qui veulent être sauvegardés, à mon cœur qui est sans cesse sur le point de se trahir. Ah! la liberté, la liberté d'aimer, j'en ai besoin et je ne l'ai pas.
Odon lui prit les mains, et s'efforçant de la calmer:
—Aimez seulement, Pauline, et pour le reste armez-vous de la patience nécessaire à toute créature qui vit sur cette terre.
—Il en faut beaucoup.
—Sans doute. Personne a-t-il jamais prétendu à la félicité parfaite?
—Non, mais vous avouerez qu'alors qu'il serait facile d'être heureux, les hommes, frappés de je ne sais quelle folie, font tout pour dire au bonheur: Tu n'entreras pas!
—Nous, ma bien-aimée, nous le laisserons tranquillement entrer, et quoique ce soit par la porte secrète, il n'en sera pas moins bien reçu et n'en sera pas moins le bonheur.
Plus d'une fois, Odon dut ainsi la rasséréner. Elle arrivait chez lui, au sortir des artifices et des contraintes du dehors, comme dans une sorte de confessionnal où s'épanchait sa vraie nature et d'où elle repartait soulagée et réconfortée.
Leurs après-midi d'amour étaient de délicieuses oasis dans le désert de l'existence, et tous deux s'abreuvaient aux sources vives, s'y désaltéraient à longs traits. A l'ombre odorante des palmes, ils oubliaient les vents arides et le sable desséchant. Des oiseaux bleus par essaims évoluaient gracieusement sous les arceaux de verdure fraîche. Des chants ailés voltigeaient. Un encens flottait dans l'air. Voluptueusement bercés par l'ondulant murmure des feuilles et les voix célestes qui frémissaient sur chaque vibration de l'éther, ils laissaient voguer indéfiniment leurs âmes au gré des mille paysages de ces jardins de rêve.
—Oh! disait Pauline, la tête appuyée sur l'épaule de son amant, les yeux perdus dans l'extase, s'il ne s'agissait que d'aimer, selon son cœur, selon sa bouche, selon sa croyance, la vie ne serait plus la vallée de larmes, mais l'Éden merveilleux d'avant le péché.
—Qui empêche de le reconquérir, cet Éden perdu par notre faute?
—Le serpent de l'hypocrisie.
Leurs caractères différaient juste assez pour se rendre sensibles leurs deux personnalités et pour se charmer l'un l'autre par leurs dissemblances. Odon était calme, prédisposé à l'optimisme, sachant supporter sans trop s'en irriter le mal nécessaire qu'il constatait autour de lui; en amour, il était intense, tendre, profond, comme ému de divine pitié, recherchant l'intimité, ne demandant qu'à construire de hautes murailles autour de son bonheur. Pauline, bien que sachant extérieurement rester calme, contenait en elle une agitation toujours prête à déborder; son impressionnabilité la rendait perméable à toutes les afflictions aussi bien qu'à toutes les illusions; elle ressentait avec une égale acuité les joies et les douleurs, et, sans cesse harcelée par ses espérances comme par ses craintes, elle souffrait et jouissait d'avance aussi vivement que lorsque les événements se réalisaient. Trop orgueilleuse, trop noble, trop honnête, elle ne consentait pas sans malaise à dérober aux yeux ce qui était sa vraie vie, à farder son visage et à déguiser ses pensées. Elle eût volontiers édifié son amour comme un château sur une colline, pour que jusqu'aux passants indifférents pussent l'admirer et l'envier, et qu'elle pût en être fière, toutes armoiries étalées; elle avait une tendance à braver l'opinion. Chacun d'eux voyait dans le vulgaire l'ennemi: mais Odon avec une philosophie dédaigneuse et un désir de s'écarter, Pauline avec un besoin de combattre et de protester.
Mais l'amour, qui, malgré tout, les remplissait de joie et de victoire, l'amour triomphant chassait vite les ombres mauvaises qui tentaient de se glisser sur leur félicité. Lorsqu'ils se retrouvaient, toujours plus indiciblement fortunés de se connaître, leurs cœurs s'élançaient l'un vers l'autre avec délire, effrayés et enchantés de la puissance de leur transport. Chaque fois, c'étaient des ondées nouvelles de délice; leurs moindres paroles prenaient des reflets multiples de grâce, de beauté, d'adoration; ils se plaisaient parfaitement, se sentaient faits l'un pour l'autre, prédestinés presque, tant il leur semblait qu'ils s'étaient longtemps cherchés dans les ténèbres de la vie, qu'ils s'étaient aimés autrefois. A tout instant, ils tressaillaient d'aise, découvrant en eux des recoins charmants qui leur faisaient l'effet de vieux souvenirs s'éclairant soudain dans l'arrière-plan sombre de leur mémoire.
—Que serions-nous devenus, si nous ne nous étions pas rencontrés? demandait Pauline.
—Nous aurions été privés de la lumière éclatante de la vérité; nous n'en aurions eu qu'une intuition, sans être admis à la contempler face à face.
—Cela me semble impossible: ne pas vous connaître, ne pas vous posséder, n'avoir aucune idée de vous! C'est comme si on me disait: Que seriez-vous, si vous n'étiez pas née? Je ne saurais que répondre, ne pouvant me figurer l'état où l'on est quand on n'existe pas, me heurtant là à un non-sens, à une véritable antinomie de la raison. Eh bien, Odon, j'ai le même sentiment relativement à notre amour: je n'imagine pas, maintenant que je vous aime, comment il se pourrait que cet amour n'existât pas. Que serions-nous devenus, si nous ne nous étions pas rencontrés? En vous posant cette question, cette énigme plutôt, je la jugeais insoluble. Ce que nous serions devenus, ce que moi du moins je serais devenue, je ne parviens pas à le comprendre: et votre réponse ne me satisfait pas. Nous aurions été privés de la lumière, dites-vous: mais comment peut-on être privé de la lumière?
Odon aimait qu'elle s'exaltât ainsi. Exalté lui-même, tout ce qui s'élevait au-delà de la banalité des sentiments ordinaires, quelque louables et quelque excellents qu'ils fussent, lui plaisait comme une chose précieuse. Odon était idéaliste. En ce sens qu'il ne croyait pas qu'il fallût prendre la vie pour ce qu'elle semble être, mais pour un prétexte continuel à se créer un monde d'idées et d'émotions en rapport avec l'éternel désir, monde généreux et sublime auquel il attribuait tout autant de réalité et beaucoup plus de beauté qu'à l'autre. Y a-t-il d'ailleurs autre chose que des phénomènes? Et un phénomène psychique a-t-il moins de consistance qu'un phénomène physique? Bien plus, chacun, même le plus obscur barbare, ne considère-t-il pas la vie à travers son esprit? Et n'est-il pas désirable, en conséquence, étant donné que tout n'est que vision, de rendre cette vision aussi superbe, aussi noble, aussi enchanteresse que possible? C'est ce que se disait Odon; et comme son tempérament l'incitait déjà, sans le secours d'aucun raisonnement, à réaliser autour de lui cette atmosphère merveilleuse, son idéalisme, à la fois naturel et acquis, constituait bien pour lui la seule vie normale.
Il avait trouvé dans Pauline l'âme ardente et lyrique qui convenait à la sienne.
Aussi se remettait-il plus que jamais à espérer et à croire. Les quelques hésitations qui l'avaient un instant troublé au seuil de cet amour avaient vite fait place à une confiance illimitée et à une exquise sensation de s'être jeté à corps perdu dans le ciel. L'abondance de son bonheur confirmait magnifiquement sa foi.
Depuis cinq mois que durait sa liaison avec Pauline, il avait vécu assez retiré. Chez sa sœur, la vicomtesse de Béhutin, où il était obligé de se montrer de temps en temps, on disait:
—Qu'a donc M. de Rocrange? Ce n'est plus le mondain de jadis.
Et on se donnait cette raison:
—Ses voyages l'ont rendu philosophe.
Ailleurs, où il ne se montrait pas, on disait:
—C'est le diable qui s'est fait ermite.
Réderic, qu'Odon voyait encore, et avec lequel il lui arrivait parfois de faire, le matin, une promenade à cheval, était seul à connaître la vérité. Mais il ne reçut, ni ne provoqua de confidence. Du jour où Pauline eut été sa maîtresse, Odon n'entretint plus d'elle son ami. Celui-ci se borna à comprendre. Une fois cependant, se trouvant chez Odon, il surprit sur un meuble un mouchoir oublié. Odon saisit son regard et pâlit légèrement.
—De la discrétion, n'est-ce pas?
—Je te le jure.
Ce furent les seuls mots qui furent prononcés.
Pauline était plus tenue. Il ne lui était guère possible de rien changer à son genre de vie. Elle n'avait pas comme Odon le prétexte d'une longue absence pour rompre ses liens mondains. Et les dénouer peu à peu, quelque imperceptiblement que cela fût fait, n'eût pas manqué d'être remarqué. Elle n'eût jamais cru que le service du monde pût revêtir une si étroite livrée. C'est à peine souvent si elle pouvait distraire quelques minutes pour les consacrer à Odon. Elle courait chez lui, l'entrevoyait, repartait.
Il était rare qu'elle pût venir le soir. Les motifs pour sortir seule étaient trop malaisés à imaginer. Odon se serait, sans doute, facilement arrangé à se trouver où elle allait, au concert, au bal, au théâtre, chez celui-ci ou celui-là; mais d'un commun accord les deux amants préférèrent ne pas se rencontrer dans le monde. Quelle contrainte c'eût été de se regarder, de se parler comme des étrangers sous les yeux d'argus de la malveillance! Les deux ou trois fois que cela arriva, soit chez la vicomtesse, soit aux réceptions de Pauline, où Odon ne put se dispenser, par prudence, de paraître de loin en loin, ils éprouvèrent trop de gêne pour que l'attrait de se voir compensât leur appréhension. Et pourtant tous deux avaient fait leurs preuves! Mais l'amour, leur amour, les rendait naïfs et craintifs comme des enfants.
Ces contrariétés, dès le commencement, peinèrent Pauline. Bientôt elles firent plus que la peiner, elles lui devinrent odieuses. Elle se mit à détester le monde qui l'obligeait à une perpétuelle mascarade et la privait cruellement de tant d'heures, de tant de journées d'amour. Elle avait soif, et la coupe était tenue loin de ses lèvres par une main inexorable, qui rarement se départait de sa rigueur assez pour lui permettre d'en aspirer hâtivement et furtivement quelques gouttes.
Et voilà que son ancienne horreur de l'adultère lui revenait, malgré la dissimilitude des circonstances et le bonheur parfait qu'elle goûtait lorsqu'elle oubliait dans les bras d'Odon.
«Tromper! n'y a-t-il donc que cela? pensait-elle dans ses accès de révolte. Certes, le monde mérite d'être trompé: que dis-je, il l'exige! Mais est-il digne de moi de m'abaisser à jouer ce rôle? Dois-je sacrifier mes pudeurs, mes instincts, mes joies sur cet autel boueux de l'opinion? Cacherais-je ce qui fait mon honneur? Rougirais-je de ce dont je suis fière? Mon amour si noble, si beau, mon amour qui est l'édification de mon âme, mon amour qui constitue ce que j'ai de plus méritoire à présenter à Dieu en balance à mes péchés, mon amour me ferait-il honte comme le vice qu'on cultive secrètement et qu'on met ses soins à dissimuler? Je ne veux pas qu'il en soit ainsi! Je suis malheureuse de devoir me taire. Ne me sentant point coupable, c'est pour moi un affreux malaise d'avoir à me conduire comme si je l'étais.»
Mais c'était surtout sa fausse situation à l'égard de son mari qui lui créait un véritable tourment.
Facial était devenu inquiet; il épiait. Sans avoir encore fait entendre à Pauline qu'il soupçonnait quelque chose, son attitude s'était visiblement modifiée. Il ne se lançait plus dans ses tirades familières, s'observait dans ses paroles, semblait presque se composer une physionomie. On sentait l'homme précis qui se dit: Il doit y avoir anguille sous roche, mais comme je ne la vois pas, attendons sans faire de bruit, afin de la surprendre au moment où elle sortira.
Toute sa conduite vis-à-vis de sa femme en était singularisée. Il s'appliquait à ne pas l'effaroucher par de trop directes questions, et en même temps, ses yeux obstinément fixés sur elle pendant des minutes entières, comme pour déchiffrer son visage, avertissaient clairement Pauline qu'elle eût à jouer fin. Il affectait une parfaite tranquillité d'esprit, et ne réussissait pas à donner le change. Tantôt correct, ou voulant le paraître, d'une politesse exagérée et qui cadrait mal avec son naturel, tantôt, agacé par ses incertitudes, s'essayant à être incisif et à décocher des phrases à double sens, longuement préparées.
Mais cela semblait peu réussir. Il suffisait d'un habile coup de gouvernail de Pauline pour lui faire complètement perdre le nord; et il fût resté à la merci de sa femme, pour peu que celle-ci eût daigné s'y employer. Elle le savait. Et si, malgré ces signes, précurseurs d'un orage qu'il lui était pourtant facile de conjurer, elle restait passive et fatiguée, se bornant, lorsque le danger devenait imminent, à le déjouer par une hâtive manœuvre, c'est qu'elle sentait trop qu'elle n'était plus la même femme qu'autrefois, qu'elle ne pouvait plus vivre de duplicité et d'intrigue, qu'elle avait soif d'honnêteté et que le véritable honneur consistait maintenant à s'estimer soi-même et non pas à être estimée des autres.
Ah! si son mari avait été un philosophe! Ils se seraient peut-être entendus. Elle lui eût dit franchement: Je ne vous aime plus, j'aime Odon de Rocrange. Si vous m'aimez, je vous plains de tout mon cœur; mais il faut être deux pour s'aimer. Si vous ne m'aimez pas, et c'est plutôt le cas, car vous ne m'aimez guère que par devoir et par habitude, quoi de plus naturel et de plus juste que de laisser à mon cœur la liberté de s'épanouir à l'aise et sans scrupules? Vous tenez au monde? Très bien: nous le tromperons d'un commun accord. Nous vivrons extérieurement comme par le passé. Je vous jure de ne compromettre en rien notre «honneur». Mais épargnez-moi la douleur et la honte de vous tromper, vous! Voilà ce qu'elle lui eût dit: et en faveur de cette communion d'idées et de leur respective tranquillité, nul doute qu'elle ne se fût résignée à observer vis-à-vis de la société la discipline toute formaliste dont celle-ci se contente.
Mais Facial n'était rien moins qu'un philosophe. Qu'y avait-il à faire avec cet être dénué des ressources de la sagesse et des consolations de la charité? Au moindre mot attentant à ses principes, il se fût indigné; il eût brutalement sévi, comme un père de famille qui entend corriger d'une main ferme les mauvais penchants d'un de ses enfants. A quoi bon tenter un appel à sa raison? Facial restait «le mari», avec ses petitesses, ses intolérances et la revendication entêtée de ses droits. Il ne pouvait devenir «le camarade». Comme avec tous les maris de sa race, il n'y avait qu'une seule manière d'agir avec Facial, manière sûre, avantageuse, manière ne donnant lieu à aucune contestation: le tromper.
Pauline s'en rendait bien compte: mais comme elle ne pouvait plus tromper personne, son mari moins que tout autre, elle se trouvait sous le coup d'une catastrophe inévitable, qu'elle osait à peine redouter, tant elle était lasse, tant elle souhaitait voir la fin de ce vilain manège et sortir de peine.
Le scène atroce du viol ne s'était pas renouvelée.
Que pensait Facial? Pauline se le demandait quelquefois, mais ne cherchait pas à résoudre ce problème. Elle avait pu craindre d'avoir à soutenir d'ignobles luttes, et voici qu'il la laissait tranquille. Elle se félicitait trop de cette paix inespérée pour déplorer ce qu'elle avait de précaire.
«Advienne que pourra, se disait-elle, je resterai ferme; et lorsque le moment sera venu où les liens qui me retiennent à mon passé seront fatalement dénoués, je les regarderai tomber autour de moi sans m'émouvoir, déterminée à ne considérer cet écroulement que comme la délivrance.»
Une seule fois, deux mois environ après la terrible nuit, Facial, qui avait longtemps attendu des avances de sa femme, ne voyant rien venir, avait cru devoir risquer quelques sévères observations.
—Savez-vous que vous êtes bien jeune, Pauline, pour faire déjà chambre à part?
—Je ne suis pas si jeune que vous le dites: ma santé l'exige.
—Votre santé n'est qu'un prétexte; vous vous portez fort bien, et vous avez encore plus de dix ans devant vous avant d'atteindre l'âge critique des femmes.
—C'est possible; je n'en éprouve pas moins le besoin de dormir seule; ce que je supportais autrefois me répugne maintenant; je vous prie de ne pas revenir sur ce sujet.
—Vous êtes tout à fait décidée à me fermer la porte de votre appartement?
—Tout à fait.
—Je le regrette, car je vais être malgré moi forcé d'admettre l'existence de quelque mystère qui ne peut pas être à votre honneur.
—Admettez, si vous le voulez: je ne vous demande qu'une chose, le respect de ma personne.
—Je ne suis pas un tyran: vous serez respectée, mais surveillée.
Depuis lors, plus rien. Facial «surveillait».
Il se refusa d'abord à croire Pauline capable de lui être infidèle. Cette supposition lui paraissait tellement improbable, qu'il s'en accusa presque, lorsqu'elle vint à lui traverser l'esprit, comme d'un outrage gratuit envers sa femme.
«Allons donc! se dit-il, ces choses-là n'arrivent qu'aux maris affligés de femmes coquettes et légères, et encore, pour l'ordinaire, lorsqu'ils leur en ont eux-mêmes donné l'exemple. J'ai toujours été un mari parfait; Pauline est prudente et sérieuse. C'est impossible. Peut-on cacher des aventures de cette sorte? J'aurais remarqué...»
Il est vrai que Pauline avait souvent fait preuve devant lui d'idées subversives étranges dans la bouche d'une honnête femme. Mais de ce que les théories qu'elle exprimait quelquefois fussent répréhensibles et témoignassent d'une certaine inquiétude de pensée, s'en suivait-il que, dans la pratique, sa vie ne fût pas irréprochable? Qui n'a pas, dans un domaine ou dans un autre, ses utopies? Que Pauline s'amusât à dauber les petites misères de la société, qu'elle se plût à créer en imagination un univers idéal où tous les hommes seraient heureux, ce n'était peut-être pas très sain, mais de là à faire fi de ses devoirs, de là à le tromper, lui, Facial, il y avait un abîme immense.
Quel pouvait bien être alors le motif de l'incroyable conduite de sa femme?
L'hypothèse à laquelle Facial s'arrêta quelque temps fut que Pauline était malade.
«Mais dans ce cas, pourquoi ne me le dit-elle pas? Il n'y a aucune honte à être malade! Toutes les femmes ont de ces moments-là. Je comprends qu'elle n'aille pas le crier sur les toits, mais moi, son mari, je dois pourtant être tenu au courant de ses infirmités, surtout lorsqu'elles sont de nature à suspendre l'intimité de nos rapports!»
Cependant, les investigations auxquelles Facial se livra, jusque dans les meubles de la chambre à coucher et du cabinet de toilette de Pauline, ne donnèrent aucun résultat. Il ne découvrit ni drogues, ni instruments suspects. Le médecin de la maison, qu'il interrogea, se montra très surpris de ses questions, et, croyant le tranquilliser, lui déclara qu'à part une certaine nervosité, trop commune en notre siècle de surmenage, la santé de sa femme ne laissait rien à désirer.
Il fallait trouver autre chose.
«Est-ce que par hasard—ce fut sa seconde hypothèse—Pauline serait dégoûtée de moi? Je ne suis cependant pas vieux. Mon corps ne s'est pas sensiblement modifié ces dernières années, et ce dégoût subit de ma personne ne serait explicable que par une décrépitude marquée ou par l'apparition de quelque incommodité répugnante. Or, rien, absolument rien ne le justifie. Quelques rhumatismes, un commencement d'asthme: mais il n'y a rien là de dégoûtant. Je suis dans la plus belle saison de l'homme, l'été, le plein été... et pas même l'été de la Saint-Martin! Comment Pauline pourrait-elle être dégoûtée de moi?»
En y réfléchissant, néanmoins, Facial n'avait garde de se dissimuler que sa présence, loin d'être agréable à sa femme, semblait la contrarier et l'agacer. Chaque fois qu'il lui adressait la parole, elle répondait sans empressement, comme ennuyée d'avoir à s'occuper de lui. S'il s'approchait, au moment de prendre congé, pour l'embrasser, elle avait un instinctif recul, et quand ses lèvres effleuraient sa joue, un frisson de répulsion péniblement réprimé.
«Étrange! songeait Facial. Après tout, ces femmes sont si capricieuses! Il est possible aussi qu'une transformation physiologique s'opère en elle, et qu'elle désire prendre le voile, se retirer de la chair. Cela s'est vu. Il est vrai qu'elle n'a jamais témoigné de violents appétits charnels. Moi non plus, du reste. Nous avons vécu très bourgeoisement. Et généralement ces décisions excessives ne se rencontrent que chez les grandes pécheresses.»
Si pourtant elle le trompait!
Quelque ardeur qu'il mît à s'en défendre, cette idée, au milieu des diverses hypothèses qu'il examinait, trottait toujours dans son esprit. Elle était ridicule, mais il la ruminait. Avec une autre femme que Pauline, avec un autre homme que lui, étant données les circonstances, n'aurait-ce pas été la chose du monde la plus probable?
A force d'y penser, Facial en vint à se demander ce qu'il ferait, si, par impossible, Pauline le trompait.
Une indignation le prit. Ah! il ferait voir qu'il n'était pas un de ces maris dont on se joue! La justice, la justice avec tout son poids s'abattrait sur la tête des coupables. Pas de sang: la justice seule, le glaive de la justice et le divorce irrémissible. Il n'exciterait ni le rire, ni la pitié. Un moment, il réfléchit qu'il serait peut-être d'un bon effet de s'armer du droit vengeur des maris outragés. En ce cas, qui tuerait-il? Sa femme? L'amant? La femme et l'amant? Et où les tuerait-il? Au lit? Dans la rue? Mais avant de s'être décidé, il vit bien qu'il n'était pas l'homme qu'il fallait pour ces sanglantes exécutions. Son caractère, ses principes, son passé s'opposaient à une solution semblable. N'avait-il pas dernièrement fait partie d'un jury qui avait acquitté un meurtrier «médecin de son honneur»? Et ne s'était-il pas élevé avec beaucoup de force contre ce sentimentalisme exagéré qui, sous prétexte de passion, en arrive à mettre au-dessus des lois de véritables criminels? N'avait-il pas approuvé hautement, devant témoins, les articles bien sentis de la presse clouant au pilori de l'opinion la coupable faiblesse des jurés parisiens? Certes, et il ne se donnerait pas un démenti. Son respect des lois était sincère. Il ne consentirait pas même à un duel: le duel, ce «legs des siècles de barbarie»! Il resterait légal et digne. Le divorce!
Chose curieuse: à prononcer ce mot fatal, il n'éprouvait pas une bien grande douleur. Il lui semblait être là plutôt juge que partie: et si vraiment sa femme commettait envers lui le crime d'adultère, c'est l'anathème et non le sanglot qui monterait à ses lèvres. Il est vrai que cela ne se passait encore que dans son imagination. Néanmoins, il eut plaisir à constater qu'il serait ferme.
Peu à peu, ses observations se précisèrent.
Il crut remarquer que sa femme usait beaucoup moins de la voiture. Elle préférait marcher, disait-elle. Exercice salutaire: mais pourquoi s'en avisait-elle si tard, et pourquoi ne se faisait-elle jamais accompagner de sa femme de chambre? Lorsqu'elle prenait la voiture, il lui arrivait constamment de la renvoyer au bout d'une course ou deux et de rentrer en fiacre plusieurs heures après. Ou bien elle faisait attendre le cocher un temps infini aux magasins ou chez sa couturière. Tout cela était louche, et Michel lui-même, l'impassibilité en personne, en était étonné.
D'autres remarques portèrent sur de petits billets bleus qu'elle recevait fréquemment, et dont Facial ne put jamais retrouver un seul, ni sur la table à écrire de sa femme, ni dans ses tiroirs, ni dans le panier à papier.
Mille détails, auxquels il n'avait d'abord pas pris garde, commencèrent à lui devenir suspects. Il lui était d'ailleurs facile de se livrer à ses découvertes: Pauline en était à ne plus même prendre les précautions élémentaires.
Bientôt, il ne fut plus permis à Facial de douter. Sa vie conjugale s'était trop profondément transformée. Pauline ne se donnait seulement plus la peine d'inventer des explications plausibles à ses étrangetés. Continuellement s'échangeaient entre eux des dialogues de ce genre-ci:
—Vous sortez? s'écriait Facial.
—Comme vous le voyez. Ne savez-vous pas que c'est mon habitude après le déjeuner?
—Où allez-vous! Vous ne me direz pas que c'est chez votre couturière: elle est venue ce matin.
—J'ai d'autres personnes à voir que ma couturière.
—Qui? Vous avez rendu toutes vos visites cette semaine.
—Vous voulez savoir qui? Je ne le sais pas moi-même. Les idées me viendront en route. Je vais me promener.
—Où?
—Si vous y tenez, faites-moi suivre.
—Je n'ai pas à vous espionner, mais je désire savoir ce que vous faites.
—Il n'y a pas d'autre moyen de le savoir que de m'espionner.
—Et si je le faisais?
—Vous sauriez où je vais, voilà tout.
Mais la preuve, la preuve probante de l'infidélité de Pauline manquait encore.
Un jour, rentrant juste à l'heure du dîner, Facial ne trouva pas sa femme à la maison. Sept heures, sept heures et demie, huit heures, elle ne revenait pas. Personne ne put lui dire où elle était. Anxieux, Facial redoutait déjà quelque événement. Elle arriva enfin. Mais dans quel état! Les traits bouleversés, la poitrine sanglotante, la voix abîmée!
—Qu'y a-t-il? fit Facial interdit.
—Une crise, une crise affreuse...
—Quoi?
—Le cœur... Le médecin a dit que c'était le cœur...
—Qui est malade?
Pauline le regarda d'un air effaré.
—Qui est malade? répéta Facial.
Alors, affolée, après avoir cherché comme dans le vague, elle balbutia:
—Ma tante, ma pauvre tante!
Et précipitamment elle ajouta:
—Je ne m'arrête pas. Je repars. Il faut que je sois là. Ne m'attendez pas: je veillerai, je passerai la nuit probablement.
—Mais vous n'irez pas ainsi; mangez quelque chose, vous êtes toute tremblante.
—Je ne puis pas, je n'ai pas faim.
—Je vais vous accompagner.
—Non, non, c'est inutile... Ne venez pas, je vous en supplie...
Et elle repartit aussitôt, sans vouloir entendre un mot de plus, pour aller soigner Odon de Rocrange, en proie à une attaque d'asystolie, causée par une maladie de cœur dont il souffrait depuis quelques années.
Elle ne revint que le lendemain.
—Eh bien, comment va-t-elle? demanda Facial.
—Dieu soit loué, la crise est finie!
Facial s'étonna bien un peu de l'amour excessif de sa femme pour cette tante dont elle devait hériter; mais il ne fit aucune observation, et s'en fût tenu là, si, quelques jours après, rencontrant par hasard le médecin ordinaire de la vieille dame, il n'eût eu la malencontreuse inspiration de lui dire:
—Vous avez failli perdre notre bonne tante?
—Mais non, mais non, elle se porte au contraire assez bien cette année.
—Et sa maladie de cœur?
—Elle n'a point de maladie de cœur!
—Mais cette crise de l'autre jour? Ma femme m'a raconté que cela avait été terrible!
—Une crise? Une crise de quoi? Il n'y a point eu de crise. Je vous dis que votre tante se porte admirablement pour son âge.
Facial devint blême. Son poing se crispa. Devant cette dernière preuve, le cerveau chancelant, il sentit sa vie imperturbable s'effondrer.
«Ça y est, ça y est!» bégayait-il.
Son amour-propre blessé rugissait en lui.
«Mais qui est-ce? qui? qui? l'infâme personnage qui la soustrait à ses devoirs, le corrupteur, le corsaire, le trafiquant du crime et de la débauche qui a dégradé cette femme et perdu cette âme?»
En vain, il se creusait la tête. Aucun nom, aucune figure d'homme ne se signalait à sa perspicacité avec assez de vraisemblance pour qu'il pût s'écrier: Le voilà, je le tiens, le misérable! Réderic? Impossible. Sénéchal? Grotesque. Saint-Géry? Il la connaissait à peine... Facial récapitula tous ses amis, toutes ses connaissances, tous les hommes que Pauline pouvait voir chez elle ou dans le monde. Et plus il cherchait, plus il pataugeait.
Soudain il pensa:
«Il y a une personne qui doit tout savoir: c'est Julienne Chandivier.»
Muni de cette idée, il fut plus tranquille. Il interrogerait Julienne: elle le renseignerait. Julienne, l'amie intime de sa femme, était certainement au courant; et même si Pauline ne l'avait pas mise dans le secret, son flair de femme devait lui avoir fait découvrir ce que lui, le mari aveugle n'avait pas vu.
Mais Julienne se laisserait-elle interroger? Vendrait-elle son amie? Facial résolut de procéder avec politique. Il s'en ouvrirait à Chandivier, et, en lui recommandant le plus grand mystère, le prierait de vouloir bien se charger du soin délicat de faire parler Julienne.
«De la sorte, pensa-t-il, je n'aurai pas besoin de me livrer plus longtemps à des recherches fatigantes et humiliantes. Je serai informé avec rapidité et certitude, et je pourrai, sans tarder, prendre les mesures qui me seront dictées par la situation. Julienne ne se méfiera pas de son mari: elle fera des révélations.»
Il donna rendez-vous à Chandivier pour le soir même. Affaire importante, lui écrivit-il, et dans laquelle il espérait pouvoir compter sur son amitié.
—Tu as besoin d'argent? fut la première parole de Chandivier. Mais, pauvre ami, je n'en ai point! Rébecca me prend tout.
—Non, non, tu n'y es pas. Il n'est pas question d'argent. J'en ai de l'argent! Il s'agit d'une chose grave.
—Grave! Quoi donc? s'écria Chandivier, un peu effrayé du ton de circonstance que prenait Facial.
—Chandivier, j'ai la conviction que ma femme me trompe.
—Ah! ce n'est que ça? fit Chandivier.
—Tu sais quelle a été ma vie jusqu'ici. J'ai cru mieux faire de rester confit dans la sécurité du mariage que de m'embarquer au travers des péripéties des amours illégitimes. Je ne pensais pas que le mariage a ses tempêtes, et que quand il se mêle d'être orageux, c'est pour de bon. Ou plutôt je m'imaginais que ma mer à moi serait éternellement la mer Tranquille. Voilà comme on se trompe.
Il lui conta le détail des faits et lui expliqua le genre de service qu'il attendait de lui.
—Ne soupçonnes-tu vraiment personne? demanda Chandivier.
—Personne. Je ne vois personne. Et pourtant il y a quelqu'un! Aurais-tu, par hasard, quelque indice, toi?
—Oh! non. Je m'occupe si peu des femmes des autres!
—Alors, c'est entendu, tu tâteras ta femme?
—Je la tâterai.
—Insidieusement, comme si cela venait de toi. Il ne faut pas me mêler à la chose: tu gâterais tout.
—Je gâterais tout. Repose-toi sur moi.
—A l'occasion, je pourrais te rendre le même service.
—Merci bien. C'est très aimable de ta part: mais, vraiment, je n'éprouve nul besoin... Ah! ça, dis donc, que vas-tu faire après?
—Après quoi?
—Après que je t'aurai... ouvert les yeux?
—Le divorce.
—Le divorce pour une peccadille pareille?
—Peccadille? L'adultère n'est pas une peccadille. Sache que je ne transige jamais, moi; je ne transige pas.
Ils se regardèrent un instant comme deux habitants de planètes différentes.
Puis, Chandivier s'écria jovialement:
—Mais j'y songe, une fois que tu n'auras plus ta femme, tu seras libre!
—Libre... Évidemment je serai libre.
—Nous pourrons faire la noce ensemble.
Et il se mit à chantonner en clignant de l'œil:
Il fouille, il fouille,
L'museau d'Dodore,
Il fouille, il fouille,
Il fouille encore,
Troulaïtou,
Il fouill' partout!
Ce fut là-dessus qu'il se séparèrent.
Suivant la promesse faite à Facial, Chandivier, dès le lendemain, s'appliqua à circonvenir Julienne. Il crut bon de débuter par quelques brocards à l'adresse de son ami:
—Il y a des hommes qui se croient heureux en ménage, et qui...
—A qui en avez-vous, aujourd'hui, mon ami? demanda Julienne, qui n'était pas habituée de la part de son mari à une telle débauche d'allusions.
—Oh! pas à vous.
—Je l'espère bien.
—Mais il y a quelqu'un de par le monde à qui sa femme m'a tout l'air de jouer quelques vilains tours.
—Qui donc?
—Eh! notre ami Facial... Vous n'avez rien remarqué?
Julienne éclata de rire.
—Tiens! tiens! Contez-moi ça?
—Je suis sûr que vous en savez encore plus long que moi.
—Quelle idée! Je ne sais rien.
—Mais c'est notoire! Mme Facial... Voyons, voyons, vous n'ignorez pas...
—Bon! Vous allez soupçonner Pauline?
Elle le scruta finement, se demandant s'il savait quelque chose ou s'il ne savait rien, prête à le seconder de toute sa malignité, s'il était en mesure de lui livrer quelque détail inédit, ou à se moquer de lui, s'il cherchait simplement à la faire parler.
—La croyez-vous insoupçonnable? demanda Chandivier.
—Insoupçonnable, je ne dis pas! Quelle femme l'est? Mais enfin, quelles raisons auriez-vous de la soupçonner?
—Eh! J'en ai peut-être.
—Je suis curieuse de les connaître.
Chandivier n'était pas de force à mener sans de sérieux accrocs son enquête. Ne sachant par quel bout la prendre, sa suprême ressource fut de brusquer.
—Là, sérieusement, Mme Facial a-t-elle un amant?
Julienne dissimula un sourire et dit:
—Non.
—Eh bien, son mari est persuadé qu'elle en a un.
—Que les hommes sont bêtes!
Chandivier prit une partie de cela pour lui et jura qu'il aurait sa revanche: d'autant plus que la perspective d'avoir Facial pour compagnon de fête n'était pas pour lui déplaire: son «de l'argent, j'en ai!» lui était resté dans la mémoire.
Quant à Julienne, ainsi que Facial l'avait bien pensé, elle était instruite.
Dès les premiers jours, son sens expert de femme éveillée lui avait fait deviner qu'Odon de Rocrange et Pauline ne se voyaient pas de l'œil insouciant de deux mondains assemblés par le hasard en un même lieu. Elle avait compris, à d'imperceptibles symptômes, malgré et peut-être à cause de leur soin à ne rien laisser transparaître, qu'une mutuelle passion venait de s'emparer d'eux et était en train, s'ils ne résistaient pas, de les pousser l'un à l'autre. Les deux ou trois fois qu'elle les avait vus en présence lui avaient suffi. Mais qu'en était-il résulté? C'est ce que longtemps elle ignora. Elle ne laissait pas d'en être horriblement vexée. Pauline, qu'elle avait toujours connue inébranlable, avait-elle franchi elle aussi le Rubicon? Ce point de chronique sollicitait vivement sa curiosité. A plusieurs reprises, elle tenta d'attirer son amie sur le terrain des confidences. Cela ne lui réussit pas, et elle en éprouva un véritable dépit. En définitive, n'avait-elle pas un certain droit à entrer dans les secrets de Pauline, elle qui lui avait si souvent confié les siens? Elle trouva que Pauline se montrait à son égard froide, inconvenante, presque blessante. Elle eût voulu, sans doute, que celle-ci lui ouvrît son cœur et l'étalât devant elle comme une amusante variété! Très froissée de ce qu'elle appelait un manque de confiance, et de ce qu'elle comprenait être au fond une leçon de dignité, elle n'eut pas de repos qu'elle ne se fût assurée qu'Odon était bien l'amant de Pauline, afin de pouvoir se donner le plaisir, par de perfides coups d'épingle, de faire sentir à son amie combien elle avait eu tort de ne pas s'abandonner à sa discrétion et à ses conseils.
Un soir que Réderic était chez elle, convenablement préparé par de savants mélanges de spiritueux et d'agaceries charnelles, elle lui dit tout à coup, comme si l'idée venait de lui en passer par la tête:
—Quel est ton ami le plus intime, Paul?
—Je n'en ai point.
—Et après?
—Après? Mettons, si tu veux, Rocrange.
—Tous tes amis ont des maîtresses?
—Probablement.
—Et quelle est la maîtresse de M. de Rocrange?
—Je ne sais pas.
—Tu sais.
—Je te jure que je ne sais pas.
Julienne le regarda dans le blanc des yeux. Elle était assise sur lui, son bras nu frôlant sa moustache, et, comme pour une adorable espièglerie, elle lui glissa câlinement dans l'oreille:
—Moi, je le sais.
—Tu sais qui est la maîtresse de Rocrange? fit Réderic en fronçant le sourcil.
—Oui.
—Eh bien, qui?
—Pauline.
Réderic se leva avec violence, très ennuyé, et, sans penser à ce qu'il faisait, s'écria:
—Ce n'est pas vrai!
—Tu vois bien que c'est vrai! susurra Julienne.
Il se tut. Il cherchait par quel moyen il pouvait encore parer à sa maladresse. Il ne trouvait pas. Il redoutait tout de Julienne, allant jusqu'à la croire méchante, alors qu'elle n'était qu'immorale.
Elle reprit:
—J'en suis très sûre, mais pour en être plus sûre encore, je veux que tu me dises toi-même que Pauline est sa maîtresse.
—Alors, tu n'en es pas sûre?
—Si, mais je veux que tu l'avoues.
Réderic garda le silence.
—Tu ne veux pas parler? dit Julienne. Écoute. Si tu ne prononces pas cette phrase: «Pauline est la maîtresse de M. de Rocrange», dès demain j'écris une lettre anonyme à M. Facial. Me crois-tu capable d'écrire une lettre anonyme?
—Oui.
—Eh bien, je ne te demande que ces seuls mots: «Pauline est la maîtresse de M. de Rocrange», et je te promets, tu entends, je te promets que je garderai ce secret aussi fidèlement que toi.
Réderic réfléchit un instant. Puis, craignant les conséquences que pouvait avoir son entêtement, bien inutile d'ailleurs, puisque Julienne semblait tout savoir, il se décida et dit:
—C'est vrai, Mme Facial est sa maîtresse.
Une joie maligne éclaira le visage de Julienne.
—Et maintenant, des détails! fit-elle.
—Ah! misérable femme! s'écria Réderic, s'apercevant qu'il avait été joué.
Il la repoussa d'un geste, s'habilla avec colère et partit.
Cependant, Julienne tint parole. Elle fut discrète. Elle n'avait point l'intention de faire du tort à Pauline. Elle se contenta de savourer la satisfaction de quelques traits mordants qu'elle lui décocha en tête à tête, et qui eussent eu le privilège d'inquiéter sérieusement Pauline, si, parvenue à cette période de fatalisme où elle attendait avec indifférence une solution, n'importe quelle, à la fausseté de son état, celle-ci n'eût pas été insensible au risque que courait son secret en de pareilles mains. Pauline ne daigna pas même prier Julienne de se taire. Que lui importait qu'on sût son amour pour Odon? Elle avait hâte d'échapper à l'atmosphère lourde qui l'accablait. Et si l'orage purificateur tardait trop à éclater, n'était-elle pas presque décidée à le provoquer elle-même?
Julienne fut quelque peu stupéfaite de cette superbe tranquillité.
«Il ne faut pas qu'elle se croie plus forte qu'elle n'est, maugréa-t-elle déçue. Elle pense pouvoir se passer de moi, c'est bien: mais elle compte vraiment trop sur ma bonté. Si elle s'était confiée à moi, je lui aurais été entièrement dévouée, et mes services ne lui eussent pas été inutiles. Elle veut agir seule, à son aise! Je ne ferai rien pour lui nuire, quoique cela me soit facile: mais si son assurance lui porte malheur, ce n'est pas moi qui la plaindrai.»
Très marri d'avoir à revenir bredouille auprès de Facial, persuadé, du reste, que si Facial soupçonnait sa femme, c'était qu'il y avait quelque chose, et encore plus persuadé que, s'il y avait quelque chose, Julienne le savait, Chandivier se décida, pour sauvegarder son amour-propre, à faire une nouvelle tentative. Mais, cette fois, il ne voulut pas s'engager en personne. Il s'avisa que quelqu'un qui fût plus dans l'intimité de Julienne que lui aurait plus de succès. Il songea que Sénéchal pourrait être ce quelqu'un et que celui-ci serait enchanté de se charger d'une mission si propre à le flatter et à l'intéresser. Il le dépêcha donc à Julienne, après avoir sommairement excité sa curiosité, et attendit l'effet de ce machiavélisme.
Lorsque Julienne vit que Sénéchal s'en mêlait, elle pensa tout de suite:
«Pauline est perdue: ça lui vient bien!»
Elle crut d'abord que le sénateur en savait long; et ce fut presque avec désappointement qu'elle s'aperçut qu'il était encore moins avancé qu'elle et n'avait pas même une idée du nom de l'amant. Elle hésita. Renverrait-elle Sénéchal comme elle avait renvoyé son mari? Ou plutôt ne profiterait-elle pas de lui pour le lancer comme un excellent chien de chasse sur la bonne piste, et obtenir ainsi les détails de cette histoire qui l'intriguait tellement? Elle ne résista pas à l'envie qui la démangeait. En somme, que devait-elle à Pauline? Rien, puisque celle-ci non seulement ne lui avait rien demandé, mais ne lui avait rien confié. N'était-ce pas déjà charitable d'user de ce qu'elle savait avec tant de discernement et de réserve? Et puis, une fois bien documentée, son bon cœur la pousserait peut-être à être utile à Pauline malgré elle!
—Va donc voir, dit-elle à Sénéchal, ce qui se passe l'après-midi au numéro 31 de la rue d'Argenteuil. Informe-toi, prends des renseignements, recueille des observations, le tout avec la légèreté et le savoir-faire qui te distinguent, et n'oublie pas de me tenir soigneusement au courant de tes moindres découvertes.
Elle ne lui en dit pas davantage. Cela suffisait. Avec son flair, au bout de huit jours de campagne, le sénateur aurait rapporté une ample provende.
Sénéchal promit ce qu'on voulut: vigilance, célérité, discrétion. Il aurait fait des bassesses pour assister à la naissance d'un «potin parisien». En être le père, l'engendrer, le constituer de toutes pièces était une rare aubaine. Son imagination partait. Il se voyait déjà colportant la nouvelle de salon en salon, de rédaction en rédaction, de couloirs en couloirs; il se figurait les étonnements, les exclamations; il jouissait d'avance du bruit de son œuvre roulant dans Paris. C'était sa suprême volupté.
—Je les tiens! fit-il jubilant, lorsque Chandivier vint s'informer du résultat de son ambassade.
—Quel est l'heureux coquin?
—Oh! vous allez trop vite. Attendez. Cela n'aurait aucune saveur, s'il n'y avait pas une part d'imprévu.
—Qui tenez-vous donc?
—Les oiseaux: ou plutôt, je tiens le nid.
En possession de l'adresse, Chandivier se jugea en mesure d'édifier Facial. Il courut chez celui-ci, et le trouva en train de fouiller, pour la vingtième fois peut-être, le meuble secrétaire de sa femme.
—Regarde ce que je viens de découvrir, fit Facial en brandissant une feuille de papier brouillard arrachée à un buvard et maculée d'encre. Regarde, la date y est, c'est tout frais, c'est d'hier.
Il mit la feuille devant les yeux de Chandivier en la tenant à contre-jour. On pouvait lire, après la date très distincte:
«Cher... (ici un mot illisible.) Demain... une après-midi toute à nous... (d'autres mots illisibles au milieu desquels on épelait:)... amour... souffrir... voie naturelle du cœur... dégoût... en finir...»
—C'est de ta femme? demanda Chandivier.
—Oui. Si je savais à qui ce billet a été écrit! Mais où aller? où la prendre maintenant?
—Je vais te le dire.
—Tu as un renseignement? Ta femme a parlé?
—J'ai l'adresse. C'est 31, rue d'Argenteuil. Tu ne diras pas que je ne me suis pas occupé de toi!
—31, rue d'Argenteuil? répéta Facial d'un air hébété. Mais le nom... le nom du misérable?
—Le nom, je l'ignore: tu pourras aisément l'apprendre au moyen de l'adresse, 31, rue d'Argenteuil...
Chandivier se frappa tout à coup le front.
—Sacrebleu! fit-il, je connais cette adresse! Qui diable déjà demeure là?
Facial apporta un Tout-Paris. Ils cherchèrent. A l'adresse indiquée, le nom de Rocrange tomba sous leurs yeux.
—Parbleu! c'est Rocrange! s'écria Chandivier. Je me disais aussi... Ce n'est pas étonnant que j'aie son adresse dans la tête: je lui ai deux fois envoyé de la part de Julienne des invitations, auxquelles d'ailleurs il ne s'est pas rendu.
—Imbécile que je suis! soufflait Facial. Rocrange! Comment n'ai-je pas deviné...
Il essuya son crâne moite de sueur.
—Quatre heures, dit-il en tirant sa montre. J'y vais.
—De la prudence, au moins! lui recommanda Chandivier. Ne t'emballe pas; sois calme.
—Je suis très calme, répondit le mari de Pauline.
13, rue d'Argenteuil, Facial se présenta avec beaucoup de dignité au concierge.
—M. de Rocrange?
—C'est ici.
—Est-il chez lui?
—Non, monsieur.
—Inutile de me tromper. Il est chez lui, avec une dame. Je suis le mari. Combien vous donne-t-il pour vous taire?
—Cinq cents francs.
—En voici mille. Au besoin, pourriez-vous témoigner de ce que vous savez en justice?
—Dame, Monsieur... Devant la noblesse de monsieur, j'irais jusqu'à témoigner en justice.
—C'est bien.
—Au premier, la porte à gauche. Sonnez trois coups brefs, le valet de chambre vous ouvrira.
Facial s'engagea dans l'escalier, dont il gravit les marches, l'une après l'autre, posément.
XI
Pauline était arrivée vers une heure. Depuis longtemps, elle n'avait pas eu une après-midi à elle, une après-midi entière à consacrer à son amour. Énervée par la fausse vie qu'elle menait, son cœur aurait eu besoin de nombreuses journées d'indépendance pour se retremper et reprendre courage. Au lieu de cela, c'étaient chaque fois de nouvelles combinaisons à faire pour gagner un instant de bonheur, toujours troublé par l'idée du départ précipité, toujours empoisonné du sentiment odieux qu'il n'était obtenu que par supercherie. Sa tristesse était profonde. Odon, auquel cette souffrance n'échappait pas, essayait en vain de réconforter son amie. Lui-même devait s'avouer qu'une situation pareille ressemblait plus à un rapide campement devant un mirage fuyant, qu'à l'installation bienheureuse dans la terre promise. Et cependant, il s'effrayait, lorsqu'il voyait sa maîtresse supporter avec tant d'impatience le joug de la société; il s'effrayait pour elle, et se demandait si elle savait bien à quoi elle s'exposait en voulant le secouer. Ne présumait-elle pas trop de ses forces? Ne se repentirait-elle pas de sa témérité, aussitôt qu'elle se sentirait abandonnée, injuriée, souillée? Comprenait-elle que le défi aux mœurs, c'était la mort civile? Il la supplia de prendre patience, de retarder le plus possible un éclat que, les circonstances changeant, elle pourrait peut-être parvenir à éviter. Mais elle manifestait une telle horreur de sa vie actuelle, qu'Odon commençait déjà à faiblir et à entrer dans ses vues.
Ce jour-là, il la trouva particulièrement abattue et impressionnable. Il crut même qu'elle souffrait physiquement.
—Je suis inquiet de votre santé, dit-il.
—O Odon? fit-elle en se jetant à son cou, je n'en puis plus, je suis lasse, je succombe à cette tâche qui froisse ma conscience et ronge mon âme. Ne prends plus la peine inutile de m'encourager à la résignation. Je ne veux plus me résigner. La résignation est indigne. Elle est pour moi un supplice moral de toutes les heures; et ce supplice, je ne veux plus qu'il me gâte une existence rendue exquise et désirable par toi. Tu es un homme: tu ne peux savoir ce que sont ces duplicités continues qui constituent l'existence d'une femme qui a le malheur d'aimer. Il y a des femmes qui s'en accommodent; il y en a même pour qui elles sont une jouissance raffinée et qui les considèrent peut-être comme l'agrément suprême de l'amour. Moi, je les hais. Le visage me fait mal, chaque fois qu'il me faut le contracter et lui faire exprimer ce que je ne pense pas. Je sens le fard sur mes joues comme un masque de chaux vive. Les paroles mensongères qui sortent de ma bouche me brûlent les lèvres en passant. Mes actions factices m'épouvantent comme des fantômes de désolation et de crime. J'abhorre l'adultère, parce que j'adore l'amour. Transformons notre adultère en amour, Odon: il le faut: je mourrais d'avoir encore à poursuivre longtemps une si basse comédie. Je t'aime, et au gré du monde je dois faire semblant d'en aimer un autre! Je t'aime, et je suis tenue d'affecter la plus profonde indifférence pour toi, toi ma vie! Je t'aime, et alors que ce seul sentiment remplit mon âme, on veut que je rie, que je cause, que je fasse de l'esprit ou de l'ingénuité sur mille sujets qui ne m'intéressent pas et en compagnie de personnes qui m'intéressent encore moins! Non, non, cela ne peut durer. Mes émotions sont trop pures et trop violentes pour se prêter, ainsi que des mimes, aux déguisements et aux jongleries. Assez! assez! j'en ai assez! Je te veux comme une honnête femme veut l'homme qu'elle aime: honnêtement et loyalement, à la face du monde et sous l'œil de Dieu.
—Ma chérie, dit Odon, vous êtes bien troublée par les misères de notre condition terrestre!
—Dites de notre condition sociale, et vous aurez raison.
Odon sourit.
—Chère ange, moi aussi, je rejetterais volontiers ces chaînes d'esclavage qui gênent si cruellement l'essor de nos plus ardents désirs. Je les ai même rejetées déjà en partie: car depuis que vous êtes à moi, je ne m'occupe plus guère du monde, de ce qu'il dit et de ce qu'il fait; je ne l'entends que de loin, comme le vague bruit d'une houle qui ne m'atteint pas; je suis prêt à l'abandonner à ses vanités et à ses clapotements; et tout en déplorant que je ne puisse vous aimer qu'en dépit de lui, je mets mon amour tellement au-dessus de ses stériles joies, que pour un seul de vos baisers je sacrifierais gaiement les satisfactions qu'il peut encore m'offrir. Mais, Pauline, comme vous venez de le dire, je suis un homme: même après avoir contrevenu au monde, l'avoir méprisé, maltraité, scandalisé, je puis y rentrer quand je veux. Ce ne serait point un véritable sacrifice, un sacrifice fatal comme celui que vous feriez. Je n'ai donc point à m'occuper de ma situation; elle n'est pas la vôtre, ou plutôt, malheureusement, la vôtre n'est pas la mienne. Vous seule êtes en jeu, et vous comprenez que je ne puis, sans frémir pour vous, songer au bouleversement profond que subirait votre existence. Je parle ici comme un ami, qui serait amené à étudier votre cause et à prendre avec vous le parti le plus favorable: car pour moi, pour mon égoïsme d'amant, je ne saurais qu'appeler de mes vœux une solution qui vous perdrait pour le monde et vous donnerait toute à moi.
—J'ai déjà suffisamment pesé les termes de ce dilemme: l'amour honnête, complet, heureux et le déshonneur, d'un côté; de l'autre, l'honneur avec l'amour malhonnête, incomplet, malheureux. Et j'hésiterais! Est-ce que je tiens à cet honneur artificiel et faux que l'on a coutume de considérer, je ne sais pourquoi, comme le suprême bien d'une femme? Quels avantages me procure-t-il? Etre reçue chez des personnes comme Mme Chandivier, Mme d'Orgely, Mme Sermais, dont je me soucie en somme assez peu et qui n'ont pour moi aucune amitié de cœur; les recevoir à mon tour; être saluée plus ou moins bas dans la rue par des messieurs que je connais plus ou moins mal; habiter avec mon mari que je n'aime pas et qui prend prétexte de ma fidélité pour s'arroger le droit de pénétrer quand il veut dans ma chambre! Voilà ce que me rapporte «l'honneur»! Ah! si j'y croyais à «l'honneur», si ma conscience me l'imposait, il serait beau et fier de renoncer à l'amour en faveur de ce que je regarderais comme le devoir! Mais je n'y crois pas: ou plutôt, je sens profondément que «l'honneur» est une chose injuste et misérable. Il n'y a aucune lutte en moi: ou s'il y en a une, ce n'est point entre le devoir et la passion, mais entre ce qui m'apparaît comme le seul idéal vraiment moral, vraiment droit, et je ne sais quelles vieilles habitudes de superstition et de lâcheté qui tourmentent encore quelquefois ma faible nature.
Odon comprenait à merveille ces paroles et la situation où se débattait sa maîtresse. Son estime pour elle grandissait jusqu'à l'admiration. Jamais il n'eût cru possible qu'une femme ayant tout pour être heureuse, heureuse comme le monde l'entend et comme d'habitude les femmes le convoitent, étant riche, jeune, belle, spirituelle, entourée, flattée, possédant un mari avouable et représentant bien, facile à vivre et facile à tromper, et un amant sur l'amour et sur la discrétion duquel elle pouvait compter, qu'une femme si parfaitement fortunée s'employât elle-même à l'écroulement de sa fortune, poussée par un besoin supérieur d'austère renoncement et de sublime vertu. Mais il ne pouvait accepter cette abnégation avant d'avoir épuisé les ressources de sa raison et de son éloquence à en détourner Pauline. Avant tout, il devait travailler au bonheur de celle qu'il aimait. Sa conscience, sa délicatesse, sa générosité lui défendaient de songer à lui. Ah! certes, la perspective d'unir complètement leurs deux vies faisait bondir son cœur de joie! Mais elle, elle, son courage serait-il assez vaillant pour soutenir sans y succomber le poids énorme de la réprobation? Trouverait-elle dans l'amour de son amant, quelque grand qu'il fût, une compensation suffisante aux brûlures d'amour-propre qu'il lui faudrait souffrir?
—Pauvre enfant, dit-il plein de pitié pour elle et d'angoisse,—car il sentait que c'était la crise suprême et qu'aujourd'hui même leur sort serait décidé—pauvre enfant, je voudrais vous décourager de votre folle entreprise. Vous n'en voyez pas les périls; vous n'en apercevez pas les suites irréparables. Votre enthousiasme vous aveugle. Pensez-vous qu'on puisse si facilement braver l'opinion, qu'on puisse dire impunément: L'opinion est vile, méchante, déshonnête, je me passerai d'elle pour satisfaire ma conscience et mon droit? L'opinion se venge, et cela d'autant plus cruellement qu'on l'a plus justement méprisée. Je la hais comme vous: elle est perfide et ridicule. Tant qu'on ne l'attaque que par des paroles, elle ne se formalise pas trop: elle se sent si forte, qu'elle sourit à ses censeurs, lorsqu'ils l'apostrophent avec esprit ou éloquence. Elle sait bien que ses plus vifs détracteurs sont les premiers à conformer leur conduite à ses arrêts. Et c'est là son triomphe. Mais oser lui résister par ses actes? Oh! c'est terrible. Regardez autour de vous: où sont-ils les révoltés et les réfractaires? Dispersés, mutilés, anéantis. Eux aussi étaient braves, croyants, affamés de justice et de bonheur. Mais ils présumaient trop de leur armure et de leur sainte cause; le monstre les a étreints et broyés.
Pauline écoutait avec impatience. Pour la première fois, il lui arriva de s'irriter de ce que lui disait son amant. Une sourde colère gonflait ses veines. Quoiqu'elle sût bien qu'au fond Odon pensait exactement comme elle et que, s'il parlait ainsi, c'était moins par conviction que pour sauvegarder sa responsabilité, elle lui en voulait de lui répéter ces trop sages raisonnements qu'elle s'était faits elle-même déjà cent fois.
Elle ne voulait plus discuter. Son parti était pris maintenant. Revenir en arrière et éterniser d'inutiles débats ne servait qu'à l'entêter davantage.
Brusquement cruelle, et visant au cœur, elle s'écria:
—Tu ne m'aimes pas!
Odon pâlit. Il esquissa un geste de supplication; mais il n'eut pas le temps de prononcer un mot.
—Non, tu ne m'aimes pas, poursuivait-elle avec violence! Si tu m'aimais vraiment comme je veux qu'on m'aime, tu ne résisterais pas par de froides raisons à ma volonté faite de passion et de larmes. Entends-tu? Il n'y a plus place chez moi pour de vaines controverses. Je souffre trop! Je meurs, si ma vie ne se transforme pas immédiatement. Aurais-tu peur de me prendre, de m'enlever, de me soustraire à mon odieuse existence? Oh! je sais que tu ne m'abandonneras pas, comme le comte des Urgettes a abandonné Mme de Saint-Géry! Mais peut-être crains-tu le jour où nous n'aurions plus que nous pour horizon, où nous devrions fuir Paris pour quelque lointaine campagne, où l'amour serait notre suprême et universelle ressource. Si tu ne m'aimes pas assez pour me suivre, je suis perdue. M'aimes-tu, dis-moi? M'aimes-tu?
—Pauline! gémit Odon, entraîné par la passion de sa maîtresse et comprenant qu'il ne s'agissait plus que de répondre par tout son amour à l'amour sans bornes dont il se sentait enveloppé. Pauline, tu doutes de moi!
—Non, non, répliqua-t-elle avec exaltation. Tu es mon ange, mon salut, mon tout! Mais que suis-je pour toi, moi, femme que tu aimes, sans doute, que tu n'aimes peut-être pas au point de consentir joyeusement aux sacrifices qu'exigerait de toi l'exclusivisme de notre liaison? Car s'aimer, à notre époque inique, s'aimer c'est se séparer du monde, c'est s'enfermer dans le cloître du sentiment, c'est perdre son droit à la vie sociale pour conserver son droit à la vie du cœur. Es-tu prêt comme je suis prête? Si je savais que tu dusses regretter quelque chose, j'hésiterais, je reculerais: car plutôt souffrir, plutôt mourir que t'imposer un regret! Parle, dis-moi franchement si tu m'aimes assez pour qu'à l'idée de me suivre tu ne sois pas même troublé par l'ombre d'un renoncement.
—Je t'aime, je ne vois que toi! dit Odon.
—Oh! merci, merci! murmura Pauline de toute son âme.
—Comment pourrais-je ne pas t'aimer assez? T'aimer assez! Il n'y a pas de degrés dans mon amour: je t'aime. Ce qui n'est pas toi n'est rien, rien, rien.
—J'en étais certaine, reprit Pauline: je n'ai pas douté de toi un instant.
—Et puisque tu te donnes, comment ferais-je pour ne pas te recevoir avec adoration et respect? Je suis ébloui seulement d'un événement si fabuleux; en face d'une situation si poignante, un tremblement s'empare de moi; j'ai le vertige à te voir dominer avec une si superbe audace et une si noble confiance le gouffre épouvantant de la vie contemporaine. Ah! tu es étrangement belle! Et malgré que je te connaisse comme la plus remarquable des femmes, j'ose à peine croire encore à ton incroyable héroïsme.
—Pourquoi nous épuiser à dénouer le nœud gordien, lorsqu'il est si simple de le trancher?
—Si simple: à condition d'en avoir le courage.
—Ah! mon Odon, s'il ne suffisait que de cela pour conquérir la vraie liberté! Mais je ne me le dissimule pas: ce ne sera pas la liberté de l'amour, ce ne sera que la liberté de nous aimer. La vraie liberté supposerait le consentement unanime des hommes: nous n'aurons que celui de nos deux consciences, de la nature qui nous bercera et de Dieu qui nous bénira.
—Ne souhaitons point l'impossible: tenons nos regards fixés sur la beauté de ce qui est. De par ta volonté, nous sommes libres, libres de nous aimer. Qu'il nous soit indifférent que les autres reconnaissent en nous cette liberté! Nous la prenons.
—Et ce n'est point un coup de tête, dit Pauline; j'y ai réfléchi longtemps; tu as assisté toi-même à la longue et douloureuse genèse de cet affranchissement. Maintenant que ma décision est irrévocable, je me sens soulagée du poids terrible qui m'oppressait. Je suis joyeuse et légère, comme si j'avais à recommencer la vie.
Odon reprit gravement:
—C'est, en effet, une nouvelle vie. Songes-y une fois de plus avant de creuser entre celle-ci et l'ancienne l'abîme infranchissable.
—L'abîme est déjà creusé. Quoiqu'il ne soit encore visible que pour moi, il est déjà creusé et déjà infranchissable.
—Tes relations?
—Je les abandonne avec joie au tourbillon des vanités.
—Tes parents?
—Je n'ai plus de parents, sauf ma vieille tante, si affaiblie par l'âge, si débile d'esprit, qu'elle ne se rend compte de rien. Ma mère est morte, mon excellente mère... et mon père, mon père si bon, si touchant... Heureusement qu'ils ne sont plus! Ils n'auraient pas compris. Si leurs âmes vivent encore, elles savent ce qui est bien.
—Ton mari?
—Lui! c'est surtout lui qui a causé mes souffrances morales. Ai-je le droit de le tromper, cet homme que je n'aime pas, mais qui n'en a pas moins reçu de moi le serment de fidélité? A la fois trop honnête, trop sévère, trop grossier de sentiments et trop imbu de préjugés, il ne se prêterait pas à ce qu'il appellerait une complicité, il ne saurait être l'époux complaisant qui, s'apercevant qu'il n'est pas aimé, tacitement accorde à sa femme la liberté et, au besoin, favorise son bonheur. Je devrais le tromper, continuer à le tromper, bassement, perfidement, m'accommoder aux partages et aux vilenies de l'adultère. Je ne le puis pas, je ne le puis plus. J'ai honte d'avoir remis jusqu'à présent cette nécessaire purification de ma vie. Je n'en veux pas à mon mari; il est conséquent avec lui-même: c'est à moi que j'en veux d'avoir trompé cet homme, qui n'a eu que le tort, en somme, de ne pas discerner dans la petite fille qu'il a épousée la future femme passionnée peu propre à goûter les charmes de l'existence bourgeoise qu'il lui ménageait. Ah! oui, j'ai eu tous les remords de l'adultère. Mais au lieu de revenir à mon mari, ce qui serait une tromperie plus abominable encore, je vais à mon amant.
La vision de ce mari auquel il allait prendre sa femme flotta un instant dans l'esprit de Rocrange.
«Si c'était à moi qu'un autre enlevât Pauline!» pensa-t-il, sans pouvoir soutenir plus d'une rapide seconde cette effrayante hypothèse.
Il savait que Facial n'aimait pas, ne pouvait pas aimer Pauline comme lui l'aimait. Ne se produirait-il pas, néanmoins, chez ce malheureux, un déchirement profond, une blessure peut-être mortelle?
—N'as-tu pas pitié de lui? demanda-t-il.
—Pitié? répondit Pauline en secouant la tête. Son amour-propre souffrira plus que son cœur. Je n'éprouve pas de réelle pitié pour qui n'a pas connu le réel amour.
—Que fera-t-il, lorsqu'il apprendra la vérité?
—Rien d'extraordinaire.
—Se battra-t-il?
—Non. Pourquoi? C'est un homme raisonnable. Il réglera légalement notre situation par le divorce.
—Il ne cherchera pas à te reconquérir en pardonnant?
—Jamais. Ayant violé les lois du mariage, je ne mériterai plus d'être sa femme. Il me répudiera avec mépris et dignité.
C'était là, en effet, le vrai Facial: dans les questions de cœur, moins sujet au désespoir qu'à l'indignation, moins disposé à pleurer qu'à sévir. Et Rocrange comprit qu'il n'avait que faire de le plaindre. Toute pitié devait, au contraire, aller à cette pauvre femme, si sensible, si vibrante, broyée si longtemps dans l'étau du mariage moderne. Oh! comme elle avait besoin d'être aimée maintenant, et comme il fallait réparer par une ardeur de baisers et d'adorations le passé lugubre! Odon entourait sa bien-aimée de ses bras, semblait la protéger contre l'entreprise inhumaine de la loi, l'arracher aux étreintes du sort plein de complots. Il contractait avec émotion vis-à-vis d'elle des devoirs extraordinaires: non pas de ces devoirs factices et pénibles auxquels obligent la plupart des situations de la vie, mais de ces devoirs irrésistibles, passionnants, qui ne sont plus même des devoirs, tellement ils accaparent l'âme. Quelle gratitude emplissait son cœur! Il éprouvait cette grande volupté de ne pouvoir assez reconnaître la confiance qui lui était témoignée. Et pourtant, il se sentait libre. Il était bien entendu entre eux qu'ils s'aimaient librement, qu'ils se donnaient librement l'un à l'autre, qu'ils restaient libres jusque dans leurs serments d'amour, si parfois l'entraînement de la passion les portait à s'en faire. Le jour où ils ne s'aimeraient plus, si ce jour jamais pouvait luire, ils n'exerceraient l'un sur l'autre aucune tyrannie. Ils auraient aimé. Ce bonheur leur suffirait. Et il semblait à Odon qu'à ne pas se lier il en aimait mille fois plus Pauline. Il eût pris tous les engagements qu'il eût plu à celle-ci de lui dicter: car l'intérêt de sa maîtresse était la seule chose à quoi il songeât. Mais elle voulait qu'il n'y eût pas d'autre lien entre eux que leur amour. Et n'était-ce point leur véritable intérêt à tous deux? Et à se savoir si libres, ne goûtaient-ils pas davantage le charme d'une liaison exempte de calculs, où les seules fibres du cœur les attachaient plus sincèrement que toutes les promesses? Oh! il l'aimait à tomber à ses genoux, à s'évanouir de joie en sa sainte et lumineuse présence. Que faisait le mari entre eux deux? Il n'était bon qu'à être foulé aux pieds, rejeté, expulsé, pour oser mêler l'arrogance de ses droits caducs à leurs divins épanchements.
Mais tout à coup une pensée terrible vint bouleverser Odon. Comment n'avait-il pas réfléchi à cette objection formidable? Et comment Pauline... Oh! c'était impossible!...
—Ton fils? bégaya-t-il.
Le visage de Pauline ne se troubla pas.
—Ton fils! ton enfant! ton Marcelin pour lequel ton cœur de mère bat aussi fort que ton cœur d'amante pour moi, l'as-tu donc oublié? Cette seule apparition ne va-t-elle pas renverser d'un souffle l'édifice présomptueux de notre amour?
Odon attendait, haletant.
En une appréhension fatale, il eut la vision de l'enfant rappelant la mère, sinon au devoir, du moins au sacrifice. Il trembla devant la puissance des bras tendus criant: Ma mère, je suis le lien sacré qui vous unit indissolublement à mon père! Briserez-vous ce lien? Me priverez-vous de mon protecteur naturel, de celui qui m'a engendré, de mon père? Et qui vous dit que je ne l'aime pas, mon père? Est-il moins mon père que vous n'êtes ma mère? Avez-vous le droit, après m'avoir mis au monde, en collaboration avec lui, de dissoudre la famille dont je suis né? L'avez-vous ce droit? Ah! moi, l'enfant, je suis là, et pour moi vous devez tout supporter, tout souffrir. Il vous est défendu de changer, par votre bon plaisir, les conditions de ma naissance. Le sang parle. Le sang est plus fort que tous les caprices; il prime même les passions les plus irrésistibles et ordonne d'y résister. Moi, qui suis là, je vous interdis de vous unir à un autre, tant que mon père est vivant.
Et pourtant, Pauline avait l'air de ne pas entendre cette supplication filiale.
Que se passait-il dans sa tête qui restait calme, comme si Odon ne venait pas d'évoquer devant elle le plus redoutable adversaire de leur amour? Odon considérait sa maîtresse, l'interrogeant du regard avec anxiété, étonné de ne pas la voir changer de couleur, se troubler, pleurer, se tordre les mains.
Pauline n'avait pas sourcillé: la question était depuis longtemps résolue pour elle. Mais elle hésita quelques minutes devant l'aveu qu'elle avait à faire à son amant.
Ce fut d'une voix très basse, quoique extrêmement tranquille, qu'elle prononça enfin:
—Mon mari n'est pas le père de mon enfant.
Odon tressaillit. Une sueur froide couvrit subitement ses tempes.
—Que dis-tu? fit-il, avec effort.
Pauline répéta ce qu'elle venait de dire, mais avec un léger tremblement, alarmée qu'elle était de l'effet que cette révélation semblait produire sur Odon.
Rocrange se dressa violemment. Il fit quelques grands pas dans la chambre, comme frappé de folie, la tête entre les mains et poussant de rauques exclamations.
—Odon! Odon! gémit Pauline consternée.
Odon s'avança sur elle, lui saisit les poignets et les yeux égarés cherchant ses yeux pour les fixer furieusement:
—Tu as eu un autre amant que moi? vociféra-t-il... Ah! tu as eu un autre amant que moi?
Une jalousie atroce le remuait, jalousie brutale, irraisonnée, qui venait de s'abattre sur lui et de l'étreindre, quoique l'instant d'auparavant il se fût refusé à croire qu'il pût être sujet à une pareille passion.
—Réponds! réponds, Pauline! criait-il. Quel est l'homme qui est le père de ton enfant? Quel est celui qui t'a possédée d'amour avant moi? Ah! je te croyais pure, et voici que tu as eu un amant, un amant que tu as aimé comme moi, plus que moi peut-être! Pauline, tu viens de déchirer mon cœur effroyablement.
Des larmes jaillissaient de ses yeux et devant ce désespoir Pauline se sentait défaillir.
Mais elle réagit de toute l'énergie dont son âme était capable. Maîtrisant l'affreuse émotion qui la poignait, elle attendit qu'Odon eût exhalé le premier flot impétueux de sa douleur; et lorsqu'il se fut tu, la poitrine seulement secouée encore de sanglots, elle commença, d'une voix qu'elle fit le plus douce et le plus calme possible:
—Oui, Odon, j'ai eu un amant avant toi, et si je ne te l'ai pas dit jusqu'ici, c'est qu'au moment où je t'ai aimé il ne jouait plus aucun rôle dans la mémoire de mon cœur. J'avais encore moins à te parler de lui que de mon mari. Il est mort d'ailleurs, cet homme avec qui j'ai connu les fausses joies de l'adultère, il est mort, et son souvenir est mort depuis longtemps. Si cet enfant n'était pas là, pour me rappeler parfois son père, évoquer de l'oubli cette figure disparue, qui a pu jadis, alors que je n'avais pas accompli le pèlerinage de l'amour, m'en dresser le fantôme à un coin de ma route, si cet enfant, qui fait mon orgueil, ne m'inspirait en quelque sorte une reconnaissance rétrospective pour celui qui me le donna, je n'aurais qu'un regard d'amertume à jeter sur un passé vide et morne. Je ne l'ai point aimé, cet homme qui fut mon amant. Mérite-t-il ce titre? Il n'a su ni dompter mon âme, ni éblouir mes sens. Je suis restée froide et désolée comme après une effroyable ironie. Pourquoi t'être livrée à lui? diras-tu. Hélas! c'est pour la même raison qui m'a fait épouser mon mari. La femme cherche toujours à aimer. Jusqu'au moment où elle aime vraiment, où elle sait à n'en pas douter qu'elle aime, bien des tentatives infructueuses ont lieu. Où sont-elles les privilégiées qui ont trouvé du premier coup l'amant prédestiné et ont eu l'ineffable gloire de s'offrir vierges à ses baisers? S'il y en a auxquelles fut départi ce bonheur, qu'elles l'imputent à une faveur spéciale de la providence. La plupart, j'entends de celles qui aiment, ont à éprouver l'amère vanité des désirs humains, avant d'en connaître la possible et magnifique floraison. Heureuses, bienheureuses encore quand elles la connaissent! O mon Odon, vierges! Étais-je moins vierge parce que mon corps avait été possédé? Mais c'est toi, c'est toi qui m'as rendue femme! Auparavant, quoique femme mariée et femme adultère, je n'étais pas encore femme. Il me manquait le sens divin de l'amour. C'est toi qui m'en as dotée: ou plutôt qui l'as découvert, excité, fécondé en moi. N'as-tu point eu ma vraie virginité? N'es-tu point mon premier, mon seul, mon parfait amant, mon époux et mon maître? Odon, Odon, c'est toi que j'aime, je n'ai aimé que toi!
Odon sanglotait toujours, mais son regard s'était adouci. Il comprenait qu'il avait eu tort de s'emporter et que cette femme admirable ne perdait en rien de sa valeur pour avoir erré, longtemps erré à la recherche de l'inappréciable trésor. Lui-même avait eu des maîtresses, et en grand nombre: et osait-il dire qu'il n'en avait pas aimé quelques-unes? Et pourtant, lui aussi se sentait vierge, vierge par le renouvellement qu'apporte tout amour.
—Je ne t'en veux pas, Pauline, prononça-t-il, mais à voix triste encore.
Il ne pouvait pas se remettre si vite du coup inattendu qui l'avait frappé, quoique sa raison eût déjà pris le dessus et lui représentât l'injustice de sa douleur.
Pauline continua:
—Et l'eussé-je aimé, l'eussé-je aimé comme je t'aime, te serait-il permis de conclure que mon amour actuel n'est pas entier et sans mélange? Ne devrais-tu pas, au contraire, être fier d'avoir aboli dans mon cœur les autres sentiments qui auraient pu le partager? Enfin, et avant tout, n'étais-je pas libre de me donner, alors que je ne te connaissais pas et que je n'aurais pu me donner à toi? D'où viendrait que, même dans le cas où j'aurais aimé, tu pusses être peiné de mon passé?
—C'est vrai, dit Odon, j'ai agi sous l'empire de la folie: pardonne-moi.
—Je n'ai rien à pardonner: pour folle qu'elle était, cette jalousie était de l'amour.
—Pardonne-moi, Pauline, je t'ai offensée. En poussant mon cri d'indignation égoïste et dément, je me suis ravalé au niveau des tyrans et des pharisiens, qui entendent bien que la loi soit violée, mais à leur profit seulement. Le cœur est le cœur: comment exigerais-je qu'il reste enseveli sous un linceul de mort jusqu'au moment où j'apparais pour lui souffler la vie? Si ton cœur n'avait pas été agité depuis longtemps par l'éternel désir, te serait-il possible maintenant de m'aimer comme tu le fais? Oh non! et j'étais ridicule de supposer que, douée de passion, tu fusses demeurée jusqu'ici sans risquer un pas à la poursuite du bonheur. Que tu te sois déjà donnée, que tu en aies aimé un, deux, plusieurs, qu'ai-je besoin de m'en préoccuper, aujourd'hui que tu es à moi et que je te tiens frémissante dans mes bras? Le présent et l'avenir sont la seule chose qui compte; le passé en a été la préparation; et si le présent charme, c'est que le passé a été ce qu'il devait être. Pardonne-moi, Pauline: tu m'aimes, et je ne veux savoir que cela.
La noblesse de ces paroles toucha vivement la jeune femme. Elle n'était cependant pas entièrement satisfaite: les efforts d'Odon pour se dompter étaient trop visibles. Elle voulait que son amant n'eût contre elle pas même l'ombre d'un de ces griefs secrets, dont on rougit, qu'on est le premier à condamner, mais qui n'en tourmentent pas moins le cœur.
—Je crains que tu ne m'en veuilles, au fond, dit-elle. Avoue que j'ai descendu quelques marches du piédestal sur lequel tu te plaisais à m'ériger.
—Au premier moment, oui, répondit Odon. Je ne réfléchissais pas que dix ans de mariage avec un mari qu'on n'aime pas justifient toutes les conséquences.
—Je n'ai pas besoin d'être justifiée, mais d'être comprise.
Elle lui raconta l'histoire de son adultère. Elle n'en céla ni les hontes, ni les déboires; elle insista même sur le côté navrant de cette aventure. Elle se dépeignit telle qu'elle était à cette époque: irritée de la désillusion de son mariage, impatiente d'aimer, prenant pour de l'amour les moindres palpitations de son cœur inexpérimenté, et finalement donnant dans le premier panneau tendu sous ses pieds par un bel égoïste. Oh! elle n'avait pas été longue à s'apercevoir de sa bévue; mais elle s'y était entêtée, espérant toujours, malgré tout, jusqu'au moment où la brutalité indubitable des faits l'avait laissée gisante sur le carreau, à jamais rebutée, croyait-elle, de chercher le bonheur par l'amour. Cette expérience lui avait suffi. Elle avait réfréné en elle ses besoins de vie sentimentale. Elle en était arrivée à douter de l'amour, ou du moins, car elle ne le sentait que trop bouillonner stérilement dans son sein, à douter que sa réalisation fût possible sur la terre.
Odon l'écoutait parler, et, peu à peu, à mesure qu'il pénétrait mieux le passé de celle qu'il aimait, passé que, quoiqu'il se défendît de désirer y toucher, elle tenait à lui faire connaître dans ses détails, le sentiment pénible qui l'avait ému se transformait en ardente sympathie.
—Pauvre amie! répétait-il, tandis que se succédaient les stations de ce calvaire.
La pitié gonflait son cœur et n'y laissait plus de place pour la moindre amertume. Pauline savait si bien le mêler à sa vie, qu'il en éprouvait lui-même les impressions, la sentait, la comprenait, et partant n'avait plus rien à en pardonner ou à en excuser. Bien plus, à voir cette âme se dévoiler davantage, il concevait d'elle une admiration toujours plus profonde, car il s'étonnait de trouver qu'elle avait tellement eu soif d'idéal et depuis si longtemps avait souffert de la disproportion entre ses aspirations merveilleuses et l'indigence du sort qu'elle avait subi.
—Et il y a huit ans que cette histoire s'est passée? demanda-t-il, lorsqu'elle eut fini.
—Il y a huit ans.
—Et depuis?
—Depuis, ce fut la mort de mon âme, ou plutôt, car ses blessures étaient bien vives, son affreux supplice, l'enfer du doute, du désespoir, de la fausse résignation, qui cherche à maintenir la révolte, sans parvenir à autre chose qu'à doter le visage du masque d'indifférence et de politesse sous lequel les passants ne sauraient deviner qu'un monde terrible palpite: jusqu'au jour providentiel où je t'ai rencontré, mon Odon, et où j'ai cru que l'univers allait s'effondrer sur moi, pour avoir trouvé, enfin! enfin! le bonheur dans deux bras amis.
—N'as-tu vraiment pas essayé durant ces huit ans de te donner à un autre homme?
—Non, fit Pauline: l'amour que je concevais était si haut, qu'il me semblait impossible qu'il se trouvât quelqu'un capable d'y répondre. Bien des hommes m'ont fait la cour; en tous je démêlais l'égoïsme cynique, la sensualité grossière, la vanité stupide. Aucun ne m'aimait vraiment, et, comme avec les années l'idéal que je me créais de l'amant se complétait et grandissait, aucun, même parmi les meilleurs, ne me paraissait digne d'être aimé. Au spectacle des misérables intrigues qui se nouaient et se dénouaient autour de moi, je n'étais que plus décidée à abandonner aux âmes médiocres de si méprisables commerces. J'avais renoncé à croire; la foi était partie enlevée par les serres de la déception. Il fallait un miracle pour me sauver: le miracle s'est produit. Dieu que j'avais renié s'est manifesté au moment où je ne m'attendais plus qu'au néant, et je suis maintenant en adoration devant sa bonté et sa puissance.
—O Pauline! dit Odon, tu es la plus noble, la plus rare des créatures. Je suis un misérable de t'avoir soupçonnée d'une faiblesse. Une faiblesse, bon Dieu! Quelle prétention avais-je? Mais je te voulais sans tache, comme la divinité pure à laquelle on a dressé un autel et qu'on pare de toutes les vertus. Et, mauvais croyant, il m'avait semblé qu'un nuage passait sur ta blancheur immaculée. Mais, voilà que tu m'apparais maintenant plus éblouissante qu'avant. Oh! pardonne, pardonne!
Cette fois, c'était sincère et profond. Ce n'était plus seulement sa raison qui le poussait à rendre justice, mais tout son cœur.
Les yeux de Pauline brillèrent de joie, son âme rayonna.
Odon s'était agenouillé devant elle. Il baisait les plis de sa robe; et sur sa main, la jeune femme sentit tomber une larme.
Ce fut un instant de muette extase. Puis, lorsqu'il se fut relevé, elle se jeta dans ses bras, comme pour y chercher la protection suprême.
—Rien ne pourra m'arracher de toi! balbutiait-elle.
—O mon amie, je serai ton seul, ton véritable époux. Je le vois maintenant, le monde ne saurait être pour toi qu'un désert; la famille même, cette prison où tant, qui soupirent après la liberté, sont retenus par de multiples chaînes, est démolie autour de toi et ne t'offre que des ruines inhabitables; tout t'éloigne de celui auquel la loi t'a lié, tout et jusqu'à l'enfant, qui d'habitude est l'inexorable carcan rivant au même collier de fer deux têtes ennemies. Je n'ai plus d'objection, plus. Je suis convaincu que ton bien comme ton devoir consistent à abandonner ton mari pour me suivre. Je n'appréhende plus pour toi ni les regrets, ni les défaillances. Au point où tu en es, la seule solution possible, c'est la rupture avec un passé de larmes et de mensonge.
—L'honneur même, cet honneur dont on a plein la bouche et qu'on comprend si peu, l'honneur même l'exige.
—Je ne te parle pas de ma joie, Pauline; elle est immense. Oh! nous serons heureux!
—Je le veux, Odon.
—Un avenir de bonheur caché, loin de la foule, loin des vanités et des perfidies, s'ouvre devant nous. Une idéale confiance en Dieu, en la justice, en l'amour remplit nos âmes. Unis par le saint mystère d'une même foi, nous oublierons les hommes, les païens, les barbares. Nous les laisserons à leurs faux dieux et à leurs cultes malfaisants. Chère épouse, tes yeux seront mon univers, tes beaux yeux où se révèle l'unique grâce qui me touche. Peu nous importe le bruit que l'on fera sur nous: il ne parviendra point à nos oreilles. Nous aurons le témoignage de notre conscience, le seul bien nécessaire, et qui ne nous faillira pas.
—Oh! oui, dit Pauline, la conscience, l'honnêteté, l'amour!
Elle appuya sa tête sur le sein de son amant.
Une bénédiction semblait planer sur eux. La douceur de cette heure était si grande, qu'ils ne savaient comment s'exprimer mutuellement leur gratitude.
Ils restèrent longtemps silencieux en une étreinte bienheureuse.
Puis, Pauline dit:
—Dès demain, mon mari saura tout.
Elle avait à peine prononcé ces mots, qu'un bruit de pas se fit entendre dans le salon voisin.
Pauline pâlit affreusement.
La portière s'écarta. Sur le seuil de leur chambre, un homme apparut:
Facial.
XII
Depuis plusieurs heures, Facial se promenait dans son cabinet, en attendant l'entrevue qu'il devait avoir avec sa femme.
Un domestique vint lui annoncer que madame était arrivée.
Il se recommanda encore la plus glaciale, la plus dédaigneuse politesse, boutonna sa redingote, but un petit verre de cognac, et passa au salon où l'attendait Pauline.
Elle se leva à son entrée et lui tendit la main sans affectation.
—Nous ne sommes coupables ni l'un ni l'autre, dit-elle; épargnons-nous mutuellement les reproches et les grands mots.
Facial resta abasourdi de ce début. Il se préparait à subir des attendrissements, des sanglots, une femme se jetant à ses pieds et demandant grâce, et voici qu'il la trouvait aussi calme que lui.
—Asseyez-vous, Madame, dit-il avec un geste vague.
Ils prirent place en face l'un de l'autre, séparés par une petite table.
—Je n'ai pas d'explication à vous donner, fit Pauline au bout d'un instant de silence, et je vous prie de ne pas en exiger de moi. Il doit vous être assez indifférent de savoir pourquoi et comment j'en suis venue à rompre les liens qui nous unissaient. Il est probable d'ailleurs que si je tentais de vous l'expliquer, vous ne me comprendriez pas. Veuillez donc ne considérer que les faits. Ils sont trop évidents pour que je songe à les nier ou à les atténuer. J'en assume la responsabilité.
Facial perdait pied. Il ne concevait pas que Pauline osât se présenter à lui autrement qu'en pécheresse repentante et accablée de honte.
—Ah! misérable femme! s'écria-t-il, oubliant d'un coup ses projets d'impassibilité.
—Ne le prenez pas sur ce ton, dit Pauline, je vous en supplie.
—Comment! Vous m'avez trompé, trahi, déshonoré, vous avez commis un crime épouvantable, vous voilà souillée, couverte de boue, et vous venez tranquillement m'annoncer que vous en assumez la responsabilité! Je crois bien que vous en assumez une de responsabilité, et effroyable! Les conséquences de votre faute seront terribles, terribles...
—Il est inutile de vous emporter: ce qui est fait est fait, et si c'était à refaire, je le referais. Veuillez me dire maintenant quelles sont vos intentions.
Facial la regardait effaré.
—Mes intentions? mes intentions? Vous en parlez avec une légèreté... Ah ça! éclata-t-il, pensez-vous que je vais passer l'éponge sur vos déportements, vous ouvrir de nouveau, comme si de rien n'était, ma maison et mes bras, vous supplier peut-être—telle est votre audace!—de reprendre la vie commune agrémentée de toutes les complaisances? Ne vous bercez pas d'illusions. Ne vous figurez pas que votre pouvoir sur moi soit si grand, qu'il vous suffise de paraître pour reconquérir votre place au foyer. Vous vous traîneriez à mes genoux, que je resterais inflexible. Madame, je ne suis pas de ceux qui pardonnent.
Cette phraséologie mettait Pauline au supplice.
—Je ne suis point venue ici mendier votre pardon, dit-elle. Je ne saurais qu'en faire. Dites-vous bien d'ailleurs que si vous souffrez maintenant à cause de moi, j'ai souffert, moi, pendant dix ans à cause de vous, et ne vous posez pas en accusateur: ce rôle vous convient peu.
—Quelle impudence! fit Facial avec indignation. Mais vous êtes un serpent que j'ai réchauffé dans mon sein!
Pauline haussa les épaules.
«Rien, pas un cri du cœur ne lui échappe!» pensait-elle.
Elle se taisait, hautaine, sous les injures que Facial déversait. Qu'aurait-elle dit? Elle ne pouvait pas lui prêter son cerveau, pour qu'il sentît avec ses sentiments et comprît qu'il n'avait pas le droit de la juger. Il voyait à son point de vue, un point de vue abominable et faux, mais qui était le sien. Que servait alors de répondre?
En proie à une fureur qu'il ne cherchait plus à contenir, Facial se répandait en discours diffus, boursouflés, pleins de périodes déclamatoires et d'imprécations violentes. Il dépassait les bornes, traitait sa femme de fille perdue, la ravalait au-dessous des prostituées, qui, elles, n'ont juré fidélité à personne. Les outrages jaillissaient de ses lèvres. Lui, si châtié d'habitude dans son langage, trouvait d'ignobles insultes à lancer comme des crachats au visage de celle qui lui était intellectuellement et moralement si supérieure. Elle ne bronchait pas; pâle, les traits immobiles, elle laissait passer ce flot d'ordure qui ne l'atteignait pas.
Épuisé, Facial s'arrêta et s'affaissa dans un fauteuil.
—Avez-vous fini? demanda Pauline.
Il se redressa, comme sous un coup de fouet.
—Je n'ai pas encore dit le plus important, Madame, reprit-il foudroyant; je n'ai pas encore prononcé le mot fatal...
—Prononcez-le, interrompit-elle, je n'attends que cela.
—Vraiment, Madame, le divorce ne vous fait pas peur?
Il espérait la voir s'abattre sous l'épouvante de ce mot et mesurer enfin l'horreur de son crime à la grandeur de la punition. Mais elle ne parut pas s'en émouvoir.
Il accentua d'une voix sévère:
—Le divorce, Madame! le divorce!
—Je suis heureuse, répondit simplement Pauline, que vous compreniez comme moi qu'une séparation est nécessaire. Vous la voulez légale, tant mieux: l'ordre est une excellente chose, et ma liberté en sera moins précaire. Le divorce est la meilleure solution à notre situation. Si vous avez cru que je me ferais des illusions sur votre tendresse à mon égard, vos paroles me montrent que vous en entretenez sur celle que je vous porte. Vous vous imaginez que «ma faute»—je conserve à mon acte ce nom, puisqu'il est consacré, quoique ma vraie faute, faute bien involontaire et toute d'ignorance, ait été de vous épouser sans savoir ce que c'est que l'amour—vous vous imaginez que ma faute est le résultat d'un de ces coups de tête ou de sang familiers aux femmes peu scrupuleuses, qui durent le temps d'un caprice et dont elles se mordent amèrement les doigts, si, par malchance, le mari découvre et sévit. Vous supposiez que ce mot de divorce allait me prosterner à vos pieds humiliée et brisée, pleurant des serments de repentirs éternels. Vous vous trompez. Ma faute a été voulue et longuement méditée. Bien loin d'en redouter les conséquences, j'étais à la veille de vous découvrir moi-même la vérité. Vous m'avez prévenue: ce n'est pas une raison pour que je change de contenance. Non, je ne crains pas le divorce; je l'appelle, je le désire. Mais ici vous êtes le maître, vous seul avez qualité pour le réclamer, puisque, au point de vue de la loi, c'est vous qui êtes l'offensé.
—C'est bien, Madame, nous divorcerons. Telle était mon intention: vos bravades ne font que m'y affermir.
—Sur quoi baserez-vous votre demande?
—Sur la vérité: votre adultère. Songeriez-vous à le nier?
—Oh non, je vous aiderai même à l'établir.
—Il y a des maris chevaleresques qui en pareille circonstance poussent l'abnégation jusqu'à prendre la faute sur eux. N'attendez pas de moi une telle délicatesse. Je considère l'adultère, même l'adultère de l'homme, comme une chose trop grave pour que je consente à m'en charger. Que m'importe votre honneur, maintenant que vous l'avez perdu. Le divorce sera prononcé contre vous.
—J'entends. Vous m'offririez d'ailleurs ce petit sacrifice, que je n'accepterais pas.
—Tout ce que je puis faire, c'est de ne pas vous traîner devant le tribunal correctionnel pour obtenir votre condamnation. Je délaisse cette vengeance.
—Quelle magnanimité!
—Le nom de votre complice ne sera pas même prononcé dans les considérants. Vous pourrez l'épouser, puisque vous prétendez l'aimer, et essayer de racheter avec lui les torts que vous avez eus avec moi.
Facial se croyait sublime.
—Il est marié, dit Pauline.
—Il peut divorcer.
—Il ne le peut pas: sa femme est catholique.
Facial leva les yeux au ciel.
—Dans quel abîme êtes-vous tombée! Enfin s'écria-il, vous l'avez voulu, Madame, vous l'avez voulu!
—C'est bien. Ne parlons pas de moi. Puis-je vous demander quelles sont les preuves que vous produirez devant les magistrats?
—Des preuves? J'ai des témoignages, des présomptions morales, des faits matériels qui, réunis, formeront un dossier suffisant pour vous confondre.
—Croyez-moi, laissez de côté tout cet arsenal. Il est inutile, puisque j'avoue. Ne désirez-vous pas, comme moi, aboutir par les moyens les plus rapides et les plus simples?
—Sans doute, et si vous avouez cela ira tout seul. Mais il faut un aveu écrit.
—Qu'à cela ne tienne, je vais vous écrire une lettre où je reconnaîtrai explicitement ma culpabilité.
—Comme vous voudrez, fit Facial. D'habitude, les femmes n'avouent pas ces choses-là; leur pudeur les pousse à se défendre même contre l'évidence. Il faut que vous ayez perdu tout sens moral.
Sans répondre, Pauline ouvrit un buvard, prit une feuille de papier et écrivit une demi-page qu'elle signa.
—Cela suffit-il? demanda-t-elle en tendant la pièce à son mari.
Facial la lut deux ou trois fois attentivement.
—Cela suffit, dit-il.
Puis il la serra avec soin dans son portefeuille.
—Et maintenant, Madame, termina-t-il, nous ne nous retrouverons que devant les juges. Que Dieu vous pardonne!
Mais au lieu de partir, Pauline se dirigea vers une porte menant dans les appartements intérieurs.
—Où allez-vous! cria Facial.
—Mon fils... Je vais chercher mon fils.
—Pour quoi faire?
—Pour l'emmener.
Il se précipita et lui barra le passage.
—Vous ne passerez pas!
—Monsieur!
—Je vous le défends!
Elle s'arrêta haletante. Un éclair flamba dans ses yeux.
—Vous oseriez me défendre de prendre mon fils? prononça-t-elle les dents serrées.
—Parfaitement.
—Mais c'est mon fils! rugit-elle.
—C'est aussi le mien, dit Facial.
Une horrible lueur palpita dans l'esprit de Pauline. Son fils! son fils! Facial songeait à le lui enlever! Oh! c'était impossible! Quelle monstrueuse pensée venait de germer là tout à coup, si monstrueuse que pas un instant le soupçon que cela pût se produire ne lui était venu! La séparer de son fils! Ce forfait épouvantable serait-il permis? Non, non, elle se trompait, elle avait mal entendu! Son mari était un homme après tout: il n'allait pas voler un enfant à sa mère!
—Je veux mon fils! supplia-t-elle la tête pleine de vertige.
—Vous ne l'aurez pas.
Alors, en une abondance éperdue de paroles incohérentes, pleurant, défaillant, les mains frissonnantes, elle divagua:
—Vous n'avez pas formé l'infernal projet de m'arracher mon enfant! Ce n'est pas sérieux, ce n'est qu'une effroyable plaisanterie! Dites, dites que vous n'avez voulu que me faire peur! Je suis mère, moi, savez-vous bien? Ce serait me tuer que de m'ôter l'enfant que j'ai porté dans mon sein, que j'ai nourri, que j'ai élevé, qui est mon sang et ma vie! Oh! vous savez cela! Vous ne voudrez pas commettre un crime si infâme! Si vous avez jamais eu pour moi un sentiment qui ne fût pas de la haine, vous épargnerez la malheureuse qui a été votre femme, vous n'exercerez pas sur elle une atroce, une basse vengeance. Vous ne dites rien; vous attendez que je me sois mieux humiliée. Parlez, que dois-je faire pour vous fléchir? Oh! grâce! grâce! L'angoisse m'étreint à la gorge, ma voix se perd, les mots manquent à mon cœur...
C'était enfin la scène que Facial attendait et à laquelle il s'était préparé. Seulement, au lieu que ce fût la femme, c'était la mère qui criait grâce.
Il répondit durement:
—C'est trop tard: il fallait songer à cela avant.
Une nouvelle énergie galvanisa Pauline:
—Vous avez l'audace de séquestrer Marcelin? proféra-t-elle avec un tel emportement, que Facial crut qu'elle allait se jeter sur lui.
—Sa place n'est pas avec vous. Je le garde.
—De quel droit?
—De quel droit? Je crois, Madame, que vous vous méprenez ici étrangement sur vos droits. Apprenez donc que, le divorce étant prononcé contre vous, c'est à moi, en principe, que le tribunal doit confier l'enfant. Il suffit que j'en fasse l'objet d'une demande, et c'est ce qui sera, pour que, malgré tout ce que vous pourrez arguer, le droit de garder Marcelin me soit acquis.
A ces paroles qui éclairaient tragiquement la situation, Pauline sentit tout s'effondrer en elle.
Un dernier espoir restait, auquel elle s'accrocha désespérément. Il fallait pour cela l'aveu terrible. Mais plus rien ne lui coûtait.
Se campant devant son mari, le fixant les yeux dans les yeux, elle dit avec un cinglement:
—Cet enfant n'est pas de vous.
Facial sursauta.
—Il n'est pas de vous, reprit-elle plus ardemment, il est de M. de Hartwald. Car je vous ai trompé autrefois avec M. de Hartwald. C'était à l'époque où il était secrétaire d'ambassade à Paris. Vous vous le rappelez? J'ai fait sa connaissance dans un bal. Il venait souvent ici. Vous l'invitiez. Eh bien, je vous trompais avec lui. Pendant un an, je vous ai trompé; et vous ne vous en doutiez pas. Marcelin est né de cet adultère. Regardez-le, il n'a rien de vous: il ne vous ressemble ni au physique ni au moral. Remarquez son nez, son nez droit, fin, distingué, et ses cheveux, ses cheveux blonds: c'est le nez et les cheveux de M. de Hartwald. Il a, par contre, mes yeux et ma bouche. C'est frappant. M. de Hartwald est mort; cet enfant est à moi seule...
Elle s'arrêta, regardant toujours son mari. Mais celui-ci, après un premier choc de surprise, avait eu le temps de se remettre.
—Ah! par exemple! s'écria-t-il en riant insolemment, vous avez de l'imagination! Ma parole, à vous entendre, on dirait que c'est arrivé! Mais ça ne prend pas! Ça ne prend pas! Marcelin le fils de M. de Hartwald! Elle est bien bonne!
—Vous ne me croyez pas? fit Pauline bouleversée.
—Vous croire? Ah ça, pour qui me prenez-vous? Il est visible que vous venez d'inventer cette histoire de toutes pièces. C'est un mensonge, et qui plus est un mensonge ignoble. Ah! Madame, vous étiez déjà bien bas dans mon estime: vous voici dans la fange jusqu'au cou.
—Vous ne me croyez pas? répéta-t-elle avec accablement.
—Inventez autre chose, ou mieux n'inventez rien du tout. Votre paroxysme vous égare jusque dans le ridicule. Marcelin ne serait pas mon fils! Vous moquez-vous? Vous trouvez qu'il ne me ressemble pas? Vous êtes donc aveugle! Et la voix du sang, Madame, la voix du sang! Est-ce que je me sentirais son père, si je ne l'étais pas?
—Mon Dieu! mon Dieu! gémissait Pauline.
Et elle demeurait stupide devant son impuissance à établir la vérité. Elle ne possédait aucune preuve de ses relations avec M. de Hartwald. Tout avait été détruit. Il n'existait pas un mot de billet, pas une photographie, pas un signe, pas un document quelconque, rien, rien, rien, que sa parole à elle et cette ressemblance qu'elle était la seule à apercevoir.
Alors, folle, elle cria à son mari:
—Rendez-moi la lettre!
—La lettre?
—Oui, la lettre que je viens d'écrire et où je me reconnais coupable. Je ne divorce plus.
—Pardon, Madame: vous ne divorcez plus, mais moi je divorce. Je ne vous rendrai pas la pièce que vous m'avez si légèrement fournie.
—Oh!...
—D'ailleurs, cela ne vous avancerait pas à grand chose. Comme je vous l'ai dit, j'ai des témoignages à faire valoir. La procédure sera un peu plus longue, voilà tout.
—Je me défendrai, je lutterai et peut-être parviendrai-je à jeter quelque doute dans l'esprit des juges. Rendez-moi ma lettre!
—Non.
—C'est une lâcheté!
—Une prudence.
—Mon enfant! mon enfant!
Elle voulut s'élancer. Facial la saisit violemment par les bras et la coucha de force dans un fauteuil. Sans cesser de la maintenir, il appela:
—Victor!
Le valet de chambre parut.
—Prévenez miss Dobby qu'elle ait à emmener immédiatement mon fils là où elle sait. Accompagnez-les.
En proie à une indicible horreur, Pauline se débattit convulsivement. On enlevait son enfant! Elle ne le verrait plus, plus... C'était fini!
—Le voir, râla-t-elle... je veux le voir...
Mais les deux mains atroces de son mari la serraient comme dans un étau, la clouaient, la paralysaient.
—Lâchez-moi!... Oh! ayez pitié, pitié!... Mon Dieu, ayez pitié!...
On entendit, du côté de l'antichambre, une lointaine voix d'enfant:
—Maman! maman!
Pauline se raidit en un suprême effort. Mais ce fut en vain. Elle retomba brisée sous la masse vigoureuse qui pesait sur elle.
Elle cria.
Facial lui mit son genou sur la bouche.
Quelques instants épouvantables se passèrent, pendant lesquels elle crut mourir, tout son pauvre corps tordu comme dans les spasmes d'une torture.
Enfin, Facial la lâcha.
—Vous êtes libre, dit-il.
Elle se leva d'un bond fiévreux et se précipita à travers l'appartement. Elle en parcourut hâtivement les diverses pièces. Le vide, le vide partout. Marcelin n'était plus là. Dans la salle d'étude, un désarroi de livres et de cahiers... Elle baisa en sanglotant ces objets que son enfant maniait encore quelques minutes auparavant, elle les baisa comme des reliques sacrées, et son cœur de mère éclatait dans sa poitrine... Ses lèvres battaient, ses paupières tremblaient nerveusement; elle répétait le nom chéri, tantôt tout bas, comme une prière, tantôt en appels désespérés écorchant sa gorge en feu. Elle reprit deux ou trois fois sa promenade errante de chambre en chambre, lentement maintenant, anéantie, s'arrêtant à chaque détail qui lui évoquait Marcelin. Lorsqu'elle revint au salon, où Facial attendait qu'elle se fût convaincue de l'inutilité de sa révolte, elle n'avait plus l'air que d'un spectre désolé, d'une statue vivante de l'effroi.
La vue de son mari sembla la glacer d'épouvante. Elle porta ses mains en avant, dans un long geste de répulsion. Quelques mots rauques sortirent péniblement de sa bouche contractée.
—C'est vous... c'est vous...
Et elle s'abîma sur le tapis, sans connaissance.
Facial sonna la femme de chambre. Il lui montra le corps inanimé de Pauline. Puis, il prit son chapeau et partit.
Au bout d'une demi-heure, Pauline revint à elle. La femme de chambre l'avait portée sur un lit, lui faisait respirer des sels, étanchait avec un mouchoir imbibé d'eau le sang d'une petite plaie qu'elle s'était faite en tombant.
—Où est mon fils?
—Je ne sais. Il est sorti avec sa gouvernante et Victor.
—Et monsieur?
—Il est sorti aussi. Il n'y a personne à la maison.
Elle s'élança à bas du lit, sans prendre garde qu'elle pouvait à peine se tenir debout.
—Madame n'est pas encore remise; Madame ferait mieux de rester couchée.
—Laissez-moi!...
Elle descendit dans la rue, échevelée, hagarde, semblable à une aliénée.
XIII
—Que vous êtes agaçant, dit Julienne, on ne peut rien tirer de vous!
—Mais, Madame, répliqua Réderic, vous m'interrogez à tort et à travers, vous et ces dames, sur ce que vous vous plaisez à appeler les mystères de l'affaire Rocrange! Que voulez-vous que je vous dise? C'est très simple. M. de Rocrange aimait Mme Facial; Mme Facial aimait M. de Rocrange; Mme Facial, qui, paraît-il, est une femme sincère, ne s'en est point trop cachée; et M. Facial, qui n'entend pas plaisanterie, plaide aujourd'hui même en divorce contre elle. Quoi de plus clair, de plus net, de plus logique? Il n'y a pas ombre de mystère. Les dessous n'existent pas. Tout cela est purement honnête.
—Honnête! s'exclamèrent avec des mines effarouchées la baronne Citre, Mme Sermais et Mme d'Orgely.
—Qu'appelez-vous l'honnêteté? demanda Réderic.
Cette question déconcerta.
—L'honnêteté, c'est de rester fidèle à son mari, risqua enfin la baronne.
—Oh! ma chère, que vous êtes vieux jeu! ne put retenir Julienne.
—En effet, Madame, dit Réderic, c'est là une honnêteté antédiluvienne.
—L'honnêteté est au moins la bienséance, corrigea la baronne, consciente d'avoir émis une niaiserie.
—C'est ça, c'est ça! zézaya Mme d'Orgely sous son éventail.
—Et la bienséance? continua Réderic imperturbable.
Cette fois, personne ne hasarda de réponse.
—La bienséance, reprit-il, voici: tromper son mari avec discrétion et rouerie; s'évader sans bruit de sa tutelle; prendre subrepticement tout le champ possible pour ses ébats et savoir revenir en hâte au moindre signal de la laisse, que l'on a tendue juste à point pour qu'une malencontreuse secousse n'avertisse pas de l'incartade le légitime propriétaire. Certaines femmes sont tenues très court; d'autres ont la laisse étonnamment longue: toutes jouissent autour du poteau marital d'un espace plus ou moins grand où brouter le thym d'amour. Ah! chèvres bienséantes, au poil blanc, à l'œil innocent, jouez tant qu'il vous plaît entre les rocs qui vous dissimulent, derrière les hautes herbes, à couvert des ondulations de terrain; mais ne vous avisez pas de ronger de vos dents fines la corde qui vous retient pour aller gambader à l'aise sur les hauts sommets, où l'air est pur et léger, sans doute, mais où vous ne seriez plus que de vilaines chèvres sauvages indignes de considération. Vous aimez la liberté, mais il vous faut une liberté qui ait l'air de ne pas trop frauder l'esclavage. Vous ne la prenez pas, vous la dérobez. Vous ne sauriez avoir de désirs vifs, francs, joyeux; vous ne connaissez que les envies louches, inavouées, satisfaites en secret comme des vices. L'intrigue est, du reste, votre plaisir. Vous ne trouveriez guère de charme à l'amour, s'il n'était avant tout le fruit défendu, auquel il s'agit de goûter par une adroite et perfide maraude. Vous craignez la passion et vous la haïssez: et lorsque, par miracle il s'en trouve une qui soit autre chose qu'une coquette ou une coquine, vous le lui faites expier avec acharnement. Ah! elle ne trompe pas comme vous: haro sur elle! N'est-ce pas, mesdames, la bienséance consiste dans la déloyauté d'abord, et dans la cruauté ensuite?
Réderic avait fait cette petite exécution sur un ton de persiflage mi-plaisant, mi-acerbe, dont il n'y avait pas lieu de s'offenser, mais qui n'en était pas moins mordant.
—Voyons, Réderic, fit Julienne assez vexée, vous êtes insupportable! En avez-vous encore pour longtemps à faire votre Alceste?
—J'ai fini, belle dame, j'ai fini: le métier est trop peu profitable, et il vaut mieux hurler avec les loups.
—Le monde est tel qu'il est, et ce n'est pas vous qui le changerez. Alors?
—Alors, je n'essaye point de le changer. Je constate les petites crapuleries qui s'y passent, et bien que je ne prenne pas à ces observations un très vif plaisir, je ne suis pas Alceste au point de m'en irriter plus que de raison.
—Et vous consentez parfois à hurler avec les loups, suivant votre exquise expression. Mais, à ce propos, revenons à nos moutons.
—Les avons-nous quittés?
—Réderic, si vous continuez, je me fâche.
—Ma chère, il veut défendre cette pauvre Pauline et son ami M. de Rocrange, dit cauteleusement Mme Sermais. Il est charitable sous son pessimisme. Seulement il procède d'une façon peu intelligente. Ce n'est pas en s'en prenant aux honnêtes femmes qu'on reconstituera l'honneur de celles qui s'exposent. Qu'on sollicite notre indulgence, rien de mieux; nous sommes prêtes à l'accorder; nous vivons à une époque où l'on est indulgent. Mais que l'on exige notre respect pour des femmes si peu soucieuses des mœurs qu'elles semblent trouver du plaisir à se compromettre, c'est vraiment se moquer de nous.
—Très bien, approuva la baronne.
—Je vois que mes clients, puisque clients il y a, sont bien malades, fit Réderic sans s'émouvoir. Il ne me reste qu'à les abandonner à l'inclémence du tribunal.
—Épousera-t-elle au moins son Don Juan? demanda Mme Sermais.
—Mais, ma chère, dit en riant Julienne, ne savez-vous pas qu'il existe déjà une Mme de Rocrange?
—Dans quel bourbier pataugeons-nous! déclama la Sénéchale, qui se délectait à suivre cette conversation.
—Je me le demande, observa Réderic sentencieux.
Julienne se leva et alla lui donner une tape sur les doigts.
—Réderic, je vous intime l'ordre de vous taire. Lorsqu'on vous interroge, vous vous dérobez, et quand on ne désire plus rien de vous, vous manifestez votre vilain caractère par de désobligeantes remarques qui sont peu d'un galant homme.
—C'est dommage que notre incomparable sénateur ne soit pas là, il ferait mieux notre affaire.
—Ne vous désolez pas, il va venir.
—Vous savez, ma belle, dit la Sénéchale à Julienne, que c'est exprès pour vous que ce cher homme assiste à l'audience. Il est si peu curieux de sa nature, et ce linge est si sale à voir laver!
—Ah! fit Réderic, Sénéchal est au Palais?
—Oui, dit Julienne, et nous allons avoir des détails tout frais.
—Quel bonheur! s'écria étourdiment Mme d'Orgely.
—Il est charmant! soupira la baronne.
—Comme le vicomte et la vicomtesse doivent être ennuyés de cette aventure, émit la Sénéchale avec componction. M. de Rocrange s'est comporté...
—Oh! Madame, interrompit Mme Sermais, il a fait son métier d'homme. Il n'y a rien à lui reprocher. Pour Pauline, quelque pitié qu'on ait pour elle, il faut avouer qu'elle est coupable. Je dis coupable plus que malheureuse, car tout dans sa conduite prouve qu'elle a visé au scandale. Ne lui eût-il pas été facile, même en supposant le pire, de s'arranger à étouffer l'affaire, à éviter l'odieux d'un procès en divorce? Mais non, elle a été cassante, elle a rendu la conciliation impossible. Ce n'est point contre son mari qu'elle est partie en guerre, c'est contre la société, contre l'ordre, contre nous.
—Cela se pardonne moins aisément, dit Réderic.
—Et maintenant, demanda la baronne, que va-t-elle faire?
—Elle ne peut pas continuer à habiter Paris, dit Mme Sermais. Personne ne l'a revue, du reste. Pas même vous, chère madame? ajouta-t-elle en se tournant vers Julienne. Vous étiez pourtant de son intimité, je crois?
—Moi? pas du tout. Nous nous fréquentions seulement, ou plutôt elle me fréquentait. Ces derniers mois, je l'avais presque perdue de vue.
Une pendule se mit à sonner.
—Il devrait y avoir un coq sur cette pendule, dit Réderic.
Une rougeur fugitive passa sur le visage de Julienne. Elle reprit vivement sans paraître avoir remarqué l'interruption:
—Sénéchal, qui sait tout, m'a affirmé que Pauline était à Grasse. Aussitôt après l'éclat, elle se serait retirée chez sa tante, puis, quelques jours plus tard, serait partie pour le Midi. Je suppose qu'elle est revenue pour le procès, mais je ne saurais vous le dire au juste.
—Et M. de Rocrange?
—M. de Rocrange est aussi parti.
—Pour le Midi?
—C'est vraisemblable. Réderic pourrait nous renseigner, mais il ne le fera pas.
—Pourquoi ne le ferais-je pas? Vous voulez savoir où est Rocrange? C'est bien simple: il est à Béthanie.
—Comment?
—A Béthanie, loin de l'œil des pharisiens, avec Marie, Marthe et Lazare, fondus pour lui en une seule personne: Lazare qu'il a ressuscité, Marie et Marthe qui l'aiment, l'une mystiquement, l'autre candidement.
—Et pendant ce temps, dit Julienne avec un haussement d'épaules blagueur, on conspire contre lui dans le Sanhédrin! Pour Dieu, Réderic, mon pauvre ami, je ne vous savais pas si simple! Comme l'on se trompe pourtant sur la mine! Sous votre masque froid et méchant, sous vos paroles mordantes, sous la satire perpétuelle de votre vilain rire, se découvre tout à coup la naïveté d'un poétereau romantique. Émile, continua-t-elle en s'adressant à un jeune lycéen qui, la prunelle à la fois allumée et railleuse, suivait avec intérêt cette conversation, Émile, voulez-vous voir un gobeur? Regardez monsieur. Ce grand sceptique qui vous paraît peut-être si fort et si digne de vous servir d'exemple n'est pas autre chose qu'un gobeur.
Émile fit un geste qui indiquait suffisamment qu'il avait jugé Réderic.
—Vous ne connaissez pas Émile? poursuivit Julienne. Un petit cousin à moi, un garçon étonnant. A quinze ans, il vous a des aperçus stupéfiants sur la vie. Ainsi, tenez, l'autre jour, nous jouions aux petits papiers. La question posée était celle-ci: «Quelle est la différence de l'homme et de la femme?» Savez-vous quelle fut la réponse d'Émile? La voici textuellement: «La différence de l'homme et de la femme, c'est que la femme descend du singe, tandis que l'homme y remonte.»
—Est-il possible! se récrièrent les dames avec des gloussements de rires. Si jeune! Où a-t-il appris ces mots-là? Il n'y a plus d'enfants!
Le lycéen jouissait avec modestie de son triomphe.
—Voyons, Émile, fit Julienne, puisque vous êtes si précoce, donnez-nous votre opinion sur M. de Rocrange et Mme Facial.
Émile répondit avec commisération:
—Ils ne sont l'un et l'autre que des serins.
—Un peu osé, pour son âge, mais délicieux! bêla la baronne.
Julienne s'amusait comme une folle.
Sur ces entrefaites, Sénéchal arriva. Il eut un succès d'entrée. Ces dames l'entourèrent, l'accablèrent de questions.
Une fois assis et les attentions suspendues à ses lèvres:
—Ah! mesdames, débuta-t-il, je sors de l'audience. Quel triste dénouement! Se peut-il qu'une femme ait pu se résoudre à laisser traîner devant un tribunal, devant le public, le scandale de sa vie privée! C'est fait: madame... cette dame... cette femme... je ne sais plus de quel nom l'appeler... Bref le divorce a été prononcé.
—Contre elle? demanda Réderic.
—Et contre qui, Monsieur? répondit Sénéchal. Le mari aurait sans doute pu... cela se fait quelquefois... Mais n'était-il pas de son droit, je dirai plus, de son devoir, de ne pas ménager, par je ne sais quel esprit de générosité fort déplacé en l'espèce, l'épouse coupable? Oui, Monsieur: le divorce a été prononcé contre elle. L'avocat de M. Facial a été superbe... superbe et simple, car la cause était fort simple...
—Et cette pauvre Pauline, interrogea Julienne, quelle défense a-t-elle fait valoir?
—Comment, vous ignorez? Elle n'avait pas jugé à propos de se faire représenter. Le jugement a été rendu par défaut.
«Drôle de femme!» pensa Julienne.
De moins en moins elle la comprenait.
Mme d'Orgely et la baronne s'exclamaient:
—Par défaut! C'est inconcevable! Elle ne s'est pas défendue!
—J'avais, un instant, l'intention d'assister à la séance, disait Mme Sermais; par pudeur, par crainte qu'on attribue à la malignité une curiosité bien naturelle, par gêne aussi de me montrer dans la salle à l'occasion du désastre d'une ancienne amie, j'avais renoncé à mon projet. Je m'en console: puisqu'il n'y a pas eu de débats, cela n'a pas été folichon.
—L'affaire fut, en effet, très vite expédiée, reprit le sénateur. Imaginez-vous que cette... dame avait poussé l'impudence jusqu'à avouer par écrit son adultère. L'avocat n'eut qu'à produire ce document. La preuve était faite.
—Comment trouvez-vous ça, ma chérie?
—Scandaleux!
—Épouvantable!
—Sinistre!
—Faut-il être assez dépourvu de sens moral!
—Assez dinde! corrigea Émile. «N'avouez jamais!» C'était hier dans ma leçon d'histoire.
Sénéchal acquiesça de la main.
—Vous n'ignorez pas, belles dames, continua-t-il avec complaisance, que la loi est formelle à cet égard. L'adultère est ce qu'on appelle, en style juridique, une cause péremptoire de divorce. Une fois l'adultère établi, le magistrat n'a plus qu'à s'incliner et qu'à prononcer le jugement fatal. D'habitude, le procès consiste justement à rechercher, à examiner, à apprécier les preuves produites par le demandeur. C'est là que réside le piquant de l'affaire. Des témoins ont vu, ont entendu des choses extraordinaires; on raconte des histoires de derrière les fagots; le demandeur explique, insiste, entre dans des détails tout à fait exceptionnels; le défenseur ne cède que pied à pied le terrain, discute, nie, et l'on est obligé de prendre d'assaut l'un après l'autre, à coups d'arguments ad hominem ou plutôt ad feminam, les quatre coins chaudement disputés de l'alcôve incriminée. Voilà qui devient palpitant! Voilà qui en vaut la peine! Mais réunir le tribunal, convoquer le public et offrir pour tout potage un avocat qui se lève et dit: «Messieurs, nous plaidons en divorce contre Mme Facial, notre épouse. Nous alléguons contre elle l'adultère dont elle s'est rendue coupable, et nous sommes en possession d'une lettre qui fait surabondamment la preuve de ce que nous avançons...» Ah non! je suis frustré! Je ne me laisse pas émouvoir par une pièce qui n'a plus de péripéties; je ne suis plus disposé à l'indulgence; je reste sévère, mais juste. Mme Facial n'a même pas su se rendre intéressante.
—Quel esprit!
—Quelle verve!
—Et comme c'est vrai! Ce cher sénateur a de ces observations profondes qui font frémir! N'est-il pas, en effet, bien humain de se sentir parfois prêt à absoudre ceux qui ont l'art de présenter leurs fautes sous un jour heureux? Certaines personnes ont le don de sympathie, il faut l'avouer. Ne sommes-nous pas, par contre, un peu durs pour celles qui ne l'ont pas?
C'était la baronne qui, de sa voix mielleuse, avait émis cette réflexion. Elle s'attendait, certes à l'averse de réparties qu'elle déchaîna:
—Est-il permis aussi de se conduire avec un pareil cynisme?
—Ce n'est plus une faute, c'est un blasphème.
—Je me considère presque comme déshonorée de l'avoir connue.
—Avec cette manière de donner violemment du pied dans sa boue, elle nous éclabousse.
Julienne ne joignit à ces sarcasmes que la jonglerie de son rire clair. Mais dans ce rire perlé, superficiel, voltigeant, qui agaça Réderic au plus haut point, elle manifestait qu'elle aussi «lâchait» Pauline, et que cela l'amusait prodigieusement, et qu'aucun scrupule ne s'opposait à ce qu'elle jouît du divertissement qui lui était donné.
—Comme il vous plaira, Madame, fit Réderic: mais moi, je ne trouve point cela risible.
Ce mouvement d'humeur aiguisa encore l'hilarité de Julienne. Et son rire fut si contagieux, qu'aussitôt il se répercuta dans toutes les gorges, illumina tous les visages. La baronne poussa de petits cris stridents; l'éventail de Mme d'Orgely se secoua convulsivement; Mme Sermais, la tête renversée, vibrait de gaité; la Sénéchale roucoulait d'aise; trivial, bruyant, le sénateur se tapait allègrement la cuisse; Émile avait sauté sur son fauteuil et esquissait, des bras et des jambes, les contorsions de quelque danse grimaçante. C'était fou, sans conscience, sinon cette conscience supérieure, l'instinct, qui, à de certaines minutes imprévues, s'empare d'une collectivité et la force à exprimer ses vrais sentiments.
Satisfaits enfin, ils se regardèrent, comme pour se demander réciproquement l'explication de leur belle humeur.
—Nous sommes absurdes, dit Julienne: Réderic a raison: il n'y a pas là de quoi rire. Pauvre Pauline! Et cependant, son cas est grotesque. S'imaginer que l'amour est d'essence divine, lui tout sacrifier comme à une idole vénérée, avoir la foi jusqu'au martyre! Quelle superstition en notre époque désabusée! C'est du délire et de la sottise.
—A moins que ce ne soit de l'orgueil, accentua Mme Sermais.
—Ou de la luxure, fit la Sénéchale en dardant ses gros yeux bêtes sur son mari.
Réderic se leva.
—Vous partez? demanda Julienne.
—Oui. Je me sens devenir moraliste en votre compagnie, et cela me gêne. J'ai sur le bout de la langue un petit cours d'esthétique du cœur dont je voudrais vous épargner à vous l'importunité et à moi le ridicule. Je me bornerai à vous envoyer le Sermon sur la montagne... Non; vous y verriez un: «Heureux les pauvres d'esprit», que vous m'appliqueriez certainement et que je suis cependant loin de mériter.
A peine fut-il sorti, qu'Émile résuma l'impression générale.
—Il est rasant.
—Le fait est qu'il baisse, dit Julienne.
Sénéchal se rengorgea.
—Quel motif M. Réderic pouvait-il avoir de défendre cette... dame? interrogea comme pour de subtiles insinuations Mme Sermais.
—Allez-vous me faire croire que...
—Il y a tant de mystères!
Des sous-entendus glissaient aigus, captieux. Une opinion se formait. On se comprenait; on comprenait même beaucoup plus qu'on ne voulait donner à entendre.
Julienne, qui savait à quoi s'en tenir, ne fit rien pour empêcher ces amusantes calomnies. Et cela moins par prudence pour elle-même que par l'agrément que lui procuraient ces jeux d'esprit. Qui d'ailleurs, parmi les personnes présentes, ignorait vraiment les relations de Réderic et de Julienne? Émile devait être le seul, avec la Sénéchale. Et encore? Mais était-ce une raison pour s'interdire les joies délicates du roman fabriqué de toutes pièces?
—Cette Pauline en a fait peut-être bien plus qu'on ne pense!
—Qui nous dit que M. de Rocrange a été son seul amant?
—Elle était très forte: toujours sur ses gardes, froide, sérieuse. Quel abîme de débauche cachait cette correction! Ces femmes toutes de dessous sont les plus dangereuses.
—D'autre part, objectait-on, si M. Réderic était ou avait été l'un de ses amants, la jalousie aidant, bien loin de l'excuser, ne se montrerait-il pas son plus inexorable censeur?
—Précieuse remarque: mais en des cas compliqués comme celui-ci, beaucoup d'éléments échappent. Qui sait si nous ne nous trouvons pas en présence d'un de ces phalanstères du vice, où tous sont liés par le secret commun, et dont cette femme serait l'âme.
On se tut un instant. Les yeux souriaient. Cette idée étrange titillait les imaginations.
Puis, la conversation se porta sur Facial. On ne l'épargna guère non plus.
—Il fallait du sang, dit Mme d'Orgely.
Et les dames approuvèrent. C'eût été plus noble, plus dramatique; elles y eussent mieux trouvé leur compte. Comment M. Facial ne l'avait-il pas compris?
—Pour moi, dit la baronne, un galant homme ne doit pas supporter un pareil affront sans en tirer vengeance. Le divorce ne répare rien. Il faut tuer...
—Qui?
—L'amant, répondit-elle après avoir réfléchi. Voudriez-vous, par hasard, que ce fût la femme? C'est aux hommes de se tuer pour les femmes. Tout au moins, un duel sérieux est-il d'obligation. On divorce après, si l'on veut; ou mieux, l'on se sépare: car le divorce est de mauvais genre.
—Et vous, Madame, êtes-vous pour le meurtre ou pour le duel? demanda Mme d'Orgely à Mme Sermais.
—Cela dépend des circonstances, fit celle-ci. Si le mari surprend sa femme en flagrant délit, le meurtre; s'il n'a que des soupçons plus ou moins fondés, le duel.
—A ce propos, mon cher sénateur, interrogea la baronne, vous devez assurément savoir comment M. Facial a connu son... malheur. Qui lui a ouvert les yeux? Comment s'est-il comporté devant... l'événement? Vous possédez, sans doute, des détails intéressants. Y a-t-il eu une scène comique, tragique peut-être?
Sénéchal hésita. Un regard rapide de Julienne venait de l'embarrasser. Quelque envie qu'il eût de paraître bien informé, il ne pouvait décemment dévider les petites intrigues qui s'étaient enroulées autour de l'affaire Facial. Il se résigna, non sans un serrement de cœur, à ne conter que l'épisode principal.
—Mais oui... mais oui... Je ne sais pas tout... loin de là... M. Facial avait appris, je suis incapable de vous dire comment, ni où, ni quand, mais enfin il avait appris, de sources très sûres, que sa femme le trompait avec M. de Rocrange. Le jour même, entre quatre et cinq, heure à laquelle il avait de fortes présomptions de croire qu'il les surprendrait en conversation coupable, il se rendit à l'adresse du séducteur. J'ai sur ce qui s'est passé alors des renseignements précis. Je les ai recueillis auprès du concierge de l'immeuble, un homme charmant, auprès de l'ancien domestique de M. de Rocrange, congédié pour n'avoir pas su éconduire le mari, qu'il n'avait d'ailleurs jamais vu, auprès de...
—Comme pour Mme de Saint-Géry? interrompit narquoisement Julienne.
—A la différence près que je n'ai pas assisté à la scène. Mais je l'ai savamment reconstituée, vous allez voir.
Un murmure courut.
—Mes toutes belles, dit Julienne, ce n'est pas tout à fait ce que vous attendez, je vous en préviens.
—Non! reprit Sénéchal, et là nous nous séparons franchement du cas Saint-Géry. Mais patience, et procédons par ordre. Voilà donc M. Facial gravissant de son pas mesuré, le front soucieux, le dos plus voûté que d'habitude, l'œil gris que vous connaissez vaguement teinté d'angoisse, l'escalier de M. de Rocrange.
On se mit à rire. On voyait Facial gravissant cet escalier.
—Devant la porte, il hésite. Sonnera-t-il? Redescendra-t-il pour aller chercher un serrurier? Enfin, il sonne. Le domestique de M. de Rocrange se présente. «Monsieur n'est pas chez lui,» dit-il, avant même que M. Facial lui ait adressé aucune question. M. Facial ne réplique rien. Il empoigne le valet par le collet, le jette sur le palier et ferme la porte sur lui. Puis il se met en devoir de se diriger dans cet appartement qu'il ne connaît pas. Il entend des voix; il traverse une ou deux pièces; il écarte une portière, et, dans un salon qu'éclairent deux lampes à grands abat-jour violets, il se trouve en présence de M. de Rocrange qui marche à lui. Dans le fond, Mme Facial, en robe blanche, toute droite, très pâle.
—Mon Dieu que va-t-il arriver? palpita la baronne.
—Vous pensez bien que le domestique, un instant étourdi, s'était précipité sur les traces du visiteur inopportun. Mais trop tard. Il n'eut plus qu'à assister de loin à ce qui suivit. «Monsieur, débuta Rocrange froidement, vous avez assurément tous les droits légaux sur la femme que vous trouvez ici. Ces droits, par malheur, ne correspondent pas toujours à la justice et à la moralité. Nous nous aimons. Or, nous considérons notre amour comme ce qu'il y a de plus important. Vous jugerez peut-être que vos droits méritaient cette place d'honneur. S'il en est ainsi, je suis prêt à vous accorder toutes les réparations que vous exigerez, hormis celle de renoncer à la femme que j'aime.» M. Facial resta deux bonnes minutes à revenir de sa stupéfaction. Sans répondre à Rocrange—que lui aurait-il répondu!—il s'avança sur sa femme en criant: «Malheureuse, c'est donc vrai, vous me déshonorez!» Mme Facial, avec un calme que lui aurait envié plus d'une coupable, répliqua: «Je n'ai point à vous rendre compte de ma conduite. Elle ne regarde que moi. Je dois néanmoins vous demander pardon d'une chose. C'est de vous avoir laissé ignorer jusqu'à présent que je vous trompais. Mais Dieu m'est témoin que mon intention était de vous faire part de la vérité. Ce soir même vous auriez tout su. Vous m'avez prévenue. Je regrette amèrement que les circonstances vous donnent lieu de croire que je ne suis pas une honnête femme.» La scène devenait de plus en plus étrange. Le mari outragé s'apercevait du rôle passablement ridicule qu'il allait jouer. Il voulut payer d'audace. Pas d'explication ici, prononça-t-il, sévèrement. Suivez-moi. C'est au domicile conjugal que, devant votre mari et votre juge, vous pourrez tenter d'excuser votre faute.» Elle ne bougea pas. «Obéissez!» fit-il, en la saisissant par le bras. Elle poussa un léger cri. Mais déjà Rocrange bondissait: «Vous vous méprenez, Monsieur, et je ne saurais permettre que vous exerciez chez moi des prérogatives que je ne reconnais pas. Madame est libre ici, c'est à moi seul que vous avez affaire.»—«Qui êtes-vous, Monsieur?»—«Un homme, comme vous.»—«Moi, je suis le mari.»—«Et moi, l'amant.» M. Facial s'arrachait les cheveux. «Mais, je vais faire monter la police!» menaçait-il. C'était grotesque. Il le sentit, et ne trouvant plus rien à dire, devant cette situation brutale et cette fermeté incompréhensible des deux complices, il prit le parti de se draper d'une dignité un peu tardive et de se retirer en bon ordre. Il fit bien, car s'il avait continué sur ce ton, Rocrange était homme à ne pas le ménager. Je dois dire qu'à aucun moment M. Facial ne fit mine de se faire rendre raison par les armes. Eut-il tort? Je ne voudrais pas l'affirmer. Cela n'eût rien réparé du tout, et il eût, par contre, couru grand risque de se faire blesser par Rocrange, qui est, comme chacun sait, un adversaire peu commun. Quant à la dame qui fut cause de ce beau scandale, je vous l'abandonne. Si le mari fut peu noble, l'amant peu scrupuleux, elle, à coup sûr, fut bien franchement...
—Une coquine, siffla Mme Sermais.
La haine et l'envie criaient sur le visage des femmes. Tout à l'heure, elles pouvaient encore rire; une maligne joie éclairait leurs yeux; leur indignation était de surface. Maintenant, elles s'irritaient sincèrement. Ah! celle-là qu'elles affectaient de mépriser aimait et était aimée! Soutenue par une foi qu'elles ne connaîtraient jamais, celle-là avait réussi à inspirer à un homme une passion désintéressée! Celle-là osait être heureuse par-dessus les conventions et malgré les lois! Jamais elles ne pardonneraient. Le récit de Sénéchal venait de les exaspérer. L'adultère passe, mais l'amour! Tout ce qu'elles avaient en elles de pervers, de féminin, de parisien frémissait et se révoltait.
—Après son attitude dans cette scène, expliqua le sénateur, on comprend qu'elle soit restée insolente jusqu'au bout.
—C'est-à-dire qu'on ne comprend plus du tout, dit la baronne. Cette femme est un phénomène d'impudence.
—Une énergumène.
—Sans son aventure qui l'a rendue désormais impossible, même dans les pires milieux, nous n'aurions pas tardé à la voir présider quelque ligue grotesque pour l'émancipation de la femme.
Et la Sénéchale, qui était stérile, s'écria:
—Dire qu'elle a un fils!
—A propos, cet enfant, interrogea Julienne avec intérêt, que va-t-il devenir? Va-t-il suivre sa mère?
—M. Facial connaît mieux ses devoirs, répondit Sénéchal. C'est à lui que, par décision du tribunal, la garde de l'enfant a été confiée.
—Voilà qui est bien, dit la baronne. Mais se figure-t-on le ravage qu'une histoire pareille peut exercer dans une jeune intelligence!
Sur quoi Émile observa:
—Ça doit être amusant une mère qui fait des farces!
Lorsque tout le monde fut parti, à l'exception d'Émile qui passait la journée chez sa cousine, Julienne eut un léger remords.
«J'aurais dû prendre un peu sa défense», pensa-t-elle.
Mais elle se dit bien vite qu'elle avait été, en somme, suffisamment généreuse en ne chargeant pas Pauline, elle qui avait suivi les choses dès leur début et qui aurait pu en raconter de si jolies.
«D'ailleurs, pensa-t-elle, Réderic a voulu se donner ce beau rôle, et cela ne lui a pas réussi. Il devient absurde, Réderic. Il distille en outre un ennui prodigieux. Je ne l'inviterai plus. Je le prierai d'espacer ses visites. C'est étonnant ce que j'en ai assez de ce garçon-là! Il faut que je me débarrasse de lui.»
Et songeant à son autre amant, à Sénéchal, qui était bien le contraire du premier, mais qui commençait à l'énerver par son perpétuel sourire de vieux beau, elle se dit que, s'il l'amusait encore, s'il s'entendait mieux que jamais à la choyer de flatteries, il ne suffisait cependant pas à absorber tout ce qu'elle détenait de curiosités et de désirs. Et puis, Sénéchal frisait la soixantaine. Elle l'avait connu plus alerte. Et quoi! n'était-il pas permis de varier ses plaisirs! Elle avait envie d'autre chose. Il n'y avait pas que deux hommes au monde, Réderic et Sénéchal, Sénéchal et Réderic! Qui l'empêchait de satisfaire une nouvelle fantaisie?
—Émile, murmura-t-elle, Émile!
—Ma cousine?
—Venez vous asseoir près de moi.
—Voici.
—Dites-moi, Émile, savez-vous déjà ce que c'est que l'amour?
—L'amour? fit le lycéen. Moi, voyez-vous, ma cousine, j'ai mes théories sur l'amour.
—Vraiment? Exposez-moi ça.
—Oh! ce n'est pas long.
—J'écoute.
—C'est bien simple: je suis dégoûté des femmes.
Julienne sourit. Elle dégrafa rapidement son corsage, attira contre elle l'adolescent et lui donna un baiser sur les lèvres:
—Et de moi?
Le lycéen vibra comme un ressort.
Puis, il fonça sur elle, en bégayant:
—Oh! c'est épatant! c'est épatant!