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Persuasion

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The Project Gutenberg eBook of Persuasion

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Title: Persuasion

Author: Jane Austen

Translator: Madame Letorsay

Release date: July 20, 2011 [eBook #36777]

Language: French

Credits: Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PERSUASION ***

Au lecteur

MISS AUSTEN

PERSUASION

ROMAN TRADUIT DE L'ANGLAIS

PAR

Mme LETORSAY



PARIS

LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie

79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79


1882

TABLE DES CHAPITRES

CHAPITRE PREMIER

Sir Walter Elliot, de Kellynch-Hall, dans le comté de Somerset, n'avait jamais touché un livre pour son propre amusement, si ce n'est le livre héraldique.

Là il trouvait de l'occupation dans les heures de désœuvrement, et de la consolation dans les heures de chagrin. Devant ces vieux parchemins, il éprouvait un sentiment de respect et d'admiration. Là, toutes les sensations désagréables provenant des affaires domestiques se changeaient en pitié et en mépris. Quand il feuilletait les innombrables titres créés dans le siècle dernier, si chaque feuille lui était indifférente, une seule avait constamment pour lui le même intérêt, c'était la page où le volume favori s'ouvrait toujours:

Famille Elliot, de Kellynch-Hall:

Walter Elliot, né le 1er mars 1760; épousa, le 15 juillet 1784,

Élisabeth, fille de Jacques Stevenson, esquire de South-Park, comté de Glocester, laquelle mourut en 1800. Il en eut:

Élisabeth, née le 1er juin 1785,

Anna, née le 9 aoust 1787,

Un fils mort-né le 5 novembre 1789,

et Marie, née le 20 novembre 1791.

Tel était le paragraphe sorti des mains de l'imprimeur; mais Sir Walter y avait ajouté pour sa propre instruction, et pour celle de sa famille, à la suite de la date de naissance de Marie:

«Mariée le 16 décembre 1810 à Charles Musgrove, esquire d'Uppercross, comté de Somerset.»

Puis venait l'histoire de l'ancienne et respectable famille: le premier de ses membres s'établissant dans Cheshire, exerçant la fonction de haut shérif; représentant un bourg dans trois parlements successifs, et créé baronnet dans la première année du règne de Charles II. Le livre mentionnait aussi les femmes; le tout formant deux pages in-folio, accompagné des armoiries et terminé par l'indication suivante: «Résidence principale: Kellynch-Hall, comté de Somerset.»

Puis, de la main de Sir Walter:

«Héritier présomptif: William Walter Elliot, esquire, arrière-petit-fils du second Sir Walter.»

La vanité était le commencement et la fin du caractère de Sir Elliot: vanité personnelle, et vanité de rang.

Il avait été remarquablement beau dans sa jeunesse, et à cinquante-quatre ans, étant très bien conservé, il avait plus de prétentions à la beauté que bien des femmes, et il était plus satisfait de sa place dans la société que le valet d'un lord de fraîche date. A ses yeux, la beauté n'était inférieure qu'à la noblesse, et le Sir Walter Elliot, qui réunissait tous ces dons, était l'objet constant de son propre respect et de sa vénération.

Il dut à sa belle figure et à sa noblesse d'épouser une femme très supérieure à lui. Lady Elliot avait été une excellente femme, sensée et aimable, dont le jugement et la raison ne la trompèrent jamais, si ce n'est en s'éprenant de Sir Walter.

Elle supporta, cacha ou déguisa ses défauts, et pendant dix-sept ans le fit respecter. Elle ne fut pas très heureuse, mais ses devoirs, ses amis, ses enfants l'attachèrent assez à la vie, pour qu'elle la quittât avec regret.

Trois filles, dont les aînées avaient, l'une seize ans, l'autre quatorze, furent un terrible héritage et une lourde charge pour un père faible et vain. Mais elle avait une amie, femme sensée et respectable, qui s'était décidée, par attachement pour elle, à habiter tout près, au village de Kellynch. Lady Elliot se reposa sur elle pour maintenir les bons principes qu'elle avait tâché de donner à ses filles.

Cette amie n'épousa pas Sir Walter, quoique leur connaissance eût pu le faire supposer.

Treize années s'étaient écoulées depuis la mort de lady Elliot, et ils restaient proches voisins et amis intimes, mais rien de plus.

Il n'est pas étonnant que lady Russel n'eût pas songé à un second mariage; car elle possédait une belle fortune, était d'un âge mûr, et d'un caractère sérieux, mais le célibat de Sir Walter s'explique moins facilement.

La vérité est qu'il avait essuyé plusieurs refus à des demandes en mariage très déraisonnables. Dès lors, il se posa comme un bon père qui se dévoue pour ses filles. En réalité, pour l'aînée seule, il était disposé à faire quelque chose, mais à condition de ne pas se gêner. Élisabeth, à seize ans, avait succédé à tous les droits et à la considération de sa mère.

Elle était fort belle et ressemblait à son père, sur qui elle avait une grande influence; aussi avaient-ils toujours été d'accord. Les deux autres filles de Sir Walter étaient, à son avis, d'une valeur inférieure.

Marie avait acquis une légère importance en devenant Mme Musgrove; mais Anna, avec une distinction d'esprit et une douceur de caractère que toute personne intelligente savait apprécier, n'était rien pour son père, ni pour sa sœur.

On ne faisait aucun cas de ce qu'elle disait, et elle devait toujours s'effacer; enfin elle n'était qu'Anna.

Lady Russel aimait ses sœurs, mais dans Anna seulement elle voyait revivre son amie.

Quelques années auparavant, Anna était une très jolie fille, mais sa fraîcheur disparut vite, et son père, qui ne l'admirait guère quand elle était dans tout son éclat, car ses traits délicats et ses doux yeux bruns étaient trop différents des siens, ne trouvait plus rien en elle qui pût exciter son estime, maintenant qu'elle était fanée et amincie.

Il n'avait jamais espéré voir le nom d'Anna sur une autre page de son livre favori. Toute alliance égale reposait sur Élisabeth, car Marie, entrée dans une notable et riche famille de province, lui avait fait plus d'honneur qu'elle n'en avait reçu. Un jour ou l'autre, Élisabeth se marierait selon son rang.

Il arrive parfois qu'une femme est plus belle à vingt-neuf ans que dix ans plus tôt. Quand elle n'a eu ni chagrins, ni maladies, c'est souvent une époque de la vie où la beauté n'a rien perdu de ses charmes.

Chez Élisabeth, il en était ainsi: c'était toujours la belle miss Elliot, et Sir Elliot était à moitié excusable d'oublier l'âge de sa fille, et de se croire lui-même aussi jeune qu'autrefois au milieu des ruines qui l'entouraient. Il voyait avec chagrin Anna se faner, Marie grossir, ses voisins vieillir et les rides se creuser rapidement autour des yeux de lady Russel.

Élisabeth n'était pas aussi satisfaite que son père. Depuis treize ans, elle était maîtresse de Kellynch-Hall, présidant et dirigeant avec une assurance et une décision qui ne la rajeunissaient pas.

Pendant treize ans, elle avait fait les honneurs du logis, établissant les lois domestiques, assise dans le landau à la place d'honneur, et ayant le pas immédiatement après lady Russel dans tous les salons et à tous les dîners. Treize hivers l'avaient vue ouvrir chaque bal de cérémonie donné dans le voisinage, et les fleurs de treize printemps avaient fleuri depuis qu'elle allait, avec son père, jouir des plaisirs de Londres pendant quelques semaines. Elle se rappelait tout cela, et la conscience de ses vingt-neuf ans lui donnait des appréhensions et quelques regrets. Elle se savait aussi belle que jamais, mais elle sentait s'approcher les années dangereuses, et aurait voulu être demandée par quelque baronnet avant la fin de l'année. Elle aurait pu alors feuilleter le livre par excellence avec autant de joie qu'autrefois; mais voir toujours la date de sa naissance, et pas d'autre mariage que celui de sa jeune sœur, lui rendait le livre odieux; et plus d'une fois, le voyant ouvert, elle le repoussa en détournant les yeux.

D'ailleurs elle avait eu une déception que ce livre lui rappelait toujours. L'héritier présomptif, ce même William Walter Elliot dont les droits avaient été si généreusement reconnus par son père, avait refusé sa main. Quand elle était toute petite fille, et qu'elle espérait n'avoir point de frère, elle avait songé déjà à épouser William, et c'était aussi l'intention de son père. Après la mort de sa femme, Sir Walter rechercha la connaissance d'Elliot. Ses ouvertures ne furent pas reçues avec empressement, mais il persévéra, mettant tout sur le compte de la timidité du jeune homme. Dans un de leurs voyages à Londres, Élisabeth était alors dans tout l'éclat de sa beauté et de sa fraîcheur, William ne put refuser une invitation.

C'était alors un jeune étudiant en droit, Élisabeth le trouva extrêmement agréable et se confirma dans ses projets. Il fut invité à Kellynch. On en parla et on l'attendit jusqu'au bout de l'année, mais il ne vint pas. Le printemps suivant, on le revit à Londres. Les mêmes avances lui furent faites, mais en vain. Enfin on apprit qu'il était marié.

Au lieu de chercher fortune dans la voie tracée à l'héritier de Sir Walter, il avait acheté l'indépendance en épousant une femme riche, de naissance inférieure.

Sir Walter fut irrité; il aurait voulu être consulté, comme chef de famille, surtout après avoir fait si publiquement des avances au jeune homme; car on les avait vus ensemble au Tattersall et à la Chambre des Communes. Il exprima son mécontentement.

Mais M. Elliot n'y fit guère attention, et même n'essaya point de s'excuser; il se montra aussi peu désireux d'être compté dans la famille que Sir Walter l'en jugeait indigne, et toute relation cessa.

Élisabeth se rappelait cette histoire avec colère; elle avait aimé l'homme pour lui-même et plus encore parce qu'il était l'héritier de Sir Walter; avec lui seul, son orgueil voyait un mariage convenable, elle le reconnaissait pour son égal. Cependant il s'était si mal conduit, qu'il méritait d'être oublié. On aurait pu lui pardonner son mariage, car on ne lui supposait pas d'enfants, mais il avait parlé légèrement et même avec mépris de la famille Elliot et des honneurs qui devaient être les siens. On ne pouvait lui pardonner cela. Telles étaient les pensées d'Élisabeth; telles étaient les préoccupations et les agitations destinées à varier la monotonie de sa vie élégante, oisive et somptueuse, et à remplir les vides qu'aucune habitude utile au dehors, aucuns talents à l'intérieur ne venaient occuper.

Mais bientôt d'autres préoccupations s'ajoutèrent à celles-là: son père avait des embarras d'argent. Elle savait qu'il était venu habiter la baronnie pour payer ses lourdes dettes, et pour mettre fin aux insinuations désagréables de son homme d'affaires, M. Shepherd. Le domaine de Kellynch était bon, mais insuffisant pour la représentation que Sir Walter jugeait nécessaire. Tant qu'avait vécu lady Elliot, l'ordre, la modération et l'économie avaient contenu les dépenses dans les limites des revenus; mais cet équilibre avait disparu avec elle: les dettes augmentaient; elles étaient connues, et il devenait impossible de les cacher entièrement à Élisabeth. L'hiver dernier, Sir Walter avait proposé déjà quelques diminutions dans les dépenses, et, pour rendre justice à Élisabeth, elle avait indiqué deux réformes: supprimer quelques charités inutiles, et ne point renouveler l'ameublement du salon. Elle eut aussi l'heureuse idée de ne plus donner d'étrennes à Anna. Mais ces mesures étaient insuffisantes; Sir Walter fut obligé de le confesser, et Élisabeth ne trouva pas d'autre remède plus efficace. Comme lui, elle se trouvait malheureuse et maltraitée par le sort.

Sir Walter ne pouvait disposer que d'une petite partie de son domaine, et encore était-elle hypothéquée. Jamais il n'aurait voulu vendre, se déshonorer à ce point. Le domaine de Kellynch devait être transmis intact à ses héritiers.

Les deux amis intimes, M. Shepherd et lady Russel, furent appelés à donner un conseil; ils devaient trouver quelque expédient pour réduire les dépenses sans faire souffrir Sir Walter et sa fille dans leur orgueil ou dans leurs fantaisies.


CHAPITRE II

M. Shepherd était un homme habile et prudent. Quelle que fût son opinion sur Sir Walter, il voulait laisser à un autre que lui le rôle désagréable; il s'excusa, se permettant toutefois de recommander une déférence absolue pour l'excellent jugement de lady Russel.

Celle-ci prit le sujet en grande considération et y apporta un zèle inquiet. C'était plutôt une femme de bon sens que d'imagination. La difficulté à résoudre était grande: lady Russel avait une stricte intégrité et un délicat sentiment d'honneur; mais elle souhaitait de ménager les sentiments de Sir Walter et le rang de la famille. C'était une personne bonne, bienveillante, charitable et capable d'une solide amitié; très correcte dans sa conduite, stricte dans ses idées de décorum, et un modèle de savoir-vivre.

Son esprit était très pratique et cultivé; mais elle donnait au rang et à la noblesse une valeur exagérée, qui la rendait aveugle aux défauts des possesseurs de ces biens.

Veuve d'un simple chevalier, elle estimait très haut un baronnet, et Sir Walter avait droit à sa compassion et à ses attentions, non seulement comme un vieil ami, un voisin attentif, un seigneur obligeant, mari de son amie, père d'Anna et de ses sœurs, mais parce qu'il était Sir Walter.

Il fallait faire des réformes sans aucun doute, mais elle se tourmentait pour donner à ses amis le moins d'ennuis possible. Elle traça des plans d'économie, fit d'exacts calculs, et enfin prit l'avis d'Anna, qu'on n'avait pas jugé à propos de consulter, et elle subit son influence. Les réformes d'Anna portèrent sur l'honorabilité aux dépens de l'ostentation. Elle voulait des mesures plus énergiques, un plus prompt acquittement des dettes, une plus grande indifférence pour tout ce qui n'était pas justice et équité.

«Si nous pouvons persuader tout cela à votre père, dit lady Russel en relisant ses notes, ce sera beaucoup. S'il adopte ces réformes, dans sept ans il sera libéré, et j'espère le convaincre que sa considération n'en sera pas ébranlée, et que sa vraie dignité sera loin d'en être amoindrie aux yeux des gens raisonnables.

«En réalité, que fera-t-il, si ce n'est ce que beaucoup de nos premières familles ont fait, ou devraient faire? Il n'y aura rien là de singulier, et c'est de la singularité que nous souffrons le plus. Après tout, celui qui a fait des dettes doit les payer; et tout en faisant la part des idées d'un gentilhomme, le caractère d'honnête homme passe avant tout.»

C'était d'après ce principe qu'Anna voulait voir son père agir. Elle considérait comme un devoir indispensable de satisfaire les créanciers en faisant rapidement toutes les réformes possibles, et ne voyait aucune dignité en dehors de cela.

Elle comptait sur l'influence de lady Russel pour persuader une réforme complète; elle savait que le sacrifice de deux chevaux ne serait guère moins pénible que celui de quatre, ainsi que toutes les légères réductions proposées par son amie. Comment les sévères réformes d'Anna auraient-elles été acceptées, puisque celles de lady Russel n'eurent aucun succès?

Quoi! supprimer tout confortable! Les voyages, Londres, les domestiques et les chevaux, la table; retranchements de tous côtés! Ne pas vivre décemment comme un simple gentilhomme! Non!

On aimait mieux quitter Kellynch que de rester dans des conditions si déshonorantes!

Quitter Kellynch! L'idée fut aussitôt saisie par Shepherd, qui avait un intérêt aux réformes de Sir Walter, et qui était persuadé qu'on ne pouvait rien faire sans un changement de résidence. Puisque l'idée en était venue, il n'eut aucun scrupule à confesser qu'il était du même avis. Il ne croyait pas que Sir Walter pût réellement changer sa manière de vivre dans une maison qui avait à soutenir un tel caractère d'honorabilité et de représentation. Partout ailleurs il pourrait faire ce qu'il voudrait, et sa maison serait toujours prise pour modèle. Après quelques jours de doute et d'indécision, la grande question du changement de résidence fut décidée.

On pouvait choisir Londres, Bath, ou une autre habitation aux environs de Kellynch. L'objet de l'ambition d'Anna eût été de posséder une petite maison dans le voisinage de lady Russel, près de Marie, et de voir parfois les ombrages et les prairies de Kellynch. Mais sa destinée était d'avoir toujours l'inverse de ce qu'elle désirait. Elle n'aimait pas Bath, mais Bath devait être sa résidence.

Sir Walter penchait pour Londres, mais M. Shepherd n'en voulait pas pour lui, et il fut assez habile pour le dissuader et lui faire préférer Bath: là il pourrait comparativement faire figure à peu de frais.

Les deux avantages de Bath avaient été pris en grande considération: sa distance de Kellynch, seulement cinquante milles, et le séjour qu'y faisait lady Russel pendant une partie de l'hiver. A la grande satisfaction de cette dernière, Sir Walter et Élisabeth en arrivèrent à croire qu'ils ne perdraient rien à Bath en considération et en plaisirs. Lady Russel fut obligée d'aller contre les désirs de sa chère Anna. C'était en demander trop à Sir Walter que de s'établir dans une petite maison du voisinage. Anna, elle-même, y aurait trouvé des mortifications plus grandes qu'elle ne le prévoyait, et pour Sir Walter, elles eussent été terribles. Lady Russel considérait l'antipathie d'Anna pour Bath comme une prévention erronée provenant de trois années de pension passées là après la mort de sa mère, et en second lieu de ce qu'elle n'était pas en bonne disposition d'esprit pendant le seul hiver qu'elle y eût passé avec elle.

Lady Russel adorait Bath et s'imaginait que tout le monde devait penser comme elle. Sa jeune amie pourrait passer les mois les plus chauds avec elle à Kellynch-Lodge. Ce changement serait bon pour sa santé et pour son esprit. Anna avait trop peu vu le monde; elle n'était pas gaie: plus de société lui ferait du bien.

Puis, Sir Walter, habitant dans le voisinage de Kellynch, aurait souffert de voir sa maison aux mains d'un autre; c'eût été une trop rude épreuve. Il fallait louer Kellynch-Hall. Mais ce fut un profond secret, renfermé dans leur petit cercle.

Sir Walter eût été trop humilié qu'on l'apprît. M. Shepherd avait prononcé une fois le mot «avertissement», mais n'avait pas osé le redire.

Sir Walter en méprisait la seule idée et défendait qu'on y fît la moindre allusion. Il ne consentirait à louer que comme sollicité à l'imprévu, par un locataire exceptionnel, acceptant toutes ses conditions comme une grande faveur.

Nous approuvons bien vite ce que nous aimons. Lady Russel avait encore une autre raison d'être contente du départ projeté de Sir Walter. Élisabeth avait formé une intimité qu'il était désirable de rompre.

La fille de M. Shepherd, mal mariée, était revenue chez son père, avec deux enfants. C'était une femme habile qui connaissait l'art de plaire, au moins à Kellynch-Hall. Elle avait si bien su se faire accepter de miss Elliot, qu'elle y avait fait plusieurs séjours, malgré les prudentes insinuations de lady Russel, qui trouvait cette amitié déplacée.

Lady Russel avait peu d'influence sur Élisabeth et semblait l'aimer plutôt par devoir que par inclination. Celle-ci n'avait pour elle que des égards et de la politesse, mais jamais lady Russel n'avait réussi à faire prévaloir ses avis; elle était très peinée de voir Anna exclue si injustement des voyages à Londres et avait insisté fortement à plusieurs reprises pour qu'elle en fît partie. Elle s'était efforcée souvent de faire profiter Élisabeth de son jugement et de son expérience, mais toujours en vain. Miss Elliot avait sa volonté, et jamais elle n'avait fait une opposition plus décidée à lady Russel, qu'en choisissant Mme Clay et en délaissant une sœur si distinguée, pour donner son affection et sa confiance là où il ne devait y avoir que de simples relations de politesse.

Lady Russel considérait Mme Clay comme une amie dangereuse, et d'une position inférieure; et son changement de résidence, qui la laisserait de côté et permettrait à miss Elliot de choisir une intimité plus convenable, lui semblait une chose de première importance.


CHAPITRE III

«Permettez-moi de vous faire observer, Sir Walter,» dit M. Shepherd un matin à Kellynch-Hall, en dépliant le journal, «que la situation actuelle nous est très favorable. Cette paix ramènera à terre tous les riches officiers de la marine. Ils auront besoin de maisons. Est-il un meilleur moment pour choisir de bons locataires? Si un riche amiral se présentait, Sir Walter?

—Ce serait un heureux mortel, Shepherd,» répondit Sir Walter. «C'est tout ce que j'ai à remarquer. En vérité, Kellynch-Hall serait pour lui la plus belle de toutes les prises, n'est-ce pas, Shepherd?»

M. Shepherd sourit, comme c'était son devoir, à ce jeu de mots, et ajouta:

«J'ose affirmer, Sir Walter, qu'en fait d'affaires les officiers de marine sont très accommodants. J'en sais quelque chose. Ils ont des idées libérales, et ce sont les meilleurs locataires qu'on puisse voir. Permettez-moi donc de suggérer que si votre intention venait à être connue, ce qui est très possible (car il est très difficile à Sir Walter de celer à la curiosité publique ses actions et ses desseins; tandis que moi, John Shepherd, je puis cacher mes affaires, car personne ne perd son temps à m'observer); je dis donc que je ne serais pas surpris, malgré notre prudence, si quelque rumeur de la vérité transpirait au dehors; dans ce cas, des offres seront faites, et je pense que quelque riche commandant de la marine sera digne de notre attention, et permettez-moi d'ajouter que deux heures me suffisent pour accourir ici, et vous épargner la peine de répondre.»

Sir Walter ne répondit que par un signe de tête; mais bientôt, se levant et arpentant la chambre, il dit ironiquement:

«Il y a peu d'officiers de marine qui ne soient surpris, j'imagine, d'habiter un tel domaine.

—Ils béniront leur bonne fortune,» dit Mme Clay (son père l'avait amenée, rien n'étant si bon pour sa santé qu'une promenade à Kellynch). «Mais je pense, comme mon père, qu'un marin serait un très désirable locataire. J'en ai connu beaucoup. Ils sont si scrupuleux, et si larges en affaires! Si vous leur laissez vos beaux tableaux, Sir Walter, ils seront en sûreté: tout sera parfaitement soigné. Les jardins et les massifs seront presque aussi bien entretenus qu'actuellement. Ne craignez pas, miss Elliot, que vos jolies fleurs soient négligées.

—Quant à cela, répondit froidement Sir Walter, si je me décidais à louer, j'hésiterais à accorder certains privilèges; je ne suis pas disposé à faire des faveurs à un locataire. Sans doute le parc lui sera ouvert, et il n'en trouverait pas beaucoup d'aussi vastes.

»Quant aux restrictions que je puis imposer sur la jouissance des réserves de chasse, c'est autre chose. L'idée d'en donner l'entrée ne me sourit guère, et je recommanderais volontiers à miss Elliot de se tenir en garde pour ses parterres.»

Après un court silence, M. Shepherd hasarda: «Dans ce cas, il y a des usages établis, qui rendent chaque chose simple et facile entre propriétaire et locataire. Vos intérêts, Sir Walter, sont en mains sûres: comptez sur moi pour qu'on n'empiète pas sur vos droits. Qu'on me permette de le dire: je suis plus jaloux des droits de Sir Walter, qu'il ne l'est lui-même.»

Ici, Anna prit la parole.

«Il me semble que l'armée navale, qui a tant fait pour nous, a autant de droits que toute autre classe à une maison confortable. La vie des marins est assez rude pour cela, il faut le reconnaître.

—Ce que dit miss Anna est très vrai, répondit M. Shepherd.

—Certainement,» ajouta sa fille.

Mais bientôt après, Sir Walter fit cette remarque: «La profession a son utilité, mais je serais très fâché qu'un de mes amis lui appartînt.

—Vraiment? répondit-on avec un regard de surprise.

—Oui; sous deux rapports elle me déplaît. D'abord c'est un moyen pour un homme de naissance obscure d'obtenir une distinction qui ne lui est pas due, d'arriver à des honneurs que ses ancêtres n'ont jamais rêvés; puis elle détruit totalement la beauté et la jeunesse. Un marin vieillit plus vite qu'un autre. J'ai toujours remarqué cela. Il risque par sa laideur de devenir un objet d'horreur pour lui-même, et il court la chance de voir le fils d'un domestique de son père arriver à un grade au-dessus du sien.

»Voici un exemple à l'appui de ce que je dis. Au printemps dernier, j'étais en compagnie de deux hommes:

»Lord Saint-Yves, dont le père a été ministre de campagne, presque sans pain. Je dus céder le pas à Lord Saint-Yves, et à un certain amiral Baldwin, le plus laid personnage qu'on puisse imaginer. Une figure martelée couleur d'acajou; tout était lignes et rides: trois cheveux gris d'un côté, et rien qu'un soupçon de poudre. «Au nom du ciel! quel est ce vieux garçon? dis-je à un ami qui se trouvait là.—Mon cher, c'est l'amiral Baldwin. Quel âge lui donnez-vous?—Soixante ans, dis-je.—Quarante, répondit-il. Pas davantage.»

»Figurez-vous mon étonnement. Je n'oublierai pas facilement l'amiral Baldwin. Je n'ai jamais vu un exemple si déplorable de la vie de mer; et c'est la même chose pour tous, à quelque différence près. Ballottés par tous les temps, dans tous les climats, ils arrivent à n'avoir plus figure humaine. C'est fâcheux qu'ils ne meurent pas subitement avant d'arriver à l'âge de l'amiral Baldwin.

—Ah! vraiment, Sir Walter, vous êtes trop sévère, dit Mme Clay. Ayez un peu de pitié des pauvres gens. Nous ne sommes pas tous nés beaux, et la mer n'embellit pas certainement. J'ai souvent remarqué que les marins vivent longtemps. Ils perdent de bonne heure l'air jeune. Mais n'en est-il pas ainsi dans beaucoup d'autres professions? Les soldats ne sont pas mieux traités, et même dans les professions plus tranquilles, il y a une fatigue d'esprit, sinon de corps, qui s'ajoute dans le visage d'un homme au travail du temps. Le légiste se consume, le médecin sort à toute heure, et par tous les temps, et même le prêtre est obligé d'entrer dans des chambres infectes, et d'exposer sa santé et sa personne à des miasmes empoisonnés. En réalité, les avantages physiques n'appartiennent qu'à ceux qui ne sont pas forcés d'avoir un état; qui vivent sur leur propriété, employant le temps à leur guise, sans se tourmenter pour acquérir. A ceux-là seuls sont réservés les dons de la santé et les plus grands avantages physiques.»

Il semblait que M. Shepherd, dans ses efforts pour disposer Sir Walter en faveur d'un marin, eût été doué d'une seconde vue, car la première offre vint d'un amiral Croft, dont son correspondant de Londres lui avait parlé.

Selon le rapport qu'il se hâta d'en faire à Kellynch, l'amiral, natif de Somersetshire et possesseur d'une très belle fortune, désirait s'établir dans son pays, et était venu à Tauton chercher dans les annonces s'il trouverait quelque chose à sa convenance dans le voisinage; n'en trouvant pas et entendant dire que Kellynch était peut-être à louer, il s'était présenté chez M. Shepherd pour avoir des renseignements détaillés.

Il avait montré un vif désir de louer, et fourni la preuve qu'il était un locataire recommandable.

«Qui est-ce que l'amiral Croft?» demanda Sir Walter d'un ton froid et soupçonneux.

M. Shepherd répondit qu'il était noble, et Anna ajouta:

«Il est vice-amiral: il était à Trafalgar; depuis, il a été aux Indes, et y est resté, je crois, plusieurs années.

—Alors il est convenu, dit Sir Walter, que sa figure est aussi jaune que les parements et les collets d'habits de ma livrée.»

M. Shepherd se hâta de l'assurer que l'amiral avait une figure cordiale, avenante, un peu hâlée et fatiguée, il est vrai; mais qu'il avait des manières de parfait gentleman; que probablement il ne ferait aucune difficulté quant aux conditions; qu'il cherchait avant tout, et immédiatement, une maison confortable; qu'il payerait la convenance, et n'aurait pas été surpris si Sir Walter avait demandé davantage. M. Shepherd fut éloquent, et donna sur la famille de l'amiral tous les détails qui faisaient de celui-ci un locataire désirable. Il était marié et sans enfants, c'est ce qu'on pouvait désirer de mieux. Il avait vu Mme Croft, qui avait assisté à leur conversation.

«C'est une vraie Lady, fine, et qui cause bien. Elle a fait plus de questions sur la maison, les conditions, les impôts, que l'amiral lui-même. Elle semble plus familière que lui avec les affaires. J'ai appris aussi qu'elle n'est pas inconnue dans cette contrée, pas plus que son mari. Elle est la sœur d'un gentilhomme qui demeurait à Montfort, il y a quelques années. Quel était donc son nom, Pénélope? ma chère, aidez-moi. Le frère de Mme Croft?»

Mme Clay causait avec miss Elliot d'une façon si animée, qu'elle n'entendit pas.

«Je n'ai aucune idée de ce que vous voulez dire, Shepherd, dit Sir Walter. Je ne me rappelle aucun gentilhomme demeurant à Montfort, depuis le vieux gouverneur Trent.

—Par exemple, c'est trop fort, je crois que j'oublierai bientôt mon nom. Un nom que je connaissais si bien; ainsi que le gentleman, je l'ai vu cent fois. Il vint me consulter sur un délit de voisin, saisi sur le fait: un des domestiques du fermier s'introduisant dans son jardin, un mur éboulé, des pommes volées; puis, malgré mon avis, une transaction eut lieu. C'est vraiment singulier.

—Je suppose que vous voulez parler de M. Wenvorth, dit Anna.

—C'est bien cela. Il eut la cure de Montfort pendant deux ans. Vous devez vous le rappeler.

—Wenvorth? ah! oui, le ministre de Montfort, vous m'avez dérouté par le mot gentilhomme. Je croyais que vous parliez d'un homme possédant des propriétés. M. Wenvorth n'en avait aucune, je crois. C'est un nom inconnu, il n'est pas allié aux Straffort. On se demande comment les noms de notre noblesse deviennent si communs?»

M. Shepherd, s'apercevant que cette parenté des Croft ne leur faisait aucun bien dans l'esprit de Sir Walter, n'en parla plus et mit tout son zèle à s'étendre sur ce qui leur était favorable: leur âge, leur fortune, la haute idée qu'ils s'étaient faite de Kellynch; ajoutant qu'ils ne désiraient rien tant que d'être les locataires de Sir Walter. Cela eût semblé un goût extraordinaire vraiment, s'ils avaient pu connaître les devoirs d'un locataire de Sir Walter.

L'affaire réussit cependant, quoique Sir Walter regardât d'un mauvais œil quiconque prétendait habiter sa maison, trouvant qu'on était trop heureux de l'obtenir, même aux plus dures conditions.

Il autorisa M. Shepherd à négocier la location et à prendre jour avec l'amiral pour visiter la propriété. Sir Walter ne brillait pas par le jugement; il comprit cependant qu'on pouvait difficilement trouver un meilleur locataire. Sa vanité était flattée du rang de l'amiral. «J'ai loué ma maison à l'amiral Croft» sonnerait bien mieux qu'à «monsieur un tel», qui exige toujours un mot d'explication. L'importance d'un amiral s'annonce de soi, mais il n'éclipse jamais un baronnet. Dans leurs relations réciproques, Sir Elliot aurait toujours le pas. Élisabeth désirait si fort un changement, qu'elle ne dit pas un mot qui pût retarder la décision. Anna quitta la chambre pour rafraîchir ses joues brûlantes; elle alla dans son allée favorite et se dit avec un doux soupir: «Dans quelques mois peut-être, il sera ici.»


CHAPITRE IV

Ce n'était pas M. Wenvorth le ministre, mais Frédéric Wenvorth, son frère, qui, nommé commandant après l'action de Saint-Domingue, s'était établi, en attendant de l'emploi, dans le comté de Somerset, dans l'été de 1806, et avait loué pour six mois à Montfort. C'était alors un jeune homme remarquablement beau, intelligent, spirituel et brillant, et Anna était une très jolie fille, douce, modeste, gracieuse et sensée. Ils se connurent, s'éprirent rapidement l'un de l'autre. Ils jouirent bien peu de cette félicité exquise. Sir Walter, sans refuser positivement son consentement, manifesta un grand étonnement, une grande froideur et une ferme résolution de ne rien faire pour sa fille. Il trouvait cette alliance dégradante, et lady Russel, avec un orgueil plus excusable et plus modéré, la considérait comme très fâcheuse. Anna Elliot! avec sa beauté, sa naissance, son esprit, épouser à dix-neuf ans un jeune homme qui n'avait d'autre recommandation que sa personne, d'autre espoir de fortune que les chances incertaines de sa profession, et pas de relations qui puissent l'aider à obtenir de l'avancement! La pensée seule de ce mariage l'affligeait; elle devait l'empêcher si elle avait quelque pouvoir sur Anna.

Le capitaine Wenvorth avait eu de la chance et gagné beaucoup d'argent comme capitaine; mais il dépensait facilement ce qui arrivait de même, et il n'avait rien acquis. Plein d'ardeur et de confiance, il comptait obtenir bientôt un navire. Il avait toujours été heureux, il le serait encore.

Cette confiance, exprimée avec tant de chaleur, avait quelque chose de si séduisant, qu'elle suffisait à Anna; mais lady Russel en jugeait autrement. Ce caractère ardent, cette intrépidité d'esprit, lui semblaient plutôt un mal. Il était brillant et téméraire; elle goûtait peu l'esprit, et elle avait pour l'imprudence presque un sentiment d'horreur. Elle condamna cette liaison à tous égards.

Combattre une telle opposition était impossible pour la douce Anna. Elle aurait pu résister au mauvais vouloir de son père, même sans être encouragée par un regard ou une bonne parole de sa sœur; mais lady Russel, qu'elle avait toujours aimée et respectée, si ferme et si tendre dans ses conseils, ne pouvait pas les donner en vain. Son opposition ne provenait pas d'une prudence égoïste: si elle n'avait pas cru consulter plus encore le bien du jeune homme que celui de sa filleule, elle n'aurait pas empêché ce mariage.

Cette conscience du devoir rempli fut la principale consolation de lady Russel, dans cette rupture.

Elle en avait grand besoin, car elle avait à lutter contre l'opinion, et contre Wenvorth. Celui-ci quitta le pays.

Quelques mois avaient vu le commencement et la fin de leur liaison; mais le chagrin d'Anna fut durable. Ce souvenir assombrit sa jeunesse, et elle perdit sa fraîcheur et sa gaieté.

Sept années s'étaient écoulées depuis, et le temps seul avait un peu effacé ces tristes impressions. Aucun voyage, aucun événement extérieur n'était venu la distraire. Dans leur petit cercle, elle n'avait vu personne qu'elle pût comparer à Wenvorth; son esprit raffiné, son goût délicat, n'avaient pu trouver l'oubli dans un attachement nouveau.

Elle avait vingt-deux ans, quand un jeune homme, qui bientôt après fut agréé par sa sœur, sollicita sa main. Lady Russel déplora le refus d'Anna, car Charles Musgrove était le fils aîné d'un homme dont l'importance et les propriétés ne le cédaient qu'à Sir Walter. Il avait un bon caractère, de bonnes manières, et lady Russel se serait réjouie de voir Anna mariée aussi près d'elle et affranchie de la partialité de son père.

Mais Anna n'avait accepté aucun avis, et sa marraine, sans regretter le passé, désespéra presque, en lui voyant refuser ce mariage, de la voir entrer dans un état qui convenait si bien à son cœur aimant et à ses habitudes domestiques.

Ce sujet d'entretien fut écarté pour toujours, et elles ne purent savoir ni l'une ni l'autre si elles avaient changé d'opinion; mais Anna, à vingt-sept ans, pensait autrement qu'à dix-neuf. Elle ne blâmait pas lady Russel; cependant si une jeune fille dans une situation semblable lui eût demandé son avis, elle ne lui aurait pas imposé un chagrin immédiat en échange d'un bien futur et incertain.

Elle pensait qu'en dépit de la désapprobation de sa famille; malgré tous les soucis attachés à la profession de marin; malgré tous les retards et les désappointements, elle eût été plus heureuse en l'épousant qu'en le refusant, dût-elle avoir une part plus qu'ordinaire de soucis et d'inquiétudes, sans parler de la situation actuelle de Wenvorth, qui dépassait déjà ce qu'on aurait pu espérer.

La confiance qu'il avait en lui-même avait été justifiée. Son génie et son ardeur l'avaient guidé et inspiré. Il s'était distingué, avait avancé en grade, et possédait maintenant une belle fortune; elle le savait par les journaux, et n'avait aucune raison de le croire marié.

Combien Anna eût été éloquente dans ses conseils! Combien elle préférait une inclination réciproque et une joyeuse confiance dans l'avenir à ces précautions exagérées qui entravent la vie et insultent la Providence!

Dans sa jeunesse on l'avait forcée à être prudente plus tard elle devint romanesque, conséquence naturelle d'un commencement contre nature. L'arrivée du capitaine Wenvorth à Kellynch ne pouvait que raviver son chagrin.

Elle dut se raisonner beaucoup, et fut longtemps avant de pouvoir supporter ce sujet continuel de conversation. Elle y fut aidée par la parfaite indifférence des trois seules personnes de son entourage qui avaient le secret du passé, et qui semblaient l'avoir oublié; le frère de Wenvorth avait connu, il est vrai, leur liaison, mais il avait depuis longtemps quitté le pays; c'était en outre un homme très sensé et un célibataire. Elle était sûre de sa discrétion.

Mme Croft, sœur de Wenvorth, était alors hors d'Angleterre avec son mari; Marie, sœur d'Anna, était en pension; et les uns par orgueil, les autres par délicatesse ne l'avaient pas initiée au secret.

Anna espérait donc que l'arrivée des Croft ne lui amènerait aucune mortification.


CHAPITRE V

Le jour fixé pour la visite de l'amiral et de sa femme à Kellynch, Anna crut devoir aller se promener, puis elle regretta de les avoir manqués.

Mme Croft et Élisabeth se plurent réciproquement, et l'affaire qu'elles désiraient toutes deux fut bientôt conclue. L'amiral était si gai, si ouvert, son caractère était si généreux et si confiant, que Sir Walter fut influencé favorablement. Il lui fit un accueil d'autant plus poli, qu'il savait par M. Shepherd que l'amiral le considérait comme un modèle de bonnes manières.

La maison, l'ameublement, les parterres, les conditions du bail, tout fut trouvé bien, et les clercs de M. Shepherd se mirent à l'œuvre sans changer un mot aux arrangements préliminaires.

Sir Walter déclara sans hésiter que l'amiral était le plus beau marin qu'il eût encore vu, et alla jusqu'à dire que, s'il se faisait coiffer par son valet de chambre, il ne craindrait point d'être vu en sa compagnie.

L'amiral, avec une cordialité sympathique, dit en sortant à sa femme:

«Je pensais bien, ma chère, que tout s'arrangerait, malgré ce qu'on nous a dit à Tauton. Le baronnet n'est pas un aigle, mais il n'est pas méchant.»

On voit que, de part et d'autre, les compliments se valaient.

Les Croft devaient prendre possession à la Saint-Michel, et Sir Walter proposait d'aller à Bath le mois précédent. Il n'y avait pas de temps à perdre pour se préparer.

Lady Russel savait qu'Anna ne serait pas consultée dans le choix de l'habitation nouvelle. Elle aurait voulu ne la conduire à Bath qu'après Noël; mais, devant s'absenter de chez elle, elle ne pouvait lui donner l'hospitalité en attendant. Anna, tout en regrettant de ne pouvoir jouir à la campagne des mois si doux de l'automne, sentait qu'il valait mieux ne pas rester.

Mais un devoir à remplir l'appela ailleurs. Marie, qui était souvent souffrante, et qui s'écoutait beaucoup, avait besoin d'Anna à tout propos. Elle se trouva indisposée, et demanda, ou plutôt réclama, la compagnie de sa sœur. «Je ne puis m'en passer,» écrivait Marie; et Élisabeth avait répondu:

«Anna n'a rien de mieux à faire que de rester avec vous; on n'a pas besoin d'elle à Bath.»

Être réclamée comme une aide, quoique d'une manière peu aimable, vaut encore mieux que d'être repoussée. Anna, heureuse d'être utile et d'avoir un devoir à remplir, consentit aussitôt.

Cette invitation soulagea lady Russel d'un grand embarras. Il fut convenu qu'Anna n'irait pas sans elle à Bath, et qu'elle partagerait son temps entre Uppercross-Cottage et Kellynch-Lodge.

Tout était donc pour le mieux, mais lady Russel fut saisie d'étonnement en apprenant que Mme Clay allait à Bath avec Sir Walter et Élisabeth, qui la considéraient comme une compagne très utile pour leur installation. Lady Russel s'inquiéta, et fut surtout affligée de l'injure qu'on faisait à sa filleule en lui préférant Mme Clay.

Anna était devenue insensible à ces affronts, mais elle sentait également l'imprudence d'un tel arrangement. Joignant à une grande dose d'observation la connaissance malheureusement trop complète du caractère de son père, elle prévoyait les plus fâcheux résultats de cette intimité. Elle ne croyait pas qu'il eût encore aucune velléité d'épouser Mme Clay, qui était marquée de la petite vérole, avait de vilaines dents et de lourdes mains, toutes choses qu'il critiquait sévèrement en son absence. Mais elle était jeune et d'une figure agréable, et son esprit délié, ses manières assidues avaient des séductions plus dangereuses qu'un attrait purement physique.

Anna sentait si vivement le danger, qu'elle ne put s'empêcher de le faire voir à sa sœur. Elle avait peu d'espoir d'être écoutée, mais elle pensait qu'Élisabeth serait plus à plaindre qu'elle-même, si une pareille chose arrivait, et qu'elle pourrait lui reprocher de ne l'avoir pas avertie.

Elle parla, et Élisabeth parut offensée; elle ne pouvait concevoir comment un aussi absurde soupçon était venu à sa sœur. Elle répondit avec indignation que son père et Mme Clay savaient parfaitement se tenir à leur place.

«Mme Clay, dit-elle avec chaleur, n'oublie jamais qui elle est. Je connais mieux que vous ses sentiments, et je vous assure qu'en fait de mariage, ils sont particulièrement délicats. Elle réprouve plus fortement que personne toute inégalité de condition et de rang.

»Quant à mon père, je n'aurais jamais cru qu'il pût être soupçonné, lui qui ne s'est pas remarié à cause de nous. Si Mme Clay était une très belle personne, je reconnais que sa présence ici serait dangereuse, non pas que rien au monde puisse engager mon père à faire un mariage dégradant; mais parce qu'il pourrait éprouver un sentiment qui le rendrait malheureux. Je crois que la pauvre Mme Clay, qui, malgré tous ses mérites, n'a jamais passé pour jolie, peut rester ici en toute sûreté. On croirait que vous n'avez jamais entendu mon père parler de ses imperfections, et vous l'avez entendu vingt fois. Ces dents, et ces marques de petite vérole! Je suis moins dégoûtée que lui, et j'ai connu une personne qui n'en était pas défigurée. Mais il en a horreur, vous le savez.

—Il n'y a presque point de défaut physique, dit Anna, que des manières agréables ne puissent faire oublier.

—Je pense très différemment, dit Élisabeth d'un ton sec. Des manières agréables peuvent rehausser de beaux traits, mais elles ne peuvent en changer de vulgaires. Mais comme j'ai à cela plus d'intérêt que personne, je trouve vos avis inutiles.»

Anna fut très contente d'avoir achevé ce qu'elle avait à dire, et crut avoir bien agi. Élisabeth, quoique mécontente de l'insinuation, pouvait en faire son profit.

Le landau mena à Bath pour la dernière fois Sir Walter, Élisabeth et Mme Clay. Ils étaient tous de très bonne humeur, et Sir Walter était même disposé à rendre un salut de condescendance aux fermiers et aux paysans affligés qui se trouveraient sur son passage.

Pendant ce temps, Anna, triste mais calme, montait à la Lodge, où elle devait passer la dernière semaine.

Son amie n'était pas plus gaie: elle sentait très vivement cette séparation.

La respectabilité de cette famille lui était aussi chère que la sienne, et l'habitude avait rendu précieuses les relations quotidiennes. Il était pénible de regarder les jardins déserts, et encore plus de penser aux nouveaux propriétaires. Pour échapper à cette triste vue, et pour éviter les Croft, elle s'était décidée à s'en aller quand Anna la quitterait. Elles partirent donc ensemble, et Anna descendit à Uppercross, première station du voyage de lady Russel.

Uppercross est un village de moyenne grandeur, qui, il y a quelques années, était tout à fait dans le vieux style anglais. Il contenait seulement deux maisons supérieures d'apparence à celles des fermiers et des laboureurs: celle du squire avec ses hauts murs, ses portes massives et ses vieux arbres, solide et antique; et la cure, compacte, ramassée, enfermée dans un jardin bien soigné, avec une vigne et des poiriers palissant les murs. Mais, au mariage du jeune squire, la ferme avait été changée en cottage pour sa résidence; et le Cottage Uppercross, avec sa véranda, ses fenêtres françaises, et ses autres agréments, attirait l'œil du voyageur à un quart de mille, aussi bien que l'imposante Great-House avec ses dépendances.

Anna était venue souvent là. Elle connaissait les chemins d'Uppercross aussi bien que ceux de Kellynch. Les deux familles se voyaient si souvent, allant à toute heure l'une chez l'autre, qu'Anna fut presque surprise de trouver Marie seule.

Mais étant seule, elle devait nécessairement être souffrante et de mauvaise humeur. Marie, mieux douée qu'Élisabeth, ne valait pas sa sœur Anna comme intelligence et comme caractère.

Quand elle était bien portante, heureuse et entourée, elle était gaie et aimable, mais la moindre indisposition l'abattait. Elle n'avait aucune ressource contre la solitude, et, ayant hérité de la personnalité des Elliot, elle était toujours prête à se croire négligée et méconnue.

Physiquement, elle était inférieure à ses deux sœurs et n'avait jamais été que ce qu'on appelle généralement «une belle fille».

En ce moment, elle était couchée sur un divan dans le salon, dont l'élégant ameublement avait été fané par quatre étés successifs et la présence de deux enfants.

L'arrivée d'Anna fut saluée par ces mots:

«Ah! vous voilà enfin! je commençais à croire que vous ne viendriez pas. Je suis si malade que je puis à peine parler. Je n'ai pas vu depuis le matin une créature vivante.

—Je suis fâchée de vous trouver souffrante, répondit Anna, vous m'aviez donné jeudi de bonnes nouvelles de votre santé.

—Oui, je parais toujours mieux portante que je ne suis. Depuis quelque temps, je suis loin d'aller bien. Je ne crois pas, dans toute ma vie, avoir été si souffrante que ce matin. J'aurais pu me trouver mal, et personne pour me soigner. Ainsi lady Russel n'a pas voulu entrer? je ne crois pas qu'elle soit venue ici trois fois cet été.»

Anna s'étant informée de son beau-frère, Marie lui répondit:

«Charles est à la chasse; je ne l'ai pas aperçu depuis sept heures du matin. Il a voulu partir, quoiqu'il ait vu combien j'étais souffrante; il disait ne pas rester longtemps, mais il est une heure, et il n'est pas rentré. Je n'ai pas vu une âme pendant toute cette longue matinée.

—Vous avez eu vos petits garçons avec vous?

—Oui, tant que j'ai pu supporter leur bruit; mais ils sont si indisciplinés qu'ils me font plus de mal que de bien. Le petit Charles ne m'écoute pas, et Walter devient aussi méchant que lui.

—Vous allez bientôt vous trouver mieux, dit gaiement Anna. Vous savez que je vous guéris toujours. Comment se portent vos voisins de Great-House?

—Je n'en sais rien, je ne les ai pas vus aujourd'hui, excepté M. Musgrove, qui s'est arrêté et m'a parlé à la fenêtre, mais sans descendre de cheval, quoique je lui aie dit combien j'étais souffrante. Personne n'est venu près de moi. Cela ne convenait pas aux misses Musgrove; sans doute elles n'aiment pas à se déranger.

—Elles peuvent encore venir, il est de bonne heure.

—Je n'ai pas besoin d'elles; elles parlent et rient beaucoup trop pour moi. Je suis très malade, Anna. C'était peu aimable à vous de ne pas venir jeudi.

—Ma chère Marie, rappelez-vous les bonnes nouvelles que vous m'avez données de votre santé. Le ton de votre lettre était gai, et vous disiez que rien ne pressait pour mon arrivée; et puis mon désir était de rester avec lady Russel jusqu'à la fin. J'ai été si occupée que je ne pouvais quitter Kellynch plus tôt.

—Mon Dieu! qu'avez-vous eu à faire?

—Beaucoup de choses: je ne puis tout me rappeler. J'ai fait une copie du catalogue des livres et tableaux de mon père. J'ai été souvent au jardin avec Mackensie, tâchant de lui faire comprendre quelles sont les plantes d'Élisabeth destinées à lady Russel. J'ai eu mes livres, ma musique à arranger, et à refaire toutes mes malles, pour n'avoir pas compris d'abord ce qu'il fallait emporter. Enfin, j'ai été visiter toutes les maisons de la paroisse. Tout cela prend beaucoup de temps.

—Ah! mais vous ne me parlez pas de notre dîner chez les Pools, hier?

—Vous y êtes donc allée? Je croyais que vous aviez dû y renoncer?

—Oh! j'y suis allée! Je me portais très bien hier. Jusqu'à ce matin je n'étais pas malade; n'y pas aller aurait semblé singulier.

—J'en suis très contente: j'espère que vous vous êtes amusée?

—Pas trop. On sait d'avance le dîner et les personnes qui y seront. Quel ennui de n'avoir pas une voiture à soi! M. et Mme Musgrove m'ont emmenée, et nous étions trop serrés. Ils sont si gros, et occupent tant de place! J'étais entassée au fond avec Henriette et Louisa. Voilà très probablement la cause de mon malaise.»

La patience et la bonne humeur d'Anna apportèrent bientôt un soulagement à Marie, qui put s'asseoir, et espéra pouvoir se lever pour dîner. Puis, oubliant qu'elle était malade, elle alla à l'autre bout de la chambre, arrangea des fleurs, mangea quelque chose et se trouva assez bien pour proposer une petite promenade.

«Où allons-nous? dit-elle: sans doute vous n'irez pas à Great-House avant qu'on vous ait fait visite?

—Mais si, dit Anna; je ne suis pas sur l'étiquette avec les dames Musgrove.

—Oh! c'est à elles de venir, elles doivent savoir ce qui est dû à ma sœur. Cependant nous pouvons y entrer avant de faire notre promenade.»

Anna avait toujours trouvé très fâcheuse cette façon de comprendre les relations; mais, croyant qu'on avait à se plaindre de part et d'autre, elle avait cessé de s'en occuper. Elles allèrent à Great-House. On les introduisit dans un antique parloir carré, au parquet brillant et orné d'un maigre tapis. Mais les filles de la maison donnaient à cette pièce l'air de désordre indispensable, avec un grand piano à queue, une harpe, des jardinières, et de petites tables dans tous les coins. Oh! si les originaux des portraits accrochés à la boiserie, si les gentilshommes habillés de velours brun, et les dames, en satin bleu, avaient vu ce bouleversement de l'ordre et de la propreté! Les portraits eux-mêmes semblaient saisis d'étonnement!

Les Musgrove, comme leur maison, représentaient deux époques. Les parents étaient dans le vieux style anglais, les enfants, dans le nouveau. M. et Mme Musgrove étaient de très bonnes gens, affectueux et hospitaliers, sans grande éducation et sans aucune élégance. Leurs enfants avaient un esprit et des façons plus modernes. La famille était nombreuse, mais c'étaient encore des enfants, excepté Charles, Louisa et Henriette, jeunes filles de dix-neuf et vingt ans, qui avaient rapporté à la maison le bagage ordinaire des talents de pension, et n'avaient, comme mille autres jeunes filles, rien à faire que d'être gaies, heureuses, et suivre les modes. Leurs vêtements étaient parfaits, leurs figures assez jolies, leur esprit extrêmement bon, et leurs manières simples et agréables. Elles étaient très appréciées à la maison, et très recherchées au dehors. Anna les trouvait fort heureuses; mais cependant, soutenue, comme nous le sommes tous, par le sentiment de sa supériorité, elle n'aurait pas voulu changer contre toutes leurs jouissances son esprit cultivé et élégant.

Elle n'enviait que la bonne intelligence qui semblait régner entre elles, et cette mutuelle affection qu'elle-même avait si peu connue. Elles furent reçues très cordialement, et Anna ne trouva rien à critiquer. La demi-heure s'écoula en causerie agréable, et Anna ne fut pas peu surprise de voir les misses Musgrove les accompagner à la promenade sur l'invitation pressante de Marie.


CHAPITRE VI

Anna n'avait pas besoin de cette visite pour savoir qu'un changement de société amène un changement total de conversation, d'opinions et d'idées. Elle aurait voulu que les Elliot pussent voir combien leurs affaires, traitées avec une telle solennité à Kellynch, avaient ici peu d'importance. Cependant elle sentit qu'elle avait encore besoin d'une leçon, car elle avait compté sur plus de curiosité et de sympathie qu'elle n'en trouva. On lui avait bien dit: «Ainsi, miss Anna, votre père et votre sœur sont partis?» Ou bien: «J'espère que nous irons aussi à Bath cet hiver; mais nous comptons loger dans un beau quartier.» Ou bien, Marie disait: «En vérité! comme je m'amuserai seule ici pendant que vous serez à Bath!»

Anna se promettait de ne plus éprouver à l'avenir de telles déceptions, et pensait avec reconnaissance au bonheur inexprimable d'avoir une amie vraie et sympathique comme lady Russel.

Cependant elle trouvait très juste que chaque société dictât ses sujets de conversation. Les messieurs Musgrove avaient leur chasse, leurs chevaux, leurs chiens, leurs journaux. Les dames avaient les soins d'intérieur, la toilette, les voisins, la danse et la musique. Anna, devant passer deux mois à Uppercross, devait meubler son imagination et sa mémoire avec les choses d'Uppercross. Elle ne redoutait pas ces deux mois. Marie était abordable et accessible à son influence. Anna était sur un pied de bonne amitié avec son beau-frère; les enfants l'aimaient presque autant et la respectaient plus que leur mère. Ils étaient pour elle une source d'intérêt, d'amusement et d'occupation.

Charles était poli et agréable; il était certainement, comme esprit et comme bon sens, supérieur à sa femme. Cependant Anna et lady Russel pensaient qu'une femme intelligente aurait pu donner à son caractère plus de suite, à ses habitudes plus d'élégance, à ses occupations plus d'utilité et de sens pratique. Il ne mettait beaucoup d'ardeur à rien, si ce n'est au jeu, et il gaspillait son temps.

Il était d'un caractère gai, s'affectant peu des doléances de sa femme; il supportait son manque de bon sens avec une patience qui émerveillait Anna, et en définitive, malgré quelques petites querelles (où les deux parties appelaient Anna, à son grand regret), ce couple pouvait passer pour heureux. Il y avait une chose sur laquelle ils étaient toujours parfaitement d'accord: le besoin d'argent et le désir de recevoir un cadeau de M. Musgrove. Quant à l'éducation de leurs enfants, la théorie de Charles était meilleure que celle de sa femme. «Je les gouvernerais très bien, si Marie ne s'en mêlait pas,» disait-il, et Anna trouvait que c'était assez vrai. Mais quand Marie répondait à cela: «Charles gâte tellement les enfants que je ne puis en venir à bout,» Anna n'était jamais tentée de dire que c'était vrai.

Ce qu'il y avait de moins agréable dans son séjour, c'était d'être la confidente de tous les partis. On savait qu'elle avait quelque influence sur sa sœur, et l'on voulait qu'elle s'en servît, même au delà du possible. «Tâchez donc de persuader à Marie de ne pas toujours se croire malade,» disait Charles. Et Marie disait: «Je crois que si Charles me voyait mourante, il dirait encore que ce n'est rien. Vous pouvez, Anna, lui persuader que je suis plus malade que je ne l'avoue.» Ou bien: «Je n'aime pas à envoyer les enfants à Great-House, quoique leur grand'mère les demande toujours. Elle les gâte tellement, et leur donne tant de friandises qu'ils reviennent malades et grognons pour le reste de la journée.»

Et Mme Musgrove mère, aussitôt qu'elle était seule avec Anna, disait:

«Ah! miss Anna! si seulement Mme Charles avait un peu de votre méthode avec les enfants! Ils sont tout autres avec vous! Il faut convenir qu'ils sont bien gâtés! Ils sont aussi beaux et aussi bien portants que possible, les chers petits, mais ma belle-fille ne sait pas s'y prendre avec eux! Mon Dieu! qu'ils sont ennuyeux quelquefois! Je vous assure que c'est là ce qui m'empêche de les avoir autant que je voudrais. Je crois que Marie est mécontente que je ne les invite pas plus souvent, mais vous savez combien il est désagréable d'avoir des enfants qu'il faut gronder à chaque instant: «Ne faites pas ceci, ne «touchez pas à cela,» ou qu'on ne peut tenir tranquilles qu'en leur donnant trop de gâteaux.»

Marie disait encore: «Mme Musgrove croit ses domestiques si fidèles que ce serait un crime de mettre cela en question; mais je n'exagère pas en disant que sa cuisinière et sa femme de chambre flânent toute la journée dans le village. Je les rencontre partout, et je ne vais pas deux fois dans la chambre des enfants sans rencontrer l'une des deux. Si Jémina n'était pas la créature la plus fidèle et la plus sûre, cela suffirait pour la gâter.»

Et Mme Musgrove:

«Je me fais une loi de ne jamais me mêler des affaires de ma belle-fille, mais je vous dirai, miss Anna, (parce que vous pouvez y remédier), que je n'ai pas bonne opinion de sa femme de chambre, j'entends d'étranges histoires. Elle est toujours dehors, et s'habille comme une dame. C'en est assez pour perdre tous les autres domestiques. Marie ne voit que par ses yeux; mais je vous avertis: soyez sur vos gardes, parce que, si vous découvrez quelque chose, il ne faut pas craindre de le dire.»

Marie se plaignait aussi de n'avoir pas à table la place qui lui était due. Quand, à Great-House, il y avait d'autres invités, on la plaçait comme si elle était de la maison.

Un jour qu'Anna se promenait avec les misses Musgrove, l'une d'elles, parlant de noblesse et de susceptibilités de rang, dit: «Je n'ai aucun scrupule à vous dire, parce qu'on sait que vous y êtes indifférente, combien quelques personnes sont absurdes pour garder leur rang. Cependant je voudrais qu'on pût faire comprendre à Marie qu'elle ne devrait pas être si tenace, et surtout ne pas se mettre toujours à la place de ma mère. Personne ne doute de son droit à cet égard, mais il serait plus convenable de ne pas toujours le garder. Ce n'est pas que maman s'en soucie le moins du monde, mais beaucoup de personnes le remarquent.»

Comment Anna aurait-elle pu concilier tout le monde? Elle ne pouvait qu'écouter patiemment, apaiser les griefs; excuser l'un, puis l'autre; les engager à l'indulgence nécessaire entre voisins, surtout quand il s'agissait de sa sœur.

Sa visite eut du reste un bon résultat; le changement de place lui fit du bien, et Marie, ayant une compagne assidue, se plaignit moins. Les relations quotidiennes avec l'autre famille étaient très agréables, mais Anna pensait que tout n'aurait pas été si bien sans la présence de M. et de Mme Musgrove, ou les rires, les causeries et les chansons des jeunes filles. Elle était meilleure musicienne que celles-ci; mais, n'ayant ni voix, ni connaissance de la harpe, ni parents indulgents pour s'extasier sur son jeu, on ne pensait guère à lui demander de jouer, sinon par simple politesse, ou pour laisser reposer les autres.

Elle savait depuis longtemps qu'en jouant elle ne faisait plaisir qu'à elle-même. Excepté pendant une courte période de sa vie, elle n'avait jamais, depuis la mort de sa mère chérie, connu le bonheur d'être écoutée et encouragée. Elle y était accoutumée, et la partialité de M. et Mme Musgrove pour leurs filles, loin de la vexer, lui faisait plutôt plaisir, à cause de l'amitié qu'elle leur portait.

Quelques personnes augmentaient parfois le cercle de Great-House. Il y avait peu de voisins, mais les Musgrove voyaient tout le monde, et avaient plus de dîners et de visites qu'aucune autre famille. Ils étaient très populaires.

Les jeunes filles aimaient passionnément la danse, et les soirées se terminaient souvent par un petit bal improvisé. A quelques minutes d'Uppercross habitait une famille de cousins, moins riches, qui recevaient tous leurs plaisirs des Musgrove. Ils venaient n'importe quand, organisaient un jeu ou un bal à l'improviste, et Anna, qui préférait à un rôle plus actif s'asseoir au piano, leur jouait des danses de village pendant une heure de suite, obligeance qui attirait sur son talent musical l'attention des Musgrove, et lui valait souvent ce compliment: «Très bien, miss Anna, très bien, vraiment. Bonté du ciel! Comme vos petits doigts courent sur le piano!»

Ainsi passèrent les trois premières semaines, puis vint la Saint-Michel, et le cœur d'Anna retourna à Kellynch. La maison aimée occupée par d'autres! D'autres gens jouissant des chambres, des meubles, des bosquets et des points de vue! Elle ne put penser à autre chose le 29 septembre, et Marie, remarquant le quantième du mois, fit cette sympathique remarque: «Mon Dieu! n'est-ce pas aujourd'hui que les Croft entrent à Kellynch? Je suis contente de n'y avoir pas pensé plus tôt. Cela m'impressionne désagréablement.»

Les Croft prirent possession avec une exactitude militaire. Une visite leur était due. Marie déplora cette nécessité: personne ne savait combien cela la faisait souffrir. Elle reculerait autant qu'elle pourrait. Néanmoins elle n'eut pas un moment de repos tant que Charles ne l'y eut pas conduite, et, quand elle revint, son agitation n'avait rien que d'agréable.

Anna se réjouit sincèrement qu'il n'y eût pas de place pour elle dans la voiture. Elle désirait cependant voir les Croft, et fut contente d'être à la maison quand ils rendirent la visite. Charles était absent. Tandis que l'amiral, assis près de Marie, se rendait agréable en s'occupant des petits garçons, Mme Croft s'entretenait avec Anna, qui put ainsi établir une ressemblance avec son frère, sinon dans les traits, du moins dans la voix et la tournure d'esprit.

Mme Croft, sans être grande ni grosse, avait une carrure et une prestance qui donnaient de l'importance à sa personne. Elle avait de brillants yeux noirs, de belles dents et une figure agréable; mais son teint hâlé et rougi par la vie sur mer lui donnait quelques années de plus que ses trente-huit ans. Ses manières ouvertes, aisées et décidées n'avaient aucune rudesse et ne manquaient pas de bonne humeur. Anna crut avec plaisir aux sentiments de considération exprimés pour la famille et pour elle-même, car, dès le premier moment, elle s'était assurée que Mme Croft n'avait aucun soupçon du passé. Tranquille sur ce point, elle se sentait pleine de force et de courage, quand ces mots de Mme Croft lui donnèrent un coup subit:

«C'est vous, n'est-ce pas, et non votre sœur que mon frère eut le plaisir de connaître quand il était dans ce pays?»

Anna espérait avoir dépassé l'âge où l'on rougit; mais certainement elle fut émue.

«Peut-être ne savez-vous pas qu'il est marié?»

Elle ne sut quoi répondre; et quand Mme Croft expliqua qu'il s'agissait du ministre Wenvorth, elle fut heureuse de n'avoir rien dit qui pût la trahir. Il était bien naturel que Mme Croft pensât à Edouard Wenvorth plutôt qu'à Frédéric. Honteuse de l'avoir oublié, elle s'informa avec intérêt de leur ancien voisin.

Le reste de la conversation n'offrit rien de remarquable, mais en partant, elle entendit l'amiral dire à Marie:

«Nous attendons un frère de Mme Croft, je crois que vous le connaissez de nom!»

Il fut interrompu par les petits garçons, qui s'accrochaient à lui comme à un vieil ami et ne voulaient pas le laisser partir: il leur offrit de les emporter dans ses poches, et fut bientôt trop accaparé pour finir sa phrase ou se souvenir de ce qu'il avait dit.

Anna tâcha de se persuader qu'il s'agissait toujours d'Edouard Wenvorth; mais cela ne l'empêcha point de se demander si l'on avait parlé de cela dans l'autre maison, où les Croft étaient allés d'abord.

On attendait ce soir-là au cottage la famille de Great-House. Tout à coup Louisa entra seule, disant qu'elle était venue à pied pour laisser plus de place à la harpe qu'on apportait. «Et je vais vous dire pourquoi, dit-elle: Papa et maman sont tout tristes ce soir, maman surtout; elle pense au pauvre Richard; et nous avons eu l'idée d'apporter la harpe, qui l'amuse plus que le piano. Je vais vous dire ce qui la rend si triste. Mme Croft nous a dit ce matin que son frère, le capitaine Wenvorth, est rentré en Angleterre, et ira prochainement les voir. Maman s'est souvenue que Wenvorth est le nom du capitaine de notre frère Richard. Elle a relu ses lettres, et maintenant elle ne pense qu'à son pauvre fils qu'elle a perdu. Soyons aussi gaies que possible, pour que sa pensée ne s'appesantisse pas sur un si triste sujet.»

La vérité de cette pathétique histoire était que les Musgrove avaient eu le malheur d'avoir un fils mauvais sujet, et la chance de le perdre avant qu'il eût atteint sa vingtième année. On l'avait fait marin, parce qu'il était stupide et ingouvernable; on se souciait très peu de lui, mais assez pour ce qu'il valait. Il ne fut guère regretté quand la nouvelle de sa mort arriva à Uppercross, deux années auparavant. Ses sœurs faisaient aujourd'hui pour lui tout ce qu'elles pouvaient faire en l'appelant «pauvre Richard», mais en réalité il n'avait été rien de plus que le lourd, insensible et inutile Dick Musgrove; n'ayant droit, vivant ou mort, qu'à ce diminutif de son nom.

Il avait été plusieurs années en mer, et dans le cours de ces changements fréquents pour les mousses dont le capitaine désire se débarrasser, il avait été six mois sur la frégate Laconia, commandée par le capitaine Frédéric Wenvorth, et sous l'influence de ce dernier, il avait écrit à ses parents les deux seules lettres désintéressées qu'ils eussent jamais reçues de lui; les autres n'étaient que des demandes d'argent. Il disait toujours du bien de son capitaine, mais ses parents s'en souciaient si peu qu'ils n'y avaient fait aucune attention, et si Mme Musgrove fut frappée par le nom de Wenvorth associé avec celui de son fils, c'était par un de ces phénomènes de la mémoire assez fréquents chez les personnes distraites.

Elle avait relu les lettres de ce fils perdu pour toujours, et cette lecture, après un si long intervalle, alors que les fautes étaient oubliées, l'avait affectée plus profondément que la nouvelle de sa mort. M. Musgrove l'était aussi, mais à un moindre degré, et en arrivant au cottage ils avaient besoin d'être écoutés et égayés.

Ce fut une nouvelle épreuve pour Anna d'entendre parler de Wenvorth, et répéter son nom si souvent, d'entendre disputer sur les dates, et affirmer enfin que ce ne pouvait être que le capitaine Wenvorth, ce beau jeune homme qu'on avait rencontré plusieurs fois en revenant de Clifton huit années auparavant. Elle vit qu'il fallait s'accoutumer à ce supplice, et tâcher de devenir insensible à cette arrivée. Non seulement il était attendu prochainement, mais les Musgrove, reconnaissants des bontés qu'il avait eues pour leur fils, et pleins de respect pour le caractère que Dick leur avait dépeint, désiraient vivement faire sa connaissance. Cette résolution contribua à leur faire passer une soirée agréable.


CHAPITRE VII

Quelques jours plus tard, on sut que le capitaine était à Kellynch. M. Musgrove lui fit visite et revint enchanté. Il l'avait invité à dîner avec les Croft pour la semaine suivante, et n'avait pu, à son grand regret, fixer un jour plus rapproché. Anna calcula qu'elle n'avait plus qu'une semaine de tranquillité; mais elle faillit rencontrer le capitaine, qui rendit aussitôt à M. Musgrove sa visite. Elle et Marie se dirigeaient vers Great-House quand on vint leur dire que l'aîné des petits garçons avait fait une chute grave: l'enfant avait une luxation de la colonne vertébrale. On revint en toute hâte. Anna dut être partout à la fois, chercher le docteur, avertir le père, s'occuper de la mère pour empêcher une attaque de nerfs, diriger les domestiques, renvoyer le plus jeune enfant, soigner et soulager le pauvre malade, enfin donner des nouvelles aux Musgrove, dont l'arrivée lui donna plus d'embarras que d'aide.

Le retour de son beau-frère la soulagea beaucoup; il pouvait au moins prendre soin de sa femme. Le docteur examina l'enfant, remit la fracture et parla ensuite à voix basse et d'un air inquiet au père et à la mère. Cependant il donna bon espoir, et l'on put aller dîner plus tranquillement. Les deux jeunes filles restèrent quelques instants après le départ de leurs parents pour raconter la visite du capitaine; dire combien elles étaient enchantées et contentes que leur père l'eût invité à dîner pour le lendemain. Il avait accepté d'une manière charmante, comme s'il comprenait le motif de cette politesse. Il avait parlé et agi avec une grâce si exquise, qu'il leur avait tourné la tête. Elles s'échappèrent en courant, plus occupées du capitaine que du petit garçon.

La même histoire et les mêmes ravissements se répétèrent le soir, quand elles vinrent avec leur père prendre des nouvelles de l'enfant. M. Musgrove confirma ces louanges. Il ne pouvait reculer l'invitation faite le matin au capitaine, et regrettait que les habitants du cottage ne pussent venir aussi. Ils ne voudraient sans doute pas quitter l'enfant. «Oh! non,» s'écrièrent le père et la mère. Mais bientôt Charles changea d'avis; puisque l'enfant allait si bien, il pouvait aller passer une heure à Great-House après le dîner. Mais sa femme s'y opposa:

«Oh! non, Charles, je ne souffrirai pas que vous sortiez. Si quelque chose arrivait!»

L'enfant eut une bonne nuit et alla mieux le lendemain; le docteur ne voyait rien d'alarmant, et Charles commença à trouver inutile de se séquestrer ainsi. L'enfant devait rester couché, et s'amuser aussi tranquillement que possible. Mais que pouvait faire le père? C'était l'affaire d'une femme, et ce serait absurde à lui de s'enfermer à la maison. D'ailleurs son père désirait beaucoup le présenter à Wenvorth. Au retour de la chasse, il déclara audacieusement qu'il allait s'habiller et dîner chez son père.

«Votre sœur est avec vous, ma chère, et vous-même, vous n'aimeriez pas à quitter l'enfant. Je suis inutile ici, Anna m'enverra chercher s'il est nécessaire.»

Les femmes comprennent généralement quand l'opposition est inutile. Marie vit que Charles était décidé à partir. Elle ne dit rien, mais aussitôt qu'elle fut seule avec Anna:

«Ainsi on nous laisse seules nous distraire comme nous pourrons avec ce pauvre enfant malade, et pas une âme pour nous tenir compagnie le soir. Je le prévoyais; je n'ai pas de chance; s'il survient une chose désagréable, les hommes s'en dispensent. Charles ne vaut pas mieux que les autres. Il n'a pas de cœur; laisser ainsi son pauvre petit garçon! Il dit qu'il va mieux. Sait-il s'il n'y aura point un changement soudain, dans une demi-heure? Je ne croyais pas Charles si égoïste. Ainsi, il va s'amuser, et parce que je suis la pauvre mère, il ne m'est pas permis de bouger; et cependant je suis moins capable que personne de soigner l'enfant. Précisément parce que je suis sa mère, on ne devrait pas me mettre à une telle épreuve. Je ne suis pas de force à la supporter. Vous savez combien j'ai souffert des nerfs hier?

—C'était l'effet d'une commotion soudaine; j'espère que rien n'arrivera qui puisse nous effrayer. J'ai bien compris les instructions du docteur, et je ne crains rien. Vraiment, Marie, je ne suis pas surprise que votre mari soit sorti. Ce n'est pas l'affaire des hommes.

—Il me semble que je suis aussi bonne mère qu'une autre; mais ma présence n'est pas plus utile ici que celle de Charles. Je ne puis pas toujours gronder et tourmenter un pauvre petit malade. Vous avez vu, ce matin, quand je lui disais de se tenir tranquille, il s'est mis à donner des coups de pied autour de lui. Je n'ai pas la patience qu'il faut pour cela.

—Seriez-vous tranquille si vous passiez votre soirée loin de lui?

—Pourquoi non? son père le fait bien. Jémina certainement est si soigneuse. Charles aurait pu dire à son père que nous irions tous. Je ne suis pas plus inquiète que lui. Hier, c'était bien différent, mais aujourd'hui!

—Eh bien! si vous croyez qu'il n'est pas trop tard pour avertir, laissez-moi soigner le petit Charles. M. et Mme Musgrove ne trouveront pas mauvais que je reste avec lui.

—Parlez-vous sérieusement? dit Marie les yeux brillants. Mon Dieu quelle bonne idée! En vérité, autant que j'y aille. Je ne sers à rien ici, n'est-ce pas? et cela me tourmente. Vous n'avez pas les sentiments d'une mère: vous êtes la personne qu'il faut. Jules vous obéit au moindre mot. Ah! bien certainement j'irai, car on désire beaucoup que je fasse connaissance avec le capitaine, et cela ne vous fait rien de rester seule. Quelle excellente idée! Je vais le dire à Charles, et je serai bientôt prête. Vous nous enverrez chercher, s'il le faut, mais j'espère que rien d'alarmant ne surviendra. Je n'irais pas, croyez-le bien, si je n'étais tout à fait tranquille sur mon cher enfant.»

Elle alla frapper à la porte de son mari, et Anna l'entendit dire d'un ton joyeux:

«Je vais avec vous, Charles, car je ne suis pas plus nécessaire que vous ici. Si je m'enfermais toujours avec l'enfant, je n'aurais aucune influence sur lui. Anna restera: elle se charge d'en prendre soin. Elle me l'a proposé elle-même. Ainsi, je vais avec vous, ce qui sera beaucoup mieux, car je n'ai pas dîné à Great-House depuis mardi.

—Anna est bien bonne, répondit son mari, je suis fort content que vous y alliez. Mais n'est-il pas bien dur de la laisser seule à la maison pour garder notre enfant malade?»

Anna put alors plaider sa propre cause; elle le fit de manière à ne lui laisser aucun scrupule. Charles tâcha d'obtenir, mais en vain, qu'elle vînt les rejoindre le soir. Bientôt elle eut le plaisir de les voir partir contents, quelque peu motivé que fût leur bonheur. Quant à elle, elle éprouvait autant de contentement qu'il lui était donné d'en avoir jamais. Elle se savait indispensable à l'enfant, et que lui importait que Frédéric Wenvorth se rendît agréable aux autres, à une demi-lieue de là?

Elle se demandait s'il envisageait cette rencontre avec indifférence, ou avec déplaisir. S'il avait désiré la revoir, il n'aurait pas attendu jusque-là, puisque les événements lui avaient donné l'indépendance qui lui manquait d'abord.

Charles et Marie revinrent ravis de leur nouvelle connaissance et de leur soirée. On avait causé, chanté, fait de la musique.

Le capitaine avait des manières charmantes; ni timidité, ni réserve; il semblait être une ancienne connaissance. Il devait, le lendemain, chasser avec Charles, et déjeuner avec lui à Great-House. Il s'était informé d'Anna comme d'une personne qu'il aurait très peu connue, voulant peut-être, comme elle, échapper à une présentation quand ils se rencontreraient.

Anna et Marie étaient encore à table le lendemain matin, quand Charles vint pour chercher ses chiens. Ses sœurs le suivaient avec Wenvorth, qui avait voulu saluer Marie. Celle-ci fut très flattée de cette attention et enchantée de le recevoir, tandis qu'Anna était agitée par mille sentiments dont le plus consolant était qu'il ne resterait pas longtemps. Son regard rencontra celui du capitaine; il fit de la tête un léger salut, puis il parla à Marie, dit quelques mots aux misses Musgrove; un moment la chambre sembla animée et remplie; puis Charles vint à la fenêtre dire que tout était prêt. Anna resta seule, achevant de déjeuner comme elle put.

«C'est fini, se répétait-elle avec une joie nerveuse. Le plus difficile est fait.» Elle l'avait vu! Ils s'étaient trouvés encore une fois dans la même chambre!

Bientôt, cependant, elle se raisonna, et s'efforça d'être moins émue. Presque huit années s'étaient écoulées depuis que tout était rompu. Combien il était absurde de ressentir encore une agitation que le temps aurait dû effacer! Que de changements huit ans pouvaient apporter! tous résumés en un mot: l'oubli du passé! C'était presque le tiers de sa propre vie. Hélas, il fallait bien le reconnaître, pour des sentiments emprisonnés, ce temps n'est rien. Comment devait-elle interpréter les sentiments de Wenvorth? Désirait-il l'éviter? Un moment après, elle se haïssait pour cette folle question. Malgré toute sa sagesse, elle s'en faisait une autre, que Marie vint résoudre, en lui disant brusquement:

«Le capitaine, qui a été si attentif pour moi, n'a pas été très galant à votre égard, Anna. Henriette lui a demandé ce qu'il pensait de vous, et il a répondu qu'il ne vous aurait pas reconnue, que vous étiez changée.»

En général, Marie manquait d'égards pour sa sœur, mais cette fois elle ne soupçonna pas quelle blessure elle lui faisait.

«Changée à ne pas me reconnaître!...»

Elle se soumit en silence, mais profondément humiliée. C'était donc vrai! et elle ne pouvait pas lui rendre la pareille, car lui n'avait pas vieilli. Les années qui avaient détruit la beauté de la jeune fille avaient donné à Wenvorth un regard plus brillant, un air plus mâle, plus ouvert, et n'avaient nullement diminué ses avantages physiques. C'était toujours le même Frédéric Wenvorth!

«Si changée qu'il ne l'aurait pas reconnue!» Ces mots ne pouvaient sortir de son esprit. Mais bientôt elle fut bien aise de les avoir entendus: ils étaient faits pour la refroidir et calmer son agitation.

Frédéric ne pensait pas qu'on répéterait ses paroles; il l'avait trouvée tristement changée et avait dit son impression. Il ne pardonnait pas à Anna Elliot; elle l'avait rejeté, abandonné, elle avait montré une faiblesse de caractère, que la nature confiante, décidée, du jeune homme ne supportait pas. Elle l'avait sacrifié pour satisfaire d'autres personnes. C'était de la timidité et de la faiblesse.

Il avait eu pour elle un profond attachement et n'avait jamais vu depuis une femme qui l'égalât; mais il n'entrait maintenant qu'un sentiment de curiosité dans le désir de la revoir. Elle avait perdu pour toujours son pouvoir.

Maintenant il était riche et désirait se marier. Il était prêt à donner son cœur à toute jeune fille aimable qui se présenterait à lui, excepté Anna Elliot. Il disait à sa sœur: «Je demande une jeune fille entre quinze et trente ans; un peu de beauté, quelques sourires, quelques flatteries pour les marins, et je suis un homme perdu. N'est-ce pas assez pour rendre aimable un homme qui n'a pas eu la société des femmes?»

Il disait cela pour être contredit. Son œil fier et brillant disait qu'il se savait séduisant, et il ne pensait guère à Anna en désignant ainsi la femme qu'il voudrait rencontrer: «Un esprit fort, uni à une grande douceur.»


CHAPITRE VIII

A dater de ce jour, le capitaine et Anna se trouvèrent souvent ensemble. Ils dînèrent chez M. Musgrove, car la santé de l'enfant ne pouvait pas servir plus longtemps de prétexte à sa tante.

Le passé devait sans doute se présenter souvent à leur mémoire. Dès le premier soir la profession du capitaine l'amena à dire: «En telle année............ avant d'embarquer.......,» etc. Sa voix ne tremblait pas, mais Anna était sûre qu'elle était associée à son passé. Autrefois, ils étaient tout l'un pour l'autre: maintenant plus rien. Ils ne se parlaient pas, eux qui autrefois, au milieu de la plus nombreuse réunion, eussent trouvé impossible de ne pas se parler! Jamais, à l'exception de l'amiral et de sa femme, on n'eût trouvé deux cœurs aussi unis qu'ils l'étaient autrefois.

Maintenant ils étaient moins que des étrangers l'un pour l'autre.

Quand Frédéric parlait, c'était pour elle la même voix, le même esprit. Ceux qui l'entouraient, étant très ignorants des choses de la marine, lui faisaient mille questions. Les misses Musgrove étaient tout oreilles lorsqu'il décrivait la vie à bord, les repas, les occupations de chaque heure; et leur surprise, en apprenant les arrangements et l'installation d'un navire, faisait surgir quelque plaisante réponse, qui rappelait à Anna le temps où elle était elle-même ignorante de ces choses. Elle aussi avait été plaisantée pour avoir cru qu'on vivait à bord sans provisions, sans cuisinier ni domestiques, et qu'on n'avait ni cuillers ni fourchettes.

Un soupir de Mme Musgrove l'éveilla de sa rêverie:

«Ah! mademoiselle, lui dit-elle tout bas, si le ciel m'avait conservé mon pauvre fils, il serait un autre homme, aujourd'hui!»

Anna réprima un sourire, et écouta patiemment Mme Musgrove, qui continua à soulager son cœur.

Quand elle put donner son attention à ce qui se faisait autour d'elle, elle vit que les misses Musgrove avaient apporté la liste navale pour y chercher les noms des navires que le capitaine avait commandés.

«Votre premier navire était l'Aspic.

—Vous ne le trouverez pas ici. Il a été usé et démoli; j'ai été son dernier capitaine, alors qu'il était presque hors de service. Je fus envoyé avec lui aux Indes orientales. L'Amirauté s'amuse à envoyer de temps en temps quelques centaines d'hommes en mer dans un navire hors de service, mais comme elle en a beaucoup à surveiller, parmi les mille navires qui peuvent sombrer, il s'en trouve quelquefois un qui est encore bon.

—Bah! s'écria l'amiral. Quelles sornettes débitent ces jeunes gens! On ne vit jamais un meilleur sloop que l'Aspic dans son temps. Vous n'auriez pas trouvé son égal, à ce vieux sloop! Frédéric a été un heureux garçon de l'avoir! Il fut demandé par vingt personnes qui le méritaient mieux que lui. Heureux garçon, de réussir si vite avec si peu de protection!

—Je compris mon bonheur, amiral, je vous assure, répondit Wenvorth avec un grand sérieux. J'étais aussi content que vous pouvez le désirer. J'avais, dans ce temps-là, un grand motif pour m'embarquer. J'avais besoin de faire quelque chose.

—Vous avez raison. Qu'est-ce qu'un jeune homme comme vous pouvait faire à terre pendant six grands mois? Si un homme n'est pas marié, il faut qu'il retourne bien vite en mer.

—Capitaine Wenvorth, dit Louisa, vous avez dû être bien vexé, en montant sur l'Aspic, de voir quel vieux navire on vous avait donné?

—Je savais d'avance ce qu'il était, dit-il en riant. Je n'avais pas plus de découvertes à faire que vous n'en auriez pour une vieille pelisse prêtée à vos connaissances, de temps immémorial, et qui vous serait enfin prêtée à vous-même un jour de pluie. Ah! c'était mon cher vieil Aspic. Il faisait ce que je voulais. Je savais que nous coulerions à fond ensemble, ou qu'il ferait ma fortune. Je n'ai jamais eu avec lui deux jours de mauvais temps, et après avoir pris bon nombre de corsaires, j'eus le bonheur d'accoster, l'été suivant, la frégate française que je cherchais; je la remorquai à Plymouth. Par une autre bonne chance, nous n'étions pas depuis six heures dans le Sund, qu'un vent s'éleva qui aurait achevé notre pauvre Aspic. Il dura quatre jours et quatre nuits. Vingt-quatre heures plus tard, il ne serait resté du vaillant capitaine Wenvorth qu'un paragraphe dans les journaux, et, son navire n'étant qu'un sloop, personne n'y aurait fait attention.»

Anna frémit intérieurement, mais les misses Musgrove purent exprimer librement leur pitié et leur horreur.

«C'est alors, sans doute, dit Mme Musgrove à voix basse, qu'il prit le commandement de la Laconia et prit à bord notre pauvre cher fils? Charles, demandez au capitaine où il prit votre frère; je l'oublie toujours.

—Ce fut à Gibraltar, ma mère. Dick y était resté malade avec une recommandation de son premier capitaine pour le capitaine Wenvorth.

—Oh! dites-lui qu'il ne craigne pas de nommer le pauvre Dick devant moi, car ce sera plutôt un plaisir d'entendre parler de lui par un si bon ami.»

Charles, sans doute moins tranquille sur les conséquences, répondit par un signe de tête et s'éloigna.

Les jeunes filles se mirent à chercher la Laconia, et le capitaine se donna le plaisir de la trouver lui-même, ajoutant que c'était un de ses meilleurs amis.

«Ah! c'étaient de bons jours, quand je commandais la Laconia. J'ai gagné bien de l'argent avec elle! Mon ami et moi, nous fîmes une si belle croisière aux Indes occidentales! Pauvre Harville! Vous savez, ma sœur, qu'il avait encore plus besoin d'argent que moi. Il était marié, l'excellent garçon! Je n'oublierai jamais combien il fut heureux à cause de sa femme. J'aurais voulu qu'il fût là l'été suivant, quand j'eus le même bonheur dans la Méditerranée.

—Ce fut un beau jour pour nous, que celui où vous fûtes nommé capitaine de ce navire, dit Mme Musgrove. Nous n'oublierons jamais ce que vous avez fait.»

L'émotion lui coupait la voix, et Wenvorth, qui n'entendait qu'à demi, et ne songeait nullement à Dick, attendait la suite avec surprise.

«Maman pense à mon frère Richard,» dit Louisa à voix basse.

—Pauvre cher enfant! continua Mme Musgrove. Il était devenu si rangé, si bon sous vos ordres, et nous écrivait de si bonnes lettres! Ah! plût à Dieu qu'il ne vous eût jamais quitté!»

En entendant cela, une expression fugitive traversa la figure de Wenvorth: un pli de sa bouche et un certain regard convainquirent Anna qu'il n'était pas de l'avis de Mme Musgrove, et qu'il avait eu probablement quelque peine à se débarrasser de Dick; mais ce fut si rapide qu'elle seule s'en aperçut. Un instant après, il était sérieux et maître de lui; il vint s'asseoir à côté de Mme Musgrove, et causa de son fils avec une grâce naturelle qui témoignait de sa sympathie pour tout sentiment vrai. Anna était assise à l'autre coin du divan, séparée de lui par la vaste corpulence de Mme Musgrove, plus faite pour représenter la bonne humeur et la bonne chère, que la tendresse et le sentiment, et tandis qu'Anna s'abritait derrière elle pour cacher son agitation, la façon dont le capitaine écoutait les doléances de Mme Musgrove et ses larges soupirs n'était pas sans mérite.

Le chagrin n'est pas nécessairement en rapport avec la constitution. Une grosse personne a aussi bien le droit d'être affligée profondément que la plus gracieuse femme. Néanmoins, il y a des contrastes que la raison admet, mais qui froissent le goût et attirent le ridicule.

L'amiral, après avoir fait quelques tours dans la chambre, les mains derrière le dos, s'approcha de Wenvorth, et, tout à ses propres pensées, il lui dit, sans s'occuper s'il l'interrompait:

«Si vous aviez été une semaine plus tard à Lisbonne, Frédéric, vous auriez eu à bord lady Marie Grierson et ses filles.

—Je suis heureux alors de n'avoir pas été là.»

L'amiral le plaisanta sur son manque de galanterie: il se défendit, tout en déclarant qu'il n'admettrait jamais une femme à son bord, si ce n'est pour un bal, ou en visite.

«Ce n'est point faute de galanterie, dit-il, mais par l'impossibilité d'avoir dans un navire le confortable nécessaire aux femmes, et auquel elles ont droit. Je ne puis souffrir d'avoir une femme à bord, et aucun navire commandé par moi n'en recevra jamais.»

Sa sœur s'écria:

«Ah! Frédéric! est-ce vous qui dites cela? Quel raffinement inutile! Les femmes sont aussi bien à bord que dans la meilleure maison d'Angleterre. Je ne sais rien de supérieur aux arrangements d'un navire. Je déclare que je n'ai pas plus de confortable à Kellynch que dans les cinq navires que j'ai habités.

—Il n'est pas question de cela, dit Frédéric; vous étiez avec votre mari, et la seule femme à bord.

—Mais vous avez bien pris, de Portsmouth à Plymouth, Mme Harville, sa sœur, sa cousine et trois enfants! Où était donc alors votre superfine et extraordinaire galanterie?

—Absorbée dans mon amitié, Sophie; je voulais être utile à la femme d'un collègue, et j'aurais transporté au bout du monde tout ce que Harville aurait voulu. Mais croyez bien que je regardais cela comme une chose fâcheuse.

—Mon cher Frédéric, ce que vous dites ne signifie rien. Que deviendrions-nous, nous autres pauvres femmes de marins, si les autres pensaient comme vous?

—Cela ne m'empêcha pas, comme vous voyez, de conduire Mme Harville et sa famille à Plymouth.

—Mais je n'aime pas à vous entendre parler comme un beau gentilhomme s'adressant à de belles ladies: nous n'avons pas la prétention d'être toujours sur l'eau douce.

—Ah! ma chère, dit l'amiral, quand il aura une femme, il parlera autrement. Si nous avons le bonheur d'avoir une autre guerre, il fera comme nous, et sera reconnaissant qu'on lui amène sa femme.

—Je me tais, dit Wenvorth, puisque les gens mariés m'attaquent. Ah! je penserai autrement quand je serai marié! Eh bien! non. On me répond si: je n'ai plus rien à dire.»

Il se leva, et s'éloigna.

«Vous avez dû voyager beaucoup? dit Mme Musgrove à Mme Croft.

—Oui, madame. Pendant les quinze premières années de mon mariage, j'ai traversé quatre fois l'Atlantique, j'ai été aux Indes orientales, sans compter différents endroits voisins de l'Angleterre: Cork, Lisbonne, Gibraltar. Mais je n'ai jamais été au delà des tropiques ni dans les Indes occidentales, car je n'appelle pas de ce nom Bermude ou Bahama.»

Mme Musgrove, qui ne connaissait pas un seul de ces noms, n'eut rien à répondre.

«Je vous assure, madame, dit Mme Croft, que rien ne surpasse les commodités d'un navire de guerre; j'entends celui d'un rang supérieur. Le plus heureux temps de ma vie a été à bord. J'étais avec mon mari, et, grâce à Dieu, j'ai toujours eu une excellente santé; aucun climat ne m'est mauvais. Je n'ai jamais connu le mal de mer. La seule fois que j'ai souffert fut l'hiver que je passai seule à Deal, quand l'amiral était dans les mers du Nord. N'ayant pas de nouvelles, je vivais dans de continuelles craintes et je ne savais que faire de mon temps.

—Oui, répondit Mme Musgrove, rien n'est si triste qu'une séparation. Je le sais par moi-même. Quand M. Musgrove va aux assises, je ne suis tranquille que quand il est revenu.»

On dansa pour terminer la soirée. Anna offrit ses services, et fut heureuse de passer inaperçue. Ce fut une joyeuse soirée. Le capitaine avait le plus d'entrain de tous. Il était l'objet des attentions et des déférences de tout le monde. Louisa et Henriette semblaient si occupées de lui que, sans leur amitié réciproque, on eût pu les croire rivales. Quoi d'étonnant s'il était un peu gâté par de telles flatteries?

Telles étaient les pensées d'Anna, tandis que ses doigts couraient machinalement sur le piano. Pendant un moment, elle sentit qu'il la regardait, qu'il observait ses traits altérés, cherchant peut-être à y retrouver ce qui l'avait charmé autrefois. Il demanda quelque chose; elle entendit qu'on répondait:

«Oh non! elle ne danse plus; elle préfère jouer, et elle n'est jamais fatiguée.»

Elle avait quitté le piano; il prit sa place, essayant de noter un air dont il voulait donner une idée aux misses Musgrove. Elle s'approcha par hasard; alors il se leva et avec une politesse étudiée:

«Je vous demande pardon, mademoiselle, c'est votre place;» et malgré le refus d'Anna il se retira.

Elle en avait assez! Cette froide et cérémonieuse politesse était plus qu'elle n'en pouvait supporter.


CHAPITRE IX

Le capitaine Wenvorth était venu à Kellynch comme chez lui, pour y rester autant qu'il lui plairait; car il était aimé par l'amiral comme un frère. Il avait fait le projet d'aller voir son frère, dans le comté de Shrop, mais l'attrait d'Uppercross l'y fit renoncer. Il y avait tant d'amitié, de flatterie, quelque chose de si séduisant dans la réception qu'on lui faisait; les parents étaient si hospitaliers, les enfants si aimables, qu'il ne put s'arracher de là.

Bientôt on le vit chaque jour à Uppercross. Les Musgrove n'étaient pas plus empressés à l'inviter que lui à venir, surtout le matin, car l'amiral et sa femme sortaient toujours ensemble quand il n'y avait personne au château. Ils s'intéressaient à leur nouvelle propriété et visitaient leurs prairies, leurs bestiaux, ou faisaient volontiers un tour en voiture.

L'intimité du capitaine était à peine établie à Uppercross, quand Charles Hayter y revint, et en prit ombrage.

Charles Hayter était l'aîné des cousins. C'était un très aimable et agréable jeune homme, et jusqu'à l'arrivée de Wenvorth, un grand attachement semblait exister entre lui et Henriette. Il était dans les ordres, mais sa présence n'étant pas exigée à la cure, il vivait chez son père à une demi-lieue d'Uppercross.

Une courte absence avait privé Henriette de ses attentions, et en revenant il vit avec chagrin qu'on avait pris sa place.

Mme Musgrove et Mme Hayter étaient sœurs, mais leur mariage leur avait fait une position très différente. Tandis que les Musgrove étaient les premiers de la contrée, la vie mesquine et retirée des Hayter, l'éducation peu soignée des enfants, les auraient placés en dehors de la société sans leurs relations avec Uppercross.

Le fils aîné était seul excepté; il était très supérieur à sa famille comme manières et culture d'esprit.

Les deux familles avaient toujours été dans des termes excellents, car d'un côté il n'y avait pas d'orgueil; de l'autre, pas d'envie. Les misses Musgrove avaient seulement une conscience de leur supériorité qui leur faisait patronner leurs cousines avec plaisir.

Henriette semblait avoir oublié son cousin; on se demandait si elle était aimée du capitaine. Laquelle des deux sœurs préférait-il? Henriette était peut-être plus jolie, Louisa plus intelligente. Les parents, soit ignorance du monde, soit confiance dans la prudence de leurs filles, semblaient laisser tout au hasard et ne se préoccuper de rien.

Au cottage, c'était différent. Le jeune ménage semblait plus disposé à faire des conjectures, et Anna eut bientôt à écouter leurs opinions sur la préférence de Wenvorth. Charles penchait pour Louisa, Marie pour Henriette, et tous les deux s'accordaient à dire qu'un mariage avec l'une ou avec l'autre serait extrêmement désirable. Wenvorth avait dû, d'après ses propres paroles, gagner 50,000 livres pendant la guerre; c'était une fortune, et s'il survenait une autre guerre, il était homme à se distinguer.

«Dieu! s'écriait Marie, s'il allait s'élever aux plus grands honneurs! S'il était créé baronnet! Lady Wenvorth! cela sonne très bien. Quelle chance pour Henriette. C'est elle qui prendrait ma place en ce cas, et cela ne lui déplairait pas. Mais après tout, ce ne serait qu'une nouvelle noblesse, et je n'en fais pas grand cas.»

Marie aurait voulu qu'Henriette fût préférée pour mettre fin aux prétentions de Hayter. Elle regardait comme une véritable infortune pour elle et pour ses enfants que de nouveaux liens de parenté s'établissent avec cette famille.

«Si l'on considère, disait-elle, les alliances que les Musgrove ont faites, Henriette n'a pas le droit de déchoir, et de faire un choix désagréable aux personnes principales de sa famille, en leur donnant des alliés d'une condition inférieure. Qui est Charles Hayter, je vous prie? Rien qu'un ministre de campagne. C'est un mariage très inférieur pour miss Musgrove d'Uppercross.» Son mari ne partageait pas son avis, car son cousin, qu'il aimait beaucoup, était un fils aîné, et avait ainsi droit à sa considération.

«Vous êtes absurde, Marie, disait-il. Charles Hayter a beaucoup de chance d'obtenir quelque chose de l'évêque; et puis, il est fils aîné, et il héritera d'une jolie propriété. L'état de Winthrop n'a pas moins de deux cent cinquante acres, outre la ferme de Tauton, une des meilleures de la contrée. Charles est un bon garçon, et quand il aura Winthrop, il vivra autrement qu'aujourd'hui. Un homme qui a une telle propriété n'est pas à dédaigner. Non, Henriette pourrait trouver plus mal. Si elle épouse Hayter, et que Louisa puisse avoir Wenvorth, je serai très satisfait.»

Cette conversation avait lieu le lendemain d'un dîner à Uppercross: Anna était restée à la maison sous le prétexte d'une migraine, et avait eu le double avantage d'éviter Wenvorth et de ne pas être prise pour arbitre. Elle aurait voulu que le capitaine se décidât vite, car elle sympathisait avec les souffrances de Hayter, pour qui tout était préférable à cette incertitude. Il avait été très froissé et très inquiet des façons de sa cousine. Pouvait-il si vite être devenu pour elle un étranger? Il n'avait été absent que deux dimanches. Quand il était parti, elle s'intéressait à son changement de cure, pour obtenir celle d'Uppercross du Dr Shirley, malade et infirme. Quand il revint, hélas! tout intérêt avait disparu. Il raconta ses démarches, et Henriette ne lui prêta qu'une oreille distraite. Elle semblait avoir oublié toute cette affaire.

Un matin, le capitaine entra dans le salon du cottage, où Anna était seule avec le petit malade couché sur le divan.

La surprise de la trouver seule le priva de sa présence d'esprit habituelle, il tressaillit.

«Je croyais les misses Musgrove ici;» puis il alla vers la fenêtre pour se remettre et décider quelle attitude il prendrait.

«Elles sont en haut avec ma sœur, et vont bientôt descendre,» répondit Anna toute confuse.

Si l'enfant ne l'avait pas appelée, elle serait sortie pour délivrer le capitaine aussi bien qu'elle-même. Il resta à la fenêtre, et après avoir poliment demandé des nouvelles du petit garçon, il garda le silence. Anna s'agenouilla devant l'enfant, qui lui demandait quelque chose, et ils restèrent ainsi quelques instants, quand, à sa grande satisfaction, elle vit entrer quelqu'un. C'était Charles Hayter, qui ne fut guère plus content de trouver là le capitaine, que celui-ci ne l'avait été d'y trouver Anna.

Tout ce qu'elle put dire fut:

«Comment vous portez-vous? Veuillez vous asseoir. Mon frère et ma sœur vont descendre.»

Wenvorth quitta la fenêtre et parut disposé à causer avec Hayter, mais, voyant celui-ci prendre un journal, il retourna à la fenêtre. Bientôt la porte restée entr'ouverte fut poussée par l'autre petit garçon, enfant de deux ans, décidé et hardi. Il alla au divan et réclama une friandise; comme il ne s'en trouvait pas là, il demanda un jouet; il s'accrocha à la robe de sa tante, et elle ne put s'en débarrasser. Elle pria, ordonna, voulut le repousser, mais l'enfant trouvait grand plaisir à grimper sur son dos:

«Walter, ôtez-vous, méchant enfant, je suis très mécontente de vous.

—Walter, cria Charles Hayter, pourquoi n'obéissez-vous pas? Entendez-vous votre tante? Venez près de moi, Walter, venez près du cousin Charles.»

Walter ne bougea pas. Tout à coup, elle se trouva débarrassée. Quelqu'un enlevait l'enfant, détachait les petites mains qui entouraient le cou d'Anna, et emportait le petit garçon avant qu'elle sût que c'était le capitaine.

Elle ne put dire un mot pour le remercier, tant ses sensations étaient tumultueuses. L'action du capitaine, la manière silencieuse dont il l'avait accomplie, le bruit qu'il fit ensuite en jouant avec l'enfant pour éviter les remerciements et toute conversation avec elle, tout cela donna à Anna une telle confusion de pensées qu'elle ne put se remettre, et, voyant entrer Marie et les misses Musgrove, elle se hâta de quitter la chambre. Si elle était restée, c'était là l'occasion d'étudier les quatre personnes qui s'y trouvaient.

Il était évident que Charles Hayter n'avait aucune sympathie pour Wenvorth. Elle se souvint qu'il avait dit au petit Walter, d'un ton vexé, après l'intervention du capitaine:

«Il fallait m'obéir, Walter; je vous avais dit de ne pas tourmenter votre tante.»

Il était donc mécontent que Wenvorth eût fait ce qu'il aurait dû faire lui-même? Mais elle ne pouvait guère s'intéresser aux sentiments des autres, avant d'avoir mis un peu d'ordre dans les siens.

Elle était honteuse d'elle-même, humiliée d'être si agitée, si abattue pour une bagatelle; mais cela était, et il lui fallut beaucoup de solitude et de réflexion pour se remettre.


CHAPITRE X

Les occasions ne manquèrent pas pour faire de nouvelles remarques. Elle avait vu assez souvent les deux jeunes gens et les deux jeunes filles ensemble pour avoir une opinion, mais elle était trop sage pour la laisser voir à la maison. Elle n'aurait satisfait ni le mari ni la femme.

Elle supposait que Louisa était préférée à sa sœur, mais sa mémoire et son expérience lui disaient que le capitaine n'éprouvait d'amour ni pour l'une ni pour l'autre. Le sentiment qu'elles avaient pour lui était peut-être plus vif; c'était de l'admiration qui pouvait devenir de l'amour. Cependant quelquefois Henriette semblait indécise entre Hayter et Wenvorth. Anna eût voulu les éclairer tous sur leur situation, et leur montrer les maux auxquels ils s'exposaient. Elle n'attribuait à aucun d'eux une mauvaise pensée, et se disait avec joie que le capitaine ne se doutait pas du mal qu'il causait; il n'avait aucune fatuité et ne connaissait pas sans doute les projets de Hayter. Seulement il avait tort d'accepter les attentions des deux jeunes filles.

Bientôt cependant Hayter sembla abandonner la place. Trois jours se passèrent sans qu'on le vît; il refusa même une invitation à dîner. M. Musgrove l'ayant trouvé chez lui entouré de gros livres en avait conclu qu'il usait sa santé au travail. Marie pensait qu'il était positivement refusé par Henriette, tandis que son mari, au contraire, l'attendait chaque jour. Enfin Anna l'approuvait de s'absenter.

Vers cette époque, par une belle matinée de novembre, Charles Musgrove et le capitaine étaient à la chasse. Anna et Marie, tranquillement assises, travaillaient au cottage, quand les misses Musgrove passèrent et, s'approchant de la fenêtre, dirent qu'elles allaient faire une promenade, trop longue pour Marie. Celle-ci, un peu choquée, répondit:

«Mais si! j'irais volontiers, j'aime les longues promenades.»

Anna vit aux regards des jeunes filles que c'était là précisément ce qu'elles ne voulaient pas, et admira de nouveau cette habitude de famille qui mettait dans la nécessité de tout dire et de tout faire ensemble, sans le désirer. Elle tâcha de dissuader Marie d'y aller; mais, n'y réussissant pas, elle pensa qu'il valait mieux accepter aussi, pour elle-même, l'invitation beaucoup plus cordiale des misses Musgrove, car sa présence pouvait être utile pour retourner avec sa sœur et ne pas entraver leurs plans.

«Qui leur fait supposer que je ne puis faire une longue promenade? disait Marie en montant l'escalier. On semble croire que je ne suis pas bonne marcheuse, et cependant elles n'auraient pas été contentes si j'avais refusé. Quand on vient ainsi vous demander quelque chose, est-ce qu'on peut dire: Non?...»

Au moment où elles se mettaient en route, les chasseurs revinrent. Ils avaient emmené un jeune chien qui avait gâté leur chasse et avancé leur retour. Ils étaient donc tout disposés à se promener.

Si Anna avait pu le prévoir, elle serait restée à la maison. Elle se dit qu'il était trop tard pour reculer, et ils partirent tous les six dans la direction choisie par les misses Musgrove. Quand le chemin devenait plus étroit, Anna s'arrangeait pour marcher avec son frère et sa sœur; elle ne voulait pas gêner les autres. Son plaisir à elle était l'air et l'exercice, la vue des derniers rayons de soleil sur les feuilles jaunies; et aussi de se répéter tout bas quelques-unes des poétiques descriptions de l'automne, saison qui a une si puissante influence sur les âmes délicates et tendres. Tout en occupant son esprit de ces rêveries, de ces citations, il lui fut impossible de ne pas entendre la conversation du capitaine avec les deux sœurs. C'était un simple bavardage animé, comme il convient à des jeunes gens sur un pied d'intimité. Il causait plus avec Louisa qu'avec Henriette. La première y mettait plus d'entrain que l'autre. Elle dit quelque chose qui frappa Anna. Après avoir admiré à plusieurs reprises cette splendide journée, le capitaine ajouta:

«Quel beau temps pour l'amiral et pour ma sœur! Ils font ce matin une longue promenade en voiture: nous pourrons les voir en haut de ces collines. Ils ont dit qu'ils viendraient de ce côté. Je me demande où ils verseront aujourd'hui? Ah! cela leur arrive souvent; mais ma sœur ne s'en préoccupe pas.

—Pour moi, dit Louisa, à sa place j'en ferais autant. Si j'aimais quelqu'un comme elle aime l'amiral, rien ne pourrait m'en séparer, et j'aimerais mieux être versée par lui que menée en sûreté par un autre.»

Cela fut dit avec enthousiasme.

«Vraiment, s'écria-t-il, du même ton. Je vous admire.» Puis il y eut un silence.

Anna oublia un instant les citations poétiques des douces scènes de l'automne; il ne lui resta à la mémoire qu'un tendre sonnet rempli des descriptions de l'année expirante emportant avec elle le bonheur et les images de jeunesse, d'espoir et de printemps.

Voyant qu'on prenait un autre sentier: «N'est-ce pas le chemin de Wenthrop?» dit-elle. Mais personne ne l'entendit.

On se dirigeait en effet vers Wenthrop, et après une montée douce à travers de grands enclos, où la charrue du laboureur, préparant un nouveau printemps, démentait les poésies mélancoliques, on gagna le sommet d'une haute colline qui séparait Uppercross de Wenthrop. Wenthrop, qu'on aperçut alors en bas, était une laide et vulgaire maison, à toit peu élevé, entourée de granges et de bâtiments de ferme.

«Est-ce là Wenthrop? dit Marie, je n'en avais aucune idée. Je crois que nous ferons mieux de retourner. Je suis très fatiguée.»

Henriette, un peu mal à l'aise, et n'apercevant pas Charles Hayter aux environs, était prête à faire ce que Marie désirait, mais Charles Musgrove dit non, et Louisa dit non, avec plus d'énergie encore, et, prenant sa sœur à part, elle parut discuter vivement.

Charles déclara d'une façon très nette qu'il irait voir sa tante, puisqu'il en était si près, et il s'efforça de persuader sa femme; mais c'était un des points sur lesquels elle montrait sa volonté: elle refusa absolument, et tout dans sa figure indiquait qu'elle n'irait pas.

Après un court débat, il fut convenu que Charles et Henriette descendraient la colline, et que les autres resteraient en haut. Marie saisit un moment pour dire au capitaine, en jetant autour d'elle un regard méprisant:

«C'est bien désagréable d'avoir des parents semblables; je n'y suis pas allée deux fois dans ma vie.»

Il eut un sourire de commande, et se détourna avec un regard de mépris, qu'Anna vit parfaitement.

Louisa, qui avait fait quelques pas avec Henriette, les rejoignit, et Marie s'assit sur un tronc d'arbre. Tant qu'on fut autour d'elle, elle fut contente, mais quand Louisa se fut éloignée avec Wenvorth pour cueillir des noisettes, elle trouva son siège mauvais, et alla à sa recherche. Anna s'assit sur un talus, et entendit derrière elle Wenvorth et Louisa, qui se frayaient un passage dans une haie. Louisa semblait très animée et disait:

«Je l'ai fait partir; je trouvais absurde qu'elle ne fît pas cette visite. Ce n'est pas moi qui me laisserais influencer pour faire ce que je ne veux pas. Quand j'ai décidé quelque chose, je le fais. Henriette allait renoncer à aller à Wenthrop par une complaisance ridicule.

—Alors, sans vous, elle n'y serait pas allée?

—Mais oui, j'ai honte de le dire.

—Elle est bien heureuse d'avoir auprès d'elle un caractère tel que le vôtre. Ce que vous venez de dire confirme mes observations. Je ne veux pas feindre d'ignorer ce dont il s'agit: je vois que cette visite est autre chose qu'une simple visite de politesse. Si votre sœur ne sait pas résister à une demande quelconque dans une circonstance si peu importante, je les plains tous deux quand il s'agira de choses graves demandant force et fermeté. Votre sœur est une aimable personne, mais vous êtes ferme et décidée: si vous voulez la diriger pour son bonheur, donnez-lui autant de votre caractère que vous pourrez. Mais vous l'avez sans doute toujours fait. Le pire des maux est un caractère faible et indécis sur lequel on ne peut compter. On n'est jamais sûr qu'une bonne impression sera durable. Que ceux qui veulent être heureux soient fermes.»

Il cueillit une noisette. «Voici, dit-il, une noisette belle et saine qui a résisté aux tempêtes de l'automne. Pas une tache, pas une piqûre. Tandis que ses sœurs ont été foulées aux pieds, cette noisette, dit-il avec une solennité burlesque, est encore en possession de tout le bonheur auquel une noisette peut prétendre.» Puis, revenant au ton sérieux:

«Mon premier souhait pour ceux que j'aime est la fermeté. Si Louisa Musgrove veut être belle et heureuse à l'automne de sa vie, elle cultivera toutes les forces de son âme.»

Il ne reçut pas de réponse. Anna eût été surprise que Louisa pût répondre promptement à des paroles témoignant un si vif intérêt. Elle comprenait ce que Louisa ressentait. Quant à elle, elle n'osait bouger, de peur d'être vue. Un buisson de houx la protégeait. Ils s'éloignèrent: elle entendit Louisa, qui disait:

«Marie a un assez bon naturel, mais elle m'irrite quelquefois par sa déraison et son orgueil. Elle en a beaucoup trop, de l'orgueil des Elliot! Nous aurions tant désiré que Charles épousât Anna au lieu de Marie. Vous savez qu'il a demandé Anna?»

Le capitaine répondit après un silence:

«Voulez-vous dire qu'elle l'a refusé?

—Oui, certainement.

—A quelle époque?

—Je ne sais pas au juste, car nous étions en pension alors. Je crois que ce fut un an avant d'épouser Marie. Mes parents pensent que sa grande amie, lady Russel, empêcha ce mariage, elle ne trouva pas Charles assez lettré, et persuada à Anna de refuser.»

Les voix s'éloignèrent, et Anna n'entendit plus rien. D'abord immobile d'étonnement, elle eut beaucoup de peine à se lever. Elle n'avait point eu le sort de ceux qui écoutent: on n'avait dit d'elle aucun mal; mais elle avait entendu des choses très pénibles. Elle vit comment elle était jugée par le capitaine; et il avait eu, en parlant d'elle, un mélange de curiosité et d'intérêt qui l'agitait extrêmement.

Elle rejoignit Marie, et quand toute la compagnie fut réunie, elle éprouva quelque soulagement à s'isoler au milieu de tous.

Charles et Henriette ramenèrent Hayter avec eux. Anna ne chercha pas à comprendre ce qui s'était passé, mais il était certain qu'il y avait eu du froid entre eux, et que maintenant ils semblaient très heureux, quoique Henriette parût un peu confuse. Dès ce moment, ils s'occupèrent exclusivement l'un de l'autre.

Maintenant tout désignait Louisa pour le capitaine, et ils marchaient aussi côte à côte. Dans la vaste prairie que les promeneurs traversaient, ils formaient trois groupes. Anna appartenait au moins animé des trois. Elle rejoignit Charles et Marie et se trouva assez fatiguée pour accepter le bras de son beau-frère, qui était alors mécontent de sa femme. Marie s'était montrée peu aimable et en subissait en ce moment les conséquences. Son mari lui quittait le bras à chaque instant pour couper avec sa cravache des têtes d'orties le long de la haie: elle se plaignit selon son habitude, mais Charles les quittant toutes deux pour courir après une belette, elles purent à peine le suivre.

Au sortir de la prairie, ils furent rejoints par la voiture de l'amiral, qui s'avançait dans la même direction qu'eux. Apprenant la longue course qu'avaient entreprise les jeunes gens, il offrit obligeamment une place à celle des dames qui serait la plus fatiguée. Il pouvait lui éviter un mille, puisqu'ils passaient par Uppercross. L'invitation fut refusée par les misses Musgrove, qui n'étaient pas fatiguées, et par Marie, qui fut offensée de n'avoir pas été demandée avant toute autre, ou parce que l'orgueil des Elliot, comme disait Louisa, ne pouvait accepter d'être en tiers dans une voiture à un seul cheval.

On allait se séparer, quand le capitaine dit tout bas quelques mots à sa sœur.

«Miss Elliot, dit celle-ci, vous devez être fatiguée: laissez-nous le plaisir de vous reconduire. Il y a largement place pour trois; si nous étions aussi minces que vous, on pourrait tenir quatre. Venez, je vous en prie.»

L'hésitation n'était pas permise à Anna. L'amiral insista aussi. Refuser était impossible. Le capitaine se tourna vers elle, et, sans dire un mot, l'aida tranquillement à monter en voiture.

Oui, il avait fait cela! Elle était là, assise par la volonté et les mains de Frédéric! Il avait vu sa fatigue, et avait voulu qu'elle se reposât. Elle fut touchée de cette manifestation de ses sentiments. Elle comprit sa pensée. Il ne pouvait pas lui pardonner, mais il ne voulait pas qu'elle souffrît. Il y était poussé par un sentiment d'affection qu'il ne s'avouait pas à lui-même. Elle ne pouvait y penser sans un mélange de joie et de chagrin.

Elle répondit d'abord distraitement aux bienveillantes remarques de ses compagnons. On était à moitié chemin, quand elle s'aperçut qu'on parlait de Frédéric!

«Il veut certainement épouser l'une des deux, dit l'amiral; mais cela ne nous dit pas laquelle.

—Il y va depuis assez longtemps pour savoir ce qu'il veut. C'est la paix qui est cause de tout cela. Si la guerre éclatait, il serait bientôt décidé. Nous autres marins, miss Elliot, nous ne pouvons pas faire longtemps notre cour en temps de guerre. Combien s'écoula-t-il de temps, ma chère, entre notre première entrevue et notre installation à Yarmouth?

—Nous ferons mieux de n'en rien dire, dit gaîment Mme Croft, car si miss Elliot savait combien ce fut vite fait, elle ne croirait jamais que nous ayons pu être heureux. Cependant je vous connaissais de réputation longtemps auparavant.

—Et moi j'avais entendu parler de vous comme d'une jolie fille. Fallait-il attendre davantage? Je n'aime pas à avoir longtemps de pareils projets en tête. Je voudrais que Frédéric découvrît ses batteries, et amenât une de ces jeunes misses à Kellynch. Elles trouveraient de la compagnie. Elles sont charmantes toutes deux, je les distingue à peine l'une de l'autre.

—Elles sont très simples et très gracieuses vraiment, dit Mme Croft d'un ton moins enthousiaste, ce qui fit supposer à Anna qu'elle ne les trouvait pas tout à fait dignes de son frère. «C'est une famille très respectable, d'excellentes gens. Mon cher amiral, faites donc attention, nous allons verser.» Elle prit les rênes et évita l'obstacle, puis empêcha la voiture de tomber dans une ornière, ou d'accrocher une charrette. Anna s'amusa à penser que cette manière de conduire ressemblait peut-être à celle dont ils faisaient leurs affaires. Cette pensée la conduisit jusqu'au cottage.


CHAPITRE XI

L'époque du retour de lady Russel approchait, le jour était même fixé, et Anna, qui devait la rejoindre à Kellynch, commençait à craindre les inconvénients qui en pourraient résulter. Elle allait se trouver à un mille du capitaine; elle irait à la même église; les deux familles se verraient.

D'un autre côté, il était si souvent à Uppercross, qu'elle semblerait plutôt l'éviter qu'aller au-devant de lui. Elle ne pouvait donc qu'y gagner, ainsi qu'en changeant la société de Marie contre celle de lady Russel.

Elle aurait voulu ne pas rencontrer le capitaine dans cette maison qui avait vu leurs premières entrevues. Ce souvenir était trop pénible; mais elle craignait encore plus une rencontre entre lady Russel et le capitaine. Ils ne s'aimaient pas; l'une était trop calme, l'autre pas assez.

La fin de son séjour à Uppercross fut marquée par un événement inattendu.

Wenvorth s'était absenté pour aller voir son ami Harville, installé à Lyme pour l'hiver avec sa famille. Il ne s'était jamais complètement rétabli d'une blessure reçue deux années auparavant.

Quand Wenvorth revint, la description de ce beau pays excita tant d'enthousiasme qu'on résolut d'y aller tous ensemble. Les jeunes gens surtout désiraient ardemment voir Lyme. Les parents auraient voulu remettre le voyage au printemps suivant, mais quoiqu'on fût en novembre, le temps n'était pas mauvais.

Louisa désirait y aller, mais surtout montrer que quand elle voulait une chose, elle se faisait. Elle décida ses parents, et le voyage fut résolu.

On renonça à l'idée d'aller et revenir le même jour pour ne pas fatiguer les chevaux de M. Musgrove, et l'on se réunit de bonne heure pour déjeuner à Great-House. Mais il était déjà midi quand on atteignit Lyme. Après avoir commandé le dîner, on alla voir la mer. La saison était trop avancée pour offrir les distractions des villes d'eau, mais la remarquable situation de la ville, dont la principale rue descend presque à pic vers la mer, l'avenue qui longe la charmante petite baie, si animée pendant la belle saison, la promenade du Cobb, et la belle ligne de rochers qui s'étend à l'est de la ville, toutes ces choses attirent l'œil du voyageur, et quand on a vu Lyme une fois, on veut le revoir encore. Il faut voir aussi Charmouth avec ses collines, ses longues lignes de terrains et sa baie tranquille et solitaire, cernée par de sombres rochers. On est là si bien à contempler rêveusement la mer! Il faut voir la partie haute de Lyme avec ses bois, et surtout Pumy avec ses verts abîmes, creusés entre les rochers où poussent pêle-mêle des arbres forestiers et des arbres fruitiers; sites attestant le long travail du temps qui a préparé ces endroits merveilleux, égalés seulement par les sites fameux de Wight! Il faut avoir vu et revu ces endroits pour connaître la beauté de Lyme.

Nos amis se dirigèrent vers la maison des Harville, située sur le Cobb; le capitaine y entra seul et en sortit bientôt avec M. et Mme Harville et le capitaine Benwick.

Benwick avait été commandant sur la Laconia. Les louanges que Wenvorth avait faites de lui l'avaient mis dans une haute estime à Uppercross, mais l'histoire de sa vie privée l'avait rendu encore plus intéressant. Il avait épousé la sœur de Harville et venait de la perdre. La fortune leur était arrivée après deux ans d'attente, et Fanny était morte trop tôt pour voir la promotion de son mari. Il aimait sa femme et la regrettait autant qu'homme peut le faire. C'était une de ces natures qui souffrent le plus, parce qu'elles sentent le plus. Sérieux, calme, réservé, il aimait la lecture et les occupations sédentaires.

La mort de sa femme resserra encore l'amitié entre les Harville et lui; il vint demeurer avec eux. Harville avait loué à Lyme pour six mois; sa santé, ses goûts, son peu de fortune l'y attiraient; tandis que la beauté du pays, la solitude de l'hiver convenaient à l'état d'esprit de Benwick. «Cependant, se disait Anna, son âme ne peut être plus triste que la mienne. Je ne puis croire que toutes ses espérances soient flétries. Il est plus jeune que moi, sinon de fait, du moins comme sentiment; plus jeune aussi parce qu'il est homme. Il se consolera avec une autre, et sera encore heureux.»

Le capitaine Harville était grand, brun, d'un aspect aimable et bienveillant, mais il boitait un peu: ses traits accentués et son manque de santé lui donnaient l'air plus âgé que Wenvorth. Benwick était et paraissait le plus jeune des trois, et semblait petit, comparé aux deux autres. Il avait un air doux et mélancolique et parlait peu.

Harville, sans égaler Wenvorth comme manières, était un parfait gentleman, simple, cordial, obligeant. Mme Harville, un peu moins distinguée que son mari, paraissait très bonne. Leur accueil aux amis de Wenvorth fut charmant.

Le repas commandé à l'auberge servit d'excuse pour refuser leur invitation à dîner. Mais ils parurent presque blessés que Wenvorth n'eût pas amené ses amis sans qu'il fût besoin de les inviter.

Tout cela montrait tant d'amitié pour le capitaine, et un sentiment d'hospitalité si rare et si séduisant; si différent des invitations banales, des dîners de cérémonie et d'apparat, qu'Anna se dit avec une profonde tristesse: «Voilà quels auraient été mes amis!»

On entra dans la maison. Les chambres étaient si petites qu'il semblait impossible d'y recevoir. Anna admira les arrangements ingénieux du capitaine Harville pour tirer parti du peu d'espace, remédier aux inconvénients d'une maison meublée, et défendre les portes et les fenêtres contre les tempêtes de l'hiver.

Le contraste entre les meubles vulgaires et indispensables fournis par le propriétaire, et les objets de bois précieux, admirablement travaillés, que le capitaine avait rapportés de lointains voyages, donnait à Anna un autre sentiment que le plaisir. Ces objets rappelaient la profession de Wenvorth, ses travaux, ses habitudes, et ces images du bonheur domestique lui étaient pénibles et agréables à la fois.

Le capitaine Harville ne lisait pas, mais il avait confectionné de très jolies tablettes pour les livres de Benwick. Son infirmité l'empêchait de prendre beaucoup d'exercice, mais son esprit ingénieux lui fournissait constamment de l'occupation à l'intérieur. Il peignait, vernissait, menuisait et collait; il faisait des jouets pour les enfants, et perfectionnait les navettes, et quand il n'avait plus rien à faire, il travaillait dans un coin à son filet de pêche.

Quand Anna sortit de la maison, il lui sembla qu'elle laissait le bonheur derrière elle. Louisa, qui marchait à son côté, était dans le ravissement. Elle admirait le caractère des officiers de marine: leur amabilité, leur camaraderie, leur franchise et leur droiture. Elle soutenait que les marins valent mieux que tous les autres, comme cœur et comme esprit; et que seuls ils méritent d'être respectés et aimés.

On alla dîner, et l'on était si content que tout fut trouvé bon: les excuses de l'hôtelier sur la saison avancée et le peu de ressources à Lyme étaient inutiles.

Anna s'accoutumait au capitaine Wenvorth plus qu'elle n'eût jamais cru; elle n'avait aucun ennui d'être assise à la même table que lui, et d'échanger quelques mots polis.

Harville amena son ami; et tandis que lui et Wenvorth racontaient pour amuser la compagnie nombre d'histoires dont ils étaient les héros, le hasard plaça Benwick à côté d'Anna. Elle se mit à causer avec lui par une impulsion de bonté naturelle; il était timide et distrait, mais les manières gracieuses d'Anna, son air engageant et doux produisirent leur effet, et elle fut bien payée de sa peine.

Il avait certes un goût très cultivé en fait de poésie; et Anna eut le double plaisir de lui être agréable en lui fournissant un sujet de conversation que son entourage ne lui donnait pas, et de lui être utile en l'engageant à surmonter sa tristesse: cela fut amené par la conversation, car, quoique timide, il laissa voir que ses sentiments ne demandaient qu'à s'épancher. Ils parlèrent de la poésie, de la richesse de l'époque actuelle, et, après une courte comparaison entre les plus grands poètes, ils cherchèrent s'il fallait donner la préférence à Marmion ou à la dame du Lac, à la fiancée d'Abydos ou au Giaour; il montra qu'il connaissait bien les tendres chants de l'un, les descriptions passionnées et l'agonie désespérée de l'autre. Sa voix tremblait en récitant les plaintes d'un cœur brisé, ou d'une âme accablée par le malheur, et semblait solliciter la sympathie.

Anna lui demanda s'il faisait de la poésie sa lecture habituelle; elle espérait que non, car le sort des poètes est d'être malheureux, et il n'est pas donné à ceux qui éprouvent des sentiments vifs d'en goûter les jouissances dans la vie réelle.

Benwick laissa voir qu'il était touché de cette allusion à son état d'esprit; cela enhardit Anna, et, sentant que son esprit avait un droit de priorité sur Benwick, elle l'engagea à faire dans ses lectures une plus grande place à la prose; et comme il lui demandait de préciser, elle nomma quelques-uns de nos meilleurs moralistes, des collections de lettres admirables, des mémoires de nobles esprits malheureux; tout ce qui lui parut propre à élever et fortifier l'âme par les plus hauts préceptes et les plus forts exemples de résignation morale et religieuse.

Benwick écoutait attentivement, et, tout en secouant la tête pour montrer son peu de foi en l'efficacité des livres pour un chagrin comme le sien, il prit note des livres qu'elle lui recommandait et promit de les lire.

La soirée finie, Anna s'amusa de l'idée qu'elle était venue passer un jour à Lyme pour prêcher la patience et la résignation à un jeune homme qu'elle n'avait jamais vu.

En y réfléchissant davantage, elle craignit d'avoir, comme les grands moralistes et les prédicateurs, été éloquente sur un point qui n'était pas en rapport avec sa conduite.


CHAPITRE XII

Le lendemain matin, Anna et Henriette descendirent sur la plage pour regarder la marée montante, qu'un léger vent du sud-est amenait en larges nappes sur le rivage uni.

Après avoir admiré ensemble la mer, et aspiré avec délices cette brise matinale, Henriette dit soudain:

«Oui, je suis convaincue que l'air de la mer fait du bien. Il a rendu un bien grand service au docteur Shirley après sa maladie, au printemps dernier. Il a dit lui-même qu'un mois passé à Lyme lui a fait plus de bien que tous les remèdes, et que la mer le rajeunit. C'est fâcheux qu'il n'y demeure pas toute l'année. Il ferait mieux de quitter Uppercross et de se fixer à Lyme. Ne trouvez-vous pas, Anna? Convenez avec moi que c'est la meilleure chose qu'il puisse faire pour lui et pour Mme Shirley. Elle a ici des cousines et beaucoup de connaissances qui lui rendront le pays agréable, et puis, elle sera bien aise d'avoir ici un médecin à sa portée, en cas d'une nouvelle attaque. Je trouve bien triste que ces excellentes gens, qui ont fait du bien toute leur vie, passent leurs dernières années dans un endroit tel qu'Uppercross, où, excepté notre famille, ils n'ont personne à voir. Ses amis devraient l'engager à venir: il aurait facilement une dispense de résidence. Mais pourra-t-on lui persuader de quitter sa paroisse? Il est si scrupuleux! Ne trouvez-vous pas qu'il l'est trop, et qu'il y a une conscience exagérée à sacrifier sa santé pour des devoirs qu'un autre remplirait aussi bien? S'il venait à Lyme, il ne serait qu'à six lieues, et pourrait savoir ce qui se passe dans sa paroisse.»

Anna sourit plus d'une fois pendant ce discours. Elle était aussi prête à sympathiser avec Henriette qu'avec Benwick. Elle dit tout ce qu'on pouvait dire de raisonnable et d'à-propos. Elle comprenait les droits du docteur Shirley à la retraite et la nécessité d'un remplaçant; elle poussa l'obligeance jusqu'à insinuer qu'il vaudrait mieux que ce dernier fût marié.

«Je voudrais, dit Henriette très contente, que lady Russel demeurât à Uppercross et fût dans l'intimité du docteur. On m'a toujours dit qu'elle a une grande influence sur ses amis. Je la crains parce qu'elle est très perspicace, mais je la respecte beaucoup et je la voudrais voir à Uppercross.»

Anna s'amusa de voir que les intérêts d'Henriette mettraient lady Russel en faveur. Elle n'eut pas le temps de répondre, car Louisa et Wenvorth s'approchaient. Ils proposèrent de retourner ensemble à la ville. Arrivés à l'escalier qui conduisait à la plage, ils virent devant eux un gentilhomme qui s'effaça pour leur livrer passage.

Anna surprit le regard d'admiration qu'il attacha sur elle, et n'y fut pas insensible. Elle était très jolie ce jour-là, la brise du matin avait rendu la fraîcheur à son teint, et donné de l'éclat à ses yeux. Il était évident que l'inconnu l'admirait. Wenvorth s'en aperçut et jeta à Anna un regard rapide et brillant qui semblait dire: «Cet homme vous admire, et moi je reconnais maintenant Anna Elliot.»

Après avoir un peu flâné par la ville, on revint à l'auberge. Anna, en se rendant de sa chambre dans la salle à manger, rencontra l'inconnu, qui sortait de son appartement. Elle avait déjà deviné que c'était l'étranger, et que c'était son groom qu'elle avait aperçu près de la maison. Maître et domestique étaient en deuil. Il la regarda encore et s'excusa de sa brusque apparition avec une grâce charmante. Il paraissait avoir trente ans: ses traits, sans être beaux, étaient si agréables qu'Anna eut le désir de le connaître.

Le déjeuner était à peine fini quand le bruit d'une voiture attira les convives à la fenêtre. C'était un curricle conduit par un groom en deuil. Tous les regards curieux virent le maître sortir à son tour, accompagné des saluts obséquieux de l'aubergiste. Il monta en voiture et saisit les rênes.

«Ah! c'est celui que nous avons rencontré déjà, dit le capitaine Wenvorth en jetant un regard à Anna. «Pouvez-vous, dit-il à l'aubergiste, nous dire le nom du gentleman qui vient de partir?

—C'est un gentleman très riche, M. Elliot, arrivé la nuit dernière de Sydmouth. Il va à Bath, et de là à Londres.»

Elliot! on se regarda en répétant ce nom.

«Dieu! s'écria Marie, ce doit être notre cousin, Anna, n'est-ce pas le plus proche héritier de mon père? Dites-moi, monsieur, dit-elle en s'adressant à l'aubergiste, n'avez-vous pas entendu dire qu'il appartient à la famille de Kellynch?

—Non, madame, il n'a rien dit de particulier à cet égard, mais le groom a dit que son maître sera un jour baronnet.

—Vous voyez! s'écria Marie ravie; héritier de Sir Walter! Soyez sûrs que ses domestiques prennent soin de le publier partout où il va. Je regrette de ne l'avoir pas mieux regardé. Quel malheur! Si j'avais été avertie à temps, les présentations auraient pu se faire. Trouvez-vous qu'il ressemble aux Elliot? Je l'ai à peine regardé; j'examinais les chevaux. Il est surprenant que ses armoiries ne m'aient pas frappée. Son manteau les cachait, autrement je les aurais remarquées, et la livrée aussi.

—Si nous rassemblons toutes ces circonstances, dit Wenvorth, il faut supposer que la Providence a voulu que nous ne soyons pas présentés à votre cousin.»

Anna fit tranquillement remarquer à Marie que, depuis nombre d'années, leur père et M. Elliot n'étaient pas dans des termes à rendre une présentation désirable.

Cependant elle éprouvait une satisfaction secrète d'avoir vu son cousin, et de savoir que le futur propriétaire de Kellynch était un vrai gentleman. Elle se garda bien de dire qu'elle l'avait rencontré dans le corridor: Marie se fût froissée que sa sœur eût reçu une politesse dont elle n'avait pas eu sa part.

«Vous parlerez sans doute de cette rencontre quand vous écrirez à Bath, dit Marie. Il faut que mon père le sache: n'y manquez pas.»

Marie n'écrivait jamais à Bath, la fatigue d'une froide et ennuyeuse correspondance reposait sur sa sœur.

Bientôt M. et Mme Harville et Benwick vinrent chercher la compagnie pour faire une dernière promenade autour de Lyme. On partit, et Benwick se rapprocha d'Anna. On parla encore de Walter Scott et de lord Byron, sans pouvoir être du même avis, quand le hasard amena Harville auprès d'Anna.

«Miss Elliot, lui dit-il tout bas, vous avez fait une bonne action, en faisant causer ce pauvre garçon. Il faudrait qu'il eût plus souvent votre compagnie; c'est mauvais pour lui d'être confiné ici. Mais, que voulez-vous, nous n'y pouvons rien. Nous ne pouvons pas nous séparer.

—Non, dit Anna, mais le temps est un grand consolateur, et votre ami est en deuil depuis bien peu de temps. C'est depuis l'été dernier, je crois?

—Oui, en juin, dit-il avec un profond soupir.

—Et il ne l'a pas su tout de suite?

—Seulement les premiers jours d'août, en revenant du Cap. Je n'étais pas là pour le préparer: qui pouvait le faire, si ce n'est ce bon capitaine Wenvorth? Il écrivit pour demander un congé, voyagea jour et nuit et ne quitta pas le pauvre Benwick pendant une semaine; personne que lui ne pouvait le consoler. Si vous saviez combien nous l'aimons!»

On ramena les Harville chez eux, puis on voulut revoir une dernière fois le Cobb. Anna se trouva encore près de Benwick. Lord Byron et les Mers bleues ne pouvaient pas manquer d'être cités en présence de la mer; mais bientôt leur attention fut attirée ailleurs. On descendait les marches qui facilitent la pente raide du Cobb; Louisa seule préféra sauter comme elle l'avait déjà fait avec l'aide de Wenvorth. Il résista d'abord: elle insista et obtint ce qu'elle voulait. Pour montrer sa joie, elle remonta les marches et voulut sauter de nouveau. Cette fois, le capitaine résista davantage, car il trouvait le saut dangereux.

Elle sourit en disant: «Je suis décidée à sauter.» Il avança les mains, mais elle s'élança trop vite, et tomba sur le pavé du Cobb! On la releva évanouie; ni sang ni blessure visible; mais les yeux étaient fermés, le pouls ne battait plus, elle avait la pâleur de la mort. Ce moment fut horrible pour tous.

Le capitaine s'agenouilla et la prit entre ses bras; il était aussi pâle qu'elle, et la regardait, muet de douleur. «Elle est morte, s'écria Marie, saisissant le bras de son mari, déjà glacé de terreur. Henriette s'évanouit et serait tombée si Benwick et Anna ne l'avaient soutenue.

Wenvorth, qui semblait accablé, s'écria d'un ton de désespoir: «Personne ne viendra-t-il m'aider?

—Allez-y! pour l'amour de Dieu, allez-y, s'écria Anna. Je peux soutenir Henriette. Frottez-lui les mains, les tempes; tenez voici des sels.»

Benwick obéit, et Charles se dégageant de sa femme, ils soulevèrent Louisa et la soutinrent entre eux deux. On fit ce qu'Anna avait dit, mais en vain tandis que Wenvorth chancelant s'appuyait contre le mur, et s'écriait avec le plus profond désespoir:

«Ah! ciel! son père et sa mère!

—Un médecin, dit Anna.»

Ces mots semblèrent l'électriser; il s'élançait déjà, quand Anna dit vivement:

«Ne vaudrait-il pas mieux que ce fût le capitaine Benwick? il sait où demeure le docteur.»

Cette observation parut si juste, que Benwick confia à Charles ce pauvre corps évanoui et disparut en un instant.

Il serait difficile de dire lequel des trois était le plus malheureux, de Wenvorth, d'Anna ou de Charles. Ce dernier, penché sur Louisa, sanglotait, et quand il tournait les yeux, il voyait son autre sœur évanouie, et sa femme, presque en proie à une crise nerveuse, qui l'appelait à son aide.

Anna, tout en s'occupant d'Henriette avec tout le zèle que l'instinct lui suggérait, s'efforçait encore de consoler les autres. Elle apaisait Marie, ranimait Charles, rendait un peu de calme au capitaine. Ces deux derniers semblaient se laisser diriger par elle.

«Anna, s'écria Charles, que faut-il faire, au nom du ciel?

—Ne vaudrait-il pas mieux la porter à l'auberge?

—Oui, c'est cela, s'écria Wenvorth. Je vais la porter; Charles, prenez soin des autres.»

Le bruit de l'accident s'était bientôt répandu. Les bateliers et les ouvriers du Cobb se rassemblaient pour contempler une jeune femme morte. Henriette fut confiée à l'un d'eux. Anna marchait à côté de Louisa. Charles soutenait sa femme: ils reprirent le chemin qu'ils venaient de traverser si joyeux, un moment auparavant, maintenant si désolés! Les Harville vinrent à leur rencontre. Benwick, en passant, les avait avertis.

Harville était un homme de sang-froid et de ressources. Après quelques mots échangés avec sa femme, il décida que Louisa serait transportée chez lui. Il ne voulut écouter aucune objection et fut obéi. Tandis que Mme Harville faisait porter Louisa dans son propre lit, son mari administrait à tous des soins, des cordiaux. Louisa ouvrit une fois les yeux, puis les referma. Ce fut une preuve de vie qui fut utile à sa sœur. L'alternative de crainte et d'espoir empêcha Henriette de retomber dans son évanouissement. Marie aussi fut plus calme. Le médecin arriva plus vite qu'on n'espérait. Pendant son examen, chacun éprouvait une angoisse cruelle. Mais il y avait de l'espoir; la tête avait reçu un fort ébranlement, le médecin en avait vu de plus graves. Ils en ressentirent tous une joie profonde et l'on adressa au ciel les plus fervents remerciements. Anna se dit qu'elle n'oublierait jamais le regard et l'accent de Wenvorth disant: «Dieu soit loué!» non plus que son attitude, les bras croisés sur la table, et la tête dans ses mains, comme s'il était écrasé par ses émotions, et cherchait à se calmer par la prière et le silence.

Il fallait pourtant prendre un parti. Louisa ne pouvait être transportée; mais les Harville avaient déjà tout prévu: Benwick céderait sa chambre, et l'on improviserait des lits pour ceux qui voudraient coucher. Mme Harville offrait de se charger de Louisa: c'était une garde-malade experte; et sa bonne d'enfants était une seconde elle-même. Louisa serait veillée nuit et jour. Tout cela fut dit d'un accent sincère et vrai, qui était irrésistible.

Charles, Anna et Wenvorth se demandaient avec effroi comment on pourrait porter la triste nouvelle à Uppercross. La matinée était fort avancée. On se désolait, quand Wenvorth s'écria: «Il n'y a pas de temps à perdre, les minutes sont précieuses. L'un de nous doit partir immédiatement. Musgrove, est-ce vous ou moi?»

Charles répondit qu'il ne pouvait supporter l'idée de quitter Louisa. Henriette voulait aussi rester, mais elle fut forcée de reconnaître qu'elle ne serait utile à rien, elle qui s'était trouvée mal en voyant l'accident de sa sœur. Elle réfléchit à la douleur de ses parents, et consentit à partir.

A ce moment, Anna, sortant de la chambre de Louisa, entendit Wenvorth qui disait:

«C'est entendu, Musgrove, vous restez, et je ramène votre sœur à la maison. Mais si quelqu'un reste ici pour aider Mme Harville, ce ne peut être que miss Anna, si elle le veut bien: elle a toutes les qualités pour cela; d'ailleurs votre femme veut sans doute retourner auprès de ses enfants.»

Anna, entendant ces paroles, resta d'abord immobile d'émotion. Elle entra dans la chambre.

«Vous resterez pour la soigner, j'en suis sûr, lui dit-il avec un élan et une douceur qui semblaient rappeler le passé.» Elle rougit fortement, et lui, reprenant possession de lui-même, s'éloigna.

Elle dit qu'elle était prête, et heureuse de rester, qu'elle y avait pensé, et souhaité qu'on lui permît de le faire. Un lit à terre dans la chambre de Louisa lui suffirait, si Mme Harville le trouvait bon.

Wenvorth proposa de prendre une chaise de poste pour aller plus vite; et d'envoyer demain, de bonne heure, l'équipage à Uppercross pour donner des nouvelles de Louisa.

Quand Marie sut ce qu'on avait décidé, elle se récria. Elle se plaignit avec amertume de l'injustice qui lui faisait préférer Anna: elle, la sœur de Louisa. Pourquoi ne serait-elle pas aussi utile qu'Anna! et la laisser retourner sans son mari! Non, c'était vraiment trop dur! Elle en dit tant que Charles dut céder.

Jamais Anna ne s'était soumise avec plus de répugnance aux fantaisies jalouses de Marie. Elle partit pour la ville, avec Henriette, Charles et Benwick. Pendant le trajet, elle revit les endroits qui lui rappelaient les plus petits détails de la matinée: ici elle avait écouté les projets d'Henriette; plus loin, elle avait vu M. Elliot; mais elle ne put donner qu'un moment à tout ce qui n'était pas Louisa.

Le capitaine Benwick fut très attentif pour Anna; l'accident arrivé ce jour-là les avait tous unis davantage; elle sentait pour lui un redoublement de bienveillance, et pensait même avec plaisir que c'était peut-être une occasion pour elle et lui de se connaître davantage. Wenvorth les attendait avec une chaise de poste au bas de la rue. Anna fut froissée de son air surpris quand il la vit venir au lieu de Marie, et de l'exclamation qui lui échappa quand Charles lui eut dit pourquoi. Elle crut qu'elle n'était appréciée qu'en raison de son utilité.

Elle s'efforça d'être calme et juste. Pour l'amour de Wenvorth, elle eût soigné Louisa avec un zèle infatigable. Elle espéra qu'il ne serait pas longtemps assez injuste pour croire qu'elle avait reculé devant cette tâche.

Après avoir aidé Henriette à monter, Wenvorth s'assit entre elles deux; ce fut ainsi qu'Anna étonnée et émue, quitta Lyme. Ce long trajet modifierait-il leurs relations? quelle serait la conversation? Elle ne pouvait rien prévoir. Il s'occupa d'Henriette, se tournant toujours vers elle, cherchant à soutenir son espoir, à relever son courage. Il tâchait d'avoir l'air calme pour lui épargner toute agitation. Une fois seulement, comme elle déplorait la malencontreuse promenade sur le Cobb, il ne put se contenir, et s'écria:

«Ne parlez pas de cela, de grâce, Ah! Dieu! si j'avais refusé au moment fatal! Si j'avais fait mon devoir! Mais elle était si vive, si résolue, cette chère et douce Louisa.»

Anna se demandait s'il était encore aussi sûr des avantages et du bonheur attachés à la fermeté de caractère, et s'il ne pensait pas que cette qualité, comme toute autre, a ses limites. Il ne pouvait guère manquer de reconnaître qu'un caractère facile a plus de chance de bonheur qu'un caractère très résolu.

On allait vite; la route semblait à Anna moitié moins longue que la veille. Cependant la nuit était venue quand on arriva à Uppercross. Henriette, immobile dans un coin de la voiture, la tête enveloppée dans son châle, semblait s'être endormie en pleurant. Wenvorth se pencha vers Anna et lui dit à voix basse: «J'ai songé à ce qu'il y a de mieux à faire. Henriette ne pourra supporter le premier moment; ne feriez-vous pas mieux de rester dans la voiture avec elle, tandis que je vais annoncer la nouvelle aux parents?»

Cet appel à son jugement lui fit plaisir, c'était une preuve d'amitié et de déférence.

Quand Wenvorth eut dit aux parents la triste nouvelle, quand il les vit un peu plus calmes, et Henriette contente d'être avec eux, il retourna à Lyme aussitôt que les chevaux furent reposés.


CHAPITRE XIII

Anna passa à Great-House les deux dernières journées de son séjour à Uppercross. Sa société et ses conseils furent d'un grand secours aux Musgrove, dans la situation d'esprit où ils se trouvaient. Ils eurent des nouvelles de Lyme le lendemain, et Charles arriva quelques heures après pour donner plus de détails. Louisa n'était pas plus mal; on ne pouvait pas espérer une guérison rapide, mais l'accident n'aurait pas de suites fâcheuses. Il ne pouvait tarir sur les louanges de Harville et de sa femme. Celle-ci avait décidé Charles et Marie à aller coucher à l'hôtel.

Marie avait eu une crise nerveuse le matin, puis elle avait été se promener avec Benwick. Son mari espérait que cela lui ferait du bien.

Charles revint encore le lendemain donner de meilleures nouvelles: la malade avait de plus longs intervalles de lucidité. Le capitaine Wenvorth paraissait installé à Lyme.

Le jour suivant, quand Anna se prépara à partir, ce fut un chagrin général. Il semblait qu'on ne pût rien faire sans elle. Alors elle leur suggéra l'idée d'aller tous s'installer à Lyme jusqu'à ce que Louisa pût être transportée. On viendrait ainsi en aide à Mme Harville, en prenant ses enfants.

Ce projet fut accepté avec empressement. Anna les aida à faire leurs préparatifs, et, les ayant vus partir, elle resta seule pour mettre tout en ordre.

Quel contraste dans ces deux maisons si animées quelques jours auparavant! Excepté les enfants de sa sœur, elle était seule à Uppercross. Mais si Louisa guérissait, le bonheur reparaîtrait ici plus grand qu'avant. Quelques mois encore, et ces chambres, maintenant si désertes, seraient remplies de la joie et de la gaîté de l'amour heureux, si inconnu à Anna Elliot! Une heure entière de réflexions semblables par un sombre jour de novembre, avec une petite pluie serrée qui empêchait de rien distinguer au dehors, c'en était assez pour que la voiture de lady Russel fût accueillie avec joie. Et cependant, en quittant Mansion-House, en jetant un regard d'adieu au cottage, avec sa triste véranda ruisselant de pluie; en regardant à travers les vitres les humbles maisons du village, Anna ne put se défendre d'un sentiment de tristesse. Uppercross lui était cher. Il lui rappelait bien des peines, maintenant adoucies; quelques essais d'amitié et de réconciliation, auxquels elle ne devait plus songer; de tout cela il ne lui restait rien que le souvenir!

Elle n'était pas rentrée à Kellynch depuis le mois de septembre. Ce fut cette fois dans l'élégante et moderne habitation de son amie qu'elle descendit, y apportant une joie mêlée d'inquiétude, car lady Russel connaissait les visites de Wenvorth à Uppercross.

Elle trouva Anna rajeunie, et lui fit compliment de sa bonne mine. Anna se réjouit de ces louanges, car, en les ajoutant à la silencieuse admiration d'Elliot, elle put espérer qu'un second printemps de jeunesse et de beauté lui était donné. Elle s'aperçut d'un changement dans son propre esprit en causant avec lady Russel. Quand elle était arrivée à Kellynch, elle n'avait pas trouvé d'abord la sympathie qu'elle espérait. Mais peu à peu ses préoccupations changèrent d'objet. Elle oublia son père, sa sœur et Bath et quand, revenue à Kellynch, lady Russel lui en parla, exprimant sa satisfaction de les savoir bien installés à Camben-Place, elle eût été confuse qu'on sût qu'elle ne pensait qu'à Lyme et à Louisa, et à toutes ses connaissances là-bas. L'amitié des Harville et du capitaine Benwick la touchait bien plus que la maison de son père, ou l'intimité de sa sœur avec Mme Clay. Mais elle était forcée de paraître s'intéresser autant que lady Russel à ce qui la touchait pourtant de plus près que toute autre. Il y eut d'abord un peu de gêne dans leur conversation. Wenvorth ne pouvait manquer d'être nommé, en parlant de l'accident arrivé à Lyme: Anna n'osait regarder lady Russel en prononçant le nom de Wenvorth. Elle s'avisa d'un expédient: elle raconta brièvement l'attachement de Wenvorth et de Louisa l'un pour l'autre. Une fois cela fait, elle n'éprouva plus d'embarras. Lady Russel se contenta d'écouter tranquillement, et de leur souhaiter tout le bonheur possible, mais elle éprouva un plaisir amer en voyant l'homme qui, huit ans auparavant, avait paru apprécier Anna Elliot, se contenter de Louisa Musgrove.

Les premiers jours n'eurent d'autre diversion que quelques bonnes nouvelles de Lyme sur la santé de Louisa. Anna ne sut jamais comment elles lui parvinrent.

Lady Russel ne voulut pas remettre davantage ses visites de politesse. Elle dit à Anna d'un ton décidé:

«Je dois aller voir M. et Mme Croft. Aurez-vous le courage de m'accompagner dans cette maison? C'est une épreuve pour nous deux.

—C'est vous qui en souffrirez le plus probablement; vous n'avez pas encore pris votre parti de ce changement. En restant dans le voisinage, je m'y suis accoutumée.»

Elle aurait pu ajouter qu'elle avait une haute opinion des Croft, et trouvait son père heureux d'avoir de tels locataires. Elle sentait que la paroisse avait un bon exemple, et les pauvres, aide et secours. Elle ne pouvait s'empêcher de reconnaître que Kellynch était en de meilleures mains qu'auparavant.

Cette conviction était certainement pénible et mortifiante, mais elle lui épargnait la souffrance que devait éprouver lady Russel en retournant dans cette maison.

Elle ne songeait point à se dire:

«Ces chambres devraient être habitées par nous. Oh! combien elles sont déchues de leur destination! Une ancienne famille obligée de céder la place à des étrangers!»

Non, excepté en pensant à sa mère, qui avait demeuré là, elle n'avait aucun soupir de regret.

Mme Croft semblait l'avoir prise en grande amitié, et, dans cette visite, elle eut des attentions particulières. On causa surtout du triste accident arrivé à Lyme... Wenvorth avait apporté des nouvelles; il s'était particulièrement informé de miss Elliot, et exprimait l'espoir que tout ce qu'elle avait fait ne l'avait pas trop fatiguée. Cela fit un vif plaisir à Anna.

Quant au triste accident, deux dames si sensées ne pouvaient avoir qu'une même opinion.

C'était pour elles la conséquence de beaucoup d'étourderie et d'imprudence. Les suites en seraient très graves, et il était terrible de penser à la longue convalescence encore douteuse de miss Musgrove, exposée à se ressentir longtemps de cet ébranlement. L'amiral résuma tout, en disant:

«Voilà une triste affaire; c'est là, pour un jeune homme, une nouvelle manière de faire sa cour. Briser la tête de sa fiancée, puis mettre un emplâtre dessus. N'est-ce pas, miss Elliot?»

Les manières de l'amiral n'étaient pas complètement du goût de lady Russel, mais elles ravissaient Anna. Cette bonté de cœur et cette simplicité de caractère étaient pour elle irrésistibles.

«C'est vraiment très ennuyeux pour vous de nous voir ici, dit-il tout à coup, sortant d'une rêverie. Je n'y avais pas encore pensé. Ne faites pas de cérémonies, montez et visitez toute la maison, si bon vous semble.

—Une autre fois, monsieur; je vous remercie; pas à présent.

—Eh bien, quand vous voudrez. Vous verrez vos ombrelles accrochées à cette porte. N'est-ce pas un bon endroit? Non, sans doute, car vous mettiez les vôtres dans la chambre du sommelier. Chacun a ses habitudes et ses idées. Nous avons fait très peu de changements, continua-t-il après une pause.

»Celui de la porte de la buanderie a été une grande amélioration. On se demande comment vous avez pu supporter si longtemps la façon dont elle s'ouvrait? Vous direz à Sir Walter ce que nous avons fait; M. Shepherd pense que la maison n'a jamais eu de meilleur changement.

»Nous pouvons nous rendre cette justice: tout ce que nous avons fait a été pour le mieux. C'est ma femme qui en a le mérite. J'ai fait moi-même peu de chose, si ce n'est d'enlever les grandes glaces de mon cabinet de toilette, qui était celui de votre père: un homme excellent, et un véritable gentleman; mais il me semble, miss Elliot, qu'il est bien tiré à quatre épingles pour son âge. Que de glaces, mon Dieu! il n'y a pas moyen de s'échapper à soi-même. Je suis très commodément maintenant avec mon petit miroir dans un coin, et une autre grande chose dont je n'approche jamais.»

Anna, amusée en dépit d'elle-même, ne savait que répondre, et l'amiral, craignant d'avoir été impoli, ajouta:

«La première fois que vous écrirez à votre bon père, miss Elliot, faites-lui mes compliments; dites-lui que tout ici est à notre goût, et que nous n'y trouvons aucun défaut. Il faut avouer que la cheminée de la salle à manger fume un peu, mais seulement quand le vent est grand et vient du nord, ce qui n'arrive pas trois fois par hiver, et sachez bien que nous n'avons pas encore trouvé de maison aussi agréable que celle-ci, dites-le-lui, il sera content.»

Les Croft, en rendant à lady Russel sa visite, annoncèrent qu'ils allaient voir des parents dans le Nord. Ainsi disparut tout danger de rencontrer le capitaine Wenvorth à Kellynch. Anna sourit en pensant combien elle s'était tourmentée à ce sujet.


CHAPITRE XIV

Charles et Marie furent les premiers à retourner à Uppercross. Ils ne tardèrent pas à revenir à Lodge. On sut par eux que Louisa commençait à se lever, mais elle était encore très faible, très impressionnable, et il était impossible de dire quand elle pourrait voyager.

Marie avait eu des ennuis, mais son long séjour prouvait qu'elle avait eu plus de plaisir que de peine. Charles Hayter était venu plus souvent, il est vrai, qu'elle n'aurait voulu; puis, chez les Harville, il n'y avait qu'un domestique pour servir à table, et au commencement on n'avait pas donné à Marie la première place. Mais on lui avait fait de si gracieuses excuses, quand on avait su de qui elle était fille, et l'on avait été si prévenant ensuite; on lui avait prêté des livres, et l'on avait fait si souvent de jolies promenades, que la balance était en faveur de Lyme. Tout cela, joint à la conviction d'être très utile, lui avait fait passer une agréable quinzaine.

Anna s'informa de Benwick. La figure de Marie se rembrunit aussitôt. Charles se mit à rire:

«Oh! Benwick va très bien, dit Marie; mais c'est un drôle de garçon. Il ne sait ce qu'il veut. Nous lui avons demandé de venir passer quelques jours chez nous; Charles devait l'emmener à la chasse. Il paraissait très content, quand, mardi soir, il donna une singulière excuse: Il ne chassait jamais; on ne l'avait pas compris: il avait promis ceci, puis cela, etc.; enfin il ne venait pas. Il a sans doute craint de s'ennuyer, mais en vérité j'aurais cru que nous étions assez gais au cottage pour le cœur brisé du capitaine Benwick.»

Charles dit en riant:

«Mais, Marie, vous savez bien ce qu'il en est.

»Voici votre œuvre, dit-il à Anna. Il s'imaginait vous trouver ici; quand il a su que vous étiez à une lieue de nous, il n'a pas eu le courage de venir. Voilà la vérité; parole d'honneur.»

Marie laissa tomber la conversation, soit qu'elle ne jugeât pas Benwick digne de prétendre à une miss Elliot, soit qu'elle ne reconnût pas à Anna le pouvoir de rendre Uppercross plus attrayant.

Je laisse ce point à décider au lecteur.

Le bon vouloir d'Anna cependant n'en fut point diminué. Elle dit qu'on la flattait trop, et continua à questionner.

«Oh! il parle de vous dans des termes....»

Marie l'interrompit:

«Je vous assure, Charles, que je ne l'ai pas entendu nommer Anna deux fois.

—Je n'en sais rien, mais il vous admire beaucoup. Sa tête est remplie des lectures que vous lui avez recommandées, et il désire en causer avec vous. Il a découvert... oh! je ne puis me rappeler quoi, quelque chose de très beau. Il expliquait cela à Henriette, et, parlant de vous, il prononçait les mots: élégance, douceur, beauté. Oh! je l'ai entendu, Marie; vous étiez dans l'autre chambre: il ne pouvait tarir sur les perfections de miss Elliot.

—Il faut convenir, dit Marie avec vivacité, que, s'il a dit cela, ce n'est pas à sa louange: sa femme est morte en juin dernier. Un cœur pareil n'est pas désirable; n'est-ce pas, lady Russel?

—Et je vous affirme que vous le verrez bientôt, dit Charles, il n'a pas eu le courage de venir au cottage, mais il trouvera quelque jour la route de Kellynch, comptez-y. Je lui ai dit que l'église méritait d'être vue, et comme il a du goût pour ces sortes de choses il aura là un bon prétexte. Il a écouté avidement, et je suis sûr qu'il viendra bientôt. Ainsi je vous avertis, lady Russel.

—Les amis d'Anna seront toujours les bienvenus chez moi, répondit-elle obligeamment.

—Oh! dit Marie, quant à être une connaissance d'Anna, il est plutôt la mienne, car je l'ai vu tous les jours de cette quinzaine.

—Eh bien, je serai très heureuse de voir le capitaine Benwick comme votre connaissance à toutes deux.

—Vous ne trouverez rien de très agréable en lui, je vous assure: c'est l'homme le plus ennuyeux qu'on puisse voir. Il s'est promené sur la plage avec moi, plusieurs fois, sans dire un mot. Il n'est pas bien élevé, et il est certain que vous ne l'aimerez pas.

—En cela, nous différons, dit Anna. Je crois que lady Russel l'aimera, et que son esprit lui plaira tellement qu'elle ne trouvera aucun défaut à ses manières.

—Je pense comme vous, dit Charles. Il a justement ce qu'il faut pour lady Russel. Donnez-lui un livre, et il lira toute la journée.

—Oui, s'écria railleusement Marie. Il méditera sur son livre, et ne saura pas si on lui parle, ou si on laisse tomber ses ciseaux. Croyez-vous que lady Russel aime cela?»

Lady Russel ne put s'empêcher de rire: «En vérité, dit-elle, je n'aurais pas supposé que l'opinion d'une personne calme et positive comme moi pût être appréciée si différemment. Je suis vraiment curieuse de voir celui qui peut donner lieu à des idées si opposées. Il faut le décider à venir ici. Soyez sûre, alors, Marie, que je dirai mon opinion; mais je suis décidée à ne pas le juger d'avance.

—Vous ne l'aimerez pas, je vous en réponds.»

Lady Russel causa d'autre chose. Marie parla avec animation de la rencontre de M. Elliot.

«C'est un homme, dit lady Russel, que je ne désire pas voir. Son refus d'être en bons termes avec le chef de la famille m'a laissé une impression défavorable.»

Cette réflexion abattit l'enthousiasme de Marie et l'arrêta court dans sa description.

Anna n'osa faire de questions sur Wenvorth, mais elle sut qu'il était moins inquiet à mesure que Louisa se remettait. Il n'avait pas vu Louisa et craignait tellement l'émotion d'une entrevue avec elle, qu'il avait résolu de s'absenter une dizaine de jours. A partir de ce moment, lady Russel et Anna pensèrent souvent à Benwick. Lady Russel ne pouvait entendre sonner sans croire aussitôt que c'était lui, et Anna, chaque fois qu'elle sortait, se demandait en rentrant si elle allait le trouver à la maison.

Cependant on ne vit pas Benwick.

Était-il moins désireux de venir que Charles ne le croyait, ou était-ce timidité de sa part? Après l'avoir attendu une semaine, lady Russel le déclara indigne de l'intérêt qu'il avait commencé à lui inspirer.

Les Musgrove revinrent pour les vacances de leurs enfants et ramenèrent avec eux ceux de Mme Harville. Henriette resta avec Louisa. Lady Russel et Anna allèrent faire visite à Mansion-House: la maison avait déjà repris quelque gaîté. Mme Musgrove, entourée des petits Harville, les protégeait contre la tyrannie des enfants du cottage. D'un côté on voyait une table occupée par les jeunes filles babillardes, découpant des papiers d'or et de soie; d'un autre, des plateaux chargés de pâtisseries auxquelles les joyeux garçons faisaient fête. Un brillant feu de Noël faisait entendre son pétillement en dépit du bruit. Charles et Marie étaient là aussi; M. Musgrove s'entretenait avec lady Russel et ne parvenait pas à se faire entendre, assourdi par les cris des enfants qu'il avait sur les genoux. C'était un beau tableau de famille. Anna, jugeant les choses d'après son tempérament, trouvait que cet ouragan domestique n'était guère fait pour calmer les nerfs de Louisa, si elle eût été là; mais Mme Musgrove n'en jugeait pas ainsi. Après avoir chaudement remercié Anna de tous ses services, et récapitulé tout ce qu'elle-même avait souffert, elle dit, en jetant un regard heureux autour d'elle, que rien ne pouvait lui faire plus de bien que cette petite gaîté tranquille.

Anna apprit que Louisa se rétablissait à vue d'œil. Les Harville avaient promis de la ramener à Uppercross et d'y rester quelque temps.

«Je me souviendrai à l'avenir qu'il ne faut pas venir ici pendant les vacances de Noël,» dit lady Russel une fois montée en voiture.

Peu de temps après, elle arriva à Bath par un pluvieux après-midi, longeant la longue suite de rues depuis Old-Bridge jusqu'à Camben-Place, éclaboussée par les équipages, assourdie par le bruit des charrettes et des camions, par les cris de marchands de journaux et de gâteaux, ceux des laitières et des piétons, elle ne se plaignit pas: non, c'étaient là des bruits appartenant aux plaisirs de l'hiver. Elle se sentait renaître, et, comme Mme Musgrove, elle pensait, mais sans le dire, qu'après avoir été longtemps à la campagne, rien n'était si bon pour elle qu'une petite distraction tranquille.

Anna n'était pas de cet avis: elle persistait dans son antipathie pour Bath. Elle aperçut la longue suite de maisons enfumées, sans éprouver le désir de les voir de plus près: le trajet, quoique désagréable, lui sembla trop rapide, car personne ne la désirait, et elle donna un souvenir de regret à la gaîté bruyante d'Uppercross et à la solitude de Kellynch-Lodge.

La dernière lettre d'Élisabeth lui annonçait que M. Elliot était à Bath. Il était venu plusieurs fois à Camben-Place et s'était montré extrêmement attentif. Si Élisabeth et son père ne se trompaient pas, il les recherchait avec autant de soin qu'il en avait mis à les éviter. Cela était fort étonnant. Lady Russel était très curieuse et très perplexe, et rétractait déjà ce qu'elle avait dit à Anna: «Un homme qu'elle n'avait aucun désir de voir.» Maintenant elle désirait vivement le voir; s'il cherchait réellement à se réconcilier, il fallait lui pardonner de s'être écarté de la famille. Anna n'y mettait pas autant d'animation, mais elle préférait le revoir, et elle n'aurait pu en dire autant de bien d'autres à Bath. Elle descendit à Camben-Place, et lady Russel à son appartement, rue River.


CHAPITRE XV

Sir Walter avait loué dans le quartier aristocratique une maison de grande apparence dont lui et Élisabeth étaient très satisfaits. Anna avait le cœur triste en entrant; elle voyait devant elle un emprisonnement de plusieurs mois, et se disait avec anxiété: «Ah! quand partirai-je?»

Elle fut reçue cependant avec une cordialité inattendue qui lui fit du bien. Son père et sa sœur furent contents de l'avoir pour lui montrer la maison et l'ameublement; puis elle faisait un vis-à-vis à table, ce qui était plus gai. Mme Clay fut très aimable et souriante, c'était son habitude. Tout le monde était de bonne humeur, et bientôt Anna en sut la cause.

Après quelques questions insignifiantes, la conversation n'eut plus d'autre sujet que Bath: on se souciait peu de Kellynch, et pas du tout d'Uppercross.

Bath avait complètement répondu à leur attente: leur maison était la plus belle de Camben-Place, leurs salons supérieurs à tous ceux qu'ils avaient vus, aussi bien par l'arrangement que par le goût du mobilier. Ils étaient recherchés partout; ils avaient refusé nombre de présentations, et encore à présent beaucoup de personnes inconnues déposaient leurs cartes.

Quelles sources de plaisir! Anna pouvait-elle s'étonner que son père et Élisabeth fussent heureux? Non; mais elle s'attristait à la pensée que son père eût abdiqué les devoirs et la dignité d'un lord résidant sur ses terres, et qu'il n'en eût aucun regret; que les petitesses d'une petite ville pussent satisfaire sa vanité.

Elle soupirait, mais elle sourit quand Élisabeth, les portes ouvertes à deux battants, passa radieuse d'un salon dans un autre; elle s'étonna que celle qui avait été maîtresse de Kellynch pût trouver de quoi satisfaire son orgueil dans un espace de trente pieds de long. Mais ce n'était pas cela seul qui causait leur bonheur: c'était la présence de M. Elliot; non seulement on lui pardonnait; mais on en raffolait. Il avait passé quinze jours à Bath et, dès son arrivée, avait déposé sa carte à Camben-Place. Il y fut ensuite très assidu, et montra une telle franchise, une telle hâte à s'excuser du passé, et un si grand désir d'être reçu à l'avenir comme un parent, que la bonne entente d'autrefois fut complètement rétablie. Il se justifia à tous égards; son impolitesse apparente venait d'un malentendu. Il avait cru qu'on voulait rompre avec lui, et s'était retiré par délicatesse. Il était indigné qu'on eût pu l'accuser d'avoir parlé de la famille sans respect; lui, qui s'était toujours vanté d'être un Elliot, et qui avait, sur la parenté, des idées trop strictes pour l'époque actuelle! Son caractère et sa conduite démentaient cette accusation. Sir Walter pouvait en appeler à tous ceux qui connaissaient M. Elliot, et, certainement, les efforts qu'il avait faits pour se réconcilier avec la famille étaient une preuve en sa faveur.

Ce fut le colonel Wallis, son ami intime, qui fournit une excuse pour le mariage de M. Elliot. Il avait connu la femme de son ami; elle n'était pas de famille noble, mais elle était instruite, bien élevée et riche et adorait William Elliot. Voilà ce qui l'avait séduit, et non sa fortune.

Tout cela atténuait beaucoup sa faute, et Sir Walter l'excusa complètement: il l'avait reçu, invité à dîner, et M. Elliot paraissait très heureux.

Anna écoutait, mais sans comprendre.

Tout en faisant la part de l'exagération, elle sentait qu'il y avait quelque chose d'inexplicable dans la conduite actuelle de M. Elliot, dans son désir si vif de renouer des relations si longtemps interrompues. Matériellement parlant, il n'y gagnait rien, puisque le domaine et le titre de Kellynch lui revenaient en tout cas. Elle ne trouvait qu'une solution: c'était peut-être à cause d'Élisabeth. Sa sœur était certainement très belle, ses manières étaient distinguées et élégantes; et Elliot, qui ne l'avait vue qu'en public, ne connaissait peut-être pas son caractère. Anna se demandait avec inquiétude comment Élisabeth pourrait soutenir un examen plus attentif, et souhaitait qu'Elliot ne fût pas trop perspicace. Mme Clay encourageait Élisabeth dans la pensée qu'Elliot la recherchait; elles échangeaient des regards qu'Anna surprit au passage.

Sir Walter rendait justice à William Elliot, à son élégance, à sa figure agréable, mais il déplorait son attitude penchée, défaut que le temps avait augmenté. Il convenait aussi qu'il avait vieilli; tandis que M. Elliot affirmait que Sir Walter n'avait pas changé depuis dix ans.

On ne parla, le soir, que de M. Elliot et de M. Wallis; Sir Walter désirait connaître Mme Wallis; on la disait très jolie; cela le dédommagerait des laids visages qu'il rencontrait à chaque instant dans les rues. C'était là le fléau de Bath. Un jour il avait compté quatre-vingt-sept femmes, sans en trouver une passable. Il est vrai que c'était par un froid brouillard du matin. Les hommes étaient autant d'épouvantails dont les rues étaient pleines. A la manière dont les femmes regardaient le colonel Wallis, quand il marchait au bras de Sir Walter, on pouvait juger combien rarement elles voyaient un bel homme. Voilà ce que disait le modeste Sir Walter; mais sa fille et Mme Clay ne lui permettaient pas de s'effacer ainsi et affirmaient qu'il avait au moins aussi bon air que le colonel, dont les cheveux étaient gris.

«Quelle figure a Marie? dit Sir Walter, à l'apogée de sa bonne humeur. La dernière fois que je l'ai vue, elle avait le nez rouge, mais j'espère que cela ne lui arrive pas tous les jours.

—Oh! non; c'était tout à fait accidentel; depuis la Saint-Michel, elle a bonne mine et se porte bien.

—Si je ne craignais pas de lui donner la tentation de sortir par ce vent et de se gâter le teint, je lui enverrais un chapeau neuf et une pelisse.»

On frappa à la porte. Qui pouvait-ce être à dix heures? Mme Clay reconnut la manière de frapper de M. Elliot. Il fut introduit avec cérémonie; Anna se retira un peu à l'écart, tandis qu'il s'excusait de venir à cette heure, mais il avait voulu savoir si Élisabeth et son amie n'avaient pas pris froid la nuit dernière.

Quand les politesses furent échangées, Sir Walter présenta sa plus jeune fille, et Anna, souriante et rougissante, montra à M. Elliot le joli visage qu'il n'avait point oublié.

Il fut aussi charmé que surpris; ses yeux brillèrent de plaisir; il fit allusion au passé, et sollicita les droits d'une ancienne connaissance. Sa physionomie parut à Anna aussi agréable qu'à Lyme. Ses manières étaient si aisées, si charmantes, qu'elle ne pouvait le comparer qu'à une seule personne.

Il s'assit et anima la conversation. Il savait choisir ses sujets, s'arrêter quand il fallait. Son ton, ses expressions annonçaient beaucoup de tact. Il demanda à Anna ce qu'elle pensait de Lyme, et s'étendit surtout sur l'heureux hasard qui les avait réunis dans la même auberge.

Quand elle lui raconta leur voyage à Lyme, il regretta doublement sa soirée solitaire dans la chambre voisine. Il avait entendu des voix joyeuses, et aurait souhaité de se joindre à eux, mais il ne soupçonnait guère qu'il pouvait y prétendre. Cela le guérirait, dit-il, de cette absurde habitude de ne questionner jamais. Bientôt, sentant qu'il ne devait pas s'adresser uniquement à Anna, il rendit la conversation plus générale. Il voulut entendre le récit de l'accident, et Anna put comparer l'intérêt avec lequel il écoutait, à l'air indifférent de Sir Walter et d'Élisabeth.

L'élégante petite pendule aux sons argentins avait frappé onze heures avant que M. Elliot ni personne se fût aperçu qu'il était resté une heure. Anna n'aurait jamais cru passer si bien sa première soirée à Bath.


CHAPITRE XVI

Il y avait une chose qu'Anna désirait connaître par-dessus tout: c'étaient les sentiments de son père pour Mme Clay. Après quelques heures passées à la maison, elle était loin d'être tranquille.

Le lendemain matin, en descendant déjeuner, elle eut lieu de comprendre que cette dame avait trouvé un prétexte pour s'en aller, car Élisabeth répondit tout bas:

«Ce n'est pas une raison, je vous assure; elle ne m'est rien, comparée à vous.» Puis elle entendit son père, qui disait:

«Chère madame, cela ne doit pas être. Vous n'avez rien vu à Bath, et n'avez fait que vous rendre utile. Il ne faut pas nous fuir maintenant. Il faut rester, pour faire connaissance avec la belle madame Wallis. Je sais que la vue de la beauté est une réelle satisfaction pour votre esprit délicat.»

Il avait quelque chose de si vif dans les yeux et dans la voix, qu'Anna ne fut pas surprise du regard que Mme Clay jeta à Élisabeth. Elle ne pouvait résister à de si vives instances: elle resta. Sir Walter, se trouvant seul avec Anna, lui fit compliment de sa bonne mine. Il lui trouvait les joues plus pleines, le teint plus clair et plus frais. Employait-elle quelque chose de particulier? Peut-être du gowland. Non! rien du tout? Cela le surprenait, et il ajouta:

«Vous n'avez qu'à continuer ainsi: vous ne pouvez pas être mieux qu'à présent. Autrement, je vous conseillerais le constant usage du gowland pendant le printemps. Sur ma recommandation, Mme Clay l'a employé, et vous en voyez le résultat: ses marques de petite vérole ont disparu.»

Si Élisabeth avait pu l'entendre! Ces louanges l'auraient d'autant plus étonnée que les marques en question n'avaient pas du tout disparu.

Mais il faut subir sa destinée, se dit Anna. Si Élisabeth se mariait, le mariage de son père serait un mal moins grand. Quant à elle, elle pouvait demeurer avec lady Russel.

La politesse et le savoir-vivre de celle-ci furent mis à l'épreuve quand elle vit Mme Clay en si grande faveur et Anna si négligée. Elle était aussi vexée que peut l'être une personne qui passe son temps à prendre les eaux, à lire les nouvelles et à faire des visites.

Quand elle connut davantage M. Elliot, elle devint plus charitable pour lui ou plus indifférente pour les autres. Il se recommandait par ses manières. Elle lui trouvait un esprit si sérieux et si agréable qu'elle fut prête à s'écrier: «Est-ce là M. Elliot?» et qu'elle ne pouvait imaginer un homme plus parfait: intelligence, jugement, connaissance du monde, et avec cela un cœur affectueux. Il avait des sentiments d'honneur et de famille, ni orgueil, ni faiblesse; il vivait sans faste, mais avec la libéralité d'un homme riche. Il s'en rapportait à son propre jugement dans les choses importantes, mais ne heurtait pas l'opinion publique lorsqu'il s'agissait de décorum. Il était ferme, observateur, modéré et sincère, ne se laissant emporter ni par son humeur, ni par son égoïsme, déguisés sous le nom de sentiments élevés, et cependant il était touché par tout ce qui était aimable et bon. Il appréciait tous les bonheurs de la vie domestique, qualité que possèdent rarement les caractères enthousiastes et remuants. Lady Russel était persuadée qu'il n'avait pas été heureux en mariage; le colonel Wallis le disait; mais cela ne l'avait point aigri; et lady Russel commençait à le soupçonner de songer à un nouveau choix. Sa satisfaction à cet égard, et nous verrons pourquoi, l'emportait sur l'ennui que lui donnait Mme Clay.

Anna savait déjà par expérience que son excellente amie et elle pouvaient différer d'avis; elle ne fut donc pas surprise que lady Russel ne vît dans la conduite de M. Elliot qu'un grand désir de réconciliation. Anna se permit cependant de sourire en nommant Élisabeth. Lady Russel écouta, regarda et fit cette prudente réponse: «Élisabeth? très bien, nous verrons!» Anna dut s'en contenter.

Quoi qu'il en soit, M. Elliot était à coup sûr leur plus agréable connaissance à Bath; elle ne trouvait personne aussi bien que lui, et trouvait un grand plaisir à parler de Lyme, qu'il désirait revoir autant qu'elle-même. Ils se rappelèrent nombre de fois leur première rencontre; il lui dit quel plaisir sa vue lui avait fait: elle avait deviné, et se rappelait aussi le regard qu'un autre lui avait jeté.

Leurs opinions n'étaient pas toujours semblables. Elle s'aperçut qu'il partageait sur la noblesse les idées de Sir Walter et d'Élisabeth. Le journal annonça un matin l'arrivée de la douairière, vicomtesse Dalrymph, et de sa fille, l'honorable miss Carteret. A partir de ce moment, la tranquillité fut bannie de Camben-Place, car les Dalrymph étaient cousins des Elliot, et la difficulté était d'être présentés selon les règles. Ce fut un grand sujet de perplexité. Anna n'avait pas encore vu son père ni sa sœur en relation avec la noblesse, et son désappointement fut grand. Elle avait espéré qu'ils avaient une plus haute idée d'eux-mêmes et se trouva réduite à leur souhaiter plus d'orgueil, car nos cousins, les Dalrymph, résonnaient tout le jour à ses oreilles.

A la mort du dernier vicomte, Sir Walter, étant malade, avait négligé de répondre à la lettre de faire part qui lui fut envoyée. On lui rendit la pareille à la mort de lady Elliot: il fallait réparer cette malheureuse négligence, et être reçus comme cousins: ce fut une grave question pour lady Russel et pour M. Elliot. Lady Dalrymph avait pris une maison pour trois mois à Laura-Place, et allait vivre grandement. Elle avait été à Bath l'année précédente, et lady Russel l'avait entendu vanter comme une femme charmante. Il fallait renouer, si l'on pouvait le faire sans compromettre la dignité des Elliot.

Sir Walter se décida à écrire à sa noble cousine une longue lettre d'explications et de regrets. Personne ne put admirer cette épître, mais elle obtint le résultat désiré: c'étaient trois lignes de griffonnage de la douairière vicomtesse: «Elle était très honorée, et serait très heureuse de faire leur connaissance.»

Le plus difficile était fait; il ne restait plus qu'à en goûter les douceurs. On fit visite à Laura-Place; on reçut les cartes de la douairière, vicomtesse de Dalrymph, et de l'honorable miss Carteret. Ces cartes furent mises en évidence, et l'on allait partout répétant «nos cousines de Laura-Place».

Anna était confuse de l'agitation causée par ces dames, d'autant plus qu'elles étaient très ordinaires. Lady Dalrymph avait acquis le titre de femme «charmante» parce qu'elle avait un sourire et une réponse pour chacun. Quant à miss Carteret, elle était si vulgaire et si gauche, que sans sa noblesse on ne l'aurait pas supportée à Camben-Place.

Lady Russel confessa qu'elle s'attendait à mieux, mais que c'était une belle relation; et quand Anna s'aventura à donner son opinion, M. Elliot convint que ces dames n'étaient rien par elles-mêmes, mais qu'elles avaient une valeur comme relations de famille et de bonne compagnie. Anna sourit.

«J'appelle bonne compagnie, dit-elle à M. Elliot, les personnes instruites, intelligentes et qui savent causer.

—Vous vous trompez, répondit-il doucement. Ce n'est pas là la bonne compagnie: c'est la meilleure. La bonne compagnie demande seulement de la naissance, de bonnes manières et de l'éducation, et même, elle n'est pas exigeante sur ce dernier point: très peu d'instruction ne fait pas mal du tout. Ma cousine Anna secoue la tête: elle n'est pas satisfaite: elle est difficile.

»Ma chère cousine, dit-il en s'asseyant près d'elle, vous avez plus de droits qu'une autre d'être difficile. Mais cela vous servira-t-il à quelque chose? En serez-vous plus heureuse? N'est-il pas plus sage d'accepter la société de ces bonnes dames, et d'en avoir les avantages? Soyez sûre qu'elles brilleront aux premières places cet hiver, et cette parenté donnera à votre famille (permettez-moi de dire à notre famille) le degré de considération que nous pouvons désirer.

—Oui, soupira Anna, notre parenté sera suffisamment connue. Je crois qu'on a pris trop de peine pour cela. Il faut croire, dit-elle en souriant, que j'ai plus d'orgueil que vous tous, mais j'avoue que je suis vexée de cet empressement à faire connaître notre parenté, qui doit leur être parfaitement indifférente.

—Pardonnez-moi, ma chère cousine; vous êtes injuste dans votre propre cause. Peut-être qu'à Londres, avec notre simple train de vie, il en serait ainsi; mais à Bath, Sir Walter Elliot et sa famille seront toujours appréciés à leur valeur.

—Eh bien! dit Anna, je suis trop orgueilleuse pour me réjouir d'un accueil dû à l'endroit où je suis.

—J'aime votre indignation, dit-il; elle est très naturelle; mais vous êtes à Bath, et il s'agit d'y paraître avec la dignité et la considération qui appartiennent de droit à Sir Walter Elliot. Vous parlez d'orgueil: on me dit orgueilleux, je le suis, et ne désire pas paraître autre; car notre orgueil à tous deux, si l'on cherchait bien, est de même nature, quoiqu'il semble différent. Sur un point, ma chère cousine (continua-t-il en parlant plus bas, quoiqu'il n'y eût personne dans la chambre), je suis sûr que nous sommes du même avis. Vous devez sentir que toute nouvelle connaissance que fera votre père parmi ses égaux ou ses supérieurs peut servir à le détacher de ceux qui sont au-dessous de lui.» Il regardait en parlant ainsi le siège que Mme Clay avait occupé. C'était un commentaire suffisant; Anna fut contente de voir qu'il n'aimait pas Mme Clay, et elle le trouva plus qu'excusable, en faveur du but qu'il poursuivait, de chercher de hautes relations à son père.


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