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Pensées d'un mercanti

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MOI, PAR MOI

Petite autobiographie liminaire.

Au seuil de la vieillesse, désabusé, j’éprouve l’absurde besoin de réunir en recueil les réflexions médiocres que j’ai notées, au jour le jour, durant une longue et glorieuse carrière. Le voile de l’anonymat sera mon premier suaire. En vérité, je ne suis pas un Directeur, je suis le Directeur, tel qu’il a été et qu’il sera. Ma personne importe peu ; toutefois, je crois être utile à mes successeurs en leur léguant les directives qui m’ont mené à la fortune. Ce que j’ai consigné, pêle-mêle, je le donne dans le même désordre ; que chacun y picore à sa fantaisie. Je me présente en toute sincérité, ainsi que je serai lorsque je passerai le suprême Conseil de Révision.

Je suis né quelque part, en France. Je pourrais insinuer que je suis le fils de pauvres ouvriers et que je me suis fait moi-même. Ce ne serait pas vrai. Mon père était officier ministériel et gagnait bien notre vie. Moi, je n’étais bon à rien, mais j’eus, plus tard, la satisfaction d’enrichir ma famille de médiocres qui me reniait. Après mon service militaire, qui se prolongea, j’entrai comme clerc dans une boutique de coiffeur située à Montparnasse. La clientèle était composée de jeunes artistes qui me donnaient des billets de théâtre. J’allais chaque soir au spectacle ; cela m’ennuyait, mais il fallait bien utiliser les faveurs et livrer le lendemain mes appréciations aux généreuses clientes. De là datèrent mes premières affaires : j’avais noué des relations avec le marchand de programmes, le chasseur et le ramasseur de mégots ; j’organisai leur commerce de si heureuse façon que l’on réclama mes lumières en divers établissements. C’est moi qui ai fondé le Consortium des Mégots, qui régit encore la Bourse des tabacs de seconde main ! J’étais bouillant d’idées, que je mettais aussitôt à exécution. La coiffure ne m’intéressait plus et, d’ailleurs, j’ondulais fort mal. J’avais déjà un bureau.

Je groupai les portiers de restaurants en Société anonyme pour la protection des pièces mal venues ; les résultats que j’obtins furent tout de suite excellents ; nous prenions un four et le transformions en succès d’estime ; nous prenions aussi les pièces à fin de course et leur redonnions une vie factice. Plus tard, ces humbles collaborateurs de la première heure me furent précieux.

Je n’osais encore me lancer ; la buvette du Latin-Music-Hall était à prendre, je la pris ; je sus gagner la confiance de quelques jolies femmes ; autour de mon bar, entre minuit et deux heures, des Parisiens désœuvrés vinrent s’attabler. Ce fut ainsi que je captai mes premiers cent mille francs. J’acquis le Concert des Bateaux-Lavoirs, celui des Fatigués, un cabaret au Quartier Latin ; tout cela prospéra. Cependant, je vivais comme un pauvre, même au temps de ma plus grande richesse. N’avoir pas de besoins, exploiter les besoins des autres, c’est toute une philosophie. Quand j’eus enfin mon premier théâtre, je sentis que je tenais la fortune. Avant moi, les directeurs négligeaient les petits moyens ; le commerce du théâtre n’était pas, à proprement parler, un commerce. Le Directeur se contentait des mesquins profits : le rideau-annonce, les programmes, le café et les ouvreuses ; la publicité était dans l’enfance ; les intermédiaires prenaient la meilleure part du profit. Je mis ordre à tout cela ; on peut dire qu’au théâtre le sous-produit est le véritable produit. La grande erreur de ceux qui dirigent un établissement est de chercher la grosse cote ; il faut, au contraire, jouer la matérielle. Si l’outsider sort, tant mieux !

A ne vous rien cacher, je ne savais rien du métier ; j’étais incapable d’évaluer la valeur d’une pièce que l’on me présentait. Je me décidais au petit bonheur ; j’ignorais les noms des artistes célèbres et leur rendement, leur influence sur le public. J’ai failli commettre des impairs irréparables. Bah ! Émile Perrin, qui fut le plus renommé administrateur du Théâtre Français, n’eut pas de plus brillants débuts. Moi, du moins, j’avais été coiffeur. Il n’était que peintre !

J’avais risqué une partie grave : promu à la dignité de Directeur régulier, j’avais voulu faire peau neuve ; mes petits établissements de tout repos, qui me rapportèrent mes premiers sous, je les avais vendus pour réaliser la somme dont j’avais besoin. Quelle imprudence !… Il ne faut jamais quitter son port d’attache ; mieux averti, j’aurais soldé ces établissements modestes, tout en y gardant un intérêt. Les petites affaires ne périclitent pas, elles ! Elles rapportent peu ou prou, mais elles rapportent.

J’étais assez embarrassé, je faisais juste la matérielle ; si de mauvais jours survenaient, comment pourrais-je durer ? En cette minute critique, Loulou Dunez me présenta son ami :

— Tu verras, me dit-elle, c’est un type extraordinaire, follement riche, si tu as des ennuis, il t’en tirera !

Je dînai avec M. Bisoigne, fabricant de bâches. C’était un élégant jeune homme, roué comme potence, très averti, et qui connaissait à merveille le monde des coulisses ; dès les premiers engagements de fer, M. Bisoigne me prévint :

— Mon cher, pour rien au monde je ne mettrai un sou dans une affaire de théâtre !

— Mais je ne vous demande rien ! répondis-je avec indignation.

Nous causâmes. J’exposai quelques projets qui intéressèrent M. Bisoigne au plus haut point. Deux heures après, nous avions signé un traité. Je prenais deux autres théâtres qui traînaient et j’étais sûr de l’avenir. J’ai toujours gardé M. Bisoigne, même aux heures bénies où je n’avais plus besoin de l’argent des autres : il me portait bonheur !

On ne s’imagine pas avec quelle rapidité l’argent vient, quand il s’est décidé à venir et quand on n’en a plus besoin. Le mauvais sort que je ne redoutais plus, se détourna vers d’autres confrères. La pièce sur laquelle nous ne comptions pas se mit à faire le maximum ; j’en étais effrayé. A dater de ce jour, je compris toute la force de la médiocrité. J’exécutais les plans les plus fantastiques, je réalisais les conceptions les plus folles : il se trouva que tout cela était parfaitement logique et profitable. Au fond, c’était toujours constitué sur le modèle du Consortium des Mégots. Je faisais servir ce qui ne servait plus, dont personne ne voulait.

Sachez-le, mes frères, il n’y a pas de mauvaise affaire !… Pour créer la clientèle, il faut créer le besoin ; et la publicité !… J’ai multiplié les placards qui forcent l’attention, les manières de contraindre les esprits distraits à lire une réclame. J’ai lancé des pièces comme d’autres lançaient des remèdes ; j’ai bousculé la routine des billets de faveur, les piètres ressources des directeurs aux abois. Maintenant, et grâce à moi, la cuisine nécessaire d’un succès a pris toute son importance. Ceux qui m’ont raillé ont cependant dérobé mes méthodes. La valeur d’une pièce est négligeable ; d’abord êtes-vous sûr de cette valeur ? Si vous persuadez le spectateur qu’il s’amusera, il s’amusera parce qu’il ne voudra pas avoir l’air plus bête que tous ceux qui s’y divertissent. Mettez dans un placard : « Immense succès de rire ! » On rira.

Évidemment, il y a les « pièces d’art ». Cela ne me regarde pas !… Je suis, cyniquement, un mercanti, et je vends une marchandise. Il est douteux que je monte une pièce de M. de Curel ; il est douteux que M. Curel m’en propose une, à moins qu’il ne soit pris de folie subite. Tout de même, mon ingérence soudaine dans la littérature contemporaine n’aura pas été inutile ; j’aurai contribué à départager nettement le répertoire de commerce et l’autre. Ce sont désormais deux domaines bien différents. Je ne cherche pas à me justifier, j’ai trop d’orgueil pour cela. J’ai simplement adapté le divertissement aux nécessités de mon époque. La masse du public n’est pas remarquablement cultivée. Pourquoi voulez-vous élever l’âme de toutes ces bonnes gens qui ne vous demandent rien de pareil ? Soyons résolument médiocres ! Il y a dans le rire franc une certaine dose de mépris pour la cause de ce rire. C’est la jouissance de s’encanailler l’imagination ? Soit ! Alors, exploitons cette jouissance, rationnellement.

J’eus des mécomptes et je ne les dissimule pas ; à plusieurs reprises, pour avoir trop compté sur l’ineptie du public, je me vis à deux doigts de la faillite. Nul ne connut mes affres. A force de bluff, je parvins à ramener ma clientèle hésitante et ceux qui tentaient de m’échapper, je les traquais à domicile ! Je les aurais arquepincés par ministère d’huissier !… Ce furent de dures années de luttes ; je triomphai, en définitive.

Je n’ai pas à rougir de l’aide que me procuraient diverses personnalités que je gratifierai du titre de Mécènes : une dame mûre, veuve d’un banquier connu ; elle écrivait des vaudevilles invraisemblables que je fis retaper par de jeunes littérateurs obscurs et désintéressés. Un robuste exportateur de denrées alimentaires se découvrit un talent de compositeur ; je lui facilitai le moyen de se produire. Il faut bien venir au secours des riches. Ces choses-là n’ont pas d’importance si on sait les accommoder discrètement. Quel directeur n’a pas dans son passé des complaisances de cet ordre ? Il suffit de les oublier. J’entrai enfin dans la série heureuse ; j’avais découvert le type de pièce qui plut au spectateur : un mélange de grivoiserie et de sensibilité ; une évocation sournoise des succès périmés, un langage familier et incorrect, une exploitation des comiques célèbres, bref la pièce à succès fabriquée en série. J’employais quinze auteurs à ce travail et je surveillais l’atelier. On me soumettait chaque soir le résultat des travaux exécutés par l’usine. J’eus ainsi une coopérative de génies, où chacun avait son emploi distinct ; mais c’était moi qui donnais la formule définitive, qui rectifiais les efforts. Hein ?… Richelieu n’avait pas rêvé cela ?… Et pourtant ce pauvre cardinal avait dessiné le plan d’une tragédie en coopération ! Seulement il ne s’était pas préoccupé de la question de publicité qui primait tout.

Entre temps j’établissais des filiales en province et à l’étranger. C’est comme cela que je suis devenu Belge et un peu Suisse. J’achetais tous les théâtres que l’on m’offrait. De la sorte, j’imposais ma marque de fabrique. J’ai fait, j’ose le dire, le cartel de la gaieté !…

Dès que la chance vous favorise, elle vous obsède, elle vous envahit. Une affaire déplorable, à laquelle je m’intéressais, prospérait aussitôt ; il suffisait que le populaire apprît que je m’y intéressais !… Mon nom était garant du succès. Je ne pouvais plus refuser ma participation aux entreprises qui me paraissaient aléatoires : « Votre nom ! On ne vous demande que votre nom !… Vous ne risquez rien et vous touchez cent mille francs ! » J’acceptais et l’affaire marchait sans que je m’en mêlasse ! L’argent est un esclave qui se soumet au maître reconnu. J’eus assez de sang-froid pour ne pas me griser. Cette fortune tardive m’importunait, car elle ne me conférait que des devoirs. Avec un million, j’aurais été heureux : dix millions m’accablaient. Je courais de Conseil d’administration en Conseil d’administration ; je ne dormais plus. J’avais des théâtres en masse, des charges et des revenus. J’avais l’air d’accaparer, je subissais. La facilité du gain est la plus cruelle, car elle vous ôte toute liberté de satisfaire vos désirs. Je pouvais tout et je n’avais pas le temps d’être un homme libre. Une cohorte de soucis m’assiégeait et troublait mes nuits. Les devoirs de l’amour n’étaient pas les moins obsédants ; j’étais obligé d’aimer les créatures que le seul intérêt jetait dans mes bras. J’ai fait honneur à ma signature, mais à quel prix ! Quelle existence tourmentée, bousculée !… Je n’étais jamais sûr du moment prochain et je n’ai jamais pu prendre un rendez-vous certain, ni une décision irrévocable. Je signais, j’embrassais, je courais, je discutais… Des minutes brèves, tantôt graves, tantôt frivoles… Tout cela dans un tohu-bohu où ma personnalité se dispersait et s’annihilait. Il ne subsistait de moi que l’individu créé par la légende, le monsieur multiple et supérieur qui guidait selon sa loi tant de convoitises. Si on avait su !

Une seule directive demeurait en mon esprit ballotté : « Prends garde !… Ça ne durera pas ! Une minute viendra qui abolira tout !… Alors, tout ce qui t’a servi te desservira. Les éléments de ta fortune se retourneront contre toi. Ton bonheur insolent s’écroulera. Et tu retomberas ! » J’ai vécu sous la menace de cette minute ; je l’ai guettée peureusement, aux heures les plus rassurantes de mon triomphe. Elle m’a empoisonné, elle m’a rendu ombrageux ; chaque soir, je me couchais en me disant : « C’est pour demain ! » J’amassais des richesses inutiles pour me garantir contre cette minute. Elle est venue et j’ai pris peur. Moi qui avais risqué tant de parties perdues d’avance, qui avais surmonté tant de difficultés redoutables, j’ai eu peur d’un retour de chance. En quelques semaines j’ai liquidé tout mon passé ! Je me suis vite réfugié dans la solitude.

Mon œuvre s’est éparpillée, ainsi que ma gloire éphémère. A présent, il ne me reste plus qu’une bibliothèque qui m’ennuie, une richesse immobilisée qui m’est à charge, et des souvenirs qui s’estompent. Je suis seul, vieux et fatigué !… L’ensemble de ma vie laborieuse se solde par ce petit ouvrage où j’essaie vainement de me continuer. Qui suis-je ?… Personne ne le saura. Où vais-je ? Vers le grand Peut-Etre. Pour l’heure, je ne suis qu’un lamentable vieillard qui collige des notes écrites au jour le jour. Vous y trouverez beaucoup d’orgueil et beaucoup d’humilité ! Je ne me fais pas meilleur que je ne suis.

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