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Pauline, ou la liberté de l'amour

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XIV

A Grasse, le soleil baignait leur amour.

—Chère âme, disait Odon, si nous pouvions maintenant commencer une nouvelle vie, sans qu'aucun souvenir du passé vienne en troubler le ciel, ne serions-nous pas merveilleusement heureux?

—Mon Odon, certes: et c'est ma seule souffrance que ce passé de Paris, dont je ne puis, malgré mes efforts, soulager ma pensée. Je veux aimer, je veux vivre: mais il me semble que j'ai quelque chose de brisé en moi. Quel défaut s'est révélé, quel défaut à mon cœur? Je ne sais. Peut-être ne suis-je plus capable de jeunesse, de fraîcheur, d'illusion sur l'avenir et d'élan vers la joie. Peut-être suis-je semblable à ces femmes qui se retirent du monde après en avoir été incurablement blessées: une fois entrées au couvent où elles espéraient trouver le bonheur, elles s'aperçoivent qu'il est trop tard et qu'elles pourront à peine goûter la paix, alors qu'elles voulaient participer aux délices de Dieu.

—Il n'est jamais trop tard pour aimer.

—Oh! j'aime, oui. Je n'ai jamais aimé avant de t'aimer. Mais je sens avec douleur que les cordes de cet amour ne sont plus vibrantes et sonores, qu'elles ont été faussées, martyrisées par trop de chocs mauvais, et qu'au lieu des odes triomphales pour lesquelles elles étaient faites, elles ne peuvent désormais exhaler que de pâles élégies. Mon amour n'en est pas moins mon être, il est intense, il est toute moi: mais il est empreint de tristesse, alors qu'il devrait l'être de joie.

—Mon amie, l'amour est indépendant de la joie ou de la tristesse. C'est un sentiment supérieur qui se répand sur tous les autres sentiments et les sanctifie. C'est parce que nous nous aimons que même les pires malheurs prendraient cette teinte sacrée, qui, malgré tout, fait de la vie ainsi sublimée le joyau suprême. Et le secret de la vraie joie n'est-il pas justement de sentir l'amour nous pénétrer et nous sauver, au moment où, sans lui, nous serions livrés en proie aux plus terribles désespoirs? Vois, le ciel est rose, l'heure est suave: que de biens nous entourent encore dont nous jouirons doublement.

—Je t'aime! je t'aime! s'écriait Pauline. Que deviendrais-je, que serais-je sans toi? Je veux oublier, oublier tout ce qui n'est pas ton amour. Je me confinerai dans le rayon de tes yeux. Pardonne-moi! Couvre-moi de tes baisers secourables!

Elle pleurait, se suspendait à lui comme à un grand christ qu'on implore; elle se blottissait contre son sein, cherchait dans ses bras le refuge.

Et il la consolait; et, sans cesser d'être l'amant, trouvait pour apaiser sa peine de paternelles caresses.

—Pleure, enfant, disait-il; sache la douceur des larmes épanchées avec abandon. Tu as trop compté sur ta force; maintenant, tu souffres de te découvrir faible. Mais cette faiblesse est bonne; elle crée autour de toi une atmosphère de sensibilité. On ne vit pleinement du cœur que par la vertu des émotions. L'impassibilité n'est point ce qui constitue une grande âme: mais bien le courage de penser et de vouloir tout en n'ignorant aucune des épreuves de la foi.

Leurs promenades étaient leur seule distraction extérieure. Ils se reflétaient dans la nature. Et à contempler ensemble les mêmes paysages, à conduire leurs pas le long des mêmes sentiers, ils se pénétraient mieux, s'absorbaient l'un dans l'autre avec plus de dévotion.

Ils n'éprouvaient aucune gêne dans cette contrée écartée. Ils étaient bien à eux, à eux seuls. Personne ne les connaissait; ils ne firent la connaissance de personne. C'était la retraite qui convenait à leur désir.

Et lorsque, par une bénédiction spéciale, ils se laissaient aller, sans autre souci, à l'heure présente, le bonheur semblait descendre sur eux et les inonder de sa grâce. Pauline rayonnait alors d'une lumière douce et pure. Elle émerveillait son amant du spectacle de sa félicité. Oh! s'il leur avait été donné d'être nés ainsi, ou de s'être élevés par une progression naturelle et radieuse à cette floraison! Ils eussent savouré le délice d'une existence admirable et parfaite. Mais ces instants lumineux étaient rares.

Le passé, ils le méprisaient; ils ne pouvaient effacer néanmoins l'impression navrante que ce passé leur laissait.

Odon l'eût facilement oublié. Il n'en avait pas souffert comme Pauline. Mais puisqu'elle en souffrait, il en souffrait pour elle et peut-être plus qu'elle. Sa puissance de sympathie était telle, qu'il ressentait jusqu'à la douleur les pensées contristantes de son amie.

Celle-ci ne pouvait s'étonner de l'animosité qu'elle avait soulevée. Elle s'y était attendue. Quelles que fussent pourtant ses prévisions, leur réalisation brutale l'avait troublée. Elle avait espéré, au moins, quelque témoignage secret d'amitié. Et rien! Julienne, cette Julienne qu'elle savait légère et perverse, mais dont l'affection pour elle avait été sincère, s'était dérobée comme les plus indifférentes. Facial s'était montré plus rebelle à toute charité qu'elle ne l'eût supposé. Il avait été bas. La société l'avait expulsée en brebis galeuse. Tout ce qu'elle avait connu, tout ce qu'elle avait vécu la reniait. Elle avait conscience d'être l'excommuniée: et bien qu'elle eût renoncé de plein gré à toute communion, l'injustice de la sentence irritait sa raison et blessait son cœur.

N'y avait-il pas une cruelle ironie à connaître sa supériorité morale sur un monde d'hypocrisie et de méchanceté qui ne l'estimait pas digne de lui?

Mais qu'était-ce cela! Pauline n'y eût pas pensé et n'en eût conçu aucune amertume, si la vraie douleur, la terrible douleur qui rongeait ses entrailles lui avait été épargnée.

On lui avait pris son fils.

Voilà la plaie affreuse dont elle ne guérirait jamais, que tout l'amour d'Odon ne réussirait pas à fermer. Son fils, son enfant était mort, mort à elle! Ou plutôt—et cela était épouvantable—c'était elle qui était morte à lui, elle, elle vivante et séparée de lui par un abîme plus inexorable que le tombeau! Des larmes de détresse tombaient de ses yeux. Qui lui rendrait l'enfant, son Marcelin qui respirait là-bas, loin d'elle, à Paris, qui l'oubliait, qui apprenait à la répudier comme mère? Une effrayante angoisse la serrait à la gorge, lorsqu'elle songeait, et c'était presque sans cesse, au crime qui avait été commis.

«Mon enfant! mon enfant! s'écriait-elle dans le martyre de l'idée fixe, que deviens-tu? que fais-tu à ce moment, à cette minute? Est-il possible que tu ne sentes pas courir autour de ta tête les baisers dont je dévore ton image? Mon petit Marcelin, n'entends-tu pas le flot de prières qui s'échappent pour toi de mes lèvres? Oh! réponds-moi! Envoie ta douce pensée vers moi. Je la reconnaîtrai lorsqu'elle frôlera mon front. Je dirai sans une hésitation: C'est lui! il pense à moi. Je verrai ton ombre charmante voltiger devant mes yeux. Ce sera toi, ton regard, ton sourire. Ta voix me murmurera: Je t'aime, je ne t'oublie pas!»

Ah! si on lui avait laissé son fils? Elle ne se fût plus occupée que d'être heureuse! Ce qui maintenant la faisait souffrir eût été un sujet de joie. Elle se fût tenue pour privilégiée de vivre à l'écart, entourée des deux seuls êtres qu'elle chérissait. Son fils avec elle: le paradis, la délivrance, l'avenir! Alors, elle eût retrouvé les splendeurs de la jeunesse pour aimer. Le prestige de l'idéal eût enthousiasmé son âme. Elle ne se fût pas plainte de ne pouvoir goûter qu'avec déception l'ivresse de passion qu'elle cherchait. Hélas! si son cœur, par brusques secousses, s'arrachait de son amant au milieu des plus ardentes caresses pour s'élancer comme un fou vers Paris, c'était parce que son fils l'y appelait. Si, jour et nuit, la voix de plus en plus odieuse de Facial la poursuivait, c'était que cet homme lui confisquait son enfant. Si elle rongeait son frein avec une morne colère contre la société, dont elle n'avait plus voulu comme femme, c'était que la société se vengeait de la femme sur la mère. Marcelin! Marcelin! l'obsession de ces syllabes évoquant l'être adoré qu'elle avait perdu harcelait ses tempes d'une fièvre perpétuelle.

La malheureuse essayait encore de cacher autant qu'elle pouvait de sa désolation à celui qu'elle allait jusqu'à se reprocher de ne pas entourer d'un culte exclusif. Mais Odon assistait à toutes les phases de ce chagrin. Son tact subtil percevait les moindres écorchures sur le réseau de sensibilité de sa maîtresse. Il savait quand Pauline était déchirée à crier: il savait quand, lasse, elle s'apaisait, mais que tout l'épiderme de l'âme lui faisait mal comme après une longue torture. Et il saignait avec elle, en silence, ne voulant pas, par le spectacle de sa propre douleur, accroître celle de son aimée.

Lorsqu'ils causaient de Marcelin, c'était pour s'exhorter à l'espérance.

—Il te reviendra, il nous reviendra, disait Odon; et il appuyait sur ce nous avec une intention exquise. Le père se lassera d'exercer sa vengeance. Fût-il mieux que le père légal, il comprendra que priver plus longtemps l'enfant de sa mère, c'est barbare et c'est nuisible.

—Dieu t'entende! murmurait Pauline.

Mais elle connaissait Facial. Elle savait qu'en retenant l'enfant, cet homme austère s'imaginait remplir un devoir sacré. Hélas! ce n'était pas une vengeance. La vengeance s'épuise, le devoir s'exacerbe. Il y avait de quoi pleurer.

Après mille combats, elle résolut d'écrire à son fils. Quelle effusion de larmes et de caresses! Le papier semblait vivre son amour. Elle recommença plusieurs fois cette lettre chérie, la chargeant toujours plus de son cœur gonflé, ajoutant de nouveaux baisers aux premiers baisers. Réconfortantes heures, prolongées à dessein, confidentes de tant de rêves! Mais elle ne laissa pas échapper un mot de récrimination. Cette lettre à son fils fut admirable de délicatesse. Pauline le comprit ainsi, afin que Facial, touché et rassuré, pût consentir à laisser s'établir entre eux une correspondance. Elle n'eut même pas à le comprendre: l'explosion de sa tendresse ne comportait pas de place pour autre chose.

«Vous ne voudrez pas, écrivait-elle à cette occasion à Facial, vous ne voudrez pas détruire chez mon enfant tout souvenir de sa mère. Vous savez combien ce sentiment est nécessaire et précieux. Je suis tellement certaine que vous jugerez en cela comme moi, que l'idée ne me vient pas de faire parvenir ma lettre à Marcelin par une autre personne que par vous. C'est à vous que je l'envoie: vous la lui remettrez vous-même. Lisez-la auparavant: elle ne contient rien dont vous puissiez prendre ombrage. Je suis mère et je ne suis que cela, lorsque je parle à mon fils. Vous qui avez assumé le soin de l'élever, vous n'avez point l'intention de cloîtrer son cœur. Je n'ai pas besoin, n'est-pas, d'invoquer votre générosité? Il suffit que vous soyez juste.»

Trois jours après, Pauline recevait la réponse.

Facial lui retournait la lettre adressée à Marcelin et l'accompagnait de ces mots:

«Je ne sais qui vous êtes et je ne veux pas vous connaître. Je vous interdis formellement d'écrire à mon fils, et en général d'essayer de communiquer avec lui de quelque façon que ce soit. Cette jeune âme n'est pas faite pour être poursuivie par le spectre du souvenir. D'ailleurs, celui qui portera mon nom ne doit point avoir à prononcer le vôtre, encore qu'il se le rappelle, ce dont je doute, car il ne parle jamais de vous. Pour ce qui me concerne, je vous saurais gré de m'épargner le renouvellement de tentatives qui ne peuvent avoir d'autres résultats que de m'obliger à une surveillance plus étroite. Toute insistance de votre part serait inutile et de mauvais goût.»

Pauline froissa le papier d'une poignante crispation. Elle ne dit rien; pas un reproche ne se formula sur ses lèvres, ni même dans son cœur. Elle comprenait qu'il ne pouvait en être autrement. Mais elle se sentit glisser comme une masse dans un trou de douleur, tandis qu'une dalle se scellait sur elle.

Elle entrevit l'avenir inévitable, conséquence de la défaite: sa révolte perpétuée, son ressentiment toujours bouillonnant, sa raison malade, son instinct désemparé. Elle serait une lamentable irréconciliée du sort. Jamais le calme, le calme divin, qu'elle avait ardemment convoité, ne descendrait sur elle en bienfaisante grâce. La blessure de son flanc resterait ouverte, et l'éponge de vinaigre ne cesserait de provoquer sa bouche altérée.

N'était-ce donc qu'une rive illusoire, ce pays créé par son désir, qu'elle voyait pourtant, qu'elle croyait parfois toucher, et qui, fallacieux, disparaissait au premier geste d'espoir pour ne laisser que la sensation atroce du sol gelé? N'arriverait-elle pas? Était-elle destinée à tomber épuisée sur la route dure?

Le bon compagnon veillait, le cher compagnon, celui des jours mauvais comme celui des haltes sereines. Il sut lui rendre un peu de courage. L'art tout-puissant de la charité dans l'amour opéra ce prodige de relever Pauline, après la crise terrible qui d'abord l'abattit. Sous l'excellence des caresses de l'amant, sous l'influence de sa volonté d'homme, elle reprit une vigueur morale qu'elle ne soupçonnait pas. Ses yeux se remirent à fouiller le ciel pour y découvrir l'étoile propice, ses lèvres à entrecouper de prières ferventes les sanglots que leur arrachait la cruelle réalité.

Ce n'était pas la résignation, mais la résistance, qu'Odon soufflait ainsi dans l'âme de Pauline. Il savait la vertu de la lutte plus efficace que celle du sacrifice. Le débat pour la vie importe; s'il n'aboutit pas à la victoire, qui est le bonheur, il faut, au moins, le prolonger jusqu'au consentement, qui est la paix. Tant que Pauline serait occupée de conquérir son fils, elle ne songerait pas à le pleurer.

Des projets furent faits. Mais avant d'aborder les résolutions extrêmes, ils tentèrent par tous les moyens de communiquer avec Marcelin. Il eût déjà suffi d'une page de son écriture pour rendre Pauline folle de joie. Mais comment lui faire parvenir les nouvelles indispensables? Ils essayèrent de déjouer la surveillance de Facial en s'adressant à divers intermédiaires. Le directeur de l'école que fréquentait le jeune garçon, les maîtres qui lui donnaient des leçons, miss Dobby, sa gouvernante, furent successivement chargés de lui remettre en secret des lettres. Aucune ne parvint. La concierge reçut de l'argent pour s'acquitter du même office. Elle garda l'argent et remit les lettres à Facial. Si bien, qu'au lieu de la réponse tant désirée, ce fut, un jour, une lettre de menaces de Facial qui arriva.

Que se passait-il? Depuis tant de mois, des changements avaient dû se produire: et Pauline ignorait tout. De moins en moins il lui devenait possible de joindre l'enfant. Odon écrivit alors à Réderic. De celui-ci ils eurent une réponse. Réderic n'avait pas revu Marcelin. Il donnait cependant quelques informations: le fils de Pauline était au lycée; il n'avait plus sa gouvernante; il se portait bien; son père, semblait-il, dirigeait avec le plus grand zèle son éducation. Et Réderic ajoutait, nouvelle qui effara Pauline, que Julienne s'occupait du jeune garçon d'une façon très suivie.

«Julienne! Julienne! écrire à Julienne!»

Cette pensée traversa l'esprit de Pauline. Mais elle éprouva un tel serrement de cœur à l'idée d'avoir recours à son ancienne amie pour parvenir à Marcelin, qu'elle comprit aussitôt que cela lui serait impossible. Un irrésistible flux de jalousie lui monta à la tête. Tandis qu'elle était ici, loin, exilée, Julienne voyait son enfant, Julienne pouvait le voir tous les jours! Pourquoi cet intérêt? Qu'est-ce que cela signifiait? Et elle se souvenait qu'autrefois elle avait déjà ressenti, pour de futiles baisers, d'inexplicables jalousies.

Elle n'écrivit pas à Julienne. Trop de trouble la remplissait. Que faire pourtant? Odon l'engageait à vaincre ses répugnances. Selon toute probabilité, Julienne, qui n'était pas dure, se prêterait volontiers au rôle de tiers entre la mère et le fils; et, femme, elle aurait même du plaisir à être la cheville ouvrière de cette petite intrigue. Mais Pauline ne voulut pas.

—Partons pour Paris, dit-elle.

Ils partirent. Ils restèrent à Paris une semaine. Ils firent tout pour aborder Marcelin. Pauline se présenta au lycée et demanda à lui parler. On lui répondit qu'on avait ordre du père de ne point permettre d'entretiens avec des personnes inconnues. Le samedi soir, cachée dans un fiacre, elle assista à la sortie des élèves. Elle aperçut Marcelin et un grand frisson la secoua. Mais Facial était là. Le lendemain, dès le matin, toujours dans un fiacre, elle se tint aux aguets dans la rue où habitait Facial. Marcelin sortit en voiture après le déjeuner. Il était en compagnie de Julienne et d'un lycéen plus âgé que lui, que Pauline ne connaissait pas et qui n'était autre qu'Émile. Ils firent une promenade au bois de Boulogne. Au retour, ce fut chez Julienne qu'ils descendirent. Marcelin y dîna. Il n'en partit qu'à dix heures, escorté par Facial qui était venu le chercher. Pendant toute cette journée, Pauline ne trouva pas le moyen de se montrer à son fils.

Alors, perdant pied, elle écrivit à Facial:

«Je suis à Paris. Autorisez-moi à avoir une entrevue avec l'enfant.»

Facial répondit:

«Je connais toutes vos manœuvres. Je sais depuis quand vous êtes à Paris, à quel hôtel vous êtes descendue, et ce que vous venez faire. Moins que jamais je ne puis vous accorder ce que vous demandez.»

Un second voyage à Paris, entrepris avec plus de précautions encore, eut un résultat pire. C'était à une époque de vacances: Pauline espérait avoir ainsi plus de facilité pour rencontrer Marcelin. Mais elle ne le vit même pas. Renseigné sur son arrivée, Facial avait emmené l'enfant à la campagne.

Ils revinrent à Grasse profondément tristes.

—Plus je voudrais fuir ce monde, disait Pauline, plus j'enfonce dans son marécage. Il semble que chaque pas que je fasse pour ma délivrance marque un degré de plus de ma détresse. Je suis prisonnière; je ne pourrai jamais me dégager. Quelle grève funeste que la société! Elle nous tient. C'était avec délice que j'ai cru un moment être libre. Je m'aperçois que je suis toujours et toujours plus sa victime. La liberté n'existe pas, ni celle de l'esprit, ni celle du corps. Nous sommes esclaves, esclaves, esclaves. Il n'y a qu'un seul bonheur possible: le plaisir qu'éprouvent des créatures viles à porter des chaînes.

Elle avait ainsi des accès de colère, trop légitimes pour qu'Odon voulût les calmer par les raisonnements habituels. Il les préférait aux heures de mortelles angoisses, d'accablement muet qui faisaient tant de mal à sa pauvre amie.

—Sois fière, lui disait-il. Tu as suivi le droit chemin du cœur: que les abominables ronces ne te fassent pas regretter le mensonge de la grande place publique.

—Je ne regrette rien, répliquait Pauline. D'ailleurs, lorsque je compare à ma souffrance passée ma souffrance actuelle, je dois estimer celle-ci, quelque vive qu'elle soit. Elle ne m'abaisse pas au-dessous de ma conscience. Elle ne comporte ni remords, ni gêne morale, ni mécontentement de soi-même. Je n'ai rien à me reprocher. C'est certainement une fatalité, ce n'est point une punition. Autrefois, lorsque j'étais malheureuse, je sentais qu'il y avait de ma faute. Aujourd'hui, le seul tort que je me reconnaisse, c'est d'avoir manqué d'habileté au moment où, par quelque moyen peu difficile peut-être à trouver, j'aurais pu conserver mon fils avec moi.

Puis, elle se désolait de ce que cette situation avait de pénible pour Odon.

—J'aurais voulu te rendre la vie belle et sereine. Je rêvais d'être pour toi l'amante éternellement jeune, le soleil toujours pur. Je désirais t'entourer de joie. Et voilà mes pleurs ruissellent souvent sur mes joues, je suis la dame mélancolique, l'âme saignante. N'ai-je pas gâté ton existence? O mon bien-aimé, combien je suis malheureuse d'être malheureuse! Je songe à toi, et mon affliction est extrême. Tu méritais la tendresse d'un ange de lumière, et je n'ai à t'offrir que mon sourire baigné de larmes. Que tu es bon, que tu es charitable de m'aimer malgré tout! Et, je le sens, ton amour est mieux que du dévouement: c'est toujours de l'amour, tu m'aimes, tu m'aimes!

Ce fut alors qu'Odon, désespéré de la douleur de sa maîtresse, résolut de mettre à exécution un projet qu'il nourrissait depuis longtemps. Il voulait aller se jeter aux pieds de sa femme et la supplier de consentir au divorce.

Une fois libre, il épouserait Pauline. Puisque Pauline pleurait son enfant, il lui en rendrait un: et un enfant qui serait à eux, à eux deux, à eux seuls, un enfant qui serait fait de leur amour. Cette chose qui ne leur était pas permise maintenant deviendrait possible. Ils pourraient avoir un enfant, un enfant légitime, leur gloire, leur avenir, qu'ils contempleraient sans aucune crainte. Et Pauline serait de nouveau heureuse. Ce petit être apporterait avec lui le rayonnement du ciel. Il serait la bénédiction, le salut. La vie nouvelle, après laquelle soupiraient les deux amants, naîtrait, imprégnée d'espérances, hors des atteintes du passé.

Toutefois, par prudence, il ne voulut point faire part à Pauline de ce projet. S'il courait au-devant d'un insuccès, la déception serait pour lui seul. Si, au contraire, il parvenait à fléchir sa femme, quelle fête que le retour avec la bonne nouvelle!

Il prétexta une affaire à régler à Paris et partit pour Poitiers, où résidait Mme de Rocrange.

Ce ne fut point sans une grande anxiété qu'il se retrouva en présence de cette femme en deuil, au regard froid, aux lèvres décolorées, de cette femme sévère dont dépendait maintenant son avenir. Un frisson le prit à la pensée qu'elle était maîtresse de décider et qu'il devait toucher ce cœur dont il n'avait jamais connu le secret.

Elle le reçut avec un léger trouble de la voix, une légère altération du miroir des yeux: mais c'était à peine perceptible.

—Vous me trouvez changée, dit-elle: je commence à blanchir.

Odon ne l'avait pas vue depuis dix ans. Elle n'était pas changée. Tel il en avait conservé le lointain fantôme dans le fond sombre du souvenir, telle il la revoyait.

—J'ai plus vieilli que vous, dit-il.

—En effet, je remarque sur votre visage de nombreuses rides. Êtes-vous fatigué de votre vie? Me revenez-vous?

—Non, répondit-il d'un ton doux; je suis peu fait pour vous comprendre; et nous ne nous aimons pas.

—Je vous aime, moi.

Pas d'amour. Vous m'aimez de cet intérêt que l'on a pour ceux auxquels on est lié et sur qui l'on possède des droits. Tout cela est triste, sans doute, fort triste. Et c'est encore plus triste que vous ne pensez: car, moi, Madame, j'aime; j'aime une femme de toutes les forces de ma vie; et cette femme est à moi comme je suis à elle; nous sommes unis devant Dieu, sinon devant les hommes.

—Épargnez-moi cet horrible blasphème! D'ailleurs, je sais. Votre sœur de Béhutin m'a tout appris. Je vous plains, je vous plains.

—Alors, soyez miséricordieuse! Si vous savez tout, si vous savez qui est cette femme, ce qu'elle a fait pour moi, combien elle m'aime, combien je l'aime, si vous le savez, vous devez comprendre pourquoi je suis venu ici, ce que je suis venu demander de vous.

—Serait-ce le repentir qui vous pousse? Je suis prête à pardonner.

Odon fit un geste de désespoir.

—Le pardon, continua Mme de Rocrange, je vous l'offre depuis dix ans. Je continue à vous l'offrir, et je vous l'offrirai toujours. Chaque matin, ma prière à Jésus est: «Daignez, Seigneur, ramener au bercail la brebis égarée! Pardonnez-lui comme je lui pardonne!»

—Vous faites semblant de ne pas comprendre, dit Odon. Ah! écoutez! je souffre trop. Vous compatirez à ma souffrance. Et puisque d'un mot vous pouvez me rendre heureux, ce mot vous ne le refuserez pas.

Avec des larmes dans la voix, il lui conta, sans rien lui cacher, l'histoire de sa liaison. Il mit dans ce récit toute l'éloquence de son cœur, s'appliquant à faire ressortir le caractère éminemment noble de sa maîtresse, la pureté de leur amour, l'iniquité des jugements humains à leur égard. Il parla surtout de l'odieuse torture infligée à Pauline, à cette mère qu'on avait privée de son enfant.

Mme de Rocrange ne l'interrompit pas.

Lorsqu'il crut l'avoir émue, il aborda délicatement la situation, chercha à faire entendre à sa femme ce qu'il désirait d'elle, à l'amener à proposer elle-même de lui rendre sa liberté.

Mais Mme de Rocrange ne proposa rien. Elle dit seulement:

—Pauvre femme! pauvre pécheresse! L'expiation commence pour elle déjà sur cette terre. Que Dieu lui en tienne compte!

Alors Odon s'écria:

—Marie, au nom de tous les sentiments humains, au nom de toute la charité divine, donnez-moi la possibilité de réparer cette infortune! Ne voyez-vous pas qu'il faut que j'épouse cette femme? C'est mon devoir: nul autre devoir n'est plus saint que celui-là.

Mme de Rocrange se couvrit les yeux de ses mains. Il y eut un long silence, au bout duquel elle laissa tomber d'une voix lourde ces mots:

—Je suis catholique.

Une sueur froide couvrit le front d'Odon. Il éprouva, tout à coup, l'affreuse conviction du damné devant la rigueur éternelle.

—Malheureuse! gémit-il. Catholique, mais non pas chrétienne.

Puis, il éclata:

—Ah! Madame, vous êtes cruelle, épouvantablement cruelle. Vous êtes plus féroce pour nous que ce monde dont vous exécrez la méchanceté. Qu'avez-vous fait de l'Évangile, qui ordonne d'être bon, d'être charitable, d'avoir pitié, de secourir ceux qui ont besoin de secours? Le Christ a accueilli la femme de mauvaise vie, et vous, qui vous réclamez de lui, vous repoussez la prière de celui qui vous supplie de permettre qu'une œuvre de réparation s'accomplisse. Et cela non par jalousie, car vous ne m'aimez pas, non par vengeance, car vous ne me haïssez pas, mais par je ne sais quelle atroce et lugubre discipline, dont vous concevez peut-être tout le crime, sans trouver dans votre conscience assez de foi pour oser l'enfreindre. Vous croyez à la vie éternelle et au jugement des bons et des méchants. Lorsque vous vous présenterez devant le tribunal suprême et que vous direz: Voilà ce que j'ai fait! croyez-vous que le divin Crucifié vous répondra avec joie: C'est bien, bonne et fidèle servante, tu es digne d'entrer parmi les élus de mon Père? Ah! Madame, vous encourez une grande responsabilité.

Marie de Rocrange eut un frissonnement des paupières. Son visage devint plus pâle. Mais elle dit:

—Je ne sais qu'une chose. L'Église ordonne: Tu ne désuniras point ce que Dieu a uni. J'obéis.

Odon tomba à ses genoux, sanglotant:

—Par grâce! Marie! Marie! Réfléchissez-y!

Il prit sa main blanche et voulut la porter à ses lèvres.

Elle se raidit, étrangement troublée, en murmurant rapidement:

—Mon Dieu, ayez pitié de moi!

Il crut qu'elle faiblissait. Il baisa sa robe.

—Oh! balbutia-t-il, vous cédez! Merci! merci!

Alors, elle s'arracha de ce baiser impalpable, mais qu'elle venait de sentir comme un fer rouge, et dit:

—Jamais.

Odon se releva. Il était blême de colère. Il prit son chapeau et ses gants.

—Adieu, Madame, dit-il les dents serrées. Vous venez de faire beaucoup de mal.

—Odon!

—Taisez-vous. Je vous défends de m'appeler ainsi. Ce nom-là n'est pas fait pour vous.

Il partit.

Elle ne fit pas un mouvement, mais suivit d'un regard fixe celui qui s'en allait. Un désir de pleurer lui monta à la gorge. Puis, elle se signa longuement.

XV

Facial était fier de lui. Le sentiment du devoir accompli compensait ce que son amour-propre avait eu à subir pendant et depuis l'événement fâcheux de son divorce. Il était homme à estimer cette compensation. Certes, il aurait pu se montrer plus habile, plus brillant pour la galerie: il n'aurait pu être plus digne. Si son aventure avait fait sourire—il se trouve toujours des gens pour voir le côté comique des malheurs d'autrui—personne ne s'était avisé de le lui marquer, ne fût-ce que par un propos équivoque; on l'avait, au contraire, félicité de son excellente tenue, on l'avait plaint discrètement, on lui avait témoigné la plus parfaite sympathie. Facial avait, un jour, manifesté très fermement son opinion sur le duel; on connaissait d'ailleurs ses principes; et ainsi il avait coupé court aux critiques sur le seul point de sa conduite qui pût être discutable.

Un mois ne s'était pas écoulé, que Chandivier, heureux de le voir garçon, avait voulu l'associer à ses petites débauches. Facial avait modéré cette impatience. Il devait décemment «faire son deuil».

Plus tard, on verrait.

Facial s'occupait beaucoup de son fils. Il s'était senti tout à coup une vraie vocation de père. Jusqu'alors, l'enfant avait trop vécu accroché aux jupons de sa mère. A cet égard comme à tant d'autres, Facial se persuadait qu'il ne pouvait qu'être bon que l'influence de Pauline eût cessé. Marcelin se serait efféminé dans les langes de cet amour maternel exagéré. La vie demandait une préparation plus forte. Pauline, même en supposant qu'elle fût restée digne du grand honneur d'élever une jeune âme pour l'existence, avait-elle jamais rien compris à la saine pédagogie? Elle gâtait l'enfant, ne savait lui répondre «non» franchement, raisonnait ses caprices, flattait sa sensibilité, s'ingéniait à transformer en plaisir tout ce qu'on exigeait de lui. Elle ne cherchait pas à lui inculquer la sévère et haute notion du devoir. Le cœur aurait fini par prendre la place de la conscience et du cerveau. Il était temps de réagir. Et songeant au grave danger qu'avait couru cet enfant de rester à la merci d'une mère impudente, livré aux hasards de sa vie aventureuse, mêlé à son scandale et victime de sa honte, Facial ne pouvait que se féliciter de la fermeté dont il avait fait preuve. Il l'avait certainement sauvé. Et ce n'avait pas été sans peine: car il avait fallu plus que du vulgaire courage pour résister aux assauts d'une femme acharnée et obvier à ses embûches. Plein d'émotion à l'idée de la tâche qu'il avait entreprise, il aimait à s'écrier, la main sur la tête de son fils:

«J'en ferai un honnête homme!»

Cependant, Facial ne tarda pas à s'apercevoir que, pour glorieux que fût son rôle de père et de pédagogue, l'absence d'une femme se faisait sentir. Les plus ordinaires détails de toilette ou d'hygiène concernant Marcelin embarrassaient singulièrement son zèle. L'enfant paraissait souffrir aussi d'être privé de cette atmosphère de gestes féminins et de douces paroles à laquelle il était habitué. Une gravité étrangère à son âge, presque maladive, avait envahi son visage, fait pour le rire et la fantaisie. Il ne se plaignait pas, mais semblait contraint en l'unique compagnie de Facial, quelque soin que mît celui-ci à le distraire. Miss Dobby était loin. Aussitôt après le départ de Pauline, elle s'était avisée de prendre des airs de maîtresse dans la maison. Facial l'avait congédiée. Puis, l'internat avait accaparé le jeune garçon. Il le supportait avec résignation, et cela délivrait Facial de la moitié de ses soucis. Mais le dimanche, les jours de vacances, l'enfant, isolé, et qui aurait dû se retremper dans beaucoup de délicate tendresse, en était réduit à causer de choses sérieuses avec son père ou à se plonger dans de longues lectures. Il s'ennuyait, devenait triste, et ses grands yeux erraient dans l'appartement désert.

Aussi Facial accepta-t-il avec reconnaissance l'offre que lui fit Julienne Chandivier.

Plusieurs fois déjà, aimable, souriante, elle était venue voir l'enfant. Elle paraissait s'intéresser vivement à lui. Marcelin, de son côté, se plaisait à ces visites, qui lui apportaient une distraction inespérée. Avec Julienne, il retrouvait presque des entretiens familiers, un ton de causerie que la gravité de Facial ne lui permettait pas. Il s'enhardissait jusqu'à parler de celle qui était partie, de sa mère bien-aimée, sujet qu'instinctivement il n'eût jamais osé aborder avec son père.

—Laissez-moi, dit-elle un jour à Facial, laissez-moi être sa mère adoptive. J'aime votre fils. N'ayant pas d'enfant, je serai heureuse de consacrer à celui-ci un peu de cette affection et de ces soins dont les femmes, même les moins maternelles en apparence, ont toujours une abondante réserve. Les hommes sont maladroits à ce métier. Il n'y a que nous autres qui sachions entourer comme il faut de douceur et de prévoyance ces créatures fragiles que la vie n'a pas encore exercées. Je n'oublie pas non plus que sa malheureuse mère a été mon amie. Je veux faire pour elle ce qu'elle aurait fait pour moi, j'en suis sûre, si je m'étais trouvée dans sa situation. D'ailleurs, est-il équitable que cet enfant subisse les conséquences d'une faute qu'il ne soupçonne même pas?

Très ému, Facial prit avec effusion les mains de Julienne:

—Vous êtes une noble femme, vous! dit-il.

Et, à ce moment, en effet, Julienne était sincèrement poussée par les plus louables sentiments. Elle n'analysait point les causes secrètes de sa bienveillance. Elle ne se demandait point si elle aurait agi de même, dans le cas où Marcelin n'aurait pas été le jeune garçon joli et spirituel qui lui plaisait. Elle le trouvait charmant; elle avait la fantaisie de l'élever: et voilà!

De ce jour Marcelin fut plus heureux. Il vivait plus avec Julienne qu'avec son père, celui-ci aimant mieux présider de haut, que d'avoir continuellement à ses côtés un enfant auquel il ne savait trop que dire. Marcelin avait maintenant près de douze ans. Son intelligence était vive, mais encore très féminine. Il sentait plus qu'il ne raisonnait. Il comprenait par intuition. Impressionnable à l'excès, il ne résistait pas aux mouvements de son cœur; mais il était doué d'assez de souplesse pour ne point se trahir.

Il ignorait pourquoi sa mère était partie. Ce mystère préoccupait extraordinairement son imagination. Elle n'était pas morte, il le savait. Qu'était-elle donc devenue pour avoir ainsi disparu tout à coup? Il souffrait singulièrement de cette absence. Les premiers temps, lorsqu'il questionnait, on répondait qu'elle était en voyage, qu'elle reviendrait bientôt.

Ne la voyant pas revenir, il avait compris qu'il se passait quelque chose qu'on lui cachait, et il avait cessé de questionner. Facial avait cru qu'il oubliait. Mais l'enfant, rendu perspicace, s'ingéniait à découvrir par lui-même la vérité. Il suivait avec attention ce qui se disait autour de lui, espérant y surprendre le mot de l'énigme. Il voulait savoir pourquoi sa mère l'avait abandonné. Certain que c'était malgré elle, car il ne pouvait douter de son amour, il frissonnait à l'idée qu'elle était enfermée quelque part, empêchée de communiquer avec lui. Il lui fallait à tout prix la revoir.

La fréquentation de Julienne servit au moins de dérivatif à son chagrin.

Sans risquer de questions directes, il causait de la disparue. Il disait:

—Maman était si douce avec moi, que j'avais parfois mal aux yeux de penser que peut-être je lui avait fait de la peine et qu'elle avait peur de m'en faire en me manifestant son chagrin. D'autres enfants prétendent que leur mère les gronde. Je n'ai jamais été grondé. Maman n'avait pas la voix pour ça.

—Et moi, disait Julienne, pensez-vous que je voudrais vous gronder?

—D'abord, je ne vous le permettrais pas: vous n'êtes pas ma mère. Ensuite, je suis maintenant assez grand et assez raisonnable pour me bien conduire. Maman me trouverait changé. Quelqu'un est-il chargé de lui donner de mes nouvelles?

—Je ne sais pas. Il vaut mieux ne pas vous occuper de cela. Votre mère n'a pas donné d'ordres avant son départ.

—C'est ce qui est étrange. Elle ne pouvait autrefois rester un jour sans s'informer de tout ce que je faisais.

—Aujourd'hui, comme vous le remarquez vous-même, vous êtes devenu grand; vous êtes plus libre, bientôt vous le serez tout à fait.

—Ce n'est pas si gai qu'on dit, je préférerais avoir encore maman avec moi.

—Peut-être reviendra-t-elle une fois. Mais ne vous en inquiétez pas. Les choses arrivent ou n'arrivent pas dans ce monde. Il faut penser au présent, jamais à l'avenir.

—Il est permis cependant de penser un peu au passé!

Il usait encore de subterfuges:

—En sortant de l'église, maman me menait chez ce confiseur. Nous choisissions des bonbons pour le dessert du dimanche. Entrons-y, voulez-vous? Voici ceux qu'elle préférait.

Mais la dame de magasin ne demandait pas de nouvelles de madame. Elle savait donc, elle aussi, ce qu'il ne savait pas!

Marcelin s'étonnait que personne ne s'étonnât d'un événement qui était pour lui invraisemblable. Il lui paraissait parfois que tout le monde conspirait contre lui, qu'on le réservait à un sort terrible, autour duquel le silence se faisait, comme pour un crime. Et il avait des conversations bizarres qui déconcertaient Julienne:

—Croyez-vous au massacre des Innocents?

—Mon chéri, il n'y a pas à y croire ou à n'y pas croire: c'est un fait historique, et cela s'est passé très certainement au temps d'Hérode.

—Oui, mais comme c'est de l'histoire sainte, cela doit être toujours vrai. Ne croyez-vous pas qu'il y a encore maintenant des Innocents qu'on massacre?

Son imagination, gonflée par son cœur, lui donnait à entrevoir de vagues tueries, où l'on précipitait par troupeaux des victimes et des victimes. Mais cela ne faisait pas de bruit; les cris étaient étouffés sous des couronnes de roses et de rires; on ne voyait pas le sang qui devait couler; toute l'horreur du carnage était voilée de faux décors et de jeux de lumière. On se doutait bien, à l'angoisse affreuse et inexpliquable qui régnait, que des choses monstrueuses se passaient derrière ces apparences de fête: mais quoi? c'est ce qu'il était impossible de préciser. On distinguait seulement des trous subits, béants, des effondrements, des gestes de bras éplorés s'enfonçant dans l'abîme. Pour quelles exécutions partaient ces corps? Le tumulte des couleurs, des tentures, des chants, des visages empêchait de voir, de comprendre l'abominable tragédie.

L'enfant commençait à soupçonner ce qu'est la vie. De premiers effarements lui venaient devant cet inconnu trouble et insoluble. Il souffrait atrocement de son ignorance, et, en même temps, il avait une telle peur de ce qui suivrait, qu'il était près de s'évanouir en pensant que fatalement, un jour ou l'autre, il saurait.

La nuit, il demeurait des heures avant de s'endormir, les yeux figés dans le vide noir. L'obscurité se peuplait de fantômes. Et parmi eux, sa mère, sa mère triste, pâle, tantôt couchée comme un cadavre, tantôt penchant vers lui sa figure où saignaient des plaies. Dans son sommeil, ces visions se transformaient en douloureux cauchemars. Il criait. Il s'éveillait tremblant d'épouvante.

Le médecin diagnostiquait: un peu d'énervement causé par la croissance.

Plus clairvoyante que Facial, Julienne était cependant loin de croire à un état si aigu de surexcitation. Elle voyait que Marcelin pensait beaucoup à sa mère, beaucoup trop: mais elle se flattait d'arriver peu à peu à prendre la première place dans l'esprit du jeune garçon. Elle mettait une véritable ardeur à l'amuser. Non seulement elle se rendait indispensable à la satisfaction de ses désirs: elle s'appliquait encore à les provoquer. Stimulante et tentatrice, elle l'initiait aux choses agréables de la vie, à celles, du moins, qu'il pouvait goûter sans trop de danger. Elle l'encourageait aux sports les plus captivants, le conduisait aux courses, au cirque, lui révélait par des choix appropriés à son âge l'existence de la littérature romanesque; à la dérobée—car Facial avait des principes—elle le menait au théâtre: et c'était pour elle un plaisir subtil que d'assister à l'éclosion des impressions, aux surprises, aux entraînements de curiosité dans cette âme qu'elle prenait presque au berceau.

Elle créait ainsi entre eux une sorte d'intimité croissante, qui se compliquait même d'un charme de complicité. Marcelin eût été franchement orphelin, n'eût pas nourri en lui le tourment secret et continuel de sa mère disparue, qu'il se fût laissé aller avec prédilection à l'amitié capiteuse de Julienne. Mais la peine toujours présente qui étreignait son cœur, l'empêchait de se prêter sans de poignantes appréhensions à la vie attrayante qui lui était ménagée.

Julienne ne s'en éprenait pas moins toujours davantage de «son petit Marcelin».

«J'en deviens amoureuse», se disait-elle souvent en riant.

Elle éprouvait d'exquises sensations à caresser ses cheveux, à baiser ses yeux, à jouer avec ses doigts, à subir de lui ces gestes affables que les enfants prodiguent aux personnes qui leur sont familières.

Marcelin avait fait chez elle la connaissance d'Émile.

Un jour, Émile lui dit:

—Hé! petit, qu'est-ce qu'elle te fait, ma cousine, quand vous êtes seuls ensemble?

—Elle cause avec moi.

—Après ça?

—Rien de particulier. Vous voyez vous-même comme elle se comporte avec moi. Elle m'aime beaucoup.

—Ça se remarque, farceur! Dis donc, fais-tu le nigaud ou me prends-tu pour un merlan! Ou serait-ce de la discrétion, monsieur, ou de la pudeur, mademoiselle? Tu crois peut-être que ces choses n'arrivent qu'à toi: détrompe-toi, mon gars, elles arrivent à tout le monde; c'est courant, c'est reçu, cela se passe dans la meilleure société. Là, es-tu rassuré? Raconte.

—Je ne sais ce que vous voulez dire.

—N'aie pas peur, je ne suis pas jaloux. La jalousie, c'est préhistorique. Laisse-toi interviewer sans modestie. C'est aussi de la gloire, ça.

—Je ne comprends pas.

—Allons, cadet, je vais t'aider. Je te croyais moins bégueule. Ça fait donc tant rougir, à ton âge, d'avouer ses petites saletés? Dans trois ans, tu t'en vanteras; au mien, tu t'en gondoleras. C'est une jolie peau, ma cousine! L'as-tu vue toute nue?

—Non, fit Marcelin interdit.

—Tu as vu ses seins, ses jambes, son ventre?

—Non, répéta l'enfant avec une vague angoisse.

—Alors quoi? Qu'est-ce que vous inventez bien? Elle t'emmène pourtant dans sa chambre à coucher?

—Quelquefois.

—Et là, que se passe-t-il? Elle se déshabille?

—Non.

—Elle te déshabille?

—Non.

—Elle fait bien quelque chose?

—Non. Elle change de robe, elle se fait coiffer.

—Ma cousine ne t'a donc rien appris? Tu ne sais rien? Tu es encore immaculé? Ah! elle est bien bonne, celle-là! A douze ans, mon gosse, j'étais plus malin que toi: je connaissais déjà le truc de l'amour.

Marcelin le regardait avec des yeux tremblants. Il lui semblait qu'une pluie noire tombait en rafale autour de lui, le noyait, l'aveuglait.

Émile continua d'un ton gouailleur:

—Sais-tu seulement à quoi ça sert, les femmes?

—Je ne sais pas, dit l'enfant avec effort.

—Tu as vu les chiens dans la rue? Tu as vu ce qu'ils se font, quand ils grimpent l'un sur l'autre? Eh bien, mon petit, les hommes et les femmes, c'est la même chose. Si les hommes aiment les femmes et si les femmes aiment les hommes, c'est pour se faire la même chose que les chiens. L'amour, c'est ça. Et le mariage n'est pas plus propre. Tu penses bien qu'il n'y a pas besoin d'avoir épousé une femme pour se livrer à cet exercice. Tous les hommes peuvent faire ça à toutes les femmes. Si on se marie, ce n'est cependant pas pour procéder autrement. Aussi, le mariage, on ne sait pas ce que c'est; on ne sait pas d'où ça vient. Ce doit être une vieille blague qui s'est perpétuée. Oui, mon petit, voilà la vie. Et toi, tu feras comme les autres: comme les autres et comme les chiens. Et c'est justement pour ça et par ça qu'on est au monde. T'imagines-tu que tu es né d'un rayon de lune? Tu es né parce que ton père a fait le chien avec ta mère. Et à la suite de ça, le ventre de ta mère a grossi. Tu étais dedans. Et au bout de neuf mois, tu es sorti de son ventre par le même trou par lequel elle urine...

Émile s'arrêta, effrayé. L'enfant venait de s'affaisser sur le tapis. Il était blanc comme un linge.

A ce moment, Julienne entrait. Elle vit Marcelin évanoui. Elle se précipita en poussant un cri.

—Grand Dieu! qu'a-t-il?

—Je crois qu'il a une syncope, dit Émile en haussant les épaules.

Elle le prit, lui fit respirer des sels. La pauvre tête de l'enfant traînait lamentablement sur son bras.

—Il a l'air d'un mort, dit Julienne avec un recul instinctif.

Quelques minutes se passèrent avant que Marcelin revînt à lui. Il ouvrit enfin les yeux et, faiblement, murmura:

—Maman!... maman!...

—C'est moi, mon chéri, dit Julienne. Ne me reconnaissez-vous pas?

Marcelin se souleva lentement, regardant autour de lui, comme s'il cherchait à reconnaître où il était et qui lui parlait.

Et ses yeux s'arrêtèrent sur Julienne, la considérant, d'abord avec incertitude, avec surprise, puis avec un souvenir qui se précisait.

—Ah! c'est vous... c'est vous...

—Mais oui, pauvre chéri! Que vous est-il arrivé?

Elle se mit à rire, revenue de son alarme. Puis, elle attira l'enfant contre elle et commença à le couvrir de baisers.

Mais alors, une incroyable terreur bouleversa les traits de Marcelin. Il s'arracha, frémissant, de l'étreinte de Julienne, en lui jetant:

—Oh!... Vous ne m'embrassez pas comme une mère!

Il éclata en pleurs:

—Maman!... je veux maman!... Ils me l'ont prise... Ils l'ont tuée...

—C'est moi qui suis votre mère, maintenant, dit Julienne.

—Non... non... vous n'êtes pas ma mère... Vous êtes... une femme.

Son désespoir était si violent, que Julienne crut devoir employer tous les moyens pour le calmer.

—Votre mère n'est pas morte, vous le savez bien.

—Je veux la voir.

—C'est impossible, votre mère n'habite pas Paris; elle est loin, très loin. Mais je vais vous montrer quelque chose qui vous tranquillisera.

Elle ouvrit un tiroir de son secrétaire et y prit un papier taché de larmes. C'était une lettre de Pauline à Marcelin, arrivée depuis plusieurs semaines déjà. La pauvre mère avait fini par faire taire son orgueil; ne voyant plus d'espoir qu'en Julienne, elle s'était humiliée jusqu'à la supplier, elle, d'avoir pitié et de lui permettre d'écrire quelquefois à son fils.

—Voyez, dit Julienne, c'est une lettre de votre mère. Si vous êtes raisonnable, vous pourrez lui répondre. Mais n'en parlez pas à votre père: il serait fort irrité, s'il apprenait que j'ai reçu cette lettre pour vous et que je vous l'ai remise.

Marcelin demeura un instant étourdi, sans oser faire un geste, sans oser prononcer une parole. Une lettre de sa mère! Cela lui paraissait un miracle du ciel.

—Mon Dieu! mon Dieu! balbutia-t-il enfin tout palpitant.

A la vue de l'écriture chérie, il tomba à genoux: un flot de sanglots déborda de sa poitrine; le voile de larmes qui couvrait ses yeux l'empêchait de lire; mais, ardemment, comme une relique, il baisa mille fois le papier où sa mère avait écrit et pleuré.

—Il va se rendre malade! dit Julienne, très inquiète de cette explosion de sensibilité.

Elle se rendait compte combien elle et Facial avaient eu tort de laisser gonfler dans cette tête d'enfant tant de passion comprimée.

«Lorsque celle-ci pourra s'épancher, ne fût-ce que sur du papier à lettre, pensa-t-elle, cela s'arrangera.»

Et elle sourit intérieurement à l'idée que ce secret créerait entre elle et le jeune garçon un lien nouveau.

Dès que Marcelin fut seul, enfermé dans sa chambre, il dévora les pages inespérées, où sa mère, après un si long silence, ressuscitait à son appel. Il les lut et les relut, passa la nuit à s'en imprégner, à en respirer chaque mot, à en abreuver son âme altérée. Sa mère vivait! Elle pensait à lui, elle l'aimait toujours! Oh! la revoir! la revoir! Elle pouvait lui écrire! Pourquoi, lui, ne pourrait-il pas la revoir? Y avait-il autour d'elle une barrière de mystères trop infranchissable? Maintenant qu'il savait qu'elle était en vie, comme avant, qu'elle n'avait pas été transformée, qu'elle était encore une réalité, celle d'autrefois, celle qui l'avait bercé, nourri de sa substance, baigné de son fluide, rien ne l'empêcherait de courir à elle, à travers les obstacles, de courir se réfugier sous sa caresse et reprendre possession de l'asile, du seul, de l'inoubliable asile.

La lettre ne contenait qu'un détail pouvant servir aux projets du jeune garçon: elle était datée de Grasse. Il n'en fallait pas davantage. Cela suffisait à donner un corps à son désir: fuir, fuir! Une fois là-bas, l'enfant saurait retrouver sa mère. Grasse! Il répétait avec avidité ce nom, qu'il se souvenait avoir rencontré dans sa géographie, appris comme tant d'autres choses indifférentes, et qui, tout à coup, prenait une importance extraordinaire, s'auréolait, flamboyait.

Le lendemain, avec fièvre, mais, en même temps, avec une intelligence et une prudence remarquables, Marcelin se mit en mesure de partir. Il acheta l'Indicateur des chemins de fer, le consulta minutieusement, étudia de point en point le trajet. Puis, lorsqu'il eut arrêté son plan, il calcula ses ressources. Il possédait une cinquantaine de francs. Pour parfaire la somme nécessaire au voyage, il vendit divers petits bijoux, boutons de manchettes, épingles de cravate, ne gardant que sa montre, dont l'utilité n'avait jamais été si certaine. Après le dîner il prétexta des devoirs pressés à terminer. Comme il n'emportait pas de bagages, rien ne lui fut plus facile que de s'échapper dans la rue. Au premier tournant, il prit un fiacre et se fit conduire à la gare de Lyon. Sa voix trembla un peu lorsque, se haussant sur la pointe des pieds pour qu'on le crût plus grand, il demanda au guichet:

—Un billet simple pour Grasse, par Antibes, train direct de 8 heures 25, seconde classe.

Il n'eut d'ailleurs, à subir que quelques regards curieux.

Et le train démarrait, que Facial, persuadé que son fils était occupé à traduire Cornelius Nepos, allumait tranquillement un cigare et déployait le Temps. Au même moment, Julienne se disposait à venir passer avec «son petit Marcelin» une heure de soirée.

Très surmené par ces deux jours excessifs, l'enfant ne tarda pas à s'endormir, au roulis du wagon qui chantonnait et rythmait dans son oreille:

«Je vais revoir maman! je vais revoir maman!»

XVI

—Grasse!

Marcelin descendit.

Il courut à la poste.

—Pouvez-vous me donner l'adresse de Mme Facial? demanda-t-il à l'employé de service au guichet de la poste restante.

—Mme Facial? Attendez donc... Une dame vient quelquefois réclamer des lettres à ce nom-là. Quant à son adresse...

Et interpellant une femme qui se trouvait dans le bureau:

—Hé! mère Divonne, vous qui connaissez tout Grasse, vous ne connaîtriez pas ça, par hasard Mme Facial?

—Faudrait me dire un peu comment elle est.

—J'ai son portrait, dit Marcelin.

Il tira un médaillon suspendu à son cou, l'ouvrit et le montra aux deux personnages.

—C'est bien celle-là, fit l'employé.

—Oui, fit la femme, je la connais. C'est moi qui lui porte ses fruits, tous les matins. Seulement elle ne s'appelle pas Mme Facial.

—Comment? demanda l'employé.

—Elle s'appelle Mme de Rocrange.

—Possible. Elle est divorcée; elle vit avec son amant.

L'enfant reçut cela comme un coup de tonnerre sur la tête. Mais il ne broncha pas. Il croyait comprendre cependant ce que ces mots voulaient dire. Il sentait que c'était épouvantable. Trois jours auparavant, il eût sauté à la gorge de ces gens, au seul soupçon qu'ils outrageaient sa mère. Aujourd'hui, il ne savait pas, il ne savait plus...

Et il dit d'une voix douce:

—Pourriez-vous me conduire chez elle, Madame?

Sa mère! Comme tout était égal, puisqu'il allait la revoir!

La fruitière le regarda avec curiosité.

—Vous n'êtes pas d'ici, mon jeune monsieur?

—Non.

—Vous venez de Nice?

—De Paris.

—Seigneur Jésus! est-il permis de laisser un enfant faire tout seul un pareil voyage! Et vous venez pour madame... pour cette dame... dont vous avez le portrait?

Marcelin contint avec effort les larmes nerveuses qu'il sentait sourdre. Il dit:

—C'est ma mère.

—Ah! fit la femme, je vous demande excuse. Il n'y a pas de mal à ça. Il faut bien être le fils de quelqu'un.

Et pour manifester sa bonté, elle ajouta:

—Venez avec moi, mon jeune monsieur: je vais de ce côté; je vous montrerai où c'est. Il y en a pour dix minutes.

Dix minutes! Dans dix minutes, après plus d'une année de séparation! Il fut pris d'une telle émotion, qu'il pouvait à peine se soutenir. Tout en marchant, la fruitière le questionnait, s'apitoyait sur lui. Il n'entendait rien, la tête bourdonnante d'impressions confuses, le cœur gonflé, les genoux vacillants. A ce moment, son père en personne eût surgi devant lui et lui eût crié que sa mère avait commis un crime, qu'il eût répondu: Elle a bien fait. Il ne concevait pas que quelque chose fût reproché à sa mère. Elle n'agissait que noblement, saintement. Dieu lui-même n'avait pas le droit de l'accuser. Et sa vénération croissait en proportion du rempart de haine et d'injustice qu'on avait dressé autour d'elle. Que signifiaient ces infamies qui flottaient? Il aurait voulu mourir et que son sang se répandît à ses pieds.

La fruitière dit:

—C'est ici.

Elle montrait une villa. La grille était entr'ouverte. Marcelin entra. Au bout de quelques pas dans le jardin, il aperçut, entre les bosquets, une robe blanche.

Fou, il courut.

Deux cris:

—Maman!

—Mon enfant!

Ils étaient dans les bras l'un de l'autre.

Longtemps ils furent incapables de prononcer une parole suivie. La commotion était trop violente. Ils pleuraient, ils sanglotaient. Des mots palpitaient sur leurs lèvres. Pour tous deux, mais pour la mère surtout, cette ineffable rencontre était un baiser du ciel, un merveilleux étourdissement d'ivresse versé comme un miracle par le paradis.

—Toi ici! toi ici! put enfin exprimer Pauline, les yeux vibrants d'une joie délirante, pressant sur son sein l'enfant inattendu.

—Je suis venu... je me suis sauvé... Il me fallait toi!

—Tu ne m'as donc pas oublié! Mon enfant, mon enfant chéri! Par quelles souffrances j'ai dû passer: sans nouvelles de mon enfant! Mais si c'était pour me réserver le providentiel bonheur de cet instant, merci, Père céleste, Consolateur suprême, merci! Et ce n'est point un rêve! J'ai tant de fois rêvé à toi, que si mon rêve avait pu t'évoquer, tu serais déjà venu! Et c'est toi, toi vraiment, mon Marcelin, mon fils!

—O mère, pourquoi m'as-tu abandonné?

Le cœur de Pauline éclata.

—C'est un affreux malheur qui est arrivé! Tu ne sais pas, tu ne peux savoir... Que t'ont-ils dit? Comment as-tu cru que je t'abandonnais!... Que t'ont-ils dit? Que t'a-t-il dit, lui?... lui?...

—On n'a rien dit... J'ai vécu dans ce mystère... Ils ne disaient pas que tu étais morte... J'avais peur... Enfin, j'ai eu la lettre, ta lettre.

Elle t'a remis la lettre?

—Oui, avant-hier.

—Oh! je t'en ai écrit dix, vingt. Celle-ci date de plus d'un mois. C'est la dernière. Je désespérais. Je suis allée deux fois à Paris, j'ai tout fait. Un jour, je t'ai vu, à la sortie du lycée; et je t'ai vu à la promenade, je t'ai suivi: mais tu ne m'as pas vue... Marcelin, non, je ne t'ai pas abandonné! Et tu ne peux pas comprendre... Un jour, tu comprendras, j'ai écrit ma vie, pour toi. Lorsque tu seras en âge de savoir... et de douter, tu liras. Alors tu comprendras, et tu pardonneras.

—Maman!

Il l'embrassa d'une étreinte passionnée, et ajouta:

—Ne parle pas ainsi. La voix avec laquelle tu dis cela fait mal.

—Que pensais-tu de moi?

—Je ne pensais rien, j'étais triste. Et dès que j'ai su où tu étais, je suis parti. Je ne veux plus être séparé de toi.

Pauline tressaillit:

—Sait-il où tu es? Il te suit peut-être. Il va venir te reprendre.

—Non, dit Marcelin. Personne ne peut savoir où je suis, à moins de le deviner.

Il raconta à sa mère la manière dont il s'était enfui. Celle-ci se rassura:

—Il ne devinera pas, dit-elle. Il ne t'aime pas assez.

—Lui, mais elle!

—Julienne? murmura Pauline d'une voix blanche.

Le jeune garçon fit signe que oui.

—Elle n'a pas de cœur.

—Ce n'est pas seulement le cœur qui fait deviner. Elle a vu que je t'aimais mieux qu'elle. Et puis la lettre... Elle sait des choses que mon père ne sait pas. Elle doit avoir deviné.

La mère se dressa, l'éclair aux prunelles:

—Jamais. Je suis là. Qu'ils viennent! Je défendrai mon bien jusqu'à la mort. Ils avaient la force; ils pouvaient m'empêcher de parvenir à toi; ils te gardaient. Mais, maintenant, nous sommes réunis... Ils n'oseront pas! Comment oseraient-ils?

Elle se sentait tigresse à cette heure; il lui semblait qu'elle avait de puissantes griffes au bout des membres, et que, d'un coup, elle aurait dispersé l'engeance hostile. La possession de son petit, contre elle, sous elle, lui donnait la fauve sollicitude de la bête pour ce qui est né de sa chair. Son sang roulait dans ses veines avec de cruels besoins de mordre et de déchirer.

Elle eut peur de l'état violent de ses sensations, et cria, en serrant son enfant:

—Il ne faut pas qu'il y ait de lutte: je tuerais!

Mais aussitôt, elle reprit:

—Folle que je suis! Nous n'attendrons pas qu'ils viennent. La frontière italienne est tout près. A l'étranger, ils ne peuvent plus rien. Oh! enfin et vraiment, voici la clémence, la félicité! J'ai tellement souffert, que la perspective subite, presque foudroyante du bonheur accable ma raison. Je puis à peine croire, tant la vie m'a remplie de terreur et de doute. Mes paupières cillent à l'éclat du ciel.

Pauline contemplait avidement l'enfant retrouvé. Elle ne pouvait assez le voir, s'en imprégner, s'assurer que c'était lui. Elle ne songeait pas à remarquer les changements qui s'étaient opérés chez le jeune garçon; il avait grandi, ses traits s'étaient complétés; elle ne s'apercevait pas de cela; elle ne constatait que sa présence, sa merveilleuse présence, son irradiation chargée de fluide et de lumière. Un chant de gloire naissait de ses entrailles, montait, montait, enveloppait son cerveau, projetait jusqu'à Dieu ses ondes triomphales.

—Je suis ivre, je ne sais plus ni ce que je pense, ni ce qui m'arrive, balbutiait-elle.

Puis, ce fut une réaction de maternité vigilante et tendre. Elle entraîna Marcelin dans la maison, le fit manger, le servit elle-même. Elle voulut savoir comment il avait voyagé, s'il avait dormi, s'il n'était pas fatigué, lui posant mille questions sur sa santé, goûtant à se retrouver au milieu de ces chers détails un incroyable plaisir.

—Ainsi, mère, je ne te quitterai plus?

—Oh! plus. L'heure de la miséricorde a sonné.

—Et nous vivrons toujours ensemble?

—Toujours.

—Tous les deux?

Pauline jeta un long regard sur son fils, un regard solennel et profond. Elle prononça lentement, mais d'une voix qui tremblait un peu:

—Tous les trois.

L'enfant resta longtemps silencieux, sans s'étonner. Puis il murmura:

—Tu l'aimes donc beaucoup?

Et à ce moment, Odon survint.

Il eut un tressaut de surprise à la vue du jeune garçon.

Mais déjà, Marcelin s'avançait vers lui et disait:

—Je sais qui vous êtes: vous êtes celui que ma mère aime comme je l'aime.

—O mon enfant! s'écria Odon, en lui ouvrant ses bras.

Et lui aussi avait les larmes aux yeux.

Lorsqu'on lui eut expliqué les événements:

—Il faut partir, dit-il, il faut que nous soyons loin demain matin. Une fois en sûreté, à l'étranger, nous pourrons engager des pourparlers avec M. Facial et obtenir qu'il renonce à ses droits.

—Le prochain rapide de Paris n'arrive que demain soir, dit Pauline; nous avons donc beaucoup d'avance, à supposer même que l'on soit déjà sur la bonne piste.

—Et le télégraphe! fit Odon. Qui sait si en arrivant à la frontière nous ne trouverons pas la police prévenue! Nous courrions peut-être moins de risque en partant par Marseille, où nous nous embarquerions pour Gênes ou Naples.

—Cela exigerait plus de temps; et si la police est prévenue, elle le sera aussi bien à Marseille qu'à Menton.

On s'arrêta au projet suivant: on déguiserait Marcelin en petite fille; lui et Odon prendraient le premier train pour Vintimille; Pauline les rejoindrait quelques heures après. De cette façon, il y avait toute chance, en cas que la police eût des ordres, pour que les voyageurs ne fussent pas reconnus.

Ils allaient se sauver comme des malfaiteurs.

Marcelin, cette fois, se déconcerta:

—Mais quel mal est-ce que j'ai commis? Ne suis-je pas libre de rejoindre ma mère, puisque c'est avec elle que je veux vivre? Et si elle veut me garder, n'est-elle pas libre de le faire?

—Tu ne connais pas la société, dit Odon: elle a fait des lois qui donnent à M. Facial le droit de te priver de ta mère.

—Pourquoi use-t-il de ce droit? Il n'est pas méchant.

—Il n'est pas méchant, j'en suis sûr; c'est la société qui est mauvaise. Tu arrives ici, mon enfant, dans une maison qui ne vit pas suivant les lois de la société, mais où l'on aime et où l'on cherche à être heureux. Tu es assez grand pour comprendre, et tu as mérité de savoir. Ta mère doit désirer elle-même que je parle, elle doit sentir qu'il le faut.

Pauline fit un grave signe de tête affirmatif.

—Eh bien, reprit Odon, si tu es venu ici pour être notre fils, sache à quoi tu t'engages, ou plutôt de quoi tu te dégages. Tu romps avec les lois, tu te mets en révolte contre celui qui les représente, M. Facial, qui seul a des droits sur toi, seul est ton légitime éducateur, ton légitime protecteur. Ici, tu as ta mère: mais ta mère n'est plus ta mère au point de vue de la loi. Elle a eu le malheur de faire acte de personne libre, comme toi-même l'as fait hier; or, il n'est pas permis d'obéir franchement à son cœur. Quelque beaux que soient les sentiments qui te poussent, on ne t'en saura aucun gré. On pouvait te plaindre, on disait certainement, on pensait probablement: «Le pauvre enfant, qui n'a plus sa mère!» Mais on ne t'excusera pas d'avoir voulu la retrouver. Ce qu'il fallait pour rester dans ton rôle—car chacun a un rôle fixé d'avance et dont il ne doit pas sortir—ce qu'il fallait, je vais te le dire: il fallait supporter héroïquement ton sort, te résigner. Tel était aussi le rôle de ta mère: elle devait se résigner, se résigner à être la femme d'un homme qu'elle n'aimait pas. Le monde ne pardonne pas qu'on tende au bonheur par la voix directe du cœur. C'est une terrible leçon que je te donne là; mais tu étais digne de la recevoir, et la vie te l'inflige déjà.

Marcelin se dressa avec orgueil:

—Je veux être le fils de ma mère, dit-il.

—Tu es un noble garçon, dit Odon. Partage donc notre ostracisme. Et c'est un véritable ostracisme, puisque nous sommes obligés de fuir à l'étranger.

—Nous n'habiterons plus la France?

—Cela nous sera défendu.

—Je n'irai plus au lycée?

—Ce sera un grand changement dans ton éducation.

—Papa m'avait donné le choix entre trois écoles: l'École polytechnique, Saint-Cyr ou l'École de droit. Il dit qu'un jeune garçon de ma position doit avoir l'ambition de devenir quelqu'un.

—J'espère que M. Facial ne se montrera pas intraitable. Nous ferons tout pour essayer d'obtenir de lui la permission de revenir à Paris, afin que nous puissions te donner l'instruction qu'il convient.

—Et s'il refuse?

—Il faudra alors renoncer aux carrières auxquelles donnent accès les écoles de l'État.

—Je ne sais pas si ce sera jamais pour moi un sacrifice; en tous cas, il sera bien minime au prix du bonheur de conserver ma mère.

—Et il n'y a pas besoin de diplômes pour devenir un homme.

Mais Pauline avait changé de visage. Elle venait seulement de se rendre compte des conséquences illimitées qu'aurait pour son fils la révolte contre l'autorité paternelle. C'était briser l'avenir de Marcelin. Facial maintiendrait ses droits jusqu'au bout. Et par une vision rapide, elle pensa au moment où, quelques années plus tard, l'enfant devenu jeune homme, saisi par la puissance d'une vocation—laquelle? savait-elle? savait-il?—regretterait amèrement ce qu'il appellerait peut-être son coup de tête. Son existence perdue, ses rêves irréalisables, voilà ce qu'il lui reprocherait. Et elle seule serait coupable. Et il aurait raison de l'accuser. Et il l'accuserait peut-être avec désespoir. Il pourrait lui dire: «Ma mère, vous avez été égoïste et lâche. Vous avez abusé de mon amour pour vous. Étais-je capable alors de décider de ma vie? Toute ma vie, songez-y, pour m'épargner quelques larmes sentimentales d'enfant! Et maintenant, voyez, je ne suis bon à rien, je n'ai rien, je ne suis rien. Croyez-vous que mon amour filial même ne soit pas irrémédiablement empoisonné par la pensée amère de ma stérilité? Cruelle ironie vraiment! Je vous aimais, j'étais innocent: et vous, qui aviez le devoir d'être prudente à ma place, vous avez manqué de courage, vous m'avez trahi.» Voilà ce qu'il lui dirait, sans doute. Que répondrait-elle à ces paroles affreuses? Et à supposer l'improbable, Facial leur permettant le séjour de Paris, l'avenir de l'enfant n'en resterait-il pas moins compromis? Que pourrait-elle? Elle n'aurait plus de relations. Marcelin ferait ses études, puis il serait lancé dans la vie, sans protection, sans base. Il n'aurait qu'à rougir de sa mère. Fils de Facial, au contraire, il aurait un nom, un monde, des amis, des patronages nombreux et puissants; tout lui serait facilité, il n'aurait qu'à se laisser porter. Ruinerait-elle tout cela? La mère ferait-elle encourir à son enfant sa propre réprobation?

Un gémissement sortit de ses lèvres:

—Oh! je n'ai pas le droit... je n'ai pas le droit...

Odon comprit. Il se tut. Il venait de se faire les mêmes réflexions.

Mais le jeune garçon, auquel leur consternation n'échappa pas, s'accrocha fébrilement à Pauline en criant:

—Maman, je ne veux pas te quitter!

La nuit se passa dans ces horribles alternatives. Marcelin avait fini par s'endormir de fatigue. Pauline le regardait respirer, tout en causant à voix basse avec Odon.

Le lendemain matin, ils ne partirent pas.

Dans la journée une dépêche de Réderic arriva:

«Vous n'avez que le temps. On est sur trace.»

Alors, Pauline dit:

—Mon Dieu, donnez-moi la force d'aller jusqu'au bout.

Le soir même, elle partit pour Paris avec son fils.

Elle allait le rendre à Facial.

Facial ne manifesta pas, à les voir, un étonnement extrême. Il reçut Pauline avec une dignité froide dont il ne se départit pas. Dans son accueil transparaissait plus le dépit que lui avait causé l'escapade de Marcelin, que la joie de retrouver son héritier.

—Je vous félicite, Madame, d'avoir compris votre devoir. Je ne vous en veux pas: je sais qu'il n'y a pas là de votre faute et qu'il vous a été impossible de monter l'esprit de mon fils et de combiner avec lui cette malheureuse frasque. Vous me le ramenez, c'est bien. La police venait d'ailleurs de recevoir des renseignements précis sur son départ par la gare de Lyon et sur son arrivée à Grasse; de là à conclure quel était le but de sa fuite, il n'y avait qu'un pas. Aujourd'hui même, on doit avoir fait une perquisition chez vous. Vous n'auriez pas bénéficié de cette petite aventure. Mais puisque vous me paraissez avoir acquis de sages idées sur la manière dont il convient que mon fils soit élevé, je vous témoignerai ma satisfaction en vous autorisant à le voir une fois par an. Ces entrevues auront lieu à Paris, dans ma maison et en ma présence.

Pauline se sentait glacée. De funestes pressentiments la terrorisaient. C'était bien la fin, le deuil.

Facial tira de sa poche un carnet à souche. Il inscrivit quelques mots sur la première feuille, la détacha et la tendit à Pauline en disant:

—Mon fils vous a occasionné quelques dépenses; je tiens à vous les régler.

C'était un chèque de mille francs.

Pauline eut un geste d'indignation.

—Je n'insiste pas, fit Facial poliment.

Les choses se passèrent d'une façon moins affectée avec Julienne Chandivier, qui, sur ces entrefaites, arriva chez Facial, comme elle le faisait plusieurs fois par jour, pour savoir si l'on avait des nouvelles de Marcelin.

Lorsqu'elle le vit, son mot fut, en l'embrassant avec exagération:

—Le monstre d'enfant!

Et peu s'en fallut qu'elle n'embrassât aussi Pauline.

Le pédantisme en morale ne l'étouffait pas. Elle ne manqua pas de prendre à part son ancienne amie et de lui assurer que ses sentiments pour elle n'avaient jamais varié.

—Mais que voulez-vous! Vous avez été peu adroite. Il vous était si facile de tout ménager. Personne n'exigeait de vous une vertu cornélienne: on vous demandait seulement de vous conduire comme tout le monde. Vous avez préféré vous mettre tout le monde à dos. Avec la meilleure volonté, il était impossible de vous défendre; et moi qui, je vous le jure, ai trouvé parfaitement ridicule le bruit qu'on a fait autour de votre histoire, je n'ai pu me dispenser de vous brûler aussi en effigie. Vous aviez jadis d'étincelantes théories sur l'amour: vous voyez où elles vous ont conduite. En ce monde, on fait ce qu'on veut, mais il ne faut jamais vouloir ce qu'on fait. Les théories, c'est inutile en théorie, et c'est désastreux en pratique. Je suis superficielle, je suis hypocrite, je suis vicieuse, je suis incapable de penser, je suis femme, très femme, mais c'est encore moi qui ai raison: je me conduis avec mon instinct, ne m'occupant nullement de ce qui est bien et de ce qui est mal, ayant seulement le sens de ce qui est faisable et de ce qui n'est pas faisable; et je n'ai point même conscience des défauts que je viens de dire, tellement ils sont à moi-même et tellement j'y réfléchis peu. Vous, c'est le contraire, et cela ne vous a pas servie. Êtes-vous heureuse, au moins, j'entends heureuse... personnellement? Vous n'en avez pas l'air. Ma pauvre amie, je vous plains avec une sincère sympathie. Dites-moi si je puis faire quelque chose pour vous.

Pauline était peu en état d'entendre et de répondre quoi que ce soit. Elle dit seulement, immensément lasse de corps et d'esprit:

—Rien, rien... Je ne suis pas venue ici pour moi...

—Et Marcelin?

La mère eut une seconde d'hésitation. Puis, elle prit la main de Julienne et supplia:

—Vous qui serez avec lui... oh! qu'il ne m'oublie pas!

—Je lui parlerai de vous, je l'ai déjà fait.

—Oui, je sais... merci...

—Je lui transmettrai vos lettres.

—Vous êtes bonne.

—Je suis meilleure que vous ne croyez.

Une sensation d'épouvantable fatalisme broyait l'âme de Pauline. Sa voix sortait difficile et monotone de sa gorge étranglée; ses yeux restaient secs.

Et le moment de la séparation ne fut pas déchirant comme elle l'eût pensé. Il semblait que le chemin de douleur étant achevé, un mur se dressât pour empêcher d'aller plus loin, un mur au pied duquel il n'y avait plus qu'à se laisser tomber d'épuisement. Pauline prit son enfant dans ses bras—pour la dernière fois—posa sur son front ses lèvres décolorées, sans dire un mot. Sa tête était un lieu vide, où tous les bruits résonnaient étrangement, et n'éveillaient pas d'écho.

Ce fut l'adieu...

XVII

Des années tombèrent comme des feuilles mortes.

Odon et Pauline n'avaient plus quitté Grasse. Peu à peu, une paix relative était descendue sur l'âme endolorie de Pauline, une lente résignation qui la noyait, aux jours où elle ne voulait pas se souvenir. Il s'en dégageait une tendresse toujours plus complète pour celui qu'elle avait ardemment, follement aimé, qu'elle aimait maintenant profondément. Entre eux s'était créé un nouveau lien: ils avaient souffert ensemble, ils s'étaient vus souffrir. Et comme jamais ni l'un ni l'autre, fût-ce par un geste, par une intonation, n'avait semblé accuser leur amour des infériorités de la vie, ils en avaient conçu l'un pour l'autre une vénération croissante.

Pauline n'avait pas revu Marcelin. Chaque fois qu'elle avait rappelé à Facial sa promesse, celui-ci avait trouvé un prétexte pour esquiver toute rencontre entre la mère et le fils. Les lettres de Marcelin, elles-mêmes, d'abord très touchantes, avaient fini par se modifier si complètement, que Pauline ne pouvait croire qu'elles ne lui fussent pas dictées. Elle n'en recevait plus que rarement. Marcelin se bornait à lui raconter ce qu'il faisait, où en étaient ses études, à lui donner de rapides nouvelles de sa santé. Et cela la navrait de n'y plus lire ces phrases charmantes, ces expansions qui savaient remuer son cœur. Elle ne voulait s'expliquer ce changement que par la découverte qu'aurait faite Facial de leur correspondance secrète. Comment aurait-on pu lui transformer pareillement son fils? Elle ne se disait pas que le changement n'avait pas été brusque, mais s'était opéré par dégradations insensibles.

Aussi, Paris ne lui inspirait plus qu'une instinctive horreur. Tant de choses s'étaient accumulées sur elle, qu'elle ne se sentait plus la force de lutter. Il aurait fallu être là, combattre pied à pied, et pour quel résultat? N'avait-elle pas renoncé? N'avait-elle pas pris l'engagement moral de ne rien faire qui pût nuire à son enfant? Lui d'abord, lui seulement. Et si elle devait disparaître, elle disparaîtrait.

Odon non plus n'était pas retourné à Paris. Un ou deux ans après le divorce de Pauline, il avait dû subir de la part de sa famille de pressantes tentatives pour le dégager d'une liaison «qui menaçait de devenir sérieuse».

«Rompez, lui disait-on, rompez pendant qu'il en est temps encore. Vous avez fait votre devoir, vous avez agi en galant homme en n'abandonnant pas aussitôt une femme qui s'est perdue pour vous. Mais maintenant, cela suffit. Reprenez votre liberté. Vous éterniser dans cette situation équivoque serait à la fois honteux et ridicule.»

La vicomtesse de Béhutin était même venue exprès à Nice pour voir son frère, espérant, par une démarche formelle, obtenir de lui la rupture souhaitée.

Odon alla au rendez-vous, mais ce fut pour assurer à sa sœur qu'il romprait plutôt avec elle, que de considérer un seul instant l'idée de quitter sa maîtresse.

De plus en plus, les deux amants s'étaient sentis seuls, étrangers au monde, absurdes et réfractaires. Sans une inquiétude de cœur, ils étaient demeurés l'un à l'autre, persuadés que cette possession constituait l'unique et suprême sécurité dans le hasard phénoménal de l'existence. Ils s'avançaient dans l'avenir sans autre projet, sinon de continuer le présent avec plus de sérénité, plus d'oubli si possible.

Malheureusement, de cruelles préoccupations vinrent bouleverser ce qu'ils avaient pu retenir de bonheur. La santé d'Odon laissait à désirer. Et, tout à coup, sa maladie de cœur s'aggrava. Une crise, plus forte que celles qu'il avait de temps en temps, l'abattit si rudement, que Pauline eut, un moment, l'affreuse angoisse de le voir partir entre ses bras. Il ne s'en releva pas complètement.

Pauline comprit alors le malheur effrayant, le malheur auprès duquel le reste n'était rien, l'insondable malheur qui la menaçait.

Elle ne s'était jamais posé cette question: S'il mourait?

Et voilà que la mort apparaissait, comme la solennité de l'heure dans le silence de la nuit, rappelant, par un signe précis, discernable, l'éternelle possibilité.

Pauline se sentit une lumière vacillante dans le vent du nord. Nul doute! nul doute! Elle s'éteindrait du même coup. La rafale qui emporterait Odon emporterait sa vie à elle.

Mais cette certitude de mourir à la minute où son amant cesserait de lui être l'image miraculeuse qui fait vivre ne constituait pas une consolation suffisante. Indépendamment des souffrances physiques qu'éprouvait celui qu'elle eût voulu surhumainement heureux, la perspective du mystère formidable que serait cette fin terrestre de leur amour la plongeait dans une agonie éperdue de pensée.

Elle se rappelait le mot qu'elle avait dit à Odon le soir où ils avaient fait connaissance, un des premiers mots qu'il avait entendus d'elle: «Moi, je n'ai pas peur de la mort.»

Et maintenant, elle avait peur de la mort.

Rocrange ne se dissimula pas la gravité de son état. Cela pouvait durer longtemps, sans doute. Mais il était marqué. Et comme tous deux étaient de grandes âmes, ils se mirent à causer de l'indomptable Inconnu.

Un jour, jetant un regard chargé de pitié sur son amie, Odon dit:

—Je mourrai le premier. L'existence n'est qu'un court combat contre la destinée. On n'a vraiment pas le temps de se sentir vainqueur ou vaincu. Vainqueur de quoi, si l'on croit à la victoire? La victoire n'est jamais exquise, même pour les heureux: car le désir a toujours été tellement au-delà de ce qu'on a réalisé, que la plus apparente victoire n'est encore et surtout qu'une défaite. N'y aurait-il que des vaincus de la vie? Pour moi, j'ai eu tout ce qui m'était souhaitable; j'ai été le rare privilégié qui a rencontré et obtenu la femme extraordinaire de son plus pur rêve. Combien d'hommes pourraient en dire autant? Et cependant, à peine obtenue, mon vœu inextinguible fut de la rendre enviable aux anges. J'ai tout fait pour cela. Et lorsque je mourrai, j'en serai encore à me demander si la rencontre qu'elle a faite de moi n'a pas été l'ère de son malheur.

—J'ai eu la même illusion, dit Pauline; et j'ai toujours celle de croire que sans la geôle misérable où nous nous débattons, nous serions capables de bonheur, même d'un bonheur à faire envie aux anges. Ce qu'il y a de terrible, c'est que nous l'avons vu, ce bonheur, nous y avons touché; libres, hors de la geôle, nous en aurions joui comme du plus éblouissant soleil; et notre peine s'accroît de ce que nous savons combien sont infimes les artifices qui nous ont retenus prisonniers.

—Je crois que le fait même de vivre constitue la geôle dont tu parles. Sans doute, ses murs sont souvent élevés par la société; nous voyons la société comme cause prochaine, mais la cause première n'est-ce pas toujours et essentiellement la vie? Nous sommes sujets avant tout à notre nature d'homme; et c'est parce qu'il y a des natures d'homme autour de nous que nous sommes inévitablement persécutés. C'est un cercle vicieux. S'il n'y avait pas de natures d'homme se combattant et se faisant échec, il n'y aurait pas de désir et par conséquent de tendance au bonheur. Notre amour n'est-il pas né de ce que nous nous sommes trouvés au milieu de milliers de natures d'homme? Il faut qu'il y ait choix et contraste pour s'aimer. Si, comme deux fleurs prédestinées, nous avions poussé seuls, dans quelque lieu désert, sans avoir jamais connu nos semblables, nous ne nous serions pas aimés; nous nous serions possédés sans débat, de par la loi naturelle et fatale; mais il n'y aurait eu là que le bonheur négatif de l'inconscience, ce qui n'est pas le bonheur et, en tout cas, pas l'amour. Et même alors, dans cette inconscience de nous-mêmes, la vie ne se fût guère révélée moins cruelle. N'eût-elle pas consisté toujours en trois choses: le temps qui passe, la matière qui est infirme et l'esprit qui est exigeant? Et, par là-dessus, terme de tout, enveloppe scellée, couvercle hermétique: la mort!

—L'amour, c'est donc nécessairement la souffrance?

—La souffrance naît de l'amour, comme l'amour naît de la souffrance.

—Et pourtant, s'écria Pauline, je sens bien que l'amour est le bonheur!

—Il devrait l'être, reprit Odon, parce que notre cœur est la source infinie du désir. Il ne peut pas l'être, parce que le désir, qui est notre cœur, ne s'arrête pas de jaillir infiniment.

—Que sommes-nous donc venus faire sur la terre?

—Vivre. Heureux qui a aimé: il a souffert. Heureux qui a souffert: il a vécu.

—Quelle ironie! Le bonheur consisterait à être malheureux!

—Oui, dit Odon, mais il faut ajouter un mot. Toute nature d'homme étant forcément malheureuse, par le fait même qu'elle est nature désirante, le bonheur consiste à être malheureux noblement. Et l'idée du bonheur est tellement innée dans nos cœurs, surtout dans nos cœurs d'amants, qu'après avoir souffert, lorsque cette souffrance a été noble, et la plus noble de toutes, la souffrance de l'amour, nous sommes tentés de nous écrier, nous nous écrions: Nous avons été heureux! Oserions-nous dire, ô ma chère maîtresse, quoique les larmes que nous avons versées et que nous verserons encore soient de celles qui rongent le rocher de la foi, oserions-nous dire que nous n'avons pas été heureux?

—Je l'ai été, certes, je le suis, même au milieu de l'épouvante et des ténèbres de l'angoisse.

—Cependant, tu n'aurais jamais autant souffert, si tu ne m'avais pas connu. Cela est non moins certain. Et chaque jour, il faut que je tombe à tes genoux pour te demander pardon, pardon de t'avoir fait souffrir, pardon de t'avoir aimé.

—Odon, la vie est vraiment tragique pour rendre possibles de pareils sentiments!

—Pardon de vivre, pardon de mourir, pardon de tout! Et nous ne sommes pas coupables! Tout doit nous demander pardon, mais comme tout reste muet, c'est nous qui nous humilions.

Ils restèrent longtemps les yeux fixés dans l'infini du ciel, où des étoiles s'allumaient, mais où vainement, vainement ils cherchaient Dieu.

XVIII

Lorsque Julienne Chandivier eut décidé de se débarrasser définitivement de ses deux amants, voici ce qu'elle imagina.

Elle envoya à Sénéchal le petit mot accoutumé:

«Je vous attends ce soir, à dix heures.»

Le petit mot se faisait si rare maintenant, que le vieux sénateur en éprouva un plaisir particulièrement délicat.

Réderic reçut en même temps celui-ci:

«Venez dîner.»

—Vous êtes gracieuse, dit Réderic, lorsque Julienne le fit passer dans son appartement et qu'il s'aperçut que c'était pour un dîner en tête à tête qu'il avait été invité. Depuis si longtemps que vous me négligiez! Vous êtes tellement occupée de vos jeunes gens!

—Les jeunes gens, maintenant! Autrefois, c'était Sénéchal. Vous serez donc éternellement jaloux, mon pauvre Réderic?

—Je ne suis pas jaloux, je suis misanthrope.

—Dites, au moins, misogyne.

—Chaque fois que je vous vois, il me semble que je vous hais. Et je reviens toujours, dévoré de mon ancien poison. Je vous crible d'épigrammes, parce qu'il faut que mon amertume sorte; mais j'ai soif de votre lèvre, j'ai votre œil dans le sang.

—Et moi, dit Julienne, chaque fois que je vous vois, j'ai envie de vous chasser. Mais vous êtes mon besoin mauvais. Je suis ravie de me sentir détestée de vous et de vous tenir si bien, de vous tenir d'autant mieux que je suis plus détestée. Ne vous y fiez pas cependant: je pourrais me lasser de cruauté et devenir bonne.

Quoique ce fût dit sur un ton moqueur, Réderic répliqua:

—C'est alors que vous auriez la cruauté capricieuse. Satisfaite de m'avoir ravagé pendant tant d'années, vous concevriez le désir d'exercer sur quelque autre plus neuf votre art de Locuste morale. Mais devenir bonne! Quelle parodie!

—Il n'y a que vous pour croire à mes maléfices. Regardez Sénéchal, a-t-il l'air d'un empoisonné?

—Il n'a l'air que d'un gâteux, railla Réderic.

Julienne se prit à rire:

—Il sera complet ce soir. Quant à toi, Paul, tu n'es peut-être pas gâteux de la moelle, mais tu l'es du cerveau. Et ce n'est pas moi qui t'ai intoxiqué. Tu t'es intoxiqué toi-même. Que veux-tu que j'y fasse? Il te fallait une cuisinière et tu as rencontré une femme. Que dirais-tu pourtant, si je te renvoyais aux incurables?

—Ah! fit-il, je ne veux mourir que par toi. Et je t'admire: tu es fraîche, tu es jeune! Il semble que tu ne penses pas, que tu ne sais pas, que tu traverses la vie sans y prendre garde! Et tu es toujours, tu seras toujours l'enfant maligne, inconsciente, l'enfant-femme, l'enfant-serpent.

—Pourquoi pas l'enfant-vampire?

Elle se dévêtait lentement, avec la grâce d'une almée.

Réderic buvait son corps, comme un alcoolique la liqueur néfaste qui le tue.

Un peu avant dix heures, la femme de chambre de Julienne entre-bâilla la porte, effarée.

—Madame, M. Sénéchal est ici. J'ai cru bien faire de prévenir madame. Il doit y avoir une erreur.

—Pas du tout. Faites entrer.

Les deux amants de Julienne se dévisagèrent. Ils venaient de comprendre. Sénéchal tremblait d'indignation; Réderic ricanait nerveusement.

—Messieurs, dit Julienne, il n'y a pas eu possibilité d'éviter cette rencontre. Heureusement qu'elle ne s'est point produite entre l'un de vous et mon mari. Mon honneur est sauvegardé.

En silence, Sénéchal et Réderic échangèrent leurs cartes. Qu'avaient-ils à se dire? Ils se connaissaient depuis longtemps. Depuis longtemps, chacun d'eux savait les relations de l'autre avec Julienne. Mais, pour la première fois, ils se trouvaient en présence, dans une situation qui les empêchait de feindre d'ignorer la vérité. Ils n'avaient plus qu'à s'exécuter proprement.

Le duel eut lieu le surlendemain. Le vrai motif fut, comme de juste, tenu secret. Il fallait, avant tout, couvrir Julienne.

Celle-ci avait trouvé là le meilleur moyen d'en finir sans phrases. D'un côté, elle signifiait à ses amants une rupture sur laquelle ils seraient peu tentés de revenir; de l'autre, par l'effet du duel, elle s'assurait auprès d'eux contre toute espèce de vengeance par l'indiscrétion ou la calomnie: on ne médit pas d'une femme pour laquelle on se bat, et cela était à considérer avec Sénéchal.

Tout allait le mieux du monde pour Julienne. Il n'en fut pas de même pour les deux adversaires, qui, n'ayant d'ailleurs aucun désir de se battre, ne faisaient, en cela, que remplir une des consignes de l'amour moderne.

Sénéchal fut blessé grièvement. On rapporta Réderic mourant chez lui.

Les journaux s'occupèrent un peu de l'affaire; mais comme tout s'était passé selon les règles, il n'en fut pas autrement question. Le nom de Julienne ne fut pas prononcé.

Odon de Rocrange reçut ces quelques lignes, que Réderic, avant de mourir, trouva la force d'écrire:

«Je viens de me battre pour une femme. Tu devines qui. Il me semble que je vais mal, mal. Je te dis adieu, prévoyant que c'est la fin. Me voici débarrassé. J'ai aimé comme un forçat. S'il y a un autre monde, j'espère que j'y serai libre. Mais pour être libre, il faudrait n'avoir ni âme, ni pensée, ni souvenir, ni désir. Autant dire qu'il ne peut y avoir de vraie liberté que dans la vraie mort. Ainsi soit-il!»

Quelques mois après le duel, Sénéchal mourut aussi, d'une maladie qui, suivant les médecins, était la suite directe de sa blessure.

Par une coïncidence curieuse, ce fut à l'enterrement du sénateur que Facial, qui venait enfin d'être nommé officier de la Légion d'honneur, arbora pour la première fois la rosette.

De notables changements s'étaient produits dans l'existence de l'ancien mari de Pauline. Son «deuil» porté, il n'avait pas résisté longtemps aux pressantes sollicitations de son ami Chandivier. Quelques soupers joyeux furent tout ce qu'il se permit pour commencer. Des scrupules d'homme rangé intimidaient encore sa conscience. Il avait beau raisonner, se dire qu'à son âge il ne pouvait pas vivre sans femme, qu'il n'était plus lié par aucun engagement, qu'il se trouvait moralement et effectivement libre et qu'il n'y avait ni crime, ni honte à sacrifier dans les mesures hygiéniques aux besoins de la chair, ses vieilles habitudes d'austérité ne laissaient pas de l'inquiéter. Facial ne se voyait pas volontiers sous les traits d'un «viveur». Ce qu'il avait toujours flétri du nom de «débauche» lui inspirait un secret malaise. Et pour lui, la débauche c'était déjà la partie fine en compagnie de demoiselles aux approches faciles, où l'on boit du champagne à deux heures du matin et où l'on raconte des histoires gaies. Pétri de prudence, il hésitait devant les incertitudes de l'amour vénal. D'autre part, il n'eût pour rien au monde noué des relations avec une femme mariée. Les circonstances se chargèrent de vaincre ses répugnances.

Le malheureux Chandivier était aux abois. Complètement mis à sec par Rébecca, il ne savait plus où se procurer de l'argent. Depuis longtemps, une séparation de biens était intervenue entre sa femme et lui. Il avait emprunté tout ce qu'il pouvait emprunter. Sa dernière ressource était Facial, auquel il devait déjà de grosses sommes. Et c'était justement pour cela qu'il se montrait si empressé auprès de lui, espérant qu'en mêlant activement à sa vie son ami riche, celui-ci finirait par solder tous les frais de la fête.

Il eut même la maladresse de s'en ouvrir à Rébecca:

—Tu vois, Bébèque, je n'ai plus un radis. Il faut trouver une combinaison. Laquelle de tes amies jugerais-tu le plus capable d'emballer Facial? Il casquerait, il casquerait ferme. Il s'agit de trouver une femme assez honnête pour nous assurer une part dans les bénéfices. C'est une affaire à toi et à moi. Je chaufferais Facial; tu te chargerais de styler la femme. Je connais mon bonhomme: il meurt d'envie de se payer une maîtresse qui ait du montant. Penses-tu que Tanagra-la-Pucelle soit de taille? Ou la Tunique-de-Nessus? Ayons l'œil, ma petite, il y va de nos amours.

Mais Rébecca se souciait comme d'une guigne de ses amours avec Chandivier. N'ayant plus rien à attendre de son protecteur, le sentant ruiné, fini, démoli, elle comptait bien lui signifier son congé à la première occasion. Et l'occasion cherchée était là, tout près; Chandivier lui-même la lui indiquait.

Elle se mit dès lors, cyniquement, à allumer Facial. Ce ne fut point difficile. N'ayant guère fréquenté les femmes galantes, Facial était peu capable de soutenir de sang-froid un siège en règle. Rébecca l'excitait d'ailleurs beaucoup. Souvent, il avait convoité cette créature aux allures de fille, au galbe provocant. Lorsqu'il se vit attaqué, sa sensualité ne fit qu'un tour. Il ne céda cependant point aussi rapidement que le donnait à supposer sa terrible concupiscence. Rébecca, qui constatait avec allégresse l'état violent où son manège mettait Facial, ne comprit rien d'abord à cette résistance. Elle s'aperçut enfin, avec surprise, que ce qu'elle avait à vaincre était moins l'indifférence ou l'avarice que la défiance d'une liaison illégitime et la crainte de s'engager trop avant. Mais ce qui mit le comble à sa stupéfaction fut le scrupule qu'elle découvrit que Facial avait de tromper Chandivier.

—Gros chien, dit-elle, qu'est-ce que cela peut te faire, puisque je suis résolue à le quitter?

—Je ne veux pas qu'il m'accuse de lui avoir enlevé sa maîtresse.

—Mais, grand bébé, je te dis que je le quitte en tout cas. Ne vaut-il pas mieux que ce soit toi qui en profites qu'un autre? Chanchan sera charmé de t'avoir pour successeur. D'ailleurs, je t'aime, là! je te veux, là!

Pour précipiter les événements, elle n'imagina rien de mieux que de pousser la tentation de son saint Antoine jusqu'à complète consommation. Elle se savait assez forte pour avoir tout à espérer de cette entreprise décisive. Facial serait plus fou après qu'avant. Une fois tombé dans le puits de volupté qu'elle ouvrirait sous ses pas, il lui appartiendrait corps et âme, cœur et bourse, noyé dans la vase perfide et délicieuse, sans énergie pour remonter. Ah! elle avait des moyens de séduction autrement puissants que la coquetterie des épaules nues et le libertinage des gestes et des paroles! Elle avait l'élixir de son baiser savant, le musc de sa peau, son jeu de comédienne, plus à l'aise au lit que sur les planches et sachant, là, se prêter merveilleusement à tous les rôles.

Facial fut ébloui.

Et au matin, Rébecca avait emporté son «engagement». Quelque temps après, Facial l'installait luxueusement dans un petit hôtel, payait ses dettes, la remettait à flot. Un certain orgueil le prit même à l'idée qu'il entretenait une femme. Et loin de s'en cacher, cet homme sévère s'en vanta.

Chandivier reçut d'abord très mal la chose. Il pleura; il s'arracha les cheveux; il parla de suicide et de meurtre. Puis, il s'apaisa; puis, il comprit. Il comprit que sa folle maîtresse l'avait dévoré jusqu'aux os, qu'il était inévitable que, pratique dans sa folie, elle le lâchât impitoyablement, qu'en conséquence il valait bien mieux que cette opération nécessaire s'accomplît au profit de son ami intime, de son cher ami Facial, lequel n'aurait jamais le triste courage de lui fermer sa porte, ainsi que l'aurait sûrement fait un étranger. Et il arriva qu'au lieu de se brouiller avec le nouveau propriétaire de Rébecca, Chandivier se considéra plutôt comme uni à lui par un nouveau lien, un lien, en quelque sorte, de famille. Il fut l'hôte assidu du petit hôtel; son couvert fut toujours mis à table; il eut une chambre dans la maison. Il vécut dès lors en véritable parasite auprès de Facial et de Rébecca. Son abjection devint même si grande, que Facial, qui avait des tendances à la jalousie, finit par le croire incapable d'être autre chose qu'un bénévole eunuque.

Le séjour de Rébecca au Théâtre-Français n'avait pas duré longtemps. Complètement insuffisante, elle n'alla pas au-delà de deux ou trois petits rôles, où, par déférence pour ses protections, on voulut bien l'essayer et qu'on lui retira presque aussitôt. Devant l'hostilité de ses camarades et l'indifférence du public, elle ne s'entêta pas trop, et, après quelques accès de rage, demanda elle-même la résiliation de son traité. Une autre idée lui avait poussé en tête. Elle avait envie d'aborder le café-concert. Puisqu'elle réussissait si bien la chansonnette et que chaque fois qu'elle servait le Museau de Dodore en société elle obtenait un si colossal succès, n'était-ce pas sa vraie vocation? Et n'était-il pas plus glorieux de devenir une divette à la mode, de voir circuler tout Paris sous son fausset et d'entendre brailler ses refrains par les foules, que de grimper péniblement à la remorque de Corneille et de Molière jusqu'à la médiocrité dans le grand art? Rébecca se sentait créée pour faire frétiller les têtes du bout de son orteil.

Facial, Chandivier, tous les amis de la future divette approuvèrent son projet. Mais on ne la laissa pas s'aventurer au hasard dans la carrière. On lui fit subir une préparation consciencieuse, on lui créa un répertoire inédit où tout le monde collabora, elle répéta des mois et des mois devant ses familiers, qui, prenant au sérieux leur mission, conseillaient, critiquaient, formulaient leurs observations, déclaraient bien ou mal, choisissaient au milieu du flot de ses inventions, toutes plus saugrenues les unes que les autres, celles qui étaient capables de constituer des effets certains, une originalité décisive, un tremplin pour la popularité. On s'amusait beaucoup; on avait trouvé là un divertissement vraiment passionnant. Chaque soir, on se réunissait en cénacle; Rébecca faisait l'étude d'une chanson, couplet à couplet, détaillant, reprenant, essayant mille façons de dire, de lancer les mots, les bras et les jambes; Facial était grand juge et tranchait en dernier ressort; et quand enfin le chef-d'œuvre sortait des limbes, on s'extasiait, on se félicitait, on prédisait le plus formidable succès que les annales du concert eussent jamais enregistré.

Lorsque la chanteuse fut déclarée en possession de son art, on élargit le cercle de ceux qui étaient admis à saluer le lever de la nouvelle étoile. Des journalistes furent invités. On organisa toute une campagne de réclame préventive. Le mot d'ordre fut donné: Rébecca-artiste, Rébecca-chic suprême, Rébecca-prodige. Cela coûta fort cher à Facial; mais dans le feu de l'enthousiasme, il dépensait sans compter. Et avant d'avoir paru devant le public, Rébecca était déjà célèbre.

Le triomphe de son début dépassa toutes les prévisions. La salle, chauffée à blanc, acclama la chanteuse avec frénésie. Il semblait que ce fût une révélation, un art nouveau qui naissait, merveilleusement adapté au goût, au scepticisme, à la veulerie contemporaine. On était enchanté, on humait avec prédilection le relent de ces géniales inepties, on s'électrisait au contact épileptique de la sirène d'égout qui les aboyait. Le Museau de Dodore surtout alla aux nues. C'était ça. Le public avait trouvé son idole, et Rébecca son chemin de Damas.

Le soir même, comme Facial, tout fier, répandait à ses pieds son tribut de félicitations, elle lui dit:

—Tu sais, mon gros, depuis aujourd'hui, tu me doubleras mes appointements. N'oublie pas que tu entretiens une divette.

Et Facial doubla, trop heureux d'être le protecteur attitré d'une chanteuse dont le boulevard fredonnait déjà le refrain fameux:

Il fouille, il fouille,
L'museau d'Dodore,
Il fouille, il fouille,
Il fouille encore,
Troulaïtou,
Il fouill' partout!

XIX

—Dieu! Dieu! si vous existez, si vous connaissez la miséricorde, si, pour une fois, vous êtes capable de justice, criait Pauline en se meurtrissant les mains, sauvez-le! sauvez-moi!

L'heure éternelle était arrivée.

Odon de Rocrange avait sombré, en quelques chutes rapides, comme si, tout à coup, le corps parvenu aux extrêmes limites d'une résistance qui faisait encore illusion, avait été abandonné à sa ruine par la volonté défaillante.

Et il gisait là, maintenant, dépouille déjà, secoué des derniers frissonnements de la vie, sur le lit, le lit même de leur amour: le tronc soutenu par une pile de coussins, la tête livide cherchant l'air, les jambes gonflées d'hydropisie pendant hors des draps... Quoique l'issue de la maladie fût dès longtemps fatale, ce soudain effondrement prenait l'horreur d'une catastrophe imprévue. Terrifiée, Pauline assistait à ce spectacle d'épouvante, comprenant seulement ce que c'était vraiment que la séparation, la foudroyante séparation, l'inutile, la cruelle, l'immense séparation. L'angoisse de l'inconnu l'avait étreinte, la révolte farouche devant la souffrance du bien-aimé l'avait bouleversée, elle avait gémi de détresse, elle avait senti le désespoir de l'existence; elle avait même, en un surhumain effort de pensée et de foi, accueilli, à de certains moments, l'idée de la mort; elle s'était entretenue, avec celui qui allait mourir, de l'immortalité de l'âme. Mais en présence du fait, du fait qui allait s'accomplir avant que l'heure soit écoulée, elle perçut que tout cela, tout ce qu'elle avait souffert, accepté, vécu, était dès lors nul et sans signification. Le néant! Elle ne se disait pas que c'était le néant: elle y était sans le savoir. Rien! rien! Leur amour: rien! La vie: rien! La pensée: rien! Au chevet du lit où mourait son ami, Pauline devenait folle.

L'agonie commençait.

Les lèvres du mourant s'agitaient, s'agitaient, convulsives.

«Quoi? Oh! grand Dieu, quoi?»

Pauline se pencha avidement sur ces lèvres qui balbutiaient, se pencha comme sur un puits d'infini, sondant de toute la tension de ses yeux et de ses oreilles le mot, les mots qui sortaient de l'abîme du mystère. Mais son âme eut beau s'appliquer d'un suprême effort à entendre la voix, il ne monta de l'abîme qu'un bruissement indistinct. La communication n'existait plus.

Que voulait-il dire? Que disait-il? Car il devait avoir encore quelque parole à prononcer dans le monde des vivants. Il avait l'air d'indicible stupeur de celui qui veut parler et ne peut. Oh! cette parole! Était-ce une recommandation extrême et solennelle? un adieu? Était-ce la révélation subite que, sur le seuil, il venait d'avoir de l'au-delà, et qu'il tentait de jeter rapidement, comme un butin inouï, à celle qu'il laissait en bas? Ne pas savoir! rester avec cette effroyable interrogation dans le souvenir! Avoir eu pour dernier regard de l'aimé cette navrante expression d'anxiété et d'impuissance!

Allait-il partir ainsi, muet?

Pauline ne put supporter cette idée. A genoux, la tête dans ses doigts crispés, elle suppliait Dieu—Dieu en qui elle voulait croire maintenant—de faire un miracle. Non le miracle de ressusciter ce prochain cadavre, c'était impossible, c'était trop tard, mais le miracle de l'animer encore, quelques minutes, pour qu'il puisse parler, parler, et qu'il s'en aille après avoir édicté les paroles de paix et de consolation, versé ce baume au cœur horriblement déchiré de l'abandonnée.

—Odon! Odon! râla-t-elle.

Entendit-il ce cri, cette évocation presque? Entendit-il? Pas un signe dans son œil blafard; pas un battement de sa paupière violacée.

—Odon! pitié... Veux-tu que je me tue, que je t'accompagne là-bas?

Elle voulait, à ce moment éperdu, qu'il lui donnât un ordre—l'ordre.

De sa bouche déjà froide, il aurait murmuré cette seule syllabe: «Viens»; moins encore, sa tête se serait imperceptiblement inclinée en un assentiment, que, sans une hésitation, elle se serait tuée.

Mais Odon ne bougea pas. Il n'y eut, dans l'attente accablée de la chambre, que le chuchotement trouble de la respiration du moribond, tantôt précipité, haletant, tantôt s'arrêtant pendant une ou deux mortelles minutes et, à l'instant où tout semblait fini, reprenant avec des saccades désordonnées.

Et l'âme de Pauline était suspendue à cette affreuse respiration; elle était cette respiration. Tantôt, elle s'évanouissait, disparaissait jusqu'à l'inconscience: tantôt elle roulait, se tordait en un flot de pensées, en un torrent dévastateur d'agitations débordantes.

«Ne meurs pas! Reste! Comment la force de ma supplication n'est-elle pas capable de te redonner la vie? Je ne veux pas—Seigneur Dieu apprenez ma volonté, puisque vous êtes sourd à ma prière—je ne veux pas que mon amant meure! N'a-t-il pas suffi autrefois d'une volonté pour arracher au tombeau la fille de Jaïrus et le fils de la veuve de Naïn et Lazare?... Et suis-je moins que Jésus?... Oh! oui, certes, et mon humilité est profonde... Je veux dire: ma volonté est-elle moins grande? Non, Seigneur: en ce moment ma foi n'est pas inférieure à celle qui a opéré les prodiges. Si votre parole est vraie, ma foi devrait, en ce moment, transporter la montagne, la montagne qui m'écrase... Mais vous mentez, votre parole est mensongère... Écrasez-moi complètement, écrasez-nous, que je ne sente plus, que je ne voie plus!...»

Elle approchait du délire. Mais ses pensées tournoyaient si vite dans son front chargé de fièvre, qu'elles constituaient moins de réelles divagations qu'un mélange informe d'élancements douloureux et de vertiges. Pauline ne s'arrêtait à aucune d'elles d'une façon stable. Passant, presque sans s'en rendre compte, de l'oraison au blasphème, de la plainte passionnée à l'effroi, elle ne se créait point d'image précise de ce qu'elle ressentait vraiment. Son cœur, son cerveau, ses nerfs se brouillaient en tumulte.

Parfois, un éclair lézardait le fond noir de son être: c'était sa vie, l'idée de sa vie traversant rapidement sa mémoire. Sa vie! oh! sa vie brève, inconsistante, sa vie fugitive comme un bondissement de flèche, pour arriver, sans transition, l'instant d'après, à ce but, à la mort, qui, elle, n'était que trop et que trop abominablement vraie! Plus rien! Tout ce qui avait existé et avait si promptement apparu et disparu, toute la vie, cet éclair, avait zigzagué dans les ténèbres pour s'y résoudre éternellement, après avoir illuminé—quoi? O vie-fantôme aboutissant à la mort-vérité! Et à travers quelles souffrances? et pour quelles insondables souffrances? Et cette minute de la mort balancerait par son poids tout le poids—si minime maintenant—de la vie! Et les siècles, les siècles de siècles suivraient, toujours, toujours... et toujours ce serait la mort.

Ne resterait-il rien? Rien! Cet amour, leur amour, l'amour, qui pour eux avait été la vie et les avait souvent élevés si haut qu'ils avaient cru être immortels et divins, l'amour, leur amour ne subsisterait-il que comme la vague auréole d'un songe plus vague encore? Cet idéal, grâce auquel ils s'étaient senti une âme, une âme commune, fondrait-il comme un spectre vain dans la fumée des torches lugubres d'irréparables funérailles? N'aurait-il pas mieux valu n'avoir jamais aimé? N'aurait-il pas mieux valu de suite cette mort, cette mort qui n'en aurait pas été une? Et si la vie terrestre ne pouvait leur être épargnée, au moins que n'en eussent-ils ignoré le grand, l'implacable désir, ce qui ne meurt pas et ce qui meurt toujours, leur double âme, le sanglot, la cruauté, l'illusion de l'amour!

Leur amour avait-il même existé? Et Pauline—ce fut un vide étrange—Pauline douta. Il semblait que puisque l'amour ne pouvait vaincre la mort, c'est qu'il n'avait pas été l'amour.

«Quand, quand ai-je aimé? Je n'ai pas eu le temps! Tout était déjà fini, que je cherchais encore dans l'avenir l'accomplissement de ma destinée! Pas un seul moment je n'ai pu me croire heureuse, comme je voulais que l'amour me rendît heureuse. Pas un moment je n'ai pu me dire: «Me voilà au sommet, je n'irai pas plus loin, je n'ai plus qu'à descendre.» J'ai toujours regardé en avant, j'ai toujours voulu plus, espéré plus. Espéré! Espérer n'était pas aimer! Et lorsque l'impitoyable doigt de Dieu brise cette espérance, n'est-ce pas l'amour, la possibilité de l'amour qu'il raye de ma vie? Et pourtant, jamais femme n'a aimé plus que moi! Je le sens, j'ai aimé, j'ai aimé... Mais plus j'aimais, plus je voulais aimer: et il me semblait, à chaque élan nouveau, que je n'avais pas aimé encore. Et voici: le jour de deuil est arrivé, mon cœur est arraché de ma poitrine alors qu'il devait battre, battre plus fort, battre pour l'infini. Oh! mourir! mourir!... Odon, je veux mourir avec toi... Peut-être le cycle de notre amour n'est-il pas révolu!...»

Elle détourna la tête, comme poussée par quelque force occulte.

Tout à coup, son sang reflua à son cœur.

Dans le coin le plus sombre de la chambre, elle crut voir, elle vit, oh! elle vit à n'en pas douter une forme, tel un brouillard qui se condense, une forme qui se créait. Elle reconnut... Elle le reconnut... Lui!... lui!... C'était son ombre, sa vision se détachant sur le fond obscur des tentures. Et peu à peu, l'ombre se précisa, prit du relief et de la couleur. Elle ondoyait, comme portée par des flots invisibles, comme balancée mollement dans un fluide éthéré. Les doigts devinrent lumineux; ils dégagèrent une lumière phosphorescente, dont s'éclaira tout le haut de la figure. L'apparition était presque vivante maintenant, semblable au reflet d'un homme vivant projeté par une lampe dans une glace noire. C'était Odon, Odon transfiguré, plus beau qu'il ne l'avait jamais été, Odon souverainement serein, brillant de sa vraie nature, sa nature glorifiée. Son regard posé sur Pauline souriait gravement avec une douceur infinie. Lentement, lentement, il fit un geste: il développa son bras hors des draperies blanches qui le vêtaient, et, d'un mouvement insensible, amena un doigt sur ses lèvres. Il resta quelques instants ainsi. Puis, la mystérieuse apparition commença à décroître. Les teintes se fondirent; les formes s'effacèrent graduellement. Bientôt, ce ne fut plus qu'une buée grise, qui elle-même finit par se dissoudre.

Immobile jusqu'ici, sans un souffle, les yeux fixes, dilatés par l'étonnement et par l'attente, Pauline, lorsqu'elle le vit disparaître, voulut s'élancer. Plus rien! C'était le vide morne et terrible. Et là, sur le lit, le corps gisait.

Elle se dit rapidement:

«Il est mort.»

Folle, elle se jeta sur la dépouille.

Mais non: le cœur battait encore faiblement.

«Où est-il? Oh! où est-il? Je ne sais rien! Je suis comme une égarée dans la nuit. Odon! parle! réponds-moi! Était-ce toi, toi vraiment? N'était-ce qu'une hallucination de mes sens! Vas-tu mourir? Vas-tu vivre? O mon Dieu! mon Dieu!»

La porte s'ouvrit.

Une grande femme en noir parut sur le seuil. Elle était accompagnée d'un prêtre.

Pauline se dressa, blême.

—Qui êtes-vous? Que voulez-vous? demanda-t-elle.

La femme en noir répondit:

—Je suis Mme de Rocrange.

La maîtresse d'Odon fut saisie d'un frisson néfaste. Cette femme venait-elle lui enlever le cadavre?

—M. de Rocrange est à l'agonie, dit-elle, laissez-le mourir en paix.

L'autre reprit d'un ton qui n'admettait pas de réplique:

—Je suis Mme de Rocrange: mon devoir est d'assister à son lit de mort celui dont je porte le nom. Je vous prie de vous retirer. Vous avez eu l'œuvre de joie, à moi l'œuvre de douleur.

—Madame, murmura Pauline les dents serrées, venez-vous pour insulter celui qui m'a aimée? L'amour est l'œuvre de douleur aussi bien que l'œuvre de joie. Vous qui ne l'avez jamais aimé, vous n'avez rien à faire ici.

—Et Dieu? fit Mme de Rocrange.

—Dieu! repartit Pauline en accentuant avec désespoir les syllabes, on ne sait pas ce qu'il veut: lorsqu'on l'interroge, il ne répond que par le mystère.

—Il vous répond par moi. Je viens: c'est sa réponse.

Ces paroles s'étaient croisées à mi-voix, comme des coups de stylet dans l'ombre.

Les deux femmes se dévisagèrent.

Au bout d'un instant de défi silencieux, Mme de Rocrange comprit qu'elle ne serait pas la plus forte. Elle passa de l'autre côté du lit, à gauche.

Puis, sans paraître faire davantage attention à Pauline, elle s'agenouilla et dit:

—Mon père, confessez le mourant.

Le prêtre s'approcha. Il se pencha sur le corps. Il fit quelques brèves interrogations, qui restèrent sans effet.

Voyant alors que le mourant n'était plus en état de se confesser, il prononça à haute voix:

Misereatur tui omnipotens Deus, et dimissis omnibus peccatis tuis, perducat te in vitam æternam!

Mme de Rocrange répondit:

Amen!

Le prêtre reprit:

Indulgentiam, absolutionem et remissionem omnium peccatorum tuorum tribuat tibi omnipotens et misericors Dominus!

Mme de Rocrange répondit encore:

Amen!

L'absolution était à peine donnée, que le mourant eut un frémissement inattendu. Une étincelle—un regard—passa dans son œil. Et sa main, qui pendait inerte, se souleva, se souleva doucement... et vint se poser sur la tête de Pauline.

Ce fut la fin. Pauline, toute sanglotante de cette bénédiction, s'était laissée tomber sur lui, avait collé ses lèvres aux siennes. Elle recueillit son dernier soupir.

Odon de Rocrange était mort.

Un silence farouche suivit cette scène, interrompu seulement par les prières que marmottait Mme de Rocrange.

Toute la nuit, les deux femmes restèrent en présence à veiller leur cadavre.

XX

Ce ne fut que plusieurs mois après la mort d'Odon, que Pauline songea à quitter Grasse.

Elle avait abandonné le corps à Mme de Rocrange. Celle-ci l'avait transporté à Paris pour l'ensevelir dans un caveau de famille.

Qu'importait à Pauline la dépouille mortelle de celui qui avait été son amant? Ce n'était pas ce corps qui l'avait aimée, mais l'âme dont il n'était que la terrestre et grossière réalisation. Oh! cette âme! elle y rêvait continuellement. Elle tentait de s'imaginer que cette âme était présente, la frôlait, lui suggérait toutes ses pensées, tous ses souvenirs.

Mais elle était prise de doute.

«Vivre de sa mémoire, est-ce bien vivre de sa vie avec lui vivant? Ne suis-je pas trompée par l'obsession de mon amour? Ce besoin de croire quand même n'aboutirait-il pas à la démence? O Odon, n'es-tu plus qu'un vain son de syllabes qui s'agite douloureusement en moi?»

Maintes fois, elle essaya de revoir le cher fantôme. Ce désir la torturait. Elle restait des heures et des heures sans mouvement, les yeux tendus, la volonté ardente, s'épuisant à surprendre les moindres ondulations mystérieuses du vide, à provoquer l'hallucination. Mais elle eut beau prier, vouloir, se rendre malade; elle eut beau s'efforcer à reconstituer la scène du soir fatal, se mettre dans l'état d'esprit où elle était, à la place où elle se trouvait, fouiller le même coin d'ombre de la chambre funèbre où il lui était apparu: jamais, jamais elle ne le revit.

Où était-il? Pourquoi—s'il existait—ne se rendait-il pas à ses supplications? L'avait-il oubliée? Se trouvait-il si haut, si haut, si différent de ce qu'il avait été sur la terre, qu'il abandonnait à l'obscurité celle qui avait pourtant fait palpiter son cœur de chair?

Oh! savoir!

Mais si savoir, c'était l'atroce certitude du néant, ou—ce qui était la même chose—de l'oubli, ne valait-il pas mieux le doute: le doute qui est la perpétuelle blessure envenimée, cependant qui contient encore un peu de possibilité, de rêve, d'illusion?

Pauline n'osait pas se tuer.

Car, elle, ce n'était pas pour oublier qu'elle se serait tuée! C'eût été pour rejoindre là-bas l'amant qu'elle pleurait. Or, qui pouvait lui dire ce qu'elle trouverait au-delà de la mort? Peut-être la dispersion, l'impuissance, l'incohérence; peut-être le désert sans bornes où, durant des siècles et des siècles, elle errerait à la recherche de l'âme qu'elle ne rencontrerait jamais; peut-être le jugement qui la précipiterait aux abîmes; peut-être la nouvelle naissance dans un monde où plus un seul souvenir ne subsisterait de celui-ci; peut-être—rien. Alors, plutôt que l'oubli, plutôt que le néant, la souffrance, la souffrance encore sur la terre, où, au moins, l'amour, son amour, tant qu'elle était en vie, ne périssait pas tout entier!

Désolée, elle resterait, jusqu'à ce qu'il plût à Dieu, au destin, au hasard de mettre fin à l'inconcevable mystère.

Elle n'osait même plus penser. Son pauvre cerveau s'égarait, en proie aux insolubles questions.

Attendre!...

Heureuse, lorsque les larmes venaient mouiller ses paupières, lorsque l'émoi des souvenirs gonflait son sein! Heureuse, lorsque sa peine éclatait en longs sanglots instinctifs et humains! Alors, elle se sentait encore femme, encore amante; alors, elle se sentait vivante, vivante par la douleur, mais vivante. Ce qui l'effrayait—et elle glissait dans ce gouffre, elle y glissait—c'était l'affaiblissement graduel de sa faculté de souffrir. Non pas que la consolation lui fût accessible. Ce n'était point un apaisement, un espoir de retour à moins d'amertume: c'était, au contraire, le progrès dans la détresse, progrès qui aboutissait à l'accablement, à la stupeur, par l'usure même de la sensibilité. Déjà, elle ne se trouvait plus capable de révolte. Ah! ses anciennes indignations! Elle se les rappelait avec la surprise dont on considère une passion étrangère. Était-il possible qu'elle eût été assez impressionnable pour s'emporter contre l'injustice humaine? Injustice, hypocrisie, immoralité: ces mots, dont elle frémissait autrefois, résonnaient étrangement. Que signifiaient-ils? Que voulait-elle au juste par ses revendications, alors qu'elle s'irritait au contact d'une société qui la froissait? Dieu, qu'elle était loin! Et ses théories sur l'amour! et la liberté d'aimer! Oh! étrange! étrange! Quelle vitalité de cœur et d'esprit il avait fallu pour s'exciter à de pareilles choses! A l'issue de son existence tourmentée, Pauline n'était plus en état de songer seulement à l'insondable ironie qui s'en dégageait. A force d'avoir désiré l'impossible, les sources du désir s'étaient taries. A force de s'être brûlée aux plus hautes idées de l'honnêteté et de l'amour, les ailes de sa foi avaient été consumées jusqu'à la racine. Son âme mutilée se traînait, rampait désormais sur la steppe aride: le ciel était de plomb, pas un souffle ne passait, de tristes râles d'oiseaux parsemaient le silence.

Puis, comme un malade se retourne sur son lit, tout d'un coup elle éprouva le besoin de fuir Grasse.

Fuir Grasse, où ne régnait plus que la solitude! fuir la villa d'abandon, que ne hantait même pas l'ombre de celui qui était parti! Et aller là... où d'autres paysages allégeraient—peut-être—son front de l'angoisse de la folie.

Alors, elle eut un souvenir, lointain, vague, comme une douce surprise de se souvenir. Paris! Elle avait vécu, autrefois, à Paris. N'avait-elle pas là-bas quelqu'un... oui, quelqu'un qu'elle aimait?... Son fils... Elle ne l'avait pas revu depuis si longtemps!

Pauline pleura.

Pour la première fois, des pleurs moins amers baignèrent ses joues. Un frisson, comme un zéphyr qui ride l'eau torride, fit tressaillir son cœur d'émotion. Un frisson qui était presque une espérance!...

Oh! elle n'exigerait rien! Elle serait humble. Elle n'arriverait pas comme une mère qui réclame sa part, la grande part. Elle se ferait petite, aussi petite qu'il le faudrait, demandant seulement à le voir, à voir son fils quelquefois. Ne se rendait-elle pas compte elle-même combien sa compagnie serait lugubre? Elle habiterait une maison éloignée, dans un faubourg. Il viendrait, quand il voudrait, en passant. Il apporterait sa jeunesse, comme un rayon de soleil entre dans une demeure de deuil, envahit tout, dore tout, à de certaines heures, à de certains jours, lorsque le ciel est clair et que les volets sont ouverts. Ses visites seraient le seul bien qui lui resterait du monde visible.

Enfantinement, une joie timide effleura son âme. Pauline partit pour Paris.

Comment serait-elle reçue? Et son fils, et le baiser de son fils, quelle impression produirait-il sur son pauvre cœur?

Facial répondit d'une façon très polie à la lettre par laquelle elle lui annonçait son arrivée. «Venez, disait-il, nous serons charmés, mon fils et moi, de vous voir.»

Elle se présenta, quelques jours après, dans cette maison qui avait été la sienne. A peine en eut-elle franchi le seuil, qu'elle fut saisie d'une sensation de malaise. Tout avait un air gai, léger, satisfait... On était heureux ici.

Lorsque Facial vint la recevoir, il s'arrêta stupéfait, hésitant à la reconnaître.

—Comment, c'est vous? fit-il avec un geste de commisération. Et en effet, Pauline avait les cheveux blancs; elle était maintenant une vieille femme.

—Vous! vous! répétait Facial toujours plus étonné, considérant ce débris que quelques années avaient fait de celle dont il admirait autrefois la jeunesse.

Lui s'était un peu boursouflé; il n'avait guère changé, d'ailleurs.

—Donnez-moi de ses nouvelles, dit Pauline avec une appréhension.

—Mais vous allez le voir, il est ici.

—Je vais le voir? Aujourd'hui?

—Certainement, dit Facial:

Et il ajouta avec la plus extrême politesse:

—Je ne voudrais pas que vous vous soyez dérangée seulement pour moi.

—Oh! je vous remercie! Et je pourrai le voir quelquefois?... souvent?...

—Autant que vous le voudrez. Il n'y a aucun inconvénient, aucun inconvénient, maintenant, à ce que vous le voyiez. Marcelin n'est plus un enfant; il est maître de se conduire comme il le désire. Je le laisse libre.

Facial causait d'un ton dégagé, suivant avec curiosité l'effet de ses paroles sur le visage de Pauline.

Celle-ci n'osait croire à une générosité si complète; elle tremblait, tremblait comme une faible feuille d'automne, se sentant à la merci des moindres chocs, sans force pour résister.

—Oui, disait Facial, Marcelin est aujourd'hui un garçon accompli. Il a terminé brillamment son lycée. Le voici étudiant en droit. Je crois qu'il ira loin. Indépendamment de son intelligence, qui est vive, son caractère s'est formé tout à son avantage. Il a ce qu'il faut pour réussir. Je suis très content de lui.

Et sonnant un valet de chambre:

—Prévenez mon fils que Madame est au salon.

Quelques instants après, la porte s'ouvrait. Un jeune homme fort élégant, aux manières distinguées, faisait son apparition, le sourire aux lèvres.

Pauline s'était levée toute chancelante.

Mais au premier coup d'œil, elle comprit. Un sang mortel battit ses tempes. Ce n'était plus son fils.

Marcelin s'avança vers elle, sans manifester autre chose qu'un empressement de bon ton. Galamment il lui baisa la main.

—Ah! ma mère, croyez à l'extrême plaisir que j'ai de vous revoir. J'ai reçu avec une vive satisfaction la nouvelle de votre arrivée. J'espère qu'il ne s'agit point là d'un simple séjour, mais que vous allez vous fixer à Paris. Vous me permettrez, lorsque vous serez installée, d'aller souvent vous présenter mes hommages.

Elle le regardait, l'écoutait, comme dans un rêve. Elle cherchait le Marcelin d'autrefois. Il y avait des rappels, dans le timbre de la voix, dans les jeux de la physionomie. C'était lui: mais elle le sentait si autre, qu'il lui produisait l'effet d'un étranger.

—Je vous laisse ensemble, fit Facial: vous avez, sans doute, bien des choses à vous dire.

Il prit congé, comme s'il voulait, ainsi, marquer la complète indépendance dont jouissait Marcelin et donner toute sa signification à l'attitude de celui-ci vis-à-vis de sa mère.

—J'ai appris le malheur qui vous a frappée, dit alors le jeune homme, mais sans se départir un instant de sa correction. Je sympathise autant qu'il convient à votre affliction, Le défunt était un parfait gentilhomme. Je n'hésite pas à lui rendre justice, malgré la réserve à laquelle je suis tenu et que vous serez la première à comprendre. Je n'insiste pas davantage. Parlons de vous: votre santé est bonne?

Pauline ne trouvait pas une parole, pas un geste. Des sons sortirent au hasard de ses lèvres.

—Oui... oui... je vous... je te remercie...

—Vous n'êtes pas encore tout à fait remise, cela se voit, continuait Marcelin en frisant sa légère moustache. Paris vous fera du bien. Vous ne pouviez pas rester éternellement enterrée là-bas. Pour moi, vous voyez, je vais à merveille. J'entre dans la vie par la porte rose. Mon père est exquis. J'ai pour lui une grande estime, doublée d'une réelle affection.

—Tu as... raison, balbutia Pauline.

—Et puis, papa est un homme en situation: cela va joliment m'aider, soit que je fasse carrière, soit que je me lance dans la politique.

—C'est juste...

Pauline défaillait: un vide étrange où tournoyait sa tête.

—Vous êtes souffrante?

—Un peu... Ce ne sera rien... Je m'en vais...

—Alors, au revoir, et à bientôt. A propos, que je vous dise, je ne demeure plus avec papa. Papa m'a loué un petit pavillon au quartier latin, rue d'Assas. C'est plus commode et plus agréable. Venez me voir.

Il lui remit sa carte de visite, et tirant un calepin qu'il consulta:

—Voulez-vous vendredi après-midi, entre quatre et six? Oui? C'est entendu, je vous attendrai. Vous verrez mon installation. Nous prendrons le thé. Au revoir.

Et avec une aimable sollicitude:

—Il faut vous soigner, recommanda-t-il en la reconduisant.

Une immense tristesse envahissait Pauline, son âme était lasse. Mais l'esprit de révolte n'habitait plus en elle. Tout s'accomplissait. Elle n'avait rien à opposer au cours navrant des choses: ni volonté, ni raisonnement, ni colère, ni courage. Elle subissait; elle s'inclinait. Mais il lui semblait que son cœur pleurait du sang.

Où aller? De quel côté diriger des pas qui ne cherchaient aucun but? Le panorama des faits terrestres tournait autour de ses yeux, lui donnait le vertige; tout se confondait, tout devenait gris. Elle aurait voulu se coucher et attendre sans un mouvement, essayer de dormir. Mais sa fièvre ne lui permettait pas la tranquillité, le sommeil: elle devait errer, sans savoir, sans même tenter de comprendre pourquoi la route était si longue et si mauvaise.

«Odon! Odon!»

Ce cri plaintif rayait son âme.

Odon ne l'entendait pas, ne pouvait l'entendre. Elle était seule.

Et Pauline se souvint tout à coup qu'elle se trouvait à Paris, et que, tout près, au Père-Lachaise, le corps de son amant reposait. Elle fut saisie du besoin d'aller sur cette tombe, cette tombe qu'elle ne connaissait pas. Tandis qu'elle poursuivait dans le doute et l'abandon son pèlerinage incertain, le corps qu'elle avait follement vêtu de ses baisers était étendu sous la terre noire, éternellement, éternellement immobile. Pourquoi n'irait-elle pas rafraîchir son front contre le marbre qui le couvrait, s'agenouiller sur la dalle, abîmer sa prostration à l'endroit qui symbolisait et matérialisait à la fois la ruine de sa vie? La tombe d'Odon! n'était-ce pas le dernier refuge? Son cœur brisé s'y répandrait sans retenue; elle aurait encore des larmes, quelques larmes... ce serait doux...

Lorsqu'elle arriva au cimetière, elle crut qu'elle allait mourir. Sa sensibilité fondait en elle, se distribuait dans tous ses membres comme une rosée intérieure et douloureuse. A peine se tenait-elle debout. Ses artères ne battaient presque plus. Elle n'éprouvait pas d'émotion, mais une grande faiblesse physique et morale.

Elle se fit indiquer l'allée où se trouvait le tombeau.

Lentement, elle chemina à travers les édicules tumulaires. Ses yeux erraient à droite et à gauche sur les inscriptions. Brusquement elle s'arrêta et porta la main à son cœur, que fendirent deux ou trois palpitations aiguës. Elle venait d'apercevoir sur un fronton ce simple nom:

DE ROCRANGE

Elle s'approcha, alla s'appuyer contre la grille fermée du caveau. Au dedans, des plaques de marbre scellées, des épitaphes, les unes vieilles, presque effacées, d'autres plus récentes. Et là, au milieu de tous ces «de Rocrange» qui ne lui disaient rien, la sienne! La sienne aux lettres d'or toutes fraîches, qui brillaient trop:

ODON DE ROCRANGE
Né à Paris le...
Mort à Grasse, le...

A côté, une plaque blanche, déjà posée, mais vide: la place réservée à Mme de Rocrange.

Pauline s'affaissa. Ses larmes ne coulaient pas. Elle considérait avec une sorte de torpeur ce sépulcre muet, solennel. Rien ne bougeait. Et son âme à elle, son âme ne bougeait pas non plus. Il lui semblait que sa pauvre âme, elle aussi, était roide sous une pierre.

Longtemps elle demeura ainsi, longtemps. Les heures auraient pu s'écouler sans qu'elle songeât à se rappeler quelque chose de la vie.

Elle ne priait pas.

Les yeux fixés sur l'inscription, qui était tout ce qui restait de visible du passé, elle en épelait machinalement les caractères. Et les lettres funèbres, une à une, la fascinaient, comme par de mystérieuses correspondances.

Elle fut tirée de son engourdissement par un bruit de pas. Deux personnes s'approchaient. Elle reconnut le vicomte et la vicomtesse de Béhutin. Un valet de pied les suivait, portant des fleurs.

Lorsqu'ils aperçurent Pauline, ils s'arrêtèrent. Ils se concertèrent un instant. A la suite de quoi, ils détachèrent en avant leur valet de pied. Le domestique s'avança vers Pauline et dit:

—Le vicomte et la vicomtesse désirent prier. Ils attendent que vous vous retiriez.

Pauline se leva et se retira.

Elle sortit du cimetière.

Ses pas la portèrent, la traînèrent à travers des rues et des rues. Ah! que la ville lui paraissait étrange, vague. Elle ne savait pas quelle ville c'était. Des gens circulaient, glissaient autour d'elle comme des ombres, la frôlaient, bourdonnaient. Il y avait un bruit confus, continu, qui entrait dans ses oreilles et roulait dans sa tête. De grandes rangées de maisons la guidaient, la forçaient d'avancer. Elle marchait dans des directions. Parfois, l'espace s'élargissait; mais partout de nouveaux couloirs s'ouvraient où elle devait s'engager. La nuit tombait. Des lumières, de nombreuses lumières s'allumaient et répandaient une trouble atmosphère blonde. Elle voyait par places d'immenses monuments inconnus, qui lui paraissaient surgir devant elle de dessous terre.

Et voilà qu'elle se trouva accoudée contre un parapet, à regarder quelque chose d'extraordinaire, dans le lointain. Une énorme masse noire, aux formes fantastiques, émergeait de l'horizon, semblable à une bête de l'Apocalypse. Pauline la contemplait avec extase, croyant la voir remuer, espérant qu'elle allait s'ouvrir et tout engloutir. Elle remuait! La nappe au-dessus de laquelle elle s'élevait, nappe luisante, aux longues traînées bleues dans la trame sombre, aux reflets scintillants, remuait, remuait certainement. Et la bête envahissait le ciel, vibrante, comme si elle allait se mettre à respirer.

Une voix prononça à côté d'elle:

—Notre-Dame!

La même voix dit encore:

—Il ne faut pas rester ici: l'eau fait mal.

Pauline continua à marcher. L'humidité du brouillard transperçait ses vêtements. Elle ignorait où elle allait. Elle éprouvait seulement de chaque côté de la tête une douleur lancinante qui l'empêchait parfois d'avancer. Et une terreur la prenait: celle de s'évanouir, de tomber, alors qu'elle devait marcher, marcher pour toujours peut-être.

Elle n'était pas folle; elle se sentait calme... et sage, très sage. Les passants la regardaient; mais elle voyait bien qu'ils n'étaient que des passants, de pauvres misérables passants, dont les yeux étaient aveugles et les oreilles bouchées. Les arbres aussi la regardaient. Eux, du moins, pleuraient sur elle quelques-unes de leurs feuilles jaunies.

Elle remarquait avec exactitude les incidents de sa route. Elle se rendait certainement compte que les maisons étaient des maisons et non de grands murs d'ombre. Comment les maisons auraient-elles été des murs d'ombre, puisqu'elles étaient trouées de fenêtres, dont beaucoup brillaient, et qu'elles paraissaient habitées comme des fourmilières? Partout, partout de ces lumières, qui ne se trouvaient pas là naturellement. Des mains avaient dû les allumer. Pour éclairer quoi? N'était-on pas aussi bien sans lumière? Il y en avait jusque dans la rue... Il y avait des affiches lumineuses...

REBECCA REBECCA REBECCA
dans son grand succès
LE MUSEAU DE DODORE

Sa raison était bien entière. Si elle n'attachait plus aux chocs leur importance, c'est, sans doute, qu'elle voyait de plus haut et de plus loin. C'est ainsi qu'elle se souciait peu de savoir où elle allait. Il lui suffisait de savoir qu'elle marchait.

Mais une plaque bleue frappa ses yeux. Elle lut: «Rue d'Assas».

Pourquoi ce nom de rue arrêta-t-il son attention, alors que tant d'autres avaient passé inaperçus? Ah! Elle se souvint. C'était la rue où demeurait son fils.

Son fils! Comment s'appelait déjà son fils? N'importe, elle l'aimait bien. Ah! elle avait été froide, aujourd'hui, avec lui! Elle n'avait rien su lui dire. Elle n'avait même pas su lui dire qu'elle l'aimait bien. Il pouvait s'être offensé de sa froideur. Il avait dû certainement s'en attrister. Le voir! Elle devait le voir! Il fallait qu'elle le vît tout de suite, afin de lui demander pardon et de le consoler.

Pauline chercha la carte que son fils lui avait donnée. Elle lut le numéro de sa maison. Elle lut aussi qu'il s'appelait Marcelin.

«Marcelin! Marcelin!»

Elle répéta ce nom plusieurs fois, se demandant si c'était bien ce nom-là, ne se rappelant pas que ce nom lui eût jamais été familier.

Lorsqu'elle eut trouvé la maison, elle entra. Au fond du jardin, elle aperçut le pavillon dont il avait parlé. Le rez-de-chaussée était éclairé. Elle approcha à pas de loup. Elle voulait d'abord le voir, voir ce qu'il faisait, le voir sans qu'il se doutât de sa présence.

Elle approcha, elle se glissa jusqu'à la vitre. Elle jeta un coup d'œil par l'interstice des rideaux.

Marcelin était là...

Mais il n'était pas seul...

Il était avec une femme... une femme en chemise...

Julienne!...

Une légère plainte, comme un soupir d'enfant, s'échappa des lèvres de Pauline.

Et la pauvre femme s'éloigna...

Elle s'éloigna...


MERCVRE DE FRANCE

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