Persuasion
CHAPITRE XVII
Tandis que Sir Walter et Élisabeth se lançaient dans le grand monde, Anna renouait une connaissance d'un genre très différent.
Elle avait appris qu'une de ses anciennes compagnes demeurait à Bath. Mme Shmith (autrefois miss Hamilton), âgée de trois ans de plus qu'Anna, avait été très bonne pour elle, quand elle entra à quatorze ans dans une pension, après la mort de sa mère. Elle fit ce qu'elle put pour adoucir le chagrin d'Anna, qui en garda un souvenir reconnaissant. Miss Hamilton quitta la pension un an après et épousa bientôt un homme riche.
Depuis deux ans, elle était veuve et pauvre. Son mari était un extravagant qui dissipa sa fortune, et laissa des affaires embrouillées. Elle eut des ennuis de toute espèce.
Une fièvre rhumatismale qui attaqua enfin les jambes la rendit infirme. Elle était venue à Bath pour se guérir et demeurait près des bains chauds, vivant très modestement, sans domestique, et par conséquent exclue de la société. Anna, sachant par une amie commune que sa visite serait agréable; ne perdit pas de temps: elle ne dit rien chez elle, et consulta seulement lady Russel, qui l'approuva et la conduisit dans sa voiture près du logement de Mme Shmith.
Les deux anciennes amies renouvelèrent connaissance. Au premier moment, il y eut un peu de gêne et d'émotion: douze ans s'étaient écoulés, et elles se trouvaient mutuellement changées. Anna n'était plus la silencieuse, timide et rougissante jeune fille de quinze ans, mais une élégante jeune femme, ayant toutes les beautés, excepté la fraîcheur, aux manières aussi agréables que parfaites; et douze ans avaient transformé la belle et fière miss Hamilton en une pauvre veuve infirme, recevant comme une faveur la visite de son ancienne protégée.
Mais le premier malaise de leur rencontre fit bientôt place au charme des vieux souvenirs. Anna trouva dans Mme Shmith le bon sens et les manières agréables auxquels elle s'attendait, et une disposition à la causerie et à la gaîté au delà de son attente. Ni les plaisirs du monde où elle avait beaucoup vécu, ni la condition présente, pas plus que la maladie ou le chagrin, n'avaient fermé son cœur, ni éteint sa gaîté.
A la seconde visite, elle causa très librement, et l'étonnement d'Anna redoubla. Elle ne pouvait guère imaginer une situation plus triste que celle de son amie. Elle avait perdu un mari qu'elle adorait, une fortune à laquelle elle était accoutumée; elle n'avait pas d'enfants pour la rattacher à la vie et au bonheur; aucun parent pour l'aider dans des affaires embarrassées; pas même de santé pour supporter tout le reste.
Elle s'accommodait d'un parloir bruyant, et d'une chambre obscure par derrière; elle ne pouvait bouger sans l'aide de l'unique servante de l'hôtel, et elle ne sortait que pour être portée aux bains chauds. En dépit de tout cela, Anna avait lieu de croire que son amie n'avait que des minutes de langueur et d'accablement, contre des heures d'activité et de distraction.
Comment cela se pouvait-il!
Elle conclut que ce n'était pas seulement de la force et de la résignation. Une âme soumise peut être patiente; une forte intelligence peut être courageuse; mais il y avait là quelque chose de plus: cette élasticité d'esprit. Cette disposition à être consolée, cette faculté de trouver des occupations qui la détachaient d'elle-même: tout cela venait de sa seule nature. C'est le plus beau don du ciel, et Anna voyait là une grâce spéciale, destinée à remplacer tout le reste.
Mme Shmith avait eu une époque de profond découragement. En arrivant à Bath, elle était bien plus invalide qu'alors, car elle avait eu un refroidissement en voyage, et s'était mise au lit, avec de vives et continuelles souffrances. Et cela parmi des étrangers, sans pouvoir se passer d'une garde, et dans une situation pécuniaire très gênée.
Elle avait subi toutes ces choses et disait qu'il en était résulté un bien. Elle s'était sentie en bonnes mains. Elle connaissait trop le monde pour attendre un attachement soudain et désintéressé; mais sa propriétaire s'était montrée très bonne, et la sœur de cette dame, garde-malade et alors sans emploi, l'avait admirablement soignée, et avait été pour elle une amie précieuse.
«Aussitôt que je pus faire usage de mes mains, elle me montra à tricoter, ce qui me fut une grande distraction, et à faire ces paniers, ces pelotes et ces porte-cartes avec lesquels vous me trouvez si occupée. Ils me fournissent les moyens de faire un peu de bien à quelques pauvres familles du voisinage.
»Ma garde dispose de mes marchandises, et les fait acheter à ses clients. Elle saisit toujours le bon moment. Vous savez que quand on a échappé à un grand danger, on a le cœur plus ouvert, et Mme Rock sait quand il faut parler. C'est une femme habile, sensée et intelligente, qui comprend la nature humaine. Elle a un fond de bon sens et d'observation qui la rend infiniment supérieure, comme compagne, à un millier de celles qui, ayant reçu la meilleure éducation, ne trouvent rien digne d'elles. Appelez cela commérage, si vous voulez; mais quand la garde Rock a une demi-heure de loisir à me donner, je suis sûre qu'elle me dira quelque chose d'amusant et d'utile, quelque chose qui nous fait mieux connaître nos semblables. On aime à savoir ce qui se passe et quelle est la plus nouvelle manière d'être frivole et vain. Pour moi, qui vis seule, sa conversation est une fête.
—Je vous crois aisément; les femmes de cette classe voient et entendent bien des choses, et si elles sont intelligentes, elles valent la peine d'être écoutées. Elles voient la nature humaine non pas seulement dans ses folies, mais dans les circonstances les plus intéressantes et les plus touchantes. Combien d'exemples passent sous leurs yeux, d'attachements ardents, désintéressés et dévoués; d'héroïsme, de courage, de patience et de résignation! Combien d'exemples des plus nobles sacrifices! Une chambre de malade peut fournir matière à des volumes.
—Oui, dit Mme Shmith d'un air de doute; cela peut arriver, mais pas dans le sens élevé que vous dites. Par-ci par-là la nature humaine peut être grande en temps d'épreuves, mais en général c'est sa faiblesse et non sa force qui se montre dans une chambre de malade. On y entend parler d'égoïsme et d'impatience plus que de générosité et de courage. Il y a si peu de réelle amitié dans le monde! et malheureusement, dit-elle d'une voix basse et tremblante, il y en a tant qui oublient de penser sérieusement jusqu'à ce qu'il soit trop tard.»
Anna vit la souffrance cachée sous ces paroles. Le mari n'avait pas fait son devoir, et la femme avait été conduite dans une société qui lui avait donné sur les hommes une plus mauvaise opinion qu'ils ne le méritaient. Mme Shmith secoua cette émotion momentanée et ajouta bientôt d'un ton différent:
«La situation actuelle de mon amie Mme Rock n'a rien en ce moment qui puisse m'intéresser beaucoup. Elle garde Mme Wallis, de Marlboroug-Buildings, femme très jolie, très mondaine, sotte et dépensière, et naturellement elle ne pourra parler que de dentelles et de chiffons. Je veux cependant tirer parti de Mme Wallis. Elle est très riche, et il faut qu'elle achète toutes les choses chères que j'ai en ce moment.»
Anna était allée plusieurs fois chez son amie avant que l'existence de celle-ci fût connue à Camben-Place. A la fin, il fallut en parler. Sir Walter, Élisabeth et Mme Clay revinrent un matin de Laura-Place avec une invitation imprévue de lady Dalrymph pour cette même soirée qu'Anna devait passer chez son amie. Elle était certaine que lady Dalrymph les invitait parce qu'étant retenue chez elle par un refroidissement, elle était bien aise d'user de la parenté qui s'était imposée à elle. Anna s'excusa en disant qu'elle était invitée chez une amie de pension. Élisabeth et Sir Walter, qui ne s'intéressaient guère à cela, la questionnèrent cependant, et quand ils surent de quoi il s'agissait, se montrèrent l'une dédaigneuse, l'autre sévère.
«Westgate-Buildings, dit Sir Walter, et c'est miss Elliot qui va là! Une Mme Shmith! une veuve! Et qui était son mari? un des cinq mille Shmith qu'on rencontre partout! Et qu'a-t-elle pour attirer? Elle est vieille et malade. Sur ma parole, miss Anna Elliot, vous avez un goût extraordinaire! Tout ce qui révolte les autres: basse compagnie, logement misérable, air vicié; tout ce qui est repoussant vous attire. Mais vous pouvez sûrement remettre à demain cette vieille dame? Elle n'est pas si près de sa fin qu'elle ne puisse vivre un jour de plus? Quel âge a-t-elle? Quarante ans!
—Seulement trente et un. Mais je ne crois pas pouvoir remettre ma visite, parce que c'est la seule soirée qui nous convienne à toutes deux. Elle va aux bains chauds demain; et vous savez que nous sommes invités pour le reste de la semaine.
—Qu'est-ce que lady Russel pense de cette connaissance? dit Élisabeth.
—Elle n'y voit rien à blâmer; au contraire, elle l'approuve, et m'y a souvent conduite dans sa voiture.
—Westgate-Buildings a dû être surpris de voir un équipage sur ses pavés, fit observer Sir Walter. La veuve de Sir Henri Russel n'a pas de couronne, il est vrai, sur ses armoiries; néanmoins, c'est un bel équipage, et l'on sait sans doute qu'il contient une miss Elliot. Mme veuve Shmith! demeurant à Westgate-Buildings! Une pauvre veuve, ayant à peine de quoi vivre! entre trente et quarante ans! une simple Mme Shmith est l'amie intime de miss Elliot, qui la préfère à sa noble parenté d'Écosse et d'Irlande; Mme Shmith! quel nom!»
A ce moment, Mme Clay jugea convenable de quitter la chambre. Anna aurait bien voulu prendre la défense de son amie, mais elle se tut, par respect pour son père. Elle le laissa se souvenir que Mme Shmith n'était pas la seule veuve à Bath, entre trente et quarante ans, ayant peu de fortune et ne possédant aucun titre de noblesse.
Elle tint son engagement, et les autres tinrent le leur. Il va sans dire que, le lendemain, elle entendit raconter la délicieuse soirée.
Sir Walter et Élisabeth s'étaient empressés d'inviter, de la part de sa seigneurie, lady Russel et M. Elliot. Celui-ci avait laissé là le colonel Wallis pour venir, et lady Russel était venue, quoiqu'elle eût déjà disposé autrement de sa soirée. Par elle, Anna sut tout ce qui s'était dit. Son amie et M. Elliot avaient causé d'elle. On l'avait désirée, regrettée; on avait approuvé le motif de son absence; sa bonne et affectueuse visite à une ancienne compagne malade et pauvre avait ravi M. Elliot. Il trouvait, comme lady Russel, qu'Anna était une jeune fille extraordinaire, un modèle de perfection en tous genres.
Anna ne pouvait se savoir si hautement appréciée par un galant homme sans éprouver les émotions que lady Russel cherchait à faire naître.
Celle-ci avait son opinion faite sur M. Elliot. Elle était convaincue qu'il recherchait Anna, et le trouvait digne d'elle. Elle calculait combien de semaines lui restaient jusqu'à la fin de son deuil, pour qu'il pût déployer toutes ses séductions.
Elle ne dit qu'à demi ce qu'elle pensait, hasardant seulement quelques mots sur la possibilité d'une telle alliance. Anna l'écoutait en rougissant, et secouait doucement la tête.
«Je ne suis pas une faiseuse de mariages, vous le savez, dit lady Russel. Je connais trop bien l'incertitude des prévisions humaines. Je dis seulement que si M. Elliot vous recherchait et que vous fussiez disposée à l'accepter, il y aurait là des éléments de bonheur.
—M. Elliot est un homme très aimable, et que j'estime beaucoup, mais nous ne nous convenons pas.»
Lady Russel répondit seulement:
«J'avoue que ma plus grande joie serait de vous voir la maîtresse de Kellynch, la future lady Elliot, occupant la place de votre chère mère, succédant à tous ses droits, à sa popularité, à toutes ses vertus. Vous êtes le portrait de votre mère, ma chère Anna, au physique et au moral, et si vous preniez sa place, votre seule supériorité sur elle serait d'être plus justement appréciée qu'elle ne le fut.»
Anna se leva et s'éloigna pour se remettre de l'émotion que cette peinture excitait en elle: son imagination et son cœur étaient séduits.
Toutes ces images avaient un charme irrésistible. Lady Russel n'ajouta pas un mot, laissant Anna à ses réflexions, et se disant que si M. Elliot plaidait en ce moment sa cause.....
En résumé, elle croyait ce qu'Anna ne croyait pas encore. Celle-ci, venant à penser à M. Elliot plaidant lui-même sa cause, se trouva subitement refroidie, et se dit qu'elle ne l'accepterait jamais. Quoiqu'elle le fréquentât depuis un mois, elle ne pouvait dire qu'elle le connaissait; elle voyait bien que c'était un homme sensé, aimable, qu'il causait bien, et professait de bonnes opinions. Il avait le sentiment du devoir, et elle ne pouvait le trouver en défaut sur aucun point, mais cependant elle n'aurait pas voulu répondre de lui. Elle se méfiait du passé, sinon du présent. Quelques mots prononcés parfois lui donnaient des soupçons; et qui pouvait répondre des sentiments d'un homme habile et prudent, qui feignait peut-être d'être ce qu'il n'était pas?
M. Elliot n'était pas ouvert: le bien ou le mal n'excitait en lui aucun élan de plaisir ou d'indignation. Pour Anna, c'était un grand défaut: elle adorait la franchise et l'enthousiasme.
Elle se fiait plus à la sincérité de ceux qui disent parfois une parole irréfléchie qu'à ceux dont la présence d'esprit ne fait jamais défaut, et dont la langue ne se trompe jamais. M. Elliot savait plaire à tous; il lui avait parlé ouvertement de Mme Clay, et cependant il était aussi aimable avec elle qu'avec toute autre. Lady Russel en voyait plus ou moins que sa jeune amie, car elle n'avait aucune défiance. Elle ne pouvait imaginer un homme plus parfait, et rien ne lui eût été plus doux que de voir sa bien-aimée Anna lui donner la main dans l'église de Kellynch, au prochain automne.
CHAPITRE XVIII
On était au commencement de février. Anna était depuis un mois à Bath, et attendait impatiemment des nouvelles d'Uppercross et de Lyme. Depuis trois semaines elle n'en avait pas reçu: elle savait seulement qu'Henriette était de retour à la maison et que Louisa était encore à Lyme. Elle y pensait un soir plus que de coutume, quand une lettre de Marie lui fut remise avec les compliments de M. et Mme Croft.
«Comment! les Croft sont à Bath? dit Sir Walter; que vous envoient-ils?
—Une lettre d'Uppercross-Cottage, mon père.
—Oh! ces lettres sont des passeports commodes pour être reçus. Néanmoins, j'aurais en tout cas visité les Croft. Je sais ce que je dois à mon locataire.»
«Ma chère Anna, disait la lettre, je ne m'excuse pas de mon silence, parce qu'on ne doit guère se soucier des lettres à Bath. Vous êtes trop heureuse pour penser à Uppercross. Notre Noël a été très triste. les Musgrove n'ont pas donné un seul dîner. Je ne compte pas les Hayter. Les vacances sont enfin finies. Nous n'en avons jamais eu d'aussi longues quand nous étions enfants. La maison a été débarrassée hier, excepté des petits Harville, et vous serez surprise d'apprendre qu'ils ne sont pas venus chez moi une seule fois. Mme Harville est une étrange mère de s'en séparer si longtemps. Ce ne sont pas de jolis enfants, mais Mme Musgrove semble les aimer autant et même plus que les siens.
»Quel affreux temps nous avons eu! Vous ne vous en apercevez pas à Bath avec vos pavés propres. A la campagne, c'est autre chose.
»Je n'ai pas eu une seule visite depuis la deuxième semaine de janvier, excepté Charles Hayter, qui est venu trop souvent.
»Entre nous, c'est grand dommage qu'Henriette ne soit pas restée à Lyme aussi longtemps que Louisa, cela l'aurait tenue loin de lui. La voiture vient de partir pour ramener demain Louisa et les Harville. Nous ne sommes invités à dîner avec eux que le surlendemain, tant on craint la fatigue du voyage pour Louisa, ce qui n'est pas probable si l'on pense aux soins dont elle est l'objet. J'aimerais bien mieux y dîner demain.
»Je suis bien aise que vous trouviez M. Elliot si aimable, et je voudrais le connaître aussi. Mais j'ai la mauvaise chance de n'être jamais là quand il y a quelque chose d'agréable. Je suis la dernière de la famille dont on s'occupe.
»Quel temps immense Mme Clay passe avec Élisabeth! A-t-elle l'intention de s'en aller jamais? Pensez-vous que nous serions invités si elle laissait la place libre? Je puis très bien laisser mes enfants à Great-House pendant un mois ou six semaines.
»J'ai entendu dire que les Croft partaient pour Bath: ils n'ont pas eu l'attention de demander mes commissions; ils ne sont guère polis! Nous les voyons à peine, et c'est réellement de leur part un manque d'égards.
»Charles se joint à moi pour vous dire mille choses amicales.
»Votre sœur affectionnée,
»Marie M.
»P. S.—Je suis fâchée de vous dire que je suis loin d'aller bien, et Jémina vient d'apprendre chez le boucher qu'il y a beaucoup d'angines ici. Je crois que j'en aurai une, car mes maux de gorge sont toujours plus dangereux que ceux des autres.»
Ainsi finissait la première partie, à laquelle avait été ajouté ceci:
«J'ai laissé ma lettre ouverte afin de vous dire comment Louisa a supporté le voyage; et j'en suis très contente, car j'ai beaucoup à ajouter. D'abord j'ai reçu hier un mot de Mme Croft, demandant si j'avais quelque chose à vous envoyer: une lettre très bonne, très amicale, et adressée à moi, comme cela doit être. L'amiral ne semble pas très malade, et j'espère sincèrement que Bath lui fera du bien. Je serai vraiment heureuse quand ils reviendront: nous ne pouvons pas nous passer d'une si aimable famille.
»Maintenant, parlons de Louisa: vous serez bien étonnée. Elle est arrivée mardi. Le soir, en allant prendre de ses nouvelles, nous fûmes surpris de ne pas trouver Benwick, car il avait été invité aussi. Et devinez-vous pourquoi il n'y était pas? Il fait la cour à Louisa, et n'a pas voulu venir avant d'avoir reçu la réponse de M. Musgrove à sa demande écrite. Je serais surprise que vous sachiez cela, car on ne m'en a rien dit. Nous sommes très contents, car ce mariage, quoique moins bon que celui du capitaine Wenvorth, est un million de fois meilleur que celui de Charles Hayter. M. Musgrove a donné son consentement. On attend le capitaine Benwick.
»Charles se demande ce que dira Wenvorth, mais vous vous souvenez que je n'ai jamais cru à son attachement pour Louisa.
»Et voilà la fin de la supposition que Benwick était votre adorateur!
»Il est incompréhensible pour moi que Charles ait pu se mettre cela dans la tête.»
Jamais Anna ne fut plus surprise. Le capitaine Benwick et Louisa Musgrove! C'était trop étonnant pour le croire.
Sir Walter désirait savoir si les Croft voyageaient à quatre chevaux, s'ils allaient habiter un assez beau quartier pour qu'on pût aller les voir.
«Comment se porte Marie?» dit Élisabeth. Et sans attendre la réponse:
«Qu'est-ce qui amène les Croft à Bath?
—C'est à cause du général, qui a la goutte.
—La goutte et la décrépitude! dit Sir Walter, pauvre vieux gentilhomme!
—Connaissent-ils quelqu'un ici? demanda Élisabeth.
—Je ne sais pas. Mais, à l'âge de l'amiral et avec sa profession, il ne doit pas manquer de connaissances dans une ville comme Bath.
—Je pense, dit posément Sir Walter, que l'amiral sera connu ici comme locataire de Kellynch. Élisabeth, pouvons-nous nous aventurer à les présenter à Laura-Place?
—Je ne crois pas; nous sommes cousins de lady Dalrymph, et nous ne devons pas lui imposer des connaissances qu'elle pourrait désapprouver. Il vaut mieux laisser les Croft avec leurs égaux.»
Ce fut tout l'intérêt qu'Élisabeth prit à la lettre de Marie, et quand Mme Clay se fut informée poliment de Mme Musgrove et de ses charmants enfants, on laissa Anna tranquille.
Une fois dans sa chambre, elle chercha à comprendre. Peut-être Wenvorth, s'apercevant qu'il n'aimait pas Louisa, s'était-il retiré? Elle ne pouvait admettre l'idée de légèreté ou de trahison.
Le capitaine Benwick et Louisa Musgrove! La vive et gaie Louisa, et le triste et sentimental Benwick! les derniers entre tous qui semblaient se convenir! Mais ils s'étaient trouvés ensemble pendant plusieurs semaines; ils avaient vécu dans le même petit cercle. Louisa relevant de maladie était plus intéressante, et Benwick moins inconsolable. Anna, au lieu de tirer du présent les mêmes conclusions que Marie, soupçonnait que Benwick avait eu un commencement d'inclination pour elle. Mais elle n'en tirait point vanité. Benwick lui avait été reconnaissant de la sympathie qu'elle lui avait montrée. Il avait un cœur aimant.
Elle pensait qu'ils pouvaient être heureux: lui gagnerait de la gaîté, elle de l'enthousiasme pour Byron ou Walter Scott. Mais c'était déjà fait probablement; la poésie avait rapproché leurs cœurs. L'idée de Louisa, devenue personne littéraire et sentimentale, était amusante.
L'accident arrivé à Lyme avait pu avoir une influence sur sa santé et son caractère aussi bien que sur sa destinée.
Non, ce n'était pas le regret qui, en dépit d'elle-même, faisait battre le cœur d'Anna et lui mettait la rougeur aux joues, quand elle pensait que Wenvorth était libre! Elle avait honte d'analyser ses sentiments. Ils ressemblaient trop à de la joie: une joie immense.
Les Croft, à la parfaite satisfaction de Sir Walter, se logèrent dans Gay-Street. Dès lors il ne rougit pas de les connaître, et parla beaucoup plus de l'amiral que celui-ci n'avait jamais parlé de lui. Les Croft apportaient à Bath leur habitude de province d'être toujours ensemble. La marche était ordonnée à l'amiral pour guérir sa goutte, et Anna les rencontrait partout. Ils étaient pour elle l'image du bonheur. Elle les suivait longtemps des yeux, ravie de pouvoir s'imaginer ce qu'ils disaient marchant côte à côte, heureux et indépendants; ou de voir quelle cordiale poignée de mains l'amiral donnait à un ami, et le groupe animé qu'il formait parfois avec d'autres marins. Mme Croft, au milieu d'eux, paraissait aussi intelligente et aussi fine qu'aucun des officiers qui l'entouraient.
Un matin, Anna, traversant Milton-Street, rencontra l'amiral; il était seul, et si occupé à regarder des gravures, qu'il ne la vit pas d'abord. Quand il l'eut aperçue, il dit avec sa bonne humeur habituelle: «Ah! c'est vous. Vous me voyez planté devant ce tableau: je ne puis passer ici sans m'y arrêter. Mais est-ce là un bateau? Regardez. En avez-vous jamais vu un pareil? Vos peintres sont étonnants, s'ils croient qu'on voudrait risquer sa vie dans cette vieille coquille de noix informe. Et cependant, voilà deux personnages qui y semblent parfaitement à l'aise. Ils regardent les rochers et les montagnes comme s'ils n'allaient pas être culbutés, ce qui arrivera certainement. Maintenant, où allez-vous? Puis-je vous accompagner, ou faire quelque chose pour vous?
—Non, merci, à moins de faire route avec moi. Je vais à la maison.
—Certainement, de tout mon cœur. Nous ferons une bonne promenade, et j'ai quelque chose à vous dire. Prenez mon bras; je ne me sens pas à l'aise si je n'ai pas le bras d'une femme.
—Vous avez quelque chose à me dire?
—Oui; mais voici un ami, le capitaine Bridgdem. Je veux seulement lui demander comment il va, en passant. Il est surpris de me voir avec une autre femme que la mienne. La pauvre âme est prise par la jambe; elle a au talon une ampoule presque aussi large qu'une pièce de cinq francs. Voyez-vous l'amiral Brand qui vient vers nous avec son frère? Habits râpés tous deux; je suis content qu'ils soient de l'autre côté de la rue. Sophie ne peut pas les souffrir. Ils m'ont joué autrefois un vilain tour, je vous conterai cela. Voici le vieux Sir Archibald et son petit-fils. Regardez, il nous voit. Il vous envoie un baiser, et vous prend pour ma femme. Ah! la paix est venue trop tôt pour ce jeune homme. Pauvre vieux Sir Archibald!
»Aimez-vous Bath, miss Elliot? Bath me convient très bien; nous rencontrons toujours quelque vieil ami. On est sûr de pouvoir bavarder, puis, rentrés chez nous, nous nous plongeons dans nos fauteuils, et nous sommes aussi bien qu'à Kellynch.»
Anna le pressa de lui dire ce qu'il avait à lui communiquer. Mais elle fut obligée d'attendre, car l'amiral s'était mis en tête de ne parler que sur la place Belmont.
«Maintenant, dit-il, vous allez entendre quelque chose de surprenant; mais d'abord dites-moi le nom de la cadette des misses Musgrove. Je l'oublie toujours.»
Anna la nomma.
«Oui, Louisa Musgrove, c'est cela. Si les jeunes filles n'avaient pas d'aussi beaux noms, et s'appelaient simplement Sophie ou Marie, je ne me tromperais jamais. Eh bien! nous pensions que cette miss Louisa allait épouser Frédéric. Depuis quelque temps il lui faisait la cour. On se demandait seulement pourquoi ils attendaient, quand arriva l'accident de Lyme. Frédéric, au lieu de rester à Lyme, alla à Plymouth, puis il partit pour aller voir Édouard, et il y est encore. Nous ne l'avons pas vu depuis novembre. Sophie elle-même n'y comprend rien. Mais aujourd'hui les choses ont pris le tour le plus étrange, car cette jeune miss Musgrove, au lieu d'épouser Frédéric, se marie avec James Benwick. Vous le connaissez?
—Un peu.
—Eh bien, ils doivent être mariés déjà, car je ne vois pas pourquoi ils attendraient.
—Le capitaine Benwick est un homme très aimable, et on lui donne un excellent caractère.
—Oh! oui, il n'y a rien à dire contre lui. Il n'est commandant que de l'année dernière, il est vrai, et le moment est mauvais pour avoir de l'avancement, mais je ne lui connais pas d'autre défaut. C'est un excellent garçon, un officier actif et zélé, plus que vous ne le croyez, peut-être, car son air tranquille ne lui rend pas justice.
—Vous vous trompez, monsieur; les manières du capitaine ne me font pas supposer qu'il manque d'énergie. Je les trouve très agréables, et je suis sûre qu'elles plaisent généralement.
—Bien, bien; les dames sont les meilleurs juges; mais James Benwick est un peu trop tranquille pour moi. C'est probablement l'effet de notre partialité, mais Sophie et moi, nous préférons les manières de Frédéric.
—Je n'avais pas l'intention, dit Anna après un peu d'hésitation, de comparer les deux amis.»
Mais l'amiral l'interrompit:
«La nouvelle du mariage est certainement vraie, il n'y a pas là de cancans. Nous le savons par Frédéric lui-même, qui l'a écrit à sa sœur. Je pense qu'ils sont tous à Uppercross»
Anna ne put résister à la tentation de dire:
«J'espère, amiral, qu'il n'y a rien dans la lettre du capitaine qui puisse vous faire de peine. Il semblait exister un attachement entre lui et Louisa à l'automne dernier; mais j'aime à croire qu'il s'en est allé de part et d'autre sans déchirement! J'espère que le capitaine n'a à se plaindre de personne.
—Non, certainement; Frédéric n'est pas un homme à gémir et à se plaindre. Il a trop d'esprit pour cela. Si la jeune fille en préfère un autre, qu'elle le prenne.
—Vous avez raison; j'espère seulement que le capitaine n'a pas à se plaindre de son ami. Je serais bien fâchée que leur amitié fût détruite, ou même refroidie par une chose semblable.
—Oui, oui, je vous comprends. Mais sa lettre n'en dit rien. Il ne témoigne pas même le plus léger étonnement.»
Anna ne fut pas aussi convaincue que l'amiral. Mais il était inutile d'en demander davantage.
«Pauvre Frédéric, dit l'amiral; il faut qu'il recommence à nouveaux frais. Sophie doit lui écrire de venir; il y a ici de jolies filles, il me semble. Il serait inutile d'aller à Uppercross à présent, car l'autre miss Musgrove est recherchée par son cousin, le jeune ministre. Ne pensez-vous pas, miss Elliot, qu'il fera mieux de venir à Bath?»
CHAPITRE XIX
Tandis que l'amiral parlait de Wenvorth, celui-ci était déjà en route. Anna l'aperçut la première fois qu'elle sortit. Elle était avec sa sœur, M. Elliot et Mme Clay; on traversait la rue Nelson, il commençait à pleuvoir. Les dames entrèrent dans un magasin, tandis que M. Elliot s'avançait vers lady Dalrymph, dont la voiture stationnait à quelques pas de là, et lui demandait de prendre ces dames.
Mais la calèche ne contenait que quatre places, et miss Carteret était avec sa mère.
Une place appartenait de droit à miss Elliot l'aînée; mais il y eut un débat de politesse entre Mme Clay et Anna, pour la seconde place.
Anna se souciait peu de la pluie et préférait marcher; Mme Clay ne la craignait pas non plus, et était d'ailleurs solidement chaussée. Mais miss Elliot affirma que Mme Clay avait déjà pris froid; et M. Elliot soutint que les bottines d'Anna étaient les plus solides; cela mit fin au débat. Tout à coup, Anna, assise près de la fenêtre, aperçut Wenvorth, qui descendait la rue. Elle ne put s'empêcher de tressaillir, tout en se disant que c'était absurde. Pendant quelques minutes, elle ne vit rien; tout était confus autour d'elle. Quand elle put se remettre, on attendait encore la voiture, et M. Elliot s'apprêtait à faire une commission pour Mme Clay.
Elle alla vers la porte pour voir s'il pleuvait. Quel autre motif aurait-elle eu? Le capitaine devait être parti?
Elle rebroussa chemin en voyant entrer le capitaine Wenvorth lui-même avec plusieurs dames et gentlemen. La vue d'Anna parut le troubler; il rougit extrêmement.
Pour la première fois, elle trahissait moins d'émotion que lui. Elle avait pu se préparer, et pourtant elle était émue.
Il lui dit quelques mots. Il n'était ni froid ni amical, mais embarrassé.
Anna vit avec peine, mais sans surprise, qu'Élisabeth ne voulait pas reconnaître M. Elliot. Il n'attendait qu'un signe d'elle pour la saluer, mais elle se détourna avec une froideur glaciale. Bientôt un domestique annonça la voiture de lady Dalrymph.
La pluie recommençait; il y eut dans la petite boutique un mouvement qui apprit aux assistants que lady Dalrymph venait chercher miss Elliot. Alors le capitaine, se tournant vers Anna, lui offrit ses services plutôt par son attitude que par ses paroles.
«Je vous remercie, dit-elle. Je ne monte pas en voiture; il n'y a pas de place, et je préfère marcher.
—Mais il pleut.
—Oh! très peu; je n'y prends pas garde».
Après un silence, il dit, en montrant son parapluie:
«Quoique arrivé d'hier, je me suis déjà équipé pour Bath. Prenez-le si vous tenez à marcher; mais il serait plus prudent de me laisser chercher une voiture.»
Elle refusa, disant qu'elle attendait M. Elliot. Elle parlait encore quand il entra. Wenvorth le reconnut, c'était bien celui qu'il avait vu à Lyme s'arrêter sur l'escalier pour admirer Anna. Sa manière d'être et ses façons étaient celles d'un parent, ou d'un ami privilégié. Il lui offrit son bras. En sortant, Anna ne put jeter à Wenvorth qu'un bonjour, accompagné d'un doux et timide regard.
Quand ils furent partis, les dames qui étaient avec le capitaine se mirent à parler d'eux.
«Miss Elliot ne déplaît pas à son cousin, je crois?
—Oh! c'est assez clair. On peut deviner ce qui arrivera. Il est toujours avec eux. Il vit à moitié dans la famille. Il a très bon air.
—Oui, et miss Atkinson, qui a dîné une fois avec lui, dit qu'elle n'a jamais vu un homme plus aimable.
—Quand on regarde bien miss Elliot, on la trouve jolie. J'avoue que je la préfère à sa sœur, malgré l'avis général.
—Moi aussi.
—Oh! sans comparaison. Mais les hommes sont tous enthousiastes de miss Elliot. Anna est trop délicate pour eux.»
Anna aurait bien voulu ne pas causer. Son cousin était plein d'attention, et choisissait des sujets propres à l'intéresser, soit des louanges sensées et justes de lady Russel, soit des insinuations contre Mme Clay. Mais Anna ne pouvait en ce moment penser qu'à Wenvorth. Elle ne pouvait deviner ce qu'il pensait, ni être calme. Elle espérait être sage et raisonnable plus tard; mais, hélas! elle devait s'avouer qu'elle ne l'était pas encore.
S'il restait à Bath, lady Russel ne pouvait manquer de le voir. Le reconnaîtrait-elle? Qu'en résulterait-il? Déjà elle avait dû dire à son amie que Louisa allait épouser Benwick et avait été gênée en voyant la surprise de lady Russel, qui ne connaissait pas bien la situation.
Le lendemain, Anna, en descendant la rue Pulleney avec lady Russel, aperçut Wenvorth sur le trottoir opposé, et ne le perdit plus de vue. Quand il fut plus près, elle regarda lady Russel et vit qu'elle observait attentivement Wenvorth. A la difficulté qu'elle avait à en détacher ses yeux, Anna comprit qu'il exerçait sur lady Russel une sorte de fascination. Elle paraissait étonnée que huit années passées dans des pays étrangers et dans le service actif ne lui eussent rien enlevé de sa bonne mine.
A la fin, lady Russel détourna la tête:
«Vous vous demandez sans doute ce qui a arrêté mes yeux si longtemps: je regardais à une fenêtre des rideaux dont lady Alis m'a parlé.»
Anna soupira et rougit de pitié et de dédain soit pour son amie, soit pour elle-même. Ce qui la vexait le plus, c'est qu'elle n'avait pu s'assurer s'il les avait aperçues.
Un jour ou deux se passèrent sans le voir, et Anna, s'imaginant plus forte qu'elle n'était, attendait avec impatience un concert donné pour le bénéfice d'une personne patronnée par lady Dalrymph. On disait qu'il serait bon, et Wenvorth aimait passionnément la musique. Elle désirait causer quelques instants avec lui, et se sentait le courage de lui adresser la parole. Ni lady Russel, ni Élisabeth n'avaient voulu le reconnaître, et elle pensait qu'elle lui devait une réparation.
Elle avait promis à Mme Shmith de passer la soirée avec elle. Elle y entra un instant, lui promettant une plus longue visite le lendemain.
«Certainement, dit Mme Shmith; seulement vous me raconterez tout. Où allez-vous?»
Anna le lui dit, et ne reçut pas de réponse. Mais quand elle sortit, Mme Shmith lui dit d'un air moitié sérieux, moitié malin:
«Ne manquez pas de venir demain. Quelque chose me dit que bientôt vous ne viendrez plus.»
CHAPITRE XX
Sir Walter, ses deux filles et Mme Clay arrivèrent les premiers au concert, et, en attendant lady Dalrymph, s'assirent auprès du feu; à peine y étaient-ils que le capitaine Wenvorth entra. Anna se trouvait près de la porte, elle s'avança vers lui et lui dit un bonsoir gracieux. Il se mit à causer avec elle, malgré les regards du père et de la sœur. Anna ne les voyait pas, mais entendait leurs chuchotements, et quand elle vit Wenvorth saluer de loin, elle comprit que Sir Walter avait bien voulu lui faire un léger salut. Après avoir parlé de Bath et du concert, il lui dit en souriant et en rougissant un peu:
«Je vous ai à peine vue depuis la journée passée à Lyme. Je crains que vous n'ayez souffert de cette émotion, d'autant plus que vous l'avez renfermée.»
Elle l'assura qu'elle n'avait pas souffert.
«Ce fut un terrible moment,» dit-il, et il passa sa main sur ses yeux, comme si ce souvenir était encore trop pénible, mais bientôt il ajouta en souriant:
«Cette journée cependant a eu des conséquences qui ne sont pas terribles. Quand vous eûtes la présence d'esprit de suggérer que c'était à Benwick de trouver un médecin, vous ne pensiez guère que c'était lui qui avait le plus d'intérêt à la guérison de Louisa.
—Cela est certain. Mais j'espère que ce sera un heureux mariage. Ils ont tous deux de bons principes et un bon caractère.
—Oui, dit-il, mais ici finit la ressemblance. Je les souhaite heureux de toute mon âme. Ils n'auront ni lutte à soutenir, ni caprices, ni opposition, ni retards. Tout cela est beaucoup plus que.......»
Il s'arrêta: un souvenir soudain lui donna un peu de cette émotion qui faisait rougir Anna et lui faisait tenir les yeux baissés. Il affermit sa voix, et continua:
«J'avoue que je trouve entre eux une différence d'esprit trop grande. Louisa est une aimable jeune fille, douce et assez intelligente, mais Benwick est quelque chose de plus. C'est un homme instruit, un esprit délicat, et j'avoue que je suis étonné de son choix. S'il avait été préféré par elle et l'eût aimée par reconnaissance, c'est différent; mais il semble, au contraire, qu'il y ait eu chez lui un attachement soudain, et cela me surprend. Un homme comme lui! un cœur presque brisé! Fanny Harville était une créature supérieure, et il l'aimait sincèrement. Un homme ne doit pas guérir, et ne guérit pas d'un tel amour pour une telle femme.»
Anna éprouva en un moment mille sensations de plaisir et de confusion. Elle sentait son cœur battre plus vite. Il lui fut impossible de continuer ce sujet, mais, sentant la nécessité de parler, elle prit un détour:
«Êtes-vous resté longtemps à Lyme?
—Environ quinze jours. Je ne pouvais pas m'éloigner tant que Louisa était en danger. J'avais eu une part trop grande dans ce malheur pour être tranquille. C'était ma faute. Elle n'aurait pas été si obstinée, si j'avais été moins faible. J'ai exploré les environs de Lyme, qui sont très beaux; et plus je voyais, plus je trouvais à admirer.
—J'aimerais bien à revoir Lyme, dit Anna.
—Vraiment, je ne l'aurais pas cru. La scène de désolation à laquelle vous avez été mêlée, la fatigue et la contention d'esprit que vous avez éprouvées auraient dû vous dégoûter de Lyme.
—Les dernières heures furent certainement pénibles, répondit Anna, mais le souvenir d'un chagrin passé devient un plaisir, et ce n'est pas le seul souvenir que Lyme m'ait laissé. Nous y avons eu beaucoup de plaisir. J'ai voyagé si peu que tout endroit nouveau m'intéresse. Il y a de réelles beautés à Lyme. Il ne me reste que des impressions agréables,» dit-elle en rougissant un peu.
A ce moment la porte s'ouvrit.
«Lady Dalrymph,» s'écria-t-on joyeusement, et Sir Walter et sa fille s'avancèrent avec empressement au-devant d'elle. Anna fut séparée du capitaine Wenvorth, mais elle en avait appris en dix minutes plus qu'elle n'eût osé espérer. Elle cacha son agitation et sa joie sous les banalités de la conversation. Elle se sentait polie et bonne, et disposée à plaindre tous ceux qui n'étaient pas aussi heureux qu'elle.
On entra dans la salle du concert. Élisabeth, au bras de miss Carteret, regardait le large dos de la douairière vicomtesse Dalrymph et semblait au comble du bonheur.
Et Anna?....... Mais ce serait insulter à son bonheur que de le comparer à celui de sa sœur. L'un prenait sa source dans une vanité égoïste, l'autre dans un noble attachement.
Anna ne voyait rien autour d'elle. Son bonheur était en elle-même. Ses yeux brillaient, ses joues brûlaient, mais elle n'en savait rien. Elle ne pensait qu'à cette dernière demi-heure. Les expressions du capitaine, le sujet qu'il avait choisi, et plus encore son air et son regard, ne pouvaient laisser à Anna aucun doute. Son étonnement touchant Benwick, ses idées sur une première affection, les phrases qu'il n'avait pu finir, ses yeux qui se détournaient: tout disait à Anna que ce cœur lui revenait enfin; que la colère et le ressentiment n'existaient plus, et qu'ils étaient remplacés par l'ancienne tendresse. Oui, il l'aimait; ces pensées et les images qu'elles suggéraient l'absorbaient entièrement.
Quand chacun fut assis à sa place, elle chercha des yeux Wenvorth, mais elle ne le vit pas, et le concert commença. M. Elliot s'était arrangé de façon à être placé près d'Anna. Miss Elliot, assise entre ses deux cousines et l'objet des attentions du colonel Wallis, était très satisfaite. Anna était dans une disposition d'esprit à jouir de la musique; pendant l'entr'acte elle expliquait à M. Elliot les paroles d'une chanson italienne. «Voici à peu près le sens, dit-elle, car une chanson d'amour ne se peut guère traduire, et je ne suis pas très savante.
—Oui, je vois que vous ne savez rien, vous vous bornez à traduire fidèlement, élégamment ces inversions et ces obscurités de la langue italienne. Ne parlez plus de votre ignorance, en voici une preuve complète.
—J'accepte vos éloges comme une bienveillante politesse, mais je ne voudrais pas subir un examen sérieux.
—Je n'ai pas fréquenté Camben-Place si longtemps sans apprécier miss Anna Elliot. Elle est trop modeste pour que le monde connaisse la moitié de ses perfections, et chez toute autre femme cette modestie ne serait pas naturelle.
—De grâce, arrêtez: c'est trop de flatterie. Que va-t-on jouer maintenant? dit-elle en regardant le programme.
—Je vous connais peut-être, dit M. Elliot en baissant la voix, depuis plus longtemps que vous ne pensez.
—Vraiment! comment cela se peut-il? Vous ne pouvez me connaître que depuis mon arrivée à Bath.
—Je vous connaissais par ouï-dire, longtemps avant. On vous a dépeinte à moi. Votre personne, vos goûts, vos talents, tout est présent à mon esprit.»
M. Elliot ne se trompait pas en espérant éveiller l'intérêt d'Anna. On éprouve un charme mystérieux et irrésistible à être connue depuis longtemps sans le savoir. Elle le questionna, mais en vain. Il était ravi qu'on l'interrogeât, mais il ne voulait rien dire.
«Non, non, plus tard peut-être, mais pas maintenant.»
Anna se dit que ce ne pouvait être que M. Wenvorth, le frère du capitaine, qui avait parlé d'elle.
«Le nom d'Anna Elliot m'intéresse depuis longtemps, ajouta-t-il, et, si j'osais, j'exprimerais le désir qu'elle n'en change jamais.»
Tout à coup une autre voix attira son attention. Son père parlait à lady Dalrymph.
«C'est un très bel homme, disait-il.
—Oui, dit lady Dalrymph. Il a plus grand air que les gens qu'on voit généralement à Bath. N'est-il pas Irlandais?
—Son nom est Wenvorth, capitaine de marine. Sa sœur est la femme de M. Croft, mon locataire à Kellynch, dans le comté de Somerset.»
Anna, ayant suivi la direction des regards de son père, aperçut le capitaine, debout au milieu d'un groupe. Quand leurs yeux se rencontrèrent, il lui sembla qu'il détournait les siens.
Mais la musique recommença, et elle fut forcée d'y donner son attention. Quand elle regarda de nouveau, il était parti.
La première partie du concert étant finie, quelques personnes proposèrent d'aller prendre du thé. Anna resta assise à côté de lady Russel, et fut débarrassée de M. Elliot. Elle était décidée à parler à Wenvorth si le hasard l'amenait auprès d'elle, malgré la présence de lady Russel, qui l'avait certainement aperçu. La salle se remplit de nouveau, et Anna eut à entendre une longue heure de musique. Elle était fort agitée, et ne pouvait être tranquille tant qu'elle n'aurait pas échangé avec lui un regard ami.
Elle se plaça à dessein à l'extrémité d'une banquette, avec une place vide auprès d'elle. Bientôt Wenvorth s'approcha, mais avec hésitation; il avait un air grave; le changement était frappant. Elle pensa que son père ou lady Russel l'avait peut-être blessé... Il parla du concert, dit qu'il espérait de meilleur chant et qu'il ne serait pas fâché d'en voir la fin. Mais elle défendit si bien les chanteurs, tout en tenant compte, d'une manière charmante, de l'opinion du capitaine qu'il répondit par un sourire et que sa figure s'éclaircit.
Alors il parut plus à l'aise, et jeta même un regard sur le banc pour y prendre place à côté d'Anna. A ce moment elle se sentit toucher l'épaule; c'était M. Elliot qui la priait de vouloir bien expliquer encore l'italien. Miss Carteret désirait comprendre ce qu'on allait chanter.
Anna ne put refuser, mais jamais elle n'avait fait à la politesse un plus grand sacrifice.
Quand elle se retourna vers le capitaine, il lui dit adieu précipitamment.
«Cette chanson ne mérite-t-elle pas qu'on reste? dit Anna soudainement poussée à encourager Wenvorth.
—Non, dit-il d'un ton singulier. Rien ici n'est digne de me retenir.» Et il partit.
Il était donc jaloux de M. Elliot. C'était là le seul motif plausible. Aurait-elle pu le croire trois heures auparavant! Ce fut un moment de joie exquise. Mais, hélas! combien différentes furent les pensées qui suivirent! Comment apaiser cette jalousie? Comment pourrait-il jamais connaître les vrais sentiments d'Anna?
Les attentions de M. Elliot la firent souffrir horriblement, ce soir-là.
CHAPITRE XXI
Le lendemain Anna se rappela avec plaisir sa promesse à Mme Shmith. Elle serait absente quand M. Elliot viendrait, car l'éviter était maintenant son seul désir. Elle éprouvait cependant pour lui une grande bienveillance; elle lui devait de la reconnaissance et de l'estime. Mais Wenvorth existait seul pour elle, soit qu'elle dût être unie à lui, soit qu'elle en fût séparée pour toujours. Jamais peut-être les rues de Bath n'avaient été traversées par de pareils rêves d'amour.
Ce matin-là son amie sembla particulièrement reconnaissante, car elle comptait à peine sur sa visite. Elle demanda des détails, et Anna se fit un plaisir de lui raconter la soirée. Ses traits étaient animés par le souvenir. Mais ce n'était pas assez pour la curieuse Mme Shmith, qui demanda des détails particuliers sur les personnes.
«Les petites Durand étaient-elles là, la bouche ouverte pour gober la musique, comme des moineaux qui demandent la becquée. Elles ne manquent jamais un concert.
—Je ne les ai pas vues. Mais j'ai entendu dire qu'elles étaient dans la salle.
—Et la vieille lady Maclean? Elle devait être dans votre voisinage, car vous étiez certainement aux places d'honneur, près de l'orchestre, avec lady Dalrymph?
—Non, c'est ce que je craignais; mais heureusement lady Dalrymph cherche toujours à être le plus loin possible, et il paraît que je n'ai pas vu grand'chose.
—Oh! assez pour votre amusement, il me semble, et puis vous aviez mieux à faire. Je vois dans vos yeux que vous avez eu une soirée agréable. Vous causiez dans les entr'actes?»
Anna sourit. «Que voyez-vous dans mes yeux?
—Votre visage me dit que vous étiez hier avec la personne que vous trouvez la plus aimable entre toutes, et qui vous intéresse plus que l'univers entier.»
Une rougeur s'étendit sur les joues d'Anna; elle ne put répondre.
«Et cela étant, continua Mme Shmith après un silence, vous saurez combien j'apprécie votre visite. C'est vraiment bien bon de votre part, vous qui avez tant d'autres invitations.»
La pénétration de Mme Shmith saisit Anna d'étonnement et de confusion; elle ne pouvait imaginer comment elle savait quelque chose sur Wenvorth.
«Dites-moi, je vous prie, continua Mme Shmith; M. Elliot sait-il que je suis à Bath, et que vous me connaissez?
—M. Elliot! reprit Anna surprise, mais elle se reprit aussitôt, et ajouta d'un air indifférent: Vous le connaissez?
—Je l'ai connu beaucoup autrefois, dit madame Shmith gravement; mais c'est fini maintenant.
—Vous ne m'en avez jamais rien dit! Si je l'avais su, j'aurais eu le plaisir de lui parler de vous.
—Pour dire la vérité, dit Mme Shmith reprenant son air gai, c'est exactement le plaisir que je vous prie de me faire. M. Elliot peut m'être très utile, et si vous avez la bonté, chère miss Elliot, de prendre ma cause en main, elle sera gagnée.
—J'en serais extrêmement heureuse: j'espère que vous ne doutez pas de mon désir de vous être utile, répondit Anna, mais vous me supposez une plus grande influence que je n'en ai. Je suis parente de M. Elliot, à ce titre seulement n'hésitez pas à m'employer.»
Mme Shmith lui jeta un regard pénétrant, puis, souriant, elle lui dit:
«J'ai été un peu trop vite à ce que je vois. Pardonnez-le-moi, j'aurais dû attendre une déclaration officielle. Mais, chère miss Elliot, dites-moi, comme à une vieille amie, quand je pourrai parler. Me sera-t-il permis, la semaine prochaine, de penser que tout est décidé, et de bâtir mes projets égoïstes sur le bonheur de M. Elliot?
—Non, répondit Anna; ni la semaine prochaine, ni les suivantes. Rien de ce que vous pensez ne se fera. Je ne dois pas épouser M. Elliot. Qui vous le fait croire?»
Mme Shmith la regarda avec attention, sourit, secoua la tête et dit:
«Je crois que vous ne serez pas cruelle quand le moment sera arrivé. Jusque-là, nous autres femmes, nous ne voulons rien avouer. Tout homme qui ne nous a pas encore demandées est censé refusé. Laissez-moi plaider pour mon ancien ami. Où trouverez-vous un mari plus gentleman, un homme plus aimable? Laissez-moi recommander M. Elliot. Je suis sûre que le colonel Wallis ne vous a dit de lui que du bien; et qui peut le mieux connaître que le colonel Wallis?
—Ma chère madame Shmith, il n'y a pas un an que Mme Elliot est morte. Votre supposition n'est pas admissible.
—Oh! si ce sont là vos seules objections! dit Mme Shmith d'un air malin, M. Elliot est sauvé, et je ne m'inquiète plus de lui. Ne m'oubliez pas quand vous serez mariée: voilà tout. Dites-lui que je suis votre amie, et il m'obligera plus facilement qu'aujourd'hui. J'espère, chère miss Elliot, que vous serez très heureuse. M. Elliot a assez de bon sens pour apprécier la valeur d'une femme telle que vous. Votre bonheur ne fera pas naufrage comme le mien. Vous avez la fortune, et vous connaissez le caractère de votre fiancé. D'autres ne l'entraîneront pas à sa ruine.
—Oui, dit Anna, je peux croire tout le bien possible de mon cousin. Son caractère paraît ferme et décidé, et j'ai pour lui un grand respect. Mais je ne le connais pas depuis longtemps, et ce n'est pas un homme qu'on puisse connaître vite. Ne comprenez-vous pas qu'il ne m'est rien? S'il demandait ma main, je refuserais. Je vous assure que M. Elliot n'était pour rien dans le plaisir que j'ai eu hier soir. Ce n'est pas M. Elliot qui.....»
Elle s'arrêta, et rougit fortement, regrettant d'en avoir tant dit. Puis, impatiente d'échapper à de nouvelles remarques, elle voulut savoir pourquoi Mme Shmith s'était imaginé qu'elle épouserait M. Elliot.
«D'abord, pour vous avoir vus souvent ensemble. J'ai pensé, comme tout le monde, que vos parents et vos amis désiraient cette union. Mais c'est depuis deux jours seulement que j'en ai entendu parler.
—Vraiment, on en a parlé!
—Avez-vous regardé la femme qui vous a introduite hier soir? C'était la garde, Mme Rock, qui, par parenthèse, était très curieuse de vous voir et très contente de se trouver là. C'est elle qui m'a dit que vous épousiez M. Elliot.
—Elle n'a pu dire grand'chose sur des bruits qui n'ont aucun fondement,» dit Anna en riant.
Mme Shmith ne répondit pas.
«Dois-je dire à M. Elliot que vous êtes à Bath?
—Non, certainement. Je vous remercie; ne vous occupez pas de moi.
—Vous disiez avoir connu M. Elliot pendant longtemps?
—Oui.
—Pas avant son mariage, sans doute?
—Il n'était pas marié quand je l'ai connu.
—Et vous étiez très liée avec lui?
—Intimement.
—Vraiment! alors dites-moi ce qu'il était à cette époque: je suis curieuse de le savoir. Était-il tel qu'aujourd'hui?
—Je ne l'ai pas vu depuis trois ans,» répondit Mme Shmith d'une voix si grave, que continuer ce sujet devenait impossible.
La curiosité d'Anna en fut accrue. Elles restèrent toutes deux silencieuses; enfin Mme Shmith dit:
«Je vous demande pardon, chère miss Elliot, mais j'étais incertaine sur ce que je devais faire, et je me décide à vous laisser connaître le vrai caractère de M. Elliot. Je crois maintenant que vous n'avez pas l'intention de l'accepter. Mais on ne sait ce qui peut arriver; vous pourriez un jour ou l'autre penser différemment. Écoutez la vérité:
»M. Elliot est un homme sans cœur et sans conscience; un être prudent, rusé et froid, qui ne pense qu'à lui, qui, pour son bien-être ou son intérêt, commettrait une cruauté, une trahison, s'il n'y trouvait aucun risque. Il est capable d'abandonner ceux qu'il a entraînés à la ruine sans le moindre remords. Il n'a aucun sentiment de justice ni de compassion. Oh! il n'a pas de cœur, et son âme est noire.»
Elle s'arrêta, voyant l'air surpris d'Anna, et ajouta d'un ton plus calme:
«Mes expressions vous étonnent; il faut faire la part d'une femme irritée et maltraitée, mais j'essayerai de me dominer. Je ne veux pas le décrier. Je vous dirai seulement ce qu'il a été pour moi.
»Il était, avant mon mariage, l'ami intime de mon cher mari, qui le croyait aussi bon que lui-même. M. Elliot me plut aussi beaucoup, et j'eus de lui une haute opinion. A dix-neuf ans on ne raisonne pas beaucoup. Nous vivions très largement: il avait moins d'aisance que nous, et demeurait au temple; c'est à peine s'il pouvait soutenir son rang. Mais notre maison était la sienne; il y était le bienvenu; on le regardait comme un frère. Mon pauvre Henri, qui avait l'esprit le plus fin et le plus généreux, aurait partagé avec lui jusqu'à son dernier sou, et je sais qu'il est venu souvent à son aide.
—Ce doit être alors, dit Anna, qu'il connut mon père et ma sœur. Je n'ai jamais compris sa conduite avec eux ni son mariage; cela ne s'accorde guère avec ce qu'il paraît être aujourd'hui.
—Je sais tout! s'écria Mme Shmith. Il fut présenté à Sir Walter avant que je le connusse, mais il en parlait souvent. Je sais qu'il refusa les avances qu'on lui fit. Je sais aussi tout ce qui a rapport à son mariage. Sa femme était d'une condition inférieure; je l'ai connue pendant les deux dernières années de sa vie.
—On m'a dit que ce ne fut pas un heureux mariage, dit Anna. Mais j'aimerais à savoir pourquoi il repoussa les avances de mon père.
—M. Elliot, continua Mme Shmith, avait alors le désir de faire rapidement fortune par un riche mariage. Il n'avait aucun secret pour moi; il me le dit, et me parlait souvent de votre père et de votre sœur.
—Peut-être, dit Anna frappée d'une idée soudaine, lui avez-vous quelquefois parlé de moi?
—Très souvent: je me vantais de connaître ma chère Anna, et je disais que vous ne ressembliez guère à........»
Elle s'arrêta brusquement.
«Cela m'explique ce que m'a dit M. Elliot hier soir. Je n'y comprenais rien. Mais je vous ai interrompue: alors M. Elliot fit un mariage d'argent? et c'est là sans doute ce qui vous ouvrit les yeux sur son caractère?»
Ici Mme Shmith hésita:
«Oh! ces choses sont trop communes pour frapper beaucoup. J'étais très jeune, gaie et insouciante. Je ne pensais qu'au plaisir. La maladie et le chagrin m'ont donné d'autres idées. Mais alors je ne voyais rien de répréhensible dans ce que faisait M. Elliot. Chercher son bien avant tout me paraissait naturel.
—Mais sa femme n'était-elle pas de basse condition?
—Oui, c'était là mon objection, mais il ne voulut rien entendre. De l'argent, c'était tout ce qu'il voulait. Le père était vitrier, le grand-père boucher. Mais elle était jolie, elle avait eu de l'éducation, et ses cousines l'avaient conduite dans la société. Le hasard lui fit rencontrer Elliot: elle l'aima. Il s'assura seulement du chiffre de la fortune. Il n'attachait pas d'importance, comme aujourd'hui, à son rang. Kellynch devait lui revenir un jour; mais en attendant il ne se souciait guère de l'honneur de la famille. Je lui ai souvent entendu dire que si une baronnie s'achetait il vendrait la sienne pour mille francs, y compris les armoiries et la devise, le nom et la livrée. Mais ce serait mal de raconter tout ce qu'il disait sur ce sujet, et cependant je dois vous donner des preuves.
—Je n'en ai pas besoin: ce que vous m'avez dit s'accorde bien avec tout ce que nous avons entendu dire. Je suis curieuse de savoir pourquoi il est si différent maintenant?
—Pour ma propre satisfaction, restez, et soyez assez bonne pour aller prendre dans ma chambre une petite boîte incrustée que vous trouverez sur la tablette du cabinet.»
Anna fit ce que son amie désirait, et la boîte fut placée devant Mme Shmith. Elle soupira en l'ouvrant et dit:
«Elle est pleine de lettres de M. Elliot à mon mari. J'en cherche une écrite avant mon mariage et qui a été conservée par hasard. La voici; je ne l'ai pas brûlée, parce qu'étant peu satisfaite de M. Elliot, j'ai voulu conserver les preuves de notre ancienne intimité:
«Cher Shmith, j'ai reçu votre lettre. Votre bonté m'accable. Je voudrais que les cœurs comme le vôtre fussent moins rares; mais j'ai vécu vingt-trois ans dans le monde, et je n'ai rien vu de pareil. Je n'ai pas besoin d'argent en ce moment. Félicitez-moi: je suis débarrassé de Sir Walter et de sa fille. Ils sont retournés à Kellynch, et m'ont fait presque jurer de les visiter cet été. Mais quand j'irai, ce sera accompagné d'un arpenteur, pour savoir le meilleur parti qu'on peut tirer de la propriété. Le baronnet pourrait bien se remarier; il est assez fou pour cela.
»S'il le fait, il me laissera en paix, ce qui est une compensation pour l'héritage.
»Je voudrais avoir un autre nom que Elliot; j'en suis écœuré. Heureusement je puis quitter celui de Walter, et je souhaite que vous ne me le jetiez jamais à la face, voulant pour le reste de ma vie me dire
»Votre dévoué
»William Elliot.»
Anna ne put lire cette lettre sans rougir; ce que voyant, dit Mme Shmith:
«Les expressions sont assez insolentes. Elles vous peignent l'homme. Peut-on être plus clair?»
Anna fut quelque temps à se remettre du trouble et de la mortification qu'elle avait éprouvés.
Elle fut obligée de se dire avant de recouvrer le calme nécessaire, que cette lecture était la violation du secret d'une lettre, et qu'on ne devait juger personne sur un pareil témoignage.
«Je vous remercie, dit-elle. Voici bien la preuve complète de ce que vous m'avez dit. Mais pourquoi se lier avec nous, à présent?
—Vous allez le savoir: je vous ai montré ce qu'était M. Elliot, il y a douze ans; je vais vous le montrer tel qu'il est aujourd'hui. Je ne puis vous donner des preuves écrites, mais un témoignage verbal authentique. Il désire réellement vous épouser. Ses intentions sont très sincères. Mon autorité en ceci est le colonel Wallis.
—Vous le connaissez donc?
—Non, la chose ne me vient pas si directement, mais la source n'en est pas moins bonne. M. Elliot parle à cœur ouvert de ses projets de mariage au colonel Wallis, qui me paraît un caractère sensé, prudent et observateur. Mais il a une jolie femme très sotte, à qui il dit tout ce qu'il fait; celle-ci répète tout à sa garde, qui me le redit.
—Ma chère Mme Shmith, votre autorité est en faute. Les idées que M. Elliot a sur moi n'expliquent aucunement ses efforts pour se réconcilier avec mon père. Ils étaient déjà sur un pied d'intimité quand je suis arrivée à Bath.
—Oui, je sais cela, mais..... Écoutez-moi seulement: vous jugerez bientôt s'il faut y croire, en écoutant quelques particularités que vous pourrez immédiatement contredire ou confirmer. Il vous avait vue et admirée avant d'aller à Bath sans vous connaître, est-ce vrai?
—Oui, je l'ai vu à Lyme.
—Bien. Le premier point reconnu vrai, accordez quelque confiance à mon amie. Il vous vit à Lyme, et vous lui plûtes tellement qu'il fut ravi de vous retrouver à Camben-Place, sous le nom de miss Anna Elliot. Dès ce moment, ses visites eurent un double motif. Mon historien dit que l'amie de votre sœur est à Bath depuis le commencement de septembre; que c'est une femme habile, insinuante; une belle personne, pauvre et..... qui doit désirer s'appeler lady Elliot; et l'on se demande avec surprise pourquoi miss Elliot semble ne pas voir le danger.»
Ici, Mme Shmith s'arrêta un moment; mais, Anna gardant le silence, elle continua:
«Ceux qui connaissent la famille voyaient les choses ainsi, longtemps avant votre arrivée. Le colonel Wallis, ami de M. Elliot, avait l'œil sur votre père et étudiait avec intérêt ce qui se passe ici; il mit M. Elliot au courant des cancans. Celui-ci a complètement changé d'avis pour ce qui touche le rang et les relations; et maintenant qu'il est riche, il s'est accoutumé à étayer son bonheur sur sa baronnie future. Il ne peut supporter l'idée de ne pas être Sir Walter. Vous pouvez deviner que les nouvelles apportées par son ami ne lui ont pas été agréables. Il a résolu de s'établir à Bath et de se lier avec la famille, afin de s'assurer du danger et de circonvenir la dame, s'il était nécessaire, et le colonel a promis de l'aider. Le seul but de M. Elliot était d'abord d'étudier Mme Clay et Sir Walter, quand votre arrivée y ajouta un autre motif. Mais je n'ai pas besoin d'entrer dans des détails, et vous pouvez vous souvenir de ce qui s'est passé depuis.
—Oui, dit Anna; ce que vous me dites s'accorde avec ce que j'ai vu. La ruse a toujours quelque chose d'offensif; et les manœuvres de l'égoïsme et de la duplicité sont révoltantes; mais rien de ce que j'ai entendu ne me surprend, j'ai toujours supposé à sa conduite un motif caché. J'aimerais à connaître sa pensée sur la probabilité de l'événement qu'il redoute.
—Il pense que Mme Clay sait qu'il voit son jeu, qu'elle le craint, et que sa présence l'empêche d'agir comme elle le voudrait. Mais il partira un jour ou l'autre, et je ne vois pas comment il pourra être jamais tranquille, tant qu'elle gardera son influence. Mme Wallis a une idée amusante, c'est de mettre dans votre contrat de mariage avec M. Elliot que votre père n'épousera pas Mme Clay. Cela ne l'empêchera pas, dit Mme Rock, d'en épouser une autre.
—Je suis très enchantée de savoir tout cela; il me sera peut-être plus pénible de me trouver avec lui, mais je saurai mieux comment il faut agir. M. Elliot est décidément un homme mondain et rusé qui n'a d'autres principes pour le guider que l'égoïsme.»
Mais Mme Shmith n'en avait pas fini avec M. Elliot. Il avait entraîné son mari à sa ruine; et Anna put se convaincre que M. Shmith avait un cœur aimant, un caractère facile et insouciant, et une intelligence très médiocre; que son ami le dominait et probablement le méprisait. Devenu riche lui-même, M. Elliot s'inquiéta peu des embarras financiers de son ami, qui mourut juste à temps pour ne pas savoir sa ruine. Mais ils avaient assez connu la gêne pour savoir qu'il ne fallait pas compter sur M. Elliot. Cependant M. Shmith, par une confiance qui faisait plus d'honneur à son cœur qu'à son jugement, le nomma son exécuteur testamentaire; il refusa, malgré les prières de Mme Shmith, ne voulant pas s'engager dans des tracas inutiles. Cette ingratitude équivalait pour Anna presque à un crime. Elle écouta cette histoire, comprenant que ce récit soulageait son amie, et s'étonnant seulement de son calme habituel. Mme Shmith, en apprenant le mariage d'Anna, avait espéré obtenir par son intermédiaire un service de M. Elliot. C'était pour recouvrer une propriété dans les Indes, dont les revenus étaient sous le séquestre; elle était forcée de renoncer à cet espoir.
Anna ne put s'empêcher de s'étonner que Mme Shmith eût d'abord parlé si favorablement de M. Elliot.
«Ma chère, lui répondit-elle, je regardais votre mariage comme certain, et je ne pouvais vous dire sur lui la vérité; mais mon cœur souffrait quand je vous parlais de bonheur. Cependant M. Elliot a des qualités, et, avec une femme comme vous, il ne fallait pas désespérer. Sa première femme fut malheureuse, mais elle était ignorante et sotte, et il ne l'avait jamais aimée. J'espérais qu'il en serait autrement pour vous.»
Anna frissonna à la pensée de ce qu'elle aurait souffert. Était-il possible qu'elle eût consentie à devenir lady Elliot? Et lequel des deux eût été le plus misérable, quand le temps aurait tout fait connaître, mais trop tard.
CHAPITRE XXII
Une fois rentrée chez elle, Anna se mit à penser à tout cela; elle était soulagée de pouvoir juger M. Elliot librement et de ne lui plus devoir aucune amitié. Cependant elle sentait combien son père serait froissé; elle se préoccupait du chagrin et du désappointement de lady Russel, mais il fallait tout lui dire et attendre tranquillement la suite des événements. En arrivant chez elle, elle apprit que M. Elliot était venu, mais qu'il reviendrait le soir.
Je ne pensais pas à l'inviter, dit Élisabeth d'un air qu'elle affectait de rendre insouciant; mais il désirait tellement venir, du moins à ce que dit Mme Clay.
—Oui, vraiment, dit celle-ci; je n'ai jamais vu solliciter une invitation d'une manière plus pressante. J'étais réellement en peine pour lui, car votre sœur, impitoyable, semble décidée à être cruelle.
—Oh! s'écria Élisabeth, je suis trop accoutumée à ces choses pour en être touchée. Mais quand j'ai vu combien il regrettait de ne pas rencontrer mon père, j'ai cédé. Ils paraissent tous deux tellement à leur avantage quand ils sont ensemble. Leurs façons sont si parfaites; et M. Elliot est si respectueux!
—Cela est charmant, dit Mme Clay n'osant cependant regarder Anna. Ils sont comme père et fils. Chère miss Elliot, ne puis-je pas le dire?
—Oh! je laisse chacun dire ce qu'il veut; s'il vous plaît de penser ainsi! Mais il me semble que ses attentions ressemblent à celles de tout le monde.
—Ma chère miss Elliot! dit Mme Clay levant les mains et les yeux au ciel et affectant un silence étudié.
—Ma chère Pénélope, ne prenez pas l'alarme. Je l'ai invité, puis congédié avec un sourire: j'ai eu pitié de lui.»
Anna admira la dissimulation de Mme Clay, qui paraissait attendre avec un tel plaisir celui qui venait contre-carrer ses plans.
Il était impossible qu'elle ne détestât pas M. Elliot, et cependant il lui fallait prendre un air calme, obligeant et se montrer satisfaite d'être une simple amie pour Sir Walter, tandis qu'elle aurait bien voulu être autre chose.
Anna éprouva, en voyant M. Elliot, un pénible embarras. Maintenant qu'elle voyait clairement sa fausseté, sa déférence et ses attentions pour Sir Walter étaient odieuses; et, songeant à sa conduite avec M. Shmith, elle pouvait à peine supporter ses sourires, son air affable et l'expression de ses sentiments artificiels. Elle ne voulait ni explications, ni rupture, mais être aussi froide que la parenté le permettait. Elle fut bien aise d'apprendre qu'il quittait Bath pour deux jours.
Le lendemain elle annonça son intention d'aller passer la matinée chez lady Russel.
«Très bien, dit Élisabeth: faites-lui mes compliments; c'est tout ce que j'ai à lui dire. Rendez-lui aussi cet ennuyeux livre qu'elle a voulu me prêter. Je ne puis pourtant pas m'ennuyer à lire tous les poèmes ou toutes les statistiques qui paraissent. Lady Russel est insupportable avec ses nouvelles publications. Je l'ai trouvée horriblement mise hier soir; mais il n'est pas nécessaire que vous le lui disiez. Je croyais qu'elle avait un peu de goût, et j'ai eu honte d'elle. Un air officiel et apprêté. Et elle se tient si raide! Faites-lui mes meilleurs compliments, cela va sans dire.
—Et les miens aussi, ajouta Sir Walter, et vous pouvez dire que j'ai l'intention d'aller bientôt la voir. Soyez polie. Mais je me contenterai de laisser ma carte, il ne faut pas faire de visites le matin à de vieilles femmes. Si seulement elle mettait du rouge, elle ne craindrait pas qu'on la voie. La dernière fois que j'y suis allé, les jalousies ont été baissées immédiatement.»
Tandis qu'il parlait, on frappa, et M. et Mme Charles Musgrove furent introduits. La surprise fut grande: mais Anna seule fut contente; les autres étaient indifférents. Cependant, aussitôt qu'on sut qu'ils n'avaient pas l'intention de s'installer à la maison, Sir Walter et Élisabeth devinrent plus aimables et firent les honneurs de la maison. Élisabeth conduisit Marie dans un autre salon pour lui en faire admirer les magnificences.
Anna, restée seule avec Charles, sut alors que Henriette et Benwick étaient du voyage. Voici comment ceci avait été décidé. Ce dernier ayant affaire à Bath, Charles s'était proposé pour venir avec lui; mais Marie ne supporta pas l'idée de rester seule et mit tout projet en suspens. Heureusement Mme Musgrove mère se décida à venir à Bath avec Henriette pour acheter les toilettes de noces de ses deux filles, et elle emmena Marie.
Anna apprit que, Charles Hayter ayant obtenu une cure provisoire, les deux familles avaient consenti au mariage de leurs enfants.
«Je suis bien heureuse d'apprendre, dit Anna, que les deux sœurs qui s'aiment tant et qui ont un égal mérite, aient trouvé une situation égale. J'espère que votre père et votre mère sont tout à fait heureux.
—Mon père aimerait autant que ses futurs gendres fussent plus riches; mais c'est là leur seul défaut. Marier deux filles à la fois n'est pas une opération financière très agréable; cela diminue singulièrement les ressources de mon père. Je ne dis pas que mes sœurs n'y aient pas droit: mon père s'est toujours montré très libéral envers moi. Mais Marie n'approuve qu'à demi le mariage de Henriette: elle ne rend pas justice à Hayter, et ne pense pas assez à Wenthrop. Je ne puis lui faire admettre la valeur de la propriété. C'est un mariage qui a de l'avenir. J'ai toujours aimé Charles, et je ne cesserai pas de l'aimer aujourd'hui.
—J'espère que Louisa est tout à fait guérie?»
Il répondit avec hésitation:
«Oui, je la crois guérie; mais elle est bien changée, on ne la voit plus courir, rire et danser. Si l'on ferme une porte trop fort, elle tressaille et s'agite; et Benwick s'assoit près d'elle, lui parle bas et lui lit des vers tout le long du jour.»
Anna ne put s'empêcher de rire:
«Cela n'est pas de votre goût; mais je crois que c'est un excellent jeune homme.
—Certainement; personne n'en doute, j'apprécie fort Benwick; quand on peut le décider à parler, il cause bien. Ses lectures ne lui ont fait aucun tort, car il se bat aussi volontiers qu'il lit. Nous avons eu lundi dernier une fameuse chasse aux rats dans les granges de mon père, et il y a joué un si beau rôle que je l'en aime davantage.»
Ici Charles fut obligé d'aller admirer les glaces et les porcelaines de Chine; mais Anna en avait entendu assez pour être au courant et pour se réjouir. Cependant elle soupira; mais ce n'était pas un soupir d'envie: elle eût bien voulu avoir la même part de bonheur que les autres sans diminuer la leur. La visite se passa gaiement; Marie était de bonne humeur, et si satisfaite du voyage dans le landau à quatre chevaux de sa belle-mère, qu'elle était disposée à admirer tout ce qu'on lui montrait. Son importance personnelle était rehaussée par ce bel appartement.
Élisabeth sentait qu'il fallait inviter à dîner les Musgrove, mais elle ne pouvait supporter l'idée qu'ils verraient une diminution de serviteurs et de représentation, eux si inférieurs aux Elliot de Kellynch! Ce fut un combat entre les convenances et la vanité. Celle-ci eut le dessus, et Élisabeth fut satisfaite. Elle se dit:
«Ce sont de vieilles idées de province sur l'hospitalité. On sait que nous ne donnons pas de dîners; personne ici ne le fait, et je suis sûre qu'une invitation ne serait pas agréable à Mme Musgrove: elle est gênée avec nous, et hors de son monde. Je les inviterai pour la soirée de demain; ce sera une nouveauté et un plaisir: ils n'ont jamais vu deux salons comme ceux-ci. Ils seront ravis, ce sera une petite réunion choisie.»
Marie fut parfaitement contente de cette invitation; on devait la présenter à M. Elliot et aux illustres cousines, et rien ne pouvait lui être plus agréable. Anna sortit avec Charles et sa femme. Elle avait hâte de revoir ses amis d'Uppercross, et elle reçut le meilleur accueil.
Henriette, dont l'âme était épanouie par le bonheur, fut bienveillante et gracieuse. Mme Musgrove était reconnaissante des services d'Anna. Ce fut une expansion, une chaleur, une sincérité qui la ravirent d'autant plus qu'elle en était privée chez elle. Elle fut invitée ou plutôt réclamée comme un membre de la famille, et elle reprit en retour ses habitudes serviables, écoutant l'histoire de Louisa et d'Henriette, donnant son avis sur les achats, recommandant tels magasins, s'interrompant pour aider Marie dans ses comptes, chercher ses clefs ou tâcher de la convaincre qu'elle n'avait été dupe de personne, car Marie, tout en s'amusant à regarder les passants par la fenêtre, ne pouvait s'empêcher de laisser travailler son imagination.
Une nombreuse compagnie arrivant dans un hôtel y porte beaucoup de bruit et de mouvement; et Anna n'avait pas été là une demi-heure, que la vaste salle était à moitié remplie de boîtes et de paquets; puis vinrent les amies de Mme Musgrove, et, bientôt après, Harville et Wenvorth. Il sembla à Anna qu'il était dans la même disposition d'esprit que le jour du concert, et qu'il voulait l'éviter. Elle s'efforça d'être calme et se raisonna ainsi: «Si nous nous aimons encore, nos cœurs finiront par se comprendre; la destinée ne nous a pas rapprochés pour que nous nous cherchions des querelles absurdes.»
«Anna, s'écria Marie, voici Mme Clay debout sous la colonnade avec un monsieur près d'elle. Ils semblent causer intimement. Comment se nomme-t-il? Venez; dites-le-moi. Mon Dieu! je me souviens; c'est M. Elliot.
—Non, s'écria Anna vivement, ce ne peut être lui. Il a dû quitter Bath ce matin à neuf heures, et il ne reviendra que demain.»
Elle sentit que Wenvorth la regardait, ce qui la vexa et l'embarrassa et lui fit regretter ce qu'elle avait dit.
Marie, voulant qu'on supposât qu'elle connaissait son cousin, se mit à parler des ressemblances de famille, affirma que c'était M. Elliot, et appela encore Anna pour regarder elle-même. Mais Anna ne bougea pas. Son malaise cependant augmenta quand elle vit les sourires et les regards d'intelligence échangés entre deux ou trois dames, comme si elles se croyaient dans le secret. Il était évident qu'on avait causé d'elle.
«Venez voir, s'écria Marie; ils se séparent et se donnent la main. Est-ce que vous ne reconnaîtriez pas M. Elliot? Vous semblez avoir oublié Lyme.»
Pour cacher son embarras, Anna alla vivement à la fenêtre. Elle s'assura que c'étaient Mme Clay et M. Elliot, et, réprimant sa surprise, elle dit tranquillement:
«Oui, c'est M. Elliot. Il a changé son heure de départ, voilà tout; ou je puis m'être trompée.»
Elle revint s'asseoir avec l'espoir consolant d'avoir paru indifférente. Les dames partirent; Charles, après avoir maudit leur visite, dit:
«Mère, j'ai fait quelque chose qui vous fera plaisir; j'ai loué une loge pour demain, et j'ai invité Wenvorth, je suis sûr qu'Anna ne sera pas fâchée de venir avec nous. N'ai-je pas bien fait?
—Bonté du ciel, s'écria Marie. Qu'avez-vous fait? Avez-vous oublié que nous sommes engagés à Camben-Place, et que nous y rencontrerons lady Dalrymph, M. Elliot et les principaux parents de la famille?
—Bah, répondit Charles; qu'est-ce que c'est qu'une soirée? Votre père pouvait nous inviter à dîner, s'il voulait nous voir. Faites ce que vous voudrez; moi, j'irai au spectacle.
—Oh! Charles, ce serait abominable, quand vous avez promis.
—Non; j'ai seulement salué et souri, en disant: «Trop heureux!» Ce n'est pas là une promesse.
—Vous irez, Charles; ce serait impardonnable d'y manquer. On doit nous présenter; il y a toujours eu une grande liaison entre les Dalrymph et nous. Et M. Elliot est l'héritier de mon père; des attentions lui sont dues à ce titre.
—Ne me parlez pas d'héritiers, s'écria Charles: je ne suis pas de ceux qui négligent le pouvoir régnant pour s'incliner devant l'astre nouveau. Si je n'y allais pas pour votre père, il serait scandaleux d'y aller pour son héritier. Qu'est-ce que M. Elliot est pour moi?»
Cette expression d'insouciance ranima Anna, qui vit le capitaine regarder et écouter avec attention. Aux dernières paroles de Charles, il la regarda.
Charles et Marie continuaient à discuter le projet de spectacle: Mme Musgrove s'interposa.
«Il vaut mieux y renoncer, Charles, et demander la loge pour mardi. Ce serait dommage d'être séparés, et nous y perdrions aussi miss Anna; et si elle n'est pas avec nous, ni Henriette ni moi nous ne nous soucions du spectacle.»
Anna fut sincèrement reconnaissante de ces paroles; elle dit d'un ton décidé: «S'il ne dépendait que de moi, madame, la soirée à la maison ne serait pas le plus petit obstacle. Je n'ai aucun plaisir à ces présentations, et je serais trop heureuse d'aller au théâtre avec vous.»
Elle sentit qu'on l'observait, et n'osa pas même lever les yeux pour voir l'effet de ses paroles. On convint du mardi. Charles se réserva seulement de taquiner sa femme en déclarant qu'il irait seul au spectacle, si personne ne voulait y aller. Le capitaine Wenvorth quitta sa place, et vint s'arrêter comme par hasard devant Anna.
«Vous n'avez pas été assez longtemps à Bath, dit-il, pour jouir des soirées qu'on y donne.
—Ces soirées ne me plaisent pas, je ne suis pas joueuse.
—Je sais que vous ne l'étiez pas autrefois; mais le temps opère de grands changements.
—Je n'ai pas tant changé,» dit-elle; puis elle s'arrêta, craignant quelque interprétation.
Quelques instants après, il dit, comme si c'était une réflexion soudaine:
«Il y a un siècle, vraiment: huit ans et demi!»
Anna ne put savoir s'il en aurait dit davantage; Henriette demanda à sortir, et Anna dissimula sa contrariété; elle se dit que si Henriette l'avait su, elle en aurait eu pitié, elle qui était si sûre de l'affection de son fiancé.
Sir Walter et Élisabeth vinrent interrompre leurs apprêts de départ: leur présence apporta un froid général. Anna se sentit oppressée, et vit la même impression autour d'elle. Le bien-être, la liberté, la gaîté, disparurent; un froid maintien, un silence compassé, une conversation insipide, accueillirent son père et sa sœur. Quelle mortification c'était pour elle!
Cependant elle eut une satisfaction: le capitaine Wenvorth fut salué par sa sœur plus gracieusement que la première fois. Élisabeth renouvela son invitation pour tous les Musgrove, «une soirée intime,» dit-elle, et, posant sur la table les lettres d'invitation qu'elle avait apportées, elle adressa un sourire à Wenvorth en lui en présentant une. Elle avait réfléchi qu'un homme d'une telle tournure ferait bien dans son salon, et elle consentait à oublier le passé.
Quand Sir Walter et Élisabeth furent partis, l'animation et la gaîté reparurent, excepté pour Anna. Elle pensait à la manière douteuse dont Wenvorth avait remercié plutôt qu'accepté l'invitation, montrant plus de surprise que de plaisir. Elle savait qu'il ne pouvait regarder cette invitation comme une excuse pour le passé. Il tint la carte dans sa main après leur départ, comme s'il réfléchissait à tout cela.
«Pensez-donc qu'Élisabeth a invité tout le monde, chuchota Marie assez haut pour être entendue. Je ne suis pas surprise que le capitaine soit ravi. Vous voyez qu'il ne peut pas se séparer de sa carte.»
Anna saisit le regard de Wenvorth; elle vit sa joue rougir, et sa bouche exprimer le mépris.
Elle se détourna pour ne pas en voir davantage.
On se sépara. Anna, sollicitée de rester à dîner, refusa. Elle avait besoin de calme et de silence après les agitations de la journée.
Revenue à Camben-Place, elle eut à entendre tous les projets d'Élisabeth et de Mme Clay pour la soirée, tous les détails d'embellissement, l'énumération des invités, tout ce qui ferait de cette soirée la plus élégante qu'on eût jamais vue à Bath. Pendant ce temps, elle était obsédée par une pensée unique:
«Viendra-t-il?» Elle ne pouvait deviner s'il se croirait obligé de venir. Elle oublia un moment sa préoccupation pour dire à Mme Clay qu'elle l'avait vue causer avec M. Elliot. Elle crut voir sur sa figure une certaine confusion, qui pouvait bien être causée par des reproches ou des observations de M. Elliot.
Elle s'écria cependant d'un air assez naturel:
«Ah! c'est vrai! ma chère. Croiriez-vous, miss Elliot, que j'ai rencontré M. Elliot dans la rue Bath? Je n'ai jamais été plus étonnée; nous avons fait quelques pas ensemble. Quelque chose l'avait empêché de partir; je ne sais plus quoi, car j'étais pressée et je ne pouvais guère attendre... Il voulait savoir à quelle heure il pourrait être reçu demain, il ne pensait qu'à votre soirée, et moi aussi, et même depuis que je suis rentrée; sans cela, cette rencontre ne me serait pas si entièrement sortie de la mémoire.»
CHAPITRE XXIII
Anna ayant promis d'aller chez les Musgrove, elle remit au lendemain la visite à lady Russel. Un jour de plus était accordé à la bonne réputation de M. Elliot, comme à la sultane Sheherazade des Mille et une Nuits.
Le mauvais temps la mit en retard, et quand elle arriva chez les Musgrove, elle y trouva Mme Croft, Harville et Wenvorth. Marie et Henriette ne l'avaient pas attendue; mais elles avaient recommandé à Mme Musgrove de la retenir jusqu'à leur retour.
Elle dut se soumettre, et fut bientôt plongée dans toutes les agitations que l'extrême bonheur et l'extrême chagrin peuvent procurer.
Deux minutes après son arrivée, Wenvorth dit à Harville:
«Nous écrirons la lettre en question, Harville, si vous voulez me donner ce qu'il faut pour écrire.»
Tout étant préparé, il s'approcha de la table et, tournant le dos à tous, il s'absorba dans sa lettre.
Mme Musgrove racontait à Mme Croft comment le mariage de sa fille s'était décidé, avec cet insupportable chuchotement que tout le monde peut entendre. Anna ne put éviter d'entendre certains détails et des rabâchages insipides que Mme Croft écoutait avec une attention bienveillante. Anna espérait que Wenvorth n'entendait pas.
«Tout bien considéré, disait Mme Musgrove, nous avons jugé convenable de ne pas attendre davantage; Charles Hayter se mourait d'impatience. Je ne hais rien tant que les longs engagements; six mois, un an tout au plus, mais pas davantage.
—C'est précisément ce que j'allais vous dire; surtout quand on ignore s'il ne surviendra pas quelque obstacle; je trouve cela très imprudent, et les parents devraient l'empêcher autant qu'ils peuvent. J'aimerais mieux voir les jeunes gens se marier avec un petit revenu, et lutter avec les difficultés de la vie que d'être liés longtemps d'avance.»
Anna trouvait là un intérêt inattendu. Elle s'appliqua ces paroles, sentit un frémissement parcourir tout son corps, et jeta involontairement un regard sur la table. Le capitaine avait cessé d'écrire: il écouta et se retourna pour lui jeter un regard rapide et profond.
Les deux dames continuèrent à redire les mêmes vérités, à les renforcer par des exemples. Mais Anna n'entendit qu'un bruit de voix; tout était confusion dans son esprit.
Harville, qui n'avait rien entendu, s'approcha d'une fenêtre et parut inviter Anna à le rejoindre. Il la regarda avec un sourire et fit un petit mouvement de tête qui disait: «Venez, j'ai quelque chose à vous dire.»
Anna alla vers lui; alors il reprit l'expression sérieuse et pensive qui lui était habituelle.
«Voyez, dit-il, déployant un paquet qu'il avait dans la main et montrant une miniature. Connaissez-vous cette personne?
—Certainement, capitaine.
—Et vous pouvez deviner à qui ce portrait est destiné. Mais, dit-il d'une voix grave, il n'a pas été fait pour elle. Miss Elliot, vous rappelez-vous notre promenade à Lyme? Nous nous affligions pour lui. Je ne croyais guère alors. Mais, n'importe. La peinture a été faite au Cap. Harville rencontra là un jeune artiste allemand, et pour remplir une promesse faite à ma pauvre sœur, il posa, et lui rapporta ce portrait. Je suis chargé maintenant de le donner à une autre femme. Quelle commission pour moi! mais qui pouvait la faire? Je ne suis pas fâché, vraiment, de la laisser à un autre, dit-il en désignant Wenvorth. Le capitaine s'en charge; c'est pour cela qu'il écrit.» Et il ajouta, avec une lèvre tremblante: «Pauvre Fanny! Elle ne l'aurait pas oublié sitôt!
—Non, dit Anna d'une voix pénétrée, je le crois facilement.
—Ce n'était pas dans sa nature: elle l'adorait.
—Une femme qui aime vraiment est ainsi.»
Harville eut un sourire qui signifiait: «Réclamez-vous pour votre sexe?» et Anna répondit, en souriant aussi: «Oui, nous ne sommes pas si oublieuses que vous; c'est peut-être notre destinée plutôt que notre mérite. Nous n'y pouvons rien. Nous vivons à l'intérieur, tranquilles, renfermées, et nous n'existons que par le sentiment. Vous êtes forcés à l'action; vous avez toujours quelque affaire qui vous ramène dans le monde; le changement et l'occupation continuels affaiblissent bientôt vos impressions.
—En admettant (ce que je ne fais pas) que votre assertion soit vraie, elle ne s'applique pas à Benwick. Il n'a pas été forcé à l'action; la paix l'a ramené à terre à ce moment-là, et depuis il a toujours vécu avec nous.
—C'est très vrai, dit Anna; je l'avais oublié. Mais qu'allez-vous répondre à cela, capitaine? Si le changement ne vient pas des circonstances extérieures, il vient du dedans, de la nature de l'homme, ce doit être le cas du capitaine Benwick.
—Non, non, je n'admets pas que ce soit la nature de l'homme plus que de la femme d'oublier ceux qu'on aime ou qu'on a aimés. Je crois le contraire. Il y a une véritable analogie entre notre corps et notre esprit; là où le corps est le plus fort, le sentiment l'est aussi: il est capable de supporter une plus rude épreuve, comme d'affronter un plus mauvais temps.
—Vos sentiments peuvent être les plus forts, dit Anna; mais le même esprit d'analogie m'autorise à dire que les nôtres sont les plus tendres. L'homme est plus robuste que la femme, mais il ne vit pas plus longtemps, ce qui explique mes idées sur la nature de ses affections. S'il en était autrement, ce serait trop cruel pour vous. Vous avez à lutter avec des dangers, des souffrances; vous travaillez et vous fatiguez votre temps; votre santé, votre vie, ne sont pas à vous. Ce serait cruel vraiment (ceci fut dit d'une voix tremblante) si les sentiments des femmes étaient ajoutés à tout cela.
—Nous ne serons jamais d'accord sur ce point,» commença Harville, quand un léger bruit attira son attention. La plume de Wenvorth était tombée de ses mains, et Anna tressaillit en s'apercevant qu'il était plus près qu'elle ne croyait.
—Avez-vous fini votre lettre? dit Harville.
—Pas encore, quelques lignes seulement: j'aurai fini dans cinq minutes.
—Rien ne presse; je suis très bien ancré ici, dit-il en souriant à Anna; bien approvisionné; je ne manque de rien. Eh bien, miss Elliot, dit-il en baissant la voix, comme je vous le disais, nous ne serons jamais d'accord sur ce point; aucun homme ni aucune femme ne peuvent l'être sans doute: mais laissez-moi vous dire que l'histoire est contre vous, en prose et en vers. Si j'avais autant de mémoire que Benwick, j'apporterais cinquante citations pour appuyer ma thèse. Je ne crois pas avoir ouvert dans ma vie un seul livre qui n'ait parlé de l'inconstance des femmes. Chansons et proverbes: tout en parle. Mais, direz-vous peut-être, ils ont été écrits par des hommes?
—Oui, s'il vous plaît, ne prenons pas pour arbitres les livres. Les hommes, en écrivant l'histoire, ont sur nous tous les avantages; ils ont plus d'instruction, et la plume est dans leurs mains. Je n'admets pas que les livres prouvent quelque chose.
—Mais quelle preuve aurons-nous?
—Nous n'en aurons jamais. Nous débutons chacun avec une prévention en faveur de notre propre sexe; nous y ajoutons toutes les preuves que nous pouvons trouver à l'appui, et précisément ces preuves ne peuvent être données sans trahir un secret.
—Ah! s'écria Harville d'un ton profondément ému, si je pouvais vous faire comprendre tout ce qu'éprouve un homme, quand, jetant un dernier regard sur sa femme et ses enfants, il suit des yeux le bateau qui les emporte, et se demande s'il les reverra jamais. Si je pouvais vous dire la joie de son âme quand il les revoit après une longue absence; quand il a calculé l'heure de leur retour, et qu'il les voit arriver un jour plus tôt, comme si le ciel leur avait donné des ailes! Si je pouvais vous dire tout ce qu'un homme peut faire et supporter; tout ce qu'il peut se glorifier de faire pour ses chers trésors! Je parle seulement de ceux qui ont un cœur! dit-il en appuyant la main sur sa poitrine.
—Ah! dit Anna vivement; je rends justice à vos sentiments et aux hommes qui vous ressemblent. Je mériterais le mépris si j'osais supposer que la véritable affection et la confiance appartiennent seulement aux femmes. Non, je vous crois capables dans le mariage de toutes les grandes et nobles choses. Je crois que vous pouvez supporter beaucoup tant que... (permettez-moi de le dire), tant que vous avez un but. Je veux dire tant que la femme que vous aimez existe et vit pour vous. Le seul privilège que je réclame pour mon sexe (et il n'est pas très enviable, n'en soyez pas jaloux), c'est d'aimer plus longtemps quand il n'y a plus ni vie ni espoir.» Elle ne put en dire davantage; son cœur était trop plein, sa poitrine trop oppressée.
—Vous êtes une bonne âme, s'écria le capitaine lui posant la main sur le bras avec affection. Il n'y a pas moyen de se quereller avec vous. Et puis ma langue est liée quand je pense à Benwick.»
Leur attention fut appelée ailleurs: Mme Croft s'en allait.
«Nous nous séparons ici, je crois, Frédéric. Je retourne chez moi, et vous, vous avez un rendez-vous avec votre ami. Ce soir, nous aurons le plaisir de nous rencontrer tous à votre soirée,» dit-elle à Anna. «Nous avons reçu hier l'invitation de votre sœur, et j'ai compris que Frédéric était invité aussi. Vous êtes libre, n'est-ce pas, Frédéric?»
Wenvorth pliait sa lettre à la hâte, il ne put ou ne voulut pas répondre à cela.
«Oui, dit-il, nous nous séparons; mais nous vous suivrons bientôt, c'est-à-dire Harville, si vous êtes prêt, je le suis dans une minute; je sais que vous ne serez pas fâché d'être dehors.»
Wenvorth, ayant cacheté rapidement sa lettre, semblait pressé de partir. Anna n'y comprenait rien. Harville lui dit un amical adieu; mais de Wenvorth elle n'eut pas un mot, pas un regard, quand il sortit.
Elle n'avait eu que le temps de s'approcher de la table, quand la porte s'ouvrit, et qu'il rentra. Il s'excusa, disant qu'il avait oublié ses gants; il s'approcha de la table, et, tirant une lettre de dessous les autres papiers, la mit sous les yeux d'Anna en la regardant d'un air suppliant, puis il sortit avant que Mme Musgrove eût le temps de voir s'il était entré.
Anna fut agitée au delà de toute expression. La lettre, dont l'adresse «Miss A. E.» était à peine lisible, était celle qu'il avait pliée si rapidement. On croyait qu'il écrivait à Benwick, et c'était à elle! La vie d'Anna dépendait du contenu de cette lettre! Mais tout était préférable à l'attente. Mme Musgrove était occupée ailleurs, et Anna put, sans être aperçue, lire ce qui suit:
«Je ne puis me taire plus longtemps. Il faut que je vous écrive. Vous me percez le cœur! Ne me dites pas qu'il est trop tard! que ces précieux sentiments sont perdus pour toujours. Je m'offre à vous avec un cœur qui vous appartient encore plus que lorsque vous l'avez brisé il y a huit ans. Ne dites pas que l'homme oublie plus tôt que la femme, que son amour meurt plus vite. Je n'ai jamais aimé que vous. Je puis avoir été injuste, j'ai été faible et vindicatif, mais jamais inconstant. C'est pour vous seule que je suis venu à Bath, c'est à vous seule que je pense; ne l'avez-vous pas vu? N'auriez-vous pas compris mes désirs? Je n'aurais pas attendu depuis dix jours, si j'avais connu vos sentiments comme je crois que vous avez deviné les miens. Je puis à peine écrire. J'entends des mots qui m'accablent. Vous baissez la voix, mais j'entends les sons de cette voix qui sont perdus pour les autres. Trop bonne et trop parfaite créature! vous nous rendez justice, en vérité, en croyant les hommes capables de constance. Croyez à ce sentiment inaltérable chez
F. W.
»Il faut que je parte, incertain de mon sort: mais je reviendrai ici, ou j'irai vous rejoindre. Un mot, un regard suffira pour me dire si je dois entrer ce soir ou jamais chez votre père.»
Après cette lecture, Anna fut longtemps à se remettre. Chaque instant augmentait son agitation: elle était comme écrasée de bonheur et avant qu'elle pût sortir de cet état violent, Charles, Marie et Henriette rentrèrent.
Elle s'efforça d'être calme, mais elle ne comprit pas un mot de ce qu'on disait. Elle fut obligée de s'excuser et de dire qu'elle était souffrante. On remarqua alors qu'elle était très pâle, qu'elle paraissait agitée et préoccupée, et l'on ne voulut pas sortir sans elle. Cela était cruel!... Si seulement on était parti, lui laissant la tranquille possession de cette chambre! mais voir tout le monde autour d'elle lui donnait le vertige et la désespérait. Elle dit qu'elle voulait retourner chez elle.
«Certainement, ma chère, dit Mme Musgrove; partez vite, et prenez soin de vous, afin d'être bien remise ce soir. Charles, demandez une voiture; elle ne peut pas marcher.»
Aller en voiture, c'était là le pire, perdre la possibilité de dire deux mots au capitaine! Elle ne pouvait supporter cette pensée. Elle protesta vivement, et on la laissa enfin partir.
«Soyez assez bonne, madame, dit-elle en sortant, pour dire à ces messieurs que nous espérons les avoir tous ce soir, et particulièrement le capitaine Benwick et M. Wenvorth.»
Elle craignait quelque malentendu qui gâterait son bonheur. Une autre contrariété survint: Charles voulut l'accompagner, cela était cruel, mais elle ne pouvait s'y refuser.
Arrivés à la rue Union, un pas rapide et qui lui était familier se fit entendre derrière eux. Elle eut le temps de se préparer à voir Wenvorth. Il les rejoignit, puis parut indécis sur ce qu'il devait faire; il se tut et la regarda. Elle soutint ce regard en rougissant. Alors l'indécision de Wenvorth cessa et il marcha à côté d'elle.
Charles, frappé d'une pensée soudaine, dit tout à coup:
«Capitaine, où allez-vous? A Gay-Street, ou plus loin?
—Je n'en sais rien, dit Wenvorth surpris.
—Allez-vous près de Camben-Place? parce qu'alors je n'ai aucun scrupule à vous prier de me remplacer, et de donner votre bras à Anna. Elle est un peu souffrante ce matin et ne doit pas aller seule si loin; et il faut que j'aille chez mon armurier. Il m'a promis de me faire voir un superbe fusil qu'il va expédier, et si je n'y vais pas tout de suite il sera trop tard.»
Wenvorth n'avait aucune objection à faire à cela, il s'empressa d'accepter, réprimant un sourire et une joie folle.
Une minute après, Charles était au bout de la rue, et Wenvorth et Anna se dirigeaient vers la promenade tranquille, pour causer librement pendant cette heure bénie, qu'ils se rappelleraient toujours avec bonheur. Là ils échangèrent de nouveau ces sentiments et ces promesses qui avaient déjà une fois engagé leur avenir et qui avaient été suivis de longues années de séparation et d'indifférence. Ils se rappelèrent le passé, plus parfaitement heureux qu'ils ne l'avaient jamais été, plus tendres, plus éprouvés, plus certains de la fidélité et de l'attachement l'un de l'autre; plus disposés à agir, et plus justifiés en le faisant. Ils montaient lentement la pente douce, ne voyant rien autour d'eux, ni les passants qui les coudoyaient. Ils s'expliquaient et se racontaient, sans se lasser jamais, les journées précédentes. C'était bien la jalousie qui avait dirigé toute la conduite de Wenvorth; mais il n'avait jamais aimé qu'elle. Il avait voulu l'oublier, et croyait y avoir réussi. Il s'était cru indifférent, tandis qu'il n'était qu'irrité; il avait été injuste pour les qualités d'Anna, parce qu'il en avait souffert. Maintenant elle était pour lui la perfection absolue, mais il reconnaissait qu'à Uppercross seulement il avait appris à lui rendre justice, et qu'à Lyme seulement il avait commencé à se connaître lui-même. L'admiration de M. Elliot pour Anna avait réveillé son affection, et les incidents du Cobb et la suite avaient établi la supériorité d'Anna.
Il avait fait des efforts inutiles pour s'attacher à Louisa, sans se douter qu'une autre femme avait déjà pris possession de son cœur. Il avait appris alors à distinguer la fermeté de principes, de l'entêtement et de l'amour-propre; un esprit résolu et équilibré, d'un esprit téméraire. Tout contribuait à élever dans son estime la femme qu'il avait perdue; et il commençait à déplorer l'orgueil et la folie qui l'avaient empêché de la regagner quand elle était sur sa route.
Dès lors sa punition avait commencé. A peine délivré du remords et de l'horreur causés par l'accident de Lyme, il s'était aperçu qu'il n'était plus libre.
«Je découvris, dit-il, que Harville me considérait comme engagé avec Louisa. L'honneur me commandait de l'épouser, puisque j'avais été imprudent. Je n'avais pas le droit d'essayer si je pourrais m'attacher à une de ces jeunes filles, au risque de faire naître des bruits fâcheux. J'avais péché, j'en devais subir les conséquences. Je me décidai à quitter Lyme, j'aurais voulu affaiblir par tous les moyens possibles les sentiments que j'avais pu inspirer. J'allai chez mon frère, il me parla de vous, il me demanda si vous étiez changée. Il ne soupçonnait guère qu'à mes yeux vous ne pouviez jamais changer.»
Anna sourit, car il est bien doux à vingt-huit ans de s'entendre dire qu'on n'a perdu aucun des charmes de la jeunesse. Elle comparait cet hommage avec d'autres paroles qu'il avait dites, et le savourait délicieusement.
Il en était là, déplorant son aveuglement et son orgueil, quand l'étonnante et heureuse nouvelle du mariage de Louisa lui rendit sa liberté.
«Ce fut la fin de mes plus grands tourments, car dès lors la route du bonheur m'était ouverte; mais attendre dans l'inaction eût été trop terrible. J'allai à Bath. Me pardonnez-vous d'y être arrivé avec un peu d'espoir? Je savais que vous aviez refusé un homme plus riche que moi; mais vous voir entourée de personnes malveillantes à mon égard; voir votre cousin causant et souriant, et savoir que tous ceux qui avaient quelque influence sur vous désiraient ce mariage, quand même vous auriez de l'indifférence ou de la répulsion, n'était-ce pas assez pour me rendre fou?
—Il fallait ne pas me soupçonner, dit Anna, le cas était si différent. Si j'ai eu tort en cédant autrefois à la persuasion, souvenez-vous qu'elle était exercée pour mon bien, je cédais au devoir. Mais ici on ne pouvait invoquer aucun devoir pour me faire épouser un homme qui m'était indifférent.
—Je ne pouvais pas raisonner ainsi. J'étais la proie de ces vieux sentiments dont j'avais tant souffert. Je me souvenais seulement que vous m'aviez abandonné croyant aux autres plutôt qu'à moi, et qu'enfin vous étiez encore avec la même personne qui vous avait guidée, dans cette année de malheur.
—J'aurais cru, dit Anna, que ma manière d'être pouvait vous épargner tout ce chagrin?
—Non; vous aviez l'air aisé d'une personne qui est engagée ailleurs, et cependant j'étais décidé à vous revoir.»
Anna rentra chez elle, plus heureuse que personne ici n'aurait pu comprendre. Tous les sentiments pénibles du matin étaient dissipés: son bonheur était si grand, que, pour contenir sa joie, elle fut obligée de se dire qu'elle ne pouvait pas durer. Elle alla s'enfermer dans sa chambre, pour pouvoir en jouir ensuite avec plus de calme.
Le soir vint, les salons se remplirent. C'était une soirée banale, trop nombreuse pour être intime, pas assez pour être animée.
Cependant jamais soirée ne parut plus courte à Anna. Jolie et rougissante d'émotion et de bonheur, elle fut généralement admirée.
Elle ne trouvait là que des indifférents ou des gens sympathiques, les premiers elle les laissait de côté; elle causait gaîment avec les autres, puis elle échangeait quelques mots avec Wenvorth, et elle sentait qu'il était là! Ce fut dans un de ces courts moments qu'elle lui dit:
«J'ai tâché de me juger impartialement, et je crois que j'ai fait mon devoir en me laissant influencer par l'amie qui me servait de mère. Je ne veux pas dire pourtant qu'elle ne se trompait pas: l'avenir lui a donné tort. Quant à moi, je ne voudrais jamais dans une circonstance semblable imposer mon avis. Mais si j'avais désobéi, j'aurais été tourmentée par ma conscience; aujourd'hui je n'ai rien à me reprocher, et je crois que le sentiment du devoir n'est pas le plus mauvais lot d'une femme en ce monde.»
Il regarda Anna, puis lady Russel:
«Je ne lui pardonne pas encore; mais j'espère plus tard être bien avec elle.
—Je me suis demandé aussi si je n'avais pas été moi-même mon plus grand ennemi. Dites-moi, si je vous avais écrit, quand je fus nommé commandant de la Laconia, m'auriez-vous répondu? M'auriez-vous promis votre main?
—Oui, je l'aurais fait!» fut toute sa réponse; mais le ton était décisif.
—Mon Dieu! s'écria-t-il; est-ce vrai? j'y pensais et je le souhaitais, comme le couronnement de tous mes succès, mais j'étais trop orgueilleux pour vous demander une seconde fois. Si j'avais voulu vous comprendre et vous rendre justice, six années de réparation et de souffrance m'eussent été épargnées! Ce m'est une douleur d'un nouveau genre. Je me suis accoutumé à croire que je méritais tout ce qui m'arrivait d'heureux. Comme d'autres grands hommes dans les revers, ajouta-t-il avec un sourire, je dois m'efforcer de soumettre mon esprit à ma destinée. Je dois apprendre à me trouver heureux plus que je ne mérite.»
CHAPITRE XXIV
Qui peut douter de la suite de l'histoire? Quand deux jeunes gens se mettent en tête de se marier, ils sont sûrs, par la persévérance, d'arriver à leur but, quelque pauvres, quelque imprudents qu'ils soient. C'est là peut-être une dangereuse morale, mais je crois que c'est la vraie, et si ceux-là réussissent, comment un capitaine Wenvorth et une Anna Elliot, ayant toute la maturité de l'esprit, la conscience du droit et une fortune indépendante, n'auraient-ils pas renversé tous les obstacles?
Ils n'en rencontrèrent pas beaucoup, en réalité, car ils n'eurent d'autre opposition que le manque de gracieuseté et d'affection.
Sir Walter ne fit aucune objection, et Élisabeth se contenta de paraître froide et indifférente. Le capitaine Wenvorth, avec son mérite personnel et ses 25,000 livres, n'était plus un zéro. On le trouvait digne de rechercher la fille d'un baronnet dépensier et absurde, qui n'avait pas eu assez de bon sens pour se maintenir dans la situation où la Providence l'avait placé, et qui ne pouvait donner à sa fille qu'une petite portion des 10,000 livres venant de sa mère.
Sir Walter, malgré sa vanité, était loin de penser que ce fût là un mauvais mariage. Au contraire, quand il vit Wenvorth davantage à la lumière du jour (et il le regarda bien), il fut frappé de sa bonne mine, et il sentit que cette supériorité physique pouvait entrer en balance avec le rang de sa fille.
Tout cela, aidé d'un nom bien sonnant, disposa Sir Walter à préparer sa plume avec bonne grâce pour insérer le mariage dans le livre d'honneur.
La seule personne dont l'opposition pouvait causer une sérieuse inquiétude était lady Russel. Anna savait que cette dame aurait quelque peine à renoncer à M. Elliot et qu'elle devrait faire des efforts pour rendre justice à Wenvorth.
Il lui fallait reconnaître qu'elle s'était trompée doublement; que, les manières de Wenvorth ne convenant pas à ses idées, elle avait été trop prompte à lui attribuer un caractère d'une impétuosité dangereuse; que, les manières de M. Elliot lui ayant plu précisément par leur correction et leur élégance, leur politesse et leur aménité, elle avait été trop prompte à y reconnaître un esprit bien équilibré.
Elle avait à faire une nouvelle provision d'opinions et d'espérances.
Il y a chez quelques personnes une pénétration naturelle que l'expérience ne peut égaler. Lady Russel avait été moins douée que sa jeune amie; mais c'était une excellente femme, et si elle avait la prétention d'avoir un bon jugement, elle voulait, avant tout, le bonheur d'Anna.
Quand la gêne du premier moment fut passée, elle se mit à aimer comme une mère l'homme qui assurait le bonheur de son enfant.
De toute la famille, Marie fut probablement la plus satisfaite. Ce mariage augmentait sa considération, et elle pouvait se flatter d'y avoir contribué en gardant Anna avec elle pendant l'automne. Elle était fort contente que Wenvorth fût plus riche que Benwick ou Hayter, car sa propre sœur devait être au-dessus des sœurs de son mari.
Elle eut à souffrir, peut-être, de voir reprendre à Anna son droit d'aînesse dans la société, et de la voir propriétaire d'un joli landau; mais elle avait un avenir qu'Anna n'avait pas. Son mari était fils aîné, et il hériterait d'Uppercross; et si elle pouvait empêcher Wenvorth d'être fait baronnet, elle ne voudrait pas changer avec Anna.
Il est à désirer que la sœur aînée soit également satisfaite de son sort, car un changement n'est pas probable. Elle a eu la mortification de voir M. Elliot se retirer, et personne ne s'est présenté qui puisse faire naître en elle le moindre espoir.
La nouvelle du mariage d'Anna fut pour M. Elliot un événement inattendu. Il dérangeait ses plans de bonheur conjugal et son espoir de garder Sir Walter célibataire, en le surveillant de près.
Quoique dérouté et désappointé, il pouvait encore faire quelque chose pour son propre plaisir et son intérêt. Il quitta Bath, et Mme Clay, s'en allant bientôt après, le bruit courut qu'elle s'était établie à Londres sous sa protection. On vit alors qu'il avait joué double jeu et qu'il était résolu à empêcher cette femme artificieuse de l'évincer.
Chez Mme Clay, la passion l'avait emporté sur l'intérêt, elle était rusée cependant aussi bien que passionnée; et l'on se demande aujourd'hui qui des deux sera le plus habile: si M. Elliot, après l'avoir empêchée d'épouser Sir Walter, ne sera pas amené à en faire sa femme.
Sir Walter et Élisabeth furent sans nul doute froissés et vexés en découvrant la duplicité de Mme Clay. Ils ont, il est vrai, pour se consoler leur grande cousine, mais ils sentiront bientôt que le métier de courtisan n'est pas toujours agréable.
Anna n'eut qu'un nuage à son bonheur; ce fut de voir que personne dans sa famille n'était digne de Wenvorth. La disproportion de fortune ne lui donna pas un moment de regret; mais ne pouvoir offrir à son mari l'accueil bienveillant d'une famille respectable, en échange de l'accueil empressé de ses beaux-frères et belles-sœurs, fut pour elle une source de chagrin.
Elle n'avait dans le monde que deux amies à ajouter à ceux de son mari: lady Russel et Mme Shmith; il était tout disposé à aimer la première, et, pourvu qu'on ne l'obligeât pas à dire qu'elle avait eu raison de les séparer, il voulait bien lui reconnaître toutes les autres qualités.
Quant à Mme Shmith, elle avait des titres pour être aimée tout de suite: les bons offices qu'elle avait rendus à Anna. Elle acquit deux amis au lieu d'une, et fut la première à les visiter. Le capitaine s'acquitta envers elle en lui faisant recouvrer sa propriété des Indes.
Cette augmentation de revenu, jointe à une amélioration de santé et à la fréquentation d'aussi bons amis, entretint sa gaîté et sa vivacité, et elle défia alors les plus grandes richesses d'ajouter à son contentement; mais la source de son bonheur était en elle et dans son caractère, comme celui d'Anna était dans son cœur aimant. Anna était tout tendresse, et Wenvorth l'aima autant qu'elle en était digne. La crainte de la guerre fut la seule ombre à son bonheur. Elle se glorifiait d'être la femme d'un marin, mais il fallait payer cette gloire par les alarmes dues à cette profession, où les vertus domestiques brillent peut-être d'un plus vif éclat que les vertus patriotiques.
TABLE
| Chapitre | Pages. |
| I | 1 |
| II | 11 |
| III | 18 |
| IV | 28 |
| V | 34 |
| VI | 47 |
| VII | 60 |
| VIII | 70 |
| IX | 81 |
| X | 89 |
| XI | 102 |
| XII | 111 |
| XIII | 126 |
| XIV | 134 |
| XV | 142 |
| XVI | 149 |
| XVII | 158 |
| XVIII | 170 |
| XIX | 182 |
| XX | 188 |
| XXI | 197 |
| XXII | 214 |
| XXIII | 228 |
| XXIV | 246 |
Châteauroux.—Typog. et Stér. A. MAJESTÉ.